Nouvelles Asiatiques
En marchant, il secoua son long couteau dans sa ceinture, afin de s'assurer que la lame ne collait pas au fourreau. Arrivé à la porte de la maison de son oncle, il entra. Derrière lui, il repoussa les battants, il les assujettit avec la barre, il tourna la clef dans la serrure. Il ne voulait pas être surpris ni empêché. Quelle honte, s'il eût manqué sa première entreprise!
Il traversa le corridor sombre conduisant dans la cour étroite et cette cour, elle-même, en sautant par-dessus le bassin, qui en marquait le centre. Puis il monta trois degrés, se dirigeant vers la chambre d'Elèm. Tout à coup il se trouva face à face avec sa cousine, qui, debout au milieu du corridor, lui barrait le passage. Elle avait quinze ans et on l'appelait Djemylèh, «la Charmante».
—Le salut soit sur toi, fils de mon oncle! lui dit-elle, tu viens pour tuer Elèm!
Mohsèn eut un éblouissement et ses yeux se troublèrent. Depuis cinq ans, il n'avait pas vu sa cousine. Comme l'enfant, devenue femme, était changée! Elle se tenait devant lui dans toute la perfection d'une beauté qu'il n'avait imaginée jamais, ravissante par elle-même, adorable dans sa robe de gaze rouge à fleurs d'or, ses beaux cheveux entourés, il ne savait comment, dans des voiles bleus, transparents, brodés d'argent, éclairés d'une rose. Son cœur battit, son âme s'enivra, il ne put répondre un seul mot. Elle, d'une voix claire, pénétrante, douce, irrésistible, continua:
—Ne le tue pas! c'est mon favori; c'est celui de mes frères que j'aime le plus. Je t'aime aussi; je t'aime davantage, prends-moi pour ta rançon! Prends-moi, fils de mon oncle, je serai ta femme, je te suivrai, je deviendrai tienne, me veux-tu?
Elle s'inclina doucement vers lui. Il perdit la tête: sans comprendre ce qui arrivait, ni ce qu'il faisait, il tomba sur les genoux, et contempla avec ravissement l'apparition adorable qui se penchait sur lui. Le ciel s'ouvrait à ses yeux. Il n'avait jamais songé à rien de semblable. Il regardait, il regardait, il était heureux, il souffrait, il ne pensait pas, il sentait, il aimait, et, comme il était absolument perdu dans cette contemplation infinie et muette, Djemylèh, d'un geste charmant, se renversant un peu en arrière, s'appuyant contre la muraille et nouant ses deux bras derrière sa tête, acheva de le rendre fou, en laissant tomber sur lui, du haut de ses beaux yeux, des rayons divins dont il fut comme enveloppé sans pouvoir en soutenir, ni la chaleur, ni l'enchantement. Il baissa le front, si bas, si bas, que sa bouche se trouvant près d'un pan de la robe pourprée, il en saisit le bord avec tendresse et le porta à ses lèvres. Alors Djemylèh soulevant son petit pied nu, le posa sur l'épaule de celui qui, sans parler, se déclarait si bien son esclave.
Ce fut une commotion électrique; ce contact magique portait en lui la toute-puissance; l'humeur fière du jeune homme, déjà bien ébranlée, se brisa comme un cristal sous cette pression presque insensible, et un bonheur sans nom, une félicité sans bornes, une joie d'une intensité sans pareille, pénétra par tous ses débris dans l'être entier de l'Afghan. L'amour demande à chacun le don de ce qu'il a de plus cher; c'est là ce qu'il faut céder; et, si l'on aime, c'est précisément ce que l'on veut donner. Mohsèn donna sa vengeance, donna l'idée qu'il se faisait de son honneur, donna sa liberté, se donna lui-même, et, instinctivement, chercha encore, dans les plus profonds abîmes de son être, s'il ne pourrait donner plus. Ce qu'il avait estimé jusqu'alors au-dessus du ciel lui semblait mesquin en présence de ce qu'il eût voulu prodiguer à son idole, et il se trouva en reste devant l'excès de son adoration.
A genoux, le petit pied tenant son épaule, et, lui, courbé jusqu'à terre, il releva de côté la tête, et Djemylèh le regardant aussi, palpitante, mais sérieuse, lui dit:
—Je suis bien à toi! Maintenant, va-t'en! Viens par ici de peur que mes parents ne te rencontrent, car ils vont rentrer. Il ne faut pas que tu meures; tu es ma vie!
Elle retira son pied, prit la main de Mohsèn, le releva. Il se laissait faire. Elle l'entraîna dans le fond de la maison, le conduisit vers une porte de sortie, et écouta si aucun bruit dangereux ne se faisait entendre. En vérité, la mort les entourait. Avant de lui ouvrir passage, elle le regarda encore, se jeta dans ses bras, lui donna un baiser et lui dit:
—Tu pars! Hélas! Tu pars!... Oui! Je suis bien à toi!... pour toujours, entends-tu?
Des pas retentirent dans la maison; Djemylèh ouvrit rapidement la porte:
—Va-t'en! murmura-t-elle. Elle poussa le jeune homme, et celui-ci se trouva dans une ruelle déserte. Le mur s'était refermé derrière lui.
La solitude ne le calma pas; au contraire, le délire, devenu son maître à la vue de sa cousine, et porté alors, du moins il le semblait, à son point le plus extrême, prit une autre direction, une autre forme, et ne diminua pas. Il lui parut qu'il avait toujours aimé Djemylèh, que les quelques minutes écoulées comprenaient sa vie, sa vie entière. Auparavant, il n'avait nullement vécu; il ne se rappelait que vaguement ce qu'il avait voulu, cherché, combiné, approuvé, blâmé une heure en çà. Djemylèh était tout, remplissait l'univers, animait son être; sans elle, il n'était rien, ne pouvait rien, ne savait rien; surtout en dehors d'elle, il eût eu horreur, s'il l'avait pu, de désirer ni d'espérer quoi que ce fût.
—Qu'ai-je fait? se disait-il avec amertume; je suis parti! Quel lâche! J'ai eu peur! Ai-je eu peur? Pourquoi suis-je parti? Où est-elle? La revoir! Oh! la revoir! Seulement la voir encore! Mais quand? Jamais! Jamais je ne la reverrai! Je ne le lui ai pas demandé! Je n'ai pas même eu le courage de lui dire que je l'aimais! Elle me méprise? Que peut-elle penser d'un misérable comme moi? Elle! elle! Djemylèh! Il lui faudrait à ses pieds, sous ses pieds ... un Sultan! un maître du monde! Que suis-je? Un chien! Elle ne m'aimera jamais!
Il cacha son visage dans ses mains et pleura amèrement. Cependant le souvenir d'une musique céleste s'éleva dans son esprit.
—Elle m'a dit: Je suis bien à toi!... L'a-t-elle dit? l'a-t-elle réellement dit?... Comment l'a-t-elle dit!... Je suis à toi!... Pourquoi?... Toujours?... Peut-être qu'elle n'a pas pensé ce que je crois.... J'y donne un sens qu'elle n'y a pas mis.... Elle voulait seulement par là me faire entendre.... Ah! que je souffre et comme je voudrais mourir! Elle voulait sauver son frère, rien davantage! Elle voulait me troubler! Elle voulait s'amuser de moi.... Les femmes sont perfides! Eh bien! qu'elle s'amuse! qu'elle me trouble! qu'elle me torture! Si cela lui plaît, qui le lui défend? Est-ce moi? Non, certes, je suis son bien, je suis son jouet, la poussière de ses pieds, ce qu'elle voudra! Qu'elle me brise, elle fera bien! Ce qu'elle veut est bien! Ah! Djemylèh! Djemylèh!
Il rentra chez lui, pâle, malade; sa mère s'en aperçut. Elle le prit dans ses bras; il appuya sa tête sur ses genoux et resta une partie de la nuit sans dormir, sans parler. La fièvre le rongeait. Le lendemain, il était tout à fait mal et demeura étendu sur son lit. A la faiblesse étrange qui l'envahissait, détendait ses membres, il lui sembla que sa fin était proche, et il en était content. Une hallucination presque perpétuelle lui montrait Djemylèh. Tantôt elle prononçait, du même accent dont il se souvenait si bien, ces mots qui, désormais, formaient son existence même: «Je suis bien à toi.» Tantôt, et le plus souvent, elle laissait tomber sur lui ce regard de dédain qu'il ne lui avait pas vu, mais qu'il était sûr d'avoir trop bien mérité. Alors il souhaitait d'en finir avec une existence sans bonheur.
Il lui arrivait aussi de chercher les moyens de revoir la fille de son oncle. Mais aussitôt son imagination était bridée par les impossibilités. Il avait pu une fois, une fois unique, en bravant tout, pénétrer dans l'intérieur de la maison ennemie. On sait ce qu'il allait y faire. Voulait-il, maintenant, risquer de perdre, avec lui-même et plus sûrement encore que lui-même, celle qu'il aimait? Que penserait-elle, d'ailleurs, en le revoyant? Le voulait-elle? L'appelait-elle? Ce lui serait, sans doute, une joie que de mourir dans les lieux où elle vivait, que de tomber sur le sol même foulé par ses pieds chéris, que d'expirer dans l'air sacré qu'elle respirait; non, ce ne serait pas autre chose qu'un bien suprême; mais, au moment de fermer les yeux, sous la morsure cruelle du fer ou de la balle, rencontrer le regard de Djemylèh et en éprouver la glaciale indifférence, quoi? la haine méprisante, ce serait trop. Non, il ne fallait pas aller tomber dans cette maison.
Mohsèn n'était certain, convaincu que d'une chose: c'est qu'il n'était pas aimé. Pourquoi le croyait-il? C'est qu'il aimait trop. La folie de la tendresse l'avait saisi à l'improviste, brusquement, rudement, complètement; il n'avait rien compris à ce qui lui arrivait. Il se rappelait toutefois ce que Djemylèh lui avait dit. Hélas! les paroles, une à une, comme des perles, étaient conservées dans son cœur; mais, à force de les écouter, de les redire, de les écouter encore, de les considérer, il ne les comprenait plus, et il savait seulement qu'il n'avait pu répondre un seul, un unique mot; il était bien misérable.
Sa mère le voyait s'éteindre. La poitrine du pauvre enfant s'embarrassait, une chaleur torpide le dévorait. Il s'en allait. Toutes les maisons voisines connaissaient son état, et, comme rien n'expliquait un mal si subit, on était généralement d'accord qu'un maléfice avait été jeté sur lui, et on se demandait d'où venait le coup. Les uns prétendaient savoir que les Mouradzyys l'avaient commandé, les autres accusaient tout bas le vieil Osman d'être le meurtrier et d'avoir payé l'assassinat magique à un docteur juif.
C'était un soir, assez tard. Depuis deux jours, le jeune homme n'avait plus dit une seule parole. Sa tête était tournée contre la muraille, ses bras traînaient insensibles sur le lit; sa mère, après avoir étalé bien des amulettes autour de lui, n'ayant plus d'espérance, s'attendait à le voir expirer, le regardait avec des yeux avides, quand soudain, à la grande surprise de la pauvre, presque à son effroi, Mohsèn retourna brusquement la tête vers la porte; et, l'expression de son visage changeant, une lueur de vie l'illumina. Il écoutait. Sa mère n'entendait rien. Il se souleva, et d'une voix assurée prononça ces paroles:
—Elle sort de sa maison et vient ici!
—Qui? mon fils! qui vient ici?
—Elle-même, ma mère, elle vient! Ouvrez-lui la porte! reprit Mohsèn d'une voix éclatante. Il était hors de lui; mille flammes étincelaient dans ses yeux. La vieille femme, sans savoir elle-même ce qu'elle faisait, obéit à cet ordre impérieux, et, sous sa main palpitante, la porte s'ouvrit toute grande. Elle ne vit personne. Elle écouta; elle n'entendait rien; elle regarda dans le corridor; tout était sombre, elle ne vit rien; une minute, deux minutes passèrent dans cette attente pleine d'angoisses pour elle, pleine d'une foi certaine pour lui. Alors un léger bruit s'éveilla; l'entrée de la maison s'ouvrait; un pas furtif, rapide, frôla les dalles de pierre; une forme, d'abord indistincte, se détacha des ténèbres; une femme se montra, arriva sur le seuil de la chambre, un voile tomba, Djemylèh se précipita vers le lit, et Mohsèn, poussant un cri de bonheur, la reçut dans ses bras.
—Te voilà! c'est toi! Tu m'aimes?
—Plus que tout!
—Malheureux enfant, s'écria la mère, c'était donc là ce qui te tuait!
Les deux amants restaient embrassés et ne parlaient pas; ils balbutiaient; ils étaient noyés de larmes, ils se regardaient avec une passion inextinguible, et, comme une lampe presque épuisée dans laquelle on verse de l'huile, l'âme de Mohsèn reprenait la vie et son corps se ranimait.
—Que signifie cela? dit la vieille. Avez-vous juré votre perte et la nôtre? Est-ce que ton oncle ne va pas s'apercevoir de la fuite de Djemylèh? Qu'arrivera-t-il? Quelles calamités vont tomber sur nous? Ne sommes-nous pas assez éprouvés? Fille de malheur, retourne chez-toi! Laisse-nous!
—Jamais! s'écria Mohsèn. Il se leva tout à fait, rattacha sa robe, serra sa ceinture, étendit la main vers la muraille, décrocha ses armes, les mit sur lui, renouvela l'amorce de son fusil, le tout en une seconde. La dernière trace d'abattement avait disparu. S'il avait la fièvre, c'était une fièvre d'action. L'enthousiasme éclatait sur sa figure. Djemylèh l'aida à boucler le ceinturon de son sabre. Des sentiments pareils à ceux du jeune homme animaient ses traits charmants. En ce moment, le vieux Mohammed suivi de deux de ses hommes entra dans la chambre. En voyant sa nièce qui se précipita à ses pieds et lui baisa la main, il eut un moment de surprise et ne put cacher une sorte d'émotion. Ses traits rudes et hautains se contractèrent.
—Ils s'aiment! dit sa femme en montrant les deux enfants.
Mohammed sourit et caressa sa moustache.
—Que la honte soit sur mon frère et sur sa maison! murmura-t-il.
Il eut un instant l'idée de jeter Djemylèh à la porte et d'aller dire partout qu'il l'avait traitée comme une fille perdue. Sa haine eût été franchement repue du mal qu'il aurait fait. Mais il aimait son fils; il le regarda; il comprit que les choses ne se passeraient pas aisément ainsi et se contenta de la mesure de vengeance possible.
—Fermons les portes, dit-il. Nous ne tarderons! pas à être attaqués, sans doute, et vous, femmes, chargez les fusils!
Djemylèh n'avait pas quitté la maison de son père depuis un quart d'heure, qu'on s'était déjà aperçu de son absence. Elle ne pouvait pas être à la fontaine; il était trop tard, ni chez aucune amie, sa mère en eût été prévenue. Où était-elle? On soupçonna quelque malheur. Depuis plusieurs jours, on l'avait trouvée sombre et agitée. Qu'avait-elle? Le père, les frères, la mère sortaient dans le quartier. La rue était déserte; on n'entendait plus aucun bruit. Osman, guidé par une sorte d'instinct, s'approcha à pas de loup de la demeure de Mohammed, et il entendit, en se servant contre la muraille de la cour, que l'on parlait dans la maison. Il écouta. On entassait des pierres contre la porte. On apprêtait des armes, on s'arrangeait pour repousser une attaque.
—Quelle attaque? se dit Osman. S'il s'agissait des Mouradzyys, mon frère m'eût prévenu; car, à cet égard, nous nous entendons. Il le sait bien. Je l'aiderais. Si ce n'est pas de cela qu'il s'agit, c'est de moi. Il écouta avec un surcroît d'attention et, par malheur, il entendit cet échange de paroles:
—Djemylèh, donne-moi la carabine.
—La voici!
C'était la voix de sa fille. Un frisson lui parcourut le corps depuis la pointe des cheveux jusqu'à la plante des pieds. Il comprit tout. Quand, dans ces derniers jours, lui et ses fils avaient raconté en riant que Mohsèn allait mourir, Djemylèh n'avait pas dit un mot, n'avait exprimé aucune joie et il se souvenait même de lui en avoir fait un reproche. Maintenant tout s'expliquait: La malheureuse aimait son cousin, et, ce qui était horrible à penser, elle venait de pousser l'égarement au point de trahir sa famille, son père, sa mère, ses frères, leurs aversions, leur haine, pour se précipiter, à travers les lambeaux de sa réputation, dans les bras d'un misérable! Jamais Osman n'avait rêvé qu'un si sanglant outrage eût pu l'atteindre. Il restait comme anéanti sur la place où le son des voix, une imperceptible vibration de l'air, venait de lui asséner un coup, de lui ouvrir une blessure plus cruelle et plus douloureuse que jamais plomb ni acier n'auraient pu faire.
Dans les premiers instants, le mal fut si intense, la souffrance si poignante, l'humiliation si complète, si profonde, qu'il ne songeait même pas à ce qu'il lui fallait décider. Il n'apercevait pas l'idée d'une revanche. Mais cette atonie dura peu. Le sang reprit son cours, la tête se dégagea, le cœur recommença à battre, il eut une conception rapide, se secoua, rentra chez lui. Il dit à sa femme et à ses fils:
—Djemylèh est un monstre. Elle aime Mohsèn et s'est enfuie chez ce chien de Mohammed. Je viens d'entendre sa voix dans la cour de ces gens-là. Toi, Kérym, avec trois de mes hommes, tu iras frapper à la porte de ces bandits: tu leur diras que tu veux ta sœur à l'instant. Tu feras beaucoup de bruit, et, comme ils parlementeront, tu les écouteras, tu répondras, tu laisseras traîner les choses en longueur. Toi, Serbàz, et toi, Elèm, avec nos cinq autres soldats, vous prendrez des pioches et des pelles et me suivrez. Nous attaquerons, sans bruit, le mur de ces infâmes du côté de la ruelle, et, quand nous aurons pratiqué un trou suffisant, nous entrerons. Maintenant, écoutez-moi bien et ce que je vais vous dire, répétez-le à vos hommes et forcez-les d'obéir: Dans cette encoignure, ici, à la tête de mon lit, vous la voyez? demain matin, j'aurai trois têtes: celle de Mohammed, celle de Mohsèn, celle de Djemylèh! Maintenant, au nom de Dieu, à l'ouvrage!
Les habitants de la maison de Mohammed avaient à peine achevé leurs préparatifs de défense, que l'on frappa à leur porte.
—C'est le début! murmura le chef de la famille. Il se plaça à la tête des siens, dans le corridor conduisant à l'entrée du logis. Derrière lui se tenait sa femme, portant un fusil de rechange; près de lui était Mohsèn avec son mousquet: près de Mohsèn, tout contre lui, Djemylèh, tenant la pique de son amant; derrière eux, les trois vassaux armés de dagues. La garnison n'avait pour elle ni la bonté ni le nombre des armes; mais elle était résolue. Personne n'y tremblait. Les sentiments les plus forts, qui puissent occuper le cœur, régnaient là sans partage; aucune sensation mesquine ne se tenait à leur côté; aimer, haïr, et cela dans une atmosphère d'intrépidité héroïque, avec l'oubli le plus absolu des avantages de la vie et des amertumes supposées de la mort, il n'y avait pas autre chose qui planât sur ces têtes.
On n'avait rien répondu au premier appel des assiégeants. Une nouvelle avalanche de coups de crosse et de coups de pied donna à la porte un second ébranlement qui retentit dans la maison.
—Qui frappe ainsi? dit Mohammed d'une voix brusque.
—C'est nous, mon oncle, répondit Kérym. Djemylèh est chez vous; faites-la sortir!
—Djemylèh n'est pas ici, repartit le vieil Afghan. Il est tard; laissez-moi en repos.
—Nous enfoncerons vos planches et vous savez ce qui arrivera!
—Sans doute! vos têtes seront cassées et rien de plus.
Il y eut un moment de silence. Alors Djemylèh, se penchant vers Mohsèn, lui dit tout bas:
—J'entends du bruit de l'autre côté de la muraille. Permets-moi d'aller dans la cour savoir ce qui se passe.
—Va, dit Mohsèn.
La jeune fille s'avança vers l'endroit qu'elle avait désigné et prêta l'oreille un instant. Puis, sans s'émouvoir, elle revint à sa place et dit:
—Ils creusent et vont faire une brèche.
Mohsèn réfléchit. Il savait que la muraille n'était qu'en pisé; un peu épaisse, à la vérité, mais, en somme, de faible résistance. Kérym avait repris l'entretien par de longues menaces embrouillées, auxquelles Mohammed répondait. Son fils l'interrompit et lui communiqua ce qu'il venait d'apprendre.
—Montons sur la terrasse, dit-il en finissant, nous ferons feu de là-haut et on aura peine à nous prendre.
—Oui, mais à la fin, on nous prendra et nous ne serons pas vengés. Monte sur la terrasse; de là, saute avec Djemylèh sur la terrasse voisine; fuyez, gagne l'extrémité de la rue; de là, descends et cours sans t'arrêter jusqu'à l'autre bout de la ville chez notre parent Iousèf. Il te cachera. Djemylèh sera perdue pour les siens. Jusqu'à ce qu'on sache où tu es et où tu l'as mise, il se passera des jours. Le visage de nos ennemis sera noir de honte.
Sans répondre, Mohsèn jeta son fusil sur son dos, instruisit la jeune fille de ce qu'il fallait faire, embrassa la main de sa mère, et les deux amants gravirent à la hâte l'escalier étroit et raboteux qui menait à la plate-forme dominant la maison; ils sautèrent un mur, franchirent une terrasse, deux, trois, quatre terrasses en courant, Mohsèn soutenant avec une tendresse infinie la compagne de sa fuite, et ils atteignirent la coupure au fond de laquelle serpentait la rue étroite. Il sauta en bas et reçut celle qu'il aimait dans ses bras, car elle n'hésita pas une seconde à l'imiter. Puis ils partirent. Ils s'enfoncèrent dans les détours ténébreux de leur chemin.
Cependant, Mohammed feignant d'être dupe, continuait d'échanger avec les assaillants placés de l'autre côté de la porte, des injures et des cris dont il comprenait désormais très bien le but. La porte, sans cesse ébranlée par de nouveaux assauts plia, les ais se disjoignirent, l'amas de planches tomba avec grand bruit; Mohammed et les siens ne firent pourtant pas feu. Presque au même moment, une ouverture assez grande béait dans la muraille, et ainsi les habitants de la maison se trouvèrent entre les deux bandes d'adversaires qui les prenaient comme dans un étau. Mohammed s'écria:
—Je ne tirerai pas sur mon frère, ni sur les fils de mon frère! Dieu me garde d'un pareil crime! mais, par le salut et la bénédiction du prophète! qu'avez-vous donc? Quelle est cette rage? Que parlez-vous de Djemylèh? Si elle est ici, cherchez! Emmenez-la! Pourquoi venez-vous troubler au milieu de la nuit des gens pacifiques, vos parents?
Ce langage plaintif, si peu conforme aux habitudes du maître du logis, étonna ceux auxquels il était adressé. D'ailleurs, on leur assurait que Djemylèh n'était pas là. S'étaient-ils trompés? L'indécision les calma un peu. Les colères se tempérèrent. Osman s'écria avec dureté:
—Si Djemylèh n'est pas ici, où est-elle?
—Suis-je son père? repartit Mohammed. Que ferait-elle chez moi?
—Cherchons! cria Osman aux siens.
Ils se répandirent dans les chambres, levèrent les tentures, ouvrirent les coffres, visitèrent les recoins, et on sait qu'ils ne pouvaient rien rencontrer. Cette déconvenue, l'air de profonde innocence affecté par Mohammed et ses hommes augmenta leur désarroi.
—Fils de mon père, reprit Mohammed d'une voix affectueuse, il me paraît qu'un grand chagrin vous accable et j'en prends ma part. Que vous est-il arrivé?
—Ma fille s'est enfuie, répondit Osman, ou bien on me l'a prise. Dans tous les cas, elle me déshonore.
—J'en prends ma part, répéta Mohammed, car je suis votre aîné et son oncle.
Cette remarque fit quelque impression sur Osman, et un peu honteux du bruit inutile qu'il venait de faire, il prit congé de son frère presque amicalement et emmena son monde. Le vieux Mohammed, quand il se trouva seul, se mit à rire; non seulement il avait frappé au cœur son ennemi, mais encore il l'avait trompé et bafoué. Quant à Osman, complètement découragé, ne sachant quel parti prendre, livré à un transport de rage que l'impuissance exaltait, il rentra chez lui avec ses fils et ses hommes, non pour se coucher, non pour dormir, mais pour s'asseoir dans un coin de sa chambre et, les deux poings fermés appuyés sur son front, chercher dans les ténèbres de sa raison une façon de s'y prendre pour retrouver les traces de sa fille. L'aube naissante le trouva dans cet état.
A ce moment, un de ses hommes, son lieutenant, son nayb, entra dans la chambre et le salua:
—J'ai trouvé votre fille, dit-il.
—Tu l'as trouvée?
—Du moins je ne crois pas me tromper; et, dans tous les cas, si la femme que je prends pour elle, n'est pas elle, j'ai trouvé Mohsèn-Beg.
Osman eut une illumination subite dans l'esprit. Il s'aperçut pour la première fois que, lorsqu'il était entré dans la maison de son frère, il n'avait pas aperçu son neveu, en effet; mais il était tellement hors de lui et si occupé alors à se modérer, afin de ne pas manquer son but, qu'à peine avait-il pu se rendre compte des faits les plus nécessaires. Il s'indigna secrètement contre lui-même de son aveuglement, mais, d'un geste impérieux, il ordonna au nayb de poursuivre son récit. Celui-ci, pour bien maintenir l'égalité du rang auquel sa naissance lui donnait droit, s'assit et reprit la parole en ces termes:
—Quand nous entrâmes chez Mohammed-Beg, je considérai tous les assistants; cela sert à savoir avec précision à qui l'on a affaire. Mohsèn-Beg n'était pas présent. Je m'en étonnai. Je ne trouvai pas naturel que, dans une nuit où il devait y avoir des coups de fusil échangés, un si brave jeune homme se fût absenté. Cette étrangeté m'ayant donné à réfléchir, je ne rentrai pas au logis avec vous, mais m'en allai par le bazar, tournant autour de la demeure de votre frère. Je demandai aux gardes de police s'ils n'avaient pas connaissance d'un jeune homme que je leur décrivis, seul ou suivi d'une femme. Aucun n'avait rien remarqué de semblable, jusqu'à ce que j'en interrogeai un qui, non seulement, satisfit à ma demande par un oui, mais encore ajouta que le personnage qu'il venait de voir passer, accompagné comme je le lui disais, était précisément Mohsèn-Beg, fils de Mohammed-Beg, des Ahmedzyys; il étendit le bras dans la direction suivie par les deux fugitifs et me dit l'heure où il les avait aperçus; c'était précisément pendant que nous commencions à enfoncer la porte de votre frère. Je continuai ma recherche, certain, désormais, qu'elle en valait la peine, et, après plusieurs heures passées à suivre un chemin, à le quitter, à en prendre un autre, à interroger les guetteurs de nuit, à me tromper, à retrouver la piste, j'arrivai enfin à découvrir de loin les deux fugitifs que je cherchais.
C'était dans un quartier désert, au milieu de maisons ruinées. Mohsèn soutenait la marche de sa compagne, épuisée de fatigue, à ce qu'il semblait, et jetait autour de lui des regards inquiets et soupçonneux. Je me cachai à sa vue derrière un pan de muraille, et, de là, j'observai bien ce qu'il faisait. Il cherchait un abri, évidemment, dans l'intention de trouver quelque repos. Il eut ce qu'il voulait. Il descendit dans un caveau à moitié effondré et y fit entrer celle qu'il conduisait. Au bout de peu d'instants, il remonta seul, considéra avec soin les alentours et, croyant n'avoir pas été aperçu, car je me dissimulais avec un soin extrême, il disposa quelques grosses pierres afin de masquer le lieu de sa retraite, et rejoignit la femme dans le souterrain. Je restai quelques minutes pour me convaincre qu'il n'allait pas sortir. Il ne bougea pas. L'aube commençait à rougir le ciel; je vous avertis, et, maintenant, prenez tel parti qui vous paraîtra le plus sage.
Osman n'avait pas interrompu le récit de son nayb. Quand celui-ci cessa de parler, il se leva et lui donna l'ordre de réveiller ses fils et ses hommes. Ce monde s'étant mis sur pied, la troupe vengeresse entra en campagne sous la conduite de celui qui venait de révéler la retraite des amants et on ne doutait pas qu'ils ne fussent à cette heure profondément endormis, se croyant en parfaite sécurité.
Pour se trouver ainsi réduits à l'asile des chacals et des chiens, il fallait qu'un accident imprévu les eût privés de la protection qu'ils avaient la confiance de trouver, quand ils étaient sortis de la demeure assiégée de Mohammed. En effet, les malheureux enfants n'avaient pas eu de bonheur. Ils étaient, à la vérité, arrivés sans malencontre jusqu'à la maison de leur parent Iousèf, très éloignée de celle qu'ils quittaient. Djemylèh, peu accoutumée à des marches si longues, et, d'ailleurs, frêle et délicate, éprouvait une fatigue extrême, mais qu'elle n'avouait pas; elle se consolait par le bonheur d'être auprès de Mohsèn et l'espérance de se trouver bientôt en sûreté avec lui. Mais celui-ci eut beau ébranler la porte à coups de crosse de fusil; après avoir frappé longtemps d'une manière plus modeste, il ne réussit pas à se faire ouvrir, et, comme il pensait sérieusement à défoncer l'obstacle, un voisin lui cria que, depuis quinze jours, Iousèf-Beg et tous les siens étaient partis pour Peshawèr et ne reviendraient certainement pas de l'année.
Ce fut la foudre sur la tête des fugitifs. Pendant tout le trajet, Mohsèn avait marché derrière Djemylèh, la main sur la batterie de son mousquet, s'attendant à chaque minute à entendre les pas de l'ennemi. Il ne pouvait imaginer combien de temps son père parviendrait à tenir bon; il savait, au contraire, de façon certaine, que la maison finirait par être forcée; sur ce qui se passerait alors, il ne s'interrogeait pas, et son courage et sa gaieté étaient tenus debout par la certitude d'avoir un refuge assuré, où, pendant des semaines, il resterait caché avec son trésor, sans que celui-ci courût aucun risque.
Mais quand il vit que son oncle lui manquait et qu'il était dans la rue, et qu'il ne savait où aller, et qu'il n'avait pas un endroit sur la terre, non, pas un endroit dans l'univers entier où Djemylèh pût être à l'abri de l'injure et de la mort, lorsqu'au contraire, il sentit, aux frissons de sa chair, aux angoisses de son âme, que l'injure, la vengeance couraient après la passion de sa vie, après la fille charmante qu'il emmenait et dont il était si tendrement aimé, qu'il aimait, lui, à en mourir, et que la mort, l'injure, allaient atteindre cette merveille sacrée, tout à l'heure, peut-être avant une minute; qu'elles tournaient, peut-être, à ce moment, le coin de la rue où il était, là, avec elle, ne sachant que devenir, alors il ne sentit pas son courage s'éteindre, non, il ne sentit pas cela, mais il s'aperçut que ce courage s'alanguissait, s'étonnait, se raidissait, et quant à sa gaieté, elle disparut.
Djemylèh, tout au contraire. Elle regarda son amant, et le voyant pâle:
—Qu'as-tu? lui dit-elle, ne suis-je pas avec toi? Ma vie n'est-elle pas dans la tienne? Si l'un de nous meurt, l'autre ne va-t-il pas mourir tout de suite aussi? Qui nous séparera?
—Personne! répondit Mohsèn. Mais, toi, toi, toi, devenir malheureuse! Toi, frappée!
A cette pensée, il cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer amèrement. Elle écarta gentiment les doigts mouillés de larmes, crispés sur le front et sur les joues qu'elle aimait, et jetant les bras autour du cou de Mohsèn:
—Non! oh! non! non! continua-t-elle, ne pense pas à moi seule, pense à nous deux, et tant que nous sommes ensemble, tout est bien! Cachons-nous! Que sais-je? Gagnons du temps! ne nous laissons pas prendre!
—Mais que faire! s'écria Mohsèn en frappant du pied. Pas une ressource! et ton père nous poursuit certainement à cette heure! Il nous trouvera, il va nous trouver! Où aller? Que devenir?
—Oui, où aller? poursuivit Djemylèh; moi, je ne sais pas: mais tu le trouveras, j'en suis sûre! tu Aras le trouver tout à l'heure dans ta tête; parce que, toi, tu es brave, tu ne trembles devant aucun péril, mon cher, cher Mohsèn, et tu sauveras ta femme!
Elle le tenait toujours enserré, seulement sa main droite s'était retirée du cou du jeune homme et lui caressait les yeux et en essuyait les larmes. Soit réaction du mouvement de faiblesse qu'il venait d'éprouver, soit effet de cette magnétique influence que l'amour étend sur ceux dont il est maître, Mohsèn, tout à coup, revint à lui, la clarté rentra dans sa tête, et se dégageant doucement de l'étreinte chérie qui le retenait, il regarda Djemylèh d'un air calme, et, devenant un autre homme, il dit posément:
—Ce quartier est absolument désert et contient bien des ruines. Cherchons un abri momentané, une cave, s'il se peut. Tu vas t'y reposer, y dormir. Ce serait un grand hasard si l'on nous y découvrait. Dans la journée, je tacherai de sortir avec les précautions possibles et d'avoir à manger. A tout prendre, nous pouvons supporter la faim jusqu'à ce soir, et, ayant ainsi douze à quinze heures devant nous, peut-être une idée heureuse nous viendra-t-elle et saurons-nous comment employer la prochaine nuit pour notre salut.
Djemylèh approuva le plan que venait de lui exposer son jeune protecteur, et ils se mirent en route. Ils commencèrent bientôt à entrer dans les décombres. Ils franchirent plusieurs murailles. Quelques serpents et des bêtes venimeuses fuyaient, çà et là, devant eux; mais ils ne s'en inquiétèrent pas. Ils avaient une impression générale de méfiance et regardaient autour d'eux, mais ne se doutaient pas qu'ils étaient découverts et ne sentaient pas sur eux les regards de l'espion.
Ils arrivèrent de la sorte jusqu'au caveau où le nayb d'Osman les avait vus entrer. Après un instant, Djemylèh, qui avait posé sa tête sur les genoux de Mohsèn, s'endormit d'un sommeil profond, résultat naturel de sa grande jeunesse et de l'épuisement de ses forces, et, pendant quelques minutes, son amant subit la même influence. Mais, tout à coup il se réveilla complètement. Un malaise indéfinissable chassa, pour lui, jusqu'à l'apparence de la lassitude. Son sang courait vif dans ses veines et bouillait. Il sentait un danger. Il avait trop à perdre. Il ne pouvait pas trop garder, pas trop se tenir prêt à tout; il contempla la dormeuse avec un attendrissement, avec une passion, avec une émotion d'attachement dévoué, qui courut dans toutes les fibres de son être, et alors, ayant soulevé doucement la tête de Djemylèh, il posa cette tête adorée sur une touffe d'herbes et sortit pour surveiller les alentours.
Il n'aperçut rien. Le jour grandissait rapidement. Sur l'horizon bleu se découpaient, comme une silhouette dorée et verte, les terrasses de quelques maisons et plusieurs arbres touffus, ornements des cours voisines. Il se coucha par terre, afin d'être mieux caché et pendant assez longtemps, peut-être pendant une heure, resta ainsi, entouré d'un calme absolu. A la fin, il entendit distinctement des pas assez nombreux. Il prêta l'oreille et saisit des chuchotements.
—Les voici! pensa-t-il rapidement. Rien qui ressemblât à de la peur ne toucha son courage, dur comme l'acier.
Il se releva sur un genou et tira son long couteau qu'il assura fortement dans sa main, et, à peine était-il ainsi préparé, un homme franchit le mur derrière lequel il se tenait. C'était le nayb d'Osman-Beg. Il servait de guide à l'ennemi. Mohsèn se releva brusquement et presque avant que le nayb l'eût même aperçu, il porta à celui-ci un coup furieux sur la tête, fendit son turban de toile bleu clair rayé de rouge et l'étendit mort sur la place, puis se jeta sur un autre assaillant qui parut à côté du nayb: c'était un de ses cousins, l'aîné: il l'abattit d'un vigoureux coup de taille et aborda son oncle lui-même. Celui-ci n'eut que le temps tout juste de parer du sabre; alors, le plus inégal de tous les combats commença entre Mohsèn et la bande qui le poursuivait.
Mais, sans le savoir, il avait deux avantages sur ses adversaires. D'abord la rapidité, la violence, le succès de son attaque les avait jetés dans la défensive et ils en étaient tellement abasourdis qu'en eux-mêmes ils se demandaient si, vraiment, Mohsèn était seul. Ensuite, Osman-Beg avait donné l'ordre de le prendre vivant; on n'irait donc pas le frapper, et, tandis que ses coups à lui portaient dru, on se contentait de le serrer, ne se fiant pas à approcher de trop près et on ne comptait que sur sa fatigue pour le mettre à bas. Il était loin encore de cette extrémité; ses forces semblaient s'accroître à chaque coup porté à droite et à gauche. Cependant, le calcul d'Osman-Beg se fût à la longue trouvé juste. L'épuisement serait venu pour le brave combattant. Par bonheur, un incident, sur lequel personne ne comptait, vint changer bientôt la face des affaires.
Mohsèn, en tuant le nayb, en blessant son cousin, en en atteignant bien d'autres, avait poussé devant lui tous ses assaillants et ceux-ci embarrassés de tenir pied continuaient à reculer, si bien que, sans le vouloir et sans le prévoir, ils sortirent tous ensemble des ruines et se trouvèrent sur le bord de la rue. La population s'assembla pour juger des coups avec l'intérêt extrême qu'une affaire de ce genre excite en chaque pays, mais surtout parmi des gens aussi belliqueux que le sont les Afghans. Un intérêt très prononcé se manifestait dans la foule pour le beau et brave jeune homme, malmenant d'une façon si rude et à lui seul un si grand nombre d'adversaires. On n'était pas précisément choqué de voir ses ennemis l'assaillir avec des forces disproportionnées; de semblables délicatesses ne sont ni de tous les temps ni de tous les lieux, et, en général, on conçoit l'utilité de tuer son ennemi comme on peut; mais Mohsèn était vaillant, on le voyait, on en jouissait, chacun de ses coups d'audace excitait un frémissement d'enthousiasme et de sympathie; néanmoins, on ne faisait rien pour le tirer du péril, sinon de prononcer tout haut des vœux dont les femmes surtout, garnissant le haut des terrasses, étaient prodigues. A ce moment, parut un jeune homme à cheval.
Son turban bleu, rayé de rouge, était de soie fine et la frange en retombait élégamment sur l'épaule. Il avait une tunique courte de cachemire, serrée à la taille par un ceinturon garni de pierreries, auquel pendait un sabre magnifique et ses pantalons étaient de cendal rouge. Quant aux harnachements de sa monture, vrai turcoman blanc de pure race, ils reluisaient d'or, de turquoises, de perles et d'émaux. Devant ce cavalier, marchaient douze serviteurs militaires, armés de boucliers, de sabres, de poignards, de pistolets et le fusil sur l'épaule. Il s'arrêta brusquement avec ses hommes, pour regarder ce qui se passait et cela lui déplut. Son sourcil se fronçait, sa physionomie revêtit une expression arrogante et terrible, et il s'écria d'une voix forte:
—Quels sont ces hommes?
—Des Ahmedzyys! répondit une voix dans la foule; et pourquoi Osman-Beg Ahmedzyy veut-il prendre le sang du jeune homme qui est là à se défendre depuis un quart d'heure, Dieu le sait!
—Mais, moi, je ne le sais pas, et il semble trop insolent qu'une famille maudite vienne assassiner les gens dans un quartier qui n'est pas le sien et qui est le mien! Holà, Osman-Beg, cède, recule, laisse ta proie, va-t'en, ou, j'en jure par les tombeaux de tous les saints, tu ne sortiras pas d'ici vivant!
Et comme si ces paroles n'eussent pas été assez péremptoires, le cavalier mit le sabre à la main, fit sauter son cheval au milieu des combattants, et ses serviteurs, empoignant leurs boucliers et tirant leurs sabres, bousculèrent les hommes d'Osman-Beg, et, beaucoup plus nombreux; les éloignèrent brusquement de Mohsèn, qui se trouva d'un coup protégé par un rempart vivant, bien vivant et prêt à ôter la vie à ceux qui menaçaient la sienne.
Osman-Beg jugea tout de suite sa situation. Il comprit l'impossibilité de la lutte, et, dédaignant toute récrimination, donna, d'un ton bref, le signal à son monde, le rallia et partit, non sans avoir affronté son nouvel adversaire d'un regard chargé de haine, de défi et de promesses vengeresses.
Alors on put se reconnaître. Mohsèn, délivré inespérément des étreintes d'une lutte si inégale et dominé par la pensée de celle qu'il aimait, eut tout d'abord l'instinct de se retourner vivement vers l'endroit où il l'avait cachée; mais, elle était à côté de lui et lui tendait son fusil qu'il avait laissé dans le caveau. Cette action de femme soumise et dévouée, apportant, au milieu du combat, une arme à son mari, plut à la foule rassemblée et parut impressionner plus favorablement encore le jeune cavalier qui avait pris le parti du faible. Il salua Mohsèn avec une courtoisie grave et lui dit:
—Béni soit Dieu qui m'a fait arriver à propos!
Et indiquant du doigt le corps du nayb expirant:
—Vous avez le bras ferme pour votre âge!
Mohsèn sourit froidement; ce compliment l'enchantait; il mit le pied sur la poitrine de son ennemi, avec la même indifférence affectée qu'il eût fait pour quelque reptile écrasé, et, sans plus s'en occuper autrement, répondit:
—Quel est le noble nom de Votre Excellence afin que je puisse la remercier comme je le dois?
—Mon nom, repartit le cavalier, est Akbar-Khan et je suis de la tribu des Mouradzyys.
C'était à l'adversaire acharné de sa race que, pour le moment, Mohsèn devait la vie et cet adversaire ajouta en élevant la voix:
—Mon père est Abdoullah-Khan, et sans doute vous connaissez qu'il est le lieutenant favori et le ministre tout puissant de Son Altesse, que Dieu conserve!
Ainsi c'était non seulement un homme d'une race héréditairement hostile, c'était le fils même du plus cruel des persécuteurs de sa maison qui venait, à la vérité, de sauver Mohsèn et Djemylèh, mais qui, de fait, les tenait entre ses mains, aussi serrés que le moineau le peut être dans les serres de l'autour.
Le fils de Mohammed-Beg s'était cru sauvé, au moins pour quelque temps, et son imagination rapide venait même de lui présenter dans un tableau délicieux, Djemylèh, reposée, calme, heureuse. Le tableau fut brutalement arraché de sa tête et en place la réalité odieuse se peignit en couleurs noires. Derrière les amants, menaçaient l'oncle et la bande meurtrière; si en cachant leurs noms et à la faveur de quelques mensonges, ils réussissaient à se débarrasser d'Akbar-Khan, ils allaient dans quelques minutes, tout au plus dans quelques heures, retomber sous le péril qui, certainement, les guettait. Il était grand jour, ils ne pouvaient plus songer à se cacher. Ne sachant où trouver un refuge, ils allaient être repris et perdus. Se mettre sous la protection d'Akbar-Khan, toujours au moyen de quelque fraude, et en se faisant passer pour autres qu'ils n'étaient, c'était périr à coup sûr. Osman-Beg n'allait probablement pas tarder à les dénoncer, à les faire connaître et alors non seulement Akbar les ferait périr, mais il les traiterait de lâches et leur reprocherait, non sans apparence de raison, d'avoir eu peur de lui; alors que deviendrait Djemylèh?
Dans son angoisse, Mohsèn la regarda; un fier sourire brillait sur le visage de la jeune fille. Une inspiration singulière était dans ses beaux yeux. Elle ne dit pas un mot, il la comprit:
—Je ne connais pas votre père, dit-il à Akbar, mais qui n'a pas entendu son nom? Vous plaît-il de ne pas retirer la main que vous avez étendue sur ma tête? Alors menez-moi auprès de lui et je vous parlerai à tous deux.
Le jeune chef fit un signe d'assentiment. Mohsèn se plaça à côté de son cheval; Djemylèh marchait derrière lui; les soldats reprirent la tête, et tous les Mouradzyys, avec les deux Ahmedzyys au milieu d'eux, protégés par eux, inconnus de tous, traversèrent les bazars, traversèrent la grande place, arrivèrent devant la citadelle, en franchirent la porte, encombrée de soldats, de serviteurs et de dignitaires, et, ayant parcouru deux ruelles étroites, parvinrent au palais occupé par Abdoullah-Khan, où toute la compagnie entra.
Akbar avait dit deux mots à un esclave beloutje, qui s'était hâté de le devancer dans l'intérieur de la cour. Au moment où le chef descendait de cheval, cet esclave revint accompagné d'une servante qui, s'adressant à Djemylèh avec respect, l'engagea à la suivre dans le harem, où elle allait la conduire. Aucune proposition ne pouvait être plus convenable et plus polie, et Akbar, en ménageant cet accueil à la femme de son hôte, qu'il n'avait pas même semblé apercevoir, s'était conduit comme on devait l'attendre d'un homme de sa condition.
Mohsèn, d'un geste de sa main gauche, parut engager la jeune femme à accepter l'invitation, et Djemylèh se dirigea vers la porte basse conduisant à l'appartement des femmes; elle était à peine engagée dans le couloir étroit que, tout à coup, par un mouvement rapide, Mohsèn se jeta sur ses pas, l'atteignit au moment où la servante levait le voile intérieur, la prit par la main, l'entraîna, et se mettant à courir avec elle, jetant brusquement de côté deux domestiques qui essayèrent de l'arrêter, il se précipita dans un petit jardin rempli de fleurs, au milieu duquel était un bassin de marbre blanc avec un jet d'eau; et, montant les trois degrés qu'il vit conduire à une portière de soie bariolée à fond rouge, il écarta l'étoffe, entra dans une vaste salle, où, apercevant, assises sur le tapis, dans un coin, trois dames, dont l'une était âgée et l'autre très jeune, il se prosterna devant la plus âgée, Djemylèh à son côté, et, prenant dans ses mains le bord de la robe de celle qu'il supposait être la maîtresse de la maison, il s'écria:
—Protection!
La stupéfaction se peignit sur les traits de celle qu'il implorait ainsi et de ses deux compagnes. Leurs regards se portaient alternativement sur le téméraire envahisseur du lieu saint et sur celle qui l'accompagnait; mais, s'ils étaient toujours étonnés, ils n'exprimaient rien d'hostile. La charmante figure de Mohsèn n'indiquait pas un fou, encore moins un insolent, et Djemylèh, qui venait de jeter son voile, était si jolie, si digne, si noble dans toute sa contenance, qu'un sentiment de compassion, de sympathie, d'affection commençait à naître dans les yeux de celles dont on implorait le secours, et qui n'avaient pas encore pu trouver la force de dire un seul mot, quand, par deux portes, Abdoullah-Khan et Akbar entrèrent dans l'appartement.
Le premier, un vieillard, à l'air sombre et préoccupé, arrivait par hasard. Il entrait chez sa femme et venait voir sa fille et sa bru. L'autre, d'abord confondu par l'action inouïe de Mohsèn, courait après lui, résolu à châtier ce qu'il avait quelque droit de considérer comme monstrueux. Voyant son père debout devant la porte, et là, sur le tapis, prosterné, Mohsèn aux pieds de sa mère, il s'arrêta.
—Qu'est cela? demanda Abdoullah-Khan.
—Madame, dit Mohsèn, tenant toujours de ses deux mains la robe de sa protectrice, madame, je suis un Afghan; je suis noble; j'aime cette femme qui est à mon côté; elle m'aime; son père est l'ennemi du mien; nous nous sommes enfuis; on veut nous tuer; je veux bien mourir, mais non pas qu'elle meure, ni qu'on la maltraite, ni qu'on l'afflige.... Madame, on nous poursuit, on nous épie, votre noble fils nous a sauvés tout à l'heure; lui, parti, nous péririons plus sûrement. Sauvez-nous!
La dame ne répondit rien, mais regarda son mari d'un air suppliant, et les deux jeunes femmes en firent de même, l'une pour son père et son frère, l'autre pour son mari. Mais Abdoullah-Khan fronça le sourcil, et, s'asseyant dans un angle du salon, laissa tomber ces paroles amères:
—Que signifient ces folles équipées? Eh! depuis quand un Afghan, un noble, est-il tellement égaré par la peur, qu'il ne se croie pas en sûreté suffisante quand il est chez moi? Du moment que mon fils vous protège, qu'avez-vous à réclamer davantage? Qui vous aurait osé toucher?
—Vous! repartit Mohsèn en le regardant entre les deux yeux.
—Moi? s'écria le vieux chef.
Il secoua la tête avec dédain et continua:
—Vous êtes fou! mais comme l'irréflexion ne saurait servir d'excuse pour une témérité telle que la vôtre, vous serez châtié.
Et Abdoullah-Khan fit le signe de frapper dans ses mains pour appeler ses gens. Mais Mohsèn, s'adressant de nouveau à la dame âgée, lui dit:
—Votre époux ne me touchera pas! Il ne me fera ni châtier, ni insulter, vous me garderez de lui, madame; je suis Mohsèn, fils de Mohammed, Ahmedzyy, et celle-ci est ma cousine, fille de mon oncle Osman; les vôtres ont fait périr deux de mes proches, il n'y a pas plus de trois ans; me voilà, moi; la voilà, elle, vous pouvez nous tuer sans, nulle peine, le ferez-vous?
En prononçant ces dernières paroles, Mohsèn se releva tout droit, et Djemylèh avec lui. Ils se prirent par la main et regardèrent fixement Abdoullah.
Celui-ci serrait avec force le manche de son couteau, et ses yeux creux ne promettaient rien de bon, quand la vieille dame lui dit:
—Monseigneur, écoutez la vérité! Si vous touchez à ces enfants, qui ont réclamé mon appui en tenant un pan de ma robe, vous perdez votre honneur devant les hommes, et, à leurs yeux, votre visage, qui est étincelant comme l'argent, deviendra noir!
Abdoullah n'eut pas l'air convaincu. Il était clair que les sentiments les plus vindicatifs flambaient dans son cœur, hargneux, féroces, affamés de la proie tombée à leur portée, et que, si d'autres considérations s'élevaient et les contenaient, celles-ci avaient peine à résister, et, d'un moment à l'autre, pouvaient plier.
D'après les usages de ce peuple afghan, belliqueux, farouche, sanguinaire, mais singulièrement romanesque, un ennemi mortel ne saurait plus être attaqué du moment où il s'est jeté dans le harem de son adversaire et a conquis la protection des femmes. L'honneur veut que ce suppliant devienne, à l'instant, sacré; on ne le toucherait pas sans se couvrir d'infamie, et il existe d'illustres exemples de l'empire exercé par cette coutume sur des âmes excessivement difficiles à attendrir. Mais l'honneur étend encore plus loin, s'il se peut, ses exigences, et veut que, lorsque des amants fugitifs réclament l'appui de l'homme le plus étranger à leur cause, cet homme, s'il se pique de vaillance et de générosité, ne puisse décliner son aide et devienne le soutien de ceux qui ont assez bien pensé de lui, pour le choisir comme champion. Encore, en cette circonstance, l'inimitié antérieure ne change rien au devoir; elle doit cesser, elle doit être mise en oubli, au moins pour un temps, et plus les dangers sont grands à embrasser la querelle des amants poursuivis, plus l'obligation de tout braver est étroite. Il est connu dans l'Inde, en Perse et dans le pays de Kaboul, de Kandahar et de Hérat, que la majeure partie des discussions et des combats entre les familles et les tribus afghanes, et souvent des haines héréditaires terriblement ensanglantées, n'ont pas eu d'autre origine que le secours donné et maintenu à des amants malheureux.
Tout cela est certain. Néanmoins épargner ce qu'on déteste, quand, une fois, on le tient, secourir ce qu'on hait, pardonner par point d'honneur, ne sont pas choses faciles, et, lorsqu'il faut s'y soumettre, on hésite. Le silence régna quelque temps dans le salon du harem d'Abdoullah-Khan. Lui, sentait mille serpents ronger son cœur et, reconnaissant enfin la nécessité de les en arracher, il ne le pouvait faire. Akbar, volontiers, aurait poignardé Mohsèn, mais il ne lui était pas difficile de s'en retenir; l'affection et l'estime qu'il avait conçues pour lui dans le quartier désert en le voyant tenir tête si valeureusement à tant de gens acharnés à la perte du jeune homme, lui étaient restées devant les yeux, et, sans peine, il avait écouté la voix de sa mère, compris et accueilli les regards de sa sœur et de sa femme, de sorte qu'il était tombé d'accord avec son honneur que toucher du bout du doigt les deux Ahmedzyys, dans l'intention de leur nuire, serait une honte dont sa maison ne se rachèterait jamais. Mais c'était peu qu'il en fût convaincu; tant que son père ne l'était pas, il n'avait pas même à donner un avis.
Abdoullah regardait Mohsèn et Djemylèh fixement, et, l'un et l'autre le regardaient de même. Ils n'imploraient pas, ils ne demandaient rien, ils avaient sur lui un droit et l'exerçaient. Ce droit, il est vrai, était de ceux que les âmes nobles permettent seules de prendre sur elles; les âmes viles n'en connaissent rien. C'est précisément ce que les yeux des deux captifs disaient à Abdoullah. Du moins, il le comprit ainsi. Il se leva, marcha droit à eux et leur dit:
—Vous êtes mes enfants!
Et il les embrassa sur le front. Ils lui baisèrent les mains avec respect et allèrent remplir le même devoir auprès de la femme du chef, en s'agenouillant devant elle; mais les jeunes femmes prirent Djemylèh dans leurs bras avec passion, et Akbar fut le premier à saluer Mohsèn de cette façon aisée et grande, privilège des hommes d'élite de sa nation. Le jeune Ahmedzyy lui rendit son salut avec déférence comme à un frère aîné et sortit avec lui, après s'être incliné devant les habitantes du harem, où les convenances les plus strictes ne lui permettaient plus de rester, du moment qu'il avait obtenu ce qu'il souhaitait.
Akbar conduisit aussitôt son nouvel ami dans une des chambres du palais, où il fit apporter des kaliâns et du thé, et répéta à Mohsèn qu'il devait se considérer comme dans sa propre demeure et disposer librement de ce qui était autour de lui. Mais le cérémonial même auquel le jeune Mouradzyy se conformait avec une sorte de précision et de pompe, montrait assez qu'il remplissait un devoir et se piquait de le remplir dans toute son étendue, plutôt qu'il n'obéissait à un mouvement spontané. Mohsèn non seulement le comprit ainsi, mais, comme il partageait les sentiments de son hôte à cet égard, il ne lui fut pas difficile de répondre à de telles avances par des démonstrations de reconnaissance fièrement exprimées, et de bien faire sentir à son tour que la nécessité la plus pressante avait pu seule le contraindre à solliciter un appui que, pour lui seul, il n'eût jamais recherché. Ainsi, le protecteur et l'obligé, au milieu de démonstrations assez solennelles d'un mutuel dévouement, maintinrent intacts les droits imprescriptibles de l'animosité ancienne et se les reconnurent l'un à l'autre. Cependant, ils se mirent à causer avec un abandon généreux, et Mohsèn fit le récit complet de ce qui lui était arrivé depuis la veille. Il passa sous silence ce qui avait un rapport direct avec son amour, ne parla de Djemylèh qu'en l'appelant ma maison, et, à son tour, Akbar, dans ses questions et ses remarques, évita avec le plus grand soin toute allusion à la jeune fille, bien que, au fond, il ne fût uniquement question que d'elle dans ce long entretien.
Cependant, un prêtre s'était présenté au palais et avait demandé à parler à Abdoullah-Khan. Il avait été introduit auprès du chef qui, l'ayant salué avec respect, le pria de s'asseoir et lui désigna la place la plus distinguée. Après les compliments et quand le thé eut été servi, puis emporté, le prêtre parut se recueillir un instant et se mettre en devoir d'exposer l'objet de sa visite. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de belle figure, d'un aspect bienveillant, et dont le turban blanc faisait valoir le teint un peu olivâtre.
—Excellence, dit ce personnage, je me nomme Moulla-Nour-Eddyn et je suis natif de Ferrah. Ma profession vous explique assez que je cherche partout paix et concorde, et c'est pourquoi j'ai accepté d'Osman-Beg Ahmedzyy, une mission auprès de vous. Si elle réussit, les conséquences probables d'un malentendu fâcheux pourront être écartées.
—Moulla, répondit Abdoullah-Khan, je suis moi-même un homme pacifique, et ne demande pas mieux que de vivre en termes d'amitié avec le seigneur dont vous venez de prononcer le nom. Malheureusement, il existe entre sa famille et la nôtre plus d'une difficulté, et je voudrais savoir quelle est celle dont vous vous préoccupez en ce moment.
—De la dernière rencontre, répondit Moulla-Nour-Eddyn. Un homme sans mœurs a trouvé moyen de pénétrer dans les chambres saintes de la maison d'Osman-Beg et d'en enlever un des ornements principaux. Dans la générosité bien connue de votre âme, vous donnez asile à ce malfaiteur, et Osman-Beg, en vous informant de l'indignité de son adversaire, qui ne vous est certainement pas connue, ne doute pas un instant que vous allez lui livrer le coupable, afin qu'il reçoive un juste châtiment.
—En effet, repartit froidement Abdoullah-Khan, les détails que Votre Sainteté veut bien me donner me sont tout à fait nouveaux, et, réellement, vous m'ouvrez les yeux. On m'avait menti impudemment. Je croyais que Mohsèn-Beg était le propre neveu de Son Excellence Osman-Beg et ne comprenais pas pourquoi une alliance ne pouvait s'effectuer entre deux branches si rapprochées d'une même famille. Je vous demande pardon de ma faute, Moulla.
—Votre Excellence ignore donc que les deux frères, Osman et Mohammed, ne vivent pas en parfaite intelligence?
—Je ne me rappelle pas trop si je l'ignorais, répliqua Abdoullah avec une expression méprisante; les Ahmedzvys sont généralement des gens de trouble, et on n'aurait jamais fini de compter leurs querelles. Pour le moment, d'après ce que vous avez la bonté de me dire, Osman déteste son frère Mohammed et le fils de celui-ci; il ne veut pas d'union entre les deux familles, poursuit son neveu pour l'égorger et sa fille pour l'assassiner, et Mohsèn s'enfuit chez moi, et demande asile aux Mouradzyys. Vous conviendrez, Moulla, que voilà des gens bien dignes d'intérêt.
Ici Abdoullah secoua la tête, enchanté de sa démonstration et du mépris dont il venait d'accabler ses ennemis héréditaires. Mais le Moulla ne se laissa pas intimider par ce ton de sarcasme, et, avec sang-froid, reprit ainsi la parole:
—Sans nul doute, la jeune fille mourra et son complice avec elle. Ce n'est pas là ce qui fait la question. Osman-Beg désire seulement apprendre si vous consentez à lui livrer ses esclaves fugitifs ou prétendez les défendre; c'est uniquement ce que je viens vous demander.
—Supposons, dit Abdoullah, en se penchant vers le prêtre d'un air confidentiel, que je ne sois pas éloigné de vous complaire, qu'en résulterait-il d'avantageux pour moi? Puis-je vous questionner sur ce point, Moulla?
—Assurément. Si Votre Excellence consent à me remettre les coupables, je puis lui promettre que la famille d'Osman-Beg tout entière abjurera ses sentiments anciens à l'égard des Mouradzyys. Les fils entreront dans votre maison et vous ne leur donnerez pas de solde, et, quant au père, il sait que vous cherchez un instructeur pour apprendre à vos esclaves militaires la discipline européenne: il sera cet instructeur, et, nuit et jour, vous pourrez compter sur lui. Je n'ai pas besoin de vous donner l'assurance que tous les serments possibles sur le livre saint, Osman-Beg est prêt à les prêter, si vous exigez cette garantie de sa fidélité.
—J'estime grandement de telles propositions, et elles me sont fort avantageuses, s'écria Abdoullah-Khan. Mais, pourtant, admettons que je les repousse. Que m'arrivera-t-il?
—Je pourrais vous l'expliquer d'une façon certaine, répondit le Moulla; mais une visite vous arrive, et vous allez savoir avant une minute à quoi vous en tenir; vous allez le savoir, dis-je, d'une façon beaucoup plus complète et plus propre à vous convaincre que si un pauvre homme tel que moi continuait à porter la parole.
A ce même moment, entrait dans la cour, au milieu d'un flot de serviteurs et dans tout le faste d'une tenue magnifique, le médecin en chef du prince de Kandahar, personnage considérable par la faveur dont il jouissait auprès du maître. Ce n'était pas un Afghan de race, mais, seulement, ce qu'on appelle un Kizzilbash, descendu de colons persans, quelque chose d'analogue à un bourgeois. On n'estime pas la naissance de ces gens-là, mais on fait cas de leurs richesses et, à l'occasion, de leurs talents. Celui-ci s'appelait Goulâm-Aly et fut reçu avec la distinction que son poste à la Cour lui méritait. C'était, d'ailleurs, un ami d'Abdoullah-Khan.
—Eh bien! lui dit celui-ci, après que les exigences de l'étiquette eurent reçu satisfaction et qu'on fut sorti des compliments, si j'en crois le Moulla, vous venez ici pour me donner vos conseils?
—Dieu m'en préserve! s'écria le médecin. Comment une telle impertinence serait-elle possible vis-à-vis de puis sage que moi? Est-il vrai que vous ayez recueilli chez vous un certain malfaiteur appelé Mohsèn?
—Mohsèn-Beg, Ahmedzyy, est dans ma maison. Est-ce de lui que Votre Excellence veut parler?
—Précisément. Vous savez que Son Altesse le Prince (Dieu puisse éterniser ses jours!) est un miroir de justice?
—De justice et de générosité! qui en doute?
—Personne. Mais le Prince a juré tout à l'heure que celui qui empêcherait Osman-Beg de punir sa fille et son neveu serait lui-même mis à mort, sa maison pillée et son bien confisqué.
—Le Prince a fait un tel serment?
—Je vous l'affirme sur ma tête.
—Pourquoi prendre une résolution si vive?
—Vous allez le comprendre. Le Prince a un enfant malade dans le harem. Il a fait vœu hier au soir, afin d'obtenir la guérison de l'être aimé et de calmer la mère, d'accorder ce matin la première demande que lui ferait la première personne qu'il rencontrerait. Le sort a voulu que cette première personne fût Osman-Beg. Vous n'ignorez pas que le Prince tient ses promesses?
—Surtout celles-là, murmura Abdoullah-Khan consterné.
Il regarda le Moulla, il regarda le médecin et se trouva fort embarrassé. Le Prince de Kandahar n'était ni méchant, ni tyrannique; mais il aimait tendrement ses femmes et ses enfants, et, puisqu'il avait fait un vœu pour chasser la maladie de son harem, il ne voudrait certainement y manquer, pour rien au monde. En outre, Abdoullah-Khan ne laissait pas de se rendre compte de la magnificence de son propre palais, de la beauté de ses tentures et de ses tapis, de la plénitude connue de ses coffres, et il ne trouvait pas que cette splendeur constituât, en sa faveur, une circonstance atténuante, si, par une rébellion inopportune, il tombait sous le coup de la confiscation. Plus il réfléchissait, plus il devenait perplexe, et ses deux interlocuteurs le laissaient tout à fait libre, par leur silence, de poursuivre une méditation qu'ils jugeaient salutaire et dont ils attendaient les meilleurs résultats. Enfin, Abdoullah-Khan releva la tête et s'écria péremptoirement:
—Qu'on fasse venir mon fils Akbar!
Au bout d'un moment, Akbar entra, salua et se tint debout près de la porte.
—Mon fils, dit Abdoullah d'une voix traînante et assez humble, fort différente de son accent ordinaire, il plaît au Prince (que les vertus de Son Altesse soient récompensées sur la terre et dans le ciel!), il plaît au magnifique Prince de m'ordonner l'expulsion de Mohsèn. Il faut que ce vagabond soit livré à son oncle, qui va le traiter comme il paraît le mériter, ainsi que l'autre personne coupable! Tout ce que le Prince ordonne est bien. Je vais me rendre immédiatement auprès de Son Altesse, afin de prendre ses ordres et d'obtenir de sa bonté souveraine un moyen de faire les choses sans noircir mon visage. Pour vous, gardez bien cette maison pendant ma courte absence. Veillez à ce que les deux scélérats qui y sont entrés ne s'en échappent pas!... Veillez-y avec soin, mon fils! Vous pouvez assez comprendre quel malheur affreux serait leur fuite! S'ils gagnaient la campagne, on ne parviendrait peut-être jamais à les rejoindre! Vous m'avez bien compris, mon fils?
Akbar s'inclina et mit les deux bras en croix sur sa poitrine.
Abdoullah continua son propos en s'adressant au Moulla et au médecin.
—Ne vous étonnez pas des recommandations expresses que je lui fais. La jeunesse est peu intelligente, elle est étourdie, je ne voudrais pour rien au monde qu'un homme condamné par Son Altesse échappât au châtiment mérité, et surtout par une négligence quelconque de ma part.
Les deux assistants, également charmés et édifiés de ce qu'ils voyaient et entendaient, voulurent prendre congé d'Abdoullah-Khan; mais celui-ci les retint.
—Non! leur dit-il, il ne convient pas que vous me quittiez. On pourrait dire plus tard que j'ai parlé secrètement à Mohsèn, on pourrait dire beaucoup de choses.... L'innocence même et la fidélité ne doivent pas s'exposer au soupçon. Soyez assez bons pour m'accompagner l'un et l'autre auprès du Prince.
Cette demande fut facilement accordée et les trois personnages étant sortis ensemble de la cour, montés sur leurs chevaux de parade et entourés de leurs suites respectives, arrivèrent bientôt au palais et furent introduits en présence du Prince.
Celui-ci accueillit son lieutenant avec sa bonté accoutumée. Mais pendant que l'entrevue durait, et elle fut longue parce que Abdoullah employa tous ses efforts, tout son esprit, toutes les ressources de son intelligence pour la rendre interminable, il arriva chez lui ce qu'on va lire.
Akbar revenu dans l'appartement où se tenait Mohsèn, lui dit:
—Le Prince ordonne qu'on vous livre à vos ennemis. Mon père ne peut pas le braver ouvertement; Son Altesse a trop de forces, mais il vous défendra par la ruse. Nous allons monter à cheval et, sans perdre de temps, nous sortirons de la ville, nous gagnerons la campagne. Demain sera demain et on verra alors ce qu'il faudra faire.
—Allons! répondit Mohsèn en se levant. Mais il avait le cœur gros. Depuis une heure et plus il s'était habitué à croire Djemylèh en dehors de toutes les épreuves. Il causait avec son hôte et gardait extérieurement la froide apparence dont un guerrier ne peut se départir; mais derrière cet aspect menteur de son visage et de sa contenance, il rêvait. Toutes les flammes de la joie, toutes les flammes de l'amour possédaient son être. Quand on aime, on ne fait qu'aimer. A travers tout, en dessus de tout, on aime, et cette trame d'or forme le fond invariable sur lequel se brodent toutes les pensées véritables. Ce qu'on dit en dehors n'est que du verbiage. On n'y tient pas, cela n'est pas de vous, et, si on s'y intéresse c'est que, secrètement, cela tient à l'amour ou y revient. Hors de l'amour, qu'y a-t-il? Que peut-il y avoir? Quelle joie, quels transports de s'y abandonner tout entier, sans rien réserver pour quoi que ce soit qui s'en éloigne. Projets, espérances, désirs, craintes, terreurs profondes, subites bravoures, certitudes infinies, échappées vers l'enfer, perspectives sans fin, fleuries, étincelantes de soleil qui atteignent au paradis, tout est l'amour, et dans celle qui est aimée se viennent enfermer les mondes. En dehors, il n'y a que le néant, moins que le néant et comme voile, par-dessus, le plus profond mépris. C'était ce que sentait Mohsèn.
Mais, à ce moment, il lui fallait passer de la lumière à l'ombre, dans cette ombre où il avait marché depuis la veille, et dont il était sorti depuis quelques instants que le plus poignant bonheur avait envahi et possédé son être. Ce temps de félicité était déjà passé. Il fallait recommencer à gravir dans les ténèbres la route pierreuse et défoncée des périls. Ce qu'il sentait, c'était pourtant toujours l'amour, l'amour éperonné par la douleur même, plus superbe, peut-être, plus intense, plus orgueilleux et puisant dans sa force la certitude de ne jamais mourir, se nourrissant d'amertume, mais préférant ce mal à tout bien. Et d'ailleurs, il faut le dire, il n'y avait pas là cette peine, la plus âpre, la plus dure, la plus impardonnable de toutes au destin qui l'impose: il n'était question, du moins, ni de séparation ni d'absence.
Il ne fut pas facile de faire accepter aux dames du harem la nécessité présente. Khadidjèh, la mère d'Akbar, Amynèh, sa sœur et Alyèh, sa femme, poussèrent des cris et se mirent à pleurer, mais le temps passait; l'affection même, que les maîtresses du logis avaient conçue pour Djemylèh, aida à leur faire comprendre combien les minutes étaient précieuses, et, malgré leurs sanglots et leurs cris, elles laissèrent la jeune proscrite s'arracher de leurs bras et suivre Akbar qui l'amena à son amant.
On avait en grande hâte équipé et amené les chevaux. Akbar, Mohsèn et Djemylèh se mirent en selle, une douzaine de soldats fit comme eux, et la cavalcade, prenant une rue détournée, gagna au pas une des portes de la citadelle qui donnait sur la campagne, bien résolue à passer sur le ventre des gardes, si ceux-ci cherchaient à l'arrêter; mais ils n'y songèrent pas, et, une fois dehors, Akbar mit sa monture au galop, et ses compagnons l'imitèrent.
Pendant deux heures, l'allure ne se ralentit pas un instant pour laisser souffler les chevaux. Mais ceux-ci étaient de la bonne race du nord, et leur pas allongé, la fermeté avec laquelle ils le soutinrent, firent faire beaucoup de route. On ne parlait pas, naturellement; cependant Akbar, jugeant qu'on était assez loin et que la poursuite n'était plus possible, d'autant que personne ne pouvait savoir, en ville, la direction qu'il avait prise, Akbar se mit au pas, et, discrètement, se tint à une distance assez grande des deux amants pour leur laisser toute liberté de s'entretenir. Il servait de guide. Les cavaliers étaient, partie à ses côtés, partie en arrière-garde, partie dispersés sur les flancs, tous regardant autour d'eux l'horizon, à mesure qu'ils cheminaient; et ainsi, Mohsèn et Djemylèh se voyaient comme seuls.
—Ne te repens-tu pas? dit le jeune homme.
—De quoi?
—De m'avoir aimé, de m'avoir cherché, de m'avoir suivi?
—Tu serais mort, si je n'étais venue. Tu mourais.
—Ce serait fini peut-être à cette heure; tu serais assise, paisible, dans ta maison, auprès de ta mère, entourée des tiens.
—Et tu serais mort! poursuivit Djemylèh. Je t'aurais vu tous les jours que moi-même j'aurais vécu; je t'aurais vu, sous mes yeux, dans mon cœur, ne pouvant pas même, à force de remords et de chagrins, te ranimer une seule seconde, et moi, je serais couverte de honte à mes propres yeux, lâche, fausse, odieuse à ce qui aurait pu deviner mon crime, meurtrière de ma tendresse, traîtresse au maître de mon âme. De quoi me parles-tu? Et qu'imagines-tu donc de meilleur pour moi que ce que j'ai? Mohsèn! ma vie, mes yeux, ma pensée unique! Tu crois donc que je ne suis pas heureuse depuis hier au soir? Mais, songes-y donc! Je ne t'ai pas quitté! Je n'ai plus cessé d'être avec toi! d'être à toi! Chacun sait que je suis à toi! Je ne puis être qu'à toi seul! On parle de danger! Mais, aussitôt, je suis là, avec toi, à côté de toi, contre toi! Et plus le danger est grand, moins je m'éloigne, plus je m'approche, plus je me confonds avec toi! Ne tremble donc pas; si je n'étais là, tu n'aurais peur de rien! Pourquoi veux-tu rejeter de ton être ce morceau qui en est, qui est moi, et qui ne peut ni vivre ni mourir sans toi?
La beauté est belle; la passion, l'amour absolu sont plus beaux et plus adorables. Jamais idole, si parfaite que l'ait imaginée ou faite l'ouvrier, n'approche en perfection d'un visage où l'affection dévouée répand cette inspiration toute céleste. Mohsèn était enivré d'entendre Djemylèh disant de telles choses et de la regarder les disant. Elle le transportait avec elle-même dans cette sphère brûlante, où, devant la sensation présente, l'avenir et le passé sont également anéantis. Et, de la sorte, ces enfants, qu'une protection bizarre entourait, que des haines directes, actives, furieuses, poursuivaient, que le hasard venait de trahir, et qui, sauf un miracle, ne pouvaient s'échapper de l'enceinte étroite où les resserrait leur perte, dans laquelle ils tournaient, oui, ces amants planaient ensemble dans l'éther du plus absolu bonheur que l'homme le plus fortuné puisse respirer jamais!
Ils étaient dans un de ces moments où l'esprit acquiert, par l'effet même de la félicité qui l'emporte, une activité, une puissance de perception supérieure à celle qu'il a d'ordinaire. Alors, tout absorbé qu'on est dans ce qu'on chérit, rien ne passe inaperçu, rien ne se montre qui ne laisse trace sur le cœur, et, par lui, dans la mémoire. Ce regard ne tombe pas sur un caillou, dont la forme et la couleur ne restent pour jamais fixés dans le souvenir; et l'hirondelle qui traverse l'espace au moment où une parole adorée retentit à votre oreille, vous la verrez toujours, toujours, jusqu'aux derniers moments de votre vie, passer rapide dans les cieux que vous aurez contemplés alors, et jamais oubliés. Non! Mohsèn ne devait plus perdre l'impression de ce soleil qui se couchait à sa droite, derrière un bouquet d'arbres; et quand Djemylèh lui dit, avec l'accent le plus tendre:
—Pourquoi me regardes-tu ainsi?
Et qu'il lui répondit:
—C'est parce que je t'adore!
Et qu'elle ajouta avec un air de tête enivrant:
—Tu crois?...
A ce moment, Mohsèn s'aperçut que la manche de Djemylèh avait un reflet bleu, et cette sensation lui resta comme empreinte avec le feu dans la mémoire au milieu de son délire.
Cependant, dans le palais de Kandahar, dans la maison d'Abdoullah-Khan, au logis de Mohammed-Beg et chez Osman, tout était en confusion au sujet des deux amants. Les deux frères, suivis chacun de son monde, s'étaient rencontrés dans le bazar, et Mohammed, exaspéré par l'ignorance où il était du sort de son fils, avait attaqué le premier; quelques passants avaient pris parti, des coups de mousquet et des coups de sabre avaient été échangés de part et d'autre; les marchands, comme à leur ordinaire et surtout les marchands hindous, s'étaient répandus en cris de détresse, et on eût cru, au bruit de la mousqueterie et au cliquetis des lames, et surtout aux clameurs aiguës qui se poussaient, que la ville était mise à sac. Il n'y eut pourtant personne de tué, et quand les gens du juge de police eurent réussi à séparer les combattants et à les renvoyer chacun de leur côté, il se trouva que les deux partis s'étaient à peine fait quelques égratignures. Cependant cette rencontre ne resta pas sans conséquences. Elle ébruita le fond de l'affaire. On sut par toute la ville que Mohsèn Ahmedzyy avait enlevé Djemylèh, sa cousine, et que les Mouradzyys leur avaient donné asile, mais que le Prince ordonnait de livrer les coupables au père offensé. Là-dessus, il y eut de grands partages dans les opinions. Les uns vinrent offrir leurs services à Mohammed, d'après cette opinion qu'un homme d'honneur doit toujours soutenir et protéger les amants; les autres furent d'avis qu'au fond il n'y avait là qu'une continuation de la querelle des Ahmedzyys et des Mouradzyys, et que, puisque Mohammed et son fils se liguaient avec les seconds, c'est qu'ils trahissaient leur famille. Sur un tel raisonnement, ces logiciens embrassaient la cause du véritable et fidèle Ahmedzyy, Osman-Beg. Quelques-uns, indifférents à la question en elle-même, furent extrêmement indignés de l'intervention du Prince. Ils trouvèrent que celui-ci n'avait nullement le droit de se mêler d'une querelle qui ne le regardait pas, et, encore moins, d'ordonner à un noble Afghan de livrer ses hôtes. Là-dessus, ils prirent parti pour Mohammed. Mais un nombre considérable se rangea du côté d'Osman, uniquement pour avoir le plaisir de batailler. En somme, ce fut dans ce dernier parti que se trouva la majorité. La ville fut donc subitement en proie à une grande émotion; les Hindous, les Persans, les Juifs, les gens tranquilles et de négoce se mirent à fermer leurs boutiques et à s'amasser dans les préaux des mosquées en poussant des gémissements lamentables et en assurant que le commerce était perdu pour jamais; les femmes du commun montèrent sur les terrasses, d'où on les entendait se lamenter et déplorer d'avance la misère certaine de leurs petites familles; les prêtres se rendaient gravement dans les maisons notables pour prêcher la paix et recommander la modération, en vantant les avantages de la mansuétude, état de l'âme dont personne n'avait jamais eu la moindre nouvelle dans le pays, et voilà comment allaient les choses parmi les pacifiques. En même temps, des groupes plus ou moins compacts, des troupes plus ou moins fortes, gens de pieds et gens de cheval, le turban bleu, rayé de rouge, bien serré au tempes, la ceinture ajustée étroitement, le bouclier aux bras, le fusil sur l'épaule, l'œil actif, la barbe farouche, se croisaient dans les bazars, bousculant les passants, et prêts à se sauter à la gorge. Pourtant on n'en faisait rien. On attendait d'être organisé, d'avoir une direction; l'incertitude planait; résolu à se battre, on s'en promettait plaisir et honneur, mais il fallait des chefs reconnus et un plan. Cet état de choses devait durer à peu près deux ou trois journées; ensuite tout éclaterait. C'est l'usage.
Le Prince était en conférence amicale avec Abdoullah-Khan, le prêtre Moullah-Nour-Eddyn et le médecin Goulâm-Aly, quand le juge de police de la ville, l'air effaré, vint avertir Son Altesse de ce qui se passait. Le prêtre et le médecin furent satisfaits, intérieurement, de voir les choses prendre cette tournure, attendu que la conclusion rapide de l'affaire en était précipitée; quant à Abdoullah-Khan, il resta consterné; c'était plus qu'il n'avait prévu; une sorte d'insurrection ne l'accommodait pas pour le moment, et voyant, d'ailleurs, le Prince se laisser impressionner par le récit du chef de police, il prévit que, si l'on ne trouvait pas chez lui les deux amants, la colère du Souverain en serait bien autrement excitée qu'elle ne l'eût été sans l'émeute. Il avait fait un calcul un peu compliqué, mais pourtant assez raisonnable: en donnant asile à Mohsèn et à sa compagne, il s'acquérait une belle réputation de générosité, ensuite, il avait le plaisir de donner un rude coup à une partie, sinon à la totalité, des Ahmedzyys, en facilitant la fuite de ses protégés; il comptait ne jamais avouer la part qu'il y avait eue, et son fils Akbar serait seul compromis. Pendant quelques jours, le Prince aurait de l'humeur, puis un cadeau l'apaiserait, et Akbar resterait en faveur. Mais ces combinaisons manquaient: Abdoullah-Khan avait en face de lui une affaire d'État, le Prince, quand il allait savoir la vérité, deviendrait à craindre. Il fallait prendre un parti. Abdoullah-Khan le prit sur-le-champ.
Jusqu'alors il n'avait nullement mis en question l'extradition des deux enfants: seulement il avait bataillé et épluché des minuties sur la façon dont l'extradition aurait lieu, mettant en avant sans cesse les intérêts de sa considération, et se montrant tellement méticuleux que, au milieu des discours, deux grandes heures s'étaient perdues. Comme le Prince ne rencontrait pas de résistance de la part de son favori, et que, d'ailleurs, l'entretien, poussé par instants sur le terrain de la plaisanterie, lui procurait une distraction agréable, il ne s'impatientait pas; il lui était fort indifférent que Mohsèn et Djemylèh tombassent dans les mains de leur juge une demi-heure plus tôt ou plus tard. A la fin, cependant, on était convenu qu'Abdoullah-Khan remettrait purement et simplement les coupables aux mains du Prince, sans s'informer de ce que Son Altesse comptait en faire, et même il lui serait permis de les placer sous l'auguste protection, en exprimant par ses paroles que, dans sa conviction intime, ils y seraient tout à fait à l'aise et en sûreté. Un messager avait alors été envoyé à la demeure du favori. Il revint au moment où le chef de police finissait le récit de ce qui se passait dans la ville, pour déclarer que tout le monde s'était enfui, Akbar, Mohsèn et Djemylèh, et qu'on ne savait où ils étaient allés.
Abdoullah-Khan ne laissa pas à son maître le loisir de s'emporter. Il prit gravement la parole:
—Certainement, mon insolent de fils (que la malédiction de Dieu soit sur lui!) aura sottement craint le déshonneur de sa maison et, sans attendre l'effet des bontés de Votre Altesse, il aura emmené avec lui les deux scélérats. Heureusement, je sais où les reprendre. Ils sont dans ma tour de Roudbâr, à quatre heures d'ici, dans les montagnes.
Puis, tirant son anneau de son doigt et le remettant au chef de police:
—Envoyez, dit-il, tout de suite, quelques messagers avec mon écuyer, que vous trouverez en bas. On remettra cet anneau à mon fils Akbar, et je vais écrire l'ordre de délivrer les prisonniers à vos gens. De cette manière, le mal sera réparé et la ville retrouvera son repos.
Abdoullah-Khan parlait d'un ton si net, si précis, que l'indignation ne trouva pas sujet de se répandre. Personne n'osa mettre en doute la parfaite bonne foi du personnage qui, en effet, n'était, à ce moment, que trop sincère. Il était bien résolu à trahir, à livrer les jeunes gens; il eût préféré ne pas céder ce point; mais la raison d'État, mais la convenance voulaient qu'il imposât silence aux scrupules de sa fierté, et il le fit. Un homme qui mène, à un degré quelconque, les intérêts des autres, perd nécessairement une grande partie de ses délicatesses de cœur, quand il ne les perd pas toutes. Un courtisan vit de concessions, d'atermoiements, de moyens termes de toute nature. Il ne fait jamais si bien qu'il le souhaiterait, quand il le souhaite, et même, lorsqu'il arrive au développement complet de son genre d'existence, il ne le souhaite plus du tout. Abdoullah-Khan ne se souciait guère de deux victimes de plus ou de moins: mais il lui eût convenu de nuire aux Ahmedzyys. Cela ne se pouvait, pour cette fois, sans des inconvénients trop graves. Il y renonçait donc. Quant au point d'honneur, il se promettait d'en réparer l'échec par un surcroît de morgue. Il se consolait surtout en pensant que nul n'était assez fort pour essayer de le faire rougir, sans qu'il s'en vengeât sur l'heure même.
On approche du terme où finit cette histoire. Les envoyés du chef de police, ayant fait grande diligence, arrivèrent à la tour vers le milieu de la nuit. Ils aperçurent aux rayons de la lune, alors dans son plein, un édifice carré, assez bas, percé d'une porte étroite et de quelques meurtrières d'un aspect sinistre, situé sur une avancée de rocher, à mi-côte d'un escarpement stérile. Rien de plus sombre et de plus tragique.
Les messagers descendirent de leurs chevaux et le principal de la troupe frappa avec force pour se faire ouvrir. Tout le monde dormait. Un soldat de la garnison se présenta à l'entrée; il enleva les barres de fer qui la maintenaient close. On lui montra le cachet et la lettre. Il ne fit aucune observation, se rendit sans hésiter et appela ses compagnons, qui ne se montrèrent pas plus difficiles que lui. Cependant les pourparlers et les allées et venues avaient réveillé Akbar. Le jeune chef parut sur le palier d'un escalier intérieur. La montée en était raide. Akbar dominait les têtes de ceux auxquels il s'adressa brusquement.
—Que signifie ce bruit? Et vous, mes hommes, pourquoi laissez-vous entrer ces étrangers?
—Ce sont des gens envoyés par Son Altesse. Ils apportent une lettre et l'anneau de votre père. Il faut livrer les prisonniers.
Akbar demanda:
—C'est mon père qui a donné cet ordre?
—Lui-même! Voici son anneau, vous dis-je, voici sa lettre.
—Alors Abdoullah-Khan est un chien et je n'ai pas de père!
Ce disant, il déchargea ses deux pistolets sur les hommes rassemblés devant lui: il en tomba un, et il lui fut répondu par une décharge qui ne l'atteignit pas. Il mit le sabre à la main. A la même minute, Mohsèn et Djemylèh parurent aux côtés du jeune homme.
—Ahmedzyy, dit-il avec force, tu vas voir que les hommes de ma tribu ne sont pas des lâches!
Il saisit son fusil et fit feu. Les agresseurs poussèrent un cri de rage et s'élancèrent à l'assaut. Mohsèn tira à son tour. Djemylèh tenait déjà l'arme d'Akbar et la chargeait. Ensuite elle fit de même pour celle de son mari, et, pendant un quart d'heure, elle remplit cet office sans se troubler. Tout à coup, elle porta sa main sur son cœur et chancela; une balle venait de lui traverser la poitrine. A la même seconde, Akbar roulait à ses pieds, mortellement atteint à la tempe.
Mohsèn se jeta sur Djemylèh, la soutint, l'embrassa, leurs lèvres s'unirent. Ils souriaient tous deux et tombèrent tous deux; car une nouvelle décharge vint frapper le jeune homme, et leurs âmes ravies s'envolèrent ensemble.
VI
LA VIE DE VOYAGE
—J'aimerais mieux, dit Valerio, te laisser chez tes parents.
De grosses larmes roulèrent dans les yeux de Lucie. Elle regarda celui qui lui parlait avec une telle angoisse, qu'on ne saurait rien imaginer de plus douloureux.
—Comment! murmura-t-elle, nous sommes mariés depuis huit jours!
—Et depuis trois, je connais notre ruine, répliqua Valerio d'un air sombre. Il faut que tu vives, je ne trouve rien à faire ici; une sorte de muraille s'élève autour de ma misère subite, et, si je n'aperçois l'issue par laquelle seule je peux en échapper, je n'aurai à contempler que le désespoir! Eh bien, ma Lucie, j'ai accepté une proposition. Je partirai, je travaillerai pour toi; mais, franchement, je ne me sens pas la force de t'imposer ma nouvelle existence.
—Si je t'ai aimé, répondit Lucie en lui prenant les mains, ce n'est pas ma faute. Si je no veux pas et ne peux pas te quitter, ce n'est pas ma faute non plus. Je n'imagine pas ce que je deviendrais. Il faut que je te suive, il faut que je vive auprès de toi; le reste n'est rien.
En parlant de la sorte, Lucie se laissa aller sur la poitrine de son mari; elle prit entre ses mains la tête de celui qu'elle aimait; elle couvrit son front et ses cheveux de baisers passionnés, et Valerio vaincu lui dit, en lui rendant baisers pour baisers:
—C'est fini, tu viendras avec moi.
Il importe peu de savoir ici comment et pourquoi Valerio Conti avait appris, cinq jours après son mariage, qu'un dépositaire infidèle lui emportait sa fortune. Il était homme actif, d'esprit, de science et de mérite. Il avait voyagé plusieurs années en Orient, et tout d'abord, un de ses amis, apprenant son désastre, s'était entremis et lui avait offert de retourner à Constantinople, avec la certitude d'y obtenir un emploi, soit dans cette capitale, soit dans les provinces ottomanes.
Il vendit ce qu'il possédait. Le beau-père, exaspéré d'abord d'avoir un gendre ruiné, puis un gendre qui emmenait sa fille, lui donna peu de choses avec de grandes objurgations de ne jamais lui accorder davantage, et les deux pauvres petits amants, l'un qui avait vingt-six ans et l'autre qui en avait dix-huit, partirent de Naples sur le paquebot, qui s'en allait, à travers les flots helléniques, les porter à l'ancienne Byzance.
Savoir voyager n'est pas plus l'affaire de tout le monde que savoir aimer, savoir comprendre et savoir sentir. Tout le monde n'est pas plus en état de pénétrer dans le sens réel de ce que les changements de lieu apportent de spectacles nouveaux, que tout le monde n'est apte à saisir la signification d'une sonate de Beethoven, d'un tableau de Vinci ou de Véronèse, de la Vénus d'Arles ou de la Passion de Bianca Capello.
A bord du navire qui emmenait Valerio et Lucie et les poussait sur la nappe bleue des flots entre les îles brillantées et l'Archipel, se trouvait un bon groupe de ces excellents animaux, que la mode chasse tous les printemps de leurs étables, pour les emmener faire, comme ils disent, un voyage en Orient. Ils vont en Orient et ils en reviennent, ils n'en sont pas plus sages au retour. Ni le passé ni le présent des lieux ne leur est connu; ils ne savent ni le comment, ni le pourquoi des choses. Les paysages ne ressemblant ni à la Normandie, ni au Somersetshire, ne leur paraissent que ridicules. Les rues des villes n'ont pas de trottoirs, il fait très chaud dans le désert; les ruines trop nombreuses sont hantées par des petits animaux qu'on nomme scorpions; les puces se permettent, en nombre indiscret, des expéditions intolérables sur la personne des passants; les indigènes demandent trop de hakschishs, et on ne comprend pas leur jargon. Toutes ces puérilités sont peu de chose, et on croit généralement que le voyageur se contente de ces délicates remarques qui pourraient, à la rigueur, avec un peu de peine, étendre le cercle de ses expériences et pénétrer un peu avant sous l'écorce des choses. Ce qui l'arrête court, c'est qu'il ne sait pas voir; il ne verrait jamais, dût-il voyager aussi longtemps qu'Isaac Laquedem, les beautés, les singularités, les traits curieux de ce qui s'étale sous ses regards. Gloire infinie à cette toute-puissante et bonne Sagesse, qui a bien donné assurément aux sots et aux méchants l'empire du monde, mais qui n'a pas voulu que ces méchants et ces sots pussent en apercevoir les perfections, en mesurer les douceurs et en posséder les mérites!
Il y avait, sur le paquebot, deux ou trois Anglais, trois ou quatre Français, cinq à six Allemands, fort préoccupés du dîner et du déjeuner du bord, jouant au whist une partie de la journée, et le reste du temps causant avec deux actrices de Marseille engagées pour le théâtre de Péra; plus un marchand de meubles qui allait s'établir à Smyrne. Ces gens sont allés en Orient et en sont revenus avec le même profit qu'ils auraient eu à tourner dans une chambre vide. Gloire, encore une fois, au Dieu bon et bienveillant, qui a réservé quelque chose exclusivement pour les élus!
Valerio savait beaucoup; Lucie ignorait: mais Lucie sentait par instinct le prix de ce qui a du prix; elle en devinait la valeur cachée au moins aussi bien que Valerio, peut-être avec plus de délicatesse encore, et elle était avide d'explications. Rien ne lui échappait; les nouveautés la frappaient et la jetaient dans des contes où son imagination s'enfonçait sans s'arrêter. Un palikare, qui montait à bord, se balançant sur les hanches de cet air arrogant et vainqueur particulier aux Albanais, suffisait pour transporter son esprit dans ces montagnes Acrocérauniennes dont son mari lui racontait, à ce propos, les pittoresques horreurs. Les vagues céruléennes qui se poussaient doucement l'une l'autre entraînaient ses pensées vers les côtes inaperçues de cette Afrique pleine de sables, de lions, de violences des hommes associés aux violences de la nature, et ce semis de pierreries, d'améthystes, de topazes, de tourmalines, de rubis, qu'on nomme l'Archipel, jeté là au milieu des saphirs de la mer, lui faisait comprendre comment les peuples antiques, à l'époque de tant de splendeurs, de tant de merveilles constamment vivantes, variables, séduisantes, avaient reçu dans leurs âmes la persuasion profonde que les dieux étaient là, présents, que les rayons du soleil étaient la chevelure même du divin cocher Apollon, que l'Aurore pétrissait de ses doigts roses le firmament joyeux, et que la Nuit sacrée enveloppait en souriant dans ses voiles, sans songer à les éteindre, et voulant à peine les cacher, les étincelles de feu allumées au front d'Andromède, de Callisto et des Jumeaux homériques, cavaliers sublimes, protecteurs des navires.
Quand Lucie, appuyée sur le bras de Valerio, contempla du bord, par un temps magnifique, cette pointe de rochers bleuâtres sur laquelle s'élèvent les colonnes blanches du temple de Sunium, elle eut une sorte d'éblouissement. La grâce, la majesté, l'éternelle jeunesse lui apparurent à la fois dans ces restes mutilés, et toujours debout, de ce temple qui a vu Platon s'asseoir et enseigner à son ombre.
Une opinion du Dante, acceptée par l'Ordre de Saint-Dominique, enseigne que la damnation des hommes consistera en ceci, qu'ils obtiendront avec surcroît ce qu'ils ont aimé dans cette existence terrestre, ce qu'ils ont cherché, ce qu'ils ont voulu. Mis ainsi en possession de leur désir pour toute la longueur de l'éternité, il leur sera donné en même temps la peine de connaître ce qui est au-dessus, avec la certitude de ne pouvoir jamais l'atteindre.
Peu importe. Il est des dons de ce monde dont le pis aller se pourrait accepter, et le sentiment puissant de la nature est du nombre. Quand on voit bien et qu'on aime ce qu'on voit, qu'on le possède pleinement avec ce que l'intuition inventive de l'esprit lui fait contenir, on se rend maître de la nature elle-même: on plane sur ses crêtes, on descend en ses profondeurs.
Avouez que c'est beaucoup que de longer les plaines de la Troade, dominées par l'Olympe d'Asie, et là, de contempler Ténédos. Pas à pas, les rivages rétrécis des Dardanelles s'éloignèrent devant les voyageurs, le bassin de Marmara s'ouvrit; et, au fond de cette coupe large et arrondie, apparut la hauteur majestueuse qu'embrassent les murs byzantins reliés par des tours innombrables, ceinture de Constantinople, enceinte d'où s'élève une forêt de minarets et de dômes au-dessus des cyprès nombreux au feuillage sombre, pareils eux-mêmes à des pyramides.
On a comparé l'aspect de Constantinople à celui de Naples. Quel rapport entre le plus charmant des tableaux de genre et la plus vaste page historique que l'on connaisse, entre un chef-d'œuvre du Lorrain et un miracle du Véronèse? On l'a comparé aussi à la baie de Rio-Janeiro. Mais qu'est-ce que cet enchevêtrement superbe d'innombrables bassins se succédant sous des montagnes déchiquetées, dont les nervures verticales hérissées de forêts semblent des orgues où se montre seule la nature physique, où aucun souvenir humain ne parle, où les yeux seuls sont étonnés, éblouis; qu'est-ce que cette opulence toute matérielle a de commun avec l'aspect de Constantinople, scène animée, magnifique, intelligente, éloquente, domaine du passé le plus grand, que peuplent à jamais les souvenirs, les sublimes créations du génie? Qu'est-ce que le plus achevé des paysages anonymes et muets en face d'un spectacle si parlant? Quand la nature physique n'est pas imprégnée de la nature morale, elle donne peu d'émotions à l'unie, et c'est pourquoi les scènes les plus éblouissantes du Nouveau-Monde ne sauraient jamais égaler les moindres aspects de l'ancien:
Valerio avait emporté de Naples une lettre d'introduction pour un des ambassadeurs représentant d'une grande puissance. Le comte de P. le reçut à merveille et comprit d'abord à quel tempérament fin, pénétrant, impressionnable et rare il avait affaire. Lui-même était un de ces tempéraments. Il avait beaucoup vu, beaucoup éprouvé, beaucoup appris; tout retenu. Sa mémoire et son cœur conservaient les vibrations persistantes des émotions anciennes, ce qui n'est pas un don commun. En un mot, à travers les émoussements des grandes affaires, il était demeuré capable de s'enthousiasmer pour quelqu'un ou pour quelque chose.
Le jeune ménage le charma. Ces deux hirondelles voyageuses, qui n'avaient plus d'abri et passaient effarées à travers le monde, lui inspirèrent de la sympathie. Il s'occupa de leurs intérêts, et, un matin, arrivant chez ses protégés, il leur prit la main à l'un et à l'autre, et leur tint le langage que voici:
—Votre sort me paraît fixé pour le moment. Sachez que les derniers restes de générosité et de chevalerie, si bien éteints en Europe, subsistent encore ici dans l'âme de quelques Turcs de vieille roche. Bien entendu je vous parle de ces Ottomans qui ont connu les janissaires. Grâce à mes amis de cette sorte, on vous confie, Valerio, sur les frontières orientales de l'Empire, une mission très indéfinie. Ceux qui vous envoient ne savent pas ce que vous aurez à faire et ne se soucient guère de l'apprendre. Ce qui leur importe, c'est que vous entriez au service de la Sublime-Porte. Vous examinerez les forêts, les mines, les lieux où l'on pourrait tracer des routes que, en tout cas, on ne tracera jamais, et vous en direz votre avis, si cela vous agrée. Allez! Vous êtes recommandé à tous les gouverneurs de l'Empire. Quand vous reviendrez, on vous donnera un emploi qui vous fera peut-être entrer dans ce que le langage moderne appelle superbement «la vie pratique», c'est-à-dire dans toutes les platitudes, les niaiseries, les lâchetés de l'existence actuelle. Encore une fois, allez, mes enfants. Pendant quelques mois, vous n'aurez rien à faire qu'à marcher devant vous, où vous voudrez, comme vous voudrez, vite ou lentement; rien ni personne ne vous presse. J'ai connu cette vie; et je la pleure éternellement. C'est la seule et unique qui soit digne d'un être pensant. Allez, soyez contents, remplissez le monde de votre amour, et votre amour de tout le charme infini du monde.
Voilà Valerio et Lucie débarqués sur les plages lointaines de Trébizonde. Ils ont traversé cette Mer Noire, cet Euxin qui a vu tant de choses, et, pourtant, de toutes ces choses, ce dont il se souvient le mieux et dont il parle davantage, c'est de l'antique Argonaute.
Sur le quai, se pressait une foule d'Européens, que là on appelle des Franks: marins, marchands, aventuriers de toute espèce, ioniens, grecs, maltais, dalmates, français, anglais, valaques, triste multitude, et qui rampe bas dans la série descendante des créatures. Cependant leur esprit est quelquefois marqué d'un trait qui leur enlève une part de vulgarité; ils ont l'instinct de l'imprévu, l'amour du mouvement et de l'audace: quelquefois aussi une lâcheté digne du capitan de la comédie italienne et qui ne manque pas d'originalité.
Mêlés à cette foule bariolée, remuante, quelques Osmanlis passaient, le chapelet à la main. Presque tous étaient dégradés par le costume moderne, porté et compris à leur façon, c'est-à-dire très mal: redingote marron ou bleue; avec les manches fendues ou déchirés pour rendre les ablutions plus faciles, des pantalons ignobles, tachés, une chemise mal blanchie dont le col se crispait sous l'étreinte d'une cravate mal tordue, un fez rejeté sur l'occiput; quelquefois, avec le chapelet, une grosse cigarette entre des doigts sales. Quand, sur le conseil haineux de la magicienne de Colchide, les pauvres filles d'Æson entreprirent de rajeunir leur père et que, après l'avoir dépouillé et mis tout nu, elles l'eurent coupé en morceaux, établi dans la chaudière bouillante, puis tiré de là pièce à pièce, pétri, dressé, servi, j'imagine que le pauvre Æson devait avoir la figure, la tournure et l'encolure lamentables d'un Turc régénéré.
En regard de ce pauvre hère, se tenaient dans une attitude sombre et agressive des émigrés tjerkesses. Ces hommes farouches avaient compté sur l'hospitalité des Turcs, musulmans comme eux, pour leur remplacer la patrie qu'ils laissaient entre les mains des Russes. Ils n'avaient rien trouvé que la famine et l'abandon. Le désespoir assombrissait leurs yeux; la misère pesait sur leur dos; ils avaient la mort en face et la voyaient en plein. Impuissants et à demi résignés, ils regardaient les navires de la rade et les passagers qui débarquaient, tandis qu'un Abaze, vêtu de brun, avec ses chausses courtes et collantes, et son turban de même couleur que son habit, le fusil sur l'épaule, le poignard à la ceinture, sa femme respectueusement à dix pas derrière lui, considérait, brigand déterminé, les nouveaux venus de l'air d'une bête fauve qui contemple un troupeau de buffles et cherche un moyen de tenir un de ces animaux isolés, sans compagnons et sans pasteurs.
Trébizonde n'a en soi rien de bien curieux. Le nom est ici plus grand que le fait. Les maisons ne sont ni turques ni européennes; elles tiennent des deux modes. Il y a peu de restes du passé, et ces restes sont insignifiants. Les rues sont larges et trop vastes pour les boutiques très humbles qui les bordent. Des constructions peintes en rouge ou en bleu de ciel n'appartiennent à aucun ordre d'architecture appréciable. Après tout, Trébizonde a cet intérêt d'être le dernier mot et le commencement de l'énigme: c'est la porte de l'Asie. Au delà s'ouvre l'inconnu; à ses portes est assise l'Aventure qui monte en croupe derrière le voyageur et s'en va avec lui.
Quand Valerio et Lucie, accompagnes de zaptyés fournis par le gouverneur, eurent fait quelques lieues sur la route étroite, pavée en gros blocs de pierre, qui, bien que de construction moderne, est pareille à un débris antique, ils se trouvèrent au milieu d'une nature tout idyllique, des prés, des arbres bordant le cours des ruisseaux et des montagnes courant à leur droite. Bientôt la scène s'agrandit, l'idylle devint une épopée, et la chanson que les deux amants sentaient gazouiller dans leurs cœurs, éclata comme une symphonie dont les accords et les accents remplirent leur être tout entier. C'était un vertige délicieux, qui, avec une égale intensité, les emportait hors d'eux-mêmes. Montés sur des chevaux qui secouaient joyeusement leurs têtes fines, ils marchaient en avant de leur escorte et se sentaient seuls, bien seuls, bien l'un à l'autre. Comme ils vivaient! Comme ils s'aimaient! Et rien ne les empêchait de s'aimer! Aucun souci ne frôlait de son aile grise ou noire l'épanouissement de leur tendresse et, au sein de la vaste nature, ils étaient aussi libres de s'abandonner à leurs sentiments simples et grands comme elle, que jadis, à l'aurore des âges, l'avait pu faire, avant la période de la chute et du travail asservissant, le couple heureux du premier Paradis. Ils étaient, en effet, entrés dans une sorte d'Eden, car ils s'avançaient au milieu des vallées du Taurus.
Pendant plusieurs jours, les rives d'un fleuve large, calme, limpide, descendant avec majesté vers la mer, remontèrent devant leurs regards dans l'intérieur du pays. Des forêts épaisses couvraient la croupe des monts harmonieusement étagés. Des chalets de bois s'attachaient aux pentes et se montraient jusque sur les cimes; des troupeaux erraient dans les pâturages herbeux et jetaient au vent les tintements de leurs clochettes. Au pied des arbres énormes, aux écorces rugueuses, aux branchages luxuriants de verdure et audacieusement tourmentés, dont les racines jaillissaient brusquement hors de terre et étalaient sur leurs nervures toutes les variétés de mousses et de gazons, des fleurs innombrables, des pervenches surtout, étalaient complaisamment leurs corolles. Partout, la vigueur et la fierté, partout la grâce et le charme. Les aigles et les faucons décrivaient leurs cercles de chasse au plus haut de la courbure des cieux. Des oiseaux chanteurs s'ébattaient gaîment sous la verdure. Des roches abruptes, s'élançant tout à coup du sein des bois, formaient au-dessus des nuées comme une vaste esplanade, d'où s'élevait quelque immense fortification, ouvrage démantelé des Empereurs byzantins. L'Europe n'a jamais connu rien de pareil, en étendue, en hauteur et pour les caprices inouïs de l'architecture. C'est là qu'on peut contempler dans une réalité qui ressemble à un rêve les modèles certains de ces châteaux magiques, que l'enchanteur Atlant et ses pareils faisaient naître d'une parole magique, pour la plus grande gloire de la chevalerie. Avant que les Croisés eussent considéré d'aussi étonnantes architectures, il n'était pas possible que l'imagination du poète le plus dédaigneux de la vraisemblance pût en amuser l'esprit d'auditeurs qui n'y auraient pas cru. Des courtines énormes; à leurs flancs des mousharabys sculptés, entassés les uns sur les autres; des tours portant des faisceaux de tourelles, guirlandes de clochetons; des donjons travaillés comme de la dentelle; des portes qui s'ouvrent sur l'immensité; des fenêtres d'où il semble qu'on pût voir jusqu'au plus profond des cieux, et tout cela énorme, avec une délicatesse et une élégance inouïes, voilà ce qui se présente aux regards; et, je le répète, au-dessous, flottent les nuages, tandis que le soleil miroite amoureusement sur les plates-formes festonnées d'innombrables créneaux.
Les amants arrivés à Erzeroum y furent reçus à bras ouverts par le gouverneur. C'était un Kurde. Il avait été élevé à Paris, au collège, et avait passé quelque temps à Constantinople, dans les bureaux de la Porte; nommé secrétaire à la légation de Berlin, il s'y était arrêté trois ans pour être transféré comme ministre dans une cour secondaire. On l'avait fait revenir; il avait été kaîmakam à Beïbourt, et depuis un an, il était pacha d'Erzeroum. C'était un homme de bonne compagnie, médiocrement musulman, mais, en revanche, nullement chrétien; sa confiance dans l'avenir de son gouvernement et de son pays ne s'étendait pas loin; il croyait peu au mérite et surtout à la réalité des réformes; mais il croyait avec force à la nécessité de rendre sa position personnelle la meilleure possible. Ses habitudes européennes n'avaient nullement étouffé ses instincts asiatiques; ceux-ci, à leur tour, ne cherchaient pas à trop réagir contre l'acquis et l'éducation. Il aimait les soins délicats de la toilette, bien qu'il ne fût plus jeune; il avait le goût des fauteuils et des meubles de Paris; il s'entourait volontiers d'albums et surtout tenait à ce que sa table fût servie comme s'il avait vécu en plein faubourg Saint-Honoré. A cette fin, il entretenait un cuisinier et un maître d'hôtel français. Il était aussi abonné au Siècle et au Journal illustré. Bref, Osman Pacha se montrait homme de goût, avec quelques défectuosités; la dorure n'avait pas pénétré dans l'intérieur du métal kurde.
Depuis plusieurs années, ce personnage supérieur s'était marié, et comme il avait sagement compris qu'une fille Osmanli de bonne maison n'apporterait dans son intérieur que des habitudes à la mode ancienne sur lesquelles lui-même n'était nullement façonné, il avait préféré laisser tomber son choix sur une esclave circassienne, qu'un marchand du Caucase, sujet russe, lui avait vendue assez cher. Cette jeune personne était jolie, savait le français, la géographie et jouait habilement sur le piano des valses et des contredanses. C'était plus qu'il n'en fallait pour assurer le bonheur domestique d'Osman Pacha. Ce bonheur était complet. La Hanoum, la dame, s'habillait à l'européenne et ne portait que des modes de Paris qu'elle faisait également porter à ses deux enfants, une fille et un garçon. Elle s'ennuyait à Erzeroum. Elle aurait voulu aller aux théâtres, au bal, au bois de Boulogne, aux courses de Chantilly, aux soupers du Café Anglais. Le Journal des Modes lui avait révélé l'existence de ce monde enchanté et elle en rêvait. Pour les Asiatiques civilisés, l'idéal de la vie intelligente est, chez les hommes, la vie du club et, chez les femmes, celle du demi-monde. Osman Pacha et Fatmèh-Hanoum furent ravis de voir arriver Valerio et Lucie. C'était une distraction.
Elle ne dura que peu de jours. Erzeroum n'est pas une ville attrayante. Placée sur un plateau nu et élevé, les rues y sont livrées au vent, froides, entourées d'une plaine maussade et stérile. Là, il pleut constamment; le ciel y est gris. Valerio n'y resta que juste le temps de s'entendre avec le chef de la caravane qui partait pour la Perse et auquel il avait l'intention de confier sa destinée. Il congédia ses zaptyés, qui ne devaient pas l'accompagner plus loin, et, étant tombé d'accord avec le maître des muletiers, il annonça son départ à Osman-Pacha et prit congé de lui. Lucie en fit autant, dans le harem, à l'égard de Fatmèh-Hanoum. Ce furent de grandes expressions de regrets, beaucoup de larmes et des embrassements sans fin; puis, vers deux heures de la nuit, Valerio et Lucie, avec deux domestiques musulmans, prirent congé de leurs aimables hôtes et se mirent en chemin pour aller s'associer à leurs futurs compagnons de route.
La caravane, comme c'est l'usage, avait quitté la ville depuis deux jours et était campée à une demi-heure du faubourg. Elle était considérable. A la clarté de la lune, on apercevait des lignes de mulets et de chevaux attachés par le pied à des piquets et mangeant l'orge du matin; on allait partir. Des feux étaient allumés çà et là; les ballots de marchandises s'élevaient comme des espèces de murailles et formaient en plusieurs endroits des cellules, dont les propriétaires s'occupaient à enlever le mobilier temporaire, composé des tapis et des couvertures sur lesquels et sous lesquels ils avaient dormi. Les constructions mobiles formaient comme des rues où déjà la foule circulait très affairée. Çà et là s'élevaient quelques tentes légères dont les toiles laissaient percer les rayons lumineux des lampes matinales, et des ombres passaient et repassaient au-dessous. Bien des petits boutiquiers tenaient, étalés par terre, auprès d'un réchaud de charbons, des gâteaux, des pains très minces et feuilletés, l'appareil pour faire le thé ou le café, des tasses, du laitage, quelque peu de mouton ou de volaille. On déjeunait. On allait, on venait; les muletiers réunissaient les ballots, ils les couvraient de cordes, et commençaient à charger les bêtes. De saints personnages criaient à haute voix des prières. Valerio se fit conduire auprès du chef des muletiers, après avoir laissé Lucie pour quelques instants auprès d'une famille turque qui allait à Bayazyd et à laquelle le pacha avait recommandé la jeune dame italienne.
Un chef de muletiers, un chef de caravane n'a pas de rang hiérarchique parmi les fonctionnaires publics d'aucun pays musulman. Ce n'en est pas moins un grand personnage, en un certain sens; il jouit de deux privilèges bien rares dans le monde: d'abord, il commande à tout ce qui l'approche, et son autorité n'est jamais mise en doute; ensuite sa probité est toujours incontestée, et il est rare qu'elle ne soit pas incontestable.
En ce qui concerne Kerbelay-Houssein, le maître muletier auquel Valerio se trouva avoir affaire, ce dernier point était assuré. Il n'y avait qu'à le considérer avec un peu d'attention pour reconnaître immédiatement dans son visage les signes de l'intégrité native. Kerbelay-Houssein était un homme de taille moyenne, trapu, remarquablement fort; la moitié de la figure couverte jusqu'aux pommettes d'une barbe noire, courte et frisée, des yeux francs et hardis, éclairés de regards droits et fermes, un teint hâlé, l'air grave et prudent comme il sied à un homme accoutumé à se sentir responsable. Kerbelay-Houssein était de la province de Shouster, l'ancienne Susiane, à laquelle appartenaient la plupart de ses camarades. Il possédait en propre trois cents mulets de charge, ce qui constituait un avoir assez respectable. Il était donc riche, considéré; mais comme il convient à un homme de sa profession, il ne se donnait aucun titre pompeux, ne se faisait pas même appeler beg, allait vêtu de laine fort propre, mais très commune, et se contentait d'être le plus despotique et le plus inflexible des législateurs. D'ailleurs, il ne s'emportait jamais, content d'égaler en obstination le plus obstiné de ses mulets.
—Maître, dit Valerio à ce personnage, vous allez à Tebryz?
—Inshallah, s'il plaît à Dieu! répondit Kerbelay-Houssein, avec une dévote réserve.
—Combien de jours comptez-vous mettre dans ce voyage?
—Dieu seul le sait! répliqua le chef toujours du même ton. Cela dépendra du temps beau ou mauvais; de l'état des pâturages pour mes mulets, du prix de l'orge dans les différentes stations, et enfin, du séjour que nous ferons à Bayazyd et ailleurs.
—De sorte que vous ne pouvez pas du tout me dire à l'avance quand nous arriverons?
Le muletier sourit.
—J'ai vu des Européens, dit-il, et j'ai toujours remarqué qu'ils sont pressés. Croyez-moi, l'heure de la mort arrive toujours. Vous avez le temps; ni une minute plus tôt, ni une minute plus tard que le sort ne le veut, nous n'arriverons à Tebryz. Vivez content, croyez-moi, sans vous tourmenter davantage.
—Vous m'avez l'air d'un brave homme, répliqua Valerio, et je crois que vous êtes tel. Je vais donc vous parler à cœur ouvert. J'ai une jeune femme, et je crains que la prolongation des fatigues de la route ne soit une épreuve un peu dure pour elle; c'est pourquoi je viens me consulter avec vous sur ce qu'il y aurait à faire pour que ma femme souffrît le moins possible. Ensuite, j'ai encore quelque chose à vous demander. Pour mon voyage, j'emporte quelque argent, et, avec tant de monde qu'il y a ici, dans la caravane, je ne suis pas bien aise de l'avoir toujours sur moi; je crains qu'on ne me le vole.
—C'est ce qui arrivera certainement avant qu'il soit deux jours, répondit le muletier, si vous gardez votre bourse par devers vous. Donnez-la-moi. Je paierai vos dépenses en route, et je vous tiendrai compte du surplus, quand nous serons arrivés à notre destination.
Valerio n'avait voulu que provoquer cette offre, et il s'empressa de remettre ce qu'il possédait entre les mains de Kerbelay-Houssein. Celui-ci compta et recompta l'argent et le mit dans un coffre sans donner le moindre reçu comme c'est l'usage. Il en fit lui-même la remarque, et dit en souriant à Valerio:
—Je suis allé une fois jusqu'à Trébizonde et deux autres fois je suis allé à Smyrne. Il paraît que vous autres Européens, vous êtes de grands voleurs, car vos négociants se demandent constamment des gages les uns aux autres. Mais vous comprenez que, si les muletiers n'étaient pas des gens d'honneur et qui n'ont aucunement besoin d'attester sans cesse leur probité, le commerce ne serait tout simplement pas possible. En ce moment, voyez! Un grand marchand de Téhéran compte sur moi. Il m'avait remis, il y a un an, quatre-vingt mille tomans pour lui rapporter des étoffes de laine et de coton, des porcelaines, des cristaux, des soieries et des velours, que j'ai dû faire demander à Constantinople. J'ai dépensé soixante mille tomans et je lui rapporte le reste. J'ai mon frère qui mène une caravane de Bagdad à Shyraz, de Shyraz à Yezd, et de Yezd à Kerman. Il a eu dernièrement, pour cent mille tomans, une commande de châles destinés à un négociant du Caire. Il a dépensé cent cinquante mille tomans que, sur sa parole, on lui a parfaitement payés. Si, nous autres muletiers, nous donnions prise au moindre doute, je vous le répète, qu'est-ce que le commerce deviendrait! Certes, effendum, il faut grandement remercier Dieu très haut et très miséricordieux, parce que, ayant créé tous les hommes voleurs, il n'a pas voulu permettre que les muletiers le fussent!
Là-dessus, Kerbelay-Houssein se mit à rire, et, comme on lui apporta son thé, il en offrit une tasse à Valerio qui accepta.
—Maintenant, poursuivit le brave homme, vous m'avez adressé une autre demande, et comme je l'ai trouvée de beaucoup la plus importante, j'y réponds en dernier. Vous excuserez la liberté avec laquelle je vais vous parler de votre maison; je sais que les Européens ne sont pas sur ce point-là aussi délicats que nous, et je les approuve, car il y a beaucoup de grimace dans notre prétendue réserve et, en outre, je suis un père de famille; j'ai quatre filles mariées qui ont des enfants, et je vous parlerai de votre femme comme d'une fille à moi, puisque vous avez eu la confiance de me consulter à propos d'elle.
—Kerbelay-Houssein, vous êtes un digne homme, répliqua Valerio; je vous écoute avec toute attention et une confiance entière.
—Pour commencer, vous avez eu tort d'emmener votre maison avec vous dans le voyage que vous entreprenez. Je m'imagine assez ce que sont vos femmes; elles ne ressemblent point aux nôtres; j'ai vu cela du coin de l'œil dans les villes habitées par des Férynghys. Les nôtres? On en met deux sur un mulet, une à droite, l'autre à gauche, avec une toile bleue par-dessus et trois ou quatre enfants sur leurs genoux. Elles bavardent et dorment, on ne s'en inquiète pas. Si ce sont de très grandes dames, on leur donne, au lieu de ces kedjavèhs, un takht-è-révan, une grande boîte portée sur deux bêtes, l'une devant, l'autre derrière; cela tangue et roule comme un vaisseau; elles sont fort bien là-dedans. Mais vos femmes sont trop raffinées; vous leur apprenez tant de choses, vous les gâtez si fort, qu'il est impossible de les traiter de cette façon-là. Mon avis est donc qu'elles ne doivent pas venir dans nos pays, où il n'existe pas de voitures, pas de beaux meubles, et où, en revanche, on a trop de soleil, trop de chaleur ou trop de froid, beaucoup de fatigues, et elles n'y peuvent tenir.
—Que signifie cette crainte que vous voulez me donner, Kerbelay-Houssein? répondit-il. Grâces au Ciel, ma femme est forte, bien portante et jusqu'ici elle s'est accommodée de tout et n'a souffert de rien.
—Sans doute, sans doute! Gloire à Dieu qu'il en ait été ainsi; mais voilà que les difficultés commencent. Enfin, tout ira bien, inshallah! inshallah! Je ne veux pas vous effrayer sans raison, effendum, mais vous rendre précautionneux; car vous savez que d'ordinaire, vos pareils ne savent guère ce que c'est que le bon sens. J'espère qu'il n'en est pas ainsi pour vous. J'ai un joli petit cheval qui va l'amble. Je vous l'enverrai tout de suite pour porter votre maison; il vaut mieux que sa monture actuelle.
Valerio remerciait le digne muletier, quand on entendit des cris aigus, des accents de fureur, un tapage effroyable. Un muletier accourait en gesticulant et fendait la foule qui semblait indignée.
—Qu'y a-t-il? demanda Kerbelay-Houssein avec calme.
—C'est, répondit le muletier, un scélérat de Shemsiyèh qui prétend se joindre à la caravane! Vit-on jamais pareille insolence? Nous voulons le chasser! Il n'obéit pas!
—Je vais lui parler, répondit Kerbelay-Houssein d'un air grave, et il se mit en route dans la direction que les cris et les gesticulations de la foule lui indiquaient. Valerio le suivit et ils arrivèrent au dehors du camp sur le bord d'un petit ruisseau dominé par une roche; au pied de cette roche se tenait un homme que les gens de la caravane insultaient et menaçaient. Les Turks étaient particulièrement acharnés; les Persans ricanaient et criaient des injures, des Arméniens catholiques levaient les bras au ciel avec des exclamations de douleur et de scandale; plusieurs Juifs branlaient la tête d'un air grave et gémissaient sur la désolation de l'abomination, mais ils ne faisaient pas trop de bruit. Quelques pierres, visant le personnage poursuivi par une animadversion si générale, vinrent rebondir sur la roche. Elles étaient lancées par des enfants Kurdes.
Le Shemsiyèh debout, se contractant de tous ses membres devant les projectiles qu'on lui jetait et que Kerbelay-Houssein arrêta d'un geste, paraissait avoir une quarantaine d'années. Sa figure semblait douce ou plutôt doucereuse et craintive; sa bouche souriait, ses regards s'échappaient en dessous et circulaient rapidement autour de lui. Il était vêtu à la façon kurde, mais portait un bonnet de feutre blanc de dimensions très exiguës; à la main il tenait un petit bouclier rond, couvert de ganses et de glands qu'il serrait convulsivement pour s'en garantir contre la lapidation; il portait un sabre et un poignard, mais ne semblait nullement tenté de s'en servir.
—Que veux-tu, chien? lui dit sévèrement Kerbelay-Houssein.
—Monseigneur, répliqua le Shemsiyèh, avec son sourire inimitable et une extrême humilité, je demande la permission à Votre Excellence de me joindre à la caravane pour aller jusqu'à Avadjyk. Je n'ai pas l'intention d'être à charge à personne; je ne demande pas la charité. Veuillez seulement m'autoriser à me joindre à vous, il ne m'en faut pas davantage.
Un cri général de réprobation s'éleva de toutes parts.
—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Valerio. Est-ce que cet homme est un malfaiteur ou un pestiféré?
Kerbelay-Houssein leva légèrement les épaules:
—C'est tout bonnement un Shemsiyèh, répondit-il tout bas à son interlocuteur; il adore les idoles des anciens et, à ce qu'on dit, le soleil; les Turks voudraient le manger parce qu'il ne vénère ni Osman, ni Oma, ni Aboubekr; les Persans voudraient le voir manger parce qu'ils aiment les spectacles et le tapage; les Chrétiens et les Juifs saisissent cette occasion de se montrer zélés partisans de l'unité divine; Dieu sait avec exactitude ce qu'il en est! Pour moi, je mettrais toute ma caravane en désordre, si je blessais les sentiments de ce monde. Le Shemsiyèh ne peut venir avec nous. Allons! s'écria-t-il d'une voix rude, allons! infidèle, scélérat maudit, décampe! Comment as-tu l'impudence de prétendre t'unir à une compagnie si honorable?
—Je suis sujet du sultan, comme vous autres, répliqua le Shemsiyèh d'une voix assez ferme. Si je vais seul à Avadjyk, je serai volé et assassiné sur la route. Vous n'avez pas le droit de me repousser; je ne fais de mal à personne, et les nouvelles lois sont pour moi aussi bien que pour les Musulmans et les autres gens du Livre.
Là-dessus, il s'éleva un tolle furieux parmi les citoyens de la caravane, les pierres recommencèrent à voler de toutes parts et des sabres même allaient se tirer quand Kerbelay-Houssein, assénant autour de lui trois ou quatre bons coups de bâton qui arrachèrent des cris de douleur aux victimes, mais calmèrent l'élan général, s'écria plus haut que tout le inonde:
—Je ne me soucie pas des nouvelles lois! Va-t'en! Ne trouble pas plus longtemps d'honnêtes gens qui vont à leurs affaires et si Dieu te permet, dans sa sagesse impénétrable, de souiller le monde de ta présence, au moins que ce ne soit pas parmi nous!
Un applaudissement général couvrit la fin de ce discours édifiant, mais Valerio, considérant la figure du Shemsiyèh, vit des larmes sillonner ses joues: il fut ému, lui aussi, et il dit brusquement à Kerbelay-Houssein et de façon à être bien entendu par la foule:
—Je prends cet homme pour mon domestique. Je ne sais pas s'il est Shemsiyèh ou autre chose, mais je ne m'en soucie point. Si quelqu'un m'attaque moi ou les miens, il aura affaire au vizir d'Erzeroum. Comprenez-vous cela, Kerbelay-Houssein?
—Parfaitement, répondit celui-ci avec un clignement d'œil approbatif. Mais je ne veux pourtant faire de la peine à qui que ce soit. Hommes musulmans, chrétiens et juifs, vous entendez ce que vient de dire ce seigneur européen! Je suis un pampre muletier et je dois respecter les ordres du gouvernement Sublime! Si quelqu'un d'entre vous n'est pas content, je l'engage à rester à Erzeroum. Mais voilà les bêtes chargées, en marche!
Sur cette parole magique, toute la foule se dispersa, subitement entraînée par le sentiment et la passion de ses affaires et de ses intérêts directs, et, tandis que défilaient les chameaux chargés et le reste, le Shemsiyèh saisit la main de Valerio et la baisa.
—J'ai, lui dit-il tout bas, ma femme mourante à Avadjyk; j'étais venu chercher un peu de travail à Erzeroum. Je rapporte de l'argent. Que Dieu vous bénisse et vous sauve!
—Pourquoi ne me recommandes-tu pas à tous les Dieux? répondit Valerio en souriant.
—Je ne veux pas choquer vos opinions, répliqua l'homme de la Foi ancienne, mais bien vous exprimer ma reconnaissance.
Valerio s'empressa de rejoindre Lucie avec son nouveau serviteur et il lui expliqua ce qui venait d'arriver. Le petit cheval amblier de Kerbelay-Houssein arriva, et Lucie l'ayant monté, le trouva fort à son goût. Valerio, comme d'ordinaire, se mit à sa gauche. Le Shemsiyèh allait à pied de l'autre côté, quelques domestiques suivaient; quand le soleil se leva tout grand, il éclaira la caravane en pleine marche. C'était un spectacle très beau et très grand.
Le train immense composé de deux mille voyageurs s'étendait sur un vaste espace de terrain. Des files de chameaux et de mulets se succédaient sans interruption, surveillées par les gardiens qui, la tête couverte de bonnets de feutre ronds ou cylindriques, absolument comme ceux dont les vases et les sculptures antiques présentent les images, cousaient ou tricotaient de la laine, tout en marchant. Kerbelay-Houssein, monté sur un cheval très modeste, et roulant d'un air fort sérieux son chapelet dans ses doigts, était entouré de quelques cavaliers aussi graves que lui, soit des moullas, soit des marchands de considération. Ce groupe respectable était évidemment l'objet du respect général. Ici des négociants couraient en faisant avancer leurs montures; plus loin c'étaient des gens assez richement vêtus, appartenant à d'autres professions que le commerce, soit qu'ils fussent employés du gouverneur, ou militaires, ou propriétaires terriens. Puis il y avait la foule, le plus souvent marchant à pied, causant, gesticulant, riant, se portant de côté et d'autre; quelquefois un de ces hommes disait à un muletier:
—Frère, voilà une bête qui ne porte rien. Puis-je monter dessus?
—Oui, répondait le muletier; que me donneras-tu?
Le marché se débattait en cheminant et l'homme payait et se prélassait sur la bête. Puis les femmes, qui se tenaient à part, allaient, faisaient un bruit beaucoup plus grand que les hommes. C'étaient des pépitements, des rires, des cris, des fureurs, des peurs, des adjurations qui n'avaient point de fin, et les enfants y joignaient de temps en temps des hurlements aigus. On voit cette masse, et les chameaux, et les chevaux, et les mulets, et les ânes, et les chiens, et les gens refrognés, et les élégants, et les prêtres, et les musulmans, et les chrétiens, et les juifs, et tout, et le tapage on l'entend. La foule marchait en avant; marchait avec lenteur, mais, en même temps, semblait constamment tourbillonner sur elle-même; car les piétons surtout, en agitation perpétuelle, allaient de la tête à la queue du convoi et de la queue à la tête pour parler à quelqu'un, rencontrer quelqu'un, amener quelqu'un à quelqu'un, c'était une agitation permanente et un bouillonnement qui ne s'arrêtait pas. Lucie en était à la fois étourdie, étonnée, amusée à l'excès. Elle demandait à son mari mille explications à la fois sur les diverses parties de ce spectacle nouveau, et rien ne lui avait donné l'idée jusqu'alors qu'un tel tableau fût possible. C'est cependant là, dans ce vagabondage organisé, que se développe le plus à l'aise le caractère et l'esprit des Asiatiques.
Vers huit heures, la caravane s'arrêta pour se reposer toute la journée et ne repartit que dans la nuit, vers deux heures. Kerbelay-Houssein, fidèle à sa sollicitude pour les jeunes Européens, vint lui-même leur désigner un endroit choisi, où il fit élever leur tente. On la plaça au milieu du beau quartier, de ce qu'on appellerait en Europe le quartier aristocratique. Là, n'habitaient que gens sérieux et dignes de considération. C'était plus respectable, mais moins amusant que les autres parties du camp. Aussi Valerio emmena-t-il Lucie très bien voilée pour se promener un peu partout.
Ce qu'on pouvait considérer comme le séjour de la bourgeoisie, comptait encore quelques tentes, mais petites et basses pour la plupart. La plus grande partie des habitations ne se formait que de ballots montés les uns sur les autres et couverts par des pans d'étoffe interposés entre les rayons du soleil et la tête du propriétaire de ce qu'on ne saurait appeler un immeuble. Certains de ces arrangements étaient très jolis et confortables, bien garnis de tapis et de coussins.
Dans le quartier populaire, on ne rencontrait que des bivouacs, des feux allumés, quelques baraques faites avec des bâts de mulets et de chameaux; là, les gens, peu sybarites, dormaient étendus sous la lumière crue, avec leurs abbas sur la tête, et, partout, dans les trois quartiers, se dressaient les rôtisseries, les boutiques d'épiceries, les marchands de thé et de café, et l'on entendait dans plus d'un coin, dont le maître était invariablement un Arménien, le son d'une guitare et d'un tambourin. Il était sage de ne pas trop s'aventurer de ces côtés.
—Madame, dit en italien une voix cassée, madame, je vous salue et me présente à vous comme une femme bien malheureuse.
Lucie s'arrêta, Valerio en fit de même, et ils virent à leur côté une femme habillée en homme, à la mode persane, avec un chapeau de paille sur la tête.
—De quel pays êtes-vous? demanda Valerio.
—De Trieste, monsieur. Je me nomme madame Euphémie Cabarra. Telle que vous me voyez, j'exécute en ce moment, pour la vingt-septième fois, le voyage de ma ville natale à Téhéran.
—Un intérêt bien puissant doit vous avoir imposé un genre d'existence aussi rude? demanda Valerio.
La femme n'était pas de taille très élevée; sa maigreur paraissait extrême; son nez crochu, sa bouche mince, ses yeux petits, brillants, donnaient à toute sa physionomie une expression de dureté et de rapacité peu agréables à voir. Elle répondit:
—J'ai suivi d'abord mon mari, musicien militaire, engagé parle gouvernement persan. J'ai fait quelques bonnes affaires au moyen d'un petit commerce. M. Cabarra est mort. Je suis retournée à Trieste acheter d'autres marchandises, et je suis retournée. J'ai continué à vendre, à gagner, à perdre. J'ai pris l'habitude d'aller et de venir ainsi. J'aime mieux cette existence que toute autre. Quelquefois je me mets en service comme cuisinière, soit dans les harems curieux de goûter des plats des Européens, soit dans quelque légation. En ce moment j'apporte avec moi une pacotille de bimbeloterie. J'épargne mon argent, je loge avec les muletiers, mange du pain et du fromage, et je sers Dieu le mieux possible.
—C'est une existence très dure! s'écria Lucie.
—Ma belle dame, reprit la femme d'un air sérieux et morose, chaque créature humaine a son lot. Ce n'est pas la vie que je mène qui cause mon malheur. J'ai vu beaucoup de choses curieuses.
—Je n'en doute pas, repartit Valerio. Vous devriez les raconter à quelqu'un qui pourrait les écrire; ce serait assurément un livre intéressant.
—Le livre est fait, dit Mme Euphémie Cabarra, et elle tira de sa poche un petit volume in-12, imprimé sur gros papier commun en caractères peu élégants. Elle l'offrit à Valerio, qui regarda la première page. On y lisait:
«Les Aventures originales et véridiques d'une dame de Trieste dans les nombreux voyages qu'elle a exécutés toute seule en Turquie, en Perse, dans le pays des Turcomans et dans l'Inde, pour la plus grande gloire de Dieu et le triomphe de la Religion.»
Valerio regarda çà et là, il ne lut absolument rien qui eût trait aux pays visités par l'auteur; tout consistait en une série d'anecdotes relatant d'innombrables occasions où la vertu de Mme Cabarra avait couru les plus grands périls, et d'où elle était sortie pure comme cristal et absolument triomphante. A dater de ce moment, une personne si respectable s'attacha à Lucie et à Valerio, et, moyennant un petit salaire, se chargea de faire leur cuisine.
Au bout de quelques jours, Valerio découvrait encore dans le camp un autre Européen. Celui-ci était un tout jeune homme, venant de Neuchâtel, en Suisse. Il s'était épris de l'Orient sur la lecture des livres des voyageurs et faisait des vers. Il voulait, disait-il, s'inspirer aux sources même de l'exaltation et du sublime, et son idéal était la Lalla-Rookh de Thomas Moore. Ce que Valerio pensa de lui, c'est qu'il était à moitié fou. Les vers que le jeune enthousiaste lui montra à la première rencontre lui parurent détestables. Le pauvre garçon ne savait pas grand'chose. Il portait de grands cheveux, une ceinture de soie rouge, une épée croisée comme les chevaliers d'autrefois, des bottes fortes avec des éperons dorés et une plume à son chapeau. D'ailleurs, son argent de route était exigu, et, pour le ménager, il faisait comme Mme Cabarra; il mangeait avec les muletiers, et couchait sur leurs couvertures. Il était maigre, pâle, débile; sa poitrine était atteinte. Avant d'arriver à la frontière persane, il mourut et un médecin sanitaire de la quarantaine, ancien étudiant saxon, le fit enterrer et plaça sur sa tombe une pierre où, lui-même, il grava le nom de la victime et une lyre au-dessus. Ce fut, sans doute, une consolation pour l'âme errante de celui qui n'aurait jamais su se servir de cet instrument. Il paraît qu'il ne suffit pas d'avoir la tête montée et une témérité aveugle pour tirer parti des choses. L'aspect de cet infortuné personnage qui, sauf son erreur, aurait pu faire, peut-être, à la Chaux-de-Fonds ou à Moûtiers, un clerc d'avoué très convenable, remplit de tristesse le cœur de Lucie. Mais il n'y avait rien à faire qu'à laisser la destinée jouer à son aise avec sa proie. Chaque jour révélait aux deux amants quelque individualité nouvelle, les unes tragiques comme celle du poète, grotesques et fortes comme celle de la Triestine, touchantes comme cette autre que voici ou digne d'attention comme celle qui vient après.
Lucie remarquait près de sa tente, chaque matin, un petit ménage composé du mari, de la femme et d'un enfant. Le mari pouvait avoir une vingtaine d'années et la femme quatorze ou quinze ans. Elle ne manquait jamais de saluer Lucie, et, bien qu'elle ne put parler avec elle, elle se faisait comprendre par des signes, et ces signes étaient les plus aimables et les plus gracieux du monde. Le mari s'empressait de rendre les petits services qu'il pouvait à ses deux voisins de campement. Il avait à baisser la tente, à la plier, à charger les mulets, et cela, sans façons obséquieuses, et avec cette bonne grâce et cette gaieté naturelles, partage des Orientaux qui savent vivre. Il raconta lui-même son histoire à Valerio:
—Je m'appelle, lui dit-il, Redjèb-Aly et je suis d'un village aux environs de Yezd. Cette femme, qui est la mienne, est aussi ma cousine; nous avons été élevés ensemble, et nos parents avaient, dès notre naissance à tous deux, résolu de nous marier. Il y a deux ans, et comme ce projet allait s'exécuter, la jeune fille tomba malade et chacun vit bien qu'elle allait mourir. Le médecin juif ne le cacha pas; elle n'en avait plus que pour quelques heures, et quand je la vis sur sa couche, pâle et expirante, son père et le mien, sa mère et la mienne, pleurant, sanglotant et jetant des cris à fendre l'âme, je ne pus supporter ce spectacle; je l'embrassai sur la bouche, pour lui dire adieu à elle et à toutes mes espérances, et je m'élançai dans la rue. Comme je franchissais le seuil de la maison, et, que les yeux aveuglés par les larmes, je ne voyais pas ce que je faisais, je me heurtai contre quelqu'un qui me saisit brusquement dans ses bras.
—Qu'as-tu? me dit-il, d'une voix rauque.
—Laissez-moi, répondis-je avec colère, je ne suis pas en humeur de parler à personne.
—Moi, je suis au monde, s'écria-t-il, pour parler aux affligés et les consoler. Raconte-moi ton mal, peut-être ai-je le remède.
Je regardai alors celui qui me retenait et je vis que c'était un vieux derviche à barbe blanche, l'air à la fois bienveillant et rude.
—Eh bien, mon père, répondis-je, la mort est dans cette maison. Laisse-moi aller maintenant, tu sais tout!
Et me débattant avec force, je le repoussai loin de moi et je m'enfuis. Pour lui, à ce que j'ai su plus tard, il ne fit aucun effort pour me retenir et entra vivement chez mes parents; il pénétra dans la chambre où agonisait ma fiancée, écarta d'un geste les assistants, s'empara du bras de la malade et sans dire un seul mot, tira de sa poche une lancette. Il pratiqua une forte saignée; puis, tandis que le sang coulait en abondance, il prit dans sa ceinture une fiole contenant de la liqueur rouge et en versa plusieurs gouttes dans un verre d'eau dont il fit avaler quelques gorgées à ma cousine. Cela fait, il ouvrit la porte toute grande, ordonna à chacun de sortir et de se tenir dans la cour sans plus entrer, car, disait-il, il faut de l'air à cette enfant.
Pour lui, il s'assit au pied du lit et resta les yeux fixés sur la mourante. Que dis-je, la mourante? Quand je revins une heure après, certain de ne plus trouver qu'un cadavre, je la vis sur son lit, les yeux grands ouverts, ayant repris connaissance, sa bouche essayait de sourire. Elle me regarda.... Puisse Dieu très haut et très saint donner le bonheur des Élus au derviche pour ce regard que je lui dois!
Pendant trois jours, le vieillard n'abandonna pas celle qu'il venait de sauver. Nous lui offrîmes tout ce que nous possédions pour lui témoigner notre reconnaissance.
—Je ne saurais qu'en faire, nous répondit-il en souriant. En ne possédant rien, je possède tout; seulement il est en votre pouvoir de me rendre un grand service.
—Parlez, répondîmes-nous, vous avez tout droit et tout pouvoir sur vos esclaves.
—Eh bien! donc, répliqua-t-il, comme je viens de le dire, je suis vieux et mes forces ne sont plus grandes; dans ma jeunesse, j'avais fait vœu d'exécuter dix fois le pèlerinage de Kerbela. Je l'ai fait neuf et je ne me sens plus en état d'accomplir ma dixième obligation. J'en ai un remords infini, ma vie est troublée et je ne serai sûr de ne pas être châtié après ma mort, comme doit l'être un parjure, que si quelqu'un d'entre vous consent à se substituer à moi et à se rendre auprès du tombeau des Saints Imams pour leur dire ceci, en se prosternant devant la pierre:
—O Saints Imams, martyrs sacrés de Kerbela, le derviche Daoud vient, en ma personne, baiser la poussière de votre sépulture!
—C'est moi qui ferai cela! m'écriai-je, je vous le jure par votre tête et par la tête que vous avez sauvée; et pas une des parcelles des mérites que peut comporter une aussi sainte action ne sera dérobée par moi de votre part; tout vous reviendra, tout vous appartiendra et, plus tard, quand je serai revenu ici, j'irai une seconde fois et pour mon propre compte, remercier les Imams d'avoir, par votre entremise, sauvé la vie à celle qui doit être ma femme.
Le derviche m'embrassa et je partis. J'accomplis son vœu et j'en tirai un certificat du gardien de la Mosquée sainte; puis, je revins, je lui remis le document, dont il se montra très satisfait et je me mariai.
Le jeune homme s'arrêta sur cette parole et sembla hésiter un instant; mais Valerio s'aperçut que c'était parce qu'il luttait contre l'émotion. En effet, il reprit, après un peu de temps, d'une voix basse et tremblante:
—Je vous dirai que ma femme est si bonne, si douce et que je l'aime tant qu'il me sembla d'autant plus nécessaire d'aller remercier les Imams de me l'avoir donnée. Je leur devais déjà un pèlerinage pour moi-même. Je le fis; puis je revins. Quand je voulus repartir pour le troisième, qui était celui de la reconnaissance, elle m'a dit qu'elle aussi était reconnaissante et voilà pourquoi nous allons ensemble cette fois avec notre enfant. Mais je m'aperçois que je fatigue Votre Excellence. Elle a eu une bonté infinie de m'écouter jusqu'au bout. Je ne suis qu'un pauvre homme et j'ai grandement abusé de votre générosité.
Il y a de ces âmes-là en Asie, des gens qui ne vivent que par l'imagination et par le cœur, dont l'existence entière se passe dans une sorte de rêverie active et qui peuvent d'autant mieux se passer de tout contact avec ce que l'on appelle ailleurs la vie réelle et pratique, que cette sorte de fardeau et les obligations qu'il accumule sur les épaules des humains n'existent là que pour les riches et les puissants. Les pauvres sont dispensés, s'ils le veulent, de rien faire; la nourriture et l'abri ne leur manqueront jamais ni dans les caravanes, ni dans les villes, et la parabole des oiseaux du ciel auxquels le Père céleste sait ce qu'il faut et le donne, n'est vraie que dans les contrées du Soleil.
Depuis que Redjèb-Aly s'était fait connaître à Valerio, il était devenu, avec le poète suisse, un des commensaux de la tente italienne; mais ils eurent bientôt un nouvel associé. Celui-là se nommait Sèyd-Abdourrahman et c'était un érudit. Il raconta un matin son histoire en ces termes:
—Je suis né à Ardébyl, ville célèbre, peu éloignée de la mer de Khozèr, que vous autres, Européens, vous appelez la mer Caspienne. Comme ma famille ne comptait que des moullas, le moulla, mon père, les trois moullas, mes oncles, les huit moullas, mes cousins, je ne pouvais manquer de devenir un personnage très savant, et c'est ce qui advint. Je fus battu si souvent et si fort que j'appris à fond la théologie, la métaphysique, l'histoire, la poésie, et je n'avais pas quinze ans que l'on me citait dans tous les collèges de la province comme un des argumentateurs les plus subtils que l'on eût jamais entendu vociférer du haut d'une chaire.
Cela ne m'empêcha nullement de prendre un certain goût pour le vin, ce qui me conduisit à l'eau-de-vie, et cette liqueur, d'ailleurs maudite, opérant en moi une réforme intellectuelle d'une valeur prodigieuse, je compris, un beau jour, le néant de toutes choses; le prophète ne me parut plus aussi sublime que vous pouvez le penser; les leçons que j'avais faites au collège à des foules d'étudiants se révélèrent à moi comme aussi absurdes que celles dont on m'avait abreuvé moi-même, et, devant cette ruine générale de toutes mes opinions, je résolus de me mettre à voyager, afin de renouveler mon entendement, de me pourvoir, s'il était possible, de connaissances plus solides que les anciennes et aussi de me distraire par la contemplation de spectacles intéressants et curieux.
Depuis dix ans je mène ce genre de vie et jamais je n'ai eu sujet de m'en repentir. Vous avez peut-être remarqué quelquefois un grand garçon de bonne mine avec lequel je suis généralement associé dans nos marches. C'est un boulanger de Kaboul qui a, de même que moi, la passion des voyages. Pour la huitième fois il suit cette route-ci et il retourne dans l'Afghanistan avec la ferme résolution de partir immédiatement pour le nord de l'Inde et, de là, visiter Kachemyr, Samarcande et Kashgar. Quant à moi j'ai été déjà deux fois dans ces contrées, et, quand j'y retournerai, je pousserai jusqu'à la mer de Chine; en ce moment, je viens de l'Égypte et compte me rendre dans le Béloutchistan.
—Hé bien, en somme, dites-nous, Sèyd, répondit Valerio, dites-nous quels fruits vous avez retirés de tant de fatigues.
—De très beaux, répondit le voyageur; d'abord j'ai évité les fatigues bien plus grandes de la vie sédentaire, un métier, la société permanente des imbéciles, l'inimitié des grands, les soucis de la propriété, une maison à conduire, des domestiques à morigéner, une femme à supporter, des enfants à élever. Voilà ce dont je suis quitte; n'est-ce rien?
—Mais du même coup, vous avez perdu les avantages correspondants.
—Et dont je ne me soucie point, s'écria Sèyd-Abdourrahman avec un geste de mépris. En revanche, il n'est pas de contrée habitée par des musulmans qui me soit inconnue. J'ai vu les cités les plus illustres et les lieux dont parle l'histoire; j'ai conversé avec les savants de tous les pays; j'ai réuni l'ensemble de toutes les opinions reçues en un lieu, contestées dans un autre, et, somme totale, je ne peux plus douter que la plus grande partie des hommes valent un peu moins que des grains de sable, que les vérités sont des faussetés, que les gouvernements sont des arsenaux de scélératesse, que les quelques sages répandus dans l'Univers existent, seuls, d'une manière véritable et que Dieu très haut et très grand, qui a créé cet amas de boue et de turpitudes où brillent si peu de paillettes d'or, a dû avoir, pour agir ainsi, des motifs que nous ne connaissons pas et dont l'apparente absurdité doit recéler certainement des causes d'une profondeur adorable.
—Amen! murmura Redjèb-Aly, qui n'avait pas compris le premier mot à cette tirade, sinon que tout respect était rendu au Créateur des mondes. Quant au poète, il cherchait une rime au mot perdre, et le Shemsiyèh souriait avec une certaine ironie qui fut remarquée par Sèyd-Abdourrahman, lequel se tourna vivement de son côté et le prit à parti en ces termes:
—Tu te moques, s'écria-t-il d'un air de triomphe, tu te moques des paroles que je viens de prononcer, parce que tu crois, toi, misérable, dont le nom est un objet d'horreur et la personne un objet de dégoût pour les populations au milieu desquelles tu vis, tu crois posséder seul la vérité et cette pauvre vérité se trouverait ainsi, dans le monde, comme une perle écrasée, ternie, jaunie, dépouillée de toute monture et gisant presque inconnue dans la fange! Eh bien! tel que tu es, Shemsiyèh, je te proposerai aux autres pour exemple et ils verront que tu es leur modèle. Tes pères ont été puissants; leurs erreurs se sont étendues sur tant de pays qui désormais professent d'autres dogmes que, sous le ciel, il n'était pas alors de place pour des religions différentes; tes folies étaient considérées comme aussi sages que les démonstrations les plus sévères du bon sens; et tes ancêtres les expliquaient avec conviction dans des temples de marbre et de porphyre. Tout est changé. L'esprit des hommes s'est tourné vers d'autres opinions; mais console-toi, ces opinions seront un jour traitées comme la tienne; et les multitudes considéreront un musulman, un juif, un chrétien, du même œil qu'elles te regardent aujourd'hui.
Le Shemsiyèh salua sans répondre et Valerio demanda au Sèyd:
—Vous qui avez parcouru tant de régions, n'êtes-vous jamais entré sur un territoire européen?
—Jamais, répliqua le Sèyd, d'un air embarrassé.
—D'où vient cela? poursuivit Valerio.
—Qu'y pouvais-je chercher? Qu'y pouvais-je trouver? Vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part, et vous ne les croirez pas dictées par quelque prévention religieuse indigne d'un philosophe?
—En aucune façon, répondit Valerio; je connais la largeur et la liberté de vos idées, Sèyd, et ne saurais jamais vous soupçonner de pareilles faiblesses; parlez donc librement et instruisez-moi par votre expérience.
—Il n'y a pas d'intérêt pour un sage à voyager dans les pays européens, répondit le Sèyd d'un air convaincu. D'abord, on n'y est pas en sûreté. On rencontre à chaque pas des soldats qui marchent d'un air rébarbatif; les nommes de police remplissent les rues et demandent à chaque instant où l'on va, ce qu'on fait et qui l'on est. Si on manque à leur répondre, on est conduit dans une prison d'où l'on a beaucoup de peine à se tirer. Il faut avoir les poches pleines de bouyourouldys, de firmans, de teskerèhs et d'autres papiers et documents sans fin, faute de quoi l'on risque même sa vie. Je vous atteste que les choses sont ainsi; je l'ai entendu rapporter par des gens dignes de foi qui avaient suivi des ambassades musulmanes dans ces pays du diable.
Redjèb-Aly écoutait ces révélations, la terreur peinte sur le visage; Valerio se mit à rire:
—Continuez, je vous prie, Sèyd, il y a du vrai dans ce que vous dites et je vous demande la suite avec insistance.
—Eh bien! donc, puisque je ne vous fâche pas, j'ajouterai que, si l'on a eu le bonheur d'échapper à ces périls et de ne pas être mis en prison pour avoir fait une chose ou l'autre qu'il ne fallait pas faire, on est toujours en grand danger de mourir de faim. Si on est pauvre, il ne faut pas le dire; personne ne songe à vous demander si vous avez dîné et ce qui, dans les pays musulmans, ne coûte pas un poul, exige des sommes folles dans vos pays avares. Alors que peut-on devenir? Ici, et partout ailleurs, que je me couche sur le chemin pour dormir, on ne me dira rien; chez vous, la prison rentre en question; il en est de même pour tout; dureté de cœur chez les hommes, cruauté et sévérité chez les gouvernants, et de la liberté nulle part: il n'y a que contrainte; par-dessus le marché, un climat aussi inhospitalier que le reste. Je ne me suis jamais étonné, effendum, de voir ce que vous avez dû observer comme moi, vu que ceux de vos Européens qui viennent demeurer au milieu de nous, ne peuvent plus s'en détacher, prennent vite nos habitudes et nos mœurs, tandis qu'on n'a jamais cité un des nôtres qui eût la moindre envie de rester dans vos territoires et de s'y établir.
—Tout cela est encore assez exact, repartit Valerio et, pourtant, je vous ferai remarquer que le nombre des Asiatiques faisant le voyage d'Europe devient chaque année plus considérable.
—D'accord! s'écria le Sèyd. Ce sont des militaires que l'on envoie apprendre l'exercice et les façons du nyzam! Ce sont des ouvriers qui devront poser des poteaux du télégraphe! Ce sont des médecins qui apprendront à disséquer des cadavres humains! Tous métiers d'esclaves, métiers stupides ou avilissants! ou immondes! Mais il n'est jamais passé par la tête de personne que les Européens, qui savent les choses grossières et communes, possèdent la moindre idée des connaissances supérieures. Ils ne savent ni théologie ni philosophie. On ne parle point de leurs poètes parce qu'ils ignorent tous les artifices du beau langage, ne connaissant ni le style allitéré, ni les façons de parler fleuries et savantes; d'ailleurs j'ai ouï dire que leurs langages ne sont au fond que des patois rudes et incorrects. De tout ceci il résulte que l'Europe ne saurait exercer aucun attrait sur les natures délicates, et c'est pourquoi je vous répète que jamais un galant homme n'y met les pieds, quand il n'y est pas contraint par les ordres de son gouvernement.
Sèyd-Abdourrahman ayant terminé cette apostrophe du ton pénétré d'une foi solide, Valerio ne vit aucune raison d'argumenter contre lui et on parla d'autres choses sur lesquelles on pouvait être mieux d'accord.
Cependant la caravane avançait. Le paysage changeait. On parcourait les contrées montagneuses de la Haute-Arménie; on avait atteint les rives bruyantes, bordées de roches qui enserrent ce torrent fougueux dont le parcours devient plus loin l'Euphrate. On gagnait du pays; mais lentement. D'abord on ne cheminait chaque jour que pendant six à sept heures, et le déplacement d'un si grand corps était lent. Ce corps se mouvait avec une sorte de précaution solennelle et de sang-froid que rien n'émeut. Ensuite, il s'arrêtait souvent à moitié route de la station indiquée pour la fin du trajet du jour et cela pour bien des considérations. Il faut savoir que Kerbelay-Houssein avait toujours le soin de recevoir les rapports des messagers envoyés par lui quelques jours à l'avance dans les différents villages, afin de négocier avec les paysans la quantité d'orge et de paille hachée, dont il avait besoin pour ses bêtes; le nombre de moutons, de poules, de charges de riz et de légumes qu'il lui fallait pour la population entraînée avec lui. Souvent les paysans émettaient des prétentions inacceptables quant aux prix qu'ils voulaient percevoir. On discutait avec eux; les mandataires du muletier leur opposaient la concurrence d'autres villages; souvent ces derniers s'entendaient avec leurs voisins pour maintenir et imposer des conditions très élevées; de la part des diplomates de la caravane c'étaient donc des propositions, des refus, des contre-propositions, des intrigues, des corruptions pratiquées sur tel ou tel de leurs adversaires, des sollicitations appuyées de présents auprès des autorités locales, afin d'obtenir que celles-ci donnassent des ordres propres à modérer la rapacité des gens des villages. Sans cesse les négociateurs revenaient auprès de Kerbelay-Houssein pour dire ce qu'ils avaient obtenu, recevoir de nouvelles instructions, porter des offres nouvelles. Le muletier était occupé comme le ministre dirigeant d'un grand État. Lorsque tout semblait réussir à souhait, que l'orge, la paille hachée, les vivres étaient accordés à bon compte et en abondance, la caravane marchait plus vite et d'une façon régulière et assurée. Dans le cas contraire venaient les lenteurs. Quand on n'avait pas réussi à s'entendre et que les habitants des villages placés sur la ligne du trajet s'obstinaient dans des exigences déraisonnables, alors Kerbelay-Houssein usait d'un grand moyen; il annonçait qu'il allait quitter la route directe, et, si cette menace ne produisait pas son effet, il la mettait à exécution. C'était un coup d'État. Toute la caravane alors, sans que le plus grand nombre des voyageurs en sût rien, prenait à travers champs et commençait un long détour allant chercher des contrées moins avares et bien souvent il arrivait alors que les paysans, effrayés de perdre des bénéfices certains, faisaient leur soumission et envoyaient prier Kerbelay-Houssein de revenir. Dans ce cas-là, celui-ci refusait avec hauteur jusqu'à ce que des indemnités suffisantes lui eussent été accordées pour les retards et les peines supplémentaires. Souvent aussi les fournisseurs assurés de placer ailleurs leur marchandise les laissaient aller. Il cheminait donc, se faisant précéder toujours de ses émissaires, et tirait de la fortune le meilleur parti possible. Il n'avait pas une minute de repos. Sa tête était toujours en travail, il contemplait son peuple à la façon dont Moïse regardait le sien dans la traversée du désert; et l'habitude qu'il avait de cette responsabilité, sa connaissance profonde du caractère des gens avec lesquels il traitait et des agents qu'il employait, lui donnaient une assurance et une fermeté dignes de respect.
Mais ce qui occasionnait les plus longs retards, c'était la rencontre d'un pâturage abondant. En ces occasions annoncées avec enthousiasme par les éclaireurs quelques jours à l'avance, on séjournait quelquefois deux semaines, trois semaines sur le même point. Le camp était établi d'une manière particulièrement sérieuse et avec toutes les commodités que chacun pouvait se procurer. Il semblait qu'une éternité devait se passer là. Chacun semblait dire comme les Apôtres dans l'Évangile:
«Il est bon que nous soyons ici; faisons-y donc trois tentes: une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie.»
Les chameaux, les mulets, les chevaux, les ânes se promenaient dans l'herbage plantureux, où ils enfonçaient jusqu'au ventre. Les muletiers étaient charmés de voir leurs bêtes se remettre à vue d'œil de leurs fatigues, au moyen de ce savoureux repas; la vue de la verdure et des fleurs charmait tous les regards, et la ruche bourdonnait de plus belle, chacun allant, venant, causant, remuant, continuant les marchés, les intrigues, les achats et les ventes que, comme on l'a vu, la marche même n'interrompait pas; car une caravane c'est une ville mouvante, et les intérêts et les plaisirs d'une ville ne s'y reposent pas plus que dans les cités sédentaires.
Pendant ces haltes ainsi prolongées, Lucie et Valerio employaient une partie de leur temps à faire des excursions dans la contrée qui les entourait. C'étaient déjà ces riches montagnes du Kurdistan, dont la beauté est plus âpre peut-être que le Taurus, où les gorges sont plus étroites et les escarpements plus abrupts, mais où la nature féconde n'est pas moins généreuse de ses dons. Les deux amants étaient jeunes; ils étaient hardis; ils ne suivaient pas toujours à la lettre les sages avertissements de Kerbelay-Houssein, qui cherchait à les rendre prudents et à les détourner d'excursions trop longues.
—Vous ne savez pas, leur disait-il, qui vous pouvez rencontrer. Les Kurdes, que le ciel les confonde! ne sont pas tous des pillards et des assassins, mais les exceptions sont rares, et il ne faut tenter personne. Je vous engage donc à ne pas vous éloigner du camp, de telle sorte que vous puissiez devenir la proie de quelques rôdeurs.
Une petite aventure donna une sorte de consécration à ces sages paroles. Valerio et Lucie, accompagnés du poète, du Shemsiyèh et de Redjèb-Aly s'étaient mis en route un matin pour aller, à quelque distance, visiter un village dont on leur avait fort vanté la situation pittoresque. Tous étaient fort gais; le poète, un peu moins malade qu'à son ordinaire, prenait des airs avantageux sur son cheval de louage et se comparait à un chevalier des anciens temps; il en avait plus que jamais la plume, l'épée et les éperons; mais, moins que jamais, toute autre chose. Redjèb-Aly chantait à tue-tête une chanson persane, et le Shemsiyèh, toujours replié en lui-même, marchait sans rien dire auprès du cheval de Lucie. Le passage était resserré entre les montagnes et charmant, plein d'habitations rustiques en terre battue, à toits plats, encombré d'arbres fruitiers chargés de pommes, de poires, de prunes et de raisins. Tout à coup on se trouva dans un défilé étroit, circulant avec un ruisseau et dominé par des crêtes hautes, et on entendit retentir une violente fusillade.
Valerio mit brusquement la main sur la bride du cheval de sa femme et l'arrêta court. Le Shemsiyèh, par un mouvement qui lui fit honneur, tira son sabre et se jeta devant Lucie pour la couvrir de son corps; le poète mit l'épée à la main, en invoquant saint Georges et Redjèb se coucha par terre en criant qu'il était mort. L'alerte fut vive; il y avait de quoi. Mais aussitôt on entendit de toutes parts, sur les deux flancs des montagnes:
—N'ayez pas peur! On n'en veut pas à vous! Allez-vous-en! On ne tire pas sur vous!
Et la fusillade fut suspendue un instant; Valerio, profitant de cette trêve fit rebrousser chemin au cheval de Lucie, et la petite troupe partit au galop et ne cessa pas de courir jusqu'à ce qu'elle fût rentrée au camp, où Kerbelay-Houssein apprit en souriant les détails de l'aventure.
—Si vous m'aviez prévenu ce matin, dit-il à Valerio, que vous aviez l'intention d'aller de ce côté, je vous en aurais dissuadé. Je savais que deux tribus du voisinage avaient l'intention de s'y battre; c'est ce dont elles s'occupent, et comme cela ne cause de mal à personne, il n'y a qu'à les laisser se fusiller en repos. Dieu est grand et fait bien ce qu'il fait!
Ainsi conclut le plus sage des muletiers, et, à dater de ce jour, Valerio ne manqua plus de prendre ses conseils sur l'étendue comme sur la direction des promenades qu'il comptait faire avec Lucie.
Un des grands plaisirs de la marche, c'était de se rencontrer aux lieux de campement avec une autre caravane arrivant d'une direction opposée. Naturellement, dans de pareils cas, les chefs respectifs des deux grands corps ambulants se sont assurés à l'avance qu'ils peuvent s'établir l'un près de l'autre sans compromettre leurs moyens de subsister. Alors ce sont deux cités qui s'arrêtent en face l'une de l'autre; deux cités véritables: l'une vient de l'Occident, l'autre est partie de l'Orient; qu'on s'imagine Samarkand et Smyrne se rencontrant au pied des montagnes qui séparent la Médie de la région du Tigre et de l'Euphrate. De ce côté, sous ces tentes, sous ces baraques, sont des Persans de l'Est, des gens du Khorassan, des Afghans, des Turkomans, des Uzbeks, des hommes venus des frontières lointaines de la Chine et même de ces contrées mal connues qui font pénétrer au milieu des provinces du Céleste-Empire les dogmes et les idées de l'Islamisme arabe. De ce côté-ci, au contraire, voilà des Persans de l'Ouest, des Osmanlis, des Arméniens, des Yézidys, des Syriens et des hommes de l'Europe lointaine, comme nous les avons déjà vus et comme nous les suivons, depuis le commencement de cette histoire. Dans les deux villes existent des éléments communs, des Juifs surtout. Ceux-là viennent aussi bien de Damas et d'Alep que de Bokkara et de Manghishlak. Tel d'entre eux voyage pour vendre et acheter, mais tel autre est un mandataire de la communauté de Jérusalem. Il va recueillir et rapporter aux habitants de la cité sainte les aumônes des fidèles. Il pénètre partout pour recueillir sa moisson. Si, cette année, il va à Téhéran, l'année dernière, il était à Calcutta; Khiva recevra sa visite plus tard, et partout il est reçu avec respect par ses coreligionnaires. C'est un homme grave, ferme, dur. Il connaît le monde et sait mieux que personne l'état actuel de l'Univers. Il n'est pas humble comme ses coreligionnaires et ne supporte ni affront ni avanie. Au besoin, il se réclame de la nationalité française, exhibe un passeport de cette nation, qui le désigne comme né à Alger, et réclame avec hauteur la protection des consuls en les menaçant de s'adresser aux journaux, s'ils ne lui font rendre justice. C'est un personnage terrible et que tout le monde redoute.
Il a bien vite fait de réunir dans sa tente les Juifs des deux caravanes, et c'est là qu'on s'apprend mutuellement ce qu'il y a à vendre et à échanger de part et d'autre: les noms des grands marchands, la nature et le poids des denrées qu'ils portent avec eux, enfin les nouvelles grandes et petites.
De pareilles rencontres déterminent généralement un séjour assez long de la part des caravanes lorsque, toutefois, les circonstances de saison, de sécurité, de lieux et d'approvisionnement le permettent. Alors il se produit aussi du mouvement dans les deux populations. Ceux-ci rebroussent chemin vers l'ouest avec les Orientaux; ceux-là, qui étaient venus parmi eux, s'attachent aux gens venus de l'ouest. On a beaucoup agi, intrigué, remué, on se dit adieu, on se sépare.
Mais il existe aussi des caravanes d'un tout autre genre et auxquelles ou n'est jamais pressé de se rallier. Au contraire, on double volontiers une marche pour ne pas rester campé auprès d'elles. Ce sont les caravanes sacrées, dont les mulets, les chameaux, les chevaux portent, au lieu de marchandises, des bières avec leurs morts, que l'on va enterrer dans quelque ville sainte: à Meshèd, à Goum, à Kerbela. Ces caravanes ne sont, d'ailleurs, pas plus tristes que les autres. On y chante, on y rit, et on s'y amuse tout autant. A la vérité, les conducteurs en sont de vertueux tjaoushs avec leurs vastes turbans, des moullas vénérables pourvus de coiffures non moins sérieuses; les versets du Koran sont fréquemment récités; mais on ne peut pas prier toujours, et, dans les intervalles qui sont nombreux et longs, le plus austère directeur ne se refuse pas à entendre, ni à faire un bon conte. Quand on arrive à la station, le turban est mis de côté, et en caleçon et bonnet de nuit, on se met à son aise; on loue Dieu de ce qu'il a créé l'eau-de-vie. Cependant, les fils respectueux, les frères dévoués, ont pris sur le bât du mulet le corps de leur regretté parent; on a mis les caisses funèbres les unes sur les autres, en tas, ou bien encore on les a laissées où elles sont tombées; on les ramassera le lendemain et, si l'on se trompe de coffre, en définitive, chaque défunt aura finalement la même couche funèbre sous la protection et dans le voisinage de l'Imam. Tout irait pour le mieux, si l'odeur qui s'exhale de ces cadavres mal empaquetés n'était pas, en elle-même, désagréable et tenue, assez généralement, pour malsaine; c'est là seulement ce qui fait qu'on évite, quand on peut, les caravanes des morts.
Au contraire, on ne déteste pas la rencontre d'un grand seigneur, s'en allant avec deux ou trois cents cavaliers, chasser, ou rendre au roi ses hommages. C'est une occasion de plaisir. C'est aussi quelquefois un surcroît de sécurité. Deux ou trois cents braves gentilshommes des tribus, armés jusqu'aux dents, ne sont pas d'un petit secours dans les contrées hantées et troublées par les Kurdes Djellalys ou autres, dans les régions du Nord, ou bien par les Bakhthyarys et les Loures dans celle du Sud. Alors, pendant qu'on voyage côte à côte, on échange de grandes politesses et de petits présents qui ne font jamais de peine à ceux qui les reçoivent.
De loin en loin, la caravane allant toujours, arrive enfin dans le voisinage d'une ville réelle et stable. Ces villes sont rares. Quand on est établi sous les murailles d'une de ces cités, alors la population errante redouble d'occupations et de mouvements. Celui-ci réussit à placer ses acquisitions faites à Trébizonde. Il recueille un honnête profit et se forme une nouvelle pacotille. Celui-là quitte le monde d'amis qu'il s'est faits depuis le départ et reste dans la cité, ou bien va s'unir à une autre caravane; il est remplacé par de nouveaux venus. Des connaissances vous quittent et on les serre dans ses bras, on leur fait de tendres adieux; quelques-uns pleurent, d'autres déplorent avec des lamentations sans fin les inconstances de la fortune; mais voilà d'autres personnages qui se présentent; on ne les connaît pas; on parle d'eux, on cherche à les aborder; on veut se lier avec ces inconnus et ils ne demandent pas mieux de leur côté. Les jours se passent, les affaires s'avancent. On se dit: On part demain! Je sais de bonne part que Kerbelay-Houssein a cette intention.—Il l'a dit à Mourad-Bey.—Je le tiens précisément de Nourreddin-Effendi, qui l'a appris d'un ami très confident de Kerbelay-Houssein.—Vous en êtes sûr?—J'en suis sûr, sur ma tête! sur la vôtre! sur mes yeux! par tous les Imams, et les quatre-vingt-dix mille prophètes.
Le lendemain, on ne part pas; mais on part huit jours après. On marche comme on a fait jusque-là. On rencontre de nouvelles aventures, les unes bonnes, les autres mauvaises; jamais les mêmes, toujours variées comme chacune des feuilles qui, par millions, forment la toiture d'un bois touffu et on voyagerait ainsi avec un maître muletier et tant de compagnons divers pendant des centaines de siècles, que jamais on ne ferait les mêmes rencontres ni ne retrouverait les mêmes conjonctions de choses. On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus subir un autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent, ou plutôt s'abandonnent à lui du soir au matin, et du matin jusqu'au soir; avides d'émotions, ils en sont abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal; inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.
Et voilà la physionomie de la vie de voyage, et voilà son langage, et voilà ce qu'elle dit à l'imagination de celui qui l'adopte et la sait pratiquer. Malheureusement tout fruit a le ver qui le ronge et les plus brillantes fleurs de la création ne sont pas sans un venin secret, d'autant plus dangereux que les couleurs de la plante sont plus éclatantes et plus belles.
On a vu comme Lucie avait ressenti d'abord une impression saisissante et joyeuse de tous ces tableaux si variés qui se succédaient sous ses regards ou s'y pressaient à la fois. Si les façons de ces pays nouveaux avaient excité son enthousiasme, elle était entrée avec une curiosité extrême dans les récits innombrables qui lui avaient été faits; elle s'était enivrée du parfum de tant de révélations singulières, et les êtres humains si différents d'elle-même, qui s'agitaient chaque jour sous ses yeux, faisaient naître à la fois, les uns sa sympathie, les autres son dégoût; rien pour elle n'était dépouillé d'intérêt.
Les choses en étaient là, quand, une nuit, une idée, une impression suffit pour tout changer en elle. Elle s'était réveillée sous l'impression d'un malaise indéfinissable et, pour la première fois, depuis son mariage, elle se sentit triste, mais triste jusqu'à la mort. Elle ne se rendait compte de rien, elle ne savait rien, elle ne sentait rien de particulier; pourtant elle se mit à pleurer, sans le vouloir, presque sans le savoir et peu à peu, les pleurs la suffoquant, elle se mit à sangloter tout haut, et Valerio réveillé, la trouva cachant sa tête dans ses bras et ne cherchant plus même à maîtriser une sorte de désespoir.
La surprise du jeune mari fut extrême; son épouvante ne le fut pas moins. Il prit sa femme dans ses bras:
—Qu'as-tu, Lucie? lui dit-il.
Elle ne pouvait répondre; elle pleurait trop. Elle se serrait sur le cœur qui lui appartenait, mais cette consolation qu'elle y cherchait, cette sécurité qu'elle y trouvait, ne pouvaient pourtant réussir à la calmer.
—Je ne sais ce que j'ai, disait-elle d'une voix entrecoupée; je suis bien malheureuse!... Je cherche moi-même ce qui m'accable, car, je le sens, je suis accablée.... Il me semble que je suis dans une prison ... que toutes les portes sont fermées sur moi.... Non! ce n'est pas cela!... Il me semble que je suis perdue dans un désert et que les sables sans fin se succèdent et que je ne m'en échapperai jamais!... Non! Ce n'est pas cela encore! Il me semble que je suis enfermée dans une tombe étroite et que la pierre en est scellée sur moi!... Mais, non! mais non! Toutes ces images sont trop affreuses, et pourtant, oui, Valerio! Elles sont toutes vraies! Je commence à comprendre l'idée qui m'a saisie!
—Explique-la-moi, explique la vérité! s'écria le jeune homme en lui serrant les mains, en lui pressant la tête contre sa poitrine. Dis-moi tout pour que je te console.
—Eh bien! Oui, la prison, le désert, le tombeau, tout cela est vrai; je me sens prise ..., Valerio, il faut que je m'en aille d'ici! j'ai tout regardé, j'ai tout vu, j'ai été amusée, charmée, ravie, je ne le nie pas! mais, soudain, je viens de m'apercevoir que nous sommes seuls, absolument seuls, au milieu d'un monde qui nous est étranger.
—Comment! Tu as peur? De quoi as-tu peur? Tu imagines un danger?
—Je n'imagine que ce que je vois: cette solitude morale, absolue, sans contraste, qui s'épaissit autour de nous.... Peur? Je n'ai pas peur; ou, du moins, je n'ai pas précisément peur ... mais, au premier abord, je ne voyais, je ne comprenais que la superficie des choses et l'apercevant comme elle est, bariolée et mouvante, je m'en amusais et ne supposais pas le dessous. Mais, maintenant, prends-tu garde toi-même que nous sommes entourés par l'inconnu, par l'étrangeté incommensurable, sans bornes? Que tout ce que nous approchons, nous regarde comme nous le regardons nous-mêmes, et cela sans nous comprendre, comme aussi nous ne comprenons pas? Nous sommes portés sur une houle dont nous ne connaissons pas la force; un souffle du vent peut bien faire une tempête; nous pouvons tomber dans un tourbillon; nous n'avons pas de boussole pour nous guider, et, de même que nous ignorons, de la manière la plus complète, le paysage qui se déroule derrière ces montagnes élevées devant nous, de même nous ne savons pas quels ressorts font mouvoir les esprits et les volontés, quels feux subits enflamment les imaginations de gens que nous jugeons en ce moment les plus inoffensifs et les meilleurs. Tiens! par exemple, qui me dit que le Shemsiyèh ne va pas entrer le sabre en main, et nous égorger pour faire un sacrifice à ses dieux? Oui! oui! oui! Ne ris pas ... et, le sacrifice, il le jugerait peut-être d'autant meilleur, que cet homme nous aime peut-être, et offrirait ses bienfaiteurs et sa reconnaissance? Est-ce que je sais ce qui peut naître et s'agiter dans ces têtes qui sont si différentes des nôtres et qui trahissent des expressions de visage si nouvelles pour nos yeux? Et ce Kerbelay-Houssein, lui-même, dont nous célébrons l'honnêteté et la droiture, depuis que nous le connaissons, savons-nous bien ce que lui-même appelle droiture et honnêteté? Qu'y a-t-il de commun entre ces gens-là et nous? Eh bien! oui, j'ai peur! Je voudrais me retrouver dans un autre pays, dans le nôtre, dans celui que nous avons contemplé toute notre vie, qui n'a pas de mystère et d'inconnu pour nous; pour lequel nous sommes faits, et qui est fait pour les natures que nous avons reçues du ciel! Je voudrais voir les gens que nous pouvons reconnaître, sur le visage desquels nous sommes accoutumés à lire, et qui comprennent le bien et le mal de la même façon que nous! Enfin, Valerio, oui, c'est vrai, je me sens perdue ici; nous sommes tout seuls, et, j'en conviens, j'ai peur! j'ai peur! j'ai peur! Je ne veux pas rester ici! Allons-nous-en!
A ces mots, elle serra plus fort encore son mari dans ses bras et redoubla ses sanglots. Elle était en proie à une réaction qui se produit assez ordinairement en Asie chez les gens, peu ou mal trempés. On voit de ceux-ci, pris subitement, et sans autre cause qu'un travail intérieur de leur conscience, par des paniques qui, en s'accumulant les unes sur les autres, s'exagèrent et s'exaspèrent, arriver à la véritable folie. Tel, et des exemples en sont connus, prend tout bonnement le parti de s'enfuir et regagne l'Europe à travers des dangers très réels pour échapper aux plus imaginaires des périls. Tel autre se croit constamment à la minute d'un assassinat. S'il est assis dans sa chambre, dont la porte est close, et qu'il entende des pas dans le corridor, c'est un musulman fanatique qui est là, se colle contre la muraille ... se glisse ... entre ... son poignard est déjà dans sa main ... il va frapper! La victime sent ses membres se couvrir d'une sueur froide.... Il se calme pourtant.... Ce n'était rien que son propre domestique qui lui apporte le thé et dépose la tasse sur la table. Mais le malade lui a trouvé l'air singulier. Cet homme couve un mauvais coup. Il n'a pas osé, parce qu'il a vu qu'on était sur ses gardes. Maintenant il reviendra. Il va faire feu de ses deux pistolets par la fenêtre.
Quelquefois l'halluciné reprend tout son sang-froid, s'accoutume au milieu dans lequel il est placé, et sa guérison est assurée; mais il arrive aussi que le mal maintient et assure son empire, alors on tombe dans la variété la plus redoutable de la souffrance appelée nostalgie.
En voyant Lucie souffrir d'un tel état, Valerio eut peur à son tour. Le jour arriva, et les angoisses de la nuit un peu calmées firent place à une langueur, à un abattement qui n'étaient pas de bon augure. La jeune femme s'efforça, ce jour-là et les jours suivants, de prendre sur elle, pour ne pas affliger son mari; mais il ne lui fut pas possible de retrouver son enthousiasme perdu; elle ne prenait plus à rien un intérêt véritable; elle était gênée, elle était froide; un dégoût profond et irrémédiable l'envahissait de plus en plus et perçait dans toutes ses paroles.
Kerbelay-Houssein s'aperçut à sa pâleur que les choses n'allaient plus comme autrefois; il devina en gros ce qui se passait pour en avoir vu d'autres exemples.
—Je vous ai prévenu, dit-il à Valerio, un matin, pendant une marche; je vous ai prévenu! les femmes de votre pays ne sont pas faites pour la vie que nous menons. La vôtre est particulièrement susceptible; elle ne peut supporter indéfiniment la vue de nos longues barbes et de nos robes longues, elle qui est habituée aux visages ras et aux habits courts. Si vous persistez à prolonger votre voyage, vous la perdrez, je vous le dis franchement.
—C'est vrai, répondit Valerio en baissant la tête, ma femme est malade; mais croyez-vous que son état ne puisse s'améliorer et que les conséquences en soient si dangereuses?
—Croyez-moi, je vous le répète, ne poussez pas l'épreuve plus loin. Tout à l'heure, à la station, nous ferons rencontre d'une caravane qui va à Bagdad; quittez-moi, rejoignez-la, et retournez en Europe par Alep et Beyrouth.
Valerio se soumit et en fut immédiatement récompensé. Aussitôt que Lucie eut connaissance de ce qui allait arriver, elle éprouva un soulagement immédiat. Elle sourit franchement pour la première fois depuis bien des jours. La séparation de tous les amis qu'elle s'était faits lui fut cependant pénible; quelques heures auparavant, elle les détestait et les redoutait. Quand le Shemsiyèh prit congé d'elle, la jeune femme lui fit quelques présents qui furent reçus avec une émotion de reconnaissance. Le pauvre diable jura à l'Européenne un souvenir éternel, et il a tenu parole. Le poète composa un sonnet, dont la copie fut précieusement conservée. La femme de Redjèb-Aly serra longtemps sa protectrice sur son cœur et celle-ci lui rendit ses embrassements avec une émotion vraie. A ce moment, elle aurait presque souhaité de ne pas partir. Mais la résolution était prise. Kerbelay-Houssein lui donna solennellement sa bénédiction en l'appelant sa fille, et elle passa avec Valerio dans le campement de l'autre caravane.
Un an après, Valerio Conti et sa charmante femme prenaient le thé dans un salon de Berlin. Il y avait là des diplomates, des militaires, des professeurs et des femmes fort spirituelles et aimables. On faisait raconter à la jeune voyageuse ses aventures en Asie, et elle y mettait une verve, un feu, une exaltation qui la rendaient particulièrement charmante.
—Oui, je vous l'assure, disait-elle. Je regrette ce temps comme le meilleur de ma vie. Je suis assurément bien reconnaissante au comte de P. d'avoir fait nommer M. Conti secrétaire à la légation ottomane dans cette cour; mais, s'il n'y avait pas réussi, eh bien, je serais encore dans cet Orient, que j'ai trop rapidement traversé, et qui éveille au milieu de mes souvenirs les sensations les plus heureuses, les plus brillantes, les plus inoubliables que j'aie jamais éprouvées.
—Hélas! dit Valerio, vous oubliez, ma chère, que ces sensations vous tuaient et que la fin n'en est pas venue trop tôt.
—Madame, ajouta le professeur Kaufmann, qui est un peu pédant, l'organisme humain garde aussi bien l'empreinte d'un plaisir qui lui faisait mal que celle d'une maladie grave qui pouvait le briser.