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Nouveaux souvenirs entomologiques - Livre II: Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes

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XIV

LES SITARIS

Les hauts talus argilo-sablonneux des environs de Carpentras sont lieux de prédilection pour une foule d'hyménoptères, amis des expositions bien ensoleillées et des sols d'exploitation facile. Là, dans le mois de mai, abondent surtout deux Anthophores, ouvrières en miel et cellules souterraines. L'une, Anthophora parietina, construit à l'entrée de son domicile une fortification avancée, un cylindre en terre, ouvragé à jour comme celui de l'Odynère, courbe comme lui, mais de la grosseur et de la longueur du doigt. Lorsque la cité est populeuse, on est émerveillé de la rustique ornementation que forment toutes ces stalactites d'argile appendues à la façade. L'autre, Anthophora pilipes, beaucoup plus fréquente, laisse nu l'orifice de sa galerie. Les interstices des pierres dans les vieilles murailles et les masures abandonnées, les parois des excavations dans le grès tendre et la marne, lui conviennent pour ses travaux; mais les endroits préférés, ceux où se donnent rendez-vous les plus nombreux essaims, sont les nappes verticales exposées au midi, comme en présentent les talus des chemins profondément encaissés. Là, sur des étendues de plusieurs pas de longueur, la paroi est forée d'une multitude d'orifices qui donnent à la masse terreuse l'aspect de quelque énorme éponge. Ces trous arrondis semblent l'œuvre d'une tarière, tant ils sont réguliers. Chacun est l'entrée d'un corridor flexueux qui plonge à deux ou trois décimètres. Au fond sont distribuées les cellules. Si l'on veut assister aux travaux de l'industrieuse abeille, c'est dans la dernière quinzaine du mois de mai qu'il faut se rendre sur le chantier. On peut alors, mais à respectueuse distance si, novice encore, l'on redoute l'aiguillon, on peut contempler, dans toute son activité vertigineuse, le tumultueux et bourdonnant essaim, occupé à la construction et à l'approvisionnement des cellules.

C'est plus fréquemment pendant les mois d'août et de septembre, mois fortunés des vacances scolaires, que j'ai visité les talus habités par l'Anthophore. À cette époque, tout est silencieux dans le voisinage des nids; les travaux sont depuis longtemps achevés et de nombreuses toiles d'araignées tapissent les recoins, ou s'enfoncent en tubes de soie dans les galeries de l'hyménoptère. N'abandonnons pas cependant à la hâte la cité naguère si populeuse, si animée et maintenant déserte. À quelques pouces de profondeur dans le sol, reposent, jusqu'au printemps prochain, des milliers de larves et de nymphes, enfermées dans leurs cellules d'argile. Des proies succulentes, incapables de défense, engourdies comme le sont ces larves, ne pourraient-elles tenter quelques parasites assez industrieux pour les atteindre?

Voici, en effet, des diptères à livrée lugubre, mi-partie blanche et noire, des Anthrax (Anthrax sinuata), volant mollement d'une galerie à l'autre, sans doute pour y déposer leurs œufs; en voici d'autres, plus nombreux, dont la mission est remplie, et qui, étant morts à la peine, pendent, desséchés, aux toiles d'araignée. Ailleurs, la surface entière d'un talus à pic est tapissée de cadavres secs d'un coléoptère (Sitaris humeralis), appendus, comme les Anthrax, aux réseaux soyeux des araignées. Parmi ces cadavres circulent, affairés, amoureux, insouciants de la mort, des Sitaris mâles s'accouplant avec la première femelle qui passe à leur portée, tandis que les femelles fécondées enfoncent leur volumineux abdomen dans l'orifice d'une galerie et y disparaissent à reculons. Il est impossible de s'y méprendre: quelque grave intérêt amène en ces lieux ces deux insectes qui, dans un petit nombre de jours, apparaissent, s'accouplent, pondent et meurent aux portes mêmes des habitations de l'Anthophore.

Donnons maintenant quelques coups de pioche au sol où doivent se passer les singulières péripéties que l'on soupçonne déjà, où l'année dernière pareilles choses se sont passées; peut-être y trouverons-nous des témoins du parasitisme présumé. Si l'on fouille l'habitation des Anthophores dans les premiers jours du mois d'août, voici ce qu'on observe: les cellules formant la couche superficielle ne sont pas pareilles à celles qui sont situées à une plus grande profondeur. Cette différence provient de ce que le même établissement est exploité à la fois par l'Anthophore et par une Osmie (Osmia tricornis), ainsi que le prouve une observation faite à l'époque des travaux, au mois de mai. Les Anthophores sont les véritables pionniers, le travail du forage de galeries leur appartient en entier; aussi leurs cellules sont-elles situées tout au fond. L'Osmie profite des galeries abandonnées, soit à cause de leur vétusté, soit à cause de l'achèvement des cellules qui en occupent la partie la plus reculée; et c'est en les divisant, au moyen de grossières cloisons de terre, en chambres inégales et sans art, qu'elle construit ses cellules. Le seul travail de maçonnerie de l'Osmie se réduit à ces cloisons. C'est d'ailleurs le mode ordinaire adopté, dans leurs constructions, par les diverses Osmies, qui se contentent d'une fissure entre deux pierres, d'une coquille vide d'escargot, de la tige sèche et creuse de quelque plante, pour y bâtir à peu de frais leurs cellules empilées, au moyen de faibles cloisons de mortier.

Les cellules de l'Anthophore, d'une régularité géométrique irréprochable, d'un fini parfait, sont des ouvrages d'art, creusés à une profondeur convenable dans la masse même du banc argilo-sablonneux et sans autre pièce rapportée que l'épais couvercle fermant l'orifice. Ainsi protégées par la prudente industrie de leur mère, hors d'atteinte au fond de leurs retraites solides et reculées, les larves de l'Anthophore sont dépourvues de l'appareil glandulaire destiné à sécréter la soie. Elles ne se filent donc jamais de cocon, mais reposent à nu dans leurs cellules, dont l'intérieur a le poli du stuc. Il faut, au contraire, des moyens de défense dans les cellules de l'Osmie placées dans la couche superficielle du banc, irrégulières, rugueuses dans leur intérieur et à peine protégées contre les ennemis du dehors par de minces cloisons de terre. Les larves de l'Osmie savent, en effet, s'enfermer dans un cocon ovoïde, d'un brun foncé, très solide, qui les met à la fois à l'abri du rude contact de leurs cellules informes et des mandibules de parasites voraces, Acariens, Clairons, Anthrènes, ennemi multiple qu'on trouve rôdant dans les galeries, quærens quem devoret. C'est au moyen de cette balance entre les talents de la mère et ceux de la larve que l'Osmie et l'Anthophore échappent, dans leur premier âge, à une partie des dangers qui les menacent. Il est donc facile de connaître, dans le banc exploité, ce qui appartient à chacun des deux hyménoptères, par la situation et la forme des cellules, enfin par le contenu de ces dernières, consistant, pour l'Anthophore, en une larve nue, et pour l'Osmie, en une larve incluse dans un cocon.

En ouvrant un certain nombre de ces cocons, on finit par en trouver qui, au lieu de la larve de l'Osmie, contiennent chacun une nymphe de forme étrange. Ces nymphes, à la plus légère secousse de leur habitacle, se livrent à des mouvements désordonnés, fouettent de l'abdomen les parois de leur demeure qu'elles ébranlent et font entrer dans une sorte de trépidation. Aussi, laissant même le cocon intact, est-on averti de leur présence par un sourd frôlement qui se fait entendre à l'intérieur de la loge de soie lorsqu'on vient à la remuer.

L'extrémité antérieure de cette nymphe est façonnée en espèce de boutoir armé de six robustes épines, soc multiple éminemment propre à fouiller la terre. Une double rangée de crochets règne sur l'anneau dorsal des quatre segments antérieurs de l'abdomen. Ce sont autant de grappins à l'aide desquels l'animal peut avancer dans l'étroite galerie creusée par le boutoir. Enfin un faisceau de pointes acérées forme l'armure de l'extrémité postérieure. Si l'on examine attentivement la surface de la nappe verticale qui recèle ces divers nids, on ne tarde pas à découvrir des nymphes pareilles aux précédentes, engagées par leur extrémité dans une galerie de leur diamètre, et dont l'extrémité antérieure est librement saillante au dehors. Mais ces nymphes sont réduites à leurs dépouilles, sur le dos et sur la tête desquelles règne une longue fissure par où s'est échappé l'insecte parfait. La destination de la puissante armure de la nymphe devient ainsi manifeste: c'est la nymphe qui est chargée de déchirer le cocon tenace qui l'emprisonne, de fouiller le sol compact où elle est enfouie, de creuser une galerie avec son boutoir à six pointes, et d'amener enfin au jour l'insecte parfait, incapable apparemment d'exécuter lui-même d'aussi rudes travaux.

Et en effet, ces nymphes, prises dans leurs cocons, m'ont donné dans l'intervalle de quelques jours un débile diptère, l'Anthrax sinuata, tout à fait impuissant à percer le cocon, et encore plus à se frayer une issue à travers un sol que je ne fouille pas sans peine avec la pioche. Bien que de pareils faits abondent dans l'histoire des insectes, c'est toujours avec un vif intérêt qu'on les constate. Ils nous parlent d'une incompréhensible puissance qui, tout à coup, à un moment déterminé, commande irrésistiblement à un obscur vermisseau d'abandonner la retraite où il est en sûreté, pour se mettre en marche à travers mille difficultés, et venir à la lumière, à lui fatale dans toute autre occasion, mais nécessaire à l'insecte parfait, qui ne pourrait y parvenir de lui-même.

Mais voilà la couche des cellules de l'Osmie enlevée; la pioche atteint maintenant les cellules de l'Anthophore. Parmi ces cellules, les unes renferment des larves et proviennent des travaux du dernier mois de mai; les autres, quoique de même date, sont déjà occupées par l'insecte parfait. La précocité de métamorphose n'est pas la même d'une larve à l'autre; du reste une différence d'âge de quelques jours peut expliquer ces inégalités de développement. D'autres cellules, aussi nombreuses que les précédentes, renferment un hyménoptère parasite, une Mélecte (Melecta armata) également à l'état parfait. Enfin il s'en trouve, et abondamment, qui renferment une singulière coque ovoïde, divisée en segments, pourvue de boutons stigmatiques, très fine, fragile, ambrée et si transparente, qu'on distingue très bien, à travers sa paroi, un Sitaris adulte (Sitaris humeralis), qui en occupe l'intérieur et se démène comme pour se mettre en liberté. Ainsi s'expliquent la présence, l'accouplement, la ponte en ces lieux, des Sitaris que nous venons de voir errer tout à l'heure, en compagnie des Anthrax, à l'entrée des galeries des Anthophores. L'Osmie et l'Anthophore, copropriétaires de céans, ont chacune leur parasite; l'Anthrax s'attaque à l'Osmie et le Sitaris à l'Anthophore.

Mais qu'est-ce que cette coque bizarre où le Sitaris est invariablement renfermé, coque sans exemple dans l'ordre des coléoptères? Y aurait-il ici un parasitisme au second degré, c'est-à-dire le Sitaris vivrait-il dans l'intérieur de la chrysalide d'un premier parasite, qui vivrait lui-même aux dépens de la larve de l'Anthophore ou de ses provisions? Et comment encore ce ou ces parasites trouvent-ils accès dans une cellule qui paraît inviolable, à cause de la profondeur où elle se trouve, et qui d'ailleurs ne trahit à l'étude scrupuleuse de la loupe aucune violente irruption de l'ennemi? Telles sont les questions qui se sont présentées à mon esprit lorsque, pour la première fois, en 1855, j'ai été témoin des faits que je viens de raconter. Trois ans d'observations assidues me mirent en mesure d'ajouter à l'histoire des morphoses des insectes un de ses plus étonnants chapitres.


Ayant recueilli un assez grand nombre de ces coques problématiques qui contenaient des Sitaris adultes, j'eus la satisfaction d'observer à loisir l'issue de l'insecte parfait hors de la coque, l'accouplement et la ponte. La rupture de la coque est facile: quelques coups de mandibules distribués au hasard et quelques ruades des pattes suffisent pour mettre l'insecte parfait hors de sa fragile prison.

Dans les flacons où je tenais mes Sitaris, j'ai vu l'accouplement suivre de très près les premiers instants de liberté. J'ai pu même être témoin d'un fait qui témoigne hautement combien est impérieuse, pour l'insecte parfait, la nécessité de se livrer, sans retard, à l'acte qui doit assurer la conservation de sa race. Une femelle, la tête déjà hors de la coque, se démène avec anxiété pour achever de se libérer; un mâle, libre depuis une paire d'heures, monte sur cette coque, et tiraillant d'ici, de-là, avec les mandibules, la fragile enveloppe, s'efforce de débarrasser la femelle de ses entraves. Ses efforts sont bientôt couronnés de succès; une rupture se déclare en arrière de la coque, et, bien que la femelle soit encore aux trois quarts ensevelie dans ses langes, l'accouplement a lieu immédiatement, pour durer une minute à peu près. Pendant cet acte, le mâle se tient immobile sur le dos de la coque, ou bien sur le dos de la femelle lorsque celle-ci est entièrement libre. J'ignore si, dans les circonstances ordinaires, le mâle aide ainsi parfois la femelle à se mettre en liberté; à cet effet, il lui faudrait pénétrer dans une cellule renfermant une femelle, ce qui lui est, après tout, possible, puisqu'il a su s'échapper de la sienne. Toutefois, sur les lieux mêmes, l'accouplement s'opère en général à l'entrée des galeries des Anthophores; et alors, ni l'un ni l'autre des deux sexes ne traîne après lui le moindre lambeau de la coque d'où il est sorti.

Après l'accouplement, les deux Sitaris se mettent à se lustrer les pattes et les antennes en les passant entre les mandibules; puis chacun s'éloigne de son côté. Le mâle va se tapir dans un pli du talus de terre, y languit deux ou trois jours et périt. La femelle, elle aussi, après la ponte qui s'opère sans aucun retard, meurt à l'entrée du couloir où elle a déposé ses œufs. Telle est l'origine de tous ces cadavres appendus aux toiles d'araignée qui tapissent le voisinage des demeures de l'Anthophore.

Les Sitaris ne vivent donc à l'état parfait que le temps nécessaire pour s'accoupler et pondre. Je n'en ai jamais vu un seul autre part que sur le théâtre de leurs amours et en même temps de leur mort; je n'en ai jamais surpris un seul pâturant sur les plantes voisines, de sorte que, bien qu'ils soient pourvus d'un appareil digestif normal, j'ai de graves raisons de douter s'ils prennent réellement la moindre nourriture. Quelle existence est la leur! Quinze jours de bombance dans un magasin à miel, un an de sommeil sous terre, une minute d'amour au soleil, puis la mort!

Une fois fécondée, la femelle, inquiète, se met aussitôt à la recherche d'un lieu favorable pour y déposer les œufs. Il importait de constater en quel lieu précis s'effectue la ponte. La femelle va-t-elle de cellule en cellule, confier un œuf aux flancs succulents de chaque larve, soit de l'Anthophore, soit d'un parasite de cette dernière, comme porte à le croire la coque énigmatique d'où sort le Sitaris? Ce mode de dépôt des œufs, un à un dans chaque cellule, paraît être de toute nécessité pour expliquer les faits déjà connus. Mais alors, pourquoi les cellules usurpées par les Sitaris ne gardent-elles pas la plus légère trace de l'effraction indispensable? Et comment peut-il se faire que, malgré de longues recherches où ma persévérance a été soutenue par le plus vif désir de jeter quelque jour sur tous ces mystères, comment, dis-je, peut-il se faire qu'il ne me soit pas tombé sous la main un seul des parasites présumés auxquels la coque pourrait être rapportée, puisque cette dernière paraît être étrangère à un coléoptère? Le lecteur difficilement soupçonnerait combien mes faibles connaissances en entomologie furent bouleversées par cet inextricable dédale de faits contradictoires. Mais, patience! le jour se fera peut-être.

Constatons d'abord en quel lieu précis les œufs sont déposés. Une femelle vient d'être fécondée sous mes yeux; elle est aussitôt séquestrée dans un large flacon où j'introduis en même temps des mottes de terre renfermant des cellules d'Anthophore. Ces cellules sont occupées en partie par des larves et en partie par des nymphes encore toutes blanches; quelques-unes d'entre elles sont légèrement ouvertes et laissent entrevoir leur contenu. Enfin je pratique à la face intérieure du bouchon de liège qui ferme le flacon un conduit cylindrique, un cul-de-sac, du diamètre des couloirs de l'Anthophore. Pour que l'insecte, s'il le désire, puisse pénétrer dans ce couloir artificiel, le flacon est couché horizontalement.

La femelle, traînant avec peine son volumineux abdomen, parcourt tous les coins et recoins de son logis improvisé, et les explore avec ses palpes, qu'elle promène partout. Après une demi-heure de tâtonnements et de recherches soigneuses, elle finit par choisir la galerie horizontale creusée dans le bouchon. Elle enfonce l'abdomen dans cette cavité, et, la tête pendante au dehors, elle commence sa ponte. Ce n'est que trente-six heures après que l'opération a été terminée, et pendant cet incroyable laps de temps, le patient animal s'est tenu dans une immobilité des plus complètes.

Les œufs sont blancs, en forme d'ovale, et très petits. Leur longueur atteint à peine les deux tiers d'un millimètre. Ils sont faiblement agglutinés entre eux et amoncelés en un tas informe qu'on pourrait comparer à une forte pincée de semences non mûres de quelque orchidée. Quant à leur nombre, j'avouerai qu'il a infructueusement fatigué ma patience. Je ne crois pas cependant l'exagérer en l'évaluant au moins à deux milliers. Voici sur quelles données je base ce chiffre. La ponte, ai-je dit, dure trente-six heures, et mes fréquentes visites à la femelle, livrée à cette opération dans la cavité du bouchon, m'ont convaincu qu'il n'y a pas d'interruption notable dans le dépôt successif des œufs. Or, moins d'une minute s'écoule entre l'arrivée d'un œuf et celle du suivant, le nombre de ces œufs ne saurait donc être inférieur au nombre des minutes contenues dans trente-six heures ou à 2 160. Mais peu importe ce nombre exact, il suffit de constater qu'il est fort grand, ce qui suppose, pour les jeunes larves qui en proviendront, de bien nombreuses chances de destruction, puisqu'une telle prodigalité de germes est nécessaire au maintien de l'espèce dans les proportions voulues.

Averti par ces observations, renseigné sur la forme, le nombre et l'arrangement des œufs, j'ai recherché dans les galeries des Anthophores ceux que les Sitaris y avaient déposés, et je les ai invariablement trouvés amoncelés en tas dans l'intérieur des galeries, à un pouce ou deux de leur orifice, toujours ouvert à l'extérieur. Ainsi, contrairement à ce qu'on avait quelque droit de supposer, les œufs ne sont pas pondus dans les cellules de l'abeille pionnière; ils sont simplement déposés, en seul tas, dans le vestibule de son logis. Bien plus, la mère n'exécute pour eux aucun travail protecteur, elle ne prend aucun soin pour les abriter contre la rigueur de la mauvaise saison; elle n'essaie pas même, en bouchant tant bien que mal le vestibule où elle les a pondus à une faible profondeur, de les préserver des mille ennemis qui les menacent; car, tant que les froids de l'hiver ne sont pas venus, dans ces galeries ouvertes circulent des Araignées, des Acares, des larves d'Anthrène, et autres ravageurs pour qui ces œufs ou les jeunes larves qui vont en provenir, doivent être friande curée. Par suite de l'incurie de la mère, ce qui échappe à tous ces giboyeurs voraces et aux intempéries doit se trouver en nombre singulièrement réduit. De là, peut-être, la nécessité où est la mère de suppléer par sa fécondité à la nullité de son industrie.

L'éclosion a lieu un mois après, vers la fin de septembre ou le commencement d'octobre. La saison encore propice m'a porté à croire que les jeunes larves devaient immédiatement se mettre en marche et se disperser pour tâcher de gagner chacune une cellule d'Anthophore, grâce à quelque imperceptible fissure. Cette prévision s'est trouvée complètement fausse. Dans les boîtes où j'avais mis les œufs pondus de mes captifs, les jeunes larves, bestioles noires d'un millimètre tout au plus de longueur n'ont pas changé de place, quoique pourvues de pattes vigoureuses; elles sont restées pêle-mêle avec les dépouilles blanches des œufs d'où elles étaient sorties.

Vainement j'ai mis à leur portée des blocs de terre renfermant des nids d'Anthophores, des cellules ouvertes, des larves, des nymphes de l'abeille: rien n'a pu les tenter; elles ont persisté à former, avec les téguments des œufs un tas pulvérulent pointillé de blanc et de noir. Ce n'est qu'en promenant la pointe d'une aiguille dans cette pincée de poussière animée que je pouvais y provoquer un grouillement actif. Hors de là, tout était repos. Si j'éloignais forcément quelques larves du tas commun, elles y revenaient aussitôt avec précipitation, pour s'y enfouir au milieu des autres. Peut-être que, ainsi groupées et abritées sous les téguments des œufs, elles ont moins à craindre du froid. Quel que soit le motif qui les porte à se tenir ainsi amoncelées, j'ai reconnu qu'aucun des moyens dictés par mon imagination ne réussissait à leur faire abandonner la petite masse spongieuse que forment les dépouilles des œufs faiblement agglutinées entre elles. Enfin, pour mieux m'assurer qu'en liberté les larves ne se dispersent pas après l'éclosion, je me suis rendu pendant l'hiver à Carpentras et j'ai visité les talus aux Anthophores. J'ai trouvé là, comme dans mes boîtes, les larves amoncelées en tas, pêle-mêle avec les dépouilles des œufs.


XV

LA LARVE PRIMAIRE DES SITARIS

Jusque vers la fin du mois d'avril suivant, rien de nouveau ne se passe. Je profiterai de ce long repos pour mieux faire connaître la jeune larve, dont voici la description:

Longueur, 1 millimètre ou un peu moins. Coriace, d'un noir verdâtre luisant, convexe en dessus, plane en dessous, allongée, augmentant graduellement de diamètre de la tête au bout postérieur du métathorax, puis diminuant rapidement. Tête un peu plus longue que large, légèrement dilatée vers sa base, roussâtre vers la bouche et plus foncée vers les ocelles.

Labre en segment de cercle, roussâtre, bordé d'un petit nombre de cils raides et très courts. Mandibules fortes, rousses, courbes, aiguës, se joignant sans se croiser dans le repos. Palpes maxillaires assez longs, formés de deux articles cylindriques, égaux; le dernier terminé par un cil très court. Mâchoires et lèvre inférieure trop peu visibles pour pouvoir être décrites avec certitude.

Antennes de deux articles cylindriques, égaux, peu nettement séparés, à peu près de la même longueur que ceux des palpes; le dernier surmonté d'un cirrhe dont la longueur atteint jusqu'à trois fois celle de la tête, et qui va s'effilant jusqu'à devenir invisible à une forte loupe. En arrière de la base de chaque antenne, deux ocelles inégaux, presque contigus l'un à l'autre.

Segments thoraciques égaux en longueur et augmentant graduellement de largeur d'avant en arrière. Prothorax plus large que la tête, plus étroit antérieurement qu'à la base, légèrement arrondi sur les côtés. Pattes de médiocre longueur, assez robustes, terminées par un ongle puissant, long, aigu et très mobile. Sur la hanche et sur la cuisse de chaque patte, un long cirrhe pareil à celui des antennes, presque aussi long que la patte entière, et dirigé perpendiculairement au plan de locomotion quand l'animal se meut. Quelques cils raides sur les jambes.

Abdomen de neuf segments, sensiblement de même longueur entre eux, mais moindres que ceux du thorax et diminuant très rapidement de largeur jusqu'au dernier. Sous la dépendance du huitième segment, ou plutôt sous celle de l'intervalle membraneux séparant ce segment du dernier, se montrent deux pointes un peu arquées, courtes, mais fortes, aiguës, dures à leur extrémité et placées l'une à droite l'autre à gauche de la ligne médiane. Ces deux appendices peuvent, par un mécanisme qui rappelle en petit celui des tentacules du Colimaçon, rentrer en eux-mêmes par suite de l'état membraneux de leur base. Ils peuvent, en outre, s'abriter sous le huitième segment, entraînés qu'ils sont par le segment anal, lorsque ce dernier, en se contractant, rentre dans le huitième. Enfin le neuvième segment, ou segment anal, porte à son bord postérieur deux longs cirrhes pareils à ceux des pattes et des antennes, et se recourbant de haut en bas. En arrière de ce dernier segment, se montre un mamelon charnu, plus ou moins saillant; c'est l'anus. J'ignore la position des stigmates; ils se sont dérobés à mes investigations, bien que faites à l'aide du microscope.

Lorsque la larve est en repos, les divers segments sont régulièrement imbriqués, et les intervalles membraneux, correspondant aux articulations, ne sont pas visibles. Mais si la larve marche, toutes les articulations, surtout celles des segments abdominaux, se distendent et finissent par occuper presque autant de place que les arceaux cornés. En même temps, le segment anal sort de l'étui formé par le huitième; l'anus, à son tour, s'allonge en mamelon et les deux pointes de l'avant-dernier anneau surgissent d'abord lentement, puis se dressent tout à coup par un mouvement brusque comparable à celui que produit un ressort en se détendant; enfin ces deux points divergent en cornes de croissant. Une fois cet appareil complexe déployé, l'animalcule est en mesure de marcher sur la surface la plus glissante.

Le dernier segment et son bouton anal se recourbent à angle droit avec l'axe du corps, et l'anus vient s'appliquer sur le plan de locomotion, où il déverse une gouttelette d'un liquide hyalin et filant, qui englue la bestiole et la maintient solidement en place, appuyée sur une espèce de trépied que forment le bouton anal et les deux cirrhes du dernier segment. Si l'on observe le mode de locomotion de l'animal sur une lame de verre, on peut tenir la lame dans une position verticale, la renverser même sens dessus dessous, la secouer légèrement sans que la larve se détache et tombe, retenue qu'elle est par l'humeur agglutinative du bouton anal.

S'il faut avancer sur un plan où une chute n'est pas à craindre, la microscopique bête emploie un autre procédé. Elle recourbe l'abdomen, et lorsque les deux pointes du huitième segment, alors pleinement étalées, ont trouvé un point d'appui solide en labourant, pour ainsi dire, le plan de locomotion, elle s'appuie sur cette base et se porte en avant, en dilatant les diverses articulations abdominales. Ce mouvement en avant est d'ailleurs favorisé par le jeu des pattes, qui sont loin de rester inactives. Cela fait, elle jette l'ancre avec les puissants onglets de ses pattes; l'abdomen se contracte, ses divers anneaux se resserrent, et l'anus, tiré en avant, prend de nouveau appui, à l'aide des deux pointes, pour commencer la seconde de ces curieuses enjambées.

Au milieu de ces manœuvres, les cirrhes des hanches et des cuisses traînent sur le plan d'appui, et par leur longueur, leur élasticité, ne paraissent propres qu'à entraver la marche. Mais ne nous hâtons pas de conclure à une inconséquence: le moindre des êtres est approprié aux conditions au milieu desquelles il doit vivre; il est à croire que ces filaments, loin d'entraver l'animalcule en marche, doivent, dans les circonstances normales, lui être de quelque secours.

Le peu que nous venons d'apprendre nous montre déjà que la jeune larve de Sitaris n'est pas appelée à se mouvoir sur une surface ordinaire. Le lieu, quel qu'il soit, où cette larve doit vivre plus tard, l'expose à de bien nombreuses chances de chutes périlleuses, puisque, pour les prévenir, elle est non seulement armée d'ongles robustes, très mobiles, et d'un croissant acéré, espèce de soc capable de mordre sur le corps le mieux poli, mais encore elle est munie d'un liquide visqueux, assez tenace pour l'engluer et la maintenir en place sans le secours des autres appareils. En vain je me suis mis l'esprit à la torture pour soupçonner quel pouvait être le corps si mobile, si vacillant, si dangereux, que doivent habiter les jeunes Sitaris, rien n'a pu m'expliquer la nécessité de l'organisation que je viens de décrire. Convaincu d'avance, par l'étude attentive de cette organisation, que je serais témoin de singulières mœurs, j'ai attendu, avec une vive impatience, le retour de la belle saison, ne doutant pas qu'à l'aide d'une observation persévérante le mystère ne me fût dévoilé au printemps suivant. Ce printemps si désiré est enfin venu; j'ai mis en œuvre tout ce que je peux posséder de patience, d'imagination, de clairvoyance; mais, à ma grande honte, à mon regret plus grand encore, le secret m'a échappé. Oh! qu'ils sont pénibles ces tourments de l'indécision lorsqu'il faut remettre à l'année suivante une étude qui n'a pas abouti!

Mes observations faites dans le courant du printemps 1856, quoique purement négatives, ont cependant leur intérêt, parce qu'elles démontrent fausses quelques suppositions qu'amène naturellement le parasitisme incontestable des Sitaris. J'en dirai donc quelques mots. Vers la fin d'avril, les jeunes larves, jusque-là immobiles et blotties dans le tas spongieux des enveloppes des œufs, sortent de leur immobilité, se dispersent et parcourent en tous sens les boîtes et les flacons où elles ont passé l'hiver. À leur démarche précipitée, à leurs infatigables évolutions, aisément on devine qu'elles recherchent quelque chose qui leur manque. Cette chose, que peut-elle être, si ce n'est de la nourriture? N'oublions pas, en effet, que ces larves sont écloses à la fin de septembre, et que depuis cette époque, c'est-à-dire pendant sept mois complets, elles n'ont pris aucune nourriture, bien qu'elles aient passé ce laps de temps avec toute leur vitalité, ainsi que j'ai pu m'en assurer tout l'hiver en les irritant, et non dans une torpeur analogue à celle des animaux hibernants. Aussitôt écloses, elles sont vouées, quoique pleines de vie, à une abstinence absolue de la durée de sept mois; il est donc naturel de supposer, en voyant leur agitation actuelle, qu'une faim impérieuse les met ainsi en mouvement.

La nourriture désirée ne saurait être que le contenu des cellules de l'Anthophore, puisque plus tard on trouve les Sitaris dans ces cellules. Or, ce contenu se borne ou à du miel ou à des larves. J'ai conservé précisément des cellules d'Anthophore occupées par des nymphes ou par des larves. J'en mets quelques-unes, soit ouvertes, soit fermées, à la portée des jeunes Sitaris, comme je l'avais déjà fait immédiatement après l'éclosion. J'introduis même les Sitaris dans les cellules: je les dépose sur les flancs de la larve, succulent morceau, tout semble le dire; je m'y prends de toutes les manières pour tenter leur appétit; et après avoir épuisé mes combinaisons, toujours infructueuses, je reste convaincu que mes bestioles affamées ne recherchent ni larves, ni nymphes d'Anthophore.

Essayons maintenant le miel. Il faut employer évidemment du miel élaboré pu la même espèce d'Anthophore que celle aux dépens de laquelle vivent les Sitaris. Mais cette abeille n'est pas fort commune dans les environs d'Avignon, et mes occupations du lycée ne me permettent pas de m'absenter pour me rendre à Carpentras, où elle est si abondante. Je perds ainsi, à la recherche de cellules approvisionnées de miel, une bonne partie du mois de mai; je finis cependant par en trouver de fraîchement closes et appartenant à l'Anthophore voulue. J'ouvre ces cellules avec l'impatience fébrile du désir longtemps mis à l'épreuve. Tout va bien: elles sont à demi pleines d'un miel coulant, noirâtre, nauséabond, à la surface duquel flotte la larve de l'hyménoptère récemment éclose. Cette larve est enlevée, et je dépose à la surface du miel, avec mille précautions, un ou plusieurs Sitaris. Dans d'autres cellules, je laisse la larve de l'hyménoptère et j'y introduis des Sitaris, que je dépose tantôt sur le miel, tantôt sur la paroi interne de la cellule, ou simplement à son entrée. Enfin, toutes ces cellules, ainsi préparées, sont mises dans des tubes de verre, qui me permettront une observation facile, sans crainte de troubler, dans leur repas, mes convives affamés.

Mais que vais-je parler de repas! Ce repas n'a pas lieu Les Sitaris placés à l'entrée d'une cellule, loin de chercher à y pénétrer, l'abandonnent et s'égarent dans le tube de verre; ceux qui ont été déposés sur la face intérieure des cellules, à proximité du miel, sortent précipitamment, à demi englués et trébuchant à chaque pas; ceux enfin que je me figurais avoir le plus favorisés en les déposant sur le miel même, se débattent, s'empêtrent dans la masse gluante et y périssent étouffés. Jamais expérience n'a subi pareille déconfiture. Larves, nymphes, cellules, miel, je vous ai tout offert; que voulez-vous donc, bestioles maudites?

Lassé de toutes ces tentatives sans résultat, je finis par où j'aurais dû commencer, je me rendis à Carpentras. Mais il était trop tard: l'Anthophore avait fini ses travaux, et je ne parvins à rien voir de nouveau. Dans le courant de l'année, j'appris de L. Dufour, à qui j'avais parlé des Sitaris, j'appris, dis-je, que l'animalcule trouvé par lui sur les Andrènes et décrit sous le nom générique de Triungulinus, avait été reconnu plus tard par Newport comme étant la larve d'un Méloé. Or, j'avais trouvé précisément quelques Méloés dans les cellules de la même Anthophore qui nourrit les Sitaris. Y aurait-il parité de mœurs entre les deux genres d'insectes? Ce fut pour moi un trait de lumière; mais j'eus tout le temps de mûrir mes projets: il me fallait encore attendre une année.

Le mois d'avril venu, mes larves de Sitaris se mirent, comme à l'ordinaire, en mouvement. Le premier hyménoptère venu, une Osmie, est jeté vivant dans un flacon où se trouvent quelques-unes de ces larves, et au bout d'un quart d'heure de séjour, je les visite à la loupe. Cinq Sitaris sont implantés dans la toison du thorax. C'est fait, le problème est résolu!... Les larves de Sitaris, comme celles des Méloés, se cramponnent à la toison de leur amphitryon et se font voiturer par lui jusque dans la cellule. Dix fois je recommence l'épreuve avec les divers hyménoptères qui viennent butiner sur les lilas en fleurs devant ma fenêtre, et en particulier avec les Anthophores mâles; le résultat se maintient le même: les larves s'implantent au milieu des poils de leur thorax. Mais après tant de désappointements on devient méfiant; aussi convient-il d'aller observer le fait sur les lieux mêmes; les vacances scolaires de Pâques arrivent d'ailleurs fort à propos pour faire à loisir ces observations.

J'avouerai que ce ne fut pas sans quelques battements de cœur plus précipités qu'à l'ordinaire, que je me trouvai de nouveau en face du talus à pic où niche l'Anthophore. Que va décider l'expérience? Va-t-elle encore une fois me couvrir de confusion? Le temps est froid, pluvieux; aucun hyménoptère ne se montre sur le petit nombre de fleurs printanières épanouies. À l'entrée des galeries sont blotties de nombreuses Anthophores immobiles, transies. À l'aide de pinces, je les sors une à une de leur cachette pour les examiner à la loupe. La première a des larves de Sitaris sur le thorax; la seconde en a également, la troisième, la quatrième de même, et ainsi de suite, aussi loin que je désire pousser cet examen. Je change de galerie, dix, vingt fois, le résultat est invariable. Il y eut là, pour moi, un de ces moments comme en ont ceux qui, après avoir pendant des années tourné et retourné une idée de toutes les manières, peuvent enfin s'écrier; Eurêka!

Les journées suivantes, un ciel tiède et serein permit aux Anthophores de quitter leurs retraites pour se répandre dans la campagne et butiner sur les fleurs. Je recommençai mon examen sur ces Anthophores volant sans relâche d'une fleur à l'autre, soit dans le voisinage des lieux où elles étaient nées, soit à de grandes distances de ces mêmes lieux. Quelques unes se trouvèrent sans larves de Sitaris; d'autres, en plus grand nombre, en avaient deux, trois, quatre, cinq ou davantage entre les poils du thorax. À Avignon, où je n'ai pas encore vu le Sitaris humeralis, la même espèce d'Anthophore, observée à peu près à la même époque, tandis qu'elle butinait sur les lilas fleuris, s'est trouvée toujours exempte de jeunes larves de Sitaris; à Carpentras, au contraire, où ne se rencontre pas un domicile d'Anthophores sans Sitaris, presque les trois quarts des individus que j'ai visités avaient quelques-unes de ces larves au milieu de leur toison.

Mais, d'autre part, si l'on recherche ces larves dans les vestibules où elles se trouvaient quelques jours avant, amoncelées en tas, on n'en trouve plus. Par conséquent, lorsque les Anthophores, ayant ouvert leurs cellules, s'engagent dans les galeries pour en atteindre l'orifice et s'envoler; ou bien, lorsque le mauvais temps et la nuit les y ramènent momentanément, les jeunes larves de Sitaris, tenues en éveil dans ces mêmes galeries par le stimulant de l'instinct, s'attachent à ces hyménoptères, se glissent dans leur fourrure, et s'y cramponnent d'une manière assez solide pour ne pas avoir à craindre une chute dans les lointaines pérégrinations de l'insecte qui les porte. En s'attachant ainsi aux Anthophores, les jeunes Sitaris ont évidemment pour but de se faire transporter, et au moment opportun, dans les cellules approvisionnées.

On pourrait même croire tout d'abord qu'ils vivent quelque temps sur le corps de l'Anthophore, comme les parasites ordinaires, les Philoptères, les Poux, vivent sur le corps de l'animal qui les nourrit. Il n'en est rien cependant. Les jeunes Sitaris, implantés au milieu des poils, perpendiculairement au corps de l'Anthophore, la tête en dedans, l'arrière en dehors, ne remuent plus du point qu'ils ont choisi et qui se trouve dans le voisinage des épaules de l'abeille. On ne les voit pas errer d'un point à un autre pour explorer le corps de l'Anthophore et en rechercher les parties où les téguments ont plus de délicatesse, comme ils ne manqueraient pas de le faire si réellement ils puisaient quelque nourriture dans les sucs de l'hyménoptère. Au contraire, presque toujours fixés sur la partie la plus résistante, la plus dure du corps de l'abeille, sur le thorax, un peu au-dessous de l'insertion des ailes, ou plus rarement sur la tête, ils gardent une complète immobilité, et se tiennent fixés au même poil, à l'aide des mandibules, des pattes, du croissant fermé du huitième segment, enfin à l'aide de la glu du bouton anal. S'ils viennent à être troublés dans cette position, ils gagnent à regret un autre point du thorax, en s'ouvrant un passage à travers sa fourrure, et finissent par se fixer à un autre poil, comme ils l'étaient avant.

Pour mieux me convaincre encore que les jeunes larves de Sitaris ne se nourrissent pas aux dépens du corps de l'Anthophore, j'ai mis quelquefois à leur portée, dans un flacon, des hyménoptères morts depuis longtemps et complètement desséchés. Sur ces cadavres arides, bons tout au plus à ronger, mais où il n'y avait assurément rien à sucer, les larves de Sitaris ont gagné la position habituelle et y sont restées immobiles comme sur l'insecte vivant. Elles ne puisent donc rien dans le corps de l'Anthophore; mais peut-être rongent-elles sa toison, comme les Philoptères rongent les plumes des oiseaux?

Pour cela, il leur faudrait un appareil buccal d'une certaine vigueur, en particulier des mâchoires cornées et robustes, tandis que ces mâchoires sont si aiguës, qu'un examen microscopique n'a pu me les montrer. Les larves sont, il est vrai, pourvues de fortes mandibules; mais ces mandibules aiguës, recourbées et excellentes pour tirailler, pour déchirer la nourriture, ne sauraient servir à la broyer, à la ronger. Enfin, une dernière preuve en faveur de l'état passif des larves de Sitaris sur le corps des Anthophores, c'est que ces dernières ne paraissent nullement incommodées de leur présence, puisqu'on ne les voit pas chercher à s'en débarrasser. Des Anthophores exemptes de ces larves, et d'autres en portant cinq ou six sur le corps, ont été mises séparément dans des flacons. Quand le premier trouble résultant de la captivité a été calmé, je n'ai rien pu voir de particulier sur celles qu'occupaient les jeunes Sitaris. Et si toutes ces raisons ne suffisaient pas, j'ajouterais qu'un animalcule qui a pu déjà passer sept mois sans nourriture, et qui dans peu de jours va s'abreuver d'une matière fluide, hautement savoureuse, commettrait une singulière inconséquence en se mettant à ronger le duvet aride d'un hyménoptère. Il me paraît donc indubitable que les jeunes Sitaris ne s'établissent sur le corps de l'Anthophore que pour se faire transporter par elles dans les cellules, dont la construction ne tardera pas à commencer.

Mais jusque-là, il faut que les parasites futurs se maintiennent dans la toison de leur amphitryon, malgré ses rapides évolutions au milieu des fleurs, malgré le frottement contre les parois des galeries quand il y pénètre pour s'y abriter, et surtout malgré les coups de brosse qu'il doit se donner assez souvent avec les pattes, pour s'épousseter, se lustrer. De là, sans doute, la nécessité de cet appareil étrange qu'une station et une locomotion sur des surfaces ordinaires ne sauraient expliquer, comme il a été dit plus haut, lorsqu'on s'est demandé quel pouvait être le corps si mobile, si vacillant, si plein de dangers, où la larve devait s'établir plus tard. Ce corps, c'est un poil d'un hyménoptère, qui fait mille courses rapides, qui tantôt plonge dans ses étroites galeries, tantôt pénètre avec violence dans la gorge étranglée d'une corolle et ne reste en repos que pour se brosser avec les pattes, se débarrasser des grains de poussière recueillis par le duvet qui le recouvre.

On comprend très bien maintenant l'utilité du croissant exsertile dont les deux cornes, en se rapprochant, peuvent saisir un poil mieux que ne le ferait la pince la plus délicate; on voit toute l'opportunité de la glu tenace qu'au moindre danger l'anus fournit pour arrêter l'animalcule dans une chute imminente; on se rend compte enfin du rôle utile que peuvent remplir ici les cirrhes élastiques des hanches et des pattes, véritable superfluité très embarrassante pour la marche sur un plan uni, mais qui, dans le cas actuel, pénètrent comme autant de sondes dans l'épaisseur du duvet de l'Anthophore, et servent à maintenir la larve de Sitaris pour ainsi dire à l'ancre. Plus on réfléchit à cette organisation modelée en apparence par un caprice aveugle, lorsque la larve se traîne péniblement sur un plan uni, et plus on est pénétré d'admiration devant les moyens aussi efficaces que variés prodigués à la débile créature pour conserver son périlleux équilibre.

Avant de raconter ce que deviennent les larves de Sitaris en abandonnant le corps des Anthophores, je ne saurais passer sous silence une particularité fort remarquable. Tous les hyménoptères envahis par ces larves et observés jusqu'ici se sont trouvés, sans une seule exception, des Anthophores mâles. Ce sont des mâles que j'ai retirés de leurs cachettes; ce sont des mâles que j'ai saisis sur les fleurs; et malgré d'actives recherches, je n'ai pu trouver une seule femelle en liberté. La cause de cette absence totale de femelles est facile à reconnaître.

En abattant quelques mottes de terre de la nappe occupée par les nids, on voit que si tous les mâles ont déjà ouvert et abandonné leurs cellules, les femelles, au contraire, y sont encore incluses, mais sur le point de prendre bientôt l'essor. Cette apparition des mâles un mois presque avant la sortie des femelles, n'est pas particulière aux Anthophores; je l'ai constatée chez beaucoup d'autres hyménoptères, et en particulier chez l'Osmia tricornis qui habite le même emplacement que l'Anthophora pilipes. Les mâles de l'Osmie apparaissent même avant ceux de l'Anthophore, et à une époque si précoce, qu'alors les jeunes larves de Sitaris ne sont peut-être pas encore excitées par l'instinctive impulsion qui les met en activité. C'est, sans doute, à leur réveil précoce que les mâles de l'Osmie doivent de pouvoir traverser impunément les corridors où sont entassées les jeunes larves de Sitaris, sans que ces dernières s'attachent à leur toison; du moins, je ne saurais expliquer autrement l'absence de ces larves sur le dos des Osmies mâles, puisque, quand on les met artificiellement en présence de ces hyménoptères, elles s'y attachent aussi volontiers qu'aux Anthophores.

La sortie hors de l'emplacement commun commence par les Osmies mâles, se continue par les Anthophores mâles, et se termine par la sortie à peu près simultanée des Osmies et des Anthophores femelles. J'ai pu aisément constater cette succession en observant chez moi, au premier printemps, l'époque de rupture des cellules que j'avais recueillies dans le précédent automne.

Au moment de leur sortie, les Anthophores mâles traversant les galeries où attendent, en plein éveil, les larves de Sitaris, doivent en prendre un certain nombre; et ceux d'entre eux qui, s'engageant dans des couloirs déserts, échappent ainsi une première fois à l'ennemi, ne lui échapperont pas longtemps, puisque la pluie, l'air froid et la nuit les ramènent à leurs anciennes demeures, où ils s'abritent tantôt dans une galerie, tantôt dans une autre, pendant une grande partie du mois d'avril. Ces allées et venues des mâles dans les vestibules de leurs habitations, le séjour prolongé que le mauvais temps les contraint souvent d'y faire, fournissent aux Sitaris l'occasion la plus favorable pour se glisser dans leur fourrure et y prendre position. Aussi, après un mois environ d'un pareil état de choses, il ne doit pas rester, ou il ne reste que fort peu de larves errant encore sans avoir atteint leur but. À cette époque, je n'ai pu réussir à en trouver autre part que sur le corps des Anthophores mâles.

Il est donc extrêmement probable qu'à leur sortie, ayant lieu à l'approche du mois de mai, les Anthophores femelles ne prennent pas des larves de Sitaris dans les couloirs, ou n'en prennent qu'un nombre qui ne peut soutenir de comparaison avec celui que portent les mâles. En effet, les premières femelles que j'ai pu observer au mois d'avril, dans le voisinage même des nids, étaient exemptes de ces larves. Cependant, c'est sur les femelles que les larves de Sitaris doivent finalement s'établir, les mâles sur lesquels ils sont en ce moment n'étant pas capables de les introduire dans les cellules, puisqu'ils ne prennent aucune part à leur construction et à leur approvisionnement. Il y a donc, à un certain moment, passage de larves de Sitaris des Anthophores mâles sur les Anthophores femelles; et ce passage s'effectue, sans aucun doute, lors du rapprochement des deux sexes. La femelle trouve à la fois, dans les embrassements du mâle, et la vie et la mort de sa progéniture; au moment où elle se livre au mâle pour la conservation de sa race, les parasites vigilants passent du mâle sur la femelle pour l'extermination de cette même race.

À l'appui de ces déductions, voici une expérience assez concluante alors même qu'elle ne réalise que grossièrement les circonstances naturelles. Sur une femelle prise dans sa cellule, et par conséquent dépourvue de Sitaris je place un mâle qui en est pourvu, et je maintiens les deux sexes en contact, en maîtrisant autant que possible leurs mouvements désordonnés. Après quinze à vingt minutes de ce rapprochement forcé, la femelle se trouve envahie par une ou plusieurs larves qui étaient d'abord sur le mâle; il est vrai que l'expérience ne réussit pas toujours dans des conditions aussi imparfaites.

En surveillant à Avignon les rares Anthophores que j'ai pu découvrir, il m'a été possible de saisir l'instant précis de leurs travaux; et le jeudi suivant, 21 mai, je me suis rendu en toute hâte à Carpentras pour assister, s'il était possible, à l'entrée des Sitaris dans les cellules de l'abeille. Je ne me suis pas trompé, les travaux sont en pleine activité.

Devant une haute nappe de terre, s'agite un ballet en démence, un essaim stimulé par le soleil, qui l'inonde de lumière et de chaleur. C'est une nuée d'Anthophores de quelques pieds d'épaisseur et d'une étendue mesurée sur celle de l'espèce de façade que forme le sol à pic. Du sein tumultueux de la nue s'élève un monotone et menaçant murmure, tandis que le regard s'égare, sans pouvoir se retrouver, au milieu des inextricables évolutions de l'ardente cohue. Avec la rapidité de l'éclair, des milliers d'Anthophores s'éloignent incessamment et se dispersent dans la campagne pour butiner; incessamment aussi des milliers d'autres arrivent, chargées de miel ou de mortier, et maintiennent l'essaim dans les mêmes redoutables proportions.

Quelque peu novice alors sur le caractère de ces insectes, malheur, me disais-je, malheur à l'imprudent qui pousserait l'audace jusqu'à pénétrer au cœur de l'essaim, et surtout jusqu'à porter une main téméraire sur les demeures en construction! Aussitôt enveloppé par la foule furieuse, il expierait sa folle entreprise sous mille coups d'aiguillon. À cette pensée, rendue plus alarmante par le souvenir de certaines mésaventures dont j'ai été victime en voulant observer de trop près les gâteaux des Frelons (Vespa Crabro), je sens un frisson d'appréhension me courir sur le corps.

Et cependant, pour mettre en son jour la question qui m'amène ici, il faut nécessairement pénétrer dans le redoutable essaim, il me faut me tenir des heures entières, tout le jour peut-être, en observation devant les travaux que je vais bouleverser; et, la loupe à la main, scruter, impassible au milieu du tourbillon furieux, ce qui se passe dans les cellules. L'emploi d'un masque, de gants, d'enveloppes quelconques, n'est pas d'ailleurs praticable, car toute la dextérité des doigts et toute la liberté de la vue sont nécessaires pour les recherches que j'ai à faire. N'importe: devrais-je sortir de ce guêpier le visage tuméfié, méconnaissable, il me faut aujourd'hui une solution décisive au problème qui m'a trop longtemps préoccupé.

Quelques coups de filet, en dehors de l'essaim, sur les Anthophores se rendant à la récolte ou en revenant, m'ont bientôt appris que les larves de Sitaris sont campées sur le thorax, comme je m'y attendais, et y occupent la même place que sur les mâles. Les circonstances sont donc on ne peut plus favorables, et sans plus tarder visitons les cellules.

Mes dispositions sont aussitôt prises: je serre étroitement mes habits pour ne laisser aux abeilles que le moins de prise possible, et je m'engage au milieu de l'essaim. Quelques coups de pioche, qui éveillent dans le murmure des Anthophores un crescendo peu rassurant, m'ont bientôt mis en possession d'une motte de terre; et je fuis à la hâte, tout étonné de me trouver encore sain et sauf et de ne pas être poursuivi. Mais la motte de terre que je viens de détacher est trop superficielle, elle ne contient que des cellules d'Osmie, où je n'ai rien à voir pour le moment. Une seconde expédition a lieu, plus longue que la première, et quoique ma retraite se soit opérée sans grande précipitation, aucune Anthophore ne m'a atteint de son dard, ne s'est même montrée disposée à fondre sur l'agresseur.

Ce succès m'enhardit. Je reste en permanence devant les constructions, abattant sans relâche des mottes pleines de cellules, et au milieu du désordre inévitable, répandant à terre le miel liquide, éventrant des larves, écrasant les Anthophores occupées dans leur nid. Toutes ces dévastations n'arrivent à éveiller dans l'essaim qu'un murmure plus sonore, sans être suivies d'aucune démonstration hostile de sa part. Les Anthophores dont les cellules ne sont pas atteintes s'occupent de leurs travaux comme si rien d'extraordinaire ne se passait à côté; celles dont les habitations sont bouleversées tâchent de les réparer, ou planent, éperdues, devant leurs ruines; mais aucune ne paraît vouloir fondre sur l'auteur du dégât; tout au plus quelques-unes, plus irritées, me viennent, par intervalles, planer devant le visage, face à face, à une paire de pouces de distance, puis s'envolent après quelques instants de ce curieux examen.

Malgré le choix d'un emplacement commun pour les nids, qui ferait croire à un commencement de communauté d'intérêts entre les Anthophores, ces hyménoptères obéissent donc à la loi égoïste de chacun pour soi, et ne savent pas se liguer pour repousser un ennemi qui les menace tous. Chaque Anthophore prise isolément ne sait pas même se précipiter sur l'ennemi qui ravage ses cellules et l'écarter à coups d'aiguillon: la pacifique bête quitte à la hâte sa demeure ébranlée par la sape, fuit éclopée, quelquefois même blessée mortellement, sans songer à faire usage de son dard venimeux, si ce n'est lorsqu'on la saisit. Bien d'autres hyménoptères, collecteurs de miel ou chasseurs, sont tout aussi bénins; et je peux affirmer aujourd'hui, après une longue expérience, que seuls les hyménoptères sociaux, Abeille domestique, Guêpes et Bourdons, savent combiner une défense commune, et seuls osent fondre isolément sur l'agresseur pour en tirer une vengeance individuelle.

Grâce à cette bénignité inattendue de l'abeille maçonne, j'ai pu, des heures entières, poursuivre à loisir mes recherches, assis sur une pierre au milieu de l'essaim murmurant et éperdu, sans recevoir un seul coup d'aiguillon, bien que je n'eusse pris aucune précaution pour m'en préserver. Des gens de la campagne venant à passer et me voyant assis, impassible, au milieu du tourbillon d'abeilles, se sont arrêtés, ébahis, pour me demander si je les avais conjurées, ensorcelées, puisque je paraissais n'avoir rien à en redouter. «Mé, moun bel ami, li-z-avé doun escounjurado què vou pougnioun pa, canèu de sort!» Mes divers engins répandus à terre, boîtes, flacons, tubes de verre, pinces, loupes ont été certainement pris par ces bonnes gens pour les instruments de mes maléfices.

Procédons maintenant à l'examen des cellules. Les unes sont encore ouvertes et ne contiennent qu'une provision plus ou moins complète de miel. Les autres sont hermétiquement fermées avec un couvercle de terre. Le contenu de ces dernières est fort variable. Tantôt c'est une larve d'hyménoptère ayant achevé sa pâtée ou étant sur le point de l'achever; tantôt une larve blanche comme la précédente, mais plus ventrue et de forme fort différente; tantôt, enfin, c'est du miel avec un œuf flottant à la surface. Le miel est liquide, gluant, d'une couleur brunâtre et d'une odeur forte, repoussante. L'œuf est d'un beau blanc, cylindrique, un peu courbé en haut, d'une longueur de 4 à 5 millimètres, sur une largeur qui n'atteint pas tout à fait un millimètre; c'est l'œuf de l'Anthophore.

Dans quelques cellules, cet œuf nage seul à la surface du miel; dans d'autres, fort nombreuses, on voit, établie sur l'œuf de l'Anthophore, comme sur une espèce de radeau, une jeune larve de Sitaris avec la forme et les dimensions que j'ai décrites plus haut, c'est-à-dire avec la forme et les dimensions que l'animalcule possède au sortir de l'œuf. Voilà l'ennemi dans le logis.

Quand et comment s'y est-il introduit? Dans aucune des cellules où je l'observe, il ne m'est possible de distinguer une fissure qui lui ait permis d'entrer; elles sont toutes closes d'une façon irréprochable Le parasite s'est donc établi dans le magasin à miel avant que ce magasin fût fermé; d'autre part, les cellules ouvertes et pleines de miel, mais encore sans l'œuf de l'Anthophore, sont constamment sans parasite. C'est donc pendant la ponte ou après la ponte, quand l'Anthophore est occupée à maçonner la porte de la cellule, que la jeune larve s'y introduit. Il est impossible de décider expérimentalement à laquelle de ces deux époques il faut rapporter l'introduction des Sitaris dans la cellule; car, quelque pacifique que soit l'Anthophore, il est bien évident qu'on ne peut songer à être témoin de ce qui se passe dans sa cellule au moment où elle y dépose un œuf ou au moment où elle en construit le couvercle. Mais quelques essais nous auront bientôt convaincu que le seul instant qui puisse permettre au Sitaris de s'établir dans la demeure de l'hyménoptère est l'instant même où l'œuf est déposé à la surface du miel.

Prenons une cellule d'Anthophore pleine de miel et munie d'un œuf et, après en avoir enlevé le couvercle, déposons-la dans un tube de verre avec quelques larves de Sitaris. Les larves ne paraissent nullement affriandées par ce trésor de nectar qu'on vient de mettre à leur portée; elles errent au hasard dans le tube, parcourent le dehors de la cellule, arrivent parfois sur le bord de son orifice, et très rarement s'aventurent dans son intérieur, sans y plonger bien avant et pour ressortir aussitôt. Si quelqu'une arrive jusqu'au miel, qui ne remplit qu'à demi la cellule, elle cherche à fuir dès qu'elle a éprouvé la mobilité du sol gluant sur lequel elle allait s'engager; mais trébuchant à chaque pas, par suite de la viscosité qui s'est attachée à ses pattes, elle finit souvent par retomber dans le miel où elle périt étouffée.

On peut encore expérimenter de la manière suivante. Après avoir préparé une cellule comme précédemment, on dépose, avec tout le soin possible, une larve sur sa paroi interne, ou bien à la surface même des provisions. Dans le premier cas, la larve se hâte de sortir; dans le second cas, elle se débat quelque temps à la surface du miel, et finit par s'y empêtrer tellement, qu'après mille efforts pour gagner la rive, elle est étouffée dans le lac visqueux.

En somme, toutes les tentatives pour faire établir la larve de Sitaris dans une cellule d'Anthophore approvisionnée de miel et munie d'un œuf, n'obtiennent pas plus de succès que celles que j'ai faites avec des cellules dont la provision était déjà entamée par la larve de l'hyménoptère, comme je l'ai dit plus haut. Il est donc certain que la larve de Sitaris n'abandonne pas la toison de l'abeille maçonne, lorsque celle-ci est dans sa cellule ou à son entrée, pour se porter elle-même au-devant du miel convoité; car ce miel causerait inévitablement sa perte si, par malheur, elle venait à toucher, simplement du bout des tarses, sa dangereuse surface.

Puisqu'on ne peut admettre qu'au moment où l'Anthophore bâtit sa porte, la larve de Sitaris quitte le corselet velu de son amphitryon pour pénétrer inaperçue dans la cellule, dont l'ouverture n'est pas encore entièrement murée, il ne reste que l'instant de la ponte à examiner. Rappelons d'abord que le jeune Sitaris, qu'on trouve dans une cellule close, est toujours placé sur l'œuf de l'abeille. Nous allons voir, dans quelques instants, que cet œuf ne sert pas simplement de radeau à l'animalcule flottant sur un lac très perfide, mais encore constitue sa première et indispensable nourriture. Pour arriver jusqu'à cet œuf, placé au centre du lac de miel, pour atteindre de toute nécessité ce radeau, en même temps première ration, la jeune larve a évidemment quelque moyen d'éviter le contact mortel du miel; et ce moyen ne saurait être fourni que par les manœuvres de l'hyménoptère lui-même.

En second lieu, des observations multipliées à satiété m'ont démontré qu'à aucune époque, on ne trouve dans chaque cellule envahie qu'un seul Sitaris, sous l'une ou l'autre des formes multiples qu'il revêt successivement. Et cependant, dans le fourré soyeux du thorax de l'hyménoptère, sont établies plusieurs jeunes larves, toutes surveillant avec ardeur l'instant propice pour pénétrer dans le domicile où elles doivent poursuivre leur développement. Comment se fait-il donc que ces larves, aiguillonnées par un appétit comme doivent en faire supposer sept à huit mois d'abstinence absolue, au lieu de se ruer toutes ensemble dans la première cellule à leur portée, pénètrent, au contraire, une à une et avec un ordre parfait, dans les diverses cellules qu'approvisionne l'hyménoptère? Il doit y avoir encore là quelque manœuvre indépendante des Sitaris.

Pour satisfaire à ces deux conditions indispensables, l'arrivée de la larve sur l'œuf sans passer sur le miel, et l'introduction d'une seule larve, parmi toutes celles qui attendent dans la toison de l'abeille, il ne peut y avoir que l'explication suivante: c'est de supposer qu'au moment où l'œuf de l'Anthophore s'échappe à demi de l'oviducte, parmi les Sitaris accourus du thorax à l'extrémité de l'abdomen, un plus favorisé par sa position se campe à l'instant sur l'œuf, pont trop étroit pour deux, et arrive avec lui à la surface du miel. L'impossibilité de remplir autrement les deux conditions que je viens d'énoncer, donne à l'explication que je propose un degré de certitude presque équivalent à celui que fournirait l'observation directe, malheureusement impraticable ici. Cela suppose, il est vrai, que la microscopique bestiole, appelée à vivre en un lieu où tant de dangers la menacent d'abord, cela suppose, dis-je, une inspiration étonnamment rationnelle, et appropriant les moyens au but avec une logique qui nous confond. Mais, n'est-ce pas là l'invariable conclusion où nous amène toujours l'étude de l'instinct?

En laissant tomber un œuf sur le miel, l'Anthophore vient donc de déposer en même temps dans la cellule l'ennemi mortel de sa race; elle maçonne avec soin le couvercle qui en ferme l'entrée, et tout est fait. Une seconde cellule est construite à côté pour avoir probablement la même fatale destination; et ainsi de suite, jusqu'à ce que les parasites plus ou moins nombreux, qu'abrite son duvet, soient tous logés. Laissons la malheureuse mère poursuivre son infructueux travail, et portons notre attention sur la jeune larve qui vient de se procurer le vivre et le couvert d'une si adroite manière.

En ouvrant des cellules dont le couvercle est encore frais, on finit par en trouver où l'œuf, pondu depuis peu, porte un jeune Sitaris. Cet œuf est intact et dans un état irréprochable. Mais voici que la dévastation commence: la larve, petit point noir qu'on voit courir sur la surface blanche de l'œuf, s'arrête enfin, s'équilibre solidement sur ses six pattes; puis, saisissant avec les crocs aigus de ses mandibules, la peau délicate de l'œuf, elle la tiraille violemment jusqu'à la rompre, et en fait épancher le contenu, dont elle s'abreuve avec avidité. Ainsi le premier coup de mandibules que le parasite donne dans la cellule usurpée, a pour but de détruire l'œuf de l'hyménoptère. Précaution très logique! La larve de Sitaris doit, comme on va le voir, se nourrir du miel de la cellule; la larve d'Anthophore qui proviendrait de cet œuf réclamerait la même nourriture; mais la part est trop petite pour toutes les deux; donc, vite un coup de dent sur l'œuf et la difficulté sera levée. Le récit de pareils faits n'a pas besoin de commentaires. Cette destruction de l'œuf embarrassant est d'autant plus inévitable, que des goûts spéciaux imposent à la jeune larve de Sitaris d'en faire sa première nourriture. On voit d'abord, en effet, l'animalcule s'abreuver avec avidité des sucs que laisse écouler l'enveloppe lacérée de l'œuf; et pendant plusieurs jours, on peut l'observer tantôt immobile sur cette enveloppe, qu'il fouille par intervalles avec la tête, tantôt la parcourir d'un bout à l'autre pour l'éventrer encore, et en faire sourdre quelques sucs, de jour en jour plus rares; mais on le surprend jamais à puiser dans le miel qui l'environne de toutes parts.

Il est d'ailleurs facile de se convaincre qu'à l'office d'appareil de sauvetage, l'œuf réunit celui de première ration. J'ai déposé à la surface du miel d'une cellule une bandelette de papier ayant les dimensions de l'œuf; et sur ce radeau, j'ai placé une larve de Sitaris. Malgré tous les soins, mes essais, plusieurs fois réitérés, ont constamment échoué. La larve, déposée au centre de l'amas de miel sur un esquif de papier, se comporte comme dans les expérimentations précédentes. Ne trouvent pas ce qui lui convient, elle cherche à s'échapper et périt engluée, dès qu'elle abandonne la bandelette de papier, ce qui ne tarde pas à arriver.

En prenant, au contraire, des cellules d'Anthophore non envahies par le parasite, et dont l'œuf n'est pas encore éclos, on peut aisément élever des larves de Sitaris. Il suffit de happer une de ces larves avec le bout mouillé d'une aiguille, et de la poser délicatement sur l'œuf. Il n'y a plus alors la moindre tentative d'évasion. Après avoir exploré l'œuf pour s'y reconnaître, la larve l'éventre, et de plusieurs jours ne change de place. Son évolution s'effectue dès lors sans entraves, pourvu que la cellule soit à l'abri d'une évaporation trop prompte, qui en dessécherait le miel et le rendrait impropre à sa nutrition. L'œuf de l'Anthophore est donc absolument nécessaire à la larve de Sitaris, non pas simplement comme esquif, mais encore comme première nourriture. C'est là tout le secret qui, faute de m'être connu, avait jusqu'ici rendu vaines mes tentatives pour élever les larves écloses dans mes flacons.

Au bout de huit jours, l'œuf épuisé par le parasite ne forme plus qu'une pellicule aride. Le premier repas est achevé. La larve de Sitaris, dont les dimensions ont à peu près doublé, s'ouvre alors sur le dos; et, par une fente qui embrasse la tête et les trois segments thoraciques, un corpuscule blanc, seconde forme de cette singulière organisation, s'échappe pour tomber à la surface du miel, tandis que la dépouille abandonnée reste cramponnée au radeau qui a sauvegardé la larve et l'a nourrie jusqu'ici. Bientôt cette double dépouille du Sitaris et de l'œuf, disparaîtra, submergée sous les flots de miel que va soulever la nouvelle larve. Ici se termine l'histoire de la première forme qu'affectent les Sitaris.

En résumant ce qui précède, on voit que l'étrange animalcule attend, sans nourriture, pendant sept mois, l'apparition des Anthophores, et s'attache enfin aux poils du corselet des mâles, qui sortent les premiers et passent inévitablement à sa portée en traversant leurs couloirs. De la toison du mâle, la larve passe, trois ou quatre semaines après, dans celle de la femelle, au moment de l'accouplement; puis de la femelle sur l'œuf s'échappant de l'oviducte. C'est par cet enchaînement de manœuvres complexes que la larve se trouve finalement campée sur un œuf, au centre d'une cellule close et pleine de miel. Ces périlleuses voltiges sur un poil d'un hyménoptère tout le jour en mouvement, ce passage d'un sexe sur un autre, cette arrivée au centre de la cellule par le moyen de l'œuf, pont dangereux jeté sur l'abîme gluant, nécessitent les appareils d'équilibre dont elle est pourvue, et que j'ai décrits plus haut. Enfin la destruction de l'œuf exige, à son tour, des ciseaux acérés; et telle est la destination de ses mandibules aiguës et recourbées. Ainsi la forme primaire des Sitaris a pour rôle de se faire transporter par l'Anthophore dans la cellule, et d'en éventrer l'œuf. Cela fait, l'organisation se transfigure à tel point, qu'il faut les observations les plus multipliées pour ajouter foi au témoignage de ses yeux.


XVI

LA LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS

Je suspends l'histoire des Sitaris pour parler des Méloés, disgracieux scarabées, à lourde bedaine, dont les élytres mous bâillent largement sur le dos comme les basques d'un habit trop étroit pour la corpulence de celui qui le porte. Déplaisant de coloration, le noir où parfois se marie le bleu, plus déplaisant encore de formes et d'allures, l'insecte, par son dégoûtant système de défense, ajoute à la répugnance qu'il nous inspire. S'il se juge en danger, le Méloé a recours à des hémorragies spontanées. De ses articulations suinte un liquide jaunâtre, huileux, qui tache et empuantit les doigts. C'est le sang de la bête. Les Anglais, pour rappeler ces hémorragies huileuses de l'insecte en défense, appellent le Méloé Oil beetle, le Scarabée à huile. Ce coléoptère serait donc sans grand intérêt si ce n'étaient ses métamorphoses et les pérégrinations de sa larve, pareilles de tous points à celles de la larve des Sitaris. Sous leur première forme, les Méloés sont parasites des Anthophores; l'animalcule, tel qu'il sort de l'œuf, se fait porter dans la cellule par l'hyménoptère dont les provisions doivent le nourrir.

Observée au milieu du duvet de divers hyménoptères, la bizarre bestiole mit longtemps en défaut la sagacité des naturalistes qui, méconnaissant sa véritable origine, en firent une espèce ou un genre particulier des insectes aptères. C'était le Pou des Abeilles (Pediculus apis) de Linné; le Triungulin des Andrènes (Triungulinus Andrenetarum) de L. Dufour. On y voyait un parasite, une sorte de pou, vivant dans la toison des récolteurs de miel. Il était réservé à l'illustre naturaliste anglais Newport de démontrer que ce prétendu pou est le premier état des Méloés. Des observations qui me sont propres combleront quelques lacunes dans la mémoire du savant anglais. Je donnerai donc une notice de l'évolution des Méloés, en me servant du travail de Newport, là où mes propres observations font défaut. Ainsi seront comparés les Sitaris et les Méloés, de mœurs et de transformations pareilles; et de cette comparaison jaillira quelque lumière sur les étranges métamorphoses de ces insectes.

La même abeille maçonne (Anthophora pilipes) aux dépens de laquelle vivent les Sitaris, nourrit aussi dans ses cellules quelques rares Méloés (Meloe cicatricosus). Une seconde Anthophore de ma région (Anthophera parietina) est plus sujette aux invasions de ce parasite. C'est encore dans les nids d'une Anthophore, mais d'espèce différente (Anthophora retusa), que Newport a observé le même Méloé. Cette triple demeure adoptée par le Meloe cicatricosus peut avoir quelque intérêt, en nous portant à soupçonner que chaque espèce de Méloé est apparemment parasite de divers hyménoptères, soupçon qui se confirmera lorsque nous examinerons la manière dont les jeunes larves arrivent à la cellule pleine de miel. Les Sitaris, moins exposés à des changements de logis, peuvent habiter, eux aussi, des nids d'espèce différente. Ils sont très fréquents dans les cellules de l'Anthophora pilipes; mais j'en ai trouvé aussi, en très petit nombre il est vrai dans les cellules de l'Anthophora personata.

Malgré la présence du Méloé à cicatrices dans les demeures de l'abeille maçonne que j'ai si souvent fouillées pour l'histoire des Sitaris, je n'ai jamais vu cet insecte, à aucune époque de l'année, errer sur le sol vertical, à l'entrée des couloirs, pour y déposer ses œufs comme le font les Sitaris; et j'ignorerais les détails de la ponte si Goedart, de Geer, et surtout Newport, ne nous apprenaient que les Méloés déposent leurs œufs en terre. D'après ce dernier auteur, les divers Méloés qu'il a eu occasion d'observer creusent, parmi les racines d'une touffe de gazon, dans un sol aride et exposé au soleil, un trou d'une paire de pouces de profondeur, qu'ils rebouchent avec soin après y avoir pondu leurs œufs en un tas. Cette ponte se répète à trois ou quatre reprises, à quelques jours d'intervalle dans la même saison. Pour chaque ponte, la femelle creuse un trou particulier, qu'elle ne manque pas de reboucher après. C'est en avril et en mai que ce travail a lieu.

Le nombre d'œufs fournis par une seule ponte est vraiment prodigieux. À la première ponte, qui est, il est vrai, la plus féconde de toutes, le Meloe proscarabœus, d'après les supputations de Newport, produit le nombre étonnant de 4 218 œufs; c'est le double des œufs pondus par un Sitaris. Et que serait-ce en tenant compte de deux ou trois pontes qui doivent suivre cette première! Les Sitaris, confiant leurs œufs aux galeries mêmes ou doivent nécessairement passer les Anthophores, épargnent à leurs larves une foule de dangers qu'auront à courir les larves de Méloé, qui, nées loin des demeures des abeilles, sont obligées d'aller elles-mêmes au-devant des hyménoptères nourriciers. Aussi les Méloés, dépourvus de l'instinct des Sitaris, sont-ils doués d'une fécondité incomparablement plus grande. La richesse de leurs ovaires supplée à l'insuffisance de l'instinct, en proportionnant le nombre de germes à l'étendue des chances de destruction. Quelle est donc l'harmonie transcendante qui balance ainsi la fécondité des ovaires et les perfections de l'instinct!

L'éclosion des œufs a lieu en fin mai ou en juin, un mois environ après la ponte. C'est aussi dans ce laps de temps qu'éclosent les œufs des Sitaris. Mais plus favorisées, les larves de Méloé peuvent se mettre immédiatement en recherche des hyménoptères qui doivent les nourrir; tandis que celles des Sitaris, écloses en septembre, doivent, jusqu'au mois de mai de l'année suivante, attendre immobiles et dans une abstinence complète, l'issue des Anthophores dont elles gardent l'entrée des cellules. Je ne décrirai pas la jeune larve de Méloé, suffisamment connue, en particulier par la description et la figure qu'en a données Newport; pour l'intelligence de ce qui va suivre, je me bornerai à dire que cette larve primaire est une sorte de petit pou jaune, étroit et allongé, qu'on trouve, au printemps, au milieu du duvet de divers hyménoptères.

Comment cet animalcule a-t-il passé de la demeure souterraine où les œufs viennent d'éclore, dans la toison d'une abeille? Newport soupçonne que les jeunes Méloés, à l'issue du terrier natal, grimpent sur les plantes voisines, spécialement sur les Chicoracées, et attendent, cachés entre les pétales, que quelques hyménoptères viennent butiner dans la fleur, pour s'attacher tout aussitôt à leur fourrure et se laisser emporter avec eux. J'ai mieux que les soupçons de Newport, j'ai sur ce point curieux des observations personnelles, des expérimentations qui ne laissent rien à désirer. Je vais les rapporter comme premier trait de l'histoire du Pou des Abeilles. Elles datent du 23 mai 1858.

Un talus vertical, encaissant la route de Carpentras à Bédoin est cette fois le théâtre de mes observations. Ce talus, calciné par le soleil, est exploité par de nombreux essaims d'Anthophores qui, plus industrieuses que leurs congénères, savent bâtir à l'entrée de leurs couloirs, avec des filets vermiculaires de terre, un vestibule, un bastion défensif en forme de cylindre arqué, en un mot par des essaims d'Anthophora parietina. Un maigre tapis de gazon s'étend du bord de la route au pied du talus. Pour suivre plus à l'aise les abeilles en travail, dans l'espoir de leur dérober quelque secret, je m'étais étendu depuis peu d'instants sur ce gazon, au cœur même de l'essaim inoffensif, lorsque mes vêtements se trouvèrent envahis par des légions de petits poux jaunes, courant avec une ardeur désespérée dans le fourré filamenteux de la surface du drap. Dans ces animalcules, dont j'étais çà et là poudré comme d'une poussière d'ocre, j'eus bientôt reconnu de vieilles connaissances, de jeunes Méloés, que pour la première fois j'observais autre part que dans la fourrure des hyménoptères ou dans l'intérieur de leurs cellules. Je ne pouvais laisser échapper urne occasion aussi belle d'apprendre comment ces larves parviennent à s'établir sur le corps de leurs nourriciers.

Le gazon où je m'étais couvert de ces poux en m'y reposant un instant, présentait quelques plantes en fleur dont les plus abondantes étaient trois composées: Hedypnoïs polymorpha, Senecio gallicus et Anthemis arvensis. Or c'est sur une composée, un pissenlit (Dandelion) que Newport croit se souvenir d'avoir observé de jeunes Méloés; aussi mon attention se dirigea-t-elle tout d'abord sur les plantes que je viens de mentionner. À ma grande satisfaction, presque toutes les fleurs de ces trois plantes, surtout celles de la camomille (Anthemis), se trouvèrent occupées par un nombre plus ou moins grand de jeunes Méloés. Sur tel calathide de camomille, j'ai pu compter une quarantaine de ces animalcules, tapis, immobiles, au milieu des fleurons. D'autre part, il me fut impossible d'en découvrir sur les fleurs du coquelicot et d'une roquette sauvage (Diplotaxis muralis), poussant pêle-mêle au milieu des plantes qui précèdent. Il me paraît donc que c'est uniquement sur les fleurs composées que les larves de Méloé attendent l'arrivée des hyménoptères.

Outre cette population campée sur les calathides des composées et s'y tenant immobile comme ayant atteint pour le moment son but, je ne tardai pas à en découvrir une autre, bien plus nombreuse, et dont l'anxieuse activité trahissait des recherches sans résultat. À terre, sous le gazon, couraient, effarées, d'innombrables petites larves, rappelant, sur quelques points, le tumultueux désordre d'une fourmilière bouleversée; d'autres grimpaient à la hâte au sommet d'un brin d'herbe et en descendaient avec la même précipitation; d'autres encore plongeaient dans la bourre cotonneuse des gnaphales desséchés, y séjournaient un moment et reparaissaient bientôt après pour recommencer leurs recherches. Enfin, avec un peu d'attention, je pus me convaincre que, dans l'étendue d'une dizaine de mètres carrés, il n'y avait peut-être pas un seul brin de gazon qui ne fût exploré par plusieurs de ces larves.

J'assistais évidemment à la sortie récente des jeunes Méloés hors des terriers maternels. Une partie s'était déjà établie sur les fleurs des camomilles et des séneçons pour attendre l'arrivée des hyménoptères; mais la majorité errait encore à la recherche de ce gîte provisoire. C'est par cette population errante que j'avais été envahi en me couchant au pied du talus. Toutes ces larves, dont je n'oserais limiter le nombre effrayant de milliers, ne pouvaient former une seule famille et reconnaître une même mère; malgré ce que Newport nous a appris sur l'étonnante fécondité des Méloés, je ne saurais le croire tant leur multitude était grande.

Bien que le tapis de verdure se continuât dans une longue étendue sur le bord de la route, il me fut impossible d'y découvrir une seule larve de Méloé autre part que dans les quelques mètres carré placés en face du talus habité par l'abeille maçonne. Ces larves ne devaient donc pas venir de loin; pour se trouver au voisinage des Anthophores, elles n'avaient pas eu de longues pérégrinations à faire, car on n'apercevait nulle part les retardataires, les traînards, inévitables dans une pareille caravane en voyage. Les terriers où s'était faite l'éclosion se trouvaient par conséquent dans ce gazon en face des demeures des abeilles. Ainsi les Méloés, loin de déposer leurs œufs au hasard, comme pourrait le faire croire leur vie errante, et de laisser aux jeunes le soin de se rapprocher de leur futur domicile, savent reconnaître les lieux hantés par les Anthophores et font leur ponte à proximité de ces lieux.

Avec telle multitude de parasites occupant les fleurs composées dans l'étroit voisinage des nids de l'Anthophore, il est impossible que tôt ou tard la majorité de l'essaim ne soit infesté. Au moment de mes observations, une partie relativement fort minime de la légion famélique était en attente sur les fleurs, l'autre partie errait encore sur le sol, où les Anthophores très rarement se posent; et cependant, au milieu du duvet thoracique de presque toutes les Anthophores que j'ai saisies pour les examiner, j'ai reconnu la présence de plusieurs larves de Méloés.

J'en ai pareillement trouvé sur le corps des Mélectes et des Coelioxys, hyménoptères parasites de l'Anthophore. Suspendant leur audacieux va-et-vient devant les galeries en construction, ces larrons de cellules approvisionnées, se posent un instant sur quelque fleur de camomille, et voilà que le voleur sera volé. Au sein de leur duvet un pou imperceptible s'est glissé qui, au moment où le parasite, après avoir détruit l'œuf de l'Anthophore, déposera le sien sur le miel usurpé, se laissera couler sur cet œuf pour le détruire à son tour et rester unique maître des provisions. La pâtée de miel amassée par l'Anthophore passera ainsi par trois maîtres, et restera finalement la propriété du plus faible des trois.

Et qui nous dira si le Méloé ne sera pas, à son tour, dépossédé par un nouveau larron; ou même si à l'état de larve somnolente, molle et replète, il ne deviendra pas la proie de quelque ravageur, qui lui rongera les entrailles vivantes? En méditant sur cette lutte fatale, implacable, que la nature impose, pour leur conservation, à ces divers êtres, tour à tour possesseurs et dépossédés, tour à tour dévorants et dévorés, un sentiment pénible se mêle à l'admiration que suscitent les moyens employés par chaque parasite pour atteindre son but; et oubliant un instant le monde infime où ces choses se passent, on est pris d'effroi devant cet enchaînement de larcins, d'astuces et de brigandages qui rentrent, hélas dans les vues de l'alma parens rerum.

Les jeunes larves de Méloé établies dans le duvet des Anthophores ou dans celui des Mélectes et des Coelioxys, leurs parasites, avaient pris une voie infaillible pour arriver tôt ou tard dans la cellule désirée. Était-ce de leur part un choix dicté par la clairvoyance de l'instinct, ou tout simplement l'effet d'un heureux hasard? L'alternative fut bientôt décidée. Divers diptères, des Éristales, des Calliphores (Eristalis tenax, Calliphora vomitoria), s'abattaient de temps en temps sur les fleurs de séneçon et de camomille occupées par les jeunes Méloés et s'y arrêtaient un moment pour en sucer les exsudations sucrées. Sur tous ces diptères, j'ai trouvé, à bien peu d'exceptions près, des larves de Méloé, immobiles au milieu des soies du thorax. Je citerai encore, comme envahie par ces larves, une Ammophile (Ammophila hirsuta), qui approvisionne ses terriers d'une chenille au premier printemps, tandis que ses congénères nidifient en automne. Cette Ammophile ne fit que raser pour ainsi dire la surface d'une fleur; je la pris: des Méloés circulaient sur son corps. Il est clair que ni les Éristales, ni les Calliphores, dont les larves vivent dans les matières corrompues, ni les Ammophiles, qui approvisionnent les leurs de chenilles, n'auraient jamais amené dans des cellules remplies de miel les larves qui les avaient envahies. Ces larves s'étaient donc fourvoyées, et l'instinct, chose rare, se trouvait ici en défaut.

Portons maintenant notre attention sur les jeunes Méloés en expectative sur les fleurs de camomille. Ils sont là, dix, quinze ou davantage, à demi plongés dans la gorge des fleurons d'un même calathide ou dans les interstices; aussi faut-il une certaine attention pour les apercevoir, leur cachette étant d'autant plus efficace que la couleur ambrée de leur corps se confond avec la teinte jaune des fleurons. Si rien d'extraordinaire ne se passe sur la fleur, si un ébranlement subit n'annonce l'arrivée d'un hôte étranger, les Méloés, totalement immobiles, ne donnent pas signe de vie. À les voir plongés verticalement, la tête en bas, dans la gorge des fleurons, on pourrait croire qu'ils sont à la recherche de quelque humeur sucrée, leur nourriture; mais alors ils devraient passer plus fréquemment d'un fleuron à l'autre, ce qu'ils ne font pas, si ce n'est lorsque, après une alerte sans résultat, ils regagnent leurs cachettes et choisissent le point qui leur paraît le plus favorable. Cette immobilité signifie que les fleurons de la camomille leur servent seulement de lieu d'embuscade, comme plus tard le corps de l'Anthophore leur servira uniquement de véhicule pour arriver à la cellule de l'hyménoptère. Ils ne prennent donc aucune nourriture, pas plus sur les fleurs que sur les abeilles; et comme pour les Sitaris, leur premier repas consistera dans l'œuf de l'Anthophore, que les crocs de leurs mandibules sont destinés à éventrer.

Leur immobilité est, disons-nous, complète; mais rien n'est plus facile que d'éveiller leur activité en suspens. Avec un brin de paille, ébranlons légèrement une fleur de camomille: à l'instant les Méloés quittent leurs cachettes, s'avancent en rayonnant de tous côtés sur les pétales blancs de la circonférence, et les parcourent d'un bout à l'autre avec toute la rapidité que permet l'exiguïté de leur taille. Arrivés au bout extrême des pétales, ils s'y fixent soit avec leurs appendices caudaux, soit peut-être avec une viscosité analogue à celle que fournit le bouton anal des Sitaris; et le corps pendant en dehors, les six pattes libres, ils se livrent à des flexions en tous sens, ils s'étendent autant qu'ils le peuvent, comme s'ils s'efforçaient d'atteindre un but trop éloigné. Si rien ne se présente qu'ils puissent saisir, ils regagnent le centre de la fleur après quelques vaines tentatives et reprennent bientôt leur immobilité.

Mais si l'on admet à leur proximité un objet quelconque, ils ne manquent de s'y accrocher avec une prestesse surprenante. Une feuille de graminée, un fétu de paille, la branche de mes pinces que je leur présente, tout leur est bon, tant il leur tarde de quitter le séjour provisoire de la fleur. Il est vrai qu'arrivés sur ces objets inanimés, ils reconnaissent bientôt qu'ils ont fait fausse route, ce que l'on voit à leurs marches et contre-marches affairées, et à leur tendance à revenir sur la fleur, s'il en est temps encore. Ceux qui se sont ainsi jetés étourdiment sur un bout de paille et qu'on laisse retourner à la fleur, se reprennent difficilement au même piège. Il y a donc aussi, pour ces points animés, une mémoire, une expérience des choses.

Après ces essais, j'en ai tenté d'autres avec des matières filamenteuses, imitant plus ou moins bien le duvet des hyménoptères, avec de petits morceaux de drap ou de velours coupés sur mes vêtements, avec des tampons de coton, avec des pelotes de bourre récoltée sur les gnaphales. Sur tous ces objets, présentés au bout des pinces, les Méloés se sont précipités sans difficulté aucune; mais loin d'y rester en repos, comme ils le font sur le corps des hyménoptères, ils m'ont bientôt convaincu, par leurs démarches inquiètes, qu'ils se trouvaient aussi dépaysés dans ces fourrures que sur la surface glabre d'un tuyau de paille. Je devais m'y attendre: ne venais-je pas de les voir errer sans repos sur les gnaphales enveloppés de bourre cotonneuse? S'il leur suffisait d'atteindre l'abri d'un duvet pour se croire arrivés à bon port, presque tous périraient, sans autre tentative, au milieu du duvet des plantes.

Présentons maintenant des insectes vivants, et d'abord des Anthophores. Si l'abeille, débarrassée préalablement des parasites qu'elle peut porter, est saisie par les ailes et mise un instant en contact avec la fleur, on la trouve invariablement, après ce contact rapide, envahie par des Méloés accrochés à ses poils. Ceux-ci gagnent prestement un point du thorax, généralement les épaules, les flancs, et, arrivés là, ils restent immobiles: la seconde étape de leur étrange voyage est atteinte.

Après les Anthophores, j'ai essayé les premiers insectes vivants qu'il m'a été possible de me procurer sur-le-champ: des Éristales, des Calliphores, des Abeilles domestiques, de petits Papillons. Tous ont été également envahis par les Méloés, sans hésitation; mieux encore, sans tentatives pour revenir sur les fleurs. Faute de pouvoir trouver à l'instant des coléoptères, je n'ai pu expérimenter avec ces derniers. Newport, opérant il est vrai dans des conditions bien différentes des miennes, puisque ses observations portaient sur des jeunes Méloés captifs dans un flacon, tandis que les miennes étaient faites dans les circonstances normales, Newport, dis-je, a vu les Méloés s'attacher au corps d'un Malachius, et y rester immobiles; ce qui me porte à croire qu'avec des coléoptères j'aurais obtenu les mêmes résultats qu'avec un Éristale, par exemple. Et, en effet, il m'est arrivé plus tard de trouver des larves de Méloé su le corps d'un gros coléoptère, la Cétoine dorée, hôte assidu des fleurs.

La classe des insectes épuisée, j'ai mis à leur portée ma dernière ressource, une grosse Araignée noire. Sans hésitation, ils ont passé de la fleur sur l'aranéide, ont gagné le voisinage des articulations des pattes et s'y sont établis immobiles. Ainsi tout leur paraît bon pour quitter le séjour provisoire où ils attendent; sans distinction d'espèce, de genre, de classe, ils s'attachent au premier être vivant que le hasard met à leur portée. On conçoit alors comment ces jeunes larves ont pu être observées sur une foule d'insectes différents, en particulier sur les espèces printanières de diptères et d'hyménoptères butinant sur les fleurs; on conçoit encore la nécessité de ce nombre prodigieux de germes pondus par une seule femelle de Méloé, puisque l'immense majorité des larves qui en proviendront prendra infailliblement une fausse voie et ne pourra parvenir aux cellules des Anthophores. L'instinct est ici en défaut et la fécondité y supplée.

Mais il reprend son infaillibilité dans une autre circonstance. Les Méloés, on vient de le voir, passent sans difficulté de la fleur sur les objets à leur portée, quels qu'ils soient, glabres ou velus, vivants ou inanimés: cela fait, ils se comportent bien différemment suivant qu'ils viennent d'envahir soit le corps d'un insecte, soit tout autre objet. Dans le premier cas, sur un diptère et un papillon velus, sur une araignée et un coléoptère glabres, les larves restent immobiles après avoir gagné le point qui leur convient. Leur désir instinctif est donc satisfait. Dans le second cas, au milieu du duvet du drap et du velours, au milieu des filaments soit du coton, soit de la bourre de gnaphale, et enfin sur la surface glabre d'une paille et d'une feuille, elles trahissent la connaissance de leur méprise par leurs continuelles allées et venues, par leurs efforts pour revenir sur la fleur imprudemment abandonnée.

Comment donc reconnaissent-elles la nature du corps sur lequel elles viennent de passer; comment se fait-il que ce corps, quel que soit l'état de sa surface, tantôt leur convienne et tantôt ne leur convienne pas? Est-ce par la vue qu'elles jugent de leur nouveau séjour? Mais alors la méprise ne serait pas possible; la vue leur dirait tout d'abord si l'objet à leur portée est convenable ou non, et d'après ses conseils l'émigration se ferait ou ne se ferait pas. Et puis, comment admettre qu'ensevelie dans l'épais fourré d'une pelote de coton ou dans la toison d'une Anthophore, l'imperceptible larve puisse reconnaître, par la vue, la masse énorme qu'elle parcourt?

Est-ce par l'attouchement, par quelque sensation due aux frémissements intimes d'une chair vivante? Pas davantage: les larves de Méloé restent immobiles sur des cadavres d'insectes complètement desséchés, sur des Anthophores mortes et extraites de cellules vieilles au moins d'un an. Je les ai vues en parfaite quiétude sur des tronçons d'Anthophore, sur des thorax rongés et vidés par les mites depuis longtemps. Par quel sens leur est-il donc possible de distinguer un thorax d'Anthophore d'une pelote veloutée quand la vue et le toucher ne peuvent être invoqués? Il reste l'odorat. Mais alors quelle exquise subtilité ne lui faut-il pas supposer; et d'ailleurs quelle analogie d'odeur peut-on admettre entre tous les insectes qui morts ou vivants, en entier ou en tronçons, frais ou desséchés, conviennent aux Méloés, tandis que toute autre chose ne leur convient pas? Un misérable pou, un point vivant, nous laisse très perplexe sur la sensibilité qui le guide. Encore une énigme qui s'ajoute à tant d'autres énigmes.

Après les observations que je viens de raconter, il me restait à fouiller la nappe de terre habitée par les Anthophores: j'aurai suivi dans ses transformations la larve de Méloé. C'était bien le Méloé à cicatrices dont je venais d'étudier la larve; c'était bien lui qui ravageait les cellules de l'abeille maçonne car je le trouvais mort dans les vieilles galeries d'où il n'avait pu sortir. Une ample moisson m'était promise par cette occasion, qui ne s'est plus présentée. Il me fallut renoncer à tout. Mon jeudi touchait à sa fin; je devais rentrer à Avignon pour reprendre le lendemain l'électrophore et le tube de Torricelli. Bienheureux jeudis! quelles superbes occasions ai-je manquées parce que vous étiez trop courts!

Revenons en arrière d'une année pour continuer cette histoire; j'ai recueilli, dans des conditions bien moins favorables, il est vrai, assez de notes pour tracer la biographie de l'animalcule que nous venons de voir émigrer des fleurs de la camomille sur le dos des Anthophores. D'après ce que j'ai dit au sujet des larves de Sitaris, il est évident que les larves de Méloé, campées comme les premières sur le dos d'une abeille, ont uniquement pour but de se faire conduire par cette abeille dans les cellules approvisionnées, et non de vivre quelque temps aux dépens du corps qui les porte.

S'il était nécessaire de le prouver, il suffirait de dire qu'on ne voit jamais ces larves essayer de percer les téguments de l'abeille, ou bien d'en ronger quelques poils et qu'on ne les voit pas non plus augmenter de taille tant qu'elles se trouvent sur le corps de l'hyménoptère. Pour les Méloés, comme pour les Sitaris, l'Anthophore sert donc uniquement de véhicule vers un but qui est une cellule approvisionnée.

Il nous reste à apprendre comment le Méloé abandonne le duvet de l'abeille qui l'a voituré pour pénétrer dans la cellule. Avec des larves recueillies sur le corps de divers hyménoptères, j'ai fait, avant de connaître à fond la tactique des Sitaris, et Newport avait fait avant moi, des recherches pour jeter quelque jour sur ce point capital de l'histoire des Méloés. Mes tentatives, calquées sur celles que j'avais entreprises sur les Sitaris, ont éprouvé le même échec. L'animalcule, mis en rapport avec des larves ou des nymphes d'Anthophore, n'a donné aucune attention à cette proie; d'autres, placés dans le voisinage de cellules ouvertes et pleines de miel, n'y ont pas pénétré ou tout au plus ont visité les bords de l'orifice; d'autres enfin, déposés dans la cellule, sur sa paroi sèche ou à la surface du miel, sont ressortis aussitôt ou bien ont péri englués. Le contact du miel leur est aussi fatal qu'aux jeunes Sitaris.

Des fouilles faites, à diverses époques, dans les nids de l'Anthophora pilipes, m'avaient appris, depuis quelques années, que le Méloé à cicatrices est, comme le Sitaris, parasite de cet hyménoptère; j'avais, en effet, trouvé de temps à autre, dans les cellules de l'abeille, des Méloés adultes, morts et desséchés. D'autre part, je savais, par L. Dufour, que l'animalcule jaune, que le pou qu'on trouve dans le duvet des hyménoptères avait été reconnu, grâce aux recherches de Newport, comme étant la larve des Méloés. Avec ces notions, rendues plus frappantes par ce que j'apprenais chaque jour au sujet des Sitaris, je me suis rendu à Carpentras, le 21 mai, pour visiter les nids en construction de l'Anthophore, ainsi que je l'ai raconté. Si j'avais presque la certitude de réussir tôt ou tard au sujet des Sitaris, qui s'y trouvent excessivement abondants, je n'avais que bien peu d'espoir pour les Méloés, qui sont fort rares, au contraire, dans les mêmes nids. Cependant les circonstances m'ont favorisé plus que je n'aurais osé espérer, et après six heures d'un travail où la pioche jouait un grand rôle, j'étais possesseur, à la sueur de mon front, d'un nombre considérable de cellules occupées par les Sitaris, et de deux autres cellules appartenant aux Méloés.

Si mon enthousiasme n'avait pas eu le temps de se refroidir par la vue, renouvelée à chaque instant, de jeunes Sitaris campés sur un œuf d'Anthophore, flottant au centre de la petite mare de miel, il aurait pu se donner libre carrière à la vue du contenu de l'une de ces cellules. Sur le miel, noir et liquide, flotte une pellicule ridée; et sur cette pellicule se tient immobile un pou jaune. La pellicule, c'est l'enveloppe vide de l'œuf de l'Anthophore; le pou, c'est une larve de Méloé.

L'histoire de cette larve se complète maintenant d'elle-même. Le jeune Méloé abandonne le duvet de l'abeille au moment de la ponte; et puisque le contact du nid lui serait fatal, il doit, pour s'en préserver, adopter la tactique suivie par le Sitaris, c'est-à-dire se laisser couler à la surface du miel avec l'œuf en voie d'être pondu. Là, son premier travail est de dévorer l'œuf qui lui sert de radeau, comme l'atteste l'enveloppe vide sur laquelle il est encore; et c'est après ce repas, le seul qu'il prenne tant qu'il conserve sa forme actuelle, c'est après ce repas qu'il doit commencer sa longue série de transformations et se nourrir du miel amassé par l'Anthophore. Tel est le motif de l'échec complet, tant de mes tentatives que de celles de Newport, pour élever les jeunes larves de Méloé. Au lieu de leur offrir du miel, ou des larves, ou des nymphes, il fallait les déposer sur les œufs récemment pondus par l'Anthophore.

À mon retour de Carpentras, j'ai voulu faire cette éducation, en même temps que celle des Sitaris, qui m'a si bien réussi; mais comme je n'avais pas des larves de Méloé à ma disposition, et que je ne pouvais m'en procurer qu'en les recherchant dans la toison des hyménoptères, les œufs d'Anthophore se sont tous trouvés éclos dans les cellules que j'avais rapportées de mon expédition, lorsque j'ai pu enfin en trouver. Cet essai manqué est peu à regretter, car les Méloés et les Sitaris ayant la similitude la plus complète, non seulement dans les mœurs mais encore dans le mode d'évolution, il est hors de doute que j'aurais dû réussir. Je crois même que cette éducation peut se tenter avec des cellules de divers hyménoptères, pourvu que l'œuf et le miel ne diffèrent pas trop de ceux de l'Anthophore. Je ne compterais pas, par exemple, sur un succès avec les cellules de l'Osmia tricornis, cohabitant avec l'Anthophore: son œuf est court et gros; son miel est jaune, sans odeur, solide, presque pulvérulent et d'une saveur très faible.


XVII

L'HYPERMÉTAMORPHOSE

Par un machiavélique stratagème, la larve primaire des Méloés et des Sitaris a pénétré dans la cellule de l'Anthophore; elle s'est établie sur l'œuf, à la fois sa première nourriture et son radeau de sauvetage. Que devient-elle une fois l'œuf épuisé?

Revenons d'abord à la larve du Sitaris. Au bout de huit jours, l'œuf de l'Anthophore est tari par le parasite et se réduit à l'enveloppe, mince nacelle qui préserve l'animalcule du contact mortel du miel. C'est sur cette nacelle que s'opère la première transformation, après laquelle la larve, alors organisée pour vivre dans un milieu gluant, se laisse choir du radeau dans le lac de miel, et abandonne, accrochée à l'enveloppe de l'œuf, sa dépouille fendue sur le dos. À cette époque, on voit flotter, immobile sur le miel, un corpuscule d'un blanc laiteux, ovalaire, aplati et d'une paire de millimètres de longueur. C'est la larve du Sitaris sous sa nouvelle forme. À l'aide d'une loupe, on distingue les fluctuations du canal digestif, qui se gorge de miel, et sur le pourtour du dos plat et elliptique, on aperçoit un double cordon de points respiratoires qui, par leur position, ne peuvent être obstrué par le liquide visqueux. Pour décrire en détail cette larve, attendons qu'elle ait acquis tout son développement, ce qui ne saurait tarder car les provisions diminuent avec rapidité.

Cette rapidité toutefois n'est pas comparable à celle que mettent les larves gloutonnes de l'Anthophore à achever les leurs. Ainsi, en visitant une dernière fois les habitations des Anthophores, le 25 juin, j'ai trouvé que les larves de l'abeille avaient toutes achevé leurs provisions et atteint leur complet développement; tandis que celles des Sitaris, encore plongées dans le miel, n'avaient, pour la plupart, que la moitié du volume qu'elles doivent finalement acquérir. Nouveau motif pour les Sitaris de détruire un œuf qui, s'il se développait, donnerait une larve vorace, capable de les affamer en fort peu de temps. En élevant moi-même les larves dans des tubes de verre, j'ai reconnu que les Sitaris mettent de trente-cinq à quarante jours pour achever leur pâtée de miel; et que celles des Anthophores emploient moins de deux semaines pour le même repas.

C'est dans la première quinzaine du mois de juillet que les larves de Sitaris atteignent toute leur grosseur. À cette époque, la cellule usurpée par le parasite ne contient plus qu'une larve replète, et en un coin, un tas de crottins rougeâtres. Cette larve est molle, blanche et mesure de 12 à 13 millimètres de longueur, sur 6 millimètres dans sa plus grande largeur. Vue par le dos, comme lorsqu'elle flotte sur le miel, elle est de forme elliptique, atténuée graduellement vers l'extrémité antérieure, et plus brusquement vers l'extrémité postérieure. Sa face ventrale est fort convexe; sa face dorsale, au contraire, est à peu près plane. Quand la larve flotte sur le miel liquide, elle est comme lestée par le développement excessif de la face ventrale plongeant dans le miel, ce qui lui rend possible un équilibre pour elle de la plus haute importance. En effet, les orifices respiratoires, rangés sans moyen de protection sur chaque bord du dos presque plat, sont à fleur du liquide visqueux, et au moindre faux mouvement seraient obstrués par cette glu tenace si un lest convenable n'empêchait la larve de chavirer. Jamais abdomen obèse n'a été de plus grande utilité: à la faveur de cet embonpoint du ventre, la larve est à l'abri de l'asphyxie.

Ses segments sont au nombre de treize, y compris la tête. Celle-ci est pâle, molle, comme le reste du corps, et fort petite relativement au volume de l'animal. Les antennes sont excessivement courtes et composées de deux articles cylindriques. J'ai vainement, à l'aide d'une forte loupe, cherché des yeux. Dans son état précédent, la larve, assujettie à de singulières migrations, a évidemment besoin de la vue, et elle est pourvue de quatre ocelles. Dans l'état actuel, à quoi lui serviraient des yeux au fond d'une cellule d'argile, où règne la plus complète obscurité?

Le labre est saillant, non distinctement séparé de la tête, courbe en avant et bordé de cils pâles et très fins. Les mandibules sont petites, roussâtres vers l'extrémité, obtuses et excavées au côté interne en forme de cuiller. Au-dessous des mandibules se trouve une pièce charnue, couronnée par deux très petits mamelons. C'est la lèvre inférieure avec ses deux palpes. Elle est flanquée, de droite et de gauche, de deux autres pièces également charnues, étroitement accolées à la lèvre, et portant à l'extrémité un rudiment de palpe formé de deux ou trois très petits articles. Ces deux pièces sont les futures mâchoires. Tout cet appareil, lèvres et mâchoires, est complètement immobile, et dans un état rudimentaire qui met la description en défaut. Ce sont des organes naissants, encore voilés, embryonnaires. Le labre et la lame complexe formée par la lèvre et les mâchoires laissent entre elles une étroite fente, dans laquelle jouent les mandibules.

Les pattes sont purement vestigiaires, car bien que formées de trois petits articles cylindriques, elles n'ont guère qu'un demi-millimètre de longueur. L'animal ne peut en faire usage, non seulement dans le miel coulant où il habite, mais encore sur un sol consistant. Si l'on tire la larve de la cellule pour la mettre sur un corps solide et l'observer plus à l'aise, on voit que la protubérance démesurée de l'abdomen, en tenant le thorax relevé, empêche les pattes de trouver un appui. Couchée sur le flanc, seule station possible, à cause de sa conformation, la larve reste immobile, ou n'exécute que quelques mouvements vermiculaires et paresseux de l'abdomen, sans jamais remuer ses pattes débiles, qui ne pourraient d'ailleurs lui servir en aucune manière. En somme à l'animalcule si alerte, si actif du début, a succédé un ver ventripotent, rendu immobile par son obésité. Qui reconnaîtrait dans cet animal lourd, mou, aveugle, laidement ventru, n'ayant pour pattes qu'une sorte de moignons sans usage, l'élégante bestiole de tout à l'heure, cuirassée, svelte et pourvue d'organes d'une haute perfection pour accomplir ses périlleux voyages?

Enfin, on compte neuf paires de stigmates: une paire sur le mésothorax et les autres sur les huit premiers segments de l'abdomen. La dernière paire, ou celle du huitième segment abdominal est formée de stigmates si petits que, pour les découvrir, il faut être averti par les états suivants de la larve et promener une loupe bien patiente sur l'alignement des autres paires. Ce ne sont là encore que des stigmates vestigiaires. Les autres sont assez grands, à péritrème pâle, circulaire et non saillant.

Si, sous sa première forme, la larve de Sitaris est organisée pour agir, pour se mettre en possession de la cellule convoitée, sous sa seconde forme, elle est uniquement organisée pour digérer les provisions conquises. Donnons un coup d'œil à son organisation interne, et en particulier à son appareil digestif. Chose étrange: cet appareil où doit s'engouffrer la masse du miel amassée par l'Anthophore, est en tout pareil à celui du Sitaris adulte, qui ne prend peut-être jamais de nourriture. C'est, de part et d'autre, le même oesophage très court, le même ventricule chylifique, vide dans l'insecte parfait, distendu dans la larve par une abondante pulpe orangée; ce sont dans l'un et l'autre les mêmes vaisseaux biliaires au nombre de quatre et accolés au rectum par une de leurs extrémités. Ainsi que l'insecte parfait, la larve est dépourvue de glandes salivaires et de tout autre appareil analogue Son appareil d'innervation comprend onze ganglions, en ne tenant compte du collier oesophagien; tandis que dans l'insecte parfait, on n'en trouve plus que sept, trois pour le thorax, dont les deux derniers contigus, et quatre pour l'abdomen.

Quand ses provisions sont achevées, la larve reste un petit nombre de jours dans un état stationnaire, en rejetant de temps à autre quelques crottins rougeâtres jusqu'à ce que le tube digestif soit totalement libéré de sa pulpe orangée. Alors l'animal se contracte, se ramasse sur lui-même, et l'on ne tarde pas à voir se détacher de son corps une pellicule transparente, un peu chiffonnée, très fine et formant un sac-issue, dans lequel vont se passer désormais les transformations suivantes. Sur ce sac épidermique, sur cette espèce d'outre transparente, formée par la peau de la larve détachée tout d'une pièce, sans aucune fissure, on distingue les divers organes externes bien conservés: la tête avec ses antennes, ses mandibules, ses mâchoires, ses palpes; les segments thoraciques, avec leurs pattes vestigiaires; l'abdomen, avec son cordon d'orifices stigmatiques encore reliés l'un à l'autre par des filaments trachéens.

Puis sous cette enveloppe, dont la délicatesse peut à peine supporter le toucher le plus circonspect, on voit se dessiner une masse blanche, molle, qui, en quelques heures, acquiert une consistance solide, cornée, et une teinte d'un fauve ardent. La transformation est alors achevée. Déchirons le sac de fine gaze enveloppant l'organisation qui vient de se former et portons notre examen sur cette troisième forme de la larve de Sitaris.

C'est un corps inerte, segmenté, à contour ovalaire, d'une consistance cornée, en tout pareille à celle des pupes et des chrysalides, et d'une couleur d'un fauve ardent qu'on ne peut mieux comparer qu'à celle des jujubes. Sa face supérieure forme un double plan incliné dont l'arête est très émoussée; sa face inférieure est d'abord plane, mais devient, par suite de l'évaporation, de jour en jour plus concave, en laissant un bourrelet saillant sur tout son contour ovalaire. Enfin ses deux extrémités ou pôles sont un peu aplaties. Le grand axe de la face inférieure est en moyenne de 12 millimètres, et le petit axe de 6 millimètres.

Au pôle céphalique de ce corps se trouve une sorte de masque modelé vaguement sur la tête de la larve; et au pôle opposé, un petit disque circulaire profondément ridé dans sa partie centrale. Les trois segments qui font suite à la tête portent chacun une paire de très petits boutons, à peine visibles sans le secours de la loupe, et qui sont, par rapport aux pattes de la larve dans sa forme précédente, ce que le masque céphalique est pour la tête de la même larve. Ce ne sont pas des organes, mais des indices, des traits de repère jetés aux points où doivent plus tard apparaître ces organes. Sur chaque flanc, on compte enfin neuf stigmates, placés comme précédemment sur le mésothorax et les huit premiers segments abdominaux. Les huit premiers stigmates sont d'un brun foncé et tranchent nettement sur la couleur fauve du corps. Ils consistent en petits boutons luisants, coniques, perforés au sommet d'un orifice rond. Le neuvième stigmate, quoique façonné comme les précédents, est incomparablement plus petit; on ne peut le distinguer sans loupe.

L'anomalie, déjà si manifeste dans le passage de la première forme à la seconde, le devient encore ici davantage; et l'on ne sait de quel nom appeler une organisation sans terme de comparaison, non seulement dans l'ordre des coléoptères, mais dans la classe entière des insectes. Si, d'une part, cette organisation offre de nombreux points de ressemblance avec les pupes des diptères par sa consistance cornée, par l'immobilité complète de ses divers segments, par l'absence à peu près totale des reliefs qui permettraient de distinguer les parties de l'insecte parfait; si, d'autre part, elle se rapproche des chrysalides parce que l'animal, pour arriver à cet état, a besoin de se dépouiller de sa peau, comme le font les Chenilles; elle diffère de la pupe parce qu'elle n'a pas pour enveloppe le tégument superficiel et devenu corné, mais bien un tégument plus interne de la larve; et elle diffère des chrysalides par l'absence de sculptures qui trahissent, dans ces dernières, les appendices de l'insecte parfait. Enfin, elle diffère encore plus profondément et de la pupe et de la chrysalide, parce que de ces deux organisations dérive immédiatement l'insecte parfait, tandis que ce qui lui succède est simplement une larve pareille à celle qui l'a précédée. Je proposerai, pour désigner l'étrange organisation, le terme de pseudo-chrysalide; et je réserverai les noms de larve primaire, de seconde larve, de troisième larve, pour désigner, en peu de mots, chacune des trois formes sous lesquelles les Sitaris ont tous les caractères des larves.

Si le Sitaris, en revêtant la forme de pseudo-chrysalide se transfigure à l'extérieur jusqu'au point de dérouter la science des morphoses entomologiques, il n'en est pas de même à l'intérieur. J'ai à toutes les époques de l'année, scruté les entrailles des pseudo-chrysalides, qui restent, en général, stationnaires pendant une année entière, et je n'ai jamais observé d'autres formes dans leurs organes que celles qu'on trouve dans la seconde larve. Le système nerveux n'a pas subi de changement. L'appareil digestif est rigoureusement vide, et, à cause de sa vacuité, n'apparaît que comme un mince cordon, perdu, noyé au milieu des sachets adipeux. L'intestin stercoral a plus de consistance, ses formes sont mieux arrêtées. Les quatre vaisseaux biliaires sont toujours parfaitement distincts. Le tissu adipeux est plus abondant que jamais: il forme à lui seul tout le contenu de la pseudo-chrysalide, en ne tenant compte, sous le rapport du volume, des filaments insignifiants du système nerveux et de l'appareil digestif. C'est la réserve où la vie doit puiser pour ses œuvres futures.

Quelques Sitaris ne restent guère qu'un mois à l'état de pseudo-chrysalide. Les autres morphoses s'accomplissent dans le courant du mois d'août, et au commencement de septembre, l'insecte arrive à l'état parfait. Mais, en général, l'évolution est plus lente; la pseudo-chrysalide passe l'hiver et ce n'est, pour le plus tôt, qu'au moins de juin de la seconde année que s'opèrent les dernières transformations. Passons sous silence cette longue période de repos, pendant laquelle le Sitaris, sous forme de pseudo-chrysalide, dort, au fond de sa cellule, d'un sommeil aussi léthargique que celui d'un germe dans son œuf; et arrivons aux mois de juin et de juillet de l'année suivante, époque de ce que l'on pourrait appeler une seconde éclosion.

La pseudo-chrysalide est toujours enfermée dans l'outre délicate formée par la peau de la seconde larve. À l'extérieur rien de nouveau ne s'est passé; mais à l'intérieur de graves changements viennent de s'accomplir. J'ai dit que la pseudo-chrysalide présentait une face supérieure voûtée en dos d'âne, et une face inférieure d'abord plane, puis de plus en plus concave. Les flancs du double plan incliné de la face supérieure ou dorsale prennent part aussi à cette dépression occasionnée par l'évaporation des parties fluides, et il arrive un moment où ces flancs sont tellement déprimés qu'une section de la pseudo-chrysalide, par un plan perpendiculaire à son axe, serait représentée au moyen d'un triangle curviligne, à sommets émoussés, et dont les côtés tourneraient leur convexité en dedans. C'est sous cet aspect que la pseudo-chrysalide se présente pendant l'hiver et le printemps.

Mais en juin elle a perdu cet aspect flétri; elle figure un ballon régulier, un ellipsoïde dont les sections perpendiculaires au grand axe sont des cercles. Un fait plus important que cette expansion, comparable à celle qu'on obtient en soufflant dans une vessie ridée, vient également de se passer. Les téguments cornés de la pseudo-chrysalide se sont détachés de leur contenu tout d'une pièce, sans rupture, de la même manière que l'avait fait l'an passé la peau de la seconde larve; et ils forment ainsi une nouvelle enveloppe utriculaire, sans adhérence aucune avec son contenu, et incluse elle-même dans l'outre façonnée aux dépens de la peau de la seconde larve. De ces deux sacs, sans issue, emboîtés l'un dans l'autre, l'extérieur est transparent, souple, incolore et d'une extrême délicatesse; le second est cassant, presque aussi délicat que le premier, mais beaucoup moins translucide à cause de sa coloration fauve qui le fait ressembler à une mince pellicule d'ambre. Sur ce second sac, se retrouvent les verrues stigmatiques, les boutons thoraciques, etc., qu'on observait sur la pseudo-chrysalide. Enfin, dans sa cavité, s'entrevoit quelque chose, dont la forme reporte aussitôt l'esprit à la seconde larve.

Et en effet, si l'on déchire la double enveloppe qui protège ce mystère, on reconnaît, non sans étonnement, qu'on a sous les yeux une nouvelle larve pareille à la seconde. Après une transfiguration des plus singulières, l'animal est revenu en arrière, à sa seconde forme. Décrire la nouvelle larve est chose inutile, car elle ne diffère de la précédente que par quelques légers détails. C'est dans les deux la même tête avec ses divers appendices à peine ébauchés; ce sont les mêmes pattes vestigiaires, les mêmes moignons transparents comme du cristal. La troisième larve ne diffère de la seconde que par un abdomen moins gros, à cause de la vacuité complète de l'appareil digestif; par un double chapelet de coussinets charnus qui règne sur chaque flanc; par le péritrème des stigmates, cristallin et légèrement saillant, mais moins que dans la pseudo-chrysalide; par les stigmates de neuvième paire, jusqu'ici rudimentaires, et maintenant à peu près aussi gros que les autres; enfin par les mandibules terminées en pointe très aiguë. Mise hors de son double étui, la troisième larve n'exécute que des mouvements très paresseux de contraction et de dilatation, sans pouvoir progresser, sans pouvoir même se tenir dans la station normale, à cause de la débilité de ses pattes. Elle reste ordinairement immobile, couchée sur le flanc; ou bien elle ne traduit sa somnolente activité que par de faibles mouvements vermiculaires.

Au moyen du jeu alternatif de ces contractions et de ces dilatations, si paresseuses qu'elles soient, la larve parvient cependant à se retourner bout à bout dans l'espèce de coque que lui forment les téguments pseudo-chrysalidaires, quand accidentellement elle s'y trouve placée là en bas; et cette opération est d'autant plus difficile, que la cavité de la coque est à peu de chose près exactement remplie par la larve. L'animal se contracte, fléchit la tête sous le ventre, et fait glisser sa moitié antérieure sur sa moitié postérieure par des mouvements vermiculaires si lents, que la loupe peut à peine les constater. Dans moins d'un quart d'heure, la larve, d'abord renversée, se retrouve placée la tête en haut. J'admire ce jeu de gymnastique, mais j'ai de la peine à le comprendre, tant l'espace que la larve en repos laisse libre dans sa coque, est peu de chose relativement à ce qu'on est en droit d'attendre d'après la possibilité d'un pareil retournement. La larve ne jouit pas longtemps de cette prérogative qui lui permet de reprendre dans son habitacle, dérangé de sa position primitive, l'orientation qu'elle préfère, c'est-à-dire de se trouver la tête en haut.

Deux jours au plus après sa première apparition, elle retombe dans une inertie aussi complète que celle de la pseudo-chrysalide. En la sortant de sa coque d'ambre, on reconnaît que sa faculté de se contracter ou dilater à volonté, s'est engourdie si complètement, que le stimulant de la pointe d'une aiguille ne peut pas la provoquer, bien que les téguments aient conservé toute leur souplesse, et qu'aucun changement sensible ne soit survenu dans l'organisation. L'irritabilité, suspendue une année entière dans la pseudo-chrysalide, vient donc de se réveiller un instant pour retomber aussitôt dans la plus profonde torpeur. Cette torpeur ne doit se dissiper en partie qu'au moment du passage à l'état de nymphe, pour reparaître immédiatement après et se continuer jusqu'à l'arrivée à l'état parfait.

Aussi, en tenant dans une position renversée, au moyen de tubes de verre, des larves de la troisième forme, ou bien des nymphes incluses dans leurs coques, on ne les voit jamais reprendre une position droite, quelle que soit la durée de l'expérimentation. L'insecte parfait lui-même, renfermé quelque temps dans la coque, ne peut la reprendre, faute d'une souplesse convenable. Cette absence totale de mouvement dans la troisième larve, âgée de quelques jours, ainsi que dans la nymphe, jointe au peu d'espace libre qui reste dans la coque, amène forcément, si l'on n'a pas assisté aux premiers moments de la troisième larve, la conviction qu'il est de toute impossibilité à l'animal de se retourner bout à bout.

Et maintenant voyez quelles étranges conséquences peut amener ce défaut d'observation faite à l'instant voulu. On recueille des pseudo-chrysalides, qui sont entassées dans un flacon dans toutes les positions possibles. La saison favorable arrive; et avec un étonnement bien légitime, on constate que, dans un grand nombre de coques, la larve ou la nymphe incluse est dans une orientation inverse, c'est-à-dire qu'elle a la tête tournée vers l'extrémité anale de la coque. Vainement on épie dans ces corps renversés quelques indices de mouvement; vainement on place les coques dans toutes les positions imaginables, pour voir si l'animal se retournera; et vainement encore on se demande où est l'espace libre qu'exigerait ce retournement. L'illusion est complète: je m'y suis laissé prendre, et pendant deux ans je me suis perdu en conjectures pour me rendre compte de ce défaut de correspondance entre la coque et son contenu, pour m'expliquer enfin un fait inexplicable lorsque l'instant propice est passé.

Sur les lieux mêmes, dans les cellules de l'Anthophore, cette apparente anomalie ne se montre jamais, parce que la seconde larve, sur le point de se transformer en pseudo-chrysalide, a toujours soin de se disposer la tête en haut, suivant l'axe de la cellule plus ou moins rapproché de la verticale. Mais lorsque les pseudo-chrysalides sont placées, sans ordre, dans une boîte, dans un flacon, toutes celles qui se trouvent dans une position renversée, renfermeront plus tard des larves ou des nymphes retournées.

Après quatre changements de forme aussi profonds que ceux que je viens de décrire, on peut raisonnablement s'attendre à trouver quelques modifications dans l'organisation interne. Rien n'est changé néanmoins: le système nerveux est le même dans la troisième larve que dans les états précédents; les organes reproducteurs ne se montrent pas encore; et il est superflu de parler de l'appareil digestif, qui se conserve invariable jusque dans l'insecte parfait.

La durée de la troisième larve n'est guère que de quatre à cinq semaines, c'est aussi à peu près la durée de la seconde. Dans le mois de juillet, époque où la seconde larve passe à l'état de pseudo-chrysalide, la troisième passe à l'état de nymphe, toujours à l'intérieur de la double enveloppe utriculaire. Sa peau se fend sur le dos en avant; et à l'aide de quelques faibles contractions qui reparaissent en cette circonstance, elle est rejetée en arrière sous forme de petite pelote. Il n'y a donc rien ici qui diffère de ce qui se passe chez les autres coléoptères.

La nymphe succédant à cette troisième larve ne présente rien non plus de particulier: c'est l'insecte parfait au maillot, d'un blanc jaunâtre, avec ses divers organes appendiculaires limpides comme du cristal, et étalés sous l'abdomen. Quelques semaines se passent pendant lesquelles la nymphe revêt en partie la livrée de l'état adulte, et, au bout d'un mois environ, l'animal se dépouille une dernière fois, suivant le mode ordinaire, pour atteindre sa forme finale. Les élytres sont alors d'un blanc jaunâtre uniforme, ainsi que les ailes, l'abdomen et la majeure partie des pattes; tout le reste du corps est, à peu de chose près, d'un noir luisant. Dans l'intervalle de vingt-quatre heures, les élytres prennent leur coloration mi-partie fauve et noire; les ailes s'obscurcissent, et les pattes achèvent de se teindre en noir. Cela fait, l'organisation adulte est parachevée. Cependant le Sitaris séjourne une quinzaine de jours encore dans la coque jusqu'ici intacte, rejetant par intervalles des crottins blancs d'acide urique, qu'il refoule en arrière avec les lambeaux de ses deux dernières dépouilles, celles de la troisième larve et celle de la nymphe. Enfin, vers le milieu du mois d'août, il déchire le double sac qui l'enveloppe, perce le couvercle de la cellule d'Anthophore, s'engage dans un couloir, et apparaît au dehors à la recherche de l'autre sexe.


J'ai dit comment, dans mes fouilles au sujet des Sitaris, j'avais trouvé deux cellules appartenant au Meloe cicatricosus. L'une contenait l'œuf de l'Anthophore, et sur cet œuf un pou jaune, larve primaire du Méloé. L'histoire de cet animalcule nous est connue. La seconde cellule est également pleine de miel. Sur le liquide gluant flotte une petite larve blanche, de 4 millimètres environ de longueur, et très différente des autres petites larves blanches appartenant au Sitaris. Les fluctuations rapides de son abdomen dénotent qu'elle s'abreuve avec avidité du nectar à odeur forte amassé par l'abeille. Cette larve est le jeune Méloé dans la seconde période de son développement.

Je n'ai pu conserver ces deux précieuses cellules, que j'avais largement ouvertes pour en étudier le contenu. À mon retour de Carpentras, par suite des mouvements de la voiture, leur miel s'est trouvé extravasé, et leurs habitants morts. Le 25 juin, une nouvelle visite aux nids des Anthophores m'a procuré deux larves pareilles à la précédente, mais beaucoup plus grosses. L'une d'elles est sur le point d'achever sa provision de nid, l'autre en a encore près de la moitié. La première est mise en sûreté avec mille précautions, la seconde est aussitôt plongée dans l'alcool.

Ces larves sont aveugles, molles, charnues, d'un blanc jaunâtre, couvertes d'un duvet fin visible seulement à la loupe, recourbées en hameçon comme le sont les larves des Lamellicornes, avec lesquelles elles ont une certaine ressemblance dans leur configuration générale. Les segments, y compris la tête, sont au nombre de treize, dont neuf sont pourvus d'orifices stigmatiques à péritrème pâle et ovalaire. Ce sont le mésothorax et les huit premiers segments abdominaux. Comme dans les larves de Sitaris, la dernière paire de stigmates, ou celle du huitième segment de l'abdomen, est moins développée que les autres.

Tête cornée, légèrement brune. Épistome bordé de brun. Labre saillant, blanc, trapézoïdal. Mandibules noires, fortes, courtes, obtuses, peu recourbées, tranchantes et munies chacune d'une large dent au côté interne. Palpes maxillaires et palpes labiaux bruns, en forme de très petits boutons de deux ou trois articles. Antennes brunes, insérées à la base même des mandibules, de trois articles: le premier, gros, globuleux; les deux autres, d'un diamètre beaucoup plus petit, cylindriques. Pattes courtes, mais assez fortes, pouvant servir à l'animal pour ramper ou fouir, terminées par un ongle robuste et noir. La longueur de la larve avec tout son développement est de 25 millimètres.

Autant que je peux en juger par la dissection de l'individu conservé dans l'alcool, et dont les viscères sont altérés par un trop long séjour dans ce liquide, le système nerveux est formé de onze ganglions, outre le collier oesophagien; et l'appareil digestif ne diffère pas sensiblement de celui du Méloé adulte.

La plus grosse des deux larves du 25 juin, mise dans un tube de verre, avec le reste de ses provisions, a revêtu une nouvelle forme dans la première semaine du mois de juillet suivant. Sa peau s'est fendue dans la moitié antérieure du dos; et après avoir été refoulée à demi en arrière, a laissé en partie à découvert une pseudo-chrysalide ayant la plus grande analogie avec celle des Sitaris. Newport n'a pas vu la larve du Méloé dans sa seconde forme, dans celle qui lui est propre quand elle mange la pâtée de miel amassée par l'abeille, mais il a vu sa dépouille enveloppant à demi la pseudo-chrysalide dont je viens de parler. D'après les mandibules robustes et les pattes armées d'un ongle vigoureux qu'il a observées sur cette dépouille, Newport présume que, au lieu de rester dans la même cellule d'Anthophore, la larve, capable de fouir, passe d'une cellule dans une autre à la recherche d'un supplément de nourriture. Ce soupçon me paraît très fondé, car le volume que la larve acquiert dépasse les proportions que fait supposer la médiocre quantité de miel renfermée dans une seule cellule.

Revenons à la pseudo-chrysalide. C'est, comme chez les Sitaris, un corps inerte, de consistance cornée, de couleur ambrée, et divisé en treize segments, y compris la tête. Sa longueur mesure 2 millimètres. Elle est un peu courbée en arc, fort convexe à la face dorsale, presque plane à la face ventrale, et bordée d'un bourrelet saillant qui marque la séparation des deux faces. La tête n'est qu'une espèce de masque où sont sculptés vaguement quelques reliefs immobiles correspondant aux pièces futures de la tête. Sur les segments thoraciques se montrent trois paires de tubercules, correspondant aux pattes de la larve précédente et du futur animal. Enfin neuf paires de stigmates, une paire sur le mésothorax, et les huit paires suivantes sur les huit premiers segments de l'abdomen. La dernière paire est un peu plus petite que les autres, particularité que nous avons déjà reconnue dans la larve qui a précédé la pseudo-chrysalide.

En comparant les pseudo-chrysalides des Méloés et des Sitaris, on remarque entre elles une ressemblance des plus frappantes. C'est dans l'une et l'autre la même structure jusque dans les moindres détails. Ce sont des deux parts les mêmes masques céphaliques, les mêmes tubercules occupant la place des pattes, la même distribution et le même nombre de stigmates, enfin la même couleur, la même rigidité des téguments. Les seules différences consistent dans l'aspect général, qui n'est pas le même dans les deux pseudo-chrysalides, et dans l'enveloppe que leur forme la dépouille de la précédente larve. Chez les Sitaris, en effet, cette dépouille constitue un sac sans issue, une outre, enveloppant de toutes parts la pseudo-chrysalide; chez les Méloés, elle est au contraire fendue sur le dos, refoulée en arrière, et, par suite, elle ne revêt qu'à demi la pseudo-chrysalide.

L'autopsie de la seule pseudo-chrysalide qui fût en ma possession m'a démontré que, pareillement à ce qui se passe chez les Sitaris, aucun changement n'a lieu dans l'organisation des viscères, malgré les profondes transformations qui se passent à l'extérieur. Au milieu d'innombrables sachets adipeux, se trouve enfouie une maigre cordelette où l'on reconnaît aisément les caractères essentiels de l'appareil digestif, tant de la précédente larve que de l'insecte parfait. Quand à la moelle abdominale, elle est formée, comme dans la larve, de huit ganglions. Dans l'insecte parfait, elle n'en comprend plus que quatre.

Je ne saurais dire positivement combien de temps les Méloés restent sous la forme de pseudo-chrysalide; mais en consultant l'analogie si complète que l'évolution des Méloés présente avec celle des Sitaris, il est à croire que quelques pseudo-chrysalides achèvent leur transformation dans la même année, tandis que d'autres, en plus grand nombre, restent stationnaires une année entière, et n'arrivent à l'état d'insecte parfait qu'au printemps suivant. Telle est aussi l'opinion de Newport.

Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé à la fin du mois d'août une de ces pseudo-chrysalides arrivée déjà à l'état de nymphe. C'est avec le secours de cette précieuse capture que je pourrai terminer l'histoire de l'évolution des Méloés. Les téguments cornés de la pseudo-chrysalide sont fendus suivant une scissure qui embrasse toute la face ventrale, toute la tête, et remonte sur le dos du thorax. Cette dépouille, non déformée, rigide, est à moitié engagée, comme l'était la pseudo-chrysalide dans la peau abandonnée par la seconde larve. Enfin, par la scissure, qui la partage presque en deux, s'échappe à demi une nymphe de Méloé; de manière que, suivant les apparences, à la pseudo-chrysalide aurait succédé immédiatement une nymphe, ce qui n'a pas lieu chez les Sitaris, qui ne passent du premier de ces deux états au second qu'en prenant une forme intermédiaire calquée sur celle de la larve qui mange la provision de miel.

Mais ces apparences sont trompeuses, car en enlevant la nymphe de l'étui fendu que forment les téguments pseudo-chrysalidaires, on trouve, au fond de cet étui, une troisième dépouille, la dernière de celles qu'a rejetées jusqu'ici l'animal. Cette dépouille adhère même encore à la nymphe par quelques filaments trachéens. En la faisant ramollir dans l'eau, il est facile d'y reconnaître une organisation presque identique avec celle de la larve qui a précédé la pseudo-chrysalide. Dans le dernier cas seulement, les mandibules et les pattes ne sont plus aussi robustes. Ainsi, après avoir passé par l'état de pseudo-chrysalide, les Méloés reprennent, pour quelque temps la forme précédente à peine modifiée.

La nymphe vient après. Elle ne présente rien de particulier. La seule nymphe que j'aie élevée est arrivée à l'état d'insecte parfait vers la fin de septembre. Dans les circonstances ordinaires, le Méloé adulte serait-il sorti à cette époque de sa cellule? Je ne le pense pas, puisque l'accouplement et la ponte n'ont lieu qu'au commencement du printemps. Il aurait passé sans doute l'automne et l'hiver dans la demeure de l'Anthophore, pour ne la quitter qu'au printemps suivant. Il est probable même que, en général, l'évolution marche plus lentement, et que les Méloés, comme les Sitaris, passent, pour la plupart, la mauvaise saison à l'état de pseudo-chrysalide, état si bien approprié à la torpeur hivernale, et n'achèvent leurs nombreuses morphoses qu'au retour de la belle saison.

Les Sitaris et les Méloés appartiennent à la même famille, celle des Méloïdes. Leurs étranges transformations doivent probablement s'étendre à tout le groupe; et, en effet, j'ai eu la bonne fortune d'en trouver un troisième exemple, que je n'ai pu jusqu'ici étudier dans tous ses détails après vingt-cinq ans d'information. À six reprises, pas davantage dans cette longue période, il m'est tombé sous les yeux la pseudo-chrysalide que je vais décrire. Trois fois je l'ai obtenue de vieux nids de Chalicodome bâtis sur une pierre, nids que j'attribuais d'abord au Chalicodome des murailles et que je rapporte maintenant avec plus de probabilité au Chalicodome des hangars. Je l'ai extraite une fois de galeries creusées par quelque larve xylophage dans le tronc mort d'un poirier sauvage, galeries utilisées plus tard pour les cellules d'une Osmie, j'ignore laquelle. Enfin, j'en ai trouvé une paire intercalée dans la série de cocons de l'Osmie tridentée (Osmia tridentata Duf.), qui pour domicile donne à ses larves un canal creusé dans les tiges sèches de la ronce. Il s'agit donc d'un parasite des Osmies. Quand je l'extrais de vieux nids de Chalicodome, ce n'est pas à cet hyménoptère que je dois le rapporter, mais bien à l'une des Osmies (Osmia tricornis et Osmia Latreillii), qui utilisent, pour nidifier, les vieilles galeries de l'Abeille maçonne.

Ce que j'ai vu de plus complet me fournit les documents que voici: la pseudo-chrysalide est très étroitement enveloppée par la peau de la seconde larve, peau consistant en une fine pellicule transparente, sans déchirure aucune. C'est l'outre des Sitaris, à cela près qu'elle est immédiatement appliquée sur le corps inclus. Sur cette tunique, on distingue trois paires de petites pattes, réduites à de courts vestiges, à des moignons. La tête est en place, montrant très reconnaissables ces fines mandibules et autres pièces de la bouche. Il n'y a pas trace d'yeux. Sur chaque flanc règne un cordon blanc de trachées, desséchées, allant d'un orifice stigmatique à l'autre.

Vient après la pseudo-chrysalide, cornée, d'un roux jujube, cylindrique, conoïde aux deux bouts, légèrement convexe à la face dorsale et concave à la face ventrale. Elle est couverte de fines ponctuations saillantes, étoilées, très serrées, exigeant une loupe pour être aperçues. Sa longueur est de 1 centimètre, et sa largeur de 4 millimètres. On y distingue un gros bouton céphalique, où vaguement se dessine la bouche; trois paires de petits points brunâtres et un peu brillants, vestiges à peine sensibles des pattes; sur chaque flanc une rangée de huit points noirs, qui sont les orifices stigmatiques. Le premier point est isolé, en avant; les sept autres, séparés du premier par un intervalle vide, forment une rangée continue. Enfin, à l'extrémité opposée est une petite fossette, indice du pore anal.

Des six pseudo-chrysalides qu'un heureux hasard a mises à ma disposition, quatre étaient mortes; les deux autres m'ont fourni le Zonitis mutica. Ainsi s'est trouvée justifiée ma prévision qui tout d'abord, l'analogie me guidant, m'a fait rapporter ces curieuses organisations au genre Zonitis. Le parasite méloïde des Osmies est donc connu. Restent à connaître la larve primaire, qui se fait transporter par l'Osmie dans la cellule pleine de miel, et la troisième larve, celle qui, à un certain moment, doit se trouver incluse dans la pseudo-chrysalide, larve à laquelle succédera la nymphe.

Résumons les métamorphoses étranges dont je viens de tracer une esquisse. Toute larve, avant d'atteindre l'état de nymphe, éprouve, chez les coléoptères, des mues, des changements de peau en nombre plus ou moins grand; mais ces mues, destinées à favoriser le développement de la larve en la dépouillant d'une enveloppe devenue trop étroite, n'altèrent en rien sa forme extérieure. Après toutes les mues qu'elle a pu subir, la larve conserve les mêmes caractères. Si elle est d'abord coriace, elle ne deviendra pas molle; si elle est pourvue de pattes, elle n'en sera pas privée plus tard; si elle est munie d'ocelles, elle ne deviendra pas aveugle. Il est vrai que pour ces larves à forme invariable, le régime reste le même pendant toute leur durée, ainsi que les circonstances dans lesquelles elles doivent vivre.

Mais supposons que ce régime varie, que le milieu où elles sont appelées à vivre change, que les circonstances accompagnant leur évolution puissent profondément se modifier, alors il est évident que la mue peut, doit même approprier l'organisation de la larve à ces nouvelles conditions d'existence. La larve primaire des Sitaris vit sur le corps de l'Anthophore. Ses périlleuses pérégrinations exigent de la prestesse dans les mouvements, des yeux clairvoyants, de savants appareils d'équilibre; elle a, en effet, une forme svelte, des ocelles, des pattes, des organes spéciaux propres à prévenir une chute. Une fois dans la cellule de l'Abeille, elle doit en détruire l'œuf; ses mandibules acérées et recourbées en crochets rempliront cet office. Cela fait, la nourriture change: après l'œuf de l'Anthophore, la larve va manger la pâtée de miel. Le milieu où elle doit vivre change aussi: au lieu de s'équilibrer sur un poil de l'Anthophore, il lui faut maintenant flotter sur un liquide visqueux; au lieu de vivre au grand jour, elle doit rester plongée dans la plus profonde obscurité. Ses mandibules acérées doivent donc s'excaver en cuiller pour pouvoir puiser le miel; ses pattes, ses cirrhes, ses appareils d'équilibre, doivent disparaître comme inutiles, et mieux comme nuisibles, puisque maintenant tous ces organes ne peuvent que faire courir de grands périls à la larve en l'engluant dans le miel; sa forme svelte, ses téguments cornés, ses ocelles n'étant plus nécessaires dans une cellule obscure où le mouvement est impossible, où aucun rude contact n'est à craindre, peuvent également faire place à une cécité complète, à des téguments mous, à des formes lourdes et paresseuses. Cette transfiguration, que tout démontre indispensable à la vie de la larve, se fait par une simple mue.

On ne voit pas aussi bien la nécessité des morphoses suivantes, si anormales que rien de pareil n'est connu dans tout le reste de la classe des insectes. La larve qui s'est nourrie de miel revêt d'abord une fausse apparence de chrysalide, pour rétrograder après vers la forme précédente, bien que la nécessité de ces transformations nous échappe totalement. Ici je suis obligé d'enregistrer les faits et d'abandonner à l'avenir le soin de les interpréter. Les larves des Méloïdes subissent donc quatre mues avant d'atteindre l'état de nymphe; et après chaque mue leurs caractères se modifient de la manière la plus profonde. Pendant tous ces changements extérieurs, l'organisation interne reste invariablement la même, et ce n'est qu'au moment où apparaît la nymphe que le système nerveux se concentre, et que se développent les organes reproducteurs, absolument comme cela se passe chez les autres coléoptères.

Ainsi, aux métamorphoses ordinaires qui font successivement passer un coléoptère par les états de larve, de nymphe et d'insecte parfait, les Méloïdes en joignent d'autres qui transforment à plusieurs reprises l'extérieur de la larve, sans apporter aucun changement dans ces viscères. Ce mode d'évolution, qui prélude aux morphoses entomologiques habituelles par des transfigurations multiples de la larve, mérite certainement un nom particulier: je proposerai celui d'hypermétamorphose.

Résumons ainsi les faits les plus saillants de ce travail.

Les Sitaris, les Méloés, les Zonitis et apparemment d'autres Méloïdes, peut-être tous, sont dans leur premier âge parasites des hyménoptères récoltants.

La larve des Méloïdes, avant l'arrivée à l'état de nymphe, passe par quatre formes, que je désigne sous les noms de larve primaire, seconde larve, pseudo-chrysalide, troisième larve. Le passage de l'une de ces formes à l'autre s'effectue par une simple mue, sans qu'il y ait des changements dans les viscères.

La larve primaire est coriace, et s'établit sur le corps des hyménoptères. Son but est de se faire transporter dans une cellule pleine de miel. Arrivée dans la cellule, elle dévore l'œuf de l'hyménoptère, et son rôle est fini.

La seconde larve est molle, et diffère totalement de la larve primaire sous le rapport de ses caractères extérieurs. Elle se nourrit du miel que renferme la cellule usurpée.

La pseudo-chrysalide est un corps privé de tout mouvement et revêtu de téguments cornés comparables à ceux des pupes et des chrysalides. Sur ces téguments se dessinent un masque céphalique sans parties mobiles et distinctes, six tubercules indices des pattes, et neuf paires d'orifices stigmatiques. Chez les Sitaris, la pseudo-chrysalide est renfermée dans une sorte d'outre close, et dans les Zonitis dans un sac étroitement appliqué, que forme la peau de la seconde larve. Chez les Méloés, elle est simplement à demi invaginée dans la peau fendue de la seconde larve.

La troisième larve reproduit, à peu de chose près, les caractères de la seconde: elle est renfermée, chez les Sitaris et très probablement aussi chez les Zonitis, dans une double enveloppe utriculaire formée par la peau de la seconde larve et par la dépouille de la pseudo-chrysalide. Chez les Méloés, elle est à demi incluse dans les téguments pseudo-chrysalidaires fendus, comme ceux-ci sont, à leur tour, à demi inclus dans la peau de la seconde larve.

À partir de cette troisième larve, les métamorphoses suivent leur cours habituel, c'est-à-dire que cette larve devient nymphe; et cette nymphe, insecte parfait.

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