Nouvelles Asiatiques
The Project Gutenberg eBook of Nouvelles Asiatiques
Title: Nouvelles Asiatiques
Author: comte de Arthur Gobineau
Author of introduction, etc.: Tancrède de Visan
Release date: February 16, 2015 [eBook #48279]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive.)
NOUVELLES
ASIATIQUES
PAR
COMTE DE GOBINEAU
NOUVELLE ÉDITION
PRÉCÉDÉE D'UN
AVANT-PROPOS DE T. DE VISAN
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1922
AVANT-PROPOS
Plusieurs des ouvrages du comte de Gobineau sont rares et, pour dire le vrai, introuvables. Depuis que cette passionnante physionomie littéraire a été remise en valeur par divers travaux allemands et français, et que l'opinion commence enfin à soupçonner en l'auteur des Pléiades un des génies les plus curieux du dix-neuvième siècle, les livres du comte de Gobineau sont recherchés avec fureur par les collectionneurs avertis.
On a donc pensé opportun d'offrir au public lettré une seconde édition des Nouvelles asiatiques. Ce recueil, depuis longtemps épuisé, parut en 1876 à la librairie Didier, tandis que le comte de Gobineau se trouvait en Crimée, accomplissant en compagnie de l'Empereur du Brésil, Dom Pedro, ami très fidèle, un grand voyage en Russie, en Turquie, et en Grèce, par Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod, Moscou, Kiew, Livadia, Sébastopol, Constantinople et Athènes.
Si les lecteurs allemands, depuis une vingtaine d'années, grâce à de généreuses et intelligentes initiatives, sont familiarisés avec l'œuvre du comte de Gobineau, il n'en est pas de même en France où l'ethnologue a fait tort à l'homme de lettres et à l'artiste.
Il est arrivé à Gobineau une aventure assez ennuyeuse quoique commune. Son nom s'est attaché au fameux Essai sur l'inégalité des races humaines. Pour beaucoup de gens inattentifs il fut l'homme d'un seul livre, d'ailleurs original, plein d'aperçus hardis, mais enfin assez spécial, d'abord rébarbatif et destiné au public savant. C'était étrangement restreindre sinon refroidir la curiosité. Quantité de lettrés, à la vue d'un titre un peu rude, ne poussèrent pas plus avant leur investigation, s'étonnant qu'on fit tant de bruit autour d'un diplomate, écrivain à ses heures, orientaliste par ennui, croyaient-ils, amateur érudit sans plus.
Que si quelques critiques plus éclairés prétendaient reviser un jugement par trop sommaire, on avouait qu'à la vérité on n'ignorait pas les Pléiades, ce roman de l'énergie et de l'ascétisme humains, qu'on admirait même la Renaissance, cette magistrale fresque d'histoire. Mais lorsqu'on avait prononcé à ce sujet le mot d'impérialisme stendhalien, on se croyait quitte envers une mémoire pourtant digne de quelque pitié.
La vérité est tout autre. Gobineau fut diplomate par occasion, mais écrivain de métier et l'homme le plus éloigné qui soit de tout pédantisme, bref, le plus français. Dès l'âge de vingt ans il entre dans la carrière des lettres et ne quitte la plume que le jour de sa mort. Déjà Mérimée, un de ses intimes, s'étonnait de cette fécondité intellectuelle. Romans, épigraphie, drames, histoire des peuples, poèmes lyriques, archéologie, récits de voyage, philosophie comparée, Gobineau s'est essayé dans les genres les plus divers et a excellé dans la plupart. Sa culture encyclopédique, jointe à une curiosité insatiable et à une imagination extraordinaire, l'entraînait dans les voies les plus opposées.
Ajoutez à cela une promenade perpétuelle à travers des pays exotiques, des races très anciennes et qui furent la jeunesse du monde, des horizons magnifiques, contemplés tour à tour avec des yeux de savant et des yeux de poète, un cerveau admirablement organisé et un goût très sûr quoique très original—et vous vous étonnerez moins de voir une intelligence saine et active pousser des prolongements dans tous les domaines de l'esprit, de même qu'un bel arbre étend ses racines autour de lui en éventail.
Cette œuvre composée de deux douzaines de volumes, si variée dans ses réalisations, accuse une réelle unité de pensée. Une idée directrice relie les romans aux ouvrages d'érudition, les poèmes aux études scientifiques, en sorte que porter un jugement sur le comte de Gobineau est fort hasardeux, avant d'avoir épuisé la substance de tous ses livres complétés les uns par les autres. C'est là le mystère d'une vie bien organisée.
Ces ouvrages ne sont pas accessibles au même degré. Gravir à contretemps l'échelle de l'initiation c'est risquer de s'essouffler. Chaque âme possède ainsi des chemins plus ou moins familiers.
En mettant entre les mains du grand public les Nouvelles asiatiques on a conscience de dévoiler un des côtés les plus riants de l'œuvre de Gobineau, et quand même les plus représentatifs. Cet ouvrage plaira aussi bien aux savants qu'aux amateurs, aux érudits comme aux simples lettrés, à ceux qu'on appelait jadis les «honnêtes gens».
L'attrait piquant de ces scènes exotiques, l'art étonnant avec lequel sont campés certains caractères, la psychologie aiguë et froide, la magie d'un style tout en mouvements et qui mord, ne sauraient manquer de captiver les vrais admirateurs de Stendhal et de Mérimée. Les ethnologues ne seront point déçus qui cherchent des observations objectives, des analyses expérimentales d'états d'âmes collectifs, car il n'est point d'homme plus dégagé de tout parti pris que l'auteur de la Renaissance, quoi qu'on en ait dit. Il n'a rien tant en horreur que les théoriciens si ce n'est les moralistes. Lui-même a pris soin de nous en avertir dans son Introduction. La page est belle et tout à fait dans sa manière.
On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils.
Oui les âmes sont fort éloignées les unes des autres, et Gobineau ajoute:
Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse....
...Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on s'est proposé a donc été de montrer un certain nombre de variétés de l'esprit asiatique et en quoi cet esprit, observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont les observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont montrés les plus propres à vivre au milieu des Persans, des Afghans, des Turcs et des gens du Caucase. Quand on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face de ces populations avec l'intention de les décrire, on ne formule plus à leur égard que des jugements ridicules; on se borne à les trouver perverses et rien que perverses, par cela seul qu'elles ne ressemblent pas aux Européens. La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement serait qu'elles représentent la corruption, tandis que les Occidentaux sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un pareil non-sens, il ne faut pas parler des Asiatiques en moraliste.
Ces Nouvelles furent écrites à Stockholm durant que Gobineau était ministre de France en Suède. Il atteignait la soixantaine et revivait pour son plaisir une existence assez mouvementé, promenée avec délices aux quatre coins de l'Orient.
Vers cet Orient des Mille et une Nuits si complexe, si cruel, si merveilleux, si totalement différent de notre civilisation et dont Gobineau emprunta certaines habitudes de vie, sa pensée se reportait sans cesse. Il se rappelait ses années vécues en Perse et dans la Turquie d'Asie; son bienheureux séjour en Grèce, la masse de documents trouvés surplace; les pays incomparables traversés dans l'exaltation; la quotidienne observation de ces caractères asiatiques où l'instinct domine jusqu'à la tyrannie, de ces mœurs commandées par une sorte d'immoralité inconsciente. Le curieux spectacle, pour un psychologue dénué de préjugés, que cette floraison humaine si vivace et si libre!
Quelque chose de cette nostalgie de l'Orient se retrouve dans le dernier chapitre du recueil: la Vie de voyage. C'est la description colorée d'un de ces immenses trains de caravanes qui vont d'Erzeroum à Tebriz, caravanes conduites par un chef autoritaire et expérimenté, composées de deux mille voyageurs: Osmanlis, le chapelet de grains d'ambre à la main, émigrés tjerkesses, Juifs, Arméniens, Yézidys, Syriens, le tout s'étendant sur plusieurs kilomètres de longueur, avec des files de chevaux, de mulets, de chameaux escortés par des gardiens, le chef couvert de bonnets ronds ou cylindriques. Ainsi l'on s'avance parmi des contrées tantôt fertiles, tantôt désolées avec, sur sa tête, le vol imposant des aigles et des faucons décrivant leurs cercles de chasse. Les aventures ne sont jamais les mêmes; de ce spectacle ondoyant et changeant on ne peut se lasser. Plusieurs voyageurs vont jusqu'à passer leur existence à suivre ces trains humains, tellement ce genre de vie est passionnant. C'est pourquoi, ajoute Gobineau:
On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus subir un autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent ou plutôt s'abandonnent à lui du soir au matin, et du matin jusqu'au soir; avides d'émotions, ils en sont abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal; inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.
On comprend à quel point ce mode de vivre exalte notre auteur, plus que quiconque «amant de l'imprévu», «avide d'émotions», «passionné pour la sensation présente», les sens en perpétuel éveil, l'intelligence en réceptivité constante.
Aussi bien, connaissant à la perfection les paysages, les êtres et les mœurs dont il parle, Gobineau nous a donné une série de Nouvelles extrêmement vivantes et variées, sorte d'illustration littéraire de son livre plus scientifique Trois ans en Asie. Tour à tour transportés dans les aouls de Tjerkesses, dans les villes turques, persanes ou afghanes, au milieu de vallées très riches ou de plaines arides et poussiéreuses, nous assistons à un défilé de types les plus dissemblables et les plus pittoresques qui soient, unis pourtant dans la même ferveur: la haine de l'Européen.
La danseuse de Shamakha évoque une série de scènes caucasiennes; les Amants de Kandahar, récit sanguinaire qui a pour théâtre l'Afghanistan, rappellent une histoire de vendetta ou une chronique italienne de la Renaissance; l'Illustre Magicien fait songer aux contes des Mille et une Nuits,—au dire de critiques autorisés, cette nouvelle est un pur chef-d'œuvre;—la Guerre des Turcomans nous permet de saisir sur le vif la verve incomparable de l'auteur et cette ironie froide et cruelle qui est bien une des caractéristiques les plus curieuses de son tempérament d'artiste. Cette ironie si particulière et ce pessimisme aigu l'apparentent à Stendhal et à Mérimée; mais seul peut-être, Kipling a su évoquer des paysages exotiques avec cette intensité.
Au moment où l'attention de l'Europe est plus que jamais sollicitée par cet Orient fanatique, mystérieux, en proie au choc des races et présentant des symptômes inquiétants de décrépitude après avoir été le berceau de la civilisation, les Nouvelles Asiatiques susciteront un vif mouvement d'intérêt. Ce livre, en plus qu'il est un chef-d'œuvre littéraire, permettra à certains de reviser leur jugement sur l'œuvre du comte de Gobineau. Pour beaucoup il sera une révélation.
TANCRÈDE DE VISAN.
Mars 1913.
INTRODUCTION
Le livre le meilleur qui ait été écrit sur le tempérament d'une nation asiatique, c'est assurément le roman de Morier, intitulé: Hadjy-Baba. Il est bien entendu que les Mille et une Nuits ne sont pas en question: elles demeurent incomparables; c'est la vérité même: on ne les égalera jamais. Ainsi, ce chef-d'œuvre mis à part, Hadjy-Baba tient le premier rang. Son auteur était secrétaire de la légation britannique à Téhéran, à un moment où tout ce qui appartenait au service de la Compagnie des Indes brillait d'une valeur indiquant l'Age d'or. Morier a bien vu, bien connu, bien pénétré tout ce qu'il a décrit, et, dans ses tableaux, il n'a fait usage que d'un dessin précis et de couleurs parfaitement harmonieuses. Cependant, un point est à observer. Ce charmant auteur a fait un livre, et ce livre, assujetti aux conditions de tous les livres, est placé à un point de vue unique. Ce qu'il dépeint, c'est la légèreté, l'inconsistance d'esprit, la ténuité des idées morales chez les Persans. Il a admirablement développé et traité son thème. Il a pris une physionomie sous un aspect, et ce que cet aspect présente, il l'a rendu en perfection sans en rien omettre; mais il n'a ni voulu, ni pu, ni dû rien chercher au delà: il lui aurait fallu sortir des lignes tracées par la position du modèle. Il ne l'a pas fait et on ne saurait l'en blâmer. Seulement, le résultat demeure qu'il n'a pas tout montré. Pour ce motif et parce qu'il n'y avait pas lieu de copier de nouveau la figure qu'il avait si bien réussie, je n'ai pas voulu produire un livre, mais une série de Nouvelles; ce qui m'a permis d'examiner et de rendre ce que je voulais reproduire sous un nombre d'aspects beaucoup plus varié et plus grand.
Je n'ai pas eu seulement pour but de présenter, après Morier, l'immoralité plus ou moins consciente des Asiatiques et l'esprit de mensonge qui est leur maître; je m'y suis attaché pourtant, mais cela ne me suffisait pas. Il m'a paru à propos de ne pas laisser en oubli la bravoure des uns, l'esprit sincèrement romanesque des autres; la bonté native de ceux-ci, la probité foncière de ceux-là; chez tels, la passion patriotique poussée au dernier excès; chez tels, la générosité complète, le dévouement, l'affection; chez tous, un laisser-aller incomparable et la tyrannie absolue du premier mouvement, soit qu'il soit bon, soit aussi qu'il soit des pires. Je n'ai pas cherché davantage à peindre un paysage unique, et c'est pourquoi j'ai transporté le lecteur tantôt dans les aouls des Tjerkesses, tantôt dans les villes turques ou persanes ou afghanes, tantôt au sein des vallées fertiles, souvent au milieu des plaines arides et poussiéreuses; mais malgré le soin apporté par moi à réunir des types différents, sous l'empire de préoccupations variées et au sein de régions très dissemblables, je suis loin de penser que j'aie épuisé le trésor dans lequel je plongeais les mains.
L'Asie est un pays si vieux, qui a vu tant de choses et qui de tout ce qu'il a vu a conservé tant de débris ou d'empreintes, que ce qu'on y observe est multiplié à l'infini. J'ai agi de mon mieux pour saisir et garder ce qui m'était apparu de plus saillant, de mieux marqué, de plus étranger à nous. Mais il reste tant de choses que je n'ai pu même indiquer! Il faut se consoler en pensant qu'eussé-je été plus enrichi, j'aurais diminué de peu la somme des curiosités intéressantes demeurées intactes dans la mine.
C'est un sentiment commun à tous les artisans que de vouloir restreindre leur tâche et la rendre plus prompte à se terminer. L'ouvrier qui fait une table ou tourne les barreaux d'une chaise n'est pas plus enclin à cette paresse que le philosophe attaché à la solution d'un problème. Celui-ci poursuit un résultat tout comme l'autre, et, d'ordinaire, n'est pas assez difficile sur la valeur absolue de ce qu'il élabore et dont il se contente comme d'un résultat effectif et de bon aloi. Parmi les hommes voués à l'examen de la nature humaine, les moralistes surtout se sont pressés de tirer des conclusions de belle apparence; ils s'en sont tenus là, et, par conséquent, ils se perdent dans les phrases. On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils. Ils ne se sont jamais demandé comment ils pourraient réussir à changer ce mécanisme humain qui crée, pousse, dirige, exalte les passions et détermine les torts et les vices, cause unique en définitive de ce qui se produit dans l'âme et dans le corps.
Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse. Sur tous les autres sujets, la manière de colliger des idées, la nature de ces idées, l'accouplement de ces idées, leur éclosion, leur floraison, leurs couleurs, tout diffère. Pour le nègre de la contrée au sud du lac Tjad, il est raisonnable, indispensable, louable, pieux, de massacrer l'étranger aussitôt qu'on le peut saisir, et si on lui arrache le dernier souffle du corps au moyen d'une torture finement graduée, modulée et appliquée, tout n'en est que mieux et la conscience de l'opérateur s'en trouve à merveille. Laissez tomber le même étranger dans les mains d'un Arabe d'Égypte, celui-ci n'aura ni paix ni trêve, ni repos ni contentement que de façon ou d'autre il ne lui ait arraché son dernier sou, et, s'il est possible, retiré jusqu'à sa chemise. Le Nègre et l'Arabe ne s'entendent assurément pas sur la manière de traiter l'humanité. Mais supposez-les tous les deux en conférence avec saint Vincent de Paul? Quel sera le point commun entre ces trois natures? Introduisez un moraliste comme juge de l'entretien, pensez-vous qu'il soit en droit de soutenir, comme il l'aura fait jusqu'alors, que les hommes sont partout les mêmes? En droit, assurément, non; en fait, il n'y manquera pas, pour le triomphe du système et la simplicité du mécanisme.
C'est parce que les hommes sont partout essentiellement différents que leurs passions, leurs vues, leur façon d'envisager eux-mêmes, les autres, les croyances, les intérêts, les problèmes dans lesquels ils sont engagés, c'est pour cela que leur étude présente un intérêt si varié et si vif, et qu'il est important de se livrer à cette étude, pour peu que l'on tienne à se rendre compte du rôle que les hommes, et non pas l'homme, remplissent au milieu de la création. C'est là ce qui donne à l'histoire sa valeur, à la poésie une partie de son mérite, au roman toute sa raison d'être.
Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on s'est proposé a donc été de montrer un certain nombre de variétés de l'esprit asiatique et en quoi cet esprit, observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont les observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont montrés les plus propres à vivre au milieu des Persans, des Afghans, des Turcs et des gens du Caucase. Quand on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face de ces populations avec l'intention de les décrire, on ne formule plus à leur égard que des jugements ridicules: on se borne à les trouver perverses, et rien que perverses, par cela seul qu'elles ne ressemblent pas aux Européens. La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement serait qu'elles représentent la corruption, tandis que les Occidentaux sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un pareil non-sens, il ne faut pas parler des Asiatiques en moraliste.
Peut-être aussi trouvera-t-on quelque avantage à se rendre compte de ce que sont devenus aujourd'hui les premiers civilisateurs du monde, les premiers conquérants, les premiers savants, les premiers théologiens que la planète ait connus. Leur sénilité donnera probablement à réfléchir sur certains signes qui se produisent actuellement en Europe, et qui ne sont pas sans présenter des analogies avec la même décrépitude.
NOUVELLES ASIATIQUES
I
LA DANSEUSE DE SHAMAKHA
CAUCASE
Don Juan Moreno y Rodil était lieutenant dans les chasseurs de Ségovie, quand son régiment se trouva entraîné à prendre part à une insurrection militaire qui échoua. Deux majors, trois capitaines et une couple de sergents furent pris et fusillés. Quant à lui, il s'échappa, et, après avoir erré pendant quelques mois en France, dans un état fort misérable, il réussit, au moyen de quelques connaissances qu'il s'était faites, à se procurer un brevet d'officier au service de Russie, et reçut l'ordre d'aller rejoindre son corps au Caucase où, dans ce temps-là, bonne et rude guerre était le pain quotidien.
Le lieutenant Moreno s'embarqua à Marseille. Il était naturellement d'une humeur assez austère; son exil, sa misère et, plus que tout cela, le chagrin profond de quitter pour bien des années au moins une femme qu'il adorait, redoublaient ses dispositions naturelles, de sorte que personne moins que lui n'était tenté de rechercher les joies de l'existence.
A force de naviguer, le bâtiment qui le portait vint prendre terre au fond de la mer Noire, à la petite ville de Poti. C'était alors le port principal du Caucase du côté de l'Europe.
Sur une plage, sablonneuse en partie, en partie boueuse, couverte d'herbes de marécage, une forêt épaisse, à moitié plongée dans l'eau, s'éloignait à l'infini dans l'intérieur des terres, en suivant le cours d'un fleuve large, au lit tortueux, plein de roches, de fanges et de troncs d'arbres échoués. C'était le Phase, la rivière d'or de l'antiquité, aujourd'hui le Rioni. Au milieu d'une végétation vigoureuse, ici règne la fièvre, et tout ce qui appartient à la nature mouvante en souffre autant que la nature végétale y prospère. La fièvre a usurpé là en souveraine le sceptre d'Acté et des enfants du Soleil. Les maisons, construites au milieu des eaux stagnantes et sur les souches des grands arbres élagués, s'élèvent en l'air sur des pilotis afin d'éviter les inondations; d'énormes trottoirs de planches les unissent les unes aux autres; les toits lourds couverts de bardeaux projettent en avant leur carapace épaisse et garantissent, autant que faire se peut, des pluies fréquentes, les croisées étroites de ces habitations semblables à des coques d'escargot.
Moreno fut saisi par l'aspect de ces nouveautés. A bord de son navire, on connut sa qualité d'officier russe, et il était annoncé comme tel dès son débarquement. C'est pourquoi, dans une rue assez large où il errait dépaysé, il vit venir à lui un grand jeune homme extrêmement blond, le nez sensiblement aplati, les yeux bridés en l'air et la lèvre supérieure ornée d'une petite moustache rare, hérissée comme celle d'un chat. Ce jeune homme n'était pas beau, mais leste, découplé, et avait l'air ouvert et cordial. Il portait la tunique d'officier du génie et l'aiguillette d'argent, particulière aux membres de ce corps qui se sont distingués dans leurs études. Sans s'arrêter à l'accueil réservé de Don Juan, ce garçon lui tint brusquement, en français, le petit discours que voici:
—Monsieur, j'apprends à la minute qu'un officier aux dragons d'Iméréthie se trouve à Poti, allant rejoindre son corps à Bakou. Cet officier, c'est vous-même. Comme camarade je viens me mettre à votre disposition. Je fais la même route que vous. S'il vous plaît, nous voyagerons ensemble, et, pour commencer, je sollicite l'honneur de vous offrir un verre de champagne au Grand Hôtel de Colchide que vous apercevez là-bas. D'ailleurs, si je ne me trompe, l'heure du dîner n'est pas loin, j'ai invité quelques amis et vous ne me refuserez pas le plaisir de vous les présenter.
Tout cela fut dit de bonne grâce, avec cet air sémillant, dont les Russes ont hérité depuis que les Français, qui passent pour l'avoir inventé, l'ont perdu.
L'exilé espagnol accepta la main du nouveau venu, et lui répondit:
—Monsieur, je m'appelle Juan Moreno.
—Moi, monsieur, je m'appelle Assanoff, c'est-à-dire je m'appelle en réalité Mourad, fils de Hassan-Khan; je suis Russe, c'est-à-dire Tatare de la province de Shyrcoan et musulman, pour vous servir, c'est-à-dire à la façon dont aurait pu l'être M. de Voltaire, grand homme! et dont je lis avec plaisir les ouvrages, quand je n'ai pas sous la main ceux de M. Paul de Kock.
Là-dessus, Assanoff, passant son bras sous celui de Moreno, l'entraîna vers la place en face du fleuve, où s'apercevait d'assez loin une grande maison basse, longue baraque, au fronton de laquelle on lisait en lettres blanches sur une planche bleu de ciel: Grand Hôtel de Colchide, tenu par Jules Marron (aîné); le tout en français.
A leur entrée dans la salle de l'hôtel où le couvert était mis, les deux officiers trouvèrent leurs convives déjà réunis, buvant à petits coups de l'eau-de-vie de grains, et mangeant du caviar et du poisson sec, dans le but d'irriter leur appétit. De ces convives quelques-uns méritent tout au plus d'être mentionnés: deux commis français dont l'un venait au Caucase pour acheter de la graine de vers à soie, et l'autre pour se procurer des loupes d'arbres; un Hongrois, voyageur taciturne; un passementier saxon allant en Perse chercher fortune.
Ce ne sont là que des comparses étrangers à notre histoire. Nous nous attacherons davantage à ceux qui suivent. D'abord se présentait la maîtresse de la maison, Mme Marron (aîné), laquelle devait présider le festin.
C'était une bonne grosse personne; elle avait certainement franchi la quarantaine, mais nullement laissé de l'autre côté de cette frontière la prétention de séduire: du moins ses regards fort aiguisés l'affirmaient et tenaient le pied de guerre. Mme Marron (aîné), haute en couleurs, dépassant peut-être, dans l'envergure entière de sa personne, une mesure modeste de moyens de plaire, les développant, au contraire, avec une générosité prodigue, portait des boucles noires répandues en cascades le long de ses joues et ralliant sa ceinture d'un air fort agaçant. Cette dame avait une conversation vive, relevée d'expressions pittoresques et animée par l'accent marseillais. La maison était tenue au nom de Marron (aîné), comme on l'a appris déjà; mais ce que les confidents les plus intimes de Mme Marron (aîné) savaient sur le compte de cet époux, se bornait à dire qu'ils ne l'avaient jamais connu et n'en avaient entendu parler que par sa femme, qui, de temps en temps, de loin en loin, trahissait l'espoir de le voir enfin arriver. Fait plus certain, la belle maîtresse du Grand Hôtel de Colchide à Poti s'était fait longtemps remarquer à Tiflis, sous le nom de Léocadie; elle y avait été modiste, et l'armée du Caucase entière, infanterie, cavalerie, artillerie, génie et pontonniers (s'il y en a!), s'était inclinée sans résistance sous le pouvoir de ses perfections.
—Je le sais bien, dit Assanoff à Moreno en lui racontant en gros ces circonstances, je le sais bien! Léocadie n'est ni jeune, ni très jolie; mais que voulez-vous faire à Poti? Le diable y est plus malin qu'ailleurs, et, songez donc! une Française, une Française à Poti! Comment voulez-vous qu'on résiste?
Il présenta ensuite son camarade à un homme fort grand de taille, vigoureux, blond, avec des yeux gris pâle, de grosses lèvres, un air de jovialité convaincue. C'était un Russe. Ce colosse souriait, portait un costume de voyage peu élégant, mais commode, et qui trahissait d'abord l'intention arrêtée d'éviter toute gène. Grégoire Ivanitch Vialgue était un propriétaire riche, une sorte de gentilhomme campagnard et, en même temps, un sectaire. Il appartenait à une de ces Églises réprouvées, mais toujours présentes dans le christianisme, à une de ces Églises, que les grandes communions extirpent de temps en temps par le fer et par la flamme, mais qui, pareilles aux traînées du chiendent, conservent quelque bouture inaperçue et reparaissent. C'était, en un mot, un Doukhoboretz ou «Ennemi de l'Esprit». Le gouvernement et le clergé russes se sont armés contre les religionnaires dont Vialgue faisait partie. Quand ils les découvrent dans les provinces intérieures de l'empire, ils ne les mettent pas à mort, ainsi qu'on le faisait au moyen âge, mais ils les saisissent et les déportent au Caucase.
Les Ennemis de l'Esprit sont d'opinion que la partie saine, bonne, innocente, inoffensive de l'homme, c'est la chair. La chair n'a d'elle-même aucun mauvais instinct, aucune tendance perverse. Se nourrir, se reproduire, se reposer, ce sont là ses fonctions: Dieu les lui a données et les lui rappelle sans cesse par les appétits. Tant qu'elle n'est pas corrompue, elle recherche purement et simplement les occasions de se satisfaire; ce qui est marcher dans les voies de la justice céleste; et plus elle se satisfait, plus elle abonde dans le sens de la sainteté. Ce qui la corrompt, c'est l'Esprit. L'Esprit est d'origine diabolique. Il est parfaitement inutile au développement et au maintien de l'Humanité. Lui seul invente des passions, de prétendus besoins, de prétendus devoirs qui, contrariant à tort et à travers la vocation de la chair, engendrent des maux sans fin. L'Esprit a introduit dans le monde le génie de la contradiction, de la controverse, de l'ambition et de la haine. C'est de l'Esprit que vient le meurtre; car la chair ne vit que pour se conserver et nullement nous détruire. L'Esprit est le père de la sottise, de l'hypocrisie, des exagérations dans tous les sens, et partant, des abus et des excès que l'on a coutume de reprocher à la chair, excellente personne, facile à entraîner à cause de son innocence même; et c'est pourquoi les hommes vraiment religieux et vraiment éclairés doivent défendre cette pauvre enfant en bannissant vivement les séductions de l'Esprit. Dès lors, plus de religion positive pour éviter de devenir intolérant et persécuteur; plus de mariage pour n'avoir plus d'adultère; plus de contrainte dans aucun goût pour supprimer radicalement les révoltes de la chair, et, enfin, l'abandon systématique de toute culture intellectuelle, occupation odieuse qui, n'aboutissant qu'au triomphe de la méchanceté, n'a opéré jusqu'ici qu'en faveur de la puissance du diable.
Les Ennemis de l'Esprit, bannissant tout résultat d'un effort de l'intelligence, n'estiment pas même l'industrie et opinent à la réduire aux fabrications les plus indispensables et aux procédés les plus simples. En revanche, ils estiment grandement la charrue et se montrent agriculteurs expérimentés et éleveurs de bétail admirables. Les fermes établies par eux dans le Caucase sont belles, bien tenues, prospères, et s'il n'était trop classique et trop fleuri de comparer les mœurs qui y régnent à celles qui fleurirent jadis dans l'intérieur des temples de la déesse syrienne, on peut cependant affirmer avec assez d'exactitude que le Doukhoboretz dépasse de bien loin, dans ses habitudes, les façons d'agir et de se régler des Mormons d'Amérique.
—Vous ne rencontrerez jamais un plus aimable homme que celui-là, dit Assanoff à son ami, en lui montrant l'adversaire du sens commun; un plus brave homme, plus gai, plus obligeant n'existe pas! J'ai été en cantonnement près de chez lui, dans le voisinage des montagnes; et combien je m'y suis amusé et à quel point il m'a été utile, c'est ce qu'il est impossible de vous raconter, vous ne me croiriez pas! Hé, Grégoire Ivanitch! vieux drôle! infernal coquin! viens que je t'embrasse: Pars-tu demain avec nous?
—Oui, monsieur le lieutenant, je l'espère; je ne crois pas avoir de raison pour ne pas partir demain avec vous. Mais aller jusqu'à Bakou, non! n'y comptez pas! je m'arrêterai à Shamakha.
—Vilain trou, n'est-ce pas? répliqua Assanoff, tandis que, ainsi que tous les convives, il se mettait à table et dépliait sa serviette.
—Vous ne savez ce dont vous parlez, répliqua le sectaire en enfournant dans sa bouche une énorme cuillerée de soupe, car Mme Marron (aîné) servait les convives à leur rang, et une petite servante abaze venait de remettre une assiette pleine à Grégoire Ivanitch.
Léocadie, qui connaissait le Caucase dans tous ses détails, crut devoir intervenir dans la conversation.
—Taisez-vous, s'écria-t-elle en jetant sur Grégoire Ivanitch un regard où se peignait une indignation profonde; je sais qui vous êtes et je sais aussi ce que vous voulez insinuer. Mais je ne souffrirai jamais qu'à ma table et dans la maison respectable de M. Marron (aîné) on tienne des propos qui feraient rougir des sapeurs!
Léocadie rougit fortement elle-même, pour prouver que sa modestie n'était nullement inférieure à celle des membres du corps militaire, dont elle venait de signaler la vertu.
—Allons, jalouse, allons, répliqua Assanoff en agitant la main d'un air conciliant; il paraît que votre expérience découvre des pièges là où ma candeur n'en soupçonne pas. Soyez donc tranquille! ma fidélité à mes serments est inébranlable! Explique-moi, Grégoire Ivanitch, ce que tu prétends me faire entendre, car je suis d'un naturel curieux!
—Il est bien connu, reprit alors le Doukhoboretz en se versant un énorme verre de vin de Kakhétie, que la ville de Shamakha est célèbre pour le choix délicat de ses plaisirs. Ce fut autrefois la résidence d'un prince tatare indépendant. On y entretenait une école de danseuses admirées de tous les pays et célèbres jusque dans les provinces persanes. Naturellement les peuples se rendaient en foule dans ce délicieux séjour, pour y jouir de la vue et de l'entretien de tant de belles personnes. Mais la Providence ne voulut pas laisser à jamais les Mahométans uniques possesseurs de ces trésors. Nos troupes impériales attaquèrent Shamakha, comme elles avaient fait des autres résidences des souverains du pays. La résistance des infidèles fut vive, et, au moment de succomber, la fureur les prit. Afin de ne pas voir les Russes heureux à leur tour, ils résolurent d'exécuter un massacre général de toutes les danseuses.
—Voilà une de ces infamies qui finiraient par me faire embrasser ta religion, si elles devaient se répéter souvent! interrompit Assanoff.
—Mais le massacre ne fut pas complet.
—Ah! tant mieux!
—Les régiments russes enlevèrent la place d'assaut, au moment où la tuerie commençait. C'était un spectacle affreux; la brèche béaute donnait passage à des flots de soldats; ceux-ci s'empressaient de faire main basse sur les défenseurs de la ville, enragés à ne pas reculer d'un pouce. A leur grand étonnement, nos hommes trouvaient çà et là des cadavres de jeunes filles richement parées de gazes rouges et bleues, pailletées d'or et d'argent, couvertes de joyaux et jetées sur le pavé, dans leur sang. En gagnant plus avant l'intérieur des rues, ils aperçurent des groupes nombreux de ces victimes encore vivantes; les Musulmans les poussaient à coups de sabre. Alors ils se jetèrent plus hardiment au milieu de la bagarre, et c'est ainsi que, lorsque toute résistance eut cessé, on se trouva avoir sauvé peut-être le quart des adorables personnes qui avaient porté jusqu'au ciel la gloire de Shamakha.
—Si ton histoire n'avait pas fini à peu près heureusement, s'écria Assanoff, je n'aurais pas pu continuer mon dîner. Mais de la façon dont tu t'y es pris je crois que j'irai jusqu'au dessert. Madame, seriez-vous assez bonne pour me faire donner du champagne?
Le mouvement qui suivit cette demande interrompit un moment l'entretien; mais quand on eut porté la santé du nouvel officier arrivé au Caucase, ce que Mme Marron (aîné) proposa d'une manière toute aimable et d'une façon qui eût pu troubler le joyeux ingénieur, s'il eût possédé un naturel capable de s'arrêter à de pareilles vétilles, un des convives renoua le fil de l'entretien:
—Je suis allé, dit-il, il y a quelques mois jusqu'à Shamakha, et l'on m'y a raconté que la danseuse la plus estimée était une certaine Omm-Djéhâne. Elle faisait tourner toutes les têtes.
—Omm-Djéhâne, répondit brusquement l'Ennemi de l'Esprit, est une pitoyable fillette, pleine de caprices et de sottise! Elle danse mal, et, si on parle d'elle, c'est uniquement à cause de son humeur insociable, et de ses bizarreries méchantes. D'ailleurs, elle n'est aucunement jolie, il s'en faut de tout!
—Il paraît, notre ami, s'écria Assanoff, que nous n'avons pas eu à nous louer de cette jeune personne?
—Dans le sens où vous paraissez l'entendre, reprit le premier interlocuteur, Omm-Djéhâne n'est pas, en effet, fort digne d'attention. Je me suis rencontré avec un officier d'infanterie en retraite qui la connaît depuis son enfance. Cette belle est originaire d'une tribu lesghy aujourd'hui détruite, et vous savez que ses compatriotes n'ont pas une grande réputation de douceur. Recueillie par des soldats, quand elle avait trois ou quatre ans, au milieu des ruines d'un village montagnard qui brûlait et sur le corps de sa mère, tombée morte par-dessus un officier poignardé par la dame, la femme d'un général la réclama et prétendit la faire élever à l'européenne. On la soigna très fort, on l'habilla bien et absolument comme les deux filles de la maison. On lui donna l'institutrice chargée d'instruire ces demoiselles, et elle apprit vite, et mieux qu'elles le russe, l'allemand et le français. Mais un de ses jeux favoris était de plonger les jeunes chats dans l'eau bouillante. Elle avait dix ans quand elle faillit étrangler, au détour d'un escalier, sa gouvernante, la digne Mlle Martinet, qui l'avait appelée petite sotte huit jours auparavant, et elle lui mit un magnifique tour de cheveux châtains hors d'état de servir jamais. A six mois de là, elle fit mieux. Elle se rappela ou plutôt elle n'avait jamais oublié qu'un an auparavant la plus jeune fille de sa bienfaitrice l'avait poussée en jouant; elle était tombée et il en était résulté une bosse au front. Elle crut devoir aviser à effacer cet outrage, et d'un coup de canif bien appliqué, atteignit et fendit la joue de sa petite compagne, heureusement, car elle avait dessein de l'éborgner. La générale eut assez de ce dernier trait, et, renvoyant la jeune rebelle de son cœur et de sa maison, elle la confia à une femme musulmane, avec une petite somme.
Arrivée à l'âge de quatorze ans, Omm-Djéhâne s'enfuit de Derbend, où résidait sa nouvelle mère adoptive. On n'a pas su ce qu'elle était devenue pendant deux ans. Aujourd'hui, la voilà une des danseuses de la troupe, instruite, conduite et gouvernée par Mme Forough-el-Husnêt, autrement dit les Splendeurs de la Beauté. D'ailleurs Grégoire Ivanitch a raison. Beaucoup de gens ont cherché à séduire Omm-Djéhâne, mais personne n'y a réussi.
Assanoff trouva ce récit tellement merveilleux, qu'il voulut faire partager son enthousiasme à Moreno. Mais ce fut peine perdue. L'Espagnol ne prit aucun intérêt à ce qu'il appela les équipées d'une fille de rien. Le trouvant donc silencieux, l'ingénieur le jugea maussade et cessa de s'occuper de lui, à mesure que sa propre imagination allumait dans le vin de Champagne un surcroit d'ardeur.
Le dîner terminé, les Français, le Hongrois gagnèrent leur chambre, Moreno de même; et Assanoff se mit à jouer à la préférence avec deux des autres hôtes et Mme Marron (aîné), tandis que l'Ennemi de l'Esprit les considérait d'un œil de plus en plus troublé en buvant de l'eau-de-vie. Ces plaisirs variés durèrent jusqu'au moment où les joueurs furent comme mis en sursaut par un bruit sourd, qui retentit à côté d'eux. C'était Grégoire Ivanitch qui s'écroulait sur sa base. Assanoff avait perdu son argent. Deux heures du matin venaient de sonner. Chacun alla se coucher, et le Grand Hôtel de Golehide, tenu par M. Marron (aîné), entra dans le repos.
Il était à peine cinq heures, quand un domestique de l'hôtel vint frapper à la porte de la chambre à coucher de Moreno pour l'avertir que le moment du départ était proche. Quelques instants après, Assanoff parut dans le corridor. Sa capote d'uniforme était jetée sur ses épaules plus que négligemment; sa chemise de soie rouge, fort chiffonnée, tenait mal à son cou, et sa casquette blanche était comme plaquée sur son épaisse chevelure bouclée, où aucun soin de toilette n'avait mis de l'ordre. Quant à la figure, elle était ravagée, pâle, tirée, les yeux étaient rougis; et l'ingénieur aborda Don Juan avec un bâillement effroyable, en se tirant les bras de toute leur longueur.
—Hé bien! cher ami, s'écria-t-il, il faut donc s'en aller? Est-ce que vous aimez à vous lever si matin quand vous n'êtes pas de service, et même quand vous en êtes? Holà! Georges! double brute! Apporte-nous une bouteille de champagne pour nous mettre en train, ou le diable si je ne te casse pas les os!
—Non! pas de champagne! dit Moreno, allons-nous-en! Vous oubliez qu'on nous a remontré hier combien il était important de nous mettre en mouvement de bonne heure, avec la longue route que nous avons à faire.
—Certainement, certainement je m'en souviens; mais je suis avant tout un gentilhomme; et un homme comme moi est tenu de couronner sa journée autrement qu'en pleutre!
—Commençons-la comme des gens sensés, et allons-nous-en.
L'ingénieur se laissa persuader, et, chantonnant l'air des Fraises, alors fort à la mode dans le Caucase, il s'achemina avec son compagnon vers le bord du fleuve qu'ils allaient remonter. Leur moyen de transport était des plus simples et des moins en harmonie avec les prétentions de l'officier tatare, homme raffiné. On avait simplement mis à leur disposition une longue nacelle étroite et quatre bateliers, lesquels, dans leur propre intérêt, devaient faire beaucoup moins usage de leurs rames que d'une longue ficelle à laquelle deux d'entre eux allaient s'atteler, et marchant sur la rive, en façon de chevaux de halage, tirer le bateau à la cordelle. L'état-major de l'Argo, quand il visita cette contrée sous le commandement du capitaine Jason, aurait trouvé cet attelage primitif. Ce n'est pas qu'il n'existât un service de steamers, dont les journaux d'Europe et d'Amérique avaient fait quelque bruit; mais tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, ce service ne fonctionnait pas; et, bref, Moreno et Assanoff, voulant s'en aller à Koutaïs et de là gagner Tillis et Bakou, n'avaient d'autre parti à choisir que de prendre place dans leur pirogue: ce qu'ils firent.
Il était beau de les voir dans cette embarcation étroite, qu'une banne blanche mettait à l'abri des rayons du soleil, assis ou couchés, au milieu de leurs caisses, fumant, causant, dormant ou se taisant et s'avançant avec la plus majestueuse lenteur, tandis que deux de leurs mariniers poussaient avec des gaffes, et que les deux autres, la cordelle sur l'épaule, tiraient de leur mieux, en marchant courbés sur la berge et à pas comptés.
On ne peut pas dire que la forêt commence seulement au sortir de Poti. Poti est comme absorbé dans la forêt; mais, quand on laisse derrière soi l'enceinte carrée en pierres flanquée détours où les musulmans parquaient jadis les esclaves, dont ce lieu était l'entrepôt principal au Caucase, on n'y voit plus d'habitations, et on peut se croire dans des lieux que les humains n'ont jamais visités. Rien de si abandonné, en apparence, rien de si inhospitalier, de si farouche, de si rébarbatif. Un fleuve hâté, roulant des eaux limoneuses ou chargées de sable sur un lit rempli de roches, contre lesquelles ses eaux rebroussent à chaque instant; des rives lacérées, déclivées par les crues subites et impitoyables de la saison d'hiver, présentant ici une plage dépouillée, là un escarpement subit; des troncs d'arbres charriés et dressant leurs bras mutilés en l'air comme pour crier miséricorde, puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain; car le fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel d'une forêt qui paraît sans limites; on voit la scène: le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court; le bateau où sont les officiers le remonte lentement au pas cadencé des deux hommes qui le halent; les feuilles de la forêt frissonnent sous le vent du matin, les unes larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-là dans la lumière; par des éclaircies lointaines, des rayons de soleil chatoient dans la verdure et y font passer des bandes de clarté semblables à la présence des lutins; sur le ciel bleu et clair se détachent les cimes délicates de quelques frênes, de quelques hêtres, de quelques chênes plus grands que le peuple de leurs compagnons.
Moreno considérait Ce spectacle, en définitive merveilleux, avec un intérêt étrange, quand Assanoff, un peu ranimé et revenu à lui, proposa de sauter sur la rive, et, en allégeant d'autant le bateau, de se donner le plaisir d'une promenade. Cette idée fut accueillie avec empressement par l'officier espagnol, et les deux compagnons se mirent à marcher dans les hautes herbes, en devançant leur embarcation, et, de temps en temps, sûrs de la rattraper, poussant une pointe dans quelques clairières. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de s'apercevoir que la contrée forestière, traversée par le Rioni, n'est nullement aussi déserte qu'il en avait d'abord eu l'impression. De temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des fourrés quelques bandes effarées de petits porcs, très semblables à des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes fines, brusques, lestes, agiles et jolies, au point de se faire renier par tous leurs congénères d'Europe. Ce petit monde, à l'aspect des étrangers, s'enfuyait à toutes jambes à travers les taillis et faisait découvrir une case carrée en bois cachée sous les arbres, envoyant vers le ciel la fumée bleuâtre de son foyer et habitée toujours, il faut le dire, par des êtres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la beauté a été aussi libéralement répandu que les haillons de la misère. Depuis qu'il existe des sociétés humaines, on sait que les populations de la vallée du Phase sont belles. On leur a prouvé ce qu'on en pensait en les enlevant, en les vendant, en les adorant, en les massacrant, parce que les hommes, pris en masse ou en particulier, n'ont pas reçu du ciel d'autre façon de démontrer leur amour. Après tout, il est certain que cette beauté ne peut pas être considérée comme fatale, puisqu'il est sorti des forêts du Phase et des misères de ses cahutes tant de reines fameuses et puissantes, tant de favorites souveraines et des lignées de roi. Pour asseoir les unes et les autres, femmes et hommes, sur le trône ou mettre le trône sous leurs pieds, la destinée ne leur a rien demandé, ni génie, ni talent, ni naissance glorieuse, elle s'est contentée de voir leur beauté. Quelquefois l'histoire exagère, et pour une jolie fille rencontrée par hasard et laissant à un passant une heureuse impression qu'il répartit sur toute une province, combien d'hôtesses rousses imposant par la grâce du même juge leurs défauts à toutes les hôtesses d'un royaume! Mais ici rien de semblable n'est arrivé. La nature s'est vraiment surpassée et l'imagination n'a pu monter plus haut qu'elle. Tout ce qu'on a dit, écrit et chanté sur les perfections physiques des gens du Phase est vrai à la lettre, et l'examen le plus maussade, s'il veut parler vrai, ne trouve rien à en rabattre. Ce qui est surtout remarquable et semble sortir de toutes les règles, c'est que ces paysans, ces paysannes, ces malheureux et ces malheureuses, sont doués d'une distinction et d'une grâce extrême; leurs mains sont charmantes, leurs pieds sont adorables; la forme, les attaches, tout en est parfait, et l'on peut s'imaginer à quel point est pondérée et juste la démarche de créatures qui n'ont pas un défaut dans leur construction.
Assanoff était trop accoutumé à la vue des filles imérithiennes et gourielles pour en être aussi frappé que Moreno. Il les trouvait jolies, mais comme la civilisation le passionnait, il jugeait Mme Marron (aîné) douée de perfections d'un ordre très supérieur, bien qu'un peu défraîchie par le frottement des années.
On s'est peut-être aperçu que l'Ennemi de l'Esprit n'avait pas pris passage avec les deux officiers. Pourtant, suivant ses déclarations de la veille, on aurait dû lui en supposer l'intention. Assanoff, peu maître de ses sens au moment du départ, ne s'était nullement enquis de l'absence de son ami; il y songea seulement quand le bateau était déjà loin. Moreno n'avait pas pris part à la conversation de la veille, de sorte que Grégoire Ivanitch s'était trouvé en parfaite liberté d'agir à sa guise. La nuit lui avait porté conseil. Il avait réfléchi, en y songeant un peu à travers l'ivresse (et il n'était jamais si prudent et si avisé que lorsqu'il était gris), à la sottise d'arriver à Shamakha avec un étourdi fort occupé de ses plaisirs et pas du tout à lui être agréable. Grégoire Ivanitch était loin de s'aveugler au point de supposer que, pour tant d'occasions de plaisirs que ses principes religieux et son bon caractère lui avaient fait mettre sur le chemin de l'ingénieur, celui-ci se piquerait de générosité à son égard et aurait scrupule, une fois dans sa vie, de marcher sur ses brisées ou de lui causer des désagréments. Au contraire, il savait de science certaine que rien ne serait plus agréable au Tatare civilisé qu'un conflit d'où résulterait sans faute un recueil de plaisanteries bonnes ou mauvaises, de goguenardises et de vanteries de quoi défrayer pendant un an toutes les garnisons, tous les cantonnements du Caucase.
En conséquence, il revint sur sa promesse, se résolut à voyager seul, à voyager vite, et, quelques heures après le départ des militaires, il prit à son tour une barque, s'arrangea de façon à maintenir une petite distance entre lui et ceux qui le précédaient, puis, lorsque la nuit fut tombée, au lieu d'aller la passer avec les deux amis dans un cabanon de planches appartenant à l'État et réservé à l'usage des voyageurs, il doubla le relais de ses bateliers, atteignit au matin Koutaïs, prit la poste, ne fit que traverser Tiflis sans s'arrêter, et atteignit Shamakha.
Shamakha n'est pas une grande ville; ce n'est plus même une ville curieuse. L'ancienne cité indigène a disparu presque entièrement, pour faire place à un amas de constructions modernes, peut-être assez bien entendues, mais, à coup sûr, tout à fait dénuées de physionomie. Les Musulmans riches se sont fait bâtir des maisons russes appropriées à leurs besoins et à leurs habitudes; on aperçoit des magasins du gouvernement, des casernes, une église, ce que l'on rencontre partout; et le maître de police, ancien officier de cavalerie, brave homme, qui élevait des oiseaux chanteurs et passait une partie notable de sa vie dans l'énorme cage où il avait logé ses pensionnaires, était, avec le gouverneur, l'homme le mieux logé du pays, parce que son habitation ressemblait le plus à celle d'un bourgeois allemand. Grégoire Ivanitch Vialgue s'y rendit d'abord, frappa à la porte et fut admis.
Il entra dans le salon de l'air dégagé qui lui était propre, ne salua aucunement la sainte image placée dans un angle, au sommet du plafond.
—Mon excellent ami, lui dit-il, j'ai fait un grand voyage; j'arrive de Constantinople et, en dernier lieu, de Poti; je n'ai pas pris une heure de repos et je vous apporte la fortune.
—Elle est la bienvenue, répondit Paul Petrowitch, bienvenue assurément; c'est une bonne dame, d'un certain âge, capricieuse; mais, personne au monde, je pense, ne lui a jamais sciemment fermé sa porte.
—Bref, j'ai réussi dans nos projets au delà de toute espérance.
—Racontez le tout par le menu, répliqua Paul Petrowitch, d'un air de béatitude, en étendant sur ses genoux son mouchoir de cotonnade bleue à raies rouges et s'introduisant dans le nez une forte prise de tabac.
—Voilà l'histoire. Ainsi que nous étions convenus, je me suis rendu, en vous quittant, il y a deux mois, à Redout-Kalé, où j'ai rencontré l'Arménien à qui j'avais donné rendez-vous. Il m'a exposé la situation. Lui et ses associés ont acheté à bon compte, ma foi! six petites filles et quatre petits garçons. Il estime que sur ces dix enfants, qui promettent beaucoup, au moins quatre seront d'une beauté exceptionnelle et une petite fille (il l'a eue vraiment pour un morceau de pain) semble devoir atteindre à une perfection inouïe!
—Tu me réjouis le cœur, ma chère âme, s'écria Paul Petrowitch.
—L'Arménien m'a fait observer que, ayant parfaitement vendu l'année dernière ce qu'il avait de mieux et de prêt, il s'était résolu cette fois à perfectionner encore la marchandise.
—C'est un homme intelligent; je l'ai toujours dit et pensé, grommela Paul Petrowitch.
—Dans ce dessein, poursuivit Grégoire, il a fait l'acquisition d'une jolie maison de campagne, où il habite avec quatre filles, ses deux nièces, un neveu et un cousin de sa femme, en tout dix. Vous suivez le détail.
—Parfaitement!
—Pour tout ce petit monde, il s'est procuré des passeports, des papiers, des actes parfaitement en règle, enfin ce qu'il faut. J'ai vu les prix sur ses livres, et là, franchement, ça n'a pas coûté cher.
—J'en suis presque fâché, dit le maître de police; c'est ce que j'appelle déconsidérer l'autorité, quand ceux qui en sont revêtus se laissent aller à des concessions trop faciles. Mais j'ai peut-être des principes un peu sévères. Continuez!
—L'Arménien a engagé un maître de russe, un maître de français, qui enseigne en même temps la géographie, et une gouvernante suisse. Ces différents frais d'établissement ne sont pas ruineux, et le résultat de la spéculation est que notre compagnie se trouve désormais en état de fournir des épouses et des intendants de mérite à tous les Turcs élevés en Europe et qui tiennent à se faire un intérieur convenable, ou encore aux personnes appartenant à des communions différentes et qui savent apprécier la beauté et le talent.
—Cet Arménien est assurément un homme de génie! murmura Paul Petro-svitch, levant les yeux au ciel et croisant les mains sur son ventre.
—C'est presque ce qu'a dit notre associé américain à Constantinople, quand nous avons partagé nos bénéfices de l'année dernière. Mais il est hors de doute que la voie dans laquelle nous marchons aujourd'hui, et l'extension illimitée de nos affaires, va nous faire monter au-dessus de nos espérances.
—Je le pense ainsi, mon bon, mon parfait ami, et qui plus est (car je ne songe pas qu'à ma seule propriété! je m'occupe aussi du bonheur de mes semblables! je suis avant tout un philanthrope, moi!), regarde quel bien nous faisons!
—La chose est claire, repartit Grégoire Ivanitch avec une grimace de supériorité. Nous achetons, pour une centaine de roubles pièce, des pauvres diables de marmots condamnés à végéter ici dans la fange, dans la faim; nous les rendons gentils, doux, aimables, sociables, cela devient des grandes dames et des messieurs, à tout le moins de bons bourgeois ou de braves domestiques. Je voudrais bien savoir qui peut se vanter d'être plus utile au monde que nous? Mais ce n'est pas pour théorifier que je viens te voir. Voici tes dividendes.
Là-dessus, Grégoire tira de la poche de sa redingote un gros portefeuille, du portefeuille une liasse de billets, et pendant une bonne demi-heure, les deux amis furent plongés dans des calculs qui causaient évidemment par leur résultat une satisfaction vive à Paul Petrowitch. Quand tout ce tripotage eut pris fin, le digne maître de police demanda à grands cris de l'eau-de-vie, et pendant que les verres s'emplissaient, se vidaient et s'emplissaient de nouveau, l'Ennemi de l'Esprit dit à son camarade:
—Les plus belles étoffes ont un revers. L'année écoulée a été bonne, l'année prochaine sera meilleure; cette année-ci, nous n'avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné. Si notre excellente maîtresse de danse, Forough-el-Husnêt, voulait nous aider, elle le pourrait, et son secours viendrait bien à point.
—Mon petit père, il ne faut pas chercher à me tromper. Tu as envie de vendre les Splendeurs de la Beauté elle-même. Mais tu as tort, elle n'y consentirait pas, ni moi non plus.
—Quelle idée bizarre vas-tu chercher là, Paul Petrowitch? Les Splendeurs de la Beauté aurait pu se placer aussi bien, si elle avait vécu, et nous aussi, il y a une cinquantaine d'années, où le goût était différent de ce que nous le croyons. Cette femme-là doit peser.... Qu'est-ce qu'elle ne pèse pas? Désormais, on ne veut plus que des femmes minces, et on appelle cela avoir l'air distingué. Je suis sûr que les Splendeurs de la Beauté ne rapporterait pas deux cents ducats et elle en voudrait garder au moins la moitié, sinon plus. Ce n'est pas ce que j'appellerais une opération. Non, ne me prête pas d'idées ridicules. Je n'ai pas songé une minute aux Splendeurs de la Beauté: à Omm-Djéhâne, je ne dis pas! Elle n'est pas jolie; mais elle parle français et russe. Il faudrait lui faire une remise assez forte; mais, comme nous n'avons pas eu avec elle de frais d'éducation, de nourriture, ni d'entretien, on s'en tirerait. J'ai justement rencontré à Poti un marchand de loupes d'arbres, Français, qui m'a assuré connaître à Trébizonde un ancien Kaïmakam retiré, occupé à rechercher une femme bien élevée; il la veut musulmane afin de s'épargner les ennuis de la conversion. Omm-Djéhâne, ce me semble, conviendrait parfaitement à cette occasion-ci.
—Omm-Djéhâne sera l'affaire de ton Kaïmakam, s'il est l'affaire d'Omm-Djéhâne, répondit le maître de police sentencieusement. Parles-en aux Splendeurs de la Beauté. Tu entendras son avis.
Sur ce dernier mot, les associés se séparèrent; mais ici une remarque doit trouver sa place. On aurait tort de voir dans l'Ennemi de l'Esprit quelque disciple des traîtres de mélodrame, ou simplement un homme tant soit peu méchant. Il n'était ni l'un ni l'autre. En tant que moralité, il avait les idées de ses coreligionnaires: ce n'était pas sa faute, puisqu'il avait été élevé par eux, avec eux et comme eux; mais on pourrait presque dire qu'il y allait innocemment, puisqu'il ne voyait aucun mal dans ce qu'il supposait être la raison et la vérité. C'était un esprit tortu et dévoyé, mais non pas un drôle à proprement parler, et, quant à son commerce, il le conduisait avec une tranquillité de conscience peut-être aussi justifiée que celle dont MM. les entrepreneurs d'entreprises matrimoniales, à Paris, sont assurément pourvus après quarante ans de succès. Les lois européennes défendent sévèrement la traite des esclaves; cela est exact; à ce titre, le maître de police russe, le marchand arménien, le spéculateur américain et le commis voyageur français, tous chrétiens, étaient des coquins purs et simples. Mais l'Ennemi de l'Esprit et sa clientèle asiatique avaient de quoi se tenir l'âme en repos, dans un pays où les mariages ne se contractent jamais, en suivant les conditions même les plus régulières, que par ces ventes, au moins simulées, de la femme et où l'esclave homme prend rang dans la famille immédiatement après les enfants et avant les domestiques. Ceci soit dit non pas pour élever Grégoire Ivanitch sur un pavois, mais uniquement pour le présenter sous son vrai jour. C'était, et voilà ce qu'on en peut affirmer avec justice, un bon vivant par démonstration, dogmatiquement débarrassé de toute espèce de scrupule quant à la poursuite de ses plaisirs et de ceux des autres, nativement obligeant, et, du reste, ne voulant du mal à qui que ce soit au monde, excepté bien entendu à l'Esprit, à cause de tous nos malheurs d'ici-bas. Il tenait à ce point.
Quand il eut quitté le maître de police, il se rendit chez les Splendeures de la Beauté, et trouva cette dame dans un état de santé aussi satisfaisant qu'il l'avait laissée lors de leur dernière entrevue. Elle se tenait dans une chambre, qui, pour être de construction à peu près européenne, n'en était pas moins meublée et accommodée à la tatare. A la vérité, on voyait pendre sur les murailles, blanchies à la chaux, des cadres dorés contenant des gravures coloriées représentant l'histoire de Cora et d'Alonzo, plus un portrait lithographié du maréchal Paskewitch orné de moustaches épouvantables, et, par une idée vraiment très ingénieuse de l'artiste, regardant d'un œil du côté d'Érivan et suivant de l'autre la direction de Varsovie; mais à part ces emprunts à un luxe exotique, le tapis jeté sur le sol était persan, et le long des murs s'étendaient des petits matelas étroits, formant divans et recouverts d'étoffes du pays. Les Splendeurs de la Beauté, avec un visage de pleine lune, des yeux comme deux diamants noirs un peu éteints, une bouche de grenade et une opulence de formes dans toute sa personne, qui eût ravi en extase un véritable Osmanli, était affaissée sur elle-même au milieu d'un amas de coussins, et fumait méthodiquement son tjibouk, qu'elle soutenait de la main droite, tandis que de la gauche, paresseusement posée sur le matelas, elle tournait les grains de son tesbyh ou chapelet musulman. Bref, elle suivait consciencieusement le cours de ses occupations journalières qui consistaient à ne rien faire.
Il serait hardi de prétendre qu'elle ne pensait à rien. Cet état paradisiaque existe pour les hommes dans beaucoup de pays, mais il est à douter que nulle part il soit accessible aux femmes. La maîtresse danseuse songeait donc probablement à quelque chose. En apercevant Grégoire Ivanitch, elle lui dit avec une sorte de vivacité:
—Selam Aleykum! Vous êtes le bienvenu!
—Aleyk-ous-Selam! madame, repartit l'Ennemi de l'Esprit, mes yeux deviennent brillants du bonheur de vous voir!
—Bismillah! Asseyez-vous, je vous prie!
Elle frappa des mains. Une servante fort sale apparut.
Apporte ici une bouteille de raki et deux verres.
Grégoire ayant pris place, l'eau-de-vie se trouvant entre lui et la dame de céans, deux ou trois accolades furent données à la bouteille, puis les interlocuteurs se trouvant dans un état confortable, ils commencèrent la conversation.
—Madame, dit l'Ennemi de l'Esprit, je viens de proposer au respectable Paul Petrowitch une très belle occasion de faire le bonheur d'Omm-Djéhâne.
—Si vous faites son bonheur, répondit les Splendeurs de la Beauté, elle en sera peut-être reconnaissante, mais, encore faudrait-il savoir comment vous l'entendez.
Grégoire Ivanitch agita la main droite en l'air et secoua la tête d'un air de désintéressement et de magnanimité.
—Bah! dit-il, je le sais! Si j'étais pour quelque chose dans l'affaire, elle ne se montrerait pas plus touchée aujourd'hui qu'elle ne l'a été il y a trois mois; elle ne veut pas entendre parler de son serviteur, c'est convenu, et son serviteur n'est pas du tout disposé à se laisser venir du mal à l'estomac pour qu'on le dédaigne. Ces sottises-là sont du ressort des serviteurs de l'Esprit. Non! Laissez-moi de côté. Je viens bonnement proposer à Omm-Djéhâne de la marier à un Kaïmakam. Pour tout vous dire, j'avais emporté l'autre jour sa photographie, telle qu'il y a huit ans la femme du général l'avait fait faire. Je l'ai montrée au digne homme dont je vous parle, et, vraiment, il a pris feu. C'est un digne homme, je le répète. Il n'a que soixante-dix ans; on le trouve Musulman sévère; il ne boit ni vin ni eau-de-vie, cela plaira à Omm-Djéhâne qui déteste si fort ce qui est bon; il a une horreur encore plus prononcée pour les Européens, ce qui lui conviendra également, à elle, dont le sentiment n'est pas bien caché là-dessus; enfin il est riche. Je lui connais des terres dans trois villages des environs de Batoum, et il a par-dessus le marché un joli revenu provenant des mines d'argent de Gumush-Khanêh. Voyez ce que vous voulez faire.
—J'aime tendrement Omm-Djéhâne, répliqua les Splendeurs de la Beauté. C'est ma fille adoptive. Mon cœur saigne déjà en entendant vos paroles; que sera-ce lorsqu'il faudra me séparer de cette enfant? Je vais mourir de mille morts; on m'enterrera; on m'enterre! Cela mérite considération. Combien me donnera-t-on pour consentir à de pareils sacrifices?
Grégoire Ivanitch se caressa le menton:
—C'est, en effet, une affaire de conséquence. Omm-Djéhâne recevra un tiers de ce que donne le Kaïmakam; j'aurai le second tiers comme ayant été le promoteur de cette heureuse union, et vous partagerez le troisième tiers avec notre bon et cher ami le maître de police. L'acheteur offre deux mille roubles argent.
—Deux mille roubles argent? répondit la maîtresse danseuse, d'un air consterné; y pensez-vous? Comment avez-vous pu écouter une pareille proposition sans éclater de rire! Une fille, qui est une perle de vertu et d'innocence, qui n'a jamais dansé que devant les personnes les plus respectables, comme des généraux et des colonels; tout au plus (une fois ou deux!) devant des majors! Une fille qui parle le russe et le français comme ceux qui les ont inventés et qui peut écrire et lire, et qui sait la géographie! Une fille qui....
Grégoire Ivanitch lui mit la main sur la bouche avec une douce familiarité et continua lui-même la litanie:
—Une fille qui est charmante, mais très maigre, avec des yeux assez jolis, mais bleus, et pas très tendres à l'ordinaire; une fille qui sait une foule de belles choses, je l'avoue, mais qui manie également le couteau d'une manière fort agréable, comme j'en ai reçu moi-même la preuve dans l'épaule, et qui, par malheur, n'est pas toujours d'une humeur accorte; une fille, enfin, qui est un diable incarné! Pour ma part, je considère que la payer deux mille roubles, c'est faire son propre malheur aussi cher qu'il est possible.
—Mais un sixième de la somme et rien de plus pour moi!
—Vous voulez dire un tiers!
—Comment? Mais je partagerai avec Paul Petrowitch!
—C'est-à-dire que vous lui prendrez tout, en outre de ce que vous lui enlevez déjà. Croyez-vous que, lorsqu'il a bu, il ne pleure pas dans mon sein pour la misère où vous le réduisez?—Grégoire Ivanitch, me dit-il, cette femme-là est si belle, si aimable, si souriante, qu'elle me mettra au tombeau dans le même costume que j'avais en venant au monde!—-Et alors il verse des flots de larmes, il faut que je lui essuie le visage et que je le couche moi-même. Ne me dites donc pas des folies! Vous aurez un tiers pour vous, et c'est à prendre ou à laisser!
—Hé bien! Grégoire Ivanitch, vous êtes pour moi un véritable père, je ne me lasse pas de le répéter. Je m'écrie souvent, quand je suis toute seule: Splendeurs de la Beauté, souviens-toi que Grégoire Ivanitch est ton père! Dites seulement à Paul Petrowitch de me donner une montre en or, avec des fleurs en émail dessus, pareille à celle de la gouvernante de la province, et alors je parlerai à Omm-Djéhâne!
—Je ne me mêle pas de ces affaires-là. Vous tirerez de Paul Petrowitch ce que vous voudrez, et vous n'avez pas besoin d'intermédiaire. D'ailleurs, le temps presse. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas commencer dès aujourd'hui notre affaire?
Les Splendeurs de la Beauté balança sa tête de droite à gauche d'un air subjugué,
—On ne peut rien vous refuser, Grégoire Ivanitch. Vallah! Billah! Tallah! Je vais me mettre à l'œuvre à l'instant; mais donnez-moi seulement, pour me souvenir de vos bontés, cette petite bague turquoise que vous portez là, à la main gauche. Les turquoises sont un gage de bonheur!
L'Ennemi de l'Esprit ôta galamment la bague de son doigt et la présenta à la dame, qui la posa d'abord sur son front, puis tira de son sein une bourse de cachemire où elle enferma sa nouvelle conquête parmi d'autres plus anciennes. Gela fait, Grégoire Ivanitch prit congé; et, tout aussitôt, les Splendeurs de la Beauté, faisant un effort sensible, souleva sa masse opulente, la dressa sur ses pieds, et, avec un balancement de hanches, qui, journellement, ravissait en extase d'innombrables admirateurs, elle sortit de la chambre, son tjibouk d'une main et son chapelet de l'autre. Elle passa, sans s'y arrêter, devant chaque porte des cellules habitées par plusieurs de ses élèves, et elle ouvrit, enfin, celle d'Omm-Djéhâne. Elle entra.
L'appartement était petit, étroit. Il n'y avait, dans un angle, qu'un sopha très court. Pas de gravures européennes; aucune espèce de luxe nulle part; pas de tjibouk; Omm-Djéhâne ne fumait pas; aucun verre, aucune bouteille; elle ne buvait pas; non, rien, pas même un pot de rouge ni de blanc de céruse, elle ne se fardait pas, ce qui était inouï chez une personne de la ville, et les personnes qui lui voulaient le plus de bien citaient cette bizarrerie comme un des traits les plus regrettables de son caractère.
Lorsque sa maîtresse entra, la jeune danseuse était assise, la joue appuyée sur sa main gauche, le coude sur un coussin. Elle regardait droit devant elle, livrée à une abnégation absolue de sa pensée et de ses sens. Elle était vêtue d'une robe étroite de soie cramoisie à raies jaunes parsemées de fleurs bleues; un mouchoir de gaze rouge, brodé d'or, était entortillé dans ses cheveux noirs; elle portait au cou un collier d'or émaillé, et aux oreilles ainsi qu'aux bras des ornements de même matière.
Grégoire Ivanitch avait raison: Omm-Djéhâne n'était pas ce qui s'appelle jolie. Cependant il en avait été touché et préoccupé, et cela s'expliquait. Une séduction puissante s'exhalait de cette jeune fille. A vouloir en détailler les causes, on ne les retrouvait pas; cependant on ne cessait pas d'en sentir l'action. C'était une de ces créatures qui entraînent, qui enivrent, qui ensorcellent, et qui ne vous disent ni pourquoi, ni comment. En vérité, un critique froid n'eût trouvé qu'un seul adjectif à lui appliquer. Il eût dit d'elle: Elle est étrange; mais aucun critique n'eût pu rester froid en sa présence.
—Mon âme, dit les Splendeurs de la Beauté, en s'asseyant à côté de sa pensionnaire, écoutez-moi bien, il s'agit d'un grand mystère.
Là-dessus, quand elle vit les yeux d'Omm-Djéhâne attachés sur les siens, elle lui raconta, d'un bout à l'autre, la conversation qu'elle venait d'avoir avec Grégoire Ivanitch.
Aux nombreuses précautions oratoires qu'elle employa, aux phrases séduisantes intercalées dans son récit, à l'accent mielleux et caressant donné à toutes ses paroles, à ses réticences, à ses nombreux serments, il était clair que la maîtresse danseuse ne s'attendait pas à convertir aisément la jeune lesghy. Aussi fut-elle agréablement surprise, quand, après un moment de réflexion assez court, celle-ci lui fit une réponse encourageante et qu'elle n'avait pas prévue.
—Comment, dit-elle, serais-je sûre que ce Grégoire Ivanitch et les autres ne me tendent pas un piège?
—Tu serais donc disposée, fleur de mon âme, à accepter le Kaïmakam pour mari?
—Tout de suite, mais je neveux pas être trompée. Elle dit ces mots rudement; ses yeux qui, déjà, n'étaient pas naturellement à fleur de tête, mais un peu tragiquement enfoncés sous un frontbombé, semblèrent se creuser davantage, et toute l'expression de son visage fut si parlante, que les Splendeurs de la Beauté répondit avec conviction:
—Comment veux-tu que l'on s'y joue? On aurait, je crois, fort à faire.
Omm-Djéhâne ne répondit rien. Elle attacha son regard sur le plancher et tomba dans la rêverie. Sa maîtresse, saisie d'une docilité si merveilleuse, lui passa le bras autour du cou et allait l'embrasser, quand la petite servante sale entra.
—Madame, dit-elle, le seigneur maître de police vous envoie dire qu'il faut venir ce soir chez le gouverneur avec Djemylèh et Talhemèh pour danser.
—Est-ce qu'il y a une fête?
—Il y a des hôtes étrangers.
—Des officiers?
—Des officiers. C'est son domestique qui me l'a dit Mais il y aura aussi des Musulmans, Aga-Khan et Shems-Eddyn-Bey.
—Sais-tu si Grégoire Ivanitch y sera?
—Je ne sais pas; mais le seigneur maître de police dit qu'il faudra mettre vos plus beaux habits; vous aurez de grands cadeaux.
La petite souillon sortit.
—De grands cadeaux, de grands cadeaux! c'est facile à dire, murmura les Splendeurs de la Beauté; on ne manque jamais de m'en promettre autant chaque fois, et, si j'y croyais, je mourrais de faim. Enfin, on ira, c'est clair. Comment s'en empêcher? Pour toi, mes yeux, puisque te voilà comme mariée à un Kaïmakam, tu n'as pas besoin d'amuser ces chiens, et tu peux rester ici, si cela t'arrange.
—Cela ne m'arrange pas du tout; j'irai au contraire avec vous et les autres chez le gouverneur. Voyez! je viens de faire trois fois de suite l'istikharêh pendant que vous parliez à Dourr-al-Zemân (la Perle du Temps, c'était le nom authentique de la jeune maritorne), et trois fois j'ai eu le même nombre de grains.
Elle montrait son chapelet qu'elle serrait des deux mains; elle balbutia entre ses dents un bout de prière et se leva. Les Splendeurs de la Beauté ne trouva absolument rien à répliquer à un argument aussi fort que celui d'une décision de l'istikharêh, et comme elle venait de se donner des fatigues inusitées, elle rentra dans sa chambre pour dormir jusqu'à l'heure de sa toilette, laissant Omm-Djéhâne réfléchir, s'il lui plairait, à la nouvelle aventure, où la vie déjà si agitée de cette dernière semblait se trouver entraînée.
Il était parfaitement exact que le gouverneur de Shamakha avait l'intention de se mettre en frais. Il donnait à dîner à deux officiers voyageurs en route pour Bakou, le lieutenant Assanoff et le cornette Moreno, et, à cette occasion, il avait invité les officiers du bataillon d'infanterie en garnison dans la ville et son ami de cœur, le maître de police.
Assanoff et Don Juan, pour être arrivés plus tard que l'Ennemi de l'Esprit, étaient arrivés pourtant, un peu fatigués, un peu ennuyés du voyage, mais d'autant plus heureux de se trouver près du but, car Shamakha n'est pas loin de Bakou. Ils étaient à peine restés quelques heures à Tiflis. L'autorité supérieure les avait engagés à rejoindre sans retard leurs corps respectifs, attendu qu'il était question de mouvements sérieux dans le Daghestan. C'était une perspective consolante pour Moreno. A mesure qu'il s'éloignait de l'Espagne et de la femme qu'il aimait, le découragement des premières heures se transformait en une résignation maladive, qui lui détruisait le prix de la vie. Il sentait que son existence antérieure était finie, et il n'éprouvait aucun désir d'en ressaisir une nouvelle. Hérodote raconte qu'en Égypte, autrefois, l'armée se trouvant mécontente des façons d'agir du souverain, les hommes de la caste guerrière prirent leurs armes, formèrent leurs bandes et s'en allèrent gagnant la frontière. Les serviteurs du monarque abandonné coururent, sur son ordre, après eux et leur dirent: «Que faites-vous? Vous abandonnez vos familles? Vous perdez de gaîté de cœur vos maisons et ce que vous possédez de biens?»—Ils répondirent fièrement: «Des biens? Avec ce que nous avons au poing, nous tâcherons d'en conquérir de meilleurs! Des maisons? On en bâtit. Des femmes? Il en existe dans tout l'univers, et de celles que nous rencontrerons, nous aurons d'autres fils!» Puis, sur cette réponse, ils partirent sans que rien pût les arrêter.
Moreno n'était pas un de ces rudes manieurs d'épée, dont l'espèce ne se rencontre guère dans les temps actuels. Soit résultat des mœurs, soit délicatesse et faiblesse plus grande de l'imagination et du cœur, il existe peu d'hommes aujourd'hui, dont le bonheur et la force vitale ne résident en dehors d'eux-mêmes, dans un autre être ou dans une chose. Presque chacun ressemble à l'embryon: il reçoit ce qui le fait vivre d'un foyer de vie qui n'est pas le sien, et, si on l'en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible, qu'il subsiste à son aise. En outre, tout ce que Don Juan avait vu jusqu'alors dans le milieu où il était transplanté, lui faisait l'effet d'un rêve, d'un de ces rêves particulièrement embrouillés où la raison ne se retrouve pas. Assanoff lui avait expliqué, à sa manière, ce qui s'agitait autour d'eux; mais outre que l'ingénieur n'y apercevait rien que de naturel, ce qui le faisait passer légèrement sur les points les plus dignes de commentaires, il était d'humeur inconstante et ne savait suivre ni une explication, ni un raisonnement. Cependant Moreno s'attachait à lui. L'ivrognerie flagrante d'Assanoff le rebutait; sa gaîté le ramenait. Assanoff avait l'esprit brouillon, mais il avait de l'esprit; il divaguait à l'ordinaire, mais en quelques rencontres il montra du cœur. Pendant la longue route et l'interminable tête-à-tête, il raconta beaucoup de choses à Moreno, et Moreno se laissa aller de son côté à lui faire des confidences. Assanoff fut vivement ému des malheurs de l'exilé et montra une tendresse presque féminine pour l'amant. Quelquefois, parlant de lui-même, il avouait n'être, à son avis, qu'un sauvage mal dégrossi, et, ajoutait-il, assez peu débarbouillé, mais il revenait bientôt sur cette déclaration et se proclamait un gentilhomme. En somme, il se fit gloire désormais de reconnaître chez Moreno la supériorité de l'intelligence et du caractère.
On peut se rappeler que, dans les récits des Croisades, il est toujours question d'un généreux émir, d'un brave Bédouin, ou, à tout le moins, d'un esclave fidèle attachant son sort à celui du chevalier chrétien. A l'occasion, ce subalterne se fait tuer volontiers pour le maître, après avoir sacrifié ses intérêts aux siens. Une pareille conception s'est si bien emparée de l'imagination des Occidentaux, qu'on la trouve encore dans les nouvelles de Cervantes, et Walter Scott l'a consacrée par les personnages des deux serviteurs sarrasins du templier Brian de Boisguilbert. C'est parce que, en réalité, cette fiction repose sur un fond assez vrai. Le cœur et l'imagination, mobiles uniques du dévouement, tiennent une place énorme dans l'organisation des Asiatiques; susceptibles de beaucoup aimer, ces gens-là se sont de beaucoup sacrifiés à ce qu'ils aiment. Ainsi, du moment où Assanoff trouvait dans Don Juan une nature sympathique à la sienne, il l'aimait pour tout de bon et sans se défendre.
Le dîner du gouverneur ressembla à toutes les fêtes de ce genre. On but beaucoup. Assanoff, Dieu garde qu'il eût manqué cette occasion! Il était tellement en verve, qu'il se serait surpassé lui-même, si les observations de Don Juan ne l'eussent un peu contenu, de sorte qu'il en resta à un visage enflammé, avec une démarche légèrement titubante et un décousu de discours encore plus prononcé qu'à l'ordinaire. Pour ne pas contrarier Moreno, il s'arrêta à cette limite. Au sortir de table, on passa dans le salon, où l'on se mit à fumer. Au bout d'une demi-heure, deux des personnages marquants de la population indigène firent leur entrée au milieu de ces officiers, dont la plupart étaient dans un état plus avancé que celui d'Assanoff. Agha-Khan et Shems-Eddyn-Bey saluèrent avec dignité et avec l'affabilité la plus aimable tous les assistants, sans paraître s'apercevoir le moins du monde de rien d'irrégulier. Ils s'assirent, après avoir refusé des pipes et déclaré qu'ils ne fumaient pas. La retenue en toutes choses et la sobriété étaient alors à la mode par esprit de contraste et recommandées aux Musulmans du Caucase. Au bout de quelques instants, on annonça les danseuses. Le gouverneur ordonna de les introduire. Elles parurent.
Les Splendeurs de la Beauté marchait en tête, puis venait Omm-Djéhâne, suivie de Djémylèh et de Talhemèh, deux jeunes demoiselles très agréables, non moins peintes que leur maîtresse, et toutes vêtues de robes longues tombant droit jusqu'aux pieds avec des plis nombreux. L'or et l'argent scintillaient sur la soie et la gaze, qui abondaient dans leurs vêtements d'une magnificence et d'une somptuosité bizarres. Les colliers superposés, les boucles d'oreilles longues et tombantes, les bracelets nombreux, or et pierreries, tout luisait et résonnait à chaque mouvement de ces belles personnes. Cependant les regards se portaient instinctivement sur Omm-Djéhâne, soit que ce fût l'absence de fard, soit que ce fût la sévérité plus grande de sa parure, soit plutôt, et c'est bien certainement la vraie raison, le charme vainqueur de sa personne. Une fois qu'on l'avait regardée, les yeux ne s'en détachaient plus. Elle promenait sur chacun un regard froid, indifférent, presque insolent, presque irritant, et ce n'était pas un petit attrait. Aussi, bien qu'elle eût les yeux infiniment moins beaux que Djémylèh, que sa taille n'eût pas la rondeur de celle de Talhemèh, et que, sous aucun rapport, elle ne pût rivaliser avec l'exubérance de perfections des Splendeurs de la Beauté, cette reine sûre de ses triomphes, elle troublait chacun, et il fallait un effort pour se soustraire à sa magie.
Jamais cantatrice à la mode ni comédienne en renom n'ont exécuté leur entrée dans un salon européen avec plus de dignité que ne le firent les danseuses, et ne furent reçues avec plus d'hommages! Elles ne saluèrent personne que les deux dignitaires musulmans à qui elles adressèrent toutes, sauf Omm-Djéhâne, un coup d'œil d'intelligence des plus flatteurs, coup d'œil auquel ils répondirent par un sourire discret et en se caressant la barbe d'un air dont se fût honoré le maréchal duc de Richelieu; Cela fait, les dames s'assirent pressées les unes contre les autres, dans un coin de la salle, sur le tapis, et prirent l'air parfaitement désintéressé de personnes qui sont là pour faire tapisserie.
Cependant, derrière elles, avaient paru quatre hommes, auxquels personne ne donna la moindre attention. Ils allèrent s'accroupir dans l'angle du salon opposé à celui qu'occupaient les danseuses; c'étaient les musiciens. L'un tenait une guitare légère appelée târ; l'autre une sorte de rebec, violon à long manche, ou kémantjêh; le troisième avait un rebab, autre instrument à cordes, et le quatrième un tambourin, élément indispensable de toute musique asiatique, où le rythme doit être extrêmement marqué.
D'une voix unanime, la société demanda le commencement de la danse. Le gouverneur et le maître de police se firent plus particulièrement les interprètes du vœu général auprès des Splendeurs de la Beauté, et celle-ci, après s'être laissé prier le temps convenable pour une artiste qui connaît sa valeur, et avoir montré sa modestie par une aimable confusion, se leva en pied, s'avança lentement jusqu'au milieu du salon, et fit un signe de tête imperceptible aux musiciens dont les instruments partirent tous à la fois. Chacun avait reculé sa chaise contre le mur, de façon à laisser un vaste espace absolument libre.
Alors, sur un air extrêmement lent et monotone, accompagné par le tambourin roulant d'un bruit saccadé, sourd et nerveux, la danseuse, sans bouger de place, appuyant ses mains sur ses hanches, fit quelques mouvements de la tête et du haut du corps. Elle tourna lentement sur elle-même. Elle ne regardait personne, elle était impassible, et semblait comme absorbée. L'attention la suivait, attendait une activité qui ne venait pas, et, précisément à cause de cette attente trompée, devenait à chaque instant plus intense. On ne saurait mieux comparer l'impression produite par ce genre d'émotion qu'à celui qu'on éprouve au bord de la mer, quand l'œil demande constamment à la vague de faire plus, de monter plus haut, d'aller plus loin que la vague précédente, et qu'on écoute son bruit dans l'espérance, successivement déçue, que le bruit qui va venir sera de quelque peu plus fort, et, cependant, on reste là, assis sur la grève; des heures entières s'écoulent et l'on a peine à s'éloigner. Il en est ainsi de la séduction opérée sur les sens par les évolutions des danseuses de l'Asie. Il n'y a point de variété, il n'y a point de vivacité, on ne variera que rarement un mouvement subit, mais il s'exhale de ce tournoiement cadencé une torpeur, dont l'âme s'accommode et où elle se complaît comme dans une ivresse amenant un demi-sommeil.
Puis, la puissante danseuse se mut lentement sur le parquet, en étendant à moitié ses bras arrondis; elle ne marchait pas; elle glissa par une vibration imperceptible; elle s'avança vers les spectateurs, et passant lentement près de chacun, donna à chacun une sorte de frisson en lui laissant croire, espérer peut-être, qu'elle allait lui accorder un signe d'attention. Elle n'en fit rien. Seulement, quand elle fut devant les deux Musulmans, elle leur laissa soupçonner un nouvel indice bien apprécié de sa déférence, de sa partialité, en doublant la durée du temps d'arrêt très court dont elle avait flatté les autres, ce qui fut vivement senti et applaudi; car, dans cette danse discrète, la moindre nuance ressort avec précision. Quand la musique s'arrêta, l'enthousiasme des spectateurs éclata en applaudissements. Moreno seul restait froid. On ne goûte pas ces sortes de choses à la première vue, et le plaisir causé par les divertissements nationaux exige, en tous les pays, une expérience et une initiation. Il n'en fut pas ainsi d'Assanoff; son exaltation s'exprima d'une manière tout à fait inattendue.
—Pardieu! dit-il, je suis un homme civilisé et j'ai été à l'École des cadets, à Saint-Pétersbourg; mais je veux que le diable m'emporte si, dans l'Europe entière, ou trouve rien d'égal à ce que nous venons de voir! Je demande que quelqu'un d'ici danse la lesghy avec moi. N'y a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne! Etes-vous tous abrutis ou tous Russes?
Un officier tatar, engagé dans l'infanterie, se leva et vint prendre Assanoff par la main.
---Allons, dit orgueilleusement le fantassin, Mourad, fils de Hassan-Bey, si tu es fils de ton père, montre ce que tu sais!
L'ingénieur lui répondit par un coup d'œil dont Moreno n'avait jamais vu l'expression à la fois dure et sauvage, mais pleine de flammes, et, dans leurs capotes d'uniforme, les deux Tatars se mirent à danser la lesghy. La musique avait vigoureusement attaqué la mélodie barbare particulière à ce pas. Ce n'était rien de langoureux, ce n'était rien de languissant. Mourad, fils de Hassan, n'était plus ivre; il semblait le fils d'un prince et prince lui-même. On l'eût pris pour un des soldats de l'ancien Mongol Khoubilaï; le tambourin sonnait, palpitait avec ardeur, avec un emportement de cruauté et de conquête. Les assistants, à l'exception de l'Espagnol, étaient possédés par le vin et l'eau-de-vie et n'avaient ni entendu les paroles d'Assanoff, ni compris rien aux émotions qui l'agitaient. Tout ce qu'on savait de cette scène, en définitive étrange, c'est que l'ingénieur dansait la lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre, le sang, et partant, la révolte, se jouait devant ces conquérants, sans qu'ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien moins à en redouter le sens. Seul, Don Juan restait stupéfait de l'expression nouvelle répandue sur les traits d'Assanoff, et, quand la danse se fut terminée au milieu des trépignements de joie de tous les officiers russes, et que l'attention générale fut distraite par l'entrée dans la salle d'un assez grand nombre de domestiques apportant de nouvelles pipes, du thé et de l'eau-de-vie, il attira son ami dans un coin de la chambre qui se trouvait être celui où étaient les danseuses, toutes debout pendant la lesghy, et lui dit à demi-voix:
—Es-tu fou? Qu'est-ce que c'est que cette comédie-là, que tu viens de jouer? Pourquoi te donnes-tu en spectacle? Si tu aimes ton pays, ne peux-tu le témoigner autrement que par des convulsions?
—Tais-toi, lui répondit brusquement Assanoff, tu ne sais ce dont tu parles! Il est des choses que tu ne peux pas connaître! Certes, je suis un lâche, je suis un misérable, et le dernier des hommes est cet infâme coquin de Djemiloff, qui vient de danser avec moi, il n'est pas moins avili, quoiqu'il ait dansé comme un homme! Mais, vois-tu, il y a pourtant des moments encore où, si bas qu'on ait le cœur, on le sent qui se relève, et le jour n'est pas venu où un Tatar verra danser les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa paupière!
Des larmes de sang se formaient peut-être là où disait Assanoff; mais comment le savoir? Ce qui est certain, c'est que, de vrais, de gros pleurs roulaient sur sa joue. Il les essuyait rapidement d'une main, avant qu'on eût eu le temps de les remarquer, quand il se sentit prendre l'autre; il se retourna et vit Omm-Djéhâne. Elle lui dit rapidement, en français:
—Cette nuit! deux heures avant le destèh! à ma porte! ne frappe pas!
Elle s'écarta aussitôt; quant à lui, cette parole d'une belle personne, d'une personne qui avait passé jusqu'alors pour insensible et parfaitement invincible, et qui était comme la gloire des danseuses de la ville, précisément parce qu'elle consentait peu à montrer ses talents, cette charmante parole le rendit subitement à la civilisation que, depuis quelques minutes, il paraissait oublier d'une façon si complète, et, passant son bras sous celui de Moreno, il entraîna l'officier espagnol à quelques pas et lui murmura dans l'oreille:
—Peste! je suis un heureux coquin! J'ai un rendez-vous!
—Avec qui?
—Avec la Fleur des Pois! Je te raconterai tout demain. Mais, attention! Il ne faut plus que je me grise!
—Non! il me semble que tu as assez perdu la tête comme cela, ce soir.
—La tête! le cœur! les sens! l'esprit par-dessus le marché! La bonne histoire! la bonne histoire! J'en ferai mon brosseur de cette petite personne! Je l'emmènerai à Bakou, et nous donnerons des soirées d'artistes! Mais, motus! Soyons discrets comme des troubadours jusqu'à demain matin.
Les nouvelles santés qu'on porta en foule, aidées de l'éclat des yeux des Splendeurs de la Beauté, de Djemylèh et de Talhemèh, car Omm-Djéhâne se tint à part, sous la protection des deux graves Musulmans qui, sans en avoir l'air, étendirent vers elle une protection fort efficace; le bruit épouvantable, les danses qui recommencèrent et se poursuivirent encore quelques heures, toutes les délices de cette soirée, enfin, eurent le résultat qu'on en devait attendre. Le gouverneur fut porté dans son lit; le maître de police gagna le sien sur les épaules de quatre hommes; une moitié des officiers dormit sur le champ de bataille, l'autre joncha les rues de corps généreux, mais vaincus. Les trois danseuses rentrèrent ou ne rentrèrent pas au logis: on n'a jamais su au juste ce qui était advenu de ce détail. Omm-Djéhâne, seule, regagna paisiblement la demeure commune sous la protection des amis qu'elle s'était assurés, et qui la quittèrent en maudissant de tout leur cœur les ignobles pourceaux de chrétiens que la prudence les obligeait de ménager. Pour Assanoff, ayant reconduit Moreno jusqu'à leur habitation, la maison de poste, et voyant que l'heure du rendez-vous était à peu près arrivée, il se hâta et courut se placer contre la porte des danseuses, sans donner d'ailleurs aucun signe de vie, ainsi qu'Omm-Djéhâne le lui avait recommandé.
La rue était déserte et complètement silencieuse, la nuit sombre; il s'en fallait de trois heures environ que l'aube ne pointât. On était au commencement de septembre. Il avait plu dans la journée; il ne faisait pas chaud. Mais l'attente fut courte. Assanoff, qui était tout oreilles, entendit marcher dans la maison; l'huis s'entr'ouvrit doucement. On demanda tout bas:
—Etes-vous là?
Il passa le bras à travers la fente de la porte, saisit une main qui s'avançait et répondit:
—Sans doute! Comment n'y serais-je pas? Suis-je une bête!
Omm-Djéhâne attira l'officier dans l'intérieur et referma le battant sans bruit comme elle l'avait ouvert; puis, précédant son hôte, elle traversa à la hâte la petite cour centrale du logis, d'où ils entrèrent dans la salle principale. Là, se trouvaient des divans contre les murs, quelques chaises et une table sur laquelle brûlait une lampe.
Omm-Djéhâne se tourna vers l'officier et le regarda d'un air si arrogant, qu'il fit involontairement un pas en arrière. Alors, il contempla, stupéfait, la jeune fille. Elle avait ôté sa toilette de danseuse; elle était vêtue comme une femme noble du Daghestan et portait à sa ceinture une paire de pistolets et un couteau. Soit hasard, soit intention, sa main droite se porta un instant vers ses armes. Elle montra une chaise à Assanoff d'un geste impérieux, et s'assit elle-même sur le divan à quelques pas de lui. Elle tenait à la main ce chapelet avec lequel elle avait accompli les cérémonies de l'istikharêh, la première fois qu'on l'a vue apparaître en personne dans ce récit, et, pendant l'entretien qui va suivre, elle revint souvent aux grains de corail et les fit rouler et glisser entre ses doigts.
—Sois le bienvenu, Mourad! Depuis quatre ans je demande sans cesse à ce chapelet si je vais te voir; aujourd'hui il me l'a assuré; c'est pourquoi je suis allée chez le gouverneur, et te voilà!
—A la façon dont tu me reçois, je ne comprends pas trop ce que je viens faire ici.
—Tu vas le comprendre, fils de ma tante.
—Que veux-tu dire?
—J'avais quatre ans et tu en avais douze, je me rappelle et tu as oublié! Ah! fils de mon sang, frère de mon âme, s'écria-t-elle tout à coup avec une explosion passionnée et en étendant ses mains frémissantes vers le jeune homme; est-ce que, quand tu dors, tu ne vois pas notre aoûl, notre village, sur son pic de rochers, montant droit au milieu de l'azur du ciel, avec les nuages au-dessous de lui, dans les vallons pleins d'arbres et de pierres? Tu ne vois donc plus le nid où nous sommes nés, bien au-dessus des plaines, bien au-dessus des montagnes communes, bien au-dessus des hommes esclaves, parmi les demeures des oiseaux nobles, au sein de l'atmosphère de Dieu? Tu ne les vois donc plus, nos murailles protectrices, nos tours penchées sur les abîmes, nos manoirs en terrasses, montant les unes au-dessus des autres, toutes vigilantes et, par leurs lucarnes, avides de voir l'ennemi de plus loin? Et leurs toits plats où nous dormions l'été, et les rues étroites et le logis de Kassem-Bey en face du nôtre, et celui d'Arslan-Bey devant, et tes camarades de jeu, Sélym et Mouryd qui sont morts dans leur sang, et mes compagnes, à moi, Ayeshah, Loulou, Péry, la petite Zobeydêh, que sa mère portait dans ses bras! Ah! misérable lâche! les soldats les ont tous jetés dans les flammes, et l'aoûl a brûlé sur eux!
Assanoff commença à se sentir extrêmement mal à son aise. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il étendit machinalement les mains sur ses genoux, qu'il tint fortement serrés. Mais il ne prononça pas un mot. Omm-Djéhâne continua d'une voix sourde:
—Tu ne rêves donc jamais la nuit? Tu te couches, et le sommeil te prend, et tu restes là, n'est-ce pas, comme une masse de chair inerte, abandonné par tes pensées jusqu'au matin, jusqu'au milieu du jour, si l'on veut. Au fond, tu fais bien! Ta vie entière n'est qu'une mort! Tu ne te rappelles rien? rien du tout? Ton oncle, mon père à moi, mon père, sais-tu cela? Non! tu ne le sais pas! Je vais te le dire: mon père, Élam-Bey, enfin, pendu à l'arbre de gauche en montant le sentier; ton père à toi, mon oncle, cloué d'un coup de baïonnette sur la porte de sa maison. Tu ne te rappelles pas? Tu n'avais que douze ans; mais moi j'en avais quatre et je n'ai rien oublié! Non, rien! rien, te dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance! Ton oncle, quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à son arbre, comme ce vêtement-là, contre la muraille, pend à ce clou qui est derrière toi!
Assanof eut un frisson glacial dans les os; il lui sembla sentir les pieds ballants de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.
—Alors, poursuivit Omm-Djéhâne, on te prit avec quelques garçons échappés par hasard à l'incendie et au massacre. On t'envoya à l'École des cadets à Pétersbourg et on t'éleva, comme disent les Francs! On t'enleva ta mémoire, on t'enleva ton cœur, on te prit ta religion, sans même se soucier de t'en donner une autre; mais on t'apprit à bien boire, et je te retrouve les traits déjà flétris par la débauche, les joues marbrées de bleu, un homme? Non! Une guenille! Tu le sais toi-même.
Assanoff, humilié, maté par cette fille et par les images, surtout, par les images trop exactes, trop crues, trop vraies qu'elle évoquait devant lui, Assanoff essaya de se défendre.
—J'ai pourtant appris quelque chose, murmura-t-il, je sais mon métier de soldat, et on ne m'a jamais accusé de manquer de courage. Je ne fais pas honte à ma famille, j'ai de l'honneur!
—De l'honneur? Toi! s'écria Omm-Djéhâne avec le dernier emportement; va raconter ces billevesées aux gens de ta sorte! mais ne pense pas m'imposer avec ces grands mots. N'ai-je pas été nourrie aussi par les Russes? L'honneur! C'est de vouloir être cru quand on ment, de vouloir passer pour honnête quand on n'est qu'un coquin, et de vouloir être tenu pour loyal quand on vole au jeu. Si l'on rencontre un drôle de son espèce, tous deux, gens d'honneur, on se bat et on est tué justement le jour où, par hasard, on n'avait pas tort. Voilà ce que c'est que l'honneur; et si tu en as vraiment, fils de ma tante, tu peux te considérer comme un Européen parfait, méchant, perfide, larron, assassin, sans foi, sans loi, sans Dieu, un pourceau ivre de toutes les ivresses imaginables et roulé dans tous les bourbiers du vice!
La virulence de cette sortie parut à Assanoff dépasser la mesure, ce qui lui rendit quelque chose de la possession de lui-même:
—Qui veut trop prouver ne prouve rien, dit-il froidement; ne disputons pas là-dessus à tort ou à raison, mais, dans tous les cas, sans qu'on m'ait demandé avis, on a fait de moi un homme civilisé; je le suis devenu. Il faut que je le reste. Tu ne me prouveras pas que je fasse aucun mal, en vivant à la façon de mes camarades. D'ailleurs, pour ne te rien cacher, je m'ennuie; je ne sais pas pourquoi, rien ne me manque, tout me manque. Si une balle veut de moi, je l'épouse. Si l'eau-de-vie m'emporte, grand bien lui fasse! C'est tout ce que je désire.... Tiens! Omm-Djéhâne, je suis content de te voir. Pourquoi n'es-tu pas restée chez la générale? Cela valait mieux que cette maison.
—Cette femme, répondit la danseuse avec l'accent de la haine et du mépris, cette femme! Elle a eu l'insolence de déclarer plusieurs fois, et devant moi, qu'elle voulait remplacer ma mère! Elle a dit plusieurs fois, et devant moi, que les Lesghys n'étaient que des sauvages, et, un jour, où je lui ai répondu que leur sang était plus pur que le sien, elle a ri. Cette femme, elle m'a prise une fois par le bras et mise hors de la chambre comme une servante, parce que j'étais montée sur un fauteuil, étant trop petite pour atteindre à leurs idoles, les jeter en bas! D'ailleurs, tu le sais bien! c'est son mari qui avait mené les troupes contre notre aoûl!
Omm-Djéhâne se tut une minute, et tout à coup s'écria:
—Je n'attendais que le jour où je me sentirais assez forte! Six mois plus tard, je lui tuais ses deux filles!
—Tu n'y vas pas de main morte, dit Assanoff en riant. Heureusement que tu t'es laissé deviner, et on t'a chassée à propos.
Il parlait d'un ton léger qui ne contrastait pas mal avec celui de la minute précédente. Omm-Djéhâne le considéra une seconde sans souffler mot, puis elle étendit le bras sur le divan, prit un târ, une mandoline tatare qui était jetée là, et, d'un air distrait, se mit à l'accorder; peu à peu, sans paraître y vouloir mettre aucune intention, elle commença à jouer et à chanter. Sa voix était d'une douceur infinie et pénétrante à l'extrême. Elle chanta d'abord très bas et à peine l'entendait-on. Il semblait que ce n'étaient que des accords isolés, des notes se suivant sans qu'aucune intention les enchaînât les unes aux autres. Insensiblement, un air déterminé se détacha de cette mélodie indistincte, absolument comme du fond d'un brouillard naît, s'avance peu à peu et se fait reconnaître une apparition éthérée. Saisi par une émotion irrésistible, par une curiosité violente, par un souvenir tout-puissant, Assanoff releva la tête et écouta. Oh! il était visible qu'il écoutait de toutes ses oreilles et de toute son intelligence, de tout son cœur, de toute son âme!
Au chant se mêlèrent bientôt des paroles. C'était une poésie lesghy; c'était, précisément, l'air que les filles de la tribu chantaient avec le plus de plaisir et le plus souvent quand Assanoff était enfant. On connaît assez le pouvoir souverain, la magie victorieuse que ce genre d'influence exerce, en général, sur les hommes nés dans les montagnes, au sein de petites sociétés, où, les distractions étant peu nombreuses, la mémoire qu'on en conserve reste à jamais souveraine de l'imagination. Les Suisses ont le Ranz des Vaches, et les Écossais l'Appel de la cornemuse. Assanoff se trouva saisi par une force toute pareille.
Il était né à une distance assez peu considérable de Bakou, au sein d'une accumulation d'escarpements présentant l'aspect le plus singulier et le plus grandiose qui se puisse contempler. C'est un assemblage de pics aigus, largement séparés les uns des autres par des vallées profondes, et s'élevant, sur des bases étroites, jusqu'à la région des nuages. Couvrant les plateaux rocheux de ces aiguilles gigantesques, plateaux étroits où l'on jurerait de loin que les aigles seuls peuvent avoir leur nid, se posent, s'accrochent comme ils peuvent, les villages, les aoûls de ces hommes terribles, qui n'ont jamais connu que le combat, le pillage et la destruction. Les Lesghys se tiennent là, toujours en sentinelle, guettant la proie, se méfiant de l'attaque, voyant de loin, surveillant tout.
La chanson d'Omm-Djéhâne évoqua, jusqu'à produire la réalité la plus poignante, le souvenir de l'aoûl paternel devant l'âme ébranlée d'Assanoff. Il revit tout, tout ce qu'il avait ou croyait avoir oublié. Tout! La muraille fortifiée de l'extérieur, les précipices dont son œil d'enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières avec une curiosité indomptable; la rue, les terrasses plates brûlées par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison, sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis! Rien ne resta qu'il n'eût revu! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les rimes qui s'entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et l'emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où, du fond d'un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes russes pour aller en avertir son père. Car, chez les Lesghys, les enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils marchent. Un enchantement sublime remplissait l'âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu'il avait de vertus, tout cela était encore tatar, comme le meilleur de son sang.
Que devint Mourad, fils de Hassan, l'officier d'ingénieurs au service de Sa Majesté Impériale, l'ancien élève de l'École des cadets, le lauréat des examens, lorsque sa cousine se levant, sans cesser de chanter et de jouer du târ, commença à mener à travers la chambre une danse lente et vigoureusement rythmée? il quitta sa chaise, se jeta par terre dans un coin, prit sa tête entre ses deux mains, convulsivement crispées dans ses cheveux, et, à travers les larmes qui obscurcissaient ses regards, suivit avec une avidité douloureuse les mouvements de la danse, absolument comme il avait fait pour Forough-el-Husnêt, mais avec bien plus d'anxiété, bien plus de passion, on le peut croire. Et ce qui est vrai également, c'est qu'Omm-Djéhâne dansait d'une bien autre manière que sa maîtresse! Ses pas signifiaient plus, ses gestes, encore plus réservés, saisissaient davantage; c'était la danse de l'aoûl, c'était la chanson de l'aoûl; il sortait de la personne entière de la jeune fille une sorte de courant électrique enveloppant de toutes parts son parent. Soudain, brusquement, elle s'arrêta, cessa de chanter, jeta le târ sur les coussins, et s'accroupissant à côté d'Assanoff et lui jetant les bras autour du cou:
—Te souviens-tu? dit-elle.
Il sanglota tout à fait, poussa des cris d'angoisse, cacha sa tête dans le sein et entre les genoux de sa cousine. C'était pitié que de voir ce grand garçon secoué par une pareille douleur.
—Tu te souviens donc? poursuit la Lesghy. Tu vois comme tu me retrouves? J'ai été la servante des Francs, je me suis enfuie; j'ai été la servante des Musulmans, on m'a battue; j'ai couru les bois; j'ai failli mourir de faim et de froid; je suis ici, je n'y veux pas rester ... tu comprends bien pourquoi.... Toi-même, pourquoi es-tu venu cette nuit? Vois-tu, tu comprends bien? On veut me vendre à un Kaïmakam, quelque part en Turquie; j'ai accepté crainte de pis et pour qu'on ne me tourmente plus. Je suis ta chair, je suis ton sang, sauve-moi! Garde-moi près de toi, fils de mon oncle, Mourad, mon amour, mon bien, ma chère âme, sauve-moi!
Elle lui prit la tête et l'embrassa avec passion.
—Je te sauverai, répondit vivement Assanoff; je veux bien que tous les diables m'étranglent, si je ne te sauve pas! Tu es toute ma famille! Ah! les Russes! que le ciel les confonde! Ils m'ont tout tué, ils m'ont tout brûlé, ils m'ont tout détruit! Mais je leur rendrai au centuple le mal dont ils m'ont accablé, et toi aussi! Veux-tu que je déserte?
—Oui, déserte!
—Veux-tu que nous allions dans la montagne rejoindre les autres tribus rebelles?
—Oui, je le veux!
—Sur mon honneur, je le veux aussi! Et cela sera tout de suite, c'est-à-dire dans le jour de demain ou plutôt dans le jour d'aujourd'hui, car l'aurore va naître! Nous redeviendrons ce que nous sommes, des Lesghys et libres! Et je t'épouserai, fille de ma tante, et tu seras sauvée et moi aussi! Car, en définitive, je suis tatar, moi! Qu'y a-t-il de commun entre Mourad, fils d'Hassan-Bey et tous ces messieurs francs! Est-ce que je ne sais pas ce qu'ils valent? As-tu lu Gogol? Voilà un écrivain! Et qui les arrange comme ils le méritent! Oh! les canailles!
Et se relevant tout à coup, il parcourut la chambre à grands pas, livré à un accès de frénésie. Puis il s'arrêta devant Omm-Djéhâne, la regarda fixement, lui prit les deux mains et lui dit:
—Tu es vraiment très jolie, je t'aime de tout mon cœur, et je t'épouserai, parole d'honneur! Nous aurons des têtes de Russes sur la table du festin des noces, cela t'arrange-t-il?
—Beaucoup! et, par tête, mille baisers!
—Tu sais le français?
—Oui, je le sais!
—Tant mieux! Cela nous distraira de le parler quelquefois.
—Mourad, fils d'Hassan-Bey, quelle honte! oublie pour jamais toutes ces infamies!
—Tu as raison! Je suis un Tatar et rien autre, et je ne veux être que ça, et puissé-je être mis en dix mille morceaux, si nos enfants ne sont des Musulmans parfaits! Mais c'est assez raisonner! Voici ce qui reste à faire: je vais te quitter parce que le jour arrive. A midi, viens me trouver à la maison de poste. Là, je t'habillerai comme mon ordonnance. Nous partons à une heure dans un grand tarantass qu'on m'a prêté; nous filons rapidement: à six lieues d'ici, nous quittons la route, et bonsoir! Les Russes ne te reverront jamais ici; moi, ils ne me regarderont que le sabre à la main!
Omm-Djéhâne se jeta dans ses bras. Ils s'embrassèrent, et Assanoff sortit.
Quand il fut dans la rue, il était enchanté de lui-même, enchanté de ses projets, et très amoureux de sa cousine, la trouvant adorable. Il le faut avouer, accoutumé à ne jamais suivre qu'une idée à la fois, il avait complètement oublié son compagnon de route, et, lorsqu'il avait assigné pour rendez-vous à Omm-Djéhâne la maison de poste, il ne songeait nullement que Moreno l'y attendait.
Ce souvenir lui revint tout à coup.
—Peste! dit-il, c'est une bonne étourderie!
Il ne resta pas longtemps soucieux, n'en ayant pas l'habitude, plus que de réfléchir.
—Je m'ouvrirai de tout à Moreno. Il a conspiré, il sait ce que c'est. Au lieu de me gêner, il m'aidera.
Quand il entra dans la salle où l'Espagnol dormait sur un lit de cuir, il le réveilla sans cérémonie.
—Compliment! lui dit-il, qui est-ce qui t'a vendu cette couche magnifique, que je ne te connaissais pas?
—Tu me la connais parfaitement. Je l'ai eue à Tiflis par les soins d'un compatriote à moi, et tu devrais te souvenir qu'à cette occasion tu m'as expliqué savamment, à ma grande surprise, que tous les Juifs du Caucase étaient de souche espagnole. Mais j'imagine que tu ne me réveilles pas au petit jour, après un dîner et une soirée comme ceux d'hier, pour me faire passer un examen sur les persécutions de Philippe II, par suite desquelles les Hébreux ont fui à Salonique, et de Salonique poussent jusqu'ici des reconnaissances.
—Non, pas précisément; mais pardonne-moi, je suis un peu troublé. Je me fie à ta foi. Omm-Djéhâne est ma cousine. J'ai résolu de l'épouser. Je vais me sauver avec elle dans la montagne. Bref, je déserte et je déclare la guerre aux Russes.
Don Juan sauta au bas de son lit, au comble de l'étonnement.
—Es-tu fou? dit-il à son compagnon.
—Je l'ai été toute ma vie et pense bien l'être jusqu'à mon dernier soupir. Mais je ferai ici l'action la plus généreuse, la plus chevaleresque et la plus noble qui se puisse imaginer, et je pense que ce n'est pas toi qui m'en voudrais détourner.
—Et pourquoi cela, s'il te plaît?
—Parce que tu as fait exactement la même chose, et que c'est pour ce motif que j'ai le bonheur d'être ton ami.
---Allons donc! il n'y a pas le moindre rapport! J'ai conspiré parce que mes camarades conspiraient, et je ne me séparais pas d'eux; et, d'ailleurs, il s'agissait de mon prince légitime! Toi, ce que tu veux faire, c'est tout bonnement du brigandage. Tu t'en vas avec des bandits, avec une sauteuse, permets-moi de te le dire; et d'un homme élégant, aimable comme tu l'es, d'un officier brillant, ne pour être distingué dans tous les salons, tu médites de faire une manière de sauvage grossier, bon à fusiller au coin d'un bois.
—Tu oublies que mon père était un sauvage grossier, et que, précisément, il a été fusillé comme tu le dis.
—Mon pauvre ami, je serais désolé de t'affliger; mais, puisque ton père a eu cette fin-là, qui n'est pas enviable, tu dois n'y pas aboutir de ton plein gré. Voyons, Assanoff, soyons raisonnables, si nous pouvons! Ton père a été un sauvage? Eh bien! toi tu n'en es pas un. Où est le mal? Les hommes ne peuvent cependant pas, de génération en génération, se ressembler tous. Veux-tu que je te dise l'effet que tu me produis?
—Parle franchement.
—Tu me donnes envie de rire, parce que, si tu continues, tu seras ridicule.
L'ingénieur rougit profondément. La peur de devenir ridicule le bouleversa. Cependant il tint bon:
—Mon cher ami, Omm-Djéhâne va arriver tout à l'heure. Tu penses que je ne la renverrai pas. D'autre part, me trahiras-tu? Ridicule ou non, le vin est tiré, il faut le boire.
Là-dessus il s'assit, se mit à siffler et se versa un verre d'eau-de-vie d'un carafon qui se trouva à sa portée.
Moreno comprit qu'il ne fallait pas le buter. Il cessa donc d'insister, et s'occupa de sa toilette du matin presque en silence. Assanoff, de son côté, n'était pas fort loquace et n'interrompait sa rêverie que par quelques paroles insignifiantes, jetées de temps en temps au hasard. Il était devenu très perplexe. Il était gêné par l'opposition de son ami; d'autre part, il ne trouvait plus, lui-même, maintenant qu'il était de sang-froid, ses projets aussi praticables ou plutôt aussi agréables à pratiquer que cela lui avait semblé dans un moment d'enthousiasme et d'emportement; ensuite, Omm-Djéhâne avait produit sur son âme l'impression la plus vive, un peu à cause de la parenté, beaucoup à cause de la beauté, plus encore par la singularité de sa nature; mais l'épouser! En conscience, il la trouvait bien arriérée, toute savante qu'elle fût en français. La vérité était que le pauvre Assanoff n'était pas Russe, n'était pas sauvage, n'était pas civilisé, mais de tout cela était un peu, et les pauvres êtres, que les périodes et les pays de transition déforment de la sorte, sont fort incomplets, fort misérables et réservés à plus de vices et de malheurs que de vertus et de félicités. Pour se donner des idées et trouver un expédient, il se mit à boire, et, après quelques verres, il rencontra une solution à son plus grand embarras actuel, l'arrivée imminente d'Omm-Djéhâne. Cette solution fut des plus simples; elle consista pour lui à prendre sa casquette, pendant que Moreno avait le dos tourné, et à laisser son fidèle ami accommoder, comme il l'entendrait, toutes choses avec sa cousine, dont il venait de faire si brusquement sa compagne de voyage, sa complice et sa fiancée.
Quand midi sonna, Omm-Djéhâne, ayant sans peine quitté son logis, attendu que les danseuses, rentrées par la grâce de Dieu, n'avaient eu rien de plus pressé comme de plus nécessaire que de chercher le repos de leurs lits, Omm-Djéhâne avait pris des rues détournées, et étant arrivée à la maison de poste, voilée à la façon des femmes tatares, avait frappé discrètement à la porte d'entrée. L'ordonnance d'Assanoff lui avait ouvert: elle avait passé vivement devant le soldat sans lui rien dire; et, lui, jugeant que cette femme était attendue par les officiers, n'avait pas même songer lui adresser une question. La danseuse entra ainsi dans la salle où était Moreno, occupé à boucler sa valise pour le départ, qui allait avoir lieu dans une heure.
Il leva les yeux au bruit, vit la jeune fille, et machinalement chercha du regard Assanoff. Omm-Djéhâne ne lui laissa pas le temps de se trouver embarrassé.
—Monsieur, lui dit-elle, je viens ici chercher le lieutenant Assanoff. Il a dû vous dire que je suis sa cousine, et, comme il ne peut pas manquer d'être confiant, il aura certainement ajouté que j'étais sa fiancée. Ainsi, comme il me paraît absent, permettez-moi de l'attendre.
—Mademoiselle, répondit Moreno froidement, en offrant toutefois une chaise à la nouvelle arrivée, vous avez raison, Assanoff est confiant; je sais que vous êtes sa cousine ou que, du moins, il le croit. Mais, quant à devenir sa fiancée et tout ce qui s'ensuit, dont vous ne me parlez pas, nous n'y sommes pas encore, et je vous engage à changer de visées.
—Pourquoi? monsieur.
—Mademoiselle, vous perdriez Assanoff et sans profit pour vous.
Omm-Djéhâne prit un air agressif.
—Qui dit que je cherche un profit? Assanoff vous a-t-il chargé de me parler comme vous le faites?
Moreno sentit qu'il ne devait pas se laisser emporter par son zèle; il rompit, comme disent les maîtres d'armes, et engagea le fer autrement.
—Voyons, mademoiselle, vous n'êtes pas une personne ordinaire, et il ne faut pas vous avoir regardée longtemps pour lire votre âme dans vos traits. Aimez-vous Assanoff?
—Pas du tout!
Elle avait du mépris plein les yeux.
—Que voulez-vous donc faire de lui?
—Un homme. C'est une femme, c'est un lâche, c'est un ivrogne. Il croit tout ce qu'on lui dit, et je le fais tourner comme je veux. Pourquoi pensez-vous que je puisse l'aimer? Mais il est le fils de mon oncle, l'unique parent qui me reste; je n'entends pas qu'il se déshonore plus longtemps; il me prendra chez lui, je suis sa femme, qui voulez-vous que j'épouse sinon lui? Je le détacherai de ses habitudes honteuses, je le servirai, je le garderai; et, quand il sera tué, ce sera comme un brave, par les ennemis, et je le vengerai.
Moreno fut un peu étonné. Il avait des parents dans les montagnes de Barcelone; mais il ne connaissait ni Catalane, ni Catalan de la force de cette petite femme. Pour lui trouver une rivale digne d'elle, il lui eût fallu remonter jusqu'aux Almogavares, et il n'avait pas le temps de chercher si loin.
—Je vous en prie, mademoiselle, soyons moins vifs. Assanoff ne mérite pas qu'on parle de lui sur ce ton-là; c'est un galant homme, et vous ne l'entraînerez pas à la dérive.
—Qui m'en empêchera?
—Moi!
—Vous?
—Parfaitement!
—Qui êtes-vous donc, vous?
—Juan Moreno, ancien lieutenant aux chasseurs de Ségovie, aujourd'hui cornette aux dragons d'Imérétie, grand serviteur des dames, mais assez entêté.
Il n'avait pas fini qu'il vit briller une lame scintillante à un pouce de sa poitrine. Instinctivement, il étendit le bras et il eut le temps de saisir le poignet d'Omm-Djéhâne, au moment où le couteau affilé lui entrait dans la chair. Il tordit le bras de l'ennemie, la repoussa sans la lâcher (elle-même ne laissa pas tomber son arme); elle le regardait avec des yeux, de tigresse; lui la fixait avec des yeux de lion, car il était en colère, et il la colla violemment contre la muraille:
—Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, qu'est-ce que cet enfantillage? Si je n'étais pas celui que je suis, je vous traiterais comme vous le cherchez.
—Qu'est-ce que tu ferais? répliqua impétueusement Omm-Djéhâne.
Moreno se mit à rire et la lâchant tout à coup sans faire le moindre geste qui impliquât l'envie de la désarmer, il lui répondit:
—Je vous embrasserais, mademoiselle; car voilà ce que gagnent les jeunes filles qui se permettent d'agacer les garçons.
En parlant ainsi, il tira son mouchoir de sa poche et l'appuya sur sa poitrine. Le sang coulait fort et tachait sa chemise. Le coup avait été bien appliqué; heureusement il n'avait pas pénétré, sans quoi Moreno aurait mesuré sa longueur sur le plancher sans plus se relever jamais.
Omm-Djéhâne souriait et dit d'un air de triomphe:
—Il ne s'en est pas fallu de beaucoup! une autre fois, j'aurai la main plus sûre.
—Grand merci! Une autre fois je serai sur mes gardes, et remarquez que vous avez gâté tout à fait vos affaires. Arrive, Assanoff, regarde la belle imagination de mademoiselle!
Assanoff était sur le seuil, le visage cramoisi, les yeux hors de la tête. Il venait d'achever son hébétement avec le raki du maître de police, et le ciel voulait que l'ivresse lui eût fait prendre Omm-Djéhâne en horreur.
—Que le diable l'emporte, cette mademoiselle! Qu'est-ce qu'elle a encore fait? Tiens! vois-tu, Omm-Djéhâne, laisse-moi tranquille! Quelles vieilles histoires viens-tu me conter! Est-ce que tu crois que je me soucie du Caucase et des brutes qui l'habitent? Mon père et ma mère? Vois-tu, je te le dis entre nous, c'étaient d'infâmes brigands, et quant à ma tante, ah! la sorcière! Tu ne peux pas nier que c'était une sorcière! D'ailleurs, moi, je veux aller passer l'hiver prochain à Paris! j'irai souper aux plus fameux cafés! je fréquenterai les petits théâtres! Tu viendras avec moi, Moreno! n'est-ce pas, Moreno, tu viendras avec moi! Ah! mon petit frère, ne m'abandonne pas! Allons à l'Opéra! Omm-Djéhâne! tiens, viens, donne-moi le bras! Tu verras là! ah! tu verras là des jeunes personnes qui dansent un peu mieux que toi, je te l'avoue! Écoute! non, viens plus près, que je te dise quelque chose: veux-tu que nous allions chez Mabille?... Il paraît que c'est tout ce qu'il y a de plus....
On prétend que la fixité du regard de l'homme opère sur les brutes d'une manière merveilleuse, qu'elle les terrifie, les fait reculer et les réduit, en quelque sorte, à néant. Que cela soit vrai ou non, Assanoff ne put soutenir l'expression des yeux que la jeune fille tenait attachés sur les siens; il se tut, puis il tourna à droite et à gauche, cherchant visiblement à se soustraire à un malaise; enfin cette cause nouvelle de désordre achevant de mettre le trouble dans ses facultés, il tomba sur le lit et ne bougea plus. Alors Omm-Djéhâne se tourna vers Moreno et lui dit froidement:
—Monsieur, vous devez être satisfait. Je vois et vous voyez aussi votre ami hors d'état de faire la folie dont vous aviez peur, je vous félicite. C'est un homme encore plus civilisé que je ne le croyais. Il vient de renier son père, il vient de frapper sur la mémoire de la femme qui l'a mis au monde! Vous l'avez entendu insulter sa famille, et ce qu'est son pays à ses yeux, il vous l'a confessé. Pour moi, je ne peux pas deviner pourquoi le ciel nous a épargnés l'un et l'autre, dans la destruction de la tribu; moi qui suis une femme, pour me mettre dans la poitrine le cœur qu'il aurait dû avoir, et lui, en lui donnant la lâcheté dont je n'aurais pas dû rougir! Enfin, les choses sont ainsi; nous ne les changerons pas. Dieu m'en est témoin! Depuis que je me connais, je n'ai jamais eu qu'un désir: celui de le voir, celui-là même qui est là couché, celui qui est là aplati comme une bête immonde! Oui! Dieu le sait! Le sachant vivant, je me répétais dans mes plus grandes souffrances: Tout n'est pas perdu! Rien n'est perdu! Il vit, Mourad! Il viendra à mon aide!... Je me rappelle, entre autres, une certaine nuit des plus misérables dans ma misérable existence; j'étais seule au fond d'un bois, accroupie entre des racines d'arbres: je n'avais mangé depuis deux jours qu'un morceau de biscuit gâté, jeté par des soldats au bord d'un campement; c'était l'hiver; la neige tombait sur moi. Je consultais mon chapelet, et le sort infaillible me répétait: Tu le reverras! tu le reverras! Et, au fond horrible de mon épouvantable misère, l'espérance me soutenait. Tous les jours, depuis ce temps, je me disais: Je le reverrai! Mais où? mais quand? L'istikharèh me disait que c'était bientôt, que c'était ici. Je suis venue ici. Hier, j'ai été avertie de même. J'étais assurée que le moment approchait et, en vérité, je l'ai vu, le voilà, vous le voyez aussi! Vous qui êtes un Européen, vous êtes fier, sans doute, de ce que vos pareils en ont fait; pour moi, qui ne suis qu'une barbare ... vous me permettrez d'être d'un autre avis. Gardez-le donc! Il ne me retrouvera pas au milieu des guerriers de sa nation, il ne combattra pas pour venger son pays, je ne dirai pas pour l'affranchir, je sais que ce n'est plus possible. Il ne protégera pas sa cousine, la dernière, l'unique fille de sa race, il ne la tirera pas de la misère et du désespoir. Non! non! non! Il l'y replonge! Adieu, monsieur, et si la malédiction d'un être faible et qui ne vous avait jamais fait de mal peut être de quelque poids dans la balance de votre destinée, qu'elle y pèse tout ce que....
—Non, Omm-Djéhâne, non! Ne me maudissez pas, je ne le mérite point! Pardonnez-moi les paroles mal sonnantes dont j'ai usé envers vous, je ne vous connaissais pas. Maintenant que je sais qui vous êtes, je donnerais beaucoup pour vous venir en aide. Voyons, ma chère enfant, asseyez-vous là. Parlez-moi comme à un frère. Je suis de votre avis, nous vivons dans un monde fâcheux, et, barbare ou policé, le meilleur n'en vaut rien. Que vous faut-il? De l'argent peut-il vous aider? Je n'en ai pas beaucoup. Tenez, voilà ce qui me reste, prenez-le. Pour tout au monde, je voudrais vous servir. Vous me regardez! Je ne vous tends pas de piège! Et, tenez, le pauvre Assanoff! Je ne l'aurais pas détourné de vous, qu'il s'en serait détourné lui-même. Vous savez maintenant ses habitudes. Que pourriez-vous attendre de lui?
—Vous ne vous enivrez donc pas, vous? demanda Omm-Djéhâne avec un certain accent de surprise.
—Ce n'est pas l'usage de mon pays, répondit-il. Enfin, parlons de vous. Qu'allez-vous devenir? Que comptez-vous faire?
Elle tint ses yeux attachés sur ceux de Moreno pendant quelques instants et lui dit:
—Aimez-vous une femme dans votre pays?
Don Juan pâlit légèrement, comme il arrive aux blessés dont on touche à l'improviste la chair vive; il répondit toutefois;
—Oui! j'aime une femme!
—Vous l'aimez bien?
—De toute mon âme!
Omm-Djéhâne ramassa son voile autour d'elle, couvrit son visage, s'avança vers la porte et là, s'arrêtant un instant sur le seuil, elle se retourna vers Moreno et lui dit avec l'emphase que les Asiatiques mettent à prononcer de telles paroles:
—Que la bénédiction de Dieu soit sur elle!
L'officier fut touché jusqu'au fond du cœur. Omm-Djéhâne avait disparu. Assanoff ronflait comme une toupie. L'ordonnance vint dire que les chevaux étaient attelés et que le tarantass attendait; on transporta l'ingénieur dans la voiture, et, partant au galop, les deux amis sortirent de Shamakha, laissant bientôt cette petite ville se perdre loin derrière eux dans les tourbillons de poussière que leurs quatre roues soulevaient avec impétuosité.
Le paysage, en avant et en arrière de Shamakha, du côté de Bakou, est d'une grandeur et d'une majesté singulières. Ce n'est plus précisément l'aspect ordinaire du Caucase. Là, abondent les escarpements farouches, les forêts pleines d'ombres et d'horreurs, les vallées où le soleil s'aventure et ne reste pas; les torrents énormes tombant par nappes épaisses sur des rochers géants, et, dans leur lutte avec ces masses, s'éparpillant en écume et en courants furieux; des défilés resserrés, étouffants; des gorges comme celles du Souràm, dont les pentes, les hauteurs, les vertiges rappellent ce qu'on lit dans les contes; puis, au travers de tout cela, des rivières paresseuses; ce sont elles qui font la transition de ces tableaux tourmentés avec ce qu'étale la grande vallée qui mène à Bakou. Là, au contraire, beaucoup d'espace, beaucoup d'air clair, de lumière limpide; un sol argileux, poussière en été, mais poussière fine, impalpable, étouffante; en hiver, boue profonde où les troïkas les plus légères s'engloutissent par-dessus les moyeux; puis, courant parallèlement de droite et de gauche, les rangées lointaines des montagnes: c'est déjà un avant-poste des grandes vallées, des grandes chaînes, des immenses étendues de la Perse.
Moreno avait été si affecté de sa rencontre inopinée avec la danseuse, et surtout de ce qu'il se figurait d'elle et de la façon dont il la comprenait, qu'il restait presque insensible à la grande scène que traversait la voiture, emportée par ses quatre chevaux, et il restait perdu dans ses réflexions. Sa blessure à la poitrine ne laissait pas que d'être un peu douloureuse. La chair avait été bien entamée. Don Juan s'était pansé comme il avait pu, mais cette sensation rude, cette secousse violente par lesquelles la jeune lesghy avait, en quelque sorte, appris en un clin d'œil à l'officier ce qu'elle était et le souvenir qu'il devait garder de son entrevue avec elle, ne mettait pourtant aucune amertume dans les réflexions qui en étaient la conséquence, et le jugement final de Moreno était assez sain et judicieux. Peut-être un Allemand, un homme du Nord, eût-il eu de la peine à s'expliquer un tempérament qu'un Espagnol sentait plus en rapport avec le sien.
Omm-Djéhâne, la pauvre fille, n'était pas sortie un seul instant de sa vie de l'émotion produite sur elle par la prise de l'aoûl. Toujours elle avait gardé sous ses yeux, elle y gardait encore les flammes dévorant sa maison, les cadavres des siens tombant les uns sur les autres, les figures farouches et exaspérées des soldats; elle avait gardé dans ses oreilles les cris de désespoir et de détresse, les détonations des armes à feu, les vociférations des vainqueurs. Aux soins que l'on avait eus d'elle, pendant sa petite enfance, dans la famille du général, elle n'avait absolument rien compris, sinon qu'elle était au milieu des assassins; elle se considérait, non seulement comme une esclave, mais comme une esclave humiliée, et l'abandon avec lequel sa protectrice, excellente femme, racontait à chaque visiteur nouveau l'histoire authentique de la petite lesghy, dans le but, assurément, de rendre l'enfant plus intéressante, n'avait jamais manqué d'être ressenti par Omm-Djéhâne comme le comble de l'insulte. Elle n'y voyait que les vanteries et l'arrogance des vainqueurs. On avait eu peine à l'instruire; comme tous les Asiatiques, et surtout comme les gens de sa nation, elle était d'une intelligence merveilleuse; d'ailleurs, ayant eu l'occasion de remarquer que savoir passait pour un mérite, et que les filles de la générale, apprenant moins bien et avec moins de facilité, étaient grondées et pleuraient à chacun de ses succès, elle avait redoublé d'efforts et éprouvé beaucoup de joie de leur valoir ce mal. Un moment, elle avait même conçu une idée d'une bien autre portée. Ne doutant pas un instant que les Russes, pour lesquels elle professait, dans sa petite imagination, autant de dédain que de haine, ne dussent tous leurs succès qu'à la sorcellerie, et que cette sorcellerie n'eût ses secrets dans les livres dont elle voyait faire tant de cas, elle se proposa de devenir magicienne à son tour. Mais elle eut beau lire ce qui lui tomba sous la main, comme elle ne trouva rien qui la conduisît à son but, elle se découragea. Cependant, elle ne douta jamais que des maléfices puissants ne fussent au fond de toutes ses affaires; car, d'esprit comme de cœur, elle resta toujours lesghy, et la forme et la nature de son esprit ne changèrent pas plus que ses affections.
Ainsi qu'elle le dit à Assanoff, elle avait su de tout temps qu'il avait échappé au massacre et qu'il était élevé à l'École des cadets. Dès lors, elle avait vu en lui son mari futur; suivant sa façon de raisonner, elle ne devait pas en avoir un autre. Sur ce point s'étaient attachés ses rêves; les résolutions qu'elle avait pu prendre, en dehors de celles de l'emportement, de l'aversion, dont elle n'était jamais trop maîtresse, avaient toujours eu pour but principal de la rapprocher de son cousin. Elle était trop méfiante pour prendre conseil de personne que de l'istikharêh, mais elle mettait une confiance absolue dans les oracles de ses grains de chapelet. Devenue danseuse pour subsister, elle ne s'était pas trouvée rabaissée le moins du monde; les danseuses de Shamakha ont une réputation qui ressemble à de la gloire; et, d'ailleurs, les femmes d'Asie ne sont ni en haut, ni en bas d'une échelle sociale quelconque; elles peuvent tout faire; elles sont femmes ou impératrices ou servantes, et restent femmes, ce qui leur permet de tout dire, de tout faire et de n'avoir aucune responsabilité de leurs pensées ni de leurs actes devant la raison et l'équité; elles comptent uniquement avec la passion, qui, à son gré, les ravale, les tue ou les couronne. Omm-Djéhâne n'était pas vicieuse, il s'en fallait; elle était complètement chaste et pure; mais elle n'était pas vertueuse non plus, parce que, si quelqu'une de ses inclinations l'eût commandé, elle eût renoncé à cette chasteté en une seconde, sans combat, sans résistance et même sans le moindre soupçon d'avoir tort. Il n'était pas à croire, pourtant, qu'elle se départît de sa réserve en faveur d'un Franc, tant elle professait d'éloignement pour cette race. Grégoire Ivanitch, l'Ennemi-de-l'Esprit, avait cru, un instant, éprouver pour la jeune danseuse un goût vif, et ne s'était, naturellement, fait aucun scrupule de le lui témoigner; de ce côté, le danger avait été nul pour elle; mais il s'en était suivi, de la part des Splendeurs de la Beauté, sa maîtresse, une suite de conseils et d'insinuations, mêlés de critiques, de reproches tempérés, il est vrai, par la peur qu'inspirait Omm-Djéhâne à tout ce qui l'approchait. La jeune fille ne cédait pas parce qu'elle attendait Assanoff, et que l'istikharêh lui garantissait de plus en plus qu'il allait arriver bientôt. Ce fut pour avoir la paix qu'elle consentit à être vendue comme esclave ou comme femme, c'était tout un, au vieux Kaïmakam des environs de Trébizonde. Elle gagnait du temps et ne s'embarrassait guère de rompre sa parole, s'il le fallait, au moment de conclure. Voilà ce qu'était Omm-Djéhâne; voilà ce qu'elle avait été jusque-là: en somme, une pauvre créature, profondément malheureuse et à plaindre, bien qu'elle ne pleurât pas sur elle-même et ne réclamât la pitié de personne.
Ainsi qu'il a été dit, Moreno apprécia bien l'essentiel de la situation. Après quelques heures, Assanoff finit par se réveiller. Il fut grognon et maussade, ne prononça pas le nom d'Omm-Djéhâne, ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé à Shamakha, et tomba dans une prostration morale et physique dont Moreno eut compassion. Il s'apercevait que, dans le cœur du tatar, un combat terrible se livrait entre des instincts, des goûts, des habitudes, des faiblesses, des concessions et des remords, où aucune des forces contendantes n'était assez vigoureuse pour l'emporter. Le voyage s'acheva donc fort tristement, et par un contre-coup de l'état où il voyait son ami, l'exilé espagnol commençait à trouver la vie intolérable. Quand la voiture entra à Bakou, l'aspect premier de la ville ne lui rendit pas la gaîté.
La Caspienne, cette mer mystérieuse et sombre, plus inhospitalière encore que l'Europe, sur les deux tiers de ses rivages, couvrait au loin l'horizon de ses eaux plombées, sur lesquelles le ciel pesait gris et bas. Il venait de pleuvoir; les rues et les chemins montraient trois pieds de boue jaunâtre, boue tenace dont les voitures, les hommes, les animaux ont bien de la peine à sortir. Les faubourgs, composés de maisons de bois bâties à la russe, de magasins du gouvernement, de chantiers et de fabriques, dont les hautes cheminées envoient jusqu'au ciel la fumée du charbon de terre, étaient peuplés d'une foule à moitié tatare, à moitié soldatesque. De loin en loin passait une dame habillée à l'Européenne, avec un chapeau qui rappelait les modes occidentales. L'ancienne enceinte fortifiée de la résidence des souverains tatars gardait encore sa porte en forme de trèfle, et, quand l'équipage passa, de petits mendiants indigènes se mirent à le poursuivre, en faisant la roue et en hurlait d'une voix lamentable et en français:
—Donnez de l'argent, mousiou! Bandaloun!
Ce qui voulait dire qu'ils demandaient de l'argent et qu'on leur voulût bien accorder aussi un pantalon. Telle est l'éducation que de jeunes officiers en gaîté dépensent d'une façon toute libérale. Dans les rues étroites, où la plupart des maisons sont encore à la mode ancienne, on aperçoit, au milieu de nombreuses enseignes de marchands et d'artisans russes, des indications comme celle-ci: Bottier de Paris; Marchande de modes. Il faut avouer que ces amorces à la crédulité publique sont à peine fallacieuses, et que ce que l'on achète dans ces boutiques n'est pas de nature à tromper sur la provenance la plus robuste ingénuité.
Une fois arrivé, Assanoff fut distrait enfin par le mouvement. Il se secoua, il reprit son humeur ordinaire. D'ailleurs, il eut son réveil. De son côté, Moreno présenté à son colonel, bien reçu par ses camarades, fêté par les Européens et se sentant acculé dans la nécessité, s'ingénia à moins regarder en arrière. Au bout de trois mois il avait reconquis son épaulette de lieutenant. Il fit partie d'une expédition, s'acquitta bien de son devoir et passa capitaine. Les militaires considèrent la vie d'une façon spéciale; si on leur donnait à choisir entre le paradis, en perdant leur ancienneté, et l'enfer avec le grade supérieur, fort peu hésiteraient; et quant à ceux qui choisiraient la présence de Dieu, nul doute que leur éternité ne se passât à déplorer leur sacrifice. Cependant Don Juan garda pendant plusieurs années les désirs de son cœur tournés vers l'Espagne. Son amour ne lui causait plus le mal irritant des premiers mois; c'était une habitude tendre, une préoccupation mélancolique dont son âme restait comme saturée. Il écrivait souvent, on lui répondait; ils espérèrent autant qu'ils purent espérer de voir leur séparation finir. Quand la politique releva leva la hache qu'elle avait laissé tomber entre eux, il fallut bien reconnaître que les conditions matérielles de l'existence ne permettaient pas à Moreno de quitter le Caucase, puisqu'il n'avait que sa solde et ne pouvait recommencer un nouveau métier; et la jeune femme, elle, n'était pas non plus assez riche pour rejoindre son amant. Tout en resta là. Ils ne se marièrent ni l'un ni l'autre, cessèrent avec le temps d'être malheureux; mais, heureux, ils ne le furent jamais.
Bien longtemps avant l'époque indiquée ici, Moreno rentrant une nuit assez tard de chez le général gouverneur, où il avait passé la soirée, vit, de loin, dans la rue déserte qui longe l'ancien palais du khan tatar, réduit alors à la condition de magasin à poudre, une femme qui marchait dans la même direction que lui. C'était l'hiver; il faisait froid, la neige couvrait la terre à plusieurs pouces d'épaisseur, tout était gelé, et la nuit était assez noire.
Moreno se dit:
—Quelle peut être cette malheureuse?
Le capitaine avait vu beaucoup de misères, il avait contemplé beaucoup de désastres; sa propre existence n'avait pas été gaie. Dans de pareilles circonstances, l'homme devient mauvais ou excellent: Moreno était excellent.
Aussi bien que les ténèbres s'y prêtaient, il suivait des yeux, avec compassion, cette créature qui s'en allait là, seule; et comme il crut remarquer qu'elle hésitait en marchant et chancelait, il hâtait le pas pour la rejoindre et lui porter secours, quand, à son grand étonnement, il la vit s'arrêter précisément devant sa porte, et, alors, il entendit derrière lui des pas précipités.
Il se retourna et reconnut à l'instant le Doukhoboretz. Grégoire Ivanitch était nu-tête, sans pelisse, et se hâtait autant que son embonpoint déjà fort accru le lui pouvait permettre. Moreno pensa, ce qui, d'ailleurs, était vrai, que l'Ennemi-de-l'Esprit cherchait à rejoindre la femme, et il lui passa l'idée que c'était à mauvaise intention.
Il le saisit donc par le bras et s'écria vivement:
—Où allez-vous?
—Ah! monsieur le capitaine, je vous en prie, ne me retenez pas! La pauvre fille s'est échappée!
—Qui? De quelle fille parlez-vous?
—Ce n'est pas le moment de causer, monsieur le capitaine; mais puisque vous voilà, aidez-moi à la sauver. Nous le pouvons peut-être encore, hélas! et il est certain que, si quelqu'un doit la calmer, ce sera vous!
Il entraîna Moreno. Celui-ci, étonné, se laissa faire, et quand il ne fut plus qu'à quelques pas de sa maison, il vit avec épouvante la femme étendre les bras contre la porte en cherchant à se soutenir et chanceler; elle allait tomber sur le seuil; il la retint, la saisit dans ses bras, la regarda en face: c'était Omm-Djéhâne.
Celle-ci, en l'apercevant, eut une sorte de spasme électrique qui lui rendit un éclair de force; elle jeta ses mains autour de son cou, l'embrassa avec force et ne lui dit que ce mot seul:
—Adieu!
Puis ses bras se détendirent, elle se laissa aller en arrière; il la regarda stupéfait, et, vraiment, il vit qu'elle était morte.
Dans ce moment, Grégoire Ivanitch le rejoignit et l'aida à maintenir le corps insensible. Moreno voulait le porter dans son logis.
—Non, dit l'Ennemi-de-l'Esprit on secouant la tête, la malheureuse enfant n été malade chez moi, c'est moi qui l'ensevelirai et c'est à mes frais qu'elle sera enterrée. La voilà morte; elle ne m'aimait pas! mais je lui voulais du bien, moi, et c'est assez pour que je me regarde comme son seul parent.
—Enfin, dit Moreno, qu'est-il arrivé?
—Peu de chose. Elle n'a pas voulu être vendue, elle a refusé d'aller à Trébizonde; elle a refusé de danser, et, ce qui ne lui était jamais arrivé, ce que l'on n'avait jamais vu, elle passait ses jours et ses nuits à pleurer, elle se frappait la poitrine et se déchirait le visage avec ses ongles. Les Splendeurs de la Beauté ne savait plus qu'en faire et avait grande envie de s'en débarrasser. Pour moi, je dis à Omm-Djéhâne: Ma fille, tu l'entends fort mal, et c'est visiblement l'Esprit qui te tourne la tête. Laisse là tes sottes idées! Bois, ris, chante, amuse-toi, ne te refuse aucune fantaisie; tu es jeune, tu es jolie, on t'admire, tu danses comme une fée; le général lui-même sera à tes pieds si tu veux. Pourquoi ne veux-tu pas?
—Elle me répondit: parce que j'aime et qu'on ne m'aime pas!
Nous ne pûmes jamais en apprendre davantage. Cependant moi, qui avais été d'abord amoureux d'elle, tout en n'y tenant guère, je la pris en amitié et l'emmenai à ma ferme où elle consentit à venir. Je la soignai, je tâchai de la distraire, et, que voulez-vous? à force de pleurer, elle a commencé à tousser, et j'ai fait venir un médecin. Cet homme lui déclara qu'elle devait se soigner et éviter de prendre froid. Savez-vous ce qu'elle a fait? Elle est allée se rouler dans la neige! Ah! l'Esprit! l'Esprit! Ne m'en parlez pas! Mais vous êtes tous aveugles, vous autres Gentils! A la fin, il y a trois jours, elle m'a dit positivement ce que je vais vous répéter, c'est de la folie pure; mais, pourtant, ce sont bien ses paroles exactes: elle m'a dit:
—Mène-moi à Bakou!
—Pourquoi faire? ai-je répondu.
—Pour mourir, me répliqua-t-elle.
Le chagrin me serra la gorge, et je lui répondis brusquement:
—On meurt aussi bien ici qu'à Bakou.
—Non! Je veux mourir sur le seuil de la porte du capitaine Moreno.
Je la crus en délire; elle n'avait jamais prononcé votre nom; jamais, dis-je, pas une seule fois! Mais elle s'irrita et me répliqua en colère:
—Ne me comprends-tu pas?
Quand elle se fâchait, le sang partait de sa gorge et elle en avait pour des heures de souffrance! Je cédai.
—Eh bien! partons!
Nous sommes venus ici. Elle m'a envoyé chercher du secours tout à l'heure, m'assurant qu'elle se sentait plus mal et ce n'était que trop vrai; et, pendant que je lui obéissais ... vous voyez!
Un sanglot coupa la voix du pauvre diable.
Moreno eut un chagrin profond. Ce n'était pas raisonnable. Ce qui pouvait advenir de plus heureux à Omm-Djéhâne était arrivé justement. Que fut-elle devenue dans la vie? Si elle était restée une vraie et fidèle lesghy, l'abandon d'Assanoff et de ses premiers rêves n'eût pas bouleversé son âme; elle avait souffert beaucoup, elle aurait souffert encore, sans doute, mais l'orgueil satisfait et la conscience assurée l'auraient soutenue jusqu'au bout, et, soit qu'elle eût continué à ravir les hommes de goût de Shamakha par le prestige de sa danse, soit qu'elle eût préféré le harem obscur du vieux Kaïmakam, elle aurait pu, désormais, obtenir une longue vie, et, comme les femmes des anciens patriarches, en voir tomber le crépuscule paisible dans une mort paisible et honorée. Mais elle aussi, elle avait fini par être infidèle aux dieux de la patrie. Elle s'en était défendue, elle s'était raidie, elle était tombée bravement victime de sa résistance: mais, enfin, il n'est que trop vrai, au fond du cœur elle avait faibli: elle avait aimé un Franc!
Quand Moreno raconta toute cette affaire à Assanoff, le Tatar civilisé en fut extrêmement ému; il ne dégrisa pas de huit jours, et on le rencontrai partout chantant la Marseillaise. Ensuite, il se calma.
II
L'ILLUSTRE MAGICIEN
PERSE
Le derviche Bagher raconta un jour l'histoire suivante, sur l'autorité d'Abdy-Khan qui, lui-même, l'avait apprise de Loutfoullah Hindy, lequel la tenait de Riza-Bey, de Kirmanshah, et ce sont tous gens parfaitement connus et d'une véracité au-dessus de tout soupçon.
Il y a peu d'années, vivait, à Damghân, un jeune homme appelé Mirza-Kassem. C'était un excellent musulman. Marié depuis peu, il faisait bon ménage avec sa charmante femme. Il ne buvait ni vin ni eau-de-vie, de sorte que jamais le voisinage n'entendait de bruit du côté où il demeurait; circonstance, soit dit en passant, qui devrait être plus commune chez des peuples éclairés de la lumière de l'Islam; mais Dieu arrange les choses comme il lui plaît! Mirza-Kassem n'étalait point de luxe, ni de dépenses extravagantes; il dépensait, d'une façon tout à fait convenable, une rente sise sur deux villages et les revenus d'une somme assez forte, confiée à des marchands respectables. Il n'exerçait aucune profession; et, n'ayant ambition aucune, ne se souciant pas de devenir un grand personnage, il s'était constamment refusé à se faire domestique. Ce n'est pas que son bon caractère connu ne lui eût valu, à plusieurs reprises, les propositions les plus séduisantes.
Ayant ainsi renoncé à devenir premier ministre, et, comme il faut pourtant qu'un homme s'occupe, il avait senti s'éveiller en lui une certaine curiosité pour les choses de l'intelligence. Dans sa jeunesse, après avoir quitté l'école, il avait appris de la théologie, dans ce beau collège neuf de Kâchan, où, sous de magnifiques ombrages, il avait écouté les doctes leçons de professeurs qui n'étaient pas sans mérite, et recueilli sur ses cahiers assez d'opinions diverses des meilleurs exégètes du Livre Saint. La jurisprudence aussi l'avait un moment attiré; mais, pourtant, ces connaissances diverses, pour vénérables qu'elles lui parussent, ne parlaient pas beaucoup à son imagination. De sorte, que, après avoir pris un plaisir modéré à des questions comme celle-ci: L'Imam Mehdy existe-t-il dans le monde avec ou sans conscience de lui même? il s'était retiré peu à peu de ces délices de la réflexion, et il menaçait de tomber dans une oisiveté assez morne, quand la fortune le mit en rapport avec un personnage qui exerça sur lui une influence décisive.
C'était un soir de Ramazan. Malheureusement, les fidèles observent rarement de façon très exacte le jeûne commandé par la loi dans ce temps consacré. Cependant, il faut aussi l'avouer, il n'est presque personne qui ne tienne à passer pour le faire, et, de cette façon, les apparences du moins sont sauvées. De sorte que ce sont précisément les hommes sans conscience qui ont mangé leur pilau, tout à l'aise, dans un coin, à l'heure ordinaire du déjeuner, qui, lorsque le soir arrive, sont les plus empressés à se plaindre de la faim qui ne les tourmente pas, de la faiblesse qui ne les envahit guère, et à appeler, avec les cris les plus suppliants, le coucher du soleil. Il faut remercier Dieu et son Prophète de ce que ce spectacle édifiant est abondamment fourni dans toutes les villes de l'Iran, à l'époque sainte.
Un soir donc, à la porte de la ville, Mirza-Kassem et une douzaine de ses amis étaient assis sur leurs talons, devant l'éventaire d'un marchand de melons, et ils attendaient le moment où le disque du soleil, déjà s'approchant de l'extrême bord de l'horizon, allait leur faire le plaisir de disparaître. La moitié au moins de ces réguliers et consciencieux personnages, dont le visage fleuri ne dénonçait pas les austérités, tenaient à la main le kalioun bien allumé, n'attendant que l'absorption de l'astre dans le commencement du crépuscule, pour fourrer dans leur bouche le bout de tuyau et s'envelopper d'un nuage de fumée.
—Descends donc! descends donc! murmurait d'une voix piteuse le gros Ghoulam-Aly, pressant l'instrument chéri à un pouce de ses lèvres; descends donc, soleil, fils de chien, et que ton père soit brûlé, pour la souffrance que tu nous prolonges!
—Oh! Hassan! oh! Hussein! saints Imams! Je jure que le soleil est déjà disparu depuis une grande heure, s'écriait lamentablement Kouly-Aly, le drapier; je ne sais pas quels aveugles nous sommes de ne pas voir qu'il fait nuit!
S'il avait fait nuit, comme ce bon musulman l'assurait, il était encore assez grand jour pour s'en apercevoir. Mais son insinuation n'eut pas de succès.
Quant à Mirza-Kassem, il était patient et ne disait rien. Seulement, il considérait avec assez de complaisance deux œufs durs placés devant lui, quand tout à coup le canon de la citadelle se fit entendre. Il était désormais officiel que le soleil avait disparu; tous les kaliouns se mirent donc à fumer de compagnie, la boutique de melons, d'œufs durs et de concombres fut à l'instant mise au pillage; pendant ce temps, les marchands de thé remplissaient leurs verres de la boisson bouillante; la foule s'en emparait avec emportement; les verres se vidaient et se remplissaient, on chantait, on criait, on riait, on se poussait, on se bousculait, on s'amusait beaucoup.
Alors, un grand derviche, maigre comme une pierre, noir comme une taupe, brûlé par mille soleils, vêtu seulement d'un pantalon de coton bleu, la tête nue, couverte d'une forêt de cheveux noirs ébouriffés, des yeux flamboyants, l'aspect sauvage, dur et sévère, se trouva à deux pas de Mirza-Kassem. Il portait sur l'épaule un bâton de cuivre jaune terminé par un enlacement de serpents; à son côté, était suspendue la noix de coco appelée kouskoul, particulière à sa confrérie. Cet homme avait une apparence si étrange, même pour un derviche, que les yeux de Mirza-Kassem s'attachèrent involontairement sur lui et ne purent s'en détourner. A son tour, l'étranger considéra celui qui le fixait ainsi.
—Le salut soit sur vous! lui dit-il, d'une voix douce et mélodieuse bien inattendue chez un être pareil.
—Et sur vous le salut et la bénédiction! lui répondit poliment Mirza-Kassem.
—Je suis, poursuivit le derviche, ainsi que Votre Excellence peut le voir, un misérable pauvre, moins qu'une ombre, dévoué à servir Dieu et les Imams. J'arrive dans cette ville et si vous pouvez me loger cette nuit sur votre terrasse, dans votre écurie, où vous voudrez, je vous en serai reconnaissant.
—Vous me comblez! répondit Mirza-Kassem, par une telle faveur. Daignez suivre votre esclave, il va vous montrer le chemin.
Le derviche porta la main à son front, en signe d'acquiescement et s'en alla avec son guide. Ils traversèrent ensemble plusieurs rues tortueuses où les chiens du bazar commençaient déjà à se rassembler; on fermait les quelques boutiques restées ouvertes; des lanternes de couleur brillaient à la porte d'un certain nombre de masures, tandis que les gardes du quartier faisaient la conversation avec les commères occupées à laver leur linge dans le ruisseau courant au milieu de la rue, en ménageant les plus pénibles surprises aux jambes des passants un peu distraits. La marche des deux nouveaux amis ne fut pourtant pas trop longue; car, au bout d'un quart d'heure environ, Mirza-Kassem fit halte devant une petite porte ogivale entourée, d'un mur de pierre; il souleva le marteau de fer étamé, frappa trois coups, et un nègre esclave ayant ouvert, il introduisit le derviche dans la maison et lui souhaita la bienvenue d'une façon tout à fait cordiale.
Il lui fit traverser la petite cour de dix pieds carrés environ, dallée en grandes briques plates, et au milieu de laquelle était un bassin revêtu de tuiles émaillées du plus beau bleu d'azur, où une eau assez fraîche faisait plaisir à voir. Des rosiers étaient à l'entour couverts de fleurs incarnates. Après avoir monté quelques marches, le derviche se trouva dans un salon de médiocre grandeur, ouvert en face des rosiers; les murailles étaient agréablement peintes en rouge et en bleu avec des ramages d'or et d'argent; des vases chinois pleins de jacinthes et d'anémones étaient placés dans les encoignures; un beau tapis kurde couvrait le sol et des coussins d'indienne blanche à raies rouges couvraient le sopha un peu bas, qu'on nomme takhteh, sur lequel Mirza-Kassem invita son hôte à prendre place.
Celui-ci fit les difficultés exigées par le savoir-vivre. Il se défendit de tant d'honneur, en alléguant son indignité.
—Je ne suis, répéta-t-il plusieurs fois avec modestie, qu'un très misérable derviche, un chien, moins que de la poussière sous les yeux de Votre Excellence. Comment aurais-je l'audace d'abuser à ce point de ses bontés?
Le derviche parlait ainsi; mais, pourtant, il y avait sur toute sa personne, un cachet de distinction, et, pour tout dire, de dignité si évidente, que l'honnête Mirza-Kassem était intimidé et se demandait s'il ne devait pas demander humblement pardon à un tel homme de l'audace qu'il avait eue de l'amener chez lui. En lui-même, il se disait: Quel est ce derviche? Il a l'air d'un roi, et plus fait pour commander une armée que pour errer sur les grands chemins!
Cependant le derviche avait pris place. Le petit esclave nègre apporta le thé; mais le derviche ne voulut boire que la moitié d'un verre d'eau. Le kalioun fut de même présenté; le derviche le refusa, alléguant que ses principes ne lui permettaient pas l'usage de pareilles superfluités, de sorte que Mirza-Kassem qui aurait volontiers tiré quelques bouffées pleines de saveur, se crut obligé de louer le zèle du saint personnage et de renvoyer l'instrument tentateur en affirmant que, pour sa part, il n'avait pas non plus l'habitude de s'en servir. Était-ce vrai, ne l'était-ce pas? Dieu sait avec exactitude ce qui en est! Amen.
Alors le derviche prit la parole et s'exprima ainsi:
—Votre Excellence daigne me combler de beaucoup de faveur; je dois lui dire qui je suis. Le royaume du Dekkan, dont vous avez certainement entendu parler, est un des plus puissants États de l'Inde; il m'a vu naître. J'ai été le favori et le ministre du souverain pendant quelques années. C'est assez vous dire qu'aucune des inutilités de la vie ne m'a fait défaut, je sais par expérience propre ce que peut donner d'ennui un nombreux harem; je connais tous les dégoûts de la richesse; j'ai vu miroiter assez de pierreries pour n'avoir pas eu longtemps la passion d'en contempler, et quant à la faveur du prince, il n'est pas sur ce sujet une seule observation des philosophes, dont je ne sache, mieux que la plupart d'entre eux, apprécier la vérité et la valeur. Jugez du cas que j'en fais!
Je ne m'arrêtai donc pas de longues années dans une situation si fausse, et je me retirai pour me livrer uniquement à l'étude. Le résultat de mes travaux m'a conduit à abandonner encore cette position comme trop gênante et entraînant trop de distractions indignes. J'ai quitté tout. Vivant seul et content désormais de mon kouskoul et de mon pantalon de coton bleu, je crois pouvoir vous dire une grande vérité que vous ne croirez pas, mais qui, cependant, n'en est pas moins ce qu'elle est: ce pauvre diable qui n'a rien, et qui est devant vous, possède le monde!
En prononçant ces paroles, le derviche regarda en face Mirza-Kassem et avec une telle expression de majesté et d'autorité, que celui-ci en resta tout interdit; il eut à peine le temps de prononcer les paroles indiquées par la circonstance:
—Gloire à Dieu! Qu'il en soit béni et remercié!
—Non! poursuivit le derviche, et toute sa personne prit de plus en plus un caractère imposant et dominateur; non, mon fils, vous ne me croyez pas! La puissance, à vos yeux, s'annonce par un grand appareil; on ne saurait en être investi, à moins que, magnifiquement vêtu de soie, de velours, de cachemire et de gaze brodés d'argent et d'or, on ne s'avance sur un cheval dont le harnachement est semé de perles et d'émeraudes, entouré d'un immense cortège de serviteurs armés, dont la turbulence et les airs insolents font connaître la dignité du maître. Vous pensez comme tout le monde sur ce point. Mais vous avez été bon pour moi; sans me connaître, sans soupçonner d'aucune façon qui je suis, vous m'avez accueilli et traité comme un roi. Je vous en montrerai ma gratitude, en vous délivrant d'une fausse manière de penser qui ne doit pas plus longtemps rabaisser l'esprit d'un homme tel que vous. Sachez donc que telle ou telle chose, impossible au commun des hommes, est pour moi simple et d'une exécution facile. Je vais vous en donner une preuve immédiate. Prenez ma main, et tenez mes doigts de façon à sentir le battement de l'artère; qu'en dites-vous?
—L'artère, répondit Mirza-Kassem un peu étonné, bat aussi régulièrement qu'elle le doit.
—Attendez, reprit le derviche en inclinant la tête, et d'une voix plus basse, comme s'il concentrait toutes ses facultés sur ce qu'il allait faire; attendez, et le pouls va graduellement cesser de battre.
—Que dites-vous là? s'écria Mirza-Kassem au comble de la surprise. C'est ce qu'aucun homme ne saurait faire.
—C'est pourtant ce que je fais, répondit le derviche avec un sourire.
Et, en effet, le pouls se ralentit degré par degré, puis devint si faible que le doigt de Mirza-Kassem avait peine à le retrouver et, enfin, cessa absolument. Mirza-Kassem resta confondu.
—Quand vous le commanderez, dit le derviche, le mouvement renaîtra.
—Faites-le donc renaître!
Il se passa quelques secondes et le mouvement tressaillit de nouveau, s'accentua, et, peu à peu, reprit son ampleur naturelle. Mirza-Kassem regardait le derviche, et était partagé entre des sentiments, qui tantôt tenaient de l'admiration, et tantôt de l'effroi.
—Je viens de vous montrer, dit le personnage singulier, qui le tenait ainsi sous le charme, ce que je peux sur moi-même; maintenant, je vais vous montrer ce que je peux sur le monde matériel. Faites apporter un réchaud.
Mirza-Kassem donna au petit nègre l'ordre de fournir ce que le derviche souhaitait, et un réchaud, rempli jusqu'au bord de charbon bien allumé, fut placé devant celui qui allait s'en servir pour la démonstration si curieuse de sa puissance illimitée sur les éléments. La démonstration eut lieu, en effet. Le derviche parut se recueillir fortement; sa bouche se serra à tel point, que ses lèvres paraissaient soudées l'une à l'autre; ses yeux s'enfoncèrent plus encore dans leurs orbites; des gouttes de sueur perlèrent sur son front, ses joues se tirèrent, et, sous le hâle, devinrent livides; tout à coup, il étendit le bras, comme si un ressort était parti, et le posa juste au milieu des charbons, où il enfonça son poing fermé; Mirza-Kassem poussa un cri d'épouvante; mais le thaumaturge sourit, et maintint sa main crispée au milieu du feu. Doux ou trois minutes s'écoulèrent; il retira sa main, la montra à son hôte, et celui-ci vit qu'il n'y avait ni brûlure ni blessure.
—Ce n'est pas tout, dit le derviche. Vous savez ce que je peux pour dompter mon corps et faire obéir les éléments à mes caprices les plus contraires à leur nature; regardez maintenant ce que je peux sur les hommes; je dis sur tous les hommes, je dis sur toute l'humanité!
Il prononça ces mots avec une expression si méprisante et qui ressemblait si fort à une invective, que Mirza-Kassem en fut de plus en plus troublé. Mais le derviche n'y prit pas garde et lui dit:
—Faites-moi donner un morceau de plomb ou de fer.
On apporta une douzaine de balles de fusil; il les mit sur les charbons, et elles commencèrent bientôt à entrer en fusion, d'autant plus qu'il activait le feu avec son souffle. Puis il prit, dans la ceinture de coton noir qui soutenait son pantalon, une petite boîte d'étain, où Mirza-Kassem aperçut de la poudre rouge. Le derviche en prit une pincée et la jeta sur le plomb; peu d'instants étaient écoulés que, se penchant, il dit d'une voix calme:
—C'est fait!
Et il mit sur le sopha, devant Mirza-Kassem, un lingot d'un jaune pâle, que celui-ci reconnut immédiatement pour être de l'or.
—Et voilà! s'écria le derviche d'un air de triomphe, ce que je peux sur les hommes! Est-ce assez! Ai-je besoin de splendeurs, de magnificences, de luxe, d'insolence! Et vous, mon fils, apprenez désormais à savoir que la puissance n'est pas dans ce qui s'affiche, mais uniquement dans l'autorité des âmes fortes, ce que le vulgaire ne croit pas!
—Hélas! mon père, répondit Mirza-Kassem d'une voix tremblante d'émotion, il ne suffit même pas que les âmes soient fortes pour jouir de si sublimes prérogatives; il faut qu'elles aient su les trouver et les prendre. Il faut la science!
—Et mieux que cela, répliqua le derviche. Il faut le renoncement, la macération, la soumission complète du corps à l'esprit, et la pureté absolue du cœur, et ce ne sont pas des mérites qui s'obtiennent sans peine ou sans travail. Mais c'en est assez sur ce sujet.
—Non! oh, non! s'écria Kassem, en attachant sur son hôte des yeux brûlants de désirs; non! puisque j'ai le bonheur d'être ainsi à vos pieds, ne me retirez pas si vite vos enseignements! Ne fermez pas la source dont vous m'avez laissé prendre une gorgée! Parlez, mon père! Instruisez-moi! Enseignez-moi! Je saurai ce qu'il faut faire! Je le ferai! Je ne veux plus traîner dans le monde cette existence inutile et vide qui, jusqu'ici, a été la mienne.
Kassem venait d'être saisi de la plus dangereuse des convoitises: celle de la science; ses instincts endormis s'éveillaient et ne devaient plus lui laisser un moment de trêve. Le derviche commença alors à lui parler à voix basse. Il lui révéla sans doute des choses bien étranges. La physionomie de l'auditeur était bouleversée. Elle passait à chaque minute par les expressions les plus diverses et subissait les changements les plus brusques. Tantôt elle exprimait une admiration sans bornes et presque un état extatique. Il semblait, à voir ces yeux noyés, ce regard perdu vers quelque chose de caché et d'insaisissable, que Kassem allait s'évanouir, maîtrisé par la plus auguste et la plus captivante des révélations. Tout d'un coup, l'horreur remplaçait la joie; les traits de Kassem se tiraient, sa bouche s'entr'ouvrait, ses regards devenaient fixes. Il paraissait apercevoir des abîmes effroyables, se penchant au-dessus au risque de perdre l'équilibre et de rouler au fond. Toute la nuit se passa à écouter les discours, qui produisaient des révolutions si terribles dans son âme et bouleversaient ainsi ses pensées. Enfin, l'aurore blanchit les sommets de la terrasse, et le derviche, qui l'avait plusieurs fois engagé en vain à chercher un peu de repos, insista cette fois plus fortement, et jura qu'il ne parlerait plus et ne révélerait rien davantage.
Kassem était épuisé, haletant; il obéit. Le derviche resta seul dans le salon et s'étendit sur le sopha, tandis que lui, il s'en alla, soucieux et d'un pas chancelant, à travers les corridors étroits, descendit, puis monta quelques marches, et, soulevant une portière, entra dans l'enderoun. Le nègre dormait sur une natte de paille dans la première pièce, où la lueur grise de l'aurore luttait faiblement contre la clarté rougeâtre et fumeuse d'une petite lampe de terre, qui teignait encore les objets atteints par elle, tandis que le reste demeurait plongé dans une obscurité presque noire. De là, le jeune homme entra dans la chambre où sa femme dormait paisiblement sur leur vaste lit, qui, recouvert d'immenses étoffes de soie bariolées d'incarnat, de vert et de jaune, à la façon du tartan écossais, laissait çà et là apparaître le drap d'indienne grise, rehaussé de fleurs de diverses nuances. Les oreillers, en grand nombre, de toutes formes et de toutes grandeurs, les uns triangulaires, les autres carrés, d'autres ronds, s'affaissaient sous la tête de la dormeuse, soutenaient ses bras ou gisaient au hasard.
Kassem contempla un moment la jolie Amynèh et poussa un soupir. Puis, il alla s'asseoir, sombre et préoccupé, dans un coin de la chambre, et resta là sans bouger.
Il tenait le lingot d'or fortement serré dans sa main et ne l'avait pas quitté, depuis que l'Indien le lui avait remis. De temps en temps, il le regardait, il le contemplait, il s'enivrait et s'exaltait de cette vue; c'était la preuve matérielle que tout ce qui s'agitait dans sa tête n'était pas un rêve, mais une franche et ferme réalité. Il regardait ce lingot d'or, et ses yeux se fermaient, et, tout à coup, dans un demi-assoupissement, il lui semblait que le morceau de métal se gonflait dans la paume de sa main, et respirait, que c'était un être animé. Il se réveillait en sursaut, dans un état d'angoisse indescriptible, considérait encore cette merveille dont il était devenu le possesseur, la trouvait immobile comme un morceau de métal doit l'être, et, fermant de nouveau ses paupières, sommeillait, emporté dans le tourbillon de ses idées. Enfin, la lassitude fut victorieuse de la méditation, et Kassem s'endormit profondément.
Un baiser sur le front le réveilla. Il regarda. Amynèh était à genoux à côté de lui, le pressait entre ses bras, et lui disait:
—Es-tu malade, mon âme? Pourquoi ne t'es-tu pas couché cette nuit? Oh! saints Imams! Il est malade! Qu'as-tu, ma vie? Ne veux-tu pas parler à ton esclave?
Kassem vit qu'il était grand jour, et, rendant à sa femme le baiser qu'il en avait reçu, il lui répondit:
—La bénédiction soit sur toi! Je ne suis pas malade, grâce à Dieu!
—Grâce à Dieu! s'écria Amynèh.
—Non, je ne suis pas malade.
—Qu'as-tu donc fait hier au soir avec ce derviche étranger? Est-ce que, contrairement à tes habitudes, tu aurais bu de l'eau-de-vie et mangé des grains de pastèque rôtis pour te donner plus de soif?
—Dieu m'en préserve! s'écria Kassem; rien de semblable n'a eu lieu; nous avons seulement causé très tard de ses voyages.... Où est-il, mon hôte? Il faut que j'aille le rejoindre.
Et, en parlant ainsi, Kassem se mit sur ses pieds; mais Amynèh continua:
—Le jour est déjà haut depuis longtemps et le soleil n'était pas levé, quand notre nègre, Boulour, a vu le derviche accroupi dans la cour auprès du bassin; il disait ses prières et accomplissait les ablutions légales. Ensuite, il a fait cuire, dans une coupe de cuivre, un peu de riz sur lequel il a jeté une pincée de sel; il l'a mangé et est parti.
—Comment, parti! s'écria Kassem consterné, comment parti? Ce n'est pas possible! Il avait encore mille choses de la dernière importance à m'apprendre! Il n'est pas possible qu'il soit parti!
—Il l'est, cependant, répondit Amynèh un peu étonnée de l'agitation de son mari. Quelle affaire avais-tu donc avec cet homme?
Kassem ne répondit rien, et d'un air sombre, irrité, concentré, il sortit de la chambre et quitta la maison. Il n'avait pas cessé de tenir le lingot d'or. En droite ligne, il courut au bazar et entra chez un joaillier de sa connaissance.
—Le salut soit sur vous, maître Abdourrahman! lui dit-il.
—Et sur vous le salut, Mirza! répliqua le négociant.
—Faites-moi une faveur; dites-moi ce que vaut ce métal.
Maître Abdourrahman mit ses vastes lunettes sur son nez, considéra le lingot, le passa à l'éprouvette et répondit paisiblement:
—C'est du bel et bon or, pur de tout alliage et qui vaut à peu près une centaine de tomans. Si vous le désirez, je le pèserai exactement, et vous remettrai le prix avec déduction d'un très petit bénéfice.
—Je vous remercie, répondit Kassem, mais, pour le moment, rien ne me presse de me séparer de cet objet, et j'aurai recours à vous, en temps et lieu.
—Quand il vous plaira, répartit le marchand.
Il salua Kassem, qui prit congé et sortit.
Il s'en alla à travers les bazars, frôlant les boutiques; mais les apostrophes enjouées des femmes qui, sous le voile, se permettent tout (on ne le sait que trop), les appels et les compliments de ses connaissances, les avertissements brusques des muletiers et des chameliers, pour qu'il eût à faire place à leurs hôtes, qui se succédaient en files interminables attachées à la queue les unes des autres et chargées de ballots dont il fallait craindre le contact pour chacun de ses membres, tout cela, qui l'amusait d'ordinaire, le fatiguait jusqu'à l'irriter aujourd'hui. Il avait un besoin impérieux d'être seul, livré à ce monde de pensées qui le tyrannisaient et le voulaient posséder sans conteste. Il sortit de la ville, et ayant atteint dans le désert un endroit où s'élevait un groupe de grands tombeaux en ruines, il entra sous une des coupoles à moitié effondrées et se mit dans un coin, à l'ombre. Là, s'étant assis, il s'abandonna aux idées dominatrices qui fondaient sur lui comme un essaim d'oiseaux de proie.
Il existe, dans toutes les rues de nos villes de l'Iran, des puits. Nos rues sont étroites et le puits est juste au milieu. Jamais on n'a pensé à l'entourer d'un mur comme dans les villes d'Europe, de sorte qu'il s'ouvre à fleur de terre, disposition beaucoup plus commode. Quand, pour une cause ou pour une autre, il se tarit, on ne s'amuse pas à le combler, ce qui prendrait trop de temps et donnerait trop de peine. On le couvre de deux ou trois planches, et, avec le temps, la terre s'accumule dessus. Naturellement, les planches pourrissent, des pieds maladroits les font s'effondrer, et, partout ailleurs que dans notre pays, un passant, un enfant, un animal quelconque s'abîmerait à chaque instant dans le vide et irait se tuer au fond du trou. Chez nous, c'est rare, parce que le Dieu très bon et très miséricordieux qui nous a dispensés de réfléchir à beaucoup de choses, prend soin de nous épargner les conséquences fâcheuses que pourrait avoir notre confiance en lui. Pourtant on ne peut jurer que quelqu'un ne disparaisse parfois dans l'abîme. Kassem avait un pareil abîme dans un coin de sa cervelle; il ne le connaissait pas lui-même; il venait d'y tomber. Il était au fond; il s'y agitait et ne devait pas en sortir.
D'ailleurs, il n'y songeait en aucune façon. Saisi, serré par ce qui s'était emparé de son imagination, de son intelligence, de son cœur, de son âme, par ce qui en maîtrisait toutes les puissances, il n'avait pas l'idée d'y résister; et non seulement il se laissait faire, mais il se laissait dévorer avec passion. Bref, une seule idée le possédait: marcher et marcher résolument dans la voie de son révélateur.
Que valait le monde au milieu duquel il avait vécu jusqu'alors? Rien, rien absolument; c'était de la fange au physique, de la fange au moral; en un mot, néant. Il voulait s'élever plus haut et planer au-dessus de cet univers, entrer dans le secret des forces qui font tout mouvoir, et cet univers, et bien d'autres plus grands, plus braves, plus augustes. Il savait que la substance première pouvait être trouvée, dominée, transformée; l'Indien le faisait; il en tenait, lui, Kassem, la preuve matérielle dans la main; il voulait le faire aussi! Il savait qu'on pouvait saisir, diriger toutes les forces motrices et créatrices, même les plus indomptées, même les plus sublimes; il voulait ce pouvoir; il savait qu'on pouvait ne plus mourir. Sans doute aucun être ne meurt! Mais il savait qu'on pouvait garder la vie actuelle, sous l'enveloppe actuelle, sans perdre la notion de l'individualité présente. Eh bien! c'était là ce qu'il prétendait atteindre. Alors, dans un moment d'enthousiasme sans nom, en pensant à ce que lui, Kassem, allait devenir, il s'écria:
—Et moi, moi, qui suis moi, ai-je donc tant de peine à entrer dans la sphère où désormais je vais agir, que me voilà conservant entre mes doigts ce morceau d'or, absolument comme s'il avait à mes yeux la valeur que je lui attribuais hier?
Il le considéra et le jeta avec mépris dans les décombres. Mais rien ne s'acquiert, et c'était là surtout ce qui l'occupait, qu'à un prix proportionné au mérite de ce qu'on recherche. C'est là ce qu'il venait de méditer, et il ne laissait pas que de trouver la condition bien dure. Mais il ne luttait pas cependant contre la passion transformée en devoir, et, après avoir déchiré lui-même ses derniers regrets, il se leva, prit le chemin de sa maison, rentra chez lui et parut devant sa femme.
Celle-ci se leva pour le recevoir et l'accueillit comme d'ordinaire avec l'enjouement le plus tendre. Mais, en voyant l'air sombre et le sourcil froncé de son mari, spectacle auquel elle n'était pas accoutumée, son cœur se serra et la pauvre enfant s'assit en silence à son côté.
—Amynèh, dit Kassem, tu sais si je t'aime et si jamais affection plus grande a réuni deux âmes. Pour moi, je n'en crois rien; l'affection de mon cœur au vôtre est incomparable. Aussi ce cœur saigne; il va affliger son compagnon,
—Qu'as-tu donc? Que veux-tu? répondit Amynèh prenant la main qu'on ne lui tendait pas.
—Je dis que chaque homme a sa part dans la vie, son kismèt; cette part lui est destinée longtemps avant sa naissance. Elle est toute prête quand il vient au monde, et soit qu'il y consente ou qu'il résiste, il lui faut l'accepter, la prendre et s'en accommoder.
—Il n'y a pas de doute à cela, repartit Amynèh d'un petit air capable. Mais ta part n'est pas si mauvaise, et tu n'as pas raison, en y songeant, de froncer ainsi les sourcils. Ta part, c'est moi, et tu m'as assuré quelquefois, plus d'une fois, et même souvent, que tu n'en demandais pas d'autre.
Kassem, malgré ses sombres dispositions, ne put s'empêcher de sourire à la gentillesse de la jeune femme; ce que voyant, celle-ci s'accouda tout à fait sur les genoux de son mari et chercha, bien certainement, par la manière dont elle le regarda, à lui faire perdre la tête. Elle y avait réussi souvent; pour ce coup, elle échoua.
—Amynèh, reprit-il, ma part, mon kismèt est de partir aujourd'hui-même et de te quitter pour jamais!
—Pour jamais? Me quitter? Partir? Je ne veux pas!
—Ni moi non plus, je ne veux pas! Mais c'est mon kismèt, et il n'y a rien à objecter. Le derviche m'a ouvert les yeux. J'ai senti à quoi le ciel m'appelle. Il faut que j'aille.
—Où?... Mon Dieu! Dieu miséricordieux, je vais devenir folle!
Et la pauvre Amynèh se tordit les bras, et deux torrents de larmes jaillirent de ses yeux. Puis elle saisit le bras de Kassem et lui cria:
—Parle donc! parle donc! Où veux-tu aller?
—Je veux aller rejoindre le derviche.
—Où est-il?
—Il est parti pour le Khorassan, il va traverser Meshed, Hérat et le pays de Kaboul; je le retrouverai au plus tard dans les montagnes de Bamyân.
—Quel besoin as-tu de lui?
—J'ai besoin de lui, il a besoin de moi. Aussi bien je ferai mieux de te dire tout.
—Tu feras mieux, sans doute, dis-moi tout. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je deviens folle! Parle, mon amour, mon enfant, ma vie! Parle!
Kassem, ému de douleur, de tendresse et de pitié, prit la main d'Amynèh, la serra et la garda dans la sienne pendant qu'il raconta ce qui suit:
—Le derviche peut tout, tout au monde! Il me l'a prouvé cette nuit! Il peut tout, hormis une seule chose, et, sans un compagnon, il ne la réalisera jamais. Depuis plusieurs années, il a cherché ce compagnon. Il a parcouru la Perse, l'Arabistan, la Turquie pour le trouver; il a été le chercher en Égypte et s'est rendu même au delà, dans le pays du Magreb, traversant les terres occupées par ces Férynghys, qu'on appelle les Fransès. Il n'a partout vu que des gens d'un esprit borné ou d'un cœur irrésolu. La plupart l'écoutaient avec complaisance, tant qu'il leur parlait des moyens de faire de l'or; mais quand il voulait élever leurs esprits, plus de ressort! Les zélés devenaient froids. Le derviche ne se décourageait pas. Il était certain que l'homme nécessaire à ses vues existait dans le monde; les opérations du Raml, les points jetés et combinés sur la table de sable le lui avaient fait connaître par des calculs infaillibles. Seulement, il ignorait le lieu où cet ami de son cœur se trouvait. Il allait le chercher dans le Turkestan, quand, hier, il a traversé la ville. Il m'a parlé, il m'a ouvert son cœur tout entier. Le mien s'est éclairé. C'est de moi qu'il s'agit. Je suis l'élu! Moi seul, je peux résoudre le mystère. Me voilà! Je suis prêt! Il faut que je parte! Je pars! Mort ou vivant, j'aiderai le derviche à arracher le dernier secret!
Kassem avait parlé avec un tel enthousiasme, ses dernières paroles étaient empreintes d'une conviction, d'une résolution si inébranlables, qu'Amynèh baissa la tête. Mais il s'agissait de l'anéantissement de son bonheur; elle ne resta pas longtemps vaincue, et, à son tour, elle reprit d'une voix ferme:
—Mais moi?
—Toi! toi! que veux-tu que je te dise? Je t'aime plus que tout au monde; mais ce qu'il faut que je fasse, je ne saurais l'empêcher. Une force, plus terrible que tu ne saurais le concevoir, m'entraîne malgré l'amour que j'ai pour toi. Il faut que j'obéisse.... J'obéis! Tu te retireras chez tes parents.... Si je reviens ... alors ... mais, reviendrai-je? Que vais-je devenir? Qui peut le savoir? Dois-je rien désirer autre que ma tâche? Enfin, si je reviens....
—Si tu reviens, seras-tu à moi?
—Tout entier! répondit Kassem avec un attendrissement et une chaleur qui prouvaient bien que l'amour n'avait pas été éteint par la nouvelle passion; oui, tout entier! Pour toujours! Je ne songerai qu'à toi! Je ne voudrai que toi! Cependant ... écoute! Cela est si peu probable que je revienne!... Tout est ténèbres dans ce que je fais.... Peut-être, aurais-tu plus raison.... Si tu veux m'en croire, je demanderai le divorce, tu prendras un autre mari.... Tu auras des enfants....
Là, Kassem se mit à pleurer avec une amertume extrême. Amynèh, au milieu de sa douleur, ressentit quelques tressaillements de joie et même déjà de l'espérance, et elle répondit:
—Non, je ne consens pas au divorce; je t'attendrai, un an, deux ans, trois ans, dix ans ... jusqu'à la mort! Jusqu'à ma mort, entends-tu? Et elle arrivera bien plus tôt, si tu meurs toi-même. Je ne veux pas non plus me retirer chez mes parents. Je les connais. Ils croiraient que je suis malheureuse, non de ton absence mais d'être seule; ils voudraient me remarier. J'irai demeurer avec ta sœur, et c'est là qu'il faut venir me rejoindre le plus tôt que tu pourras.
Kassem essuya ses yeux, et, ayant embrassé Amynèh, laissa reposer sa tête pendant assez longtemps sur le cœur fidèle dont il allait se séparer. Le silence n'était interrompu que par des sanglots et de longs soupirs. Enfin Amynèh demanda à voix basse:
—Quand veux-tu partir?
—Ce soir, répondit Kassem.
—Non! Accorde-moi cette nuit encore, tu partiras demain. Pour moi, je vais aller chez ta sœur la prévenir; demain, tu m'aideras à faire tout transporter chez elle; quand tu m'y verras installée, alors ... alors tu me quitteras.... Mais, je prétends que tu me croies là, afin que, quand tu seras loin, tu puisses regarder dans ta pensée, moi, mes vêtements, ma chambre ... et tout ce qui m'entoure!
Et elle recommença à pleurer, mais plus doucement; puis, sentant qu'elle n'avait pas trop de temps à perdre, elle se leva enfin d'auprès de son mari, passa de grands pantalons à pied que les femmes mettent pour sortir, s'enveloppa dans le grand hyâder ou manteau de coton bleu qui enveloppe la tête et toute la personne, attacha, au moyen de deux agrafes d'or incrustées de grenats et en forme de colombes, le roubend ou voile de percale épaisse percé à la place des yeux d'un treillis étroit, et ainsi prête, elle serra encore une fois la main de Kassem plongé dans une sorte de prostration, et sortit.
Quand elle fut dans la rue, elle avait le cœur si gros et se sentait si malheureuse, si abandonnée, qu'il s'en fallut peu qu'elle ne se mît à pousser de grands cris pour implorer la pitié des passants; elle l'eût fait sans doute et chacun l'eût plainte, mais elle changea d'idée en passant devant la mosquée.
Elle y entra et dit ses prières. Elle en récita avec une volubilité passionnée un bon nombre de rikaats et égrena plus de dix fois son chapelet, en répétant avec ferveur les quatre-vingt-dix noms du Dieu miséricordieux. Par bonheur, d'autres femmes se trouvaient aussi dans le sanctuaire, une entre autres. Celle-ci racontait que son enfant unique âgé de trois ans, était à toute extrémité; ces affligées ensemble, et Amynèh avec elles, se soutenaient réciproquement en priant de tout leur cœur.
Après une bonne heure ainsi employée, la jeune femme partit; à la porte, trouvant de pauvres malades rassemblés autour de la fontaine, elle leur distribua de nombreuses aumônes et s'éloigna couverte de bénédictions.
Toutes ces formules: Que le salut soit avec vous! Que Dieu vous donne un bonheur parfait! Puissiez-vous être comblée de tous les biens, vous et les vôtres! et d'autres semblables ne laissaient pas de résonner mélodieusement aux oreilles de la pauvre souffrante, et elle se disait que peut-être Dieu aurait pitié d'elle. Elle rencontra des cavaliers; ils passaient entourant un personnage grave monté sur un beau cheval. Elle s'approcha humblement et demanda l'aumône. On voyait bien, à son manteau de la plus fine toile, à son roubend d'une blancheur éclatante et à ses petites pantoufles neuves de chagrin vert, que ce n'était nullement par besoin qu'elle tendait ainsi la main, et les guerriers et le vieux seigneur, considérant que c'était pour s'humilier devant Dieu et obtenir quelque grâce, ne manquèrent pas de déposer une petite pièce de monnaie dans la main qui leur était tendue enveloppée, par modestie, d'un coin du manteau, et accompagnèrent chacun leur offrande d'un signe de tête bienveillant et d'une formule de propitiation. Amynèh, ayant ainsi fait ce qui était en son pouvoir pour se concilier la bonté et l'indulgence divine, se dirigea vers la maison de sa belle-sœur et y arriva bientôt.
Cette belle-sœur n'était pas un caractère ordinaire. Elle mérite la peine d'un portrait. On l'appelait de son nom Zemroud-Khanoum, madame Émeraude. Elle avait dix ans au moins de plus que Kassem et lui avait servi de mère. Aussi, éprouvait-il pour elle une profonde considération, un respect très grand, et le tout mélangé de quelque crainte, sentiment, je dis le dernier, qui était partagé, à un degré éminent, par Aziz-Khan, mari de la dame. A la vérité, Zemroud-Khanoum ne faiblissait pas sur les points où elle avait fixé ses convictions. Épousée comme seconde femme par le général son époux, elle avait mis six mois à faire renvoyer la première; mais elle avait réussi. Depuis lors, bien qu'Aziz-Khan eût plusieurs fois essayé de lui faire comprendre cette vérité palpable, qu'un homme de son rang et de sa fortune se faisait tort en n'ayant qu'une seule personne sacrée dans l'enceinte de son enderoun, c'est-à-dire en ne possédant qu'une seule et unique femme, absolument comme un petit bourgeois, elle n'avait voulu entendre à aucune innovation de ce genre, et la verve avec laquelle elle distribuait des soufflets, et même parfois des coups de tuyau de kalioun aux servantes et aux domestiques, avait donné à réfléchir à Aziz-Khan. Il évitait de compromettre sa barbe et sa dignité dans des discussions dont la fin ne lui était pas connue d'avance. Aussi, lorsqu'il avait de l'humeur, se gardait-il de le montrer chez lui; dans ce cas, il allait se promener au bazar.
Ainsi, maîtresse absolue de son terrain, vénérée et crainte, entourée d'un troupeau de huit enfants, dont l'aîné, un garçon, avait une quinzaine d'années à peu près, et, faisant marcher tout cela dans un ordre, un silence et une componction louables, Zemroud-Khanoum était une excellente femme. Elle était prompte à se fâcher, prompte à s'attendrir. Sa voix devenait, dans la colère, de beaucoup la plus aiguë du quartier; mais il lui arrivait aussi d'en être la plus douce, quand elle se prenait à consoler quelqu'un. Elle était généreuse comme un Sultan, charitable comme un Prophète, et par-dessus le marché, ayant été extraordinairement jolie, il lui en restait encore quelque chose à quarante ans sonnés; elle avait beaucoup d'esprit, faisait les vers d'une manière charmante, et jouait du tàr avec une telle perfection, que son mari Aziz-Khan, lorsqu'elle daignait jouer pour lui, commençait à dodeliner de la tête pendant un quart d'heure, puis se mettait à murmurer: «Excellent! excellent! excellent!» en extase, et finissait par pleurer et se cogner la tête contre la muraille.
Quand Amynèh entra dans le salon de sa belle-sœur, elle y trouva des visites, comme le lui avait indiqué d'ailleurs la présence de deux paires de pantoufles, toutes pareilles aux siennes qui se trouvaient devant la porte. Les deux dames, assises à ce moment sur les coussins, n'étaient rien moins que Bulbul-Khanoum, madame le Rossignol, et Loulou-Khanoum, madame la Perle, l'une troisième femme du gouverneur, et l'autre seule et unique épouse du chef du clergé, le jeune et aimable Moulla-Sâdek, l'amateur le plus éclairé de pâtisseries qui se trouvât dans tout Damghân. Ces dames étaient jolies l'une et l'autre, fort élégantes et très sérieuses. Comme Zemroud-Khanoum, de son côté, n'était portée à la mélancolie que lorsqu'on l'y obligeait en la contrariant, la conversation allait bon train; on parlait modes nouvelles, ajustements, santé des enfants, singularités des époux, emportements même de ces messieurs; ce qui tient toujours une grande part dans les confidences féminines, comme étant le moyen le plus sur de faire apprécier ses mérites si recherchés, et, enfin, les médisances, les médisances, les médisances! ce sel, ce poivre, ce piment, ce nec plus ultra des délices sociaux; bref, tout ce qui peut se dire et même, et surtout, ce qui pourrait se taire, tout allait bon train, et c'étaient des éclats de rire qui ne finissaient que pour recommencer.
Trois servantes, dont deux béloutches et une négresse, vêtues de soie et de cachemire, présentaient à ce moment des kaliouns d'or émaillés et garnis de pierreries, et ces dames fumaient à cœur joie, quand la triste Amynèh entra. D'ordinaire, elle n'était pas une associée indigne de pareilles conférences; au contraire, elle y apportait une gaieté et un rire si frais, si joli, qu'on en avait fait des chansons qui se répétaient partout: Le Rire d'Amynèh. Hélas, il ne s'agissait guère du rire d'Amynèh, aujourd'hui! La pauvre petite laissa tomber son manteau et son voile, baisa la main de sa belle-sœur, qui l'embrassa tendrement sur les yeux, et s'assit, après avoir salué, comme deux amies, les dames présentes.
—Mon Dieu! ma fille, s'écria Zemroud-Khanoum, qu'as-tu donc? Les yeux rouges? As-tu pleuré par hasard? Serait-ce la faute de Kassem? En ce cas, envoie-le-moi; je le remettrai dans le droit chemin! Ah! ces hommes! ces hommes! C'est ce que nous étions justement en train de dire! Mais console-toi, console-toi! Il ne faut pas abîmer tes beaux yeux!
—Abîmer ses yeux pour un mari! dit Loulou, la femme élégante du dignitaire ecclésiastique, quelle folie! A propos, chère Amynèh, mon âme, mes yeux, peut-être pourrez-vous me raconter dans le détail ce qui est arrivé, hier, à Gulnar-Khanoum avec son mari. Il paraît qu'il y a eu une scène épouvantable!
—Je n'en savais rien, répondit bien bas Amynèh, en s'essuyant les yeux et en étouffant un soupir.
—Je connais l'histoire avec la dernière exactitude, s'écria la compagne du gouverneur, qui avait de longs yeux noirs taillés en amande, sur les cils une bonne provision de surmeth, ce qui lui donnait un éclat surnaturel. Il paraît que, dans un moment d'épanchement, Sèyd-Housseyn s'est avisé de vouloir contempler les oreilles de son épouse.
—Quelle horreur! s écrièrent tout d'une voix Zemroud et Loulou.
—Une grossièreté! poursuivit Bulbul, en levant les épaules et avec un accent de pruderie incomparable; mais, bref, il l'a voulu, et, bien que Gulnar se soit fort défendue et même fâchée, Sèyd-Housseyn a fini par lui déranger son tjargât, si bien qu'il a aperçu le bout de l'oreille droite, et à cette oreille des boucles d'or et de saphirs qu'il ne se souvient pas d'avoir données! De là grand tapage, comme vous pouvez vous l'imaginer.
—Aussi, Gulnar-Khanoum est d'une imprudence! déclama Loulou. Comment va-t-on porter de telles boucles d'oreilles, quand on n'est pas sûr de la moralité de son mari? Ce n'est jamais le mien qui se permettrait....
—Gulnar, répliqua Bulbul, se croyait à l'abri de tout, parce que, comme c'est d'usage, elle portait les autres boucles d'oreilles, celles qui étaient inoffensives, non à ses oreilles, mais attachées sur son tjargât, absolument comme nous autres.
—A propos, interrompit Loulou, puisque nous parlons de modes....
Ici on apporta de nouveau les kaliouns et le thé, et Amynèh espéra, avec raison, que les premiers étant fumés et l'autre bu, la visite allait prendre fin bientôt, et tandis que chacune des belles personnes tenait sa tasse dans la main, Loulou continuant son propos:
—Puisque nous parlons de modes, disais-je, avez-vous vu cette nouvelle forme de veste que les Arméniens ont apportée de Téhéran? Il paraît que toutes les femmes en raffolent, parce que c'est ce que les Européens mettent sous leurs habits, et ils appellent cela yiletkeh. Je m'en suis commandé trois....
—Et moi, deux seulement, répliqua Bulbul, un en drap d'or et l'autre en étoffe d'argent à fleurs rouges. C'est extrêmement commode pour les nourrissons.
L'entretien se prolongea encore quelque temps sur ce ton, puis les deux dames prirent congé, embrassèrent Zemroud et Amynèh, et se retirèrent emmenant avec elles servantes, kaliares, domestiques, non sans grand tapage, comme il convenait pour des personnes si considérables.
Alors Amynèh se trouva libre de raconter ce qu'elle avait sur le cœur. Elle le fit avec une passion extrême, et Zemroud, transportée d'indignation et de colère et en même temps de curiosité et de crainte pour un cas aussi surprenant, lui dit en prenant son manteau et son voile:
—Reste ici, ma fille, je vais aller parler à Kassem, et je te promets bien.... Enfin, reste ici, attends-moi, et, sur toutes choses, cesse de te désoler. Ce garçon est mon frère, mais je le regarde comme mon fils; c'est moi qui l'ai élevé, c'est moi qui l'ai marié. Ton père en a agi avec lui de la manière la plus généreuse, car les deux cents tomans que Kassem a donnés pour t'avoir et dont, par parenthèse, mon mari avait prêté la moitié, ton père les a employés entièrement à ton trousseau et quelque chose par dessus. Vallah! Billah! Tallah! nous allons voir de quel air maître Kassem va me répondre! Calme-toi, te dis-je, et sois sûre que tout cela ne signifie rien.
Là-dessus, Zemroud-Khanoum, armée en guerre et s'étant bien enveloppée, ne prenant avec elle ni servante, ni domestique, partit d'une telle façon, qu'on ne saurait la comparer qu'à l'éclair sillonnant un ciel d'orage et en annonçant la majestueuse horreur.
Amynèh resta assise sur le tapis dans un accablement profond, écoutant à peine la voix de l'espérance qui cherchait encore à éveiller un écho dans son cœur. Elle attendit deux heures pleines; au bout de ce temps, Zemroud revint. Elle ôta ses voiles, elle était décontenancée, pâle, et on voyait que la femme forte avait pleuré. Elle s'assit à côté d'Amynèh, lui prit la main, et, voyant que celle-ci ne prononçait pas un mot, ne levait pas les yeux et regardait fixe devant elle, elle l'attira sur son cœur, et la couvrant de baisers, lui dit:
—Nous sommes bien malheureuses!
Elles étaient bien malheureuses, en effet. Kassem avait été très doux pour sa sœur aînée, très déférent; mais il s'était montré inébranlable dans sa résolution de partir le lendemain, déclarant qu'il n'avait accordé ce retard qu'à l'amour tendre qu'il avait pour Amynèh; mais que, si on devait le tourmenter et le soumettre à des plaintes que sa propre douleur lui rendait intolérables, il partirait le soir même; et toutes les supplications, tous les raisonnements, tous les reproches de Zemroud n'avaient pu en obtenir autre chose.
—Il est ensorcelé, ma chère âme, dit Zemroud en finissant le récit de son expédition manquée, ensorcelé par ce terrible magicien. Les gens de cette sorte disposent d'un pouvoir irrésistible, et là où ils commandent, il est certain qu'il n'y a qu'à se soumettre. Kassem est au pouvoir de celui-ci. Il faut espérer, il faut croire même que c'est pour son bien; car, d'après ce qu'il m'a raconté, le derviche paraît avoir les meilleures et les plus affectueuses intentions. C'est un homme pieux et incapable de faire le mal. Moi aussi j'ai connu des magiciens; c'étaient les gens les plus vénérables du monde, des prodiges de science! Je te le répète donc, calme-toi! Il vaut mieux que ton mari fasse des choses grandes et puissantes sous la protection de l'Indien, que si, par exemple, il s'en allait à la guerre, où même la faveur du roi (que sa grandeur augmente et soit fortifiée!) ne pourrait jamais l'empêcher de recevoir un mauvais coup.
Ce genre de consolation prodigué par Zemroud à sa petite belle-sœur valait beaucoup ou valait peu, il n'importe. Elle n'en avait pas d'autre à sa disposition, et elle en usa tant qu'elle put, le reproduisant sous toutes les formes et terminant toujours chaque démonstration par l'assurance ferme, par la promesse sous serment que Kassem ne resterait, dans tous les cas, pas plus d'un an absent, et qu'il n'était que raisonnable et naturel d'admettre qu'il reviendrait possesseur d'une fortune immense qui les mettrait, tous et toutes dans la famille, en situation de se passer leurs fantaisies. A la fin, Amynèh, ayant un peu pris sur elle, dit qu'elle voulait s'en aller et elle retourna au logis.
Elle y trouva Kassem dans un état qui ne valait guère mieux que le sien. Au moment de quitter sa femme, sa maison, ses habitudes, son bonheur, son amour, l'enthousiasme avait baissé. La résolution restait, parce qu'il ne pouvait l'arracher ni de son imagination ni de sa volonté; mais elle était voilée de noir, et le cœur s'en donnait tant et plus de se tordre, de se plaindre, de gémir, de réclamer: enfin, pour bien dire, Kassem était très malheureux, comme on l'est, quand, placé entre le devoir et la passion, on se croit entraîné par le devoir. Il importe peu de rechercher ce que peut valoir toujours ce dernier mot. Kassem admettait que son devoir était de chercher et de rejoindre le magicien. Il lui fallait se soumettre.
Avec ce sentiment si fin, si tendre, si divin qui appartient, en tous pays, aux femmes, quand elles aiment et qui seul suffirait à en faire les êtres vraiment célestes de la création, Amynèh comprit la lutte qui se soutenait dans l'âme de son mari, et, instinctivement, évita ce qui pouvait la rendre plus difficile et plus cruelle pour le patient.
—Peut-être, se dit-elle en elle-même, pourrais-je réussir à le garder auprès de moi huit jours, un mois au plus! Mais comme il souffrirait!... Et à la fin?... Quoi? il voudrait encore s'en aller!...
Elle cesse de combattre et se montre résignée. Elle dit seulement:
—Tu reviendras?
—Oui! oui! je reviendrai ... je te le jure, Amynèh! Comment ne reviendrais-je pas? Sois sûre que, si tu ne devais plus me revoir, c'est qu'alors....
Elle lui mit la main sur la bouche.
—Je te reverrai, dit la meilleure des femmes en affermissant sa voix. Assurément, je te reverrai! Pense à moi, n'est-ce pas?
—Oui, j'y penserai ... j'y penserai souvent!... Non! Tiens! j'y penserai toujours! O Amynèh! mon Amynèh! ma chérie! Comment veux-tu que je fasse pour ne pas penser toujours à toi? Songe donc à ce que tu es pour moi!... Est-ce que je le savais bien jusqu'à ce moment?... Je n'avais jamais songé que je pouvais te perdre.... Te perdre.... Est-ce que je te perdrai?
—Non! tu ne me perdras pas. Je serai là, tranquille, chez ta sœur. J'aurai beaucoup de patience ... j'aurai beaucoup de courage.... Je suis sûre qu'il ne t'arrivera rien, Kassem! Mets encore une fois ta tête sur mes genoux.
C'est ainsi que la nuit se passa entre le désespoir le plus poignant et les caresses les plus tendres, l'un consolant l'autre, et le plus souvent c'était Amynèh qui relevait la tête courageusement sous le mauvais traitement que leur infligeait le sort.
Quand le jour parut, ce fut elle qui appela les domestiques et leur ordonna de lever les tapis, d'enfermer toutes choses dans les coffres, de vider la maison; elle envoya chercher des mulets et on transporta le ménage chez Zemroud-Khanoum. Les gens du quartier, mis en éveil par le mouvement, étaient sortis de leurs maisons comme une fourmilière; ils se tenaient, qui sur le pas de sa porte, qui dans la rue ou assis sur quelques auvents de boutique, sans compter ceux qui étaient montés sur leurs terrasses. Il y avait foule. Amynèh, quand elle vit qu'il ne restait rien au logis et que les quatre murs de chaque chambre étaient nus, s'enveloppa dans ses voiles et partit. Kassem la suivit, puis revint au bout d'une heure. Il était seul avec le petit esclave nègre. On l'attendit encore un peu. Alors l'esclave vint allumer un grand feu au milieu de la place la plus vaste du quartier, et, quand le bûcher flamba tout haut, Kassem parut dans la rue à son tour.
Il avait la tête et le buste nus, les pieds et les jambes nus et ne portait qu'un caleçon de toile blanche. Il tenait à la main les habits qu'il avait mis la veille, pantalon de soie rouge, koulydjèh de drap d'Allemagne gris, passementé de noir, djubetz de laine de Verman rouge à fleurs, et bonnet de peau d'agneau très fine. Il marcha vers le bûcher; il y déposa tous ces vêtements qui furent consumés sous ses yeux. Il faisait ainsi vœu de pauvreté et d'ascétisme. La multitude le regardait faire; elle était très émue. On l'aimait. Quoi d'étonnant? On l'avait connu tout petit; il était jeune, il était beau; jusque-là il avait toujours été heureux et s'était montré obligeant pour les uns, très charitable pour les autres. Les femmes pleuraient; quelques-unes criaient, agitant leurs bras et disant: Quel malheur! Quel malheur! Au fond, on était profondément édifié. Aux yeux de ceux à qui les domestiques avaient expliqué l'affaire, Kassem était l'esclave dévoué de la science et du renoncement, et rien ne semblait plus beau.
Quand le sacrifice fut fini, le nouveau derviche s'écria d'une voix stridente, à la façon de ses confrères:
—«Hou!»
C'est-à-dire: «Lui!» l'Etre par excellence, celui qui contient en son sein et y réserve tout ce qui est vivant, Dieu. Les bénédictions éclatèrent:
—Que Dieu le garde! Que les saints Imams veillent sur lui! Oh! Dieu! oh! Dieu! Conservez-le! Que tous les prophètes l'accompagnent!
Kassem remercia d'un signe de tête et sortit de la place. Au moment où il atteignait la rue qui menait hors de la ville, un vieux bakkal ou épicier lui tendit une petite coupe en cuivre, en le priant de l'accepter comme souvenir de lui, ce qu'il fit; puis, il avança de quelques pas, et l'enfant du menuisier, qui avait cinq ans et qu'il avait bien souvent caressé, marcha vers lui, envoyé par son père et traînant un fort bâton de voyage. Kassem le prit encore. Mais sa fermeté l'abandonna un instant; il ne put retenir quelques sanglots et saisit convulsivement l'enfant qu'il pressa dans ses bras. C'était l'amer souvenir de ce qu'il perdait. Il se remit pourtant assez à temps, et, s'étant éloigné à grands pas, il se trouva bientôt hors de la ville, marchant dans la direction de l'est, c'est-à-dire vers le Khorassan, où il sentait que l'Indien l'attendait et l'appelait.
Aussitôt qu'il se trouva dans le désert, cheminant ainsi et frappant de son bâton les cailloux du chemin, il se trouva libre dans le vaste monde, et son cœur se calma. Son esprit s'exalta et il se vit déjà en pensée maître et maître absolu de tous les glorieux secrets dont l'Indien lui avait annoncé et promis la révélation. Il n'y avait rien de bas ni de cupide dans son enthousiasme; ce qu'il voulait, ce n'était pas le pouvoir de courber les hommes sous la puissance des prestiges et encore moins d'avoir, par la transmutation des métaux, la richesse universelle. Il voulait la sagesse et la pénétration dans les plus augustes mystères de la nature. Il se voyait d'avance transfiguré, au-dessus des désirs, au-dessus des besoins; il se voyait comme un ascète, auquel rien ne manque des richesses morales et des perfections intellectuelles, et qui, placé par sa science et son dédain absolu des choses terrestres, dans le sein même de la Divinité, devient ainsi copartageant d'une félicité sans limites. Pour en arriver à ce point, il avait craint de bien grands combats, des luttes terribles contre ses affections mondaines. Mais pas du tout. Lui-même il s'étonnait maintenant de la facilité avec laquelle il s'était séparé d'Amynèh, que la veille encore il idolâtrait, et, en se trouvant ainsi, le cœur libre et léger, presque indifférent à la perte qu'il venait de s'infliger, il reconnaissait avec admiration la profonde sagesse du derviche indien. Celui-ci, lorsque Kassem avait insisté sur l'impossibilité de se séparer de sa jeune femme, lui avait prédit absolument ce qui arriverait de l'indifférence qu'il ressentait à cette heure.
—Les passions humaines, ainsi s'était exprimé le sage, ne sont nullement si fortes, ni si dures à briser, que le commun des hommes se l'imagine. Inépuisables dans leur essence, elles n'ont qu'un semblant de puissance, et, quand on met violemment le pied dessus, elles gémissent d'abord, puis se taisent, et, comme des ombres qu'elles sont, finissent bientôt par s'anéantir devant la volonté inexorable. Qui en doute? Les âmes faibles; mais nous, qui sommes faits pour la domination du monde, des autres hommes et surtout de nous-mêmes, nous savons qu'il en est ainsi. Quittez votre maison, partez, et votre tête, débarrassée de soucis nuisibles, ne sera pas plutôt dans l'air libre, que vous vous étonnerez des craintes dont votre imagination voit en ce moment les fantômes, et qui n'oseront pas même vous assaillir.
Et il en était ainsi. Kassem ne pensait à Amynèh que comme à un rêve lointain et qui n'a plus d'action sur l'esprit; et, tout entier, comme on vient de le voir, à la dévotion de ses idées immenses, il lui semblait flotter sur leurs ailes. Il se reconnaissait calme et heureux.
Huit jours se passèrent ainsi. Chaque soir, il entrait dans un village et s'asseyait sous l'arbre qui masquait le milieu de la place principale. Les plus âgés des paysans, le moulla, quelquefois un ou plusieurs autres derviches, des passants comme lui, venaient se mettre à ses côtés, et une partie de la nuit s'écoulait dans les entretiens de la nature la plus diverse. Tantôt c'étaient des récits de voyages, tantôt des récits de batailles; souvent les questions les plus ardues de la métaphysique étaient agitées par ces cerveaux rustiques, comme il est d'usage dans tout l'Orient, et on écoutait volontiers les observations de Kassem, car on s'apercevait qu'il avait étudié. Quant aux choses nécessaires de la vie, il trouvait partout aisément une natte pour se coucher et sa part de pilau. Il s'était informé à plusieurs reprises de celui qu'il allait rejoindre. On l'avait vu passer: il pensait que l'Indien ayant sur lui peu d'avance, il le rejoindrait aisément.
Le neuvième jour du voyage, il s'avançait, comme à l'ordinaire, d'un pas allègre, et regardait sans ennui et sans fatigue l'étendue infinie du désert pierreux, ondulé, coupé de ravins, de rochers, de mamelons, bordé, bien loin à l'horizon, de deux rangées de montagnes magnifiques, colorées comme des pierreries par les jeux de la lumière, quand il sentit au fond de son âme une compression inattendue, une émotion spontanée, une douleur, un appel. Son âme, se tournant pour ainsi dire sur elle-même, lui dit:
—Amynèh.
Elle l'avait dit tout bas. Il l'entendit pourtant et, avec lui, son cœur l'entendit, et avec son cœur, toutes les fibres de son être et tous les échos qui étaient dans sa mémoire, dans sa sensibilité, dans sa raison, dans son imagination; dans sa pensée, tout cela, se réveillant, se mit à crier avec passion:
—Amynèh!
C'étaient comme des enfants qui demandent leur mère, comme devaient être les malheureux submergés dans les flots du déluge, quand ils levaient leurs bras au ciel et pleuraient en disant:
—Sauvez-nous!
Il fut bien surpris, Kassem, il fut bien surpris! Il croyait que tout le passé avait disparu; pas du tout; le passé se montrait droit devant lui, bruyant, dominateur, réclamant son bien, sa proie, réclamant lui, Kassem, et il entendait comme un murmure menaçant:
—Qu'as-tu à faire avec la science? Que veux-tu de la puissance souveraine? Que t'importent la magie et la domination des mondes! Tu appartiens à l'amour! Tu es l'esclave de l'amour! Esclave échappé de l'amour, reviens à ton maître!
Et comme Kassem continuait sa route, tête basse, la compagne presque inséparable d'un amour profond, sa compagne vengeresse l'atteignit, et une tristesse irrésistible s'empara de lui, absolument comme l'obscurité nocturne envahit, le soir, la campagne.
Le jeune homme avait beau se débattre, il était pris, il était repris. Il avait cru que ce n'était rien que d'aimer Amynèh et de la quitter. Mais l'amour s'était joué de lui. Il se répétait:
—La passion n'est rien; qu'on la regarde en face, et elle tombe!
Il la regardait bien en face; elle ne tombait pas; elle le maîtrisait, et c'était lui qui se sentait faiblir, faiblir, faiblir, et qui se prosternait. Il voulait la chasser; mais qui était le maître en lui-même? L'amour ou lui? C'était l'amour! et l'amour répétait sans se lasser:
—Amynèh!
Et tout, dans l'être entier du pauvre Kassem, recommençait et disait:
—Amynèh!
Et cette voix et ces voix suppliantes, irritées, volontaires, enfin toutes puissantes ne s'arrêtaient plus, et Kassem n'entendit plus rien en lui-même que ces seuls mots:
—Amynèh! mon Amynèh!
Que faire? Ce qu'il fit. Il tint bon et continua à marcher. Il allait devant lui; il avait perdu tout son entrain, toute son exaltation, toutes ses espérances et même le goût de ses espérances, et il rongeait l'amertume d'un profond et irrémédiable chagrin. A chaque pas, il sentait qu'il s'éloignait, non de son bonheur, mais de la source de sa vie; son existence était plus lourde, plus étouffée, plus pénible, plus combattue, moins précieuse, et donnait moins de désirs de la gardera celui qui la traînait. Il marchait, toutefois, le pauvre amant.
—Je ne peux pas retourner; j'ai promis, j'ai fait vœu de rejoindre l'Indien. Comment ne pas savoir ses secrets? Oh! Amynèh! mon Amynèh! ma chère, ma bien-aimée Amynèh!
C'est grand dommage que les hommes, qui ont beaucoup d'imagination et de cœur, ne soient pas mis par la destinée à ce régime de ne vouloir qu'une seule chose à la fois. Comme tout irait bien pour eux! Comme ils se donneraient libéralement, entièrement, sans réserve, sans scrupule et sans souci, à la passion unique qui les prendrait! Malheureusement, le ciel leur impose toujours plusieurs tâches. Sans doute, parce qu'ils voient plus et mieux que les autres, ils ont laissé leurs pensées entrer en bien des endroits; ils aiment ceci, ils aiment cela. Ils veulent, comme Kassem, posséder les secrets ineffables, et, comme lui, ils aiment une femme en même temps qu'ils aiment la science, et ne peuvent pas aimer avec modération, avec calme; ce qui arrangerait tout. Non! il faut, pour leur malheur, que les gens comme Kassem ne sachent rien faire à demi et demandent toujours d'eux-mêmes l'absolu en beaucoup de sens. Il leur arrive d'être, à peu près toujours, profondément malheureux par l'impuissance d'atteindre tout à la fois.
Si, au moins, il avait eu cette confiance que sa sœur Zemroud s'était efforcée d'inspirer à Amynèh: revenir dans un an, dans deux ans.... Mais, non! Il ne pouvait admettre cette consolation possible. Il savait que, une fois entre les mains du derviche indien, il pratiquerait pour toujours cette règle de conduite: la science est longue et la vie est courte. C'en était donc fait de ces images que le passé lui montrait; sa félicité était éteinte.
—Je deviendrai vieux, à la fin, se dit-il; je deviendrai vieux; j'oublierai Amynèh.
Cette idée lui fit plus de mal que tout le reste à la fois. Il aimait mieux souffrir, il aimait mieux se sentir torturé par la douleur jusqu'à la mort. Il ne voulait pas oublier! C'était se renoncer soi-même, s'anéantir et faire place à un nouveau Kassem qu'il ne connaissait pas et haïssait profondément.
Il essaya de se calmer par la pensée des belles choses qu'il allait apprendre, et des merveilles que, chaque jour, il lui serait donné de contempler et qui surpassent de beaucoup, ajoutait-il avec conviction, la magnificence des choses terrestres les plus éclatantes, et même, se dit-il tout bas, la beauté d'Amynèh.
Cette suggestion de son esprit lui fit horreur, et une voix s'éleva dans son âme, qui répliqua aigrement:
—Et la tendresse d'Amynèh, y a-t-il quelque chose aussi dans le plus haut des cieux qui la dépasse en valeur?
Kassem était donc aussi complètement malheureux qu'un homme peut l'être, aussi abattu, aussi triste. Il faisait des vœux ardents pour rencontrer le plus tôt possible le derviche; car il lui prenait de tels découragements que, par intervalles, il se laissait tomber sur la terre et s'abandonnait à sangloter.
—Quand il sera avec moi, se dit-il, je serai distrait, je penserai à ce qu'il me dira. Il me ramènera à la contemplation auguste de la vérité. Je ne serai pas heureux, mais je retrouverai du courage, car il faut que j'en aie. Mon sort est de servir aux grands desseins de mon maître, je subis mon sort.
Au fond, il n'avait plus rien au monde qui l'attachât. Tiré entre deux passions, il ne souhaitait plus, tant il souffrait, que d'obtenir un moment de repos, et d'apprendre ce que c'était que le calme et de savourer la paix. A mesure que les jours passaient, il en arrivait à ce point de ne plus même savoir ce qui pouvait le rendre heureux dans ce monde, tant il lui semblait ne rêver que des choses impossibles. Amynèh! Elle était si loin! Elle s'éloignait tous les jours! Il l'avait perdue; cette image idolâtrée était noyée dans ses larmes; il ne la voyait pas bien; à force de la regretter, de la désirer, de l'appeler, de pleurer, de ne pouvoir l'atteindre, elle lui semblait ne plus exister dans le monde où il était lui-même, ne pas avoir de réalité sur la terre; il n'osait plus croire à la possibilité de la reprendre jamais, et, quant à l'amour de la science, première, unique cause de son chagrin, il n'était pas bien sûr de le ressentir encore.
Mais, sur ce point-là, il se trompait. La curiosité poignante, dont les paroles du derviche l'avaient fait devenir l'esclave, le tenait, en réalité, plus serré qu'il ne croyait. Il ne sentait pas bien pourquoi, dans son isolement, dans son abandon, l'amour, irrité et souffrant, ne lui ménageait pas les peines, et, cependant, il aurait dû comprendre que cet amour si fort pour le torturer, n'était cependant pas absolument victorieux; car, après tout, malgré tout, Kassem, transpercé par cet aiguillon, ne rebroussait pas chemin; il marchait, mais non pas vers Amynèh; il marchait pour retrouver le derviche, et il semblait avoir au cou une chaîne qui le tirait. Cette chaîne, c'était son Kismèt, sa Part. Il s'était traîné, malgré lui, malgré ses sentiments, ses désirs, son cœur, sa passion, tout; il marchait cependant et ne pouvait s'en défendre.
Ce qui était plus étrange, c'est qu'au fond il était loin de savoir ce qu'il allait chercher, et encore moins ce qu'il prétendait obtenir. L'Indien lui avait seulement prouvé toute sa puissance et assuré qu'il avait besoin de lui. La tête excitée, son imagination subitement embrasée, faisaient, disaient le reste. Il voulait voir, il voulait servir; il entrevoyait vaguement des hauteurs et des profondeurs où planait le vertige; il voulait irrésistiblement se jeter dans les bras, au cou de ce vertige, génie gigantesque dont les regards fixés sur ceux de son âme le fascinaient, et une fois dans ce giron terrible, il ne savait pas ce qui allait lui arriver; mais il ne cherchait pas même à le pressentir. C'était, en vérité, le vertige auquel il en voulait.
Je ne sais pas si l'amour passionné peut jamais accepter qu'une autre passion soit pour lui une digne rivale; mais, s'il en est une à laquelle il soit disposé à accorder, ou du moins à laisser prendre ce titre sans s'indigner par trop, il semble que ce doit être celle-là même qui étreignait Kassem dans ses bras convulsifs. Exaltation pour exaltation, frénésie pour frénésie, celle de l'une vaut celle de l'autre; il y a, de part et d'autre, autant d'abnégation, autant de discernement, peut-être autant d'aveuglement; et si l'amour peut se vanter d'emporter au-dessus des vulgarités de la terre l'âme qu'il transporte dans les plaines azurées du désir, sa rivale, celle-là précisément qui tenait l'âme de Kassem en même temps que l'amour, a le droit de répondre d'une manière assurée qu'elle n'exerce pas un pouvoir dirigé vers des buts moins sublimes. Ainsi le malheureux amant parcourait les campagnes caillouteuses, brûlées d'un soleil inexorable, vides de tout qui ressemblait à de la végétation, ayant toujours devant ses yeux distraits des horizons dont les cercles étaient immenses et s'allongeaient sans cesse; il s'avançait, et il souffrait, et il pleurait, et il se sentait mourir, et pourtant il marchait.
Il avait beau faire du chemin, il ne parvenait pas à atteindre son maître. Depuis quinze jours déjà, il avait perdu ses traces; il avait interrogé, il interrogeait les gens; des villages, les voyageurs; personne n'avait vu l'Indien. On ne le connaissait pas. Sans doute Kassem avait pris, à un certain moment, une autre direction, ce qui n'est pas malaisé dans ces contrées où il n'existe, à proprement parler, aucune route. Mais, Kassem ne put pas s'empêcher de reconnaître, dans cette circonstance, la puissance de son Kismèt.
—Si j'avais rencontré mon maître, se disait-il avec amertume, dans les premiers jours où la douleur m'a assailli, je n'aurais sans doute pas eu la force de la lui cacher. Il m'aurait rudement repris, et je n'aurais rien gagné à cette confidence imprudente que des reproches constants, et peut-être ... quoi! peut-être?... Bien certainement une défiance qui, sans me rendre Amynèh, m'aurait sans doute tenu bien loin, pendant des années, du sanctuaire de la science dont j'aurais été déclaré indigne. Maintenant, je ne suis plus maître de moi, parce que, beaucoup plus malheureux et ayant touché le fond de mon infortune, j'y suis comme prosterné et je ne songe pas même à m'en tirer jamais! Non! je ne dirai pas un mot à l'Indien! Je ne lui montrerai pas mon secret. Il ne pourrait le comprendre! C'est une âme dure et fermée à tout ce qui n'est pas la sublimité qu'il recherche. Il est déjà Dieu; moi, hélas! hélas! que suis-je? Oh! hélas! que suis-je?