Nouvelles Asiatiques
Kassem traversa bien des pays, des lieux déserts, des lieux habités; il fut ici humainement reçu, ailleurs mal; il entra dans des villes; il parcourut les rues de Hérât, et, ensuite, celles de la grande Kaboul. Mais il était à tout d'une indifférence profonde. En réalité, on ne pouvait pas dire qu'il vécût. La double exaltation qui entraînait et déchirait son être ne le laissait pas un moment tomber au niveau des intérêts communs. Il voyageait, mais il rêvait et ne voyait que ses rêves. C'était merveille qu'il touchât la terre du pied, car il n'était pas du tout sur la terre. Quand il eut atteint Kaboul, sans s'arrêter nullement, comme je viens de le dire, à visiter les singularités de cette ville fameuse qui a, comme on le sait, des maisons construites en pierres, et à plusieurs étages, il s'empressa d'en partir, et, après quelques journées, il arriva aux cavernes de Bamyân, où il était certain de trouver le derviche. En effet, en entrant dans une des grottes, après en avoir visité deux ou trois, il aperçut son maître assis sur une pierre, et traçant avec le bout de son bâton des lignes, dont les combinaisons savantes annonçaient un travail divinatoire.
Sans tourner la tête, l'Indien s'écria de la voix mélodieuse qui était si remarquable chez lui:
—Loué soit le Dieu très haut! Il a donné à ses serviteurs les moyens de n'être jamais surpris! Approche, mon fils! C'est précisément à ce moment du jour que tu devais arriver! Tu arrives, te voilà! Je loue ton zèle, dont la pureté immense m'est garantie; je loue l'élévation de tes sentiments et de ton cœur; mes calculs me les démontrent, et je n'en puis douter. De toi, je ne saurais attendre que tout bien, toute vertu, tout secours, et, cependant, je ne sais comme d'inexplicables obstacles s'élèvent devant nos travaux!
Kassem s'avança modestement et baisa la main du sage. Mais celui-ci, concentré dans ses réflexions, ne leva pas même les yeux sur lui et resta contemplant avec fixité les combinaisons de lignes qu'il avait tracées sur le sable et qu'en réfléchissant il modifiait. Le jeune homme le regardait avec une sorte de bonheur mélancolique. Il ne se sentait plus seul. Il était près d'un être qui, à sa façon, l'aimait, qui faisait cas de lui, pour lequel il était quelque chose et qui comptait sur lui. Il eût bien volontiers embrassé le derviche; il eût voulu se jeter à son cou, le presser contre son cœur dolent. Mais il n'y avait pas d'apparence que rien de semblable fût possible; Kassem écarta ces idées presque en souriant de lui-même; il se contenta de regarder silencieusement son maître avec une tendre affection, sans chercher à l'interrompre dans les méditations que celui-ci poursuivait et dont, sans les comprendre, il admirait la profondeur. Enfin, pourtant, l'Indien releva la tête et contempla fixement son compagnon.
—L'heure est venue, dit-il; nous sommes à l'endroit fixé; nous allons commencer notre travail. Espérons tout, quoi qu'il en soit!
—Que cherchez-vous? lui dit Kassem; qu'attendez-vous? Que voulez-vous?
—Je ne sais pas, répondit l'Indien; ce que je veux, c'est ce que je ne connais pas. Ce que je connais est immense. Il me faut le par-delà. Il me faut le dernier mot. Quand je l'aurai, tu le partageras, et, sans avoir passé par les routes innombrables que j'ai parcourues, tu auras tout, sans peine, sans mes angoisses, sans mes chagrins, sans mes doutes, sans mes désespoirs. Comprends-tu? Es-tu heureux?
Kassem tressaillit.
—Sans désespoirs? se dit-il en lui-même, est-ce bien vrai? N'aurai-je pas payé autant que lui?
Cependant, il se sentit entraîné par les paroles de son maître. Son cœur se ranima et bondit. Il espéra de son côté. Il touchait à un des buts de sa vie. Un instant, il oublia l'autre.
—Allons! s'écria-t-il avec énergie, marchons! Je vous suis! Je suis prêt!
—Tu n'as pas peur? murmura le derviche.
—De rien au monde! répartit Kassem. En vérité, la vie était de toutes les choses celle à laquelle il tenait le moins.
Le derviche se leva et marcha dans la grotte. Kassem le suivait. Ils s'enfoncèrent dans les profondeurs de la terre. Bientôt la clarté du jour les abandonna. Ils s'avancèrent dans le crépuscule, puis bientôt dans les ténèbres. Ils ne prononçaient un mot ni l'un ni l'autre. Au bout de quelque temps, Kassem sentit, sous ses mains portées en avant, la roche vive, et il s'aperçut que le derviche la tâtait de ses doigts. Autour d'eux, s'accumulaient des blocs de pierre jetés là par des éboulements souterrains et qu'ils avaient escaladés. Le derviche soupirait profondément, prenait haleine et recommençait à soupirer. Kassem se rendit compte que son maître cherchait à déranger les roches. Tout à coup, il se sentit pris fortement par le poignet, et le derviche, le traînant violemment en arrière, le ramena dans un endroit où passait une bande de jour.
—Il y a quelque chose en toi, s'écria-t-il, qui nous empêche de réussir! Je le vois maintenant, je le sais, j'en suis sûr! Tu es honnête, tu es dévoué, tu es bon et fidèle! Mais il y a quelque chose! Je ne sais quoi! Tu n'es pas tout entier à l'œuvre sainte! Parle! avoue!
---C'est vrai, répondit Kassem en tremblant, c'est vrai; pardonnez-moi. Je ne suis pas tel que je devrais.
---Qu'y a-t-il? s'écria le derviche en serrant les dents; ne me cache rien mon fils, il faut que je sache tout pour y porter remède. N'aie pas peur, parle!
Kassem hésita un moment. Il était devenu tout pâle. Il comprenait qu'il ne fallait pas hésiter. Il n'était pas là en présence du monde, mais en présence d'un redoutable infini.
—J'aime, dit-il.
—Quoi?
—Amynèh!
—Ah! malheureux!
L'Indien se tordit les marcs et resta comme absorbé dans une douleur qui ne trouvait pas de paroles. Enfin, il fit un effort,
—Tu ne saurais me servir à grand'chose, dit-il. Ton bon vouloir est paralysé. Il faut ici une âme libre; la tienne ne l'est pas. Cependant, tu es bien pur de tout mal; tu étais celui qu'il me fallait.... Tu peux encore quelque chose.... Moi, je ne reculerai pas.... J'aurai tout ... j'aurai ce que je veux!... Mais à quel prix!... Pour toi, tu n'auras rien! Rien! Entends-tu?... Ce n'est pas ma faute! ce n'est pas la tienne! Ah! une femme!... une femme!... Maudites soient les femmes! C'est la ruine! C'est le fléau irrésistible! c'est la perte!... Marchons, pourtant, retournons! dans un quart d'heure, il serait trop tard!
Comme il achevait ces derniers mots, une voix s'écria à l'entrée de la caverne:
—Viens, Kassem, viens!
Kassem frissonna de tous ses membres. Il lui sembla reconnaître cette voix. Mais l'Indien le saisit avec force, et l'entraînant moitié contraint, lui cria:
—N'écoute pas, ou tout est perdu!
La voix se fit entendre de nouveau.
—Viens, Kassem, viens!
Kassem devint comme fou. Il reconnaissait tout à fait la voix; mais son vieux maître l'entraînait toujours et lui criait:
—Ne te retourne pas! n'écoute pas! Suis-moi! Je sais que je vais mourir! Mais, au moins, au moins, qu'en mourant, je trouve!
Kassem se laissait emporter. Il allait, il était traîné, mais il ne résistait pas. Son affection pour son maître, une curiosité fébrile, furieuse, le dominait. Il savait qui l'appelait: il n'avait plus d'autre volonté que de courir au devant du terrible mystère. Tout à coup, il se trouva contre la roche, à l'endroit même où quelques instants auparavant ses mains avaient touché.
—Mets-toi là, dit l'Indien en le poussant dans le fond d'une sorte d'anfractuosité; là! là! Bien!... Tu risques moins, et maintenant, je le sais, je le sens, je vais tout savoir!
Kassem l'entendit de nouveau gémir, pousser, tirer, frapper; et, en même temps, ses cheveux se dressèrent d'horreur, car le derviche prononçait, dans une langue absolument inconnue, des formules gutturales dont la puissance était certainement irrésistible. Soudain un fracas épouvantable se fit entendre dans la grotte; Kassem sentit les pierres s'agiter, la terre vaciller sous ses pieds, les rochers glissèrent sous ses mains, la lumière entra de toutes parts; un éboulement épouvantable venait d'ouvrir la voûte; il regarda, il ne vit plus le derviche, et, à la place où ce sage et tout-puissant magicien avait dû être un instant auparavant, s'élevait un amoncellement de débris énormes que toutes les forces humaines eussent été impuissantes à soulever de leur place; mais, à l'entrée de la caverne, désormais inondée de la lumière du jour, Kassem vit Amynèh pâle, pantelante et qui lui tendait les bras. Il courut à elle, il l'embrassa, il la contempla; c'était bien elle. Elle n'avait pas eu le courage de l'attendre. Elle avait marché après lui, elle l'avait suivi; elle le retrouvait, elle le garda.
III
HISTOIRE DE GAMBÈR-ALY
PERSE
Il y avait, à Shyraz, un peintre appelé Mirza-Hassan, et on ajoutait Khan, non pas qu'il fût, le moins du monde, décoré d'un titre de noblesse; seulement sa famille avait jugé à propos de lui conférer le khanat dès sa naissance; c'est une précaution souvent usitée, car il est agréable de passer pour un homme distingué; et si, par hasard, le roi oubliait à perpétuité de vous accorder une qualification à tout le moins élégante, où est le mal de la prendre? Mirza-Hassan s'appelait donc Mirza-Hassan-Khan, gros comme le bras, et quand on lui parlait, on l'apostrophait toujours ainsi: «Comment vous portez-vous, Khan?» Ce qu'il recevait sans sourciller.
Malheureusement sa situation de fortune n'était pas propre à soutenir son rang. Il habitait une maison modeste, pour ne pas dire misérable, dans une des ruelles avoisinant le Bazar de l'Emir, encore debout en ce temps-là, n'ayant pas été secoué par les tremblements de terre. Cette demeure, où l'on entrait par une porte basse, percée dans un mur sans fenêtres ni lucarnes, consistait en une cour carrée de huit mètres de côté, avec un bassin d'eau au centre et un pauvre diable de palmier dans un coin. Le palmier ressemblait à un plumeau en détresse et l'eau du bassin croupissait. Deux chambres en ruines n'avaient plus de toitures; une troisième restait à moitié couverte; la quatrième tenait bon. Le peintre y avait établi son Enderoun, c'est-à-dire l'appartement de sa femme, Bibi-Djânèm (Mme Mon Cœur), et il recevait ses amis dans l'autre pièce, où l'on jouissait de l'avantage d'être moitié à l'ombre et moitié au soleil puisqu'il ne restait qu'un fragment de plafond. Du reste, Mirza-Hassan-Khan vivait en parfaite intelligence avec Bibi-Djânèm, toutes les fois que celle-ci n'était pas contrariée. Mais si, par hasard, elle avait à se plaindre d'une voisine, si on lui avait tenu au bain, où elle passait six à huit heures le mercredi, quelque propos douteux quant aux mœurs ou aux allures de son époux, alors, il faut l'avouer, les coups pleuvaient sur les oreilles du coupable. Aucune dame de Shyraz, ni même de toute la province de Fars, ne pouvait prétendre à manier cette arme dangereuse, la pantoufle, aussi adroitement que Bibi-Djânèm, passée maîtresse en ce genre d'escrime. Elle vous saisissait l'instrument terrible par la pointe, et, avec une adresse merveilleuse, assénait, de-ci de-là, le talon ferré sur la tête, sur la figure, sur les mains de son malheureux conjoint! Rien que d'y penser donne le frisson; mais encore une fois, c'était un ménage heureux; de pareilles catastrophes ne se renouvelaient guère plus souvent que deux fois par semaine, et, le reste du temps, on fumait ensemble le kalyan, on prenait du thé bien sucré dans de la porcelaine anglaise, et on chantait les chansons du Bazar en s'accompagnant avec le kémantjeh.
Mirza-Hassan-Khan se plaignait, non sans raison, de la dureté des temps qui, le plus souvent, l'obligeait à tenir engagée la majeure partie de ses effets 'et quelquefois ceux de sa femme. Mais, à moins de se résigner à cet ennui, il n'aurait jamais fallu songer à se régaler de confitures, de pâtisseries, de vin de Shyraz et de raki, ce qui n'était pas probable. On se résignait donc. On empruntait à ses amis, aux marchands, aux Juifs, et comme c'était une opération toujours difficile, attendu que le Khan jouissait d'un faible crédit, on livrait des habits, des tapis, des coffres, ce qu'on avait. Lorsque le bonheur venait à sourire et laissait tomber quelque pièce de monnaie dans les mains du ménage, on appliquait un système financier très sage: on s'amusait avec un tiers de l'argent; avec l'autre, on spéculait; avec le troisième, on dégageait quelque objet regretté ou bien on amortissait la dette publique. Cette dernière combinaison était rare.
Il ne faut pas chercher loin les causes d'une situation si triste: des gens moroses et inquiets prétendaient les trouver dans le désordre et l'imprévoyance chronique des époux. Pure calomnie! L'unique raison, c'était l'indifférence coupable des contemporains pour les gens de naissance et de talent. L'art était dans le marasme, il faut tout dire, et ce marasme tombait droit sur Mirza-Hassan-Khan et sa femme Bibi-Djânèm. Les kalemdans ou encriers peints se vendaient mal; les coffrets étaient peu demandés; des concurrents déloyaux et sans le moindre mérite fabriquaient des dessous de miroirs dont ils auraient dû rougir, et n'avaient pas plus de honte de les abandonner à vil prix; enfin les reliures de livres passaient de mode. Le peintre, quand il arrêtait sa pensée sur ce déplorable sujet, débordait en paroles amères. Il se considérait comme la dernière et la plus pure gloire de l'école de Shyraz, dont les principes hardiment coloristes lui semblaient supérieurs aux élégantes manières des artistes Ispahanys, et il ne se lassait pas de le proclamer. Personne, à son gré, ne l'égalait ... comment! ne l'égalait, ne l'approchait dans la représentation vivante des oiseaux; on eût pu cueillir ses iris et ses roses, manger ses noisettes, et quand il se mêlait de représenter des figures, il se surpassait lui-même! Sans aucun doute, si ce fameux Européen qui a composé autrefois une image d'Hezrêt-è-Mériêm (Son Altesse la Vierge Marie), tenant sur ses genoux le prophète Issa dans sa petite enfance (la bénédiction de Dieu soit sur lui et le salut!), avait pu contempler la manière dont il le copiait, comme il rendait le nez d'Hezrêt-è-Mériêm et la jambe du bambin, et, surtout, surtout le dossier de la chaise, ce fameux Européen, dis-je, se serait jeté aux pieds de Mirza-Hassan-Khan et lui aurait dit: «Quel chien suis-je donc pour baiser la poussière de tes souliers?»
Cette opinion, sans doute juste, que Mirza-Hassan-Khan avait de sa valeur personnelle ne lui appartenait pas exclusivement, circonstance bien flatteuse et qu'il aimait à relever. Si les gens grossiers, les marchands, les artisans, les chalands de rencontre lui payaient mal ses ouvrages et l'insultaient en en discutant le prix, il était dédommagé par les suffrages des hommes éclairés et dignes de respect. Son Altesse Royale le prince gouverneur l'honorait de temps en temps d'une commande; le chef de la religion, lui-même, l'Imam-Djumè de Shyraz, ce vénérable pontife, ce saint, ce majestueux, cet auguste personnage, et le Vizir du prince et encore le chef des Coureurs, ne consentaient pas à recevoir dans leurs nobles poches un encrier qui ne fût pas de sa fabrique. Se pourrait-il concevoir rien de plus propre à donner une idée exacte de l'habileté, du génie même déployé par ce peintre hors ligne qui avait le bonheur de s'appeler Mirza-Hassan-Khan! C'était pourtant dommage; tant d'illustres protecteurs de l'art croyaient faire assez pour leur grand homme en acceptant ses œuvres, et oubliaient toujours de le payer, et il était assez simple pour ne pas le leur rappeler. Il se contentait d'en gémir et de parer de son mieux les coups de pantoufle arrivant à chaque déconvenue de ce genre, car Bibi-Djânèm ne manquait pas d'attribuer tout ce qui, au monde, se produisait de fâcheux, à la bêtise, à l'ineptie ou à la légèreté de son cher époux.
Ce couple avait un fils, déjà assez grand, et qui promettait de devenir un fort joli garçon. Sa mère en raffolait; elle l'avait appelé Gambèr-Aly. Mirza-Hassan-Khan avait proposé de le doter de son titre, devenu héréditaire, mais Bibi-Djânèm s'y était opposée avec force, et parlant avec son mari comme elle en avait l'habitude:
—Nigaud! lui avait-elle dit, laisse-moi en repos et ne me fatigue pas les oreilles de tes sottises! N'es-tu pas le fils, le propre fils de Djafèr, le marmiton, et existe-t-il quelqu'un qui l'ignore? D'ailleurs à quoi t'a-t-il servi de t'intituler comme tu fais? On se moque de toi et tu n'en gagnes pas plus d'argent! Non! mon fils n'a pas besoin de ces absurdités! Il a de meilleurs moyens de faire fortune. Quand j'étais grosse de lui, j'ai accompli à son intention un pèlerinage à l'Imam-Zadèh-Kassèm, et cette dévotion ne manque jamais son effet; quand il est né, je m'étais pourvue à l'avance d'un astrologue ... moi, entends-tu, et non pas toi, mauvais père! car tu ne songes jamais à rien d'utile! je m'étais précautionnée, dis-je, d'un astrologue excellent: je lui ai donné deux sahabgrans (trois francs). Il m'a bien promis que Gambèr-Aly, s'il plaît à Dieu, deviendrait premier ministre! Il le deviendra, j'en suis certaine, car aussitôt j'ai cousu à son cou un petit sac contenant des grains bleus pour lui porter bonheur, et des grains rouges pour lui donner du courage; je lui ai mis aux deux bras des boîtes à talismans où sont renfermés des versets du livre de Dieu qui le préserveront de tous malheurs. Inshallah! inshallah! inshallah!
—Inshallah! avait répondu Mirza-Hassan d'une voix profonde et avec docilité.
Et voilà comme Gambèr-Aly fut lancé dans l'existence par les soins d'une mère prudente. Pourvu, comme il l'était, de toutes les sauvegardes nécessaires, la raison voulait qu'on lui accordât une honnête liberté. Il put donc, à son gré, jusqu'à l'âge de sept ans, se promener tout nu, dans son quartier, avec ses jeunes compagnons et ses jeunes compagnes. Il devint de bonne heure la terreur des épiciers et des marchands de comestibles, dont il savait à merveille détourner les dattes, les concombres et quelquefois même les brochettes de viande rôtie. Quand on l'attrapait, on l'injuriait, ce qui lui était parfaitement égal, et quelquefois on le battait, mais pas souvent, parce qu'on craignait sa mère. Elle était, en ces occasions, comme une lionne et plus terrible encore. A peine le petit Gambèr-Aly se réfugiait-il auprès d'elle, noyé dans ses larmes, en se frottant d'une main les parties offensées par l'irascible marchand et s'essuyant de l'autre les yeux et le nez, à peine la matrone avait-elle réussi à saisir, a travers les sanglots et les cris, le nom du coupable, qu'elle ne perdait pas une minute; elle ajustait son voile et se précipitait hors de sa porte, comme une trombe, secouant les bras en l'air et poussant ce cri:
—Musulmanes! on égorge nos enfants!
A cet appel, cinq à six commères qui, mues par un esprit belliqueux, étaient accoutumées à lui servir d'auxiliaires dans les expéditions de cette sorte, accouraient du fond de leurs demeures et la suivaient en hurlant et en gesticulant comme elle; en route, on se recrutait, on arrivait en force devant la boutique du coupable. Le scélérat voulait s'expliquer, on ne l'écoutait pas, on faisait main basse sur tout. Les désœuvrés du bazar s'empressaient de se mêler à l'action; les gens de la police se jetaient dans la bagarre et cherchaient vainement à rétablir l'ordre à coups de pieds et de gaules. Ce qui pouvait arriver de plus heureux au marchand, c'était de ne pas être mis en prison; car, une amende, il finissait toujours par la payer, s'étant permis de troubler la paix publique.
Insensiblement, Gambèr-Aly arriva à ce jour solennel où sa mère, interrompant ses ébats, lui passa un shalwàr ou pantalon, lui mit un koulidjêh ou tunique, une ceinture et un bonnet, et l'envoya à l'école. Il faut bien que tout le monde passe par là; Gambèr-Aly le savait et se résigna. D'abord, il fréquenta l'établissement d'instruction de Moulla-Salèh, dont la boutique était située entre celle d'un boucher et celle d'un tailleur. Une quinzaine d'élèves, filles et garçons, se tenaient là, pressés avec le maître comme des oranges dans un panier, car l'espace était à peine de quelques pieds. On apprenait à lire et à réciter des prières, et, du matin au soir, les environs étaient ahuris par la psalmodie de la bande étudiante. Gambèr-Aly ne resta pas longtemps chez Moulla-Salèh, parce que cet illustre professeur ayant été conducteur de mulets de caravane, avant de se consacrer à l'enseignement public, avait la mauvaise habitude de taper très fort sur ses élèves, quand ils se laissaient aller à des espiègleries à l'égard des passants, au lieu de donner toute leur attention à ses doctes avis. Gambèr-Aly se plaignit à sa mère, qui fit une irruption chez le professeur, lui jeta à la tête les trois sous qu'elle lui devait pour le mois échu et lui déclara net qu'il ne verrait plus son fils.
Au sortir de cette école, le petit bonhomme passa sur l'établi de Moulla-Iousèf, où il étudia six mois; après ce temps, l'école ferma, attendu que le maître se fit droguiste et abandonna le turban blanc de la science pour le bonnet de peau de la vie civile. Le troisième instituteur de Gambèr-Aly fut un ancien mousquetaire d'un ancien gouverneur dont la tradition ne savait plus qu'un trait, c'était d'avoir eu le cou coupé. Moulla-Iousèf, quand il parlait de ce patron, assurait d'un air convaincu que le juge n'avait pas prévariqué. Pour lui, il était doux, aimait les enfants, ne les battait pas, vantait leurs progrès et recevait, outre son salaire régulier, beaucoup de petits cadeaux des mères, enchantées de ses façons d'être; sa maison voyait affluer les gâteaux au miel, les pâtisseries en farine crue pétrie dans la graisse de mouton et saupoudrées de sucre, sans compter les fruits confits et le raki.
A seize ans, Gambèr-Aly avait terminé son éducation. Il lisait, écrivait, calculait; il connaissait par cœur toutes les prières légales, pouvait même chanter les ménadjâts, savait un peu d'arabe, récitait d'une voix très agréable quelques poésies lyriques et des fragments d'épopée, et aimait sincèrement ses parents. Il éprouvait une envie folle de courir les aventures et de s'amuser à tout prix, sauf au prix de sa peau, car il était extrêmement poltron.
Cette qualité ne l'empêcha pas, non plus que la plupart de ses condisciples entrés en même temps que lui dans le monde, de prendre les façons, les allures, le débraillé, qui, en Perse, caractérisent ce qu'on nomme en Andalousie les majos, c'est-à-dire les jeunes gens élégants de la basse classe. Il eut de larges pantalons de coton bleu, fort sales, une tunique de feutre gris à doubles manches tombantes, la chemise ouverte et laissant sa poitrine libre, le bonnet sur l'oreille, le gâma ou sabre large et pointu à deux tranchants, tombant sur le devant de sa ceinture et servant d'appui à sa main droite, tandis que de la gauche il tenait une fleur, quelquefois placée dans sa bouche. Cette allure de fanfaron lui seyait à merveille. Il avait des cheveux bouclés d'un noir admirable, des yeux peints de kohol, aussi beaux que ceux d'une femme, une taille de cyprès, et, dans tous ses mouvements, de la grâce à revendre.
Dans cette jeunesse et cet équipage, il fréquentait les taverniers arméniens; il y trouvait, sans doute, peu de musulmans rigides, mais, en revanche, beaucoup d'étourneaux de son espèce, des vagabonds dangereux, de ceux que l'on appelle loûtys ou dépenaillés, et qui regardent aussi peu à donner un coup de couteau pour passer leur colère qu'à se verser un verre de vin; en un mot, il voyait fort mauvaise compagnie; ce qui, pour beaucoup de gens d'humeur joviale, équivaut à s'amuser parfaitement.
Où se procurait-il l'argent indispensable à cette existence délicieuse? C'est ce que, pour bien des raisons, on aurait tort de rechercher de près, et cette façon de s'établir des rentes aurait pu le conduire où il n'avait pas envie d'aller, si sa destinée, dirigée ou prévue par l'habileté de l'astrologue, n'avait tracé assez promptement la ligne qu'il devait suivre, et cet événement arriva un des premiers jours de la pleine lune de Shâban. Vers quatre heures, après la prière du soir, il s'était rendu dans un bon petit cabaret assez peu éloigné du tombeau où dort le poète Hafyz.
Il y avait là belle assemblée: deux Kurdes de mauvaise mine; un moulla, de ceux qui vendent des contrats de mariage pour des termes de deux jours, vingt-quatre heures et au-dessous, manière de morale peu approuvée par la partie pédante du clergé; quatre muletiers, forts gaillards, que l'aspect des Kurdes n'intimidait nullement; deux petits jeunes gens, les pareils de Gambèr-Aly; un énorme toptjy ou artilleur, originaire du Khorassan, long à n'en plus finir, mais large à proportion, ce qui rétablissait l'équilibre; plus un pishkedmèt ou valet de chambre du prince-gouverneur, venu là en contrebande. L'Arménien, hôte du logis, étendit une peau de bœuf sur le tapis, et apporta successivement des amandes grillées, ce qui excite à boire, du fromage blanc, du pain et des brochettes de kébab ou filet de mouton rôti entre des fragments de graisse et des feuilles de laurier, le nec plus ultra de la délicatesse. Au milieu de ces bagatelles furent placés solennellement une douzaine de ces baggalys ou flacons de verre aplatis, que les buveurs timorés peuvent aisément cacher sous leurs bras, et emporter au logis sans que personne s'en aperçoive et qui ne contiennent rien moins que du vin ou de l'eau-de-vie. On but assez tranquillement pendant deux heures. Les propos étaient agréables, tels qu'on devait les attendre de gens aussi distingués. On venait d'apporter des chandelles et de les mettre sur la nappe avec un nouveau train de bouteilles quand le moulla interrompit un des deux Kurdes qui, à tue-tête et du fond de son nez, chantait un air lamentable, et fit la proposition que voici:
—Excellences, puisque les miroirs de mes yeux ont le bonheur insigne de refléter aujourd'hui tant de physionomies avenantes, il me vient l'idée de présenter une offre qui sera sans doute accueillie avec indulgence par quelqu'un des illustres membres de la société.
—L'excès de la bonté de Votre Excellence me transporte, répondit un des muletiers, qui avait encore un certain sang-froid, mais dodelinait de la tête d'une manière à donner le vertige; tout ce que vous allez nous ordonner est précisément ce que nous allons faire.
—Que votre indulgence ne diminue pas! repartit le moulla. Je connais une jeune personne; elle désire se marier avec un homme de considération, et je lui ai promis de lui découvrir un époux digne d'elle. A vous parler en toute confiance, comme on le doit avec des amis éprouvés, et pour ne rien vous dissimuler de la vérité la plus exacte, la dame en question est d'une beauté à faire pâlir les rayons du soleil et à désespérer la lune elle-même! Les plus scintillantes étoiles sont des cailloux sans lustre auprès du diamant de ses yeux! Sa taille est comme un rameau de saule, et quand elle appuie son pied sur la terre, la terre dit merci et se pâme d'amour!
Cette description, qui rendait pourtant un compte assez avantageux de l'amie du moulla, ne produisit que peu d'effet, et si peu qu'un des loùtys se mit à chanter avec un tremblement de voix qui ressemblait à un gargarisme:
«Le premier ministre est un âne et le roi ne vaut pas mieux!»
C'était le début d'une chanson nouvellement importée de Téhéran. Le moulla ne se laissa pas détourner de son idée et continua d'une voix larmoyante qui luttait avec avantage contre le chevrotement nasal de son camarade:
—Excellences! cette divine perfection possède, derrière le bazar des chaudronniers, une maison de trois chambres, huit tapis presque neufs et cinq coffres remplis d'habits. Elle a, de plus, des kabbalèhs ou contrats pour pas mal d'argent; je n'en connais pas la somme; mais elle ne saurait être inférieure à quatre-vingts tomans!
Ce second chapitre des qualités de la fiancée réveilla tout le monde, et un des loùtys s'écria:
—Me voilà! Elle veut un mari? qu'elle me prenne! Où trouverait-elle aussi bien? Vous me connaissez, moulla? Si je ne l'ai pas, je meurs d'amour et de regrets!
Là-dessus, il se mit à pleurer, et, pour donner une idée de la force de son sentiment, il tira son gâma et voulut s'en appliquer un bon coup sur la tête; mais le canonnier le retint, et, comme chacun, devenu attentif, s'apercevait que le moulla n'avait pas tout dit, on conjura celui-ci d'aller jusqu'au bout du panégyrique afin de savoir s'il n'y avait pas quelque ombre au tableau délicieux qu'il venait de tracer.
—Une ombre, Excellences! Que votre bonté ne diminue pas! Puissent toutes les bénédictions tomber comme une pluie sur vos nobles têtes! Quelle ombre pourrait-il y avoir? Une beauté incomparable, est-ce une tache? Une fortune comme celle que je viens de vous supputer, est-ce un défaut? Une vertu immaculée, comparable seulement à celle des épouses du Prophète, sera-ce pour vous un motif de blâme? Or, cette vertu, magnanimes seigneurs, elle n'est pas de celles que l'on affirme sans pouvoir les démontrer! Elle est incontestable, établie sur preuves sans réplique, et ces preuves, les voici! Ce sont des lettres de tôbèh datées de ce matin.
A ces mots, l'enthousiasme ne connut plus de bornes; le loùty qu'on avait empoché tout à l'heure de s'assommer lui-même, profita du moment où chacun, s'absorbant dans sa propre pensée, levait les yeux et les mains au ciel en murmurant: «èh! bèh! bèh!» et s'administra une balafre sur le crâne, qui se mit à saigner. Pendant ce temps, le moulla avait déplié le précieux document et, le mettant sous les yeux de son public, commença à lire d'une voix imposante. Mais avant de se joindre aux auditeurs, si vivement intéressés, il faut que le lecteur sache ce que sont des lettres de tôbèh.
Quand une dame a donné des occasions de scandale trop indiscrètement répétées, l'opinion publique se tourne malheureusement contre elle, et il en résulte des propos fâcheux. Alors le juge prend l'étourdie sous sa conduite; il lui demande des cadeaux fréquents, il se tient au courant de ses faits et gestes, et, après quelques mésaventures, la dame, assez généralement, éprouve le besoin de changer de vie. Elle ne peut y parvenir qu'en se mariant. Mais comment se marier dans une situation aussi difficile que la sienne? D'une façon toute simple. Elle va trouver un personnage religieux, lui expose son cas, lui peint sa désolation, et le personnage religieux tire son écritoire. Il lui remet un bout de papier attestant le regret du passé qui dévore la pénitente, et comme Dieu est essentiellement miséricordieux, lorsqu'on a le ferme propos de ne pas retomber dans ses torts, l'ancienne pécheresse se trouve blanchie de la tête aux pieds; personne n'a plus le moindre droit de suspecter la solidité de ses principes, et elle est aussi mariable que n'importe quelle autre fille, pourvu qu'elle trouve un époux. Il ne peut se rien voir de plus admirable que cette transformation subite, et elle ne coûte pas cher, se faisant même à prix débattu.
Le moulla lut donc, d'une voix claire et incisive, le document dont la teneur suit:
«La nommée Bulbul (Rossignol), ayant eu le malheur de mener pendant plusieurs années une conduite inconsidérée, nous affirme qu'elle le déplore profondément et regrette d'avoir affligé l'âme des gens vertueux. Nous attestons son repentir, qui nous est connu, et nous déclarons sa faute effacée.»
Au-dessous de l'écriture, il y avait la date, qui se trouvait être, en effet, celle du matin, et le cachet d'un des principaux ecclésiastiques de la ville.
La lecture n'était pas achevée que le plus ivre des deux Kurdes se déclara résolu à tuer tout personnage assez imprudent pour lui disputer la main de la protégée du moulla. Mais le canonnier ne se laissa pas intimider et allongea au provocateur un coup de poing en plein visage; sur quoi un des camarades de Gambèr-Aly jeta un des flacons à la tête d'un des muletiers, tandis que l'autre, presque aussitôt, lui renversait le moulla sur le corps; ici, la mêlée devint générale.
Le pishkedmèt du Prince, personnage officiel, avait des mesures à garder; il comprit instinctivement que sa dignité se trouvait engagée, et que, s'il est désagréable en soi-même de recevoir des coups, il peut être compromettant d'en porter les traces sur le nez ou tout autre endroit du visage: car comment espérer que des gens grossiers tiendront compte des considérations les plus nécessaires? Le digne serviteur, se levant donc de son mieux et s'assurant sur ses jambes, tout en se garantissant la tête avec les mains, fit un mouvement pour se retirer, mais sa pantomime fut mal interprétée.
Quelques-uns des combattants s'imaginèrent qu'il avait l'idée d'aller quérir la garde. Ils se réunirent donc contre lui dans un commun effort, mais ils n'étaient pas tous à ses côtés, et Gambèr-Aly se trouva faire matelas entre le pauvre pishkedmèt et ses assaillants, parmi lesquels se distinguaient deux des muletiers, plus ivres et, partant, plus furieux que les autres. Le malheureux fils du peintre était dans le délire de la peur; il poussait des cris aigus et appelait sa mère à son aide. Assurément, la vaillante Bibi-Djânèm ne se serait pas laissé adjurer en vain par l'enfant chéri de ses entrailles; hélas! elle était loin et n'entendait pas. Cependant Gambèr-Aly avait entouré le pishkedmèt de ses bras, le serrait avec force, et plus il recevait de coups adressés au pauvre homme, plus il le suppliait de le sauver, par tout ce qu'il y avait de plus sacré au monde, et c'était lui-même qui, sans s'en douter, servait de bouclier rudement frappé à celui qu'il implorait. Il est probable que la lutte aurait fini au grand dommage du dignitaire du palais et du petit jeune homme, si le cabaretier arménien, grand gaillard vigoureux et accoutumé de longue main à de pareilles scènes, qui ne lui causaient ni étonnement ni émotion, n'était tout à coup apparu dans la chambre. Sans s'amuser à savoir qui avait tort ou raison, il empoigna d'une main le collet du pishkedmèt; de l'autre, le dos de l'habit de Gambèr-Aly, et, par une poussée vigoureuse, lança les deux infortunés au travers de la porte ouverte, qu'il referma derrière eux. Ils allèrent rouler sur le sable, chacun de leur côté, et restèrent un bon moment étourdis du choc et éprouvant de la difficulté à se relever. Cependant la même idée leur travaillait la cervelle; sans se rien dire, ils étaient dans une égale angoisse que la garnison ne fit une sortie, et, jugeant fort à propos de gagner le large, par un violent effort, ils se remirent sur leurs pieds. Le pishkedmèt dit à Gambèr-Aly:
—Fils de mon âme, continue à me défendre! Ne m'abandonne pas! Les saints Imams te béniront!
Gambèr-Aly n'avait garde de chercher la solitude. Il se rapprocha de son protégé, et tous deux, se tenant par la main, flageolant un peu, sortirent au plus vite de l'impasse où était situé le cabaret; puis quand ils se trouvèrent sur la route, le courage et la voix leur revinrent:
—Gambèr-Aly, dit le domestique du palais, les lions n'ont pas tant d'intrépidité que toi. Tu m'as sauvé la vie et, par Dieu, je ne l'oublierai jamais! Tu n'auras pas obligé un ingrat. Je ferai ta fortune. Viens me trouver demain au Palais, et, si je ne suis pas sur la porte, fais-moi demander, j'aurai certainement quelque chose à t'annoncer. Mais, avant tout, jure-moi que tu ne parleras à personne de ce qui nous est arrivé ce soir, et que tu n'en souffleras pas un mot à ton père, à ta mère, à ton oreiller! Je suis un homme pieux et honoré de tout le monde pour la sévérité des mœurs, dont je ne me dépars jamais; tu comprends, lumière de mes yeux, que, si l'on venait à me calomnier, j'en éprouverais beaucoup de chagrin!
Gambèr-Aly s'engagea par les serments les plus terribles à ne pas confier même à une fourmi, le plus taciturne et le plus discret des êtres, le secret de son nouvel ami. Il jura sur la tête de cet ami, sur celle de sa mère, de son père et de ses grands-pères paternel et maternel, et consentit à être appelé fils de chien et de damné, s'il ouvrait jamais la bouche sur leur commune aventure. Puis, après avoir multiplié ces redoutables serments pendant un gros quart d'heure, il prit congé du pishkedmèt, un peu calmé, qui l'embrassa sur les yeux et promit d'être fidèle au rendez-vous assigné pour le lendemain matin.
Gambèr-Aly avait souffert d'être battu, et il avait craint d'être assommé. Le danger passé, et la douleur des meurtrissures un peu amortie, il se sentit fort libre; il n'en était pas à sa première affaire et n'avait pas de motifs analogues à ceux du pishkedmèt pour s'inquiéter de sa réputation. Il put donc, sans distraction, laisser son imagination s'allumer sur les promesses qu'il venait de recevoir, et, la tête pleine de feux d'artifice éblouissants, saturée des splendeurs qui allaient naître, il arriva à la maison paternelle dans la plus belle humeur du monde. Tous les chiens errants du quartier le connaissaient et ne faisaient aucune démonstration hostile contre ses jambes. Les gardiens de nuit, étendus sous les auvents des boutiques, levaient la tête à son approche et le laissaient passer sans le questionner. Il se glissa ainsi dans sa demeure.
Là, bien que la nuit fût avancée, il trouva ses dignes parents en face d'un flacon d'eau-de-vie et d'un agneau rôti auquel il manquait une bonne quantité de chair déjà consommée. Bibi-Djânèm jouait de la mandoline, et Mirza-Hassan-Khan, ayant ôté son habit et son chapeau, la tête rasée de huit jours et la barbe à moitié peinte en noir avec un pouce de blanc à la racine, frappait avec enthousiasme sur un tambourin. Les deux époux, les yeux blancs d'extase, chantaient à pleine voix de tête:
«Mon cyprès, ma tulipe, enivrons-nous de l'amour divin!»
Gambèr-Aly s'arrêta respectueusement devant le seuil de la chambre et salua les auteurs de ses jours. Il avait, plus que jamais, la main droite sur le pommeau de son gâma; son bonnet était défoncé, sa chemise déchirée, ses boucles de cheveux fort en désordre. Il avait l'air; de l'avis secret de Bibi-Djânèm, qui s'y connaissait, du plus délicieux chenapan que le bon goût d'une femme pût rêver.
—Assieds-toi, mon chéri, dit la dame en posant sa guitare, pendant que Mirza-Hassan-Khan terminait brusquement un trille audacieux et une savante roulade. D'où viens-tu? T'es-tu bien diverti ce soir?
Gambèr-Aly s'accroupit, ainsi que sa mère venait de le lui permettre, mais modestement, et restant contre le chambranle de la porte, il répondit:
—Je viens de sauver la vie au lieutenant du prince-gouverneur. Il était attaqué dans la campagne par vingt hommes de guerre, des tigres en fait d'audace et de férocité, tous des Mamacènys ou des Bakhtyarys, je crois bien! Car il n'est que ces deux tribus pour présenter des hommes aussi gigantesques! Je les ai abordés et les ai mis en fuite, avec la faveur de Dieu! Là-dessus, Gambèr-Aly prit une pose modeste.
—Voilà, cependant, le fils que j'ai mis au monde, moi seule! s'écria Bibi-Djânèm en dévisageant son mari d'un air de triomphe. Embrasse-moi, mon âme! embrasse ta mère, ma vie!
Le jeune héros n'eut pas besoin de se déranger beaucoup pour satisfaire la tendresse de son admiratrice; la chambre était exiguë; il avança un peu le corps et plaça son front sous les lèvres qui se tendaient vers lui. Quant à Mirza-Hassan-Khan, il se contenta de dire avec un sentiment vraiment pratique:
—C'est une bonne affaire!
—Que t'a donné le seigneur lieutenant? continua Bibi-Djânèm.
—Il m'a invité à déjeuner pour demain au palais et il me présentera à Son Altesse elle-même.
—Tu vas être nommé général! prononça la mère avec conviction,
—Ou conseiller d'État! dit le père.
—Je ne détesterais pas d'être chef de la douane pour commencer, murmura Gambèr-Aly d'une voix méditative.
Il croyait plus d'à moitié ce qu'il venait d'inventer à la minute même, et cela provenait des lois particulières qui régissent l'optique des esprits orientaux. Un pishkedmèt du prince, qui voulait du bien au pauvre et intéressant Gambèr-Aly, était nécessairement un homme du plus rare mérite, et, dès lors, comment n'eût-il pas été le favori de son maître? Puisqu'il était le favori de son maître, il était son véritable lieutenant, toute affaire lui était nécessairement confiée, et, avec un tel pouvoir, était-il possible d'admettre qu'il lésinât dans les récompenses à accumuler sur la tête de son sauveur? A la vérité, Gambèr-Aly n'avait pas mis en déroute une bande de farouches et terribles maraudeurs, mais pourquoi aller dire qu'il sortait de la taverne? A qui cette indiscrétion faisais elle du bien? Ne valait-il pas mieux revêtir toute son histoire d'un vernis honorable, puisqu'elle devait finir, pour lui, de la façon la plus extraordinaire? D'ailleurs, il était évident, et le pishkedmèt ne le lui avait pas caché, qu'il avait montré un courage au dessus de tout éloge.
Ce que le père, la mère et le fils élaborèrent de rêveries dans cette nuit heureuse ne se pourrait enregistrer. Bibi-Djânèm voyait déjà son idole dans la robe de brocart du premier ministre et elle se passait la fantaisie de faire bâtonner la femme du rôtisseur, qui avait dit du mal d'elle la veille au soir. Il fallut pourtant dormir un peu. Les trois personnages s'étendirent sur le tapis vers le matin, et, pendant trois heures, goûtèrent, comme on dit, les douceurs du repos; mais, à l'aube, Gambèr-Aly sauta sur ses pieds; il fit ses ablutions, débita tant bien que mal et assez sommairement sa prière, et s'avança dans la rue en se balançant sur les hanches, comme il convenait à un homme de sa qualité.
Arrivé devant le palais, il vit comme d'ordinaire, assis ou debout devant la grande entrée, un nombre de soldats, de domestiques de tous grades, de solliciteurs, de derviches et de gens enfin amenés par leurs affaires ou leurs liaisons particulières avec les personnes de la maison. Il se fraya chemin au milieu de la foule, étalant l'insolence particulière aux beaux jeunes garçons, et que l'on souffre d'eux assez aisément, et demanda au portier, d'une voix arrogante, corrigée par un joli sourire, si son ami Assad-Oullah-Bey n'était pas à la maison?
—Le voici précisément, répondit le portier.
—Que la bonté de Votre Excellence ne diminue pas! répliqua Gambèr-Aly, et il alla au-devant de son protecteur, qui reçut son salut de la façon la plus amicale.
—Votre fortune est faite, dit Assad-Oullah (le Lion de Dieu).
—C'est par un effet de votre miséricorde!
—Vous méritez tout en fait de biens. Voici ce dont il s'agit. J'ai parlé de vous au ferrash-bachi, chef des étendeurs de tapis de Son Altesse. C'est mon ami, et un homme des plus vertueux et des plus honorables. J'aurais tort de vanter son intégrité; tout le monde la connaît. La justice, la vérité et le désintéressement brillent dans sa conduite. Il consent à vous admettre parmi ses subordonnés, et, à dater de ce jour, vous en faites partie. Naturellement, il faut que vous lui présentiez un petit cadeau; mais il tient si peu aux biens de ce monde, que ce sera uniquement pour lui témoigner votre respect. Vous lui remettrez cinq tomans en or et quatre pains de sucre.
—Que le salut du Prophète soit sur lui! répliqua Gambèr-Aly un peu déconcerté. Oserais-je vous demander quels seront mes gages dans les fonctions illustres que je vais remplir?
—Vos gages! dit à demi-voix le Lion de Dieu, d'un ton confidentiel et en regardant autour de lui pour s'assurer que personne ne l'écoutait, vos gages sont de huit sahabgrans (à peu près dix francs par mois), mais l'intendant de Son Altesse n'en paie généralement que six. Vous lui en laissez deux pour sa peine; il vous en reste donc quatre, Vous ne voudriez pas témoigner de l'ingratitude à votre digne chef en ne lui en offrant pas, au moins, la moitié? Je vous connais, vous en êtes incapable; ce serait le procédé le plus inconvenant! Nous disions donc qu'il vous reste deux sahabgrans. Que pouvez-vous en faire, si ce n'est d'en régaler le naybèferrash, le chef de votre escouade, pour vous en faire un ami sûr et dévoué, car, ne vous y trompez pas! sous des formes un peu abruptes, c'est un cœur d'or!
—Puisse le ciel le combler de ses bénédictions! répartit Gambèr-Aly devenu fort triste; mais que me restera-t-il, à moi?
—Je vais vous le dire, mon enfant, reprit le Lion de Dieu, de l'air grave et composé qui seyait si bien à sa haute expérience et à son immense barbe. Chaque fois que vous irez porter un cadeau à quelqu'un de la part du prince ou de vos supérieurs, naturellement, vous recevrez une récompense des personnes honorées de pareilles faveurs, et d'autant plus que vous êtes fort gentil, mon enfant! Il faudra, sans doute, que vous partagiez ce que vous aurez accepté avec vos camarades; mais vous n'êtes pas obligé de leur dire exactement ce qu'on aura mis dans vos poches; il y a là-dessus des petites réserves à faire que vous apprendrez bien promptement. Ensuite, quand vous serez chargé de donner la bastonnade à quelqu'un, il est d'usage que le patient offre une bagatelle aux exécuteurs, afin qu'ils frappent moins fort ou même tout à fait à côté. Vous aurez là encore un peu d'habitude à acquérir. Ce genre d'adresse innocente vient promptement, surtout à un garçon d'esprit comme vous. Comme je ne doute pas que vos chefs n'en arrivent promptement à vous estimer, on vous donnera quelque commission pour aller recueillir les taxes dans les villages. C'est affaire à vous d'accorder vos intérêts avec ceux des paysans qui ne veulent jamais payer, de l'État qui veut toujours recevoir, du prince qui se fâcherait s'il avait les mains vides. Croyez-moi, ceci est une mine d'or! Enfin, mille occasions, mille circonstances, mille rencontres se présenteront où je ne doute pas un seul instant que vous ne fassiez des merveilles; et, pour moi, je serai vraiment heureux d'avoir pu contribuer à vous mettre dans une bonne position en ce monde.
Gambèr-Aly saisit le côté séduisant du tableau si complaisamment détaillé sous ses yeux, et il fut charmé de tant de perfections brillantes. Un seul point l'inquiétait:
—Excellence, dit-il d'une voix émue, que toutes les félicités vous récompensent pour le bien que vous faites à un pauvre orphelin sans appui! Mais, ne possédant rien au monde que mon respect pour vous, comment pourrais-je donner cinq tomans et quatre pains de sucre au vénérable Ferrash-Bachi?
—Bien simplement, repartit le Lion de Dieu. Il est si bon qu'il sait attendre. Vous lui ferez la petite offrande sur vos premiers profits.
—En ce cas, j'accepte avec bonheur votre proposition, s'écria Gambèr-Aly, au comble de la joie.
—Je vais vous présenter à l'instant, et vous entrerez en fonctions aujourd'hui même.
Le pishkhedmèt, tournant alors sur ses talons, emmena son jeune acolyte à travers la foule et le fit pénétrer dans la cour. C'était un grand espace vide entouré de constructions basses exécutées en briques séchées au soleil, de couleur grise, relevées aux angles de cordons de briques cuites au four et dont les tons rouges donnaient à l'ensemble assez d'éclat. Ici et là, des mosaïques de faïence bleue, ornées de fleurs et d'arabesques, relevaient le tout. Par malheur une partie des arcades étaient écroulées, d'autres ébréchées, mais les ruines sont l'essentiel de toute ordonnance asiatique. Au milieu du préau s'étalaient une douzaine de canons avec ou sans affûts, et des artilleurs étaient assis ou couchés à l'entour; des djelodârs ou écuyers tenaient des chevaux, dont les croupes satinées étaient en partie couvertes de housses à fonds cramoisis et à broderies bigarrées; ici, un groupe de ferrashs se promenait, la baguette à la main, pour maintenir un bon ordre qui n'existait pas; plus loin des soldats faisaient cuire leur repas dans des marmites; des officiers traversaient la cour d'un air insolent, doux ou poli, suivant qu'ils se souciaient des regards attachés sur eux. On saluait celui-ci; celui-là, au contraire, s'inclinait respectueusement devant un plus puissant; c'était le train du monde, dans tous les royaumes de la terre, seulement avec une complète naïveté.
De la grande cour, Assad-Oullah, suivi de sa recrue, ébloui par tant de magnificence, pénétra dans un autre enclos, un peu moins vaste, dont le milieu était occupé par un bassin carré rempli d'eau; les ondes se teignaient agréablement des reflets azurés du revêtement, formé par de grandes tuiles émaillées d'un bleu admirable. Sur les marges de ce bassin, s'élevaient d'immenses platanes, dont les troncs disparaissaient sous les enlacements touffus et plantureux de rosiers gigantesques couverts de fleurs fraîches et multipliées. En face de l'entrée basse et étroite par où les deux amis avaient pénétré, une salle très haute, qu'un Européen aurait prise pour la scène d'un théâtre, car elle était absolument ouverte par-devant et reposait sur deux minces colonnes peintes et dorées, montrait, pareil à une toile de fond et à des portants de coulisses, le plus attrayant, le plus séduisant mélange de peintures, de dorures et de glaces. De riches tapis couvraient le sol élevé, à six pieds environ au-dessus du niveau de la cour, et, là, appuyé sur des coussins, Son Altesse le Prince-Gouverneur, lui-même, daignait déjeuner d'un énorme plat de pilau et d'une douzaine de mets contenus dans des porcelaines, entouré de plusieurs seigneurs d'une belle mine et de ses principaux domestiques.
Des trois côtés de la cour que n'occupait pas le salon, deux étaient en décombres, le troisième présentait une rangée de chambres assez habitables.
Gambèr-Aly se sentit très intimidé de se trouver, en propre personne, dans un lieu si auguste, et, en même temps, il se trouva grand comme le monde, rien que pour avoir eu l'heureuse fortune d'y pénétrer. Désormais, il lui sembla qu'il n'avait plus d'égaux sur cette terre, puisqu'il appartenait à un parangon d'autorité qui, sans que personne y trouvât à redire, pouvait le faire mettre en tout petits morceaux. Avant d'être entré dans cette royale demeure, il était parfaitement libre de sa personne, et jamais le Prince-Gouverneur, ignorant son existence, n'eût pu aller le chercher. Désormais, devenu «nooukèr», domestique, il faisait partie de la classe heureuse qui comprend le dernier marmiton et le premier ministre, et il pouvait avoir la joie d'entendre le Prince s'écrier, avant un quart d'heure: «Qu'on mette Gambèr-Aly sous le bâton!» Ce qui signifierait évidemment que Gambèr-Aly n'était pas le premier venu, comme son triste père, puisque le Prince voulait bien condescendre à s'occuper de lui.
Pendant qu'il s'abandonnait à ces réflexions présomptueuses, Assad-Oullah lui dit en le poussant du coude:
—Voila le Ferrash-Bachi! N'ayez pas peur, mon enfant!
La recommandation n'était pas de trop. Le chef des étendeurs de tapis du Prince-Gouverneur de Shyraz possédait une mine assez rébarbative; la moitié de son nez était mangée par la maladie qu'on nomme le bouton; ses moustaches noires, pointues, s'étendaient à un demi-pied à droite et à gauche de ce nez en ruines; ses yeux brillaient sombres sous d'épais sourcils, et sa démarche paraissait imposante. Il se drapait dans une magnifique robe de laine du Kerman, portait un djubbèh ou manteau de drap russe richement galonné, et la peau d'agneau de son bonnet était si fine que, à la voir seulement, on pouvait en calculer le prix à huit tomans pour le moins, ce qui, d'après les calculs de l'Occident, ne faisait pas loin d'une centaine de francs.
Ce majestueux dignitaire s'avança d'un air composé vers le pishkhedmèt, qui le salua en mettant sa main sur son cœur; mais Gambèr-Aly ne se permit pas une pareille familiarité; il fit glisser ses mains contre ses jambes depuis le haut de la cuisse jusqu'au-dessous du genou, et, s'étant ainsi incliné, autant que la chose était possible, sans donner du nez en terre, il se redressa, cacha ses doigts dans sa ceinture, et attendit modestement et les yeux baissés qu'on lui fit l'honneur de lui adresser la parole.
Le Ferrash-Bachi passa la main sur sa barbe d'un air approbateur, et, par un coup d'œil gracieux, avertit Assad-Oullah de sa satisfaction. Celui-ci s'empressa de dire:
—Le jeune homme a du mérite, il est rempli d'honnêteté et de discrétion; je puis le jurer sur la tête de Votre Excellence. Je sais qu'il recherche les gens convenables et fuit la mauvaise compagnie! Votre Excellence le couvrira, certainement, de son inépuisable bonté. Il fera tout au monde pour la satisfaire et nous en sommes expressément convenus.
—C'est au mieux, répondit le Ferrash-Bachi, mais avant de conclure, j'ai une question à adresser en particulier à ce digne jeune homme.
Il prit Gambèr-Aly à part et lui dit:
—Le seigneur Assad-Oullah se conduit avec vous comme un père. Mais, avouez-le-moi, combien lui avez-vous offert?
—Que votre bonté ne diminue pas! dit ingénument Gambèr-Aly; je ne me permettrais pas d'offrir un cadeau à n'importe qui, alors que ma misérable fortune m'oblige à attendre, en comptant les jours, jusqu'à ce que j'aie pu présenter mes respects à Votre Excellence.
—Mais, au moins, tu lui as promis quelque chose? reprit le Ferrash-Bachi en souriant. Combien lui as-tu promis?
—Par votre tête, par celle de vos enfants! s'écria Gambèr-Aly, je ne me suis avancé en aucune manière, me réservant de prendre vos ordres à ce sujet.
—Tu as bien fait. Agis toujours aussi discrètement et tu t'en trouveras mieux. Voici le conseil désintéressé que je te donne. Pour ce qui est de moi, ne te gêne pas. Je suis trop heureux de pouvoir te servir. Mais comme tu débutes dans le monde, il te faut apprendre à rendre à chacun selon son rang, sans quoi les étoiles elles-mêmes ne pourraient pas fonctionner dans le ciel, et l'univers entier serait la proie du désordre. Tu sais qu'un pishkhedmèt n'est pas un ferrash-bachi; dès lors, tu ne peux légitimement donner au premier que la moitié juste de ce que tu destines au second, et afin de te préciser les choses, remets à Assad-Oullah-Bey, aussitôt que tu le pourras, cinq tomans et quatre pains de sucre, pas davantage! Tu vois que je tiens aménager tes petits intérêts!
Là-dessus, le Ferrash-Bachi donna une légère tape d'amitié sur la joue de Gambèr-Aly, et, après lui avoir notifié qu'il faisait désormais partie des hommes du Prince, il se retira, se rendant où son devoir l'appelait. Le nouveau serviteur des grands ne put s'empêcher d'éprouver quelque souci de sa situation. Le Lion de Dieu ne lui avait indiqué que le tiers de ce qu'il aurait à débourser; au lieu de cinq tomans et quatre pains de sucre, il se trouvait engagé pour quinze tomans et douze pains de sucre. Ce n'était pas la même chose. Mais il s'étourdit sur ces misères, remercia avec effusion son protecteur, baisa le bas de sa robe, et, comme il en avait désormais le droit, se mit à errer de côté et d'autre dans les cours du palais, accostant ses camarades, dont il connaissait déjà quelques-uns pour les avoir rencontrés chez les gens rangés qu'il fréquentait d'ordinaire, et liant conversation avec les autres. Il fut tout de suite, apprécié et on lui témoigna des amitiés incroyables. Le thé du Prince lui parut bon, et il put même faire passer, sans qu'on y prit trop garde, un certain nombre de morceaux de sucre dans ses poches. Ensuite on joua à toutes sortes de jeux inoffensifs, et, comme Gambèr-Aly n'y était pas novice, il retira de cette opération, conduite avec art, une douzaine de sahabgrans (une quinzaine de francs) et l'estime générale. Bref, il parut à chacun ce qu'il était en réalité, un fort joli garçon au physique et au moral.
Quand il rentra le soir chez lui, sa mère s'empressa de l'interroger.
—Je suis accablé de fatigue, répondit-il d'un air nonchalant. Le Prince a tenu absolument à me faire dîner avec lui. Nous avons eu les cartes toute la journée, et, par discrétion, je n'ai voulu lui gagner que le peu de monnaie que voici. Une autre fois, quand je serai tout à fait ancré dans ses bonnes grâces, je ne le traiterai pas si bien. Nous sommes convenus que, pour ne pas donner d'ombrage aux jaloux, je feindrais, pendant quelque temps, de faire partie de ses ferrashs, ensuite je deviendrai vizir. En attendant, je n'aurai rien à faire que m'amuser tout le jour. Nous partons sous peu pour Téhéran, et Son Altesse a l'intention de me recommander au Roi.
Bibi-Djânèm serra son adorable fils dans ses bras. Lui trouvant un peu d'agitation, elle lui promit, pour le lendemain matin, un bol considérable d'infusion de feuilles de saule, préservatif merveilleux contre la fièvre, et, comme Mirza-Hassan-Khan avait rapporté à la maison dix sahabgrans, produit de la vente de deux encriers, elle préparait des pâtisseries feuilletées et un plat de kouftehs, boulettes de hachis, frites dans des feuilles de vignes, dont la perfection lui avait toujours valu une gloire incontestée. On mangea et on but, et la moitié de la nuit se passa au sein d'une joie parfaite.
Au matin, Gambèr-Aly, ayant pris son élixir et reçu pour recommandation maternelle de ne se laisser attraper par personne, alla reprendre ses fonctions au Palais.
C'est une chose admirable que la vérité! Elle se glisse partout, au travers du mensonge, sans que les hommes puissent savoir comment. Le prochain départ du Prince-Gouverneur pour la capitale, annoncé par le jeune ferrash, qui n'avait sur ce point que les indices fournis par la fougue de son imagination, se trouva être parfaitement exact, et Gambèr-Aly fut tout étonné quand ses camarades lui annoncèrent qu'on s'en allait sous huit jours, attendu que le prince était rappelé et même remplacé, preuve nouvelle de la sagesse bien connue du gouvernement.
On ne s'amuse pas, dans ces pays-là, à compter minutieusement avec les mandataires du pouvoir. On les nomme, on les envoie; ils recueillent le produit des impôts; ils en gardent la plus grande partie pour eux, sous le prétexte que les récoltes ont été mauvaises, que le commerce ne va pas, que les travaux publics absorbent les ressources. On ne leur cherche pas de mauvaises chicanes et on reçoit pour bon ce qu'ils disent. Puis, au bout de quatre ou cinq ans, on les destitue; on les fait venir; on leur demanda ce qu'ils préfèrent, ou rendre des comptes ou payer une somme d'argent indiquée. Ils choisissent toujours le second terme de la proposition, parce qu'il leur serait difficile de présenter des pièces en règle. On leur enlève ainsi la moitié ou les deux tiers de ce qu'ils ont amassé, et avec ce qui leur reste, ils font des cadeaux au Roi, aux ministres, aux dames du harem, aux gens influents, et, à bon prix, on leur confère un autre gouvernement qu'ils vont administrer, sans changer de système, pour arriver à la même conclusion. C'est une méthode dont il n'est pas besoin de faire ressortir les mérites; l'avantage en saute aux yeux. Les peuples sont charmés de voir leurs gouverneurs rendre gorge: les gouverneurs passent leur vie à s'enrichir, et, finalement, ils meurent pauvres, sans jamais s'être doutés que telle devait être leur fin inévitable. Quant au pouvoir suprême, il s'épargne les soucis de la surveillance et une taquinerie de mauvais goût envers ses agents.
Son Altesse le Prince ayant exploité la province dont Shyraz est la capitale pendant une durée de temps suffisante, on le priait de venir raconter ses affaires aux colonnes de l'Empire, c'est-à-dire aux chefs de l'État; tout marchait ainsi, suivant la règle; mais, comme de coutume, et parce que rien n'est parfait en ce monde, c'était un dur moment à passer pour le disgracié. Une savait pas au juste dans quelle mesure on allait le rançonner.
Le matin, de bonne heure, et même avant le jour, son intendant avait pris la fuite, emportant quelques menus souvenirs de valeur. Le Ferrash-Bachi était sombre. Il se défiait de sa situation qui, difficilement, pouvait continuer à être aussi lucrative que par le passé. Les pishkhedmèts se communiquaient tout bas bien des réflexions; les gens de l'écurie, les ferrashs, les soldats, les kavédjys, n'ayant rien à perdre, étaient au comble du bonheur de changer de place. De moment en moment, un objet ou l'autre disparaissait et se serait retrouvé à un mois de là dans une boutique quelconque du Bazar. Quant au peuple de Shyraz, lorsqu'il apprit la nouvelle, il s'abandonna à une joie pareille à un délire. Partout on éleva au ciel la justice, la générosité et la bonté du Roi; on le compara à Noushirwan, un ancien monarque auquel on prête des vertus que, de son temps, sans doute, on prêtait à quelqu'autre, et ce fut une explosion de chansons, toutes plus malveillantes et plus audacieusement calomniatrices les unes que les autres, sur toute l'étendue des bazars de la ville. Rien n'égale l'ingratitude du peuple.
Le Ferrash-Bachi prit à part Gambèr-Aly:
—Mon enfant, lui dit-il, tu vois que je suis fort occupé; il me faut mettre les tentes en bon état pour le voyage, avoir soin que les mulets soient ferrés et que, enfin, rien ne manque. Je n'ai donc pas le temps de m'occuper de mes propres intérêts. Tiens, voilà un billet de huit tomans qui m'a été souscrit par un des écrivains de l'arsenal, Mirza-Gaffar, lequel demeure sur la place Verte, à gauche, à côté de la mare. Va trouver mon débiteur; dis-lui que je ne peux pas attendre davantage, parce que je ne sais quand je reviendrai, et que je pars la semaine prochaine. Termine cette petite affaire à ma satisfaction, et tu n'auras pas lieu d'en être fâché.
Là-dessus, il cligna de l'œil d'une manière hautement significative. Gambèr-Aly, enchanté, lui promit de réussir et s'en alla rapidement où son supérieur l'envoyait. Il n'eut aucune peine à découvrir la maison de Mirza-Gaffar, et, s'étant approché, il frappa rudement à la porte. Il avait mis son bonnet de travers et s'était armé de son air le plus délibéré.
Au bout d'une minute, on vint lui ouvrir; il se trouva en présence d'un petit vieillard qui portait, sur un nez crochu, une immense paire de lunettes.
—Le salut soit sur vous! dit brusquement Gambèr-Aly.
—Et sur vous le salut, mon aimable enfant! repartit le vieillard d'une voix mielleuse.
—Est-ce au très élevé Mirza-Gaffar que je parle?
—A votre esclave.
—Je viens de la part du Ferrash-Bachi, et j'ai là un billet de huit tomans que Votre Excellence va me payer sur l'heure.
—Assurément. Mais ne me laisserez-vous pas me charmer à l'aspect de votre beauté? Les anges du ciel ne sont rien en comparaison de vous. Honorez ma maison en y acceptant une tasse de thé. Il fait chaud, et vous avez pris trop de peine en daignant transporter Votre Noblesse jusqu'ici.
—Que votre bonté ne diminue pas! répondit Gambèr-Aly, devenant plus rogue en voyant la grande politesse du petit vieillard.
Cependant il consentit à entrer et s'assit dans la salle.
En un tour de main, Mirza-Gaffar apporta un réchaud, y mit du feu, posa une bouilloire de cuivre au-dessus des charbons, disposa du sucre, atteignit la boite à thé, alluma le kaliân, l'offrit à son hôte et, après s'être informé des nouvelles de son illustre santé et avoir rendu grâces au ciel de ce que tout allait bien de ce côté, il entama la conversation ainsi:
—Vous êtes un jeune homme si parfaitement accompli et orné des dons du ciel, que je n'hésite pas à vous dire toute la vérité, et puisse la malédiction et la damnation tomber sur moi, si je m'écarte d'une ligne de la sincérité la plus parfaite, soit à droite, soit à gauche. Je vais vous payer à l'instant, seulement je ne sais pas comment faire, parce que je n'ai pas le sou.
—Que votre bonté ne diminue pas! répondit froidement Gambèr-Aly, en lui passant le kaliân; mais je ne suis pas autorisé par mon vénérable chef à entendre de pareils discours, et il me faut de l'argent. Si vous ne me le donnez pas, vous savez ce qui arrivera: je brûlerai votre grand-père et le grand-père de votre grand-père, lui-même!
Cette menace parut agir fortement sur le vieil écrivain qui, probablement, ne se souciait pas d'un tel dégât parmi ses ascendants. Il s'écria alors d'une voix lamentable:
—Il n'y a plus d'Islam! il n'y a plus de religion! Où trouverai-je un protecteur, puisque cette figure de houri, cette pleine lune de toutes les qualités, me regarde sans bienveillance? Si je vous offrais humblement deux sahabgrans, parleriez-vous en ma faveur?
—Votre bonté est excessive! repartit Gambèr-Aly. Où a-t-on vu un ferrash du Prince se déshonorer en acceptant pareille somme?
—Je déposerais à vos pieds tous les trésors de la terre et de la mer, si je les possédais, et ne voudrais en rien garder pour moi; mais je ne les possède pas! Sur votre tête, sur vos yeux, par pitié pour un misérable vieillard, acceptez les cinq sahabgrans que je vous offre de bon cœur, et veuillez bien dire à Son Excellence le très élevé Ferrash-Bachi que vous avez vu vous-même ma profonde misère.
—Je soumets une humble requête, interrompit le ferrash. Je ne demande pas mieux que de vous aider et d'obtenir le bénéfice de vos prières; mais il faut aussi que Votre Excellence soit raisonnable. J'accepterai, pour vous faire plaisir, le cadeau d'un toman dont vous m'honorez; c'était inutile, mais j'aurais une confusion inexprimable si je vous désobligeais. Ainsi, un toman et n'en parlons plus. Vous me remettrez deux tomans pour mon chef, et je me charge d'arranger l'affaire. Seulement, comme notre homme est assez vif et impétueux, il est à propos que d'ici à huit jours Votre Excellence ne paraisse pas dans sa noble maison. Il pourrait arriver des désagréments.
On discuta une heure, on prit plusieurs tasses de thé, on s'embrassa fort, puis, comme Gambèr-Aly resta inébranlable, l'écrivain de l'arsenal s'exécuta, lui remit un toman pour lui et deux tomans pour son chef, et on se sépara avec les assurances réciproques de la plus parfaite affection.
—Que le salut soit sur vous! dit Gambèr-Aly au chef des ferrashs.
—C'est bon! Qu'as-tu obtenu?
---Excellence, j'ai trouvé ce misérable sur la route, il s'enfuyait; je l'ai pris au collet, je lui ai reproché son crime, et, malgré des passants qui voulaient s'interposer entre nous, j'ai retourné ses poches et je vous apporte le toman que j'ai trouvé dedans, il n'y avait rien de plus!
—Tu mens!
—Sur votre tête! sur ma tête! sur mes yeux! sur ceux de ma mère, de mon père et de mon grand-père! Par le livre de Dieu, par le Prophète et tous ses prédécesseurs (que le salut soit sur eux et la bénédiction) je ne vous dis que la vérité pure!
Le Ferrash-Bachi partit comme une flèche et, bouillant d'indignation, il courut à la maison de l'écrivain, frappa, on ne répondit rien. Il demanda des nouvelles à un cordier qui demeurait à peu de distance. Le cordier lui assura que Mirza-Gaffar était parti depuis deux jours et soutint son dire par un flot de serments. Ce qui était incontestable, c'est que le Ferrash-Bachi était attrapé. Il revint au Palais fort triste. Évidemment, Gambèr-Aly n'avait aucun tort.
—Mon fils, lui dit son supérieur, tu as fait ton possible, mais le destin était contre nous!
Après cette affaire, la faveur de Gambèr-Aly s'accrut encore et il fut considéré comme la perle de la maison du Prince. On le chargeait de toutes les commissions; il y trouvait ses intérêts, et bien que, en général, il ne réussît pas complètement au gré de ceux qui l'employaient, sa candeur était si grande et sa figure si sincère, qu'on ne pouvait s'en prendre à lui du malheur des circonstances. Sur ces entrefaites, les préparatifs de départ étant achevés, le prince donna l'ordre de se mettre en chemin.
En tête du convoi marchaient des cavaliers armés de longues lances, des soldats, des hommes d'écurie conduisant des chevaux de main, puis des bagages, les écuyers du Prince, les principaux officiers de sa maison, enfin le Prince lui-même, sur un magnifique cheval, et toutes les autorités de la ville et leurs suites, qui devaient l'accompagner jusqu'à une lieue et demie de Shyraz, puis encore des bagages et d'autres soldats, et d'autres ferrashs et des muletiers en foule. Sur une route parallèle, suivait le harem, les dames, enfermées dans des takht-è-révans ou litières, portées devant et derrière par un mulet, admirable invention, soit dit par parenthèse, pour procurer une idée exacte du mal de mer le mieux conditionné; les servantes étaient dans des kédjavêhs, sortes de paniers placés à droite et à gauche d'une monture quelconque. On entendait de très loin la conversation, les cris, les gémissements de ces illustres personnes, et les injures dont elles accablaient les pauvres muletiers. Cette sortie triomphale ne laissa pas que d'avoir des côtés peu brillants. Le beau sexe de la ville était accouru en foule, les derviches l'accompagnaient; il y avait aussi bien des anciennes connaissances de Gambèr-Aly, dont les habits déchirés, le gâma, les longues moustaches, les airs de mauvais garçon ne promettaient pas grand'chose d'édifiant. Aussitôt que le convoi parut, ce fut un concert de cris, et on hurlait avec d'autant plus de perfection, que Bibi-Djânèm se tenait sur les premiers rangs avec une troupe de ses amies, façonnées de longtemps à toutes les agressions, et terribles aux plus braves. Les qualifications les plus relevées étaient trouvées facilement par ces vétéranes: chien, fils de chien, arrière-petit-fils de chien, bandit, voleur, assassin, pillard, et bien d'autres épithètes que la langue française ne supporterait pas, et surtout ces dernières, sortaient brûlantes de la bouche de ces guerrières. Au milieu de telles éjaculations, une réserve de gamins, en sûreté derrière leurs mères, chantaient à pleine voix des fragments comme celui-ci:
Le prince de Shyraz,
Le prince de Shyraz,
C'est un imbécile,
C'est un imbécile;
Mais sa mère est une coquine
Et sa sœur autant!
Pendant quelques minutes, Son Altesse, vivement intéressée, sans doute, par la conversation des seigneurs qui l'entouraient, ne parut pas voir ce qui se passait, ni entendre ce qui se disait, ou plutôt se criait à ses oreilles. A la longue, cependant, il perdit patience et fit un signe au Ferrash-Bachi. Celui-ci donna l'ordre à ses hommes de dissiper le rassemblement à coups de gaules. Chacun s'y porta de tout cœur, et Gambèr-Aly, frappant comme les autres, entendit une voix, bien connue, qui lui vociférait dans les oreilles:
—Ménage ta mère, mon bijou! Et fais-nous venir à Téhéran le plus vite possible, ton père et moi, pour partager tes grandeurs!
—S'il plaît à Dieu, il en sera bientôt ainsi! s'écria Gambèr-Aly avec enthousiasme. Là-dessus il tomba à bras raccourcis sur une autre vieille émeutière, et, empoignant un derviche par la barbe, il le secoua vigoureusement. Cet acte de vaillance fit reculer la multitude. Les ferrashs considérèrent plus que jamais leur camarade comme un lion, et voyant le désordre se calmer, ils rejoignirent leur arrière-garde en riant comme des fous.
Le voyage se fit sans encombre. Après deux mois de marche, on arriva à Téhéran, la Demeure de la Souveraineté, suivant l'expression officielle, et les négociations commencèrent entre le Prince et les colonnes de l'État. De part et d'autre, beaucoup de ruses furent déployées, on menaça, on fit des promesses sans nombre, on chercha des moyens termes. Tantôt la question avançait, tantôt elle reculait. Le grand-vizir était porté à la sévérité; la mère du roi inclinait à l'indulgence, ayant reçu une belle turquoise, bien montée et entourée de brillants d'un prix convenable. La sœur du Roi montrait de la malveillance; mais le chef des valets de chambre était un ami dévoué; il était contredit, il est vrai, par le trésorier particulier du palais, soit! mais, quant au porteur de pipe ordinaire, on ne pouvait douter de son désir de voir tout finir pour le mieux. Gambèr-Aly se souciait peu de ces grands intérêts. Ses affaires commençaient à tourner assez mal et, souvent, des inquiétudes lui venaient sur son sort. Il y avait de sa faute.
Se voyant un peu gâté, il avait résolu, à part lui, de ne rien donner ni au Ferrash-Bachi, ni au pishkedmèt Assad-Oullah. Bien que, à la connaissance universelle, il eut eu déjà des occasions fréquentes de réaliser des profits, il avait toujours prétendu, contre l'évidence, que son dénuement était extrême, ce qui ne l'empêchait pas d'être au jeu une partie du jour et de montrer de l'or avec assez d'ostentation. Ses deux protecteurs avaient, à la fin, ouvert les yeux. C'étaient des gens graves; ils ne dirent mot. Cependant Gambèr-Aly s'aperçut vite qu'il n'était plus traité avec la même distinction, ni surtout avec la même affabilité. Les commissions lucratives ne lui étaient plus conférées; elles allaient à d'autres; les travaux durs ou astreignants, enfoncer les piquets, raccommoder les tentes, secouer les tapis, l'occupaient une bonne partie du jour. S'il se permettait, comme autrefois, d'aller rôder du côté des cuisines, le chef de service, grand ami d'Assad-Oullah-Bey, le renvoyait à son quartier avec des paroles maussades, enfin, tout était changé, et le pauvre enfant sentait que les adversaires qu'il s'était créés, par la subtilité de son esprit et ses tours d'adresse, n'attendaient qu'une occasion pour faire tomber sur lui tout le poids de leur ressentiment. C'était ce que les journaux de Paris appellent une situation tendue.
Un matin que les ferrashs s'amusaient devant la porte. Gambèr-Aly, toujours de belle humeur, malgré ses soucis, toujours leste et dispos, luttait contre deux ou trois de ses camarades, et, tour a tour les poursuivant, poursuivi par eux, il se trouva acculé contre l'échoppe d'un boucher. Un des joueurs, appelé Kérym, garçon faible et poitrinaire, prit, pour plaisanter, un des couteaux placés sur l'étal et en menaça Gambèr-Aly en riant; celui-ci, sans malice, lui arracha l'instrument des mains, mais en se débattant avec lui, par une fatalité presque inexplicable, il l'atteignit dans le côté. Kérym tomba baigné dans son sang. Quelques minutes plus tard, il expirait.
L'innocent meurtrier, au désespoir, perdait complètement la tête; les autres ferrashs, témoins de l'action et sûrs de ce qu'elle avait d'involontaire, s'empressèrent de le mettre à l'abri des dangers du premier moment. Ils le poussèrent dans l'écurie, et, tout courant, Gambèr-Aly s'en alla tomber contre la jambe droite du cheval favori de Son Altesse, bien décidé à ne plus sortir de cet asile inviolable pendant le reste de ses jours.
Au bout de deux heures, cependant, il était un peu calmé. Le sous-aide de cuisine lui avait confié, sous le sceau du plus grand secret, que le frère du mort avec deux cousins était venu au Palais. Ils avaient parlé au Ferrash-Bachi, et celui-ci, devant tout le monde, leur avait demandé comment ils entendaient faire valoir leurs droits. Ils avaient répondu qu'on leur donnerait le meurtrier pour qu'ils en fissent à leur guise ou bien cinquante tomans. «Cinquante tomans! avait répondu le Ferrash-Bachi d'un ton méprisant, cinquante tomans pour le plus mauvais de mes hommes, qui serait mort de lui-même avant un mois! Que votre bonté ne diminue pas! Vous vous moquez du monde! Si vous voulez dix tomans, je les donnerai moi-même, pour qu'on ne fasse pas de peine à mon pauvre Gambèr-Aly.»
Voilà ce que vint raconter le marmiton Kassem, et Gambèr-Aly se réjouit de tout son cœur de la tournure favorable que prenait son affaire. Il admirait l'aveuglement de son chef à son égard. Mais il se savait si aimable que, au fond, il concevait tout. Il causa longtemps avec son ami; puis, vers minuit, il se coucha dans la litière, à côté du cheval sacré, et s'endormit profondément. Tout d'un coup, une main vigoureuse le secoua par l'épaule: il ouvrit les yeux; devant lui se tenait le mirakhor, le chef de la mangeoire, personnage redouté qui a le domaine des chevaux et des écuries dans toute grande maison et auquel obéissent même les djelôdars ou écuyers.
—Garçon, dit-il à Gambèr-Aly, tu vas décamper d'ici et haut le pied, à moins que tu n'aies cinquante tomans à donner à ton maître, le Ferrash-Bachi, autant à Assad-Oullah, le pishkedmèt, et tout autant à ton esclave. Si tu ne veux pas ou si tu ne peux pas, en route!
—Mais on me tuera! s'écria le pauvre diable.
—Que m'importe! Paye ou sors!
En parlant ainsi, le mirakhor, qui était une sorte de géant, un Kurde Mâfy, véritable fils du diable, comme ses compatriotes s'en vantent, enleva Gambèr-Aly par le cou avec autant de facilité qu'il eût fait d'un poulet, le traîna, malgré ses cris et ses efforts, jusqu'à la porte de l'écurie, et, là, le regardant en face, avec des yeux de tigre, il lui cria:
—Paye ou pars!
—Je n'ai plus rien! hurla Gambèr-Aly, et, par un hasard qui ne s'est pas renouvelé souvent, il disait vrai. Ses derniers sous avaient été perdus le matin au jeu.
—Eh bien! en ce cas, repartit son terrible dompteur, va te faire saigner comme un mouton par les parents de Kérym!
Il secoua vigoureusement sa victime et la jeta dans la cour; puis, rentrant dans l'écurie, il ferma la porte. Gambèr-Aly, au comble de l'épouvante, se crut, d'abord, au milieu de ses ennemis; la lune éclairait, brillante; le ciel était d'une limpidité magnifique, les terrasses de la ville recevaient ses rayons, les arbres se balançaient avec mollesse, les étoiles étaient suspendues, pareilles à des lampes, dans une atmosphère dont l'infini se poursuivait au-dessus d'elles. Mais Gambèr-Aly ne se sentait aucune disposition à s'exalter devant les beautés de la nature. Il s'aperçut seulement que le silence était profond; les palefreniers dormaient çà et là dans leurs couvertures; l'excès de la terreur donna au fils de Bibi-Djânèm une inspiration subite et une espèce de courage. Sans plus consulter, il courut à l'entrée de la cour et la franchit, il parcourut les rues rapidement, tourna à gauche et se trouva contre les murailles de la ville. Il ne lui fut pas difficile d'y découvrir un trou; il se laissa dévaler dans le fossé, et, remontant la contrescarpe, il partit grand train à travers le désert. Les chacals piaulaient, mais il ne s'en souciait pas. Une ou deux hyènes lui montrèrent leurs yeux phosphorescents et s'enfuirent devant lui. Les gens d'imagination forte n'ont jamais qu'une seule sensation à la fois. Gambèr-Aly avait trop peur des parents de Kérym pour redouter autre chose. Il courut ainsi sans s'arrêter, sans prendre haleine, pendant trois heures, et le jour pointait, quand il entra dans le bourg de Shah-Abdoulazym. Il ne s'amusa pas à en regarder les maisons; mais, précipitant encore sa fuite, il arriva devant la mosquée au moment où le jour naissait; il ouvrit brusquement la porte, se précipita sur le tombeau du Saint, et, comme il se sentit sauvé, il s'évanouit tranquillement.
Abdoulazym était, en son temps, un très pieux personnage, agnat ou cognât de Leurs Altesses Hassan et Houssein, fils de Son Altesse le cousin du Prophète, que le salut soit sur lui et la bénédiction! Les mérites d'Abdoulazym sont immenses; mais, en ce moment, Gambèr-Aly n'en appréciait qu'un seul, c'est que la mosquée, au dôme doré, bâtie sur le tombeau du Saint, est, de tous les asiles, le plus inviolable. De sorte que, une fois arrivé là, Gambèr-Aly se voyait aussi en sûreté qu'il l'avait été quelque dix-huit ans en deçà sous le sein précieux de Bibi-Djânèm. Quand il se fut assez rafraichi dans l'état de syncope, il revint à lui et s'assit au pied du tombeau. Il n'était pas seul; un homme à figure sale et terreuse se tenait à son côté.
—Calmez-vous, mon garçon, lui dit ce bonhomme. Quels que soient vos persécuteurs, vous êtes ici en parfaite sécurité, et autant que moi-même.
—Que votre bonté ne diminue pas! repartit Gambèr-Aly. Oserais-je vous demander votre noble nom?
—Je m'appelle Moussa-Riza, répliqua l'étranger d'un air assuré: je suis Européen et même Français, et on me nomme, parmi mes compatriotes, M. Brichard. Mais j'ai embrassé l'islamisme, par la grâce de Dieu, pour arranger quelques petites affaires que j'avais en souffrance, et le ministre de ma nation a l'indignité de vouloir me faire sortir de Perse. Je reste donc ici, afin de ne pas tomber dans ses mains, et je fais des miracles pour prouver la grandeur de notre auguste religion.
—Que la bénédiction soit sur vous! dit Gambèr-Aly dévotement; mais il prit peur de cet Européen défroqué et se résolut à le surveiller exactement. La visite du préposé à la mosquée, qui eut lieu dans la matinée, lui fut plus agréable; on lui donna à manger, on lui promit pour tous les jours un bon ordinaire fondé sur les dotations du lieu, et on lui garantit que personne ne s'aviserait de le tourmenter dans le sanctuaire vénérable où il avait eu le bonheur de se retirer. On voulut même lui persuader de ne pas se confiner à l'intérieur de la mosquée; il pouvait, sans crainte, vaguer à son aise dans les cours, fût-ce à la barbe du chef de police; mais il n'entendit pas de cette oreille. En vain les réfugiés, assez nombreux habitants de cette partie plus vaste du territoire consacré et faisant leur ménage dans tous les coins, lui offrirent l'attrait d'une conversation aimable et enjouée, et mille occasions de dresser quelque petit commerce; il avait trop peur, il ne voulut jamais s'éloigner du saint tombeau. Il leur était aisé, à ces autres, de se confier à une protection modérée! Qu'avaient-ils fait, après tout? Volé quelque marchand? Escroqué leur maître? Fâché un employé subalterne? Il était clair que, pour de pareilles peccadilles, on n'irait pas enfreindre les prérogatives de la mosquée et s'attirer l'indignation du clergé et de la populace; mais lui! c'était bien une autre affaire! Il avait eu le malheur de tomber sur cet imbécile de Kérym, qui s'était laissé mourir bêtement. Il avait du sang sur lui, de plus, l'inimitié de ce scélérat de Ferrash-Bachi le poursuivait. Ce n'était pas trop que du tombeau, que des cendres du saint imam pour le garantir; encore l'Imam aurait-il dû ressusciter et venir lui-même. Il s'obstina donc à tenir compagnie à Moussa-Riza. Ces deux braves vivaient dans des alertes perpétuelles. Toute figure nouvelle apparaissant dans la mosquée leur représentait un espion; Gambèr-Aly croyait reconnaître dans chacun un émissaire de la maison du prince, et son associé un des hommes de son ministre. Deux existences déplorables! Les malheureux maigrissaient à vue d'œil, quand, un matin, il se fit un grand mouvement, et ils se crurent perdus: les gardiens leur apprirent que le Roi avait annoncé son intention de faire ses dévotions, le jour même, à Shah-Abdoulazym. En conséquence, on nettoyait un peu, on époussetait légèrement et on étendait des tapis. La population du bourg était en l'air. Moussa-Riza communiqua à son camarade une idée fort juste: c'était de prendre garde d'être enlevés par leurs persécuteurs à la faveur du tumulte qui, certainement, accompagnerait l'entrée, le séjour et la sortie de Sa Très Haute Présence le Roi des Rois. Le fils de Bibi-Djânèm trouva cette observation raisonnable, et, à dater du moment où elle s'empara de son esprit, il se colla tout vif contre la pierre du tombeau et n'en sépara ses épaules que pour y rapporter sa poitrine. Sur ces entrefaites, le tapage devint épouvantable au dehors. Le bruit des petits canons montés à dos de chameau retentit de toutes parts. On entendit naître au loin, puis croître, puis éclater les hautbois et les tambourins, composant la musique de cette artillerie, appelée zambourèk; une foule de ferrashs royaux et de coureurs en tuniques rouges et en grands et hauts chapeaux ornés de pailleteries, se précipita dans la mosquée. A leur suite entrèrent, d'un pas moins pressé, les ghoulâms ou cavaliers nobles, décorés de chaînes d'argent, le fusil sur l'épaule, et les domestiques supérieurs, et les aides de camp, et les seigneurs de l'Intimité, les mogerrèbs-oul-hezrèt, ceux qui approchent la Présence, et les mogerrèbs-oul-khaghân, ceux qui approchent du Souverain, et, enfin le Souverain lui-même, Nasr-Eddin Shah, le Kadjâr, fils de Sultan, petit-fils de Sultan apparut, et s'approcha du reliquaire. On étendit un tapis de prière sous ses pieds augustes, et le maître de l'État commença à exécuter un certain nombre de rikâats, d'inclinations et de génuflexions, accompagnées d'oraisons jaculatoires, telles que sa piété, la situation de ses affaires personnelles et la disposition du moment les lui suggéraient.
Mais, au milieu du tapage, qui ne se ralentissait pas, si absorbé que fut le prince par ses exercices de dévotion, il n'était pas possible qu'il n'aperçût les deux faces blêmes remparées sous la protection du Saint, à l'intervention duquel lui-même avait recours. Le premier, Moussa-Riza, il le connaissait et ne se mêlait pas de son affaire; le second lui était tout à fait nouveau; sa jolie figure, sa pâleur, sa détresse évidente, sa jeunesse l'intéressèrent, et, quand il eut terminé, à son gré, ses prières, il demanda au gardien de la mosquée quel était cet homme et pour quelle cause il se tenait ainsi contre le tombeau de l'Imam.
Le gardien de la mosquée, de sa nature très pitoyable, exposa au Roi l'aventure de Gambèr-Aly de la façon la plus propre à exciter sa commisération. Il y réussit sans peine, et la Haute Présence dit au pauvre diable:
—Allons, au nom de Dieu! lève-toi et pars! Il ne te sera rien fait!
C'en était assez, sans doute, et Gambèr-Aly aurait dû comprendre que, sous l'ombre de la protection souveraine, si miraculeusement étendue sur lui, il ne devait conserver désormais aucune appréhension. Mais il ne vit pas la lumière où elle était. Son esprit fut tellement troublé qu'il supposa les choses les plus absurdes. Il s'imagina que le Roi ne lui parlait ainsi que pour le faire sortir de l'asile, et que l'ordre était donné aux ghoulâms de l'égorger à la porte de la mosquée. Pourquoi, comment se persuada-t-il que son maître, lui-même, condescendrait à se faire le complice des parents de Kérym? C'était une de ces folies qui naissent dans un cerveau malade. Au lieu de se jeter aux pieds de son sauveur, de le remercier, de le combler de bénédictions, ce qui lui aurait, par-dessus le marché, valu quelque généreuse aumône, il se mit à pousser des cris affreux, à invoquer le Prophète et tous les saints, et à déclarer qu'on pouvait le massacrer où l'on voulait, sur la place même, mais qu'il ne sortirait pas.
Le Roi eut la bonté de raisonner avec lui. Il chercha à le rassurer, lui répéta à plusieurs reprises qu'il n'avait, en vérité, rien à craindre de personne, et que, désormais, sa vie était sauve, il ne parvint pas à le persuader; et alors, naturellement, la Haute Présence s'impatienta, laissa tomber sur Gambèr-Aly un regard terrible et lui dit rudement:
—Meurs donc, fils de chien, puisque tu le veux!
Et, là-dessus, la Haute Présence s'en alla, et sa suite quitta l'église. Aussitôt, sans perdre de temps, Gambèr-Aly, certain que son dernier moment approchait et usant de ses ressources suprêmes, défit la pièce d'étoffe qui lui servait de ceinture, la déchira en plusieurs bandes, en fit une corde, attacha un bout de cette corde autour de son corps, et l'autre autour du tombeau, afin de pouvoir prolonger la résistance, lorsque les exécuteurs allaient venir. Il eut peur aussi, car de quoi n'avait-il pas peur? que, pour l'enlever avec plus de facilité et sans scandale, l'on ne mêlât quelque narcotique à la nourriture que les gardiens de la mosquée lui donnaient. Il se résolut à ne plus manger du tout. Ce jour-là, il refusa donc les aliments. Les supplications les plus affectueuses de la part des prêtres, les encouragements des dévots, visiteurs ordinaires de la mosquée, et qui se faisaient tour à tour raconter son histoire, rien ne put l'ébranler. Il s'obstina.
La nuit, il ne dormit pas; il avait l'oreille au guet. Chaque bruit, le tressaillement du feuillage des arbres que le vent touchait, la moindre chose le mettait hors de lui.
Pendant la journée du lendemain, il resta étendu sur le pavé, ne relevant la tête de temps en temps que pour voir si on n'avait pas détaché sa corde; puis il laissait retomber son front sur ses mains et rentrait dans un demi-sommeil plein d'hallucinations menaçantes.
Cependant, dans toutes les maisons de Téhéran, sur les places, dans les bazars, aux bains on ne parlait d'autre chose que de son aventure. Les récits de sa conversation avec le Roi, colportés, augmentés, modifiés, changés, embellis de toutes manières, servaient de texte à des commentaires interminables. Les uns voulaient qu'il eût assassiné Kérym avec connaissance de cause; les autres soutenaient au contraire, que c'était Kérym qui avait voulu le tuer et qu'il n'avait fait que se défendre. Un troisième plus avisé était certain que Kérym n'avait jamais existé et que le pauvre Gambèr-Aly était la victime d'une calomnie inventée par le Ferrash-Bachi de son prince et Assad-Oullah le piskhedmèt; les femmes, sur le bruit de la beauté remarquable du réfugié à Shah-Abdoulazym lui étaient toutes favorables et toutes aussi voulaient le voir, de sorte que, le troisième jour dès l'aurore, des bandes de dames montées sur des ânes, d'autres montées sur des mules, quelques-unes à cheval avec des servantes et des domestiques, bref la population féminine en masse se mit en route pour la mosquée sainte, et si grande était la multitude que depuis la porte de la ville jusqu'au bourg, il n'y avait pas d'interruption dans la ligne indéfiniment longue des pèlerines. Ce monde eut bientôt fait de remplir la mosquée, on se foulait, on se pressait, on se montait les unes sur les autres pour avoir au moins le bonheur de contempler Gambèr-Aly; on s'écriait:
—Qu'il est beau! Bénie soit sa mère! Mon fils, mange! Mon fils, bois! Mon oncle chéri, ne te laisse pas mourir! Oh! mon frère adoré! Veux-tu déchirer mon cœur? Gambèr-Aly de mon âme! Voilà des confitures! Voilà du sucre! Voilà du lait! Voilà des gâteaux! Parle-moi! Ne regarde que moi! Écoute-moi! Personne ne te touchera! Sur ma tête, sur mes yeux, sur la vie de mes enfants! Qui oserait te regarder de travers, nous le mettrions en pièces!
Mais, à ces paroles rassurantes, Gambèr-Aly ne répondait pas un mot. Il était épuisé par les émotions et par la faim, et, en toute réalité, s'en allait doucement vers le passage du pont de Sirat, où les morts ont leur chemin.
Et pendant que les femmes, vieilles et jeunes, mariées et filles se transportaient ainsi à Shah-Abdoulazym et que, tour à tour, ces flots de voiles bleus et de roubends ou tours de tête blancs, entraient et sortaient du lieu saint en poussant des soupirs, jetant des cris et se tordant les bras de chagrin pour la perte imminente du plus beau jeune homme qui eût jamais existé, on vit tout à coup, à la porte de la ville, les soldats de garde quitter leurs kalyans, se mettre sur les pieds et saluer profondément. Un cavalier, deux, trois cavaliers franchirent lestement le pont jeté sur le fossé; derrière eux passa non moins rapidement un groupe de domestiques bien montés, et, derrière encore, apparut, soulevant des flots de poussière, une voiture européenne fort élégante, attelée de six grands turcomans ornés de pompons rouges et bleus menée, comme on dit, à la daumont, et dans la voiture étaient assises quatre dames entièrement recouvertes de leurs voiles bleus et de leurs roubends. Cette galante apparition se frayait sans façon un chemin au travers des cavalcades d'ânes et de mulets, de sorte que, bientôt, elle arriva à Shah-Abdoulazym; les kaleskadjys ou postillons arrêtèrent devant la grande porte de la mosquée; les cavaliers aidèrent les quatre dames à descendre et celles-ci entrèrent immédiatement dans le lieu saint; leurs domestiques ne se gênèrent là non plus aucunement pour leur ouvrir passage, de sorte que, malgré les vociférations et les injures des femmes jetées de côté brusquement, les nouvelles arrivées se trouvèrent, comme elles le voulaient, juste en face de Gambèr-Aly.
L'une d'elles s'accroupit à terre à côté du jeune garçon et lui dit d'une voix douce:
—Tu n'as plus rien à craindre, mon âme! Les parents de Kérym ont transigé pour trente tomans; voilà tes lettres de rémission; personne n'a plus de droit sur ta vie. Viens et suis-moi! j'ai donné les trente tomans.
Mais Gambèr-Aly n'était plus en état de rien comprendre. Il regarda d'un œil morne le papier que la dame lui présentait et ne fit pas un mouvement. Alors, s'annonçant par cela même comme une personne de décision, la bienfaitrice du réfugié élevant la voix, dit à ses gens:
—Appelez tout de suite le gardien de la mosquée!
Ce dignitaire n'était pas loin; il accourut, et comme un des cavaliers lui avait dit quelques mots à l'oreille, il exécuta un salut non moins humble que les portiers de la ville l'avaient fait, et déclara que sa vie répondait de son obéissance.
—Voici la libération de cet homme, dit la dame; comme il est hors d'état de rien comprendre en ce moment, je vais l'emporter dans ma voiture. Ce n'est pas, j'espère, violer le saint asile, puisque n'étant plus ni coupable ni poursuivi, il ne peut être réfugié. Qu'en pensez-vous?
—Tout ce qu'il plaît à Votre Excellence d'ordonner est nécessairement bien, répondit le vieux prêtre.
—Ainsi vous consentez à ce que je demande?
—Sur mes yeux!
La dame fit un signe, et ses cavaliers se mirent en devoir de détacher la corde et d'enlever dans leurs bras Gambèr-Aly qui, tout aussitôt, poussa des cris lamentables. A cette voix douloureuse, les femmes, qui remplissaient la mosquée, s'émurent; plusieurs d'entre elles avaient conçu des préventions contre les manières un peu promptes des ghoulâms accompagnant l'inconnue, et il s'éleva un murmure général, au milieu duquel on distinguait dos apostrophes comme celles-ci:
—Quelle infamie! Il n'y a plus d'Islam! à l'aide, musulmans! On viole l'asile! Qu'est-ce que c'est que cette vieille goule affamée qui veut manger les jeunes gens! Fille de chien! Fille d'un père qui brûle en enfer! Nous allons rôtir ton aïeul! Laisse ce garçon! Si tu te permets d'y toucher ou seulement d'y regarder, nous te déchirons avec les ongles et les dents!
La colère grandissait et les domestiques de la dame en étaient déjà à se ranger autour d'elle et de ses suivantes pour l'isoler des agressions. Il faut rendre justice à cette dame, son courage était à la hauteur de la circonstance. Elle répondait injure pour injure et ne se montrait pas moins imaginative en ce genre que les assaillantes. On l'appelait vieille, elle appelait ses ennemies caduques; on suspectait la pureté de ses intentions: elle répliquait par les accusations les plus énormes. Dans ce colloque passionné entre personnes du sexe faible et timide, on se prodigua des trésors d'injures, et il n'y a pas d'exagération à affirmer que les plus respectables et les plus érudites parmi les détaillantes de poissons, qui font un des principaux ornements de Paris et de Londres, eussent eu quelque chose à apprendre dans ce beau jour. Rien n'est châtié, mesuré et fleuri comme le langage d'un Oriental; mais une Orientale ne se pique que d'exprimer le plus énergiquement possible ce qu'il lui plaît de dire.
Pour mettre fin à cette scène, le gardien de la mosquée prit la lettre de rémission, monta dans le membèr, ce qui veut dire la chaire, fit un petit préambule, lut le document, célébra en termes pompeux la charité, la vertu, la bonté et toutes les vertus cardinales et principales, immaculées et autres dont sont ornés les êtres voilés et purs que la langue ne doit pas nommer, ni même l'imagination contempler en rêve, et termina par une adjuration éloquente de laisser libre cours à l'exercice des susdites vertus de la susdite charité, attendu que, si l'on ne prenait pas soin, et cela tout de suite, du pauvre Gambèr-Aly, sa vie n'allait pas se prolonger au delà de quelques heures.
A une si lugubre conclusion, les sanglots éclatèrent de toutes parts. Plusieurs femmes commencèrent à se donner d'horribles coups de poing dans la poitrine en criant: «Hassan! Hussein! Ya Hassan! Ya Hussein!» (invocations aux saints martyrs). D'autres tombèrent en convulsions; les plus rapprochées de la dame inconnue, précisément celles qui lui avaient déclaré leur intention précise de la déchirer avec les ongles et les dents, se mirent à embrasser le bas de son voile et la déclarèrent un ange descendu du ciel et, certainement, aussi remarquable par sa jeunesse et sa beauté que par la perfection de son cœur, et elles l'aidèrent à contenir Gambèr-Aly qui se débattait, mais qui fut pourtant transporté dans la voiture dont on ferma les stores. Ceci fait, les cavaliers remontèrent à cheval, les kaleskadjys fouettèrent leurs attelages, tournèrent bride, reprirent la route de Téhéran, et disparurent.
Le fils de Bibi-Djânèm s'était absolument évanoui dans la persuasion que c'en était fait, qu'il était pris et qu'il allait être mis à mort. Affaibli outre mesure par l'état de son esprit et par le jeûne, la fièvre et le délire s'emparèrent de lui, et il tomba fort malade. Dans les instants où la connaissance lui revenait il se croyait dans une prison. Pourtant l'aspect de la chambre où on l'avait transporté n'avait rien pour le confirmer dans ce triste sentiment. C'était une charmante chambre. Les murs en étaient peints en blanc, et les enfoncements réguliers, carrés, où l'on place des coffrets et des vases de fleurs étaient encadrés dans des peintures rose et or, relevées de vert clair. Le lit était garni d'immenses couvertures piquées en soie rouge; des oreillers et des coussins, grands et petits, recouverts de fine toile et brodés étaient multipliés sous sa tête et sous ses bras. Il était gardé par une négresse, vieille à la vérité et laide, mais très bienveillante, qui obéissait à chacune de ses demandes, qui le dorlotait, qui l'appelait l'oncle de son âme et ne ressemblait nullement à un bourreau. Deux ou trois fois par jour, il recevait la visite d'un hakim-bachi ou médecin en chef, lequel était juif, bien connu de lui pour le praticien à la mode dans le beau monde et il ne pouvait s'empêcher de convenir en lui-même que le seul fait d'être traité par Hakim-Massy constituait déjà un véritable honneur dont on pouvait être fier. Hakim-Massy lui avait dit, avec sa bonté ordinaire, que tout allait au mieux, qu'il serait sur pied avant peu de jours et que sa guérison marcherait d'autant plus vite que la persuasion lui viendrait de n'avoir plus rien à craindre des parents de Kérym, ni du Roi, ni de personne. Ces assurances venant d'un personnage aussi distingué que Hakim-Massy ne laissaient pas que de faire impression sur le jeune homme, et comme la négresse les confirmait toute la journée, le trouble de son imagination se remettait peu à peu. Lorsque le malade fut en état de prendre goût aux distractions, il fut visité par un moulla fort aimable qui le félicita de son heureux destin; par un marchand très connu au bazar qui lui offrit une jolie bague de turquoises; par un cousin au septième degré du chef de la tribu des Sylsoupours qui l'invita à venir chasser chez lui au faucon, aussitôt qu'il se trouverait tout à fait remis. Dès qu'il commença à se lever, il apprit de sa négresse qu'il avait quatre domestiques à son service et pouvait demander sans crainte ce qui lui serait agréable.
—Mais, tante de mon âme, s'écria enfin Gambèr-Aly, où suis-je donc? Qui êtes-vous? Est-ce que par hasard on m'aurait coupé le cou sans que je m'en aperçusse? Suis-je déjà dans le paradis?
—Il ne tient absolument qu'à toi, mon fils, repartit la négresse, de faire en sorte qu'il en soit ainsi et cela sans te chagriner d'aucune façon. En tous cas, et pour le moment, tu es certainement un personnage de condition, puisque te voilà nazyr, te voilà intendant en chef de la fortune et du domaine de Son Altesse Perwarèh-Khanoum (Mme le Papillon) qui a, depuis huit jours, reçu des bontés du Roi le titre officiel de Lezzêt-Eddooulèh (les Délices du Pouvoir).
A ces mots, Gambèr-Aly se submergea dans les flots d'une telle extase, qu'il resta absolument sans pouls, sans souffle et sans parole.
La première fois qu'il parut dans la cour du palais, il trouva les domestiques rangés devant lui, d'après leurs grades hiérarchiques, bien entendu. Tous le saluèrent avec le plus profond respect et il les passa en revue, comme le comportaient les devoirs de sa charge. Il était vêtu d'une immense djubbèh ou manteau à manches, en drap blanc passementé de soie bariolée; il avait dessous une robe en cachemire et tirait de temps en temps de sa poitrine, sans y mettre aucune affectation, un petit sac de satin brodé de perles, d'où il sortait une jolie montre, et il y regardait l'heure. Il avait des pantalons de soie rouge. Bref, il était habillé à sa parfaite satisfaction.
Quand il voulut aller se promener au bazar, on lui amena un charmant cheval harnaché à la façon des seigneurs de la Cour. Un des djélodars le soutint sous les bras afin qu'il se mit en selle et quatre ferrashs marchèrent devant lui, tandis que son kaliândjy portait sa pipe à son côté. Il fut reconnu dans les galeries, et un concert de bénédictions éclata sur son passage. Les femmes surtout l'accablèrent de compliments. A la vérité elles lui firent plusieurs questions assez indiscrètes qui le forcèrent à rougir et lui adressèrent des recommandations et des conseils dont il pensait n'avoir pas besoin. Mais, en somme, il fut enchanté de sa popularité. Il avait raison de l'être, ce qui prouve bien, soit dit en passant, pour faire plaisir aux gens qui veulent un sens moral à chaque histoire, que le vrai mérite finit toujours par obtenir sa récompense.
Tout doit porter à penser que Gambèr-Aly développa des qualités supérieures dans son métier d'intendant, car on le vit graduellement passer d'un état de richesse relative à une opulence évidente. Un an ne s'était pas écoulé qu'il ne montait plus que des chevaux de prix; il avait aux doigts des rubis, des saphirs, des diamants de la plus belle eau. Arrivait-il chez les principaux joailliers quelque perle d'une valeur peu ordinaire, on se hâtait de l'en avertir et il était rare qu'il ne devint l'heureux acquéreur du trésor, Les affaires de l'ancien gouverneur de Shyraz ayant mal tourné, le Ferrash-Bachi et Assad-Oullah-Bey se trouvèrent sans emploi. Ce ne fut pas pour longtemps; Gambèr-Aly, devenu Gambèr-Aly-Khan, les prit à son service et il se déclara très satisfait de leur zèle.
Aussitôt qu'il s'était vu dans une position heureuse, il n'avait pas tardé à faire venir ses parents. Malheureusement son père mourut au moment de se mettre en route. Le désespoir de Bibi-Djânèm éclata et renversa toutes les bornes; elle se déchira le visage avec un tel emportement et poussa sur la tombe du défunt des cris si aigus, que, de l'aveu de ses amis, on n'avait jamais connu dans le monde une femme aussi fidèle et aussi attachée à ses devoirs. Cependant elle rejoignit son fils, et fut charmée de le revoir beau et bien en point. Mais elle ne demeura pas dans le palais parce que, sans qu'on pût s'en expliquer la cause, une personne si accomplie ne plut pas à la princesse. Elle eut donc une maison pour elle seule et la choisit aux environs de la grande mosquée où, bientôt, elle conquit la réputation la mieux méritée de dévote hors ligne et très au courant de ce qui se passait dans le quartier. Elle n'a jamais souffert, il faut le dire à sa gloire, qu'un tort du prochain restât ignoré; et, sous le rapport de la publicité la plus étendue donnée à tous les faits et gestes de ses voisins et voisines, elle resta une trompette incomparable.
Au bout de deux ans, la princesse, non moins pieuse que Bibi-Djânèm, se sentit le désir de faire le saint pèlerinage de la Mecque, et, en ayant pris la résolution, elle déclara que l'intègre Gambèr-Aly-Khan serait son mari de voyage. Le mari de voyage est, sans contredit, une des institutions persanes les plus judicieuses. Une femme de qualité, qui va faire une longue route et passer de ville en ville, peut bien sacrifier sa tranquillité et prendre de la peine pour le salut de son âme. Toutefois, elle tient aux convenances et ne saurait supporter l'idée d'entrer directement en relations avec des muletiers, des marchands, des douaniers, ou les autorités des lieux où elle passe. C'est pour ce motif que, lorsqu'elle ne possède pas un mari, elle en prend un pour cette circonstance. Il est bien entendu que l'heureux mortel ne représente rien de plus qu'un majordome plus autorisé. Qui voudrait y voir davantage? Gambèr-Aly-Khan était un homme important; bref, il partit avec les Délices du Pouvoir et celle-ci, arrivée à Bagdad, fut si satisfaite de sa probité et de sa façon de tenir les comptes, qu'elle l'épousa pour tout de bon, et il est charitable de penser qu'elle n'eut jamais sujet de s'en repentir. C'est ce qu'affirmait, du reste, Bibi-Djânèm.
L'histoire finit ici: elle a souvent été racontée avec des variantes par l'admirable et profond astrologue dont il a été question au commencement. Il la citait comme une preuve sans réplique de la solidité de son art. N'avait-il pas prédit, au jour de la naissance de Gambèr-Aly, que ce nourrisson serait premier ministre? Il ne l'est pas encore, sans doute; mais pourquoi ne le deviendrait-il pas?
IV
LA GUERRE DES TURCOMANS
Je m'appelle Ghoulam-Hussein. Mais comme c'était le nom de mon grand-père, et que, naturellement, mes parents, en parlant de lui, disaient toujours «Aga», c'est-à-dire monseigneur, on m'appelait seulement Aga, par respect pour le chef de la famille, dont le nom ne saurait se prononcer légèrement; et c'est ainsi que je me nomme, comme les innombrables compatriotes que j'ai dans le monde et qui répondent à ce nom d'Aga, par le même motif que leurs grands-pères se nommaient comme eux Aly, Hassan, Mohammed ou tout autre chose. Ainsi je suis Aga. Avec le temps et quand la fortune m'a souri, c'est-à-dire quand j'ai eu un habit un peu propre et quelques shahys dans ma poche, j'ai trouvé convenable de me donner le titre de «Beg». Aga-Beg ne fait pas mal. Malheureusement, j'ai été d'ordinaire si peu chanceux, que mon titre de Beg a dispara en maintes circonstances devant la triste physionomie de mon équipage. Dans ce cas-là, je suis devenu Baba-Aga, l'oncle Aga. J'en ai pris mon parti. Depuis que des circonstances dans lesquelles, je l'avoue, ma volonté n'est entrée pour rien, m'ont permis de visiter, dans la sainte ville de Meshhed, le tombeau des Imams, et de manger la soupe de la mosquée le plus souvent que j'ai pu, il m'a paru au moins naturel de me décorer du titre de Meshhedy, pèlerin de Meshhed. Cela donne un air d'homme religieux, grave et posé. J'ai ainsi le bonheur de me voir généralement connu, tantôt sous le nom de Baba-Meshhedy-Aga, ou sous celui que je préfère de Meshhedy-Aga-Beg. Mais Dieu dispose de tout ainsi qu'il lui plaît!
Je suis né dans un petit village du Khamsèh, province qui confine à l'Azerbeydjân. Mon village est situé au pied des montagnes, dans une charmante petite vallée, avec beaucoup de ruisseaux murmurants, qui courent à travers les grandes herbes en gazouillant de joie, et sautant sur les pierres polies. Leurs rives sont comme encombrées de saules épais dont le feuillage est si vert et si vivant, que c'est un plaisir de le regarder, et les oiseaux y nichent en foule et y font un remue-ménage qui jette la joie dans le cœur. Il n'y a rien de plus agréable au inonde que de s'asseoir sous ces abris frais en fumant un bon kaliân plein de vapeurs odorantes. On cultivait chez nous beaucoup de blé; nous avions aussi des rizières et du coton nain, dont les tiges délicates étaient soigneusement abritées contre les chaleurs de l'été par des ricins plantés en quinconce; leurs larges feuilles faisaient parasol au-dessus des flocons blancs de leurs camarades. Un moustofy, conseiller d'État de Téhéran, homme riche et considéré nommé Abdoulhamyd-Khan, touchait la rente du village. Il nous protégeait avec soin, de sorte que nous n'avions rien à craindre ni du gouverneur du Khamsèh, ni de personne. Nous étions parfaitement heureux.
Pour moi, j'avoue que le travail des champs ne m'agréait cas, et je préférais infiniment savourer les raisins, les pastèques, les melons et les abricots, à m'occuper de leur culture. Aussi, j'avais à peine quinze ans que j'avais embrassé une profession qui me plaisait beaucoup plus que la paysannerie. Je m'étais fait chasseur. J'abattais les perdrix, les gélinottes, les francolins, j'allais chercher les gazelles et les chevreuils dans la montagne; je tuais par-ci par-là un lièvre, mais j'y tenais peu, attendu que cet animal ayant la mauvaise habitude de se nourrir de cadavres, personne n'aime à en manger, et comme il est difficile de le vendre, tirer sur lui c'est de la poudre perdue. Peu à peu, j'étendis mes courses fort loin en descendant au milieu des forêts du Ghylàn; j'appris des habiles tireurs de ce pays à ne jamais manquer mon coup, ce qui me donna comme à eux la confiance d'aller à l'affût du tigre et de la panthère. Ce sont de bons animaux et leurs peaux se vendent bien. J'aurais donc été un homme extrêmement content de son sort, m'amusant de mon métier et gagnant assez d'argent, ce que, naturellement, je ne disais ni à mon père ni à ma mère, si, tout à coup, je n'étais devenu amoureux, ce qui gâta tout. Dieu est le maître!
J'avais une petite cousine âgée de quatorze ans qui s'appelait Leïla. J'aimais beaucoup à la rencontrer et je la rencontrais fort souvent. Comme nous avions à nous dire une foule de choses et que nous n'aimions pas à être interrompus, nous avions fait choix d'une retraite précieuse sous les saules qui bordaient le ruisseau principal, à l'endroit le plus épais, et nous restions là pendant des heures sans nous apercevoir de la longueur du temps. D'abord, j'étais très heureux, mais je pensais tant et tant à Leïla, que, lorsque je ne la voyais pas, je me sentais de l'impatience et de l'inquiétude, et je courais de côté et d'autre pour la trouver. C'est ainsi que je découvris un secret qui me précipita dans un abîme de chagrin; je m'aperçus que je n'étais pas le seul à qui elle donnait des rendez-vous.
Elle était si candide, si gentille, si bonne, si tendre, que je ne la soupçonnai pas un seul instant d'infidélité. Cette pensée m'aurait fait mourir. Pourtant je fus bien fâché de trouver que d'autres pouvaient l'occuper, l'amuser, au moins la distraire, et, après m'être beaucoup demandé si je devais lui confier mon chagrin, ce qui m'humiliait, et être convenu qu'il ne fallait pas me plaindre, je lui dis tout.
—Vois-tu, fille de mon oncle, m'écriai-je un jour en pleurant à chaudes larmes, ma vie s'en va et dans quelques jours on me portera au cimetière! Tu causes avec Hassan, tu parles avec Kérym, tu ris avec Suleyman et je suis à peu près sûr que tu as donné une tape à Abdoullah! Je sais bien qu'il n'y a pas de mal et qu'ils sont tous tes cousins comme moi et que tu es incapable d'oublier les serments que tu m'as faits de n'aimer que moi seul et que tu ne veux pas me faire de la peine! Mais avec tout cela, je souffre, j'expire, je meurs, je suis mort, on m'a enterré, tu ne me verras plus! O Leïla, mon amie, mon cœur, mon trésor, prends pitié de ton esclave, il est extrêmement malheureux!
Et en prononçant ces mots, je redoublai mes pleurs, j'éclatai en cris, je jetai mon bonnet, je me donnai des coups de poing sur la tête et je me roulai par terre.
Leïla se montra fort émue à l'aspect de mon désespoir. Elle se précipita à mon cou, m'embrassa sur les yeux et me répondit:
—Pardonne-moi, ma lumière, j'ai eu tort, mais je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, par Aly, par les Imams, par le Prophète, par Dieu, par ta tête, que je ne recommencerai plus, et la preuve que je tiendrai parole, c'est que tu vas tout de suite me demander en mariage à mon père! Je ne veux pas d'autre maître que toi et je serai à toi, tous les jours de ma vie!
Et elle recommença à m'embrasser plus fort qu'auparavant. Moi, je devins fort inquiet et soucieux. Je l'aimais bien sans doute, mais je ne lui avais jamais dit que j'eusse de l'argent, parce que j'avais peur qu'elle ne voulût l'avoir et ne réussît à me le prendre. La demander en mariage à mon oncle, c'était inévitablement être obligé d'avouer à mon père, à ma mère, à toute la parenté aussi bien qu'à elle l'existence de mon petit trésor. Alors que deviendrais-je? J'étais un homme ruiné, perdu, assassiné! D'autre part, j'avais une envie extrême d'épouser Leïla, ce qui me comblerait des bonheurs les plus grands que l'on puisse imaginer dans ce monde et dans l'autre. En outre, je n'aurais plus rien à craindre des empressements de Hassan, de Kérym, de Suleyman et d'Abdoullah, qui me faisaient cuire à petit feu. Pourtant je n'avais pas encore envie de donner mon argent, et je me vis dans une perplexité si grande que mes sanglots redoublèrent, et je serrai Leïla dans mes bras en proie à une angoisse inexprimable.
Elle crut que c'était elle seule qui était cause de ces transports et elle me dit:
—Mon Ame, pourquoi as-tu tant de chagrin au moment où tu sais que tu vas me posséder?
Sa voix m'arriva si douce au fond du cœur, lorsqu'elle prononça ces paroles, que je commençai à perdre la tête et je répliquai:
—C'est que je suis si pauvre, que je dois même l'habit que je porte! Je jure sur ta tête que je n'ai pas été en état de le payer, bien qu'il ne vaille pas à coup sur cinq sahabgrâns! Comment donc pourrai-je payer à mon oncle la dot qu'il réclamera de moi? S'il voulait se contenter d'une promesse!... Crois-tu que ce serait impossible?
—Oh! Impossible! Tout à fait impossible! répliqua Leïla en secouant la tête. Comment veux-tu que mon père donne pour rien une fille aussi jolie que moi? Il faut être raisonnable.
En disant cela, elle se mit à regarder l'eau et à cueillir d'une main distraite quelques menues fleurettes qui couraient dans les herbes, le long de la rive; en même temps, elle faisait une petite moue si gentille que je me sentis hors de moi. Cependant, je répondis avec sagesse:
—C'est un bien grand malheur! Hélas! je ne possède rien au monde!
—Bien vrai? dit-elle, et elle me jeta les bras autour du cou, me regardant d'un tel air en penchant sa tête de côté que, sans savoir comment et perdant tout à fait l'esprit, je murmurai:
—J'ai trente tomans en or, enterrés à deux pas d'ici.
Et je lui montrai du doigt le tronc d'arbre au pied duquel j'avais enfoui mon trésor.
Elle se mit à rire, pendant qu'une sueur froide me coulait du front.
—Menteur! s'écria-t-elle en me donnant un baiser sur les yeux: comme tu m'aimes peu! Ce n'est qu'à force de prières que je t'arrache la vérité! Maintenant va trouver mon père et demande-moi à lui. Tu lui en promettras sept, et tu lui en donneras cinq, en lui jurant que tu lui apporteras les deux autres plus tard. Il ne les verra jamais. Pour moi, je saurai bien lui en arracher deux que je te rapporterai et, de cette façon-là, je ne t'aurai coûté que trois tomans. Est-ce que tu ne vois pas combien je t'aime?
Je fus ravi de cette conclusion et m'empressai d'aller trouver mon oncle. Après deux jours de débats qui furent mêlés de bien des supplications, des serments et des larmes de ma part, je finis par réussir et j'épousai ma bien-aimée Leïla. Elle était si charmante, elle avait un art si accompli de faire sa volonté (plus tard je sus comment elle s'y prenait et d'où venait ce pouvoir si irrésistible), que, lorsque quelques jours après la noce Leïla m'eut persuadé d'aller m'établir avec elle à Zendjân, capitale de la province, elle trouva moyen de se faire donner encore un âne superbe par son père et, de plus, elle lui emporta un beau tapis, sans lui en demander la permission. La vérité est que c'est la perle des femmes.
Nous étions à peine installés dans notre nouvelle demeure, où, grâce aux vingt-cinq tomans qui me restaient, nous commençâmes à mener joyeuse vie parce que Leïla voulait s'amuser et que j'y étais moi-même fort consentant, nous vîmes arriva Kérym, un de ses cousins dont j'avais été si jaloux. Dans le premier moment, j'eus quelques velléités de l'être encore; mais ma femme se moqua de moi si bien qu'elle me fit rire moi-même et, d'ailleurs, Kérym était si bon garçon! Je me pris pour lui d'une amitié extrême, et, à vrai dire, il le méritait, car je n'ai jamais vu un rieur si déterminé; il avait toujours à nous raconter des histoires qui me faisaient pâmer. Nous passions une bonne partie des nuits à boire du raky ensemble, et il avait fini, sur ma prière, par demeurer dans la maison.
Les choses allèrent ainsi très bien pendant trois mois. Puis je devins de mauvaise humeur. Il y avait des choses qui me déplaisaient. Quoi? je ne saurais le dire; mais Leïla m'ennuyait et je me pris à chercher pourquoi je m'étais si fort monté la tête pour elle. J'en découvris un jour la raison en raccommodant mon bonnet qui s'était décousu dans la doublure. Là je trouvai avec étonnement un petit paquet composé de fil de soie, de laine et de coton, de plusieurs couleurs, auxquels était mêlée une mèche de cheveux, précisément de la couleur de ceux de ma femme, et il ne me fut pas difficile de reconnaître le talisman qui me tenait ensorcelé. Je me hâtai d'enlever ces objets funestes et quand je remis mon bonnet sur ma tête, mes pensées avaient pris un tout autre cours; je ne me souciais pas plus de Leïla que de la première venue. En revanche, je regrettais amèrement mes trente tomans dont il ne me restait guère, et cela me rendit songeur et morose. Leïla s'en aperçut. Elle me fit des agaceries auxquelles je restai parfaitement insensible, comme cela devait être, puisque ses sortilèges n'agissaient plus sur moi; alors, elle se fâcha, Kérym s'en mêla, il s'en suivit une dispute. Je ne sais pas trop ce que je dis ni ce que mon cousin me répondit, mais, tirant mon gâma, je voulus lui en donner un bon coup à travers le corps. Il me prévint, et du sien qu'il avait levé, il me fit une entaille à la tête d'où le sang commença à couler abondamment. Aux cris affreux de Leïla, les voisins accoururent et avec eux, la police, de sorte que l'on mettait déjà la main sur le malheureux Kérym pour le conduire en prison, quand je m'écriai:
—En Dieu! pour Dieu! et par Dieu! ne le touchez pas! C'est mon cousin, c'est le fils de ma tante! C'est mon ami et la lumière de mes yeux! mon sang lui est permis!
J'aimais beaucoup Kérym et infiniment plus que Leïla, et j'aurais été désolé qu'il lui arrivât malheur pour une méchante histoire, que nous étions bien libres, je pense, de débrouiller ensemble. Je parlais avec tant d'éloquence que, bien que le sang me ruisselât sur la figure, tout le monde finit par se calmer: on nous laissa seuls, Kérym banda ma blessure, ainsi que Leïla, nous nous embrassâmes tous les trois, je me couchai et je m'endormis.
Le lendemain, je fus mandé par le ketkhoda ou magistrat du quartier qui m'apprit que j'avais été enregistré parmi les hommes destinés à être soldats. J'aurais bien dû m'y attendre ou à quelque chose de semblable. Personne ne me connaissait à Zendjân où j'étais étranger; je n'y avais pas de protecteur. Comment ne serais-je pas tombé tout des premiers dans un trou pareil où chacun, naturellement, s'était empressé de me pousser, afin de s'exempter soi ou les siens? Je voulus crier et faire des représentations; mais, sans s'émouvoir autrement, le ketkhoda me fit attacher au fèlekeh. On me jeta sur le dos; deux ferrashs, prenant les bouts du bâton me soutinrent les pieds en l'air, deux exécuteurs brandirent, d'un air féroce, chacun une poignée de verges et ils administrèrent au bâton auquel j'étais attaché une volée de flagellations, parce que je leur avais, en tombant, glissé à chacun un sahabgrân dans la paume de la main.
Il n'en est pas moins vrai que je comprenais désormais fort bien à quoi je devais m'attendre, si j'essayais de faire plus longtemps opposition à mon sort. Puis, je réfléchis que je n'avais pas le sou, que je ne savais à quel saint me vouer; qu'il était peut-être ennuyeux de tourner à droite et à gauche et de faire ces mouvements ridicules qu'on force les fantassins à exécuter, mais que, en somme, il y avait peut-être aussi, dans ce métier, des consolations et des revenants-bons que je ne connaissais pas encore. Enfin, par-dessus tout, je réfléchis que je ne pouvais pas échapper à mon destin, et que, mon destin étant d'être soldat, il fallait s'y résigner et faire bonne! mine.
Quand Leïla apprit ce qui m'arrivait, elle poussa des cris affreux, se donna des coups de poing dans le visage et dans la poitrine, et s'arracha quelque chose de la tête. Je la consolai de mon mieux et Kérym ne s'y épargna pas. Elle finit par se laisser persuader, et, la voyant dans une disposition plus calme, je lui tins le discours que voici:
—Lumière de mes yeux, tous les Prophètes, les Imams, les Saints, les Anges et Dieu lui-même me sont témoins que je ne peux vivre qu'auprès de toi, et, si je ne t'avais pas, je jure sur ta tête que je serais comme si j'étais mort et bien pis! Dans ce triste état, je ne me suis occupé que de ton bonheur, et puisqu'il faut que je m'en aille, que vas-tu devenir? Le plus sage est que tu reprennes ta liberté et puisses trouver un mari moins infortuné que moi!
—Cher Aga, me répondit-elle en m'embrassant, ce que tu éprouves d'amour infini pour moi, je l'ai de même dans mon cœur pour ce cher et adoré mari, qui est le mien, et comme, par un effet naturel de ce que les femmes sont bien plus dévouées que les hommes à ce qu'elles chérissent, je suis encore beaucoup plus disposée, que tu ne peux l'être, à me sacrifier; je pense donc, quoi qu'il m'en coûte, que je ferai mieux de te rendre ta liberté. Quant à moi, mon sort est fixé: je demeurerai ici, à pleurer, jusqu'à ce qu'il ne demeure plus une seule larme dans mon pauvre corps, et alors j'expirerai!
A ces tristes paroles, Leïla, Kérym et moi, nous commençâmes à gémir de compagnie. On aurait pu nous voir, tous les trois, assis sur le tapis, en face les uns des autres, avec un baggaly de raky, en verre bleu, entre nous et nos trois tasses, et balançant nos têtes et poussant des cris lamentables, entrecoupés d'exclamations:
—Ya Aly! Ya Hassan! Ya Houssein! ô mes yeux! ô ma vie! Je suis mort!
Puis nous nous embrassions, et nous recommencions de plus belle à sangloter. La vérité est que Leïla et moi nous nous adorions, et jamais le Dieu tout-puissant n'a créé et ne saura créer une femme plus attachée et plus fidèle. Ah! oui! ah! oui! C'est bien vrai, et je ne peux m'empêcher de pleurer encore quand j'y songe!
Le lendemain, au matin, ma chère épouse et moi, nous nous rendîmes de bonne heure chez le moulla et nous fîmes dresser l'acte de divorce, puis elle rentra chez elle, après m'avoir l'ait les plus tendres adieux. Quant à moi, je me rendis tout droit au bazar, dans la boutique d'un Arménien, vendeur de raky, où j'étais sûr de rencontrer Kérym. J'avais depuis trois jours une idée qui, au milieu de mes chagrins, ne laissait pas que de me préoccuper fortement.
—Kérym, lui dis-je, j'ai l'intention de me présenter aujourd'hui devant mon sultan, c'est-à-dire mon capitaine. On m'a dit que c'était un homme pointilleux et qui se pique de délicatesse. Si je vais lui faire ma révérence dans cet habit troué et taché que je porte, il me recevra fort mal et ce fâcheux début pourra influer malheureusement sur mon avenir militaire. Je te prie donc de me prêter ton koulydjèh neuf pour cette occasion importante.
—Mon pauvre Aga, me répondit Kérym, je ne poux absolument pas t'accorder ce que tu souhaites. J'ai une grande affaire aujourd'hui; je me marie, et il faut absolument, pour ma considération aux yeux de mes amis, que je sois habillé de neuf. En outre, je tiens extrêmement à mon koulydjèh; il est de drap jaune foulé d'Hamadan, bordé d'un joli galon en soie de Kandahar; c'est l'œuvre de Baba-Taher, le tailleur qui travaille pour les plus grands seigneurs de la province, et il m'a assuré lui-même qu'il n'a jamais confectionné quelque chose d'aussi parfait. Je suis donc décidé, après la cérémonie de mes noces, à mettre mon koulydjèh en gage, parce que, n'ayant pas d'argent aujourd'hui, j'aurai beaucoup de dettes demain, et, d'après cela, tu conçois que je ne saurais, même pour te faire plaisir, me priver de mon unique ressource.
—Alors, répliquai-je, en m'abandonnant au plus profond désespoir (car, vraiment, ce koulydjèh me ravissait, et je ne pensais qu'à cela), je suis un homme perdu, ruiné, abandonné de l'univers entier et sans personne qui prenne le moindre souci de mes peines.
Ces paroles cruelles émurent mon ami. Il commença à me raisonner; il me dit tout ce qu'il put imaginer de consolant, continua à s'excuser sur son mariage, sur sa pauvreté notoire, sur mille autres choses encore, et, enfin, me voyant si désolé, il s'attendrit et me jeta ces paroles consolantes:
—Si j'étais sûr que tu me rendrais mon koulydjèh dans une heure!
—Par quoi veux-tu que je te le jure? répondis-je avec feu.
—Tu me le rendras?
—De suite! Avant une heure! Le temps de me montrer et de revenir! Par ta tête! Par mes yeux! Par la vie de Leïla! Par mon salut! Puissé-je être brûlé comme un chien maudit pendant toute l'éternité, si tu n'as pas ton habit avant même de l'avoir désiré!
—Alors, viens.
Il me mena dans sa chambre, et je vis le magnifique vêtement. Il était jaune! Il était superbe! J'étais ravi; je l'endossai vivement. Kérym s'écria que c'était un habit comme on n'en voyait pas, que le tailleur était un homme admirable, et que, certainement, il le paierait quelque jour par reconnaissance.
—Mais, ajouta-t-il, il n'est pas possible, sans déshonneur, de porter un tel habit avec des pantalons déchirés de toile bleue. Tiens! voilà mes shalvars neufs en soie rouge.
Je les passai rapidement. J'avais l'air d'un prince, et je me précipitai hors de la maison. Je me promenai pendant deux heures dans tous les bazars. Les femmes me regardaient. J'étais au comble du bonheur. Je rencontrai alors deux garçons, engagés, comme moi, dans le régiment. Nous allâmes ensemble nous rafraîchir chez un Juif. Ils partaient le soir même pour Téhéran et rejoignaient le corps. Je me décidai à m'en aller avec eux, et, ayant emprunté de l'un d'eux quelques vêtements, de l'autre le reste, je pliai avec soin mon magnifique costume, et, pendant que le Juif avait le dos tourné, nous gagnâmes la porte, puis la rue, puis la sortie de la ville, et, en riant à gorge déployée de toutes sortes de folies que nous disions, nous entrâmes dans le désert et nous marchâmes la moitié de la nuit.
Notre voyage fut très gai, très heureux, et je commençai à trouver que la vie de soldat me convenait parfaitement. Un de mes deux compagnons, Roustem-Beg, était vékyl, sergent d'une compagnie. Il me proposa d'entrer sous ses ordres et j'acceptai avec empressement.
—Vois-tu, frère, me dit-il, les imbéciles s'imaginent que c'est fort malheureux d'être soldat. Ne tombe pas dans cette erreur. Il n'y a de malheureux en ce monde que les nigauds. Tu n'en es pas, ni moi non plus, ni non plus Khourshyd, que voilà. Sais-tu un métier?
—Je suis chasseur.
—A Téhéran, ce n'est pas une ressource. Fais-toi maçon; il est forgeron, notre ami Khourshyd; moi, je suis cardeur de laine. Tu me donneras un quart de ta solde; le sultan aura la moitié, en sa qualité de capitaine: tu feras de temps en temps un petit cadeau au nayb ou lieutenant, qui n'est pas trop fin, mais non plus pas méchant; le colonel, naturellement, prend le reste, et tu vivras comme un roi avec ce que tu gagneras.
—Les maçons gagnent donc beaucoup à Téhéran?
—Ils gagnent quelque chose. Mais il y a, en outre, une foule de moyens de se rendre la vie agréable et je te les enseignerai.
Il m'en enseigna un en route et ce fut bien amusant. Comme il avait sur lui sa commission de vékyl, nous nous présentâmes dans un village en qualité de collecteurs des impôts. Les paysans furent complètement nos dupes, et, après beaucoup de pourparlers, nous firent un petit présent pour que nous consentissions à ne pas lever les tailles et à leur donner un sursis de quinze jours; ce que nous accordâmes volontiers, et nous partîmes couverts de bénédictions. Après quelques autres plaisanteries du même genre, qui, toutes, tournèrent à notre profit, à notre amusement et à notre gloire, nous fîmes enfin notre entrée dans la capitale, par la porte de Shimiran, et nous allâmes, un beau matin, nous présenter à notre serheng, le colonel Mehdy-Khan.
Nous saluâmes profondément ce grand personnage, au moment où il traversait la cour de sa maison. Le vékyl, qui le connaissait déjà, nous présenta, Khourshyd et moi, et fit, en fort bons termes, l'éloge de notre bravoure, de notre soumission et de notre dévouement à notre chef. Le colonel parut enchanté de nous et nous envoya aux casernes avec quelques bonnes paroles. Je me trouvai dès lors incorporé dans le 2e régiment du Khamsèh.
Il faut avouer, pourtant, que certains côtés de l'existence militaire ne sont pas gais du tout. Ce n'est rien que de perdre sa solde, et, au fond, puisque les vizirs mangent les généraux, j'avoue qu'il me paraît naturel que ceux-ci mangent les colonels, qui, à leur tour, vivent des majors, ceux-ci des capitaines et les capitaines de leurs lieutenants et des soldats. C'est à ces derniers à s'ingénier pour trouver ailleurs de quoi vivre, et, grâce à Dieu, personne ne le leur défend. Mais le mal, c'est qu'il y a des instructeurs européens, et tout le monde sait qu'il n'est rien de brutal et d'inepte comme l'un ou l'autre de ces Férynghys. Ils ont toujours à la bouche les mots d'honnêteté, de probité et prétendent vouloir que la paye du soldat soit régulièrement acquittée. Cela, en soi, ne serait pas mauvais; mais, en revanche, ils voudraient faire de nous des bêtes de somme, ce qui serait détestable et, franchement, s'ils devaient réussir dans leurs projets, nous serions tellement à plaindre que la vie ne vaudrait plus rien. Ils voudraient, par exemple, nous forcer à demeurer effectivement dans les casernes, à y coucher chaque nuit, à rentrer et à sortir précisément aux heures que leurs montres leur indiquent. De sorte que l'on deviendrait absolument comme des machines, et on n'aurait plus même la faculté de respirer qu'en mesure: ce que Dieu n'a pas voulu. Ensuite, ils nous feraient tous, sans distinction, venir sur la plaine au soleil l'été, à la pluie l'hiver, pour quoi faire? Pour lever et baisser les jambes, agiter les bras, tourner la tête à droite ou à gauche. Vallah! Billah! Tallah! Il n'y a pas un d'entre eux qui soit capable d'expliquer à quoi ces absurdités peuvent servir! J'avoue, quant à moi, que, lorsque je vois passer quelqu'un de ces gens-là, je me range, parce qu'on ne sait jamais quel accès de frénésie va les saisir. Heureusement le ciel, en les créant très brutaux, les a faits au moins aussi bêtes, de sorte que, généralement, on leur peut persuader tout ce qu'on veut. Gloire à Dieu, qui a donné ce moyen de défense aux Musulmans!
Pour moi, j'ai vu tout de suite ce que c'étaient que les instructeurs européens et je m'en suis tenu le plus loin possible; comme le vékyl, mon ami, avait eu soin de me recommander au sultan, je n'allais jamais à ce qu'on appelle l'exercice, et mon existence était fort supportable. Notre régiment était venu remplacer celui de Souleymanyèh, qu'on avait envoyé à Shyraz; de sorte que j'appartenais à un détachement occupant un des postes dans le bazar. Ces chiens d'Européens, que Dieu maudisse! prétendaient que, tous les jours, on devait relever les postes et renvoyer les hommes à la caserne. Ils ne savent qu'inventer pour tourmenter le pauvre soldat. Heureusement, le colonel ne se souciait pas d'être ennuyé et dérangé constamment, de sorte qu'une fois dans un corps de garde, on s'y établit, on y prend ses aises et on s'y loge, non pas pour vingt-quatre heures, mais pour deux ou trois ans, quelquefois, enfin, pour le temps que le régiment tient garnison dans la ville.
Notre poste était assez agréable. Il tenait le coin de deux avenues du bazar. C'était un bâtiment composé d'une chambre pour le nayb et d'une vaste salle pour les soldats. Il n'y avait pas de fenêtres, mais seulement une porte qui donnait sur une galerie en bois, longeant la rue, et le tout était élevé de terre de trois pieds. Aux environs de notre édifice beaucoup de boutiques nous présentaient leurs séductions. D'abord, c'était un marchand de fruits, qui avait ses raisins, ses melons et ses pastèques étalés en pyramides ou dessinant des festons au-dessus de la tête des chalands. Dans un coin de l'établi, se carrait une caisse de figues sèches, dont le digne marchand nous permettait toujours de prendre quelque chose, lorsque, le soir, nous allions causer avec lui de toutes sortes de sujets intéressants. Un peu plus loin logeait un boucher, qui nous vendait du mouton excellent; mais, pour un quartier qu'on lui en payait, je crois bien qu'il y en avait quatre dont la disparition restait pour lui un mystère insondable. Il nous racontait chaque jour avec désespoir les détournements dont il était victime, et, comme nous lui amenions de temps en temps un voleur qui reconnaissait la fraude, restituait l'objet volé, se faisait pardonner, il n'eut jamais l'injustice de nous soupçonner. Je me rappelle encore avec attendrissement un rôtisseur dont les fourneaux exhalaient des parfums dignes du paradis. Il savait une manière de préparer des kébabs, qui était absolument inimitable. Chaque morceau de viande était grillé si à point et si bien saturé des sucs de la feuille de laurier et du thym, que l'on croyait avoir dans la bouche tout le bonheur céleste. Mais, un des grands attraits de notre voisinage, c'était surtout le conteur d'histoires établi dans la cour d'une maison en ruines; il récitait chaque jour, devant un auditoire pénétré d'admiration et haletant de curiosité, des histoires de fées, de génies, de princes, de princesses, de héros terribles, le tout entremêlé de pièces de vers tellement doux à entendre que l'on en sortait à moitié fou. J'ai passé là bien des heures qui m'ont causé des délices que je ne saurais exprimer.
En somme, il est parfaitement vrai que c'est une vie charmante que celle du corps de garde. Notre nayb, un beau garçon, ne paraissait jamais. Non seulement il abandonnait sa solde entière à ses supérieurs, mais il leur faisait encore de jolis cadeaux, de sorte qu'il lui était permis d'être pishkedmèt, valet de chambre dans une grande maison, ce qui valait mieux que sa lieutenance. Le vékyl, mon ami, partait chaque matin, et je le vois encore dans ses grands pantalons qui avaient été blancs autrefois, sa veste en toile rouge percée aux coudes, son baudrier d'une couleur incertaine, son bonnet défoncé et son grand bâton à la main. Il s'en allait exercer sa profession de cardeur de laine et souvent ne rentrait pas de huit jours. Nous autres, qui ne savions où coucher, nous revenions d'ordinaire au poste entre minuit et deux heures du matin; mais, généralement, à huit ou neuf heures, nous étions tous partis, sauf un ou deux qui, pour une raison quelconque, consentaient à garder la maison. Il est bien connu que des soldats, dans un poste, ne servent absolument qu'à présenter les armes aux grands personnages qui passent. C'est aussi ce que nous faisions très régulièrement. Du plus loin qu'un seigneur à cheval, entouré de domestiques, se montrait dans une des avenues aboutissant à notre corps de garde, tous les boutiquiers nous avertissaient à grands cris. Notre détachement, composé d'une vingtaine d'hommes, n'avait jamais plus de quatre ou cinq représentants qui, naturellement s'occupaient à causer ou à dormir; souvent même, il n'y avait personne. Alors, de toutes les boutiques s'élançaient des auxiliaires qui enlevaient nos fusils des coins où nous les avions jetés, se mettaient en rang dans une superbe ordonnance, un d'entre eux faisait le vékyl, un autre le nayb, et tous présentaient les armes avec la gravité martiale des Européens les plus farouches. Le grand personnage s'inclinait avec bonté et chaque chose était en ordre. Je me rappelle avec plaisir cet excellent corps de garde, ces braves voisins, la vie charmante que j'ai menée alors, et je souhaite fortement, dans mes vieux jours, de retrouver une situation pareille. Inshallah! Inshallah!
Ce n'est pas que je fusse beaucoup plus casanier que mes camarades. Suivant le conseil du vékyl, j'étais devenu maçon et, en effet, je gagnais quelque argent; mais, ce qui me réussissait mieux, c'était d'en prêter. Le magnifique habit de Kérym, que je n'avais pas tardé à vendre à un fripier, m'avait mis en fonds, et je commençai à faire des avances, soit à mes camarades, soit à des connaissances, que je ne tardai pas à voir pulluler autour de moi. Je n'accordais que des prêts très petits et je voulais des remboursements très prompts. Tant de prudence était absolument nécessaire, elle me réussissait assez. Cependant, il m'arrivait aussi d'avoir affaire à des débiteurs dont je ne pouvais rien obtenir; pour contrebalancer ces inconvénients, j'empruntais moi-même et ne rendais pas toujours. De sorte que, en somme, j'estime que je n'ai jamais subi de bien fortes pertes. Entre temps, je prenais soin de me rendre agréable à mes supérieurs; je me présentais quelquefois chez le colonel; je me montrais empressé auprès du major; j'étais, j'ose le dire, l'ami du sultan; le nayb me faisait des confidences; je cultivais constamment la bienveillance du vékyl, à qui je présentais souvent des petits cadeaux; tout cela me permit de ne jamais mettre les pieds à la caserne; on ne m'a pas vu davantage à l'exercice, et j'employais le reste de mon temps, soit à mes affaires, soit à mes plaisirs, sans que personne y ait trouvé à redire. J'avoue que je fréquentais volontiers les cabarets des Arméniens et des Juifs; mais, un jour que je passais devant le collège du Roi, il me prit fantaisie d'entrer, et j'assistai dans le jardin à une leçon du savant Moulla-Aga-Téhérany. J'en fus charmé. A dater de ce jour, je pris du goût pour la métaphysique, et l'on me vit souvent parmi les auditeurs de ce professeur sublime. Il y avait là, du reste, bonne et nombreuse compagnie: des étudiants, des soldats comme moi, des cavaliers nomades, des seigneurs, des bourgeois. Nous discutions sur la nature de l'âme et sur les rapports de Dieu avec l'homme. Il n'y avait rien de plus ravissant. Je commençai alors à fréquenter la société des gens doctes et vertueux. Je me procurai la connaissance de quelques personnages taciturnes qui me communiquèrent certaines doctrines d'une grande portée, et je commençai à comprendre, ce que je n'avais pas fait jusque-là, que tout va de travers dans le monde. Il est incontestable que les empires sont gouvernés par d'horribles coquins, et si on mettait à tous ces gens-là une balle dans la tête, on ne ferait que leur rendre justice; mais, à quoi bon? Ceux qui viendraient après seraient pires. Gloire à Dieu qui a voulu, pour des raisons que nous ne connaissons pas, que la méchanceté et la bêtise conduisent l'univers!
Il m'arrivait aussi assez souvent de penser à ma chère Leïla et à mon bien-aimé Kérym. Alors, je sentais que les larmes me montaient aux yeux, mais ce n'était pas de longue durée. Je retournais à mes débiteurs, à mes créanciers, à mon ouvrage de maçon, à mes cabarets, à mes camarades de compotation, à la philosophie de Moulla-Aga-Téhérany, et je m'abandonnais absolument à la volonté suprême qui a tout arrangé suivant ses vues.
Pendant un an, tout alla de la sorte, c'est-à-dire fort bien. Je suis un vieux soldat et je puis dire que l'on n'a jamais rien vu de mieux ordonné. Un soir, après être resté trois jours absent, je rentrai au corps de garde vers dix heures et je fus extrêmement étonné d'y trouver presque tous mes camarades et le nayb lui-même. Ils étaient assis par terre, en cercle; une lampe bleue les éclairait à peu près et tous fondaient en larmes. Mais celui qui pleurait le plus fort, c'était le nayb.
—Le salut soit sur vous, Excellence! lui dis-je; qu'est-ce qu'il y a donc?
—Le malheur s'est abattu sur le régiment, me répliqua l'officier avec un sanglot. L'auguste gouvernement a résolu d'exterminer la nation turkomane, et nous avons l'ordre de partir demain pour Meshhed!
A cette nouvelle, je sentis mon cœur se serrer et je fis comme les autres: je m'assis et je pleurai.
Les Turkomans sont, comme chacun sait, des gens terribles. Ils font constamment des incursions, qu'ils appellent «tjapaô», dans les provinces de l'Iran Bien Gardé qui avoisinent leurs frontières, et ils enlèvent par centaines les pauvres paysans. Ils vont les vendre aux Ouzbeks de Khiva et de Bokhara. Je trouve naturel que l'auguste gouvernement ait pris la résolution de détruire jusqu'au dernier de ces pillards, mais il était extrêmement pervers d'y envoyer notre régiment. Nous passâmes donc une partie de la nuit à nous désoler; pourtant, comme tout ce désespoir ne nous avançait à rien, nous finîmes par nous mettre à rire, et nous étions de très bonne humeur quand, à l'aube du jour, des hommes du régiment de Damghân vinrent nous remplacer. Nous prîmes nos fusils, et, après une bonne heure employée à faire nos adieux à nos amis du quartier, nous sortîmes de la ville et allâmes rejoindre le reste du régiment, qui était rangé en bataille devant la porte de Dooulèt. J'appris alors que le roi, lui-même, allait nous passer en revue. Il y avait là quatre régiments; chacun devait être d'un millier d'hommes, mais, par le fait, n'en comptait guère plus de trois ou quatre cents. C'était le nôtre, le second du Khamsèh, un régiment d'Ispahan, un autre de Goum et le premier d'Ardébyl; puis deux batteries d'artillerie et à peu près mille cavaliers des Sylsoupours, des Kakevends et des Alavends. Le coup d'œil était magnifique. Nos uniformes rouges et blancs faisaient un effet superbe à côté des habits blancs et bleus des autres corps; nos officiers avaient des pantalons étroits avec des bandes d'or et des koulydjèhs orange, ou bleu de ciel ou roses; puis arrivèrent successivement le myrpendj, général de division, avec sa suite; l'Emyr Touman, qui commande deux fois plus de monde, avec une grosse troupe de cavaliers; le Sypèh-Salar, encore plus entouré, et, enfin, le Roi des Rois lui-même, les ministres, toutes les colonnes de l'Empire, une foule de serviteurs; c'était magnifique. Les tambours roulaient avec un tapage épouvantable; la musique européenne jouait en mesure, pendant que les hommes, pourvus de leurs instruments extraordinaires, se dandinaient sur place afin de ne pas manquer d'ensemble, les flûtes et les tambourins de l'artillerie à chameaux sifflaient et ronflaient; la foule d'hommes, de femmes et d'enfants qui nous entouraient de toutes parts était ivre de joie, et nous partagions, avec orgueil, la satisfaction générale.
Tout à coup, le Roi s'étant placé avec les grands seigneurs sur une éminence, on donna l'ordre de faire courir de côté et d'autre les officiers de tamasha. Il est assez curieux que les Européens dont les langages sont aussi absurdes que l'esprit, aient eu l'avantage de nous emprunter ce mot qui rend parfaitement la chose. Seulement dans leur impuissance de bien prononcer, ces imbéciles disent «État-Major». «Tamasha», comme on sait, c'est tout ce qui sert à faire un beau spectacle et c'est la seule chose utile que j'aie jamais remarquée dans la tactique européenne. Mais il faut avouer que c'est charmant. De très jolis jeunes gens, habillés le mieux possible, montés sur de beaux chevaux, se mettent à courir ventre à terre, de tous les côtés; ils vont, ils viennent, ils retournent; c'est ravissant à voir; il ne leur est pas permis d'aller au pas, ce qui détruirait le plaisir, c'est une très jolie invention, Dieu en soit loué!
Quand le Roi se fut amusé quelque temps à considérer ce tamasha, on voulut lui montrer comment on allait traiter les Turkomans, et pour cela on avait préparé une mine que l'on fit sauter. Seulement, on ne se donna pas le temps d'attendre que les soldats, aux environs, fussent avertis de se retirer, de sorte qu'on en tua trois ou quatre; sauf cet accident, tout alla très bien et on s'amusa beaucoup. Ensuite, on fit partir trois ballons, ce qui excita de grands applaudissements et enfin, infanterie, cavalerie, artillerie défilèrent devant le Roi, et le soir, on reçut l'ordre de se mettre en marche immédiatement, ce que l'on fit deux jours après.
La première semaine de notre voyage se passa bien. Le régiment s'avançait en longeant le pied des montagnes, et suivant la direction du nord-est. Nous devions trouver notre général, notre colonel, le major, la plus grande partie des capitaines, après deux mois de route, à Meshhed ou ailleurs. Nous étions tous simples soldats, avec trois ou quatre sultans, les naybs et nos vékyls. On marchait de bon courage. Chaque jour, vers deux heures du matin, on se mettait en route, on arrivait vers midi à un endroit quelconque où il y avait de l'eau, et on s'installait. La colonne s'avançait par petits groupes, chacun s'unissant à ses amis, suivant sa convenance. Si l'on était fatigué, on s'arrêtait en route et on dormait son comptant, puis on rejoignait. Nous avions avec nous, suivant l'usage de tous les régiments, une grande file d'ânes portant nos bagages, les provisions de ceux qui en avaient, et nos fusils, avec nos gibernes, car vous pouvez bien penser que personne n'était si sot que de s'embarrasser de ses armes pendant le chemin; à quoi bon? Quelques officiers possédaient à eux seuls dix ou douze ânes, mais deux soldats de notre compagnie en possédaient une vingtaine qu'ils avaient achetés à Téhéran au moment du départ et je m'étais associé à eux, car ils avaient eu là une bonne idée.
Ces vingt ânes étaient chargés de riz et de beurre. Quand on arrivait au menzil, c'est-à-dire à la station, nous déballions notre riz, notre beurre, et même du tombéky et nous vendions à un prix assez élevé. Mais on achetait, et notre spéculation était fort heureuse, car il fallait bien avoir recours à nous, sans quoi on se fût trouvé dès les premiers jours dans une grande pénurie. Chacun sait que, dans les grandes vallées de l'Iran, celles précisément que traversent les routes, il y a fort peu de villages; les paysans ne sont pas si fous que d'aller s'établir précisément sur le passage des soldats. Ils n'auraient ni trêve ni repos et finiraient par mourir de faim, sans compter les désagréments de toute espèce qui ne manqueraient pas de leur arriver. Ils se mettent donc, au contraire, loin des routes et de façon à ce qu'il ne soit pas toujours facile de parvenir jusqu'à eux. Mais les soldats, non plus, ne sont pas maladroits; en arrivant au menzil, ceux d'entre nous qui connaissaient le pays, nous renseignaient. Les moins fatigués de la marche se mettaient en quête; il s'agissait quelquefois de faire encore trois ou quatre lieues pour aller et autant pour revenir. Mais l'espoir d'augmenter nos provisions nous soutenait. Il fallait surprendre un village. Ce n'était pas toujours facile. Ces paysans, les chiens maudits, ont tant de ruse! Nous avait-on aperçus de loin, tout le monde, hommes, femmes, enfants s'enfuyait, emportant avec soi jusqu'au dernier atome de son bien. Alors nous trouvions les quatre murs de chaque maison, et rien à emporter, et il fallait nous en revenir à l'étape avec notre surcroît de fatigue pour subir les mauvaises plaisanteries de nos camarades. Quand nous étions plus chanceux et que nous mettions la main sur les villageois, par Dieu! le bâton faisait rage, nous tapions comme des sourds et nous revenions avec du blé, du riz, des moutons, des poules. Mais ça n'était pas souvent, il nous arrivait aussi de rencontrer des gens cruels et hargneux qui, plus nombreux que nous, nous recevaient à coups de fusils et alors, il fallait prendre la fuite, trop heureux de revenir sans quelque pire aventure. En ces occasions-là, qui ne possède pas de bonnes jambes, n'est réellement qu'un pauvre diable!
Il serait injuste de cacher que l'auguste gouvernement nous avait annoncé que nous serions fort bien nourris pendant toute la campagne. Mais personne n'y avait cru. Ce sont de ces choses que les augustes gouvernements disent tous, mais qu'il leur est impossible d'exécuter. Le général en chef ne va jamais s'amuser à dépenser pour faire bonne chère aux soldats son argent qu'il peut garder dans sa poche. La vérité est qu'au bout de quinze jours, n'ayant plus de riz à vendre, mes deux camarades et moi fermâmes boutique; on n'eût pas trouvé deux malheureux pains dans tout le régiment, et nous commençâmes à manger les ânes. Je n'ai jamais vu de paysans plus féroces que ceux du Khorassan. Ils habitent dans des villages fortifiés; quand un pauvre soldat s'approche, ils ferment leurs portes, montent sur leurs murailles et si l'on ne prend la précaution de s'éloigner en toute hâte, on reçoit une volée de balles qui ne vous manquent pas. Puissent les pères et les grands-pères de ces horribles assassins brûler éternellement dans le plus profond de l'enfer et ne jamais trouver de soulagement! Inshallah! Inshallah! Inshallah!
Nous commençâmes donc à manger les ânes. Les malheureux! j'ai oublié de vous dire qu'il n'en restait pas beaucoup. N'ayant rien à recevoir eux-mêmes, ils avaient pris le parti de mourir successivement et leurs cadavres marquaient notre route. Le peu que nous en gardions avec infiniment de peine était mal sustenté; nous avions, en arrivant à chaque station, la peine d'aller chercher de l'herbe pour eux encore loin dans les montagnes. Ils étaient d'ailleurs épuisés de fatigue. Je sais bien que nous avions commencé à les décharger assez tôt de nos fusils et de nos fourniments que nous jetions dans le désert; mais nous avions tenu le plus longtemps possible à conserver nos bagages. Bref, il fallut nous mettre nous-mêmes sur le dos, ce que nous considérions comme le plus précieux. Ce qui était terrible, c'est que l'eau manquait. Il fallait passer plus de la moitié du jour à faire des trous dans la terre pour en découvrir un peu. Quand nous étions le plus favorisés, nous réussissions à mettre au jour une boue saumâtre, qu'on clarifiait du mieux possible à travers des chiffons. Nous finîmes par n'avoir plus que de l'herbe à manger, un peu d'herbe. Beaucoup de nos camarades firent comme nos ânes: ils moururent. Cela ne nous empêchait pas de chanter; car s'il fallait se désespérer des maux inséparables de la vie, mieux vaudrait n'être pas au monde, et, d'ailleurs, avec de la patience, tout s'accommode. La preuve en est que les restes du régiment parvinrent à gagner Meshhed.
En vérité, nous n'avions pas une grande mine, quand nous entrâmes dans la ville Sainte. Le major était venu au-devant de nous avec quelques capitaines et un certain nombre de marchands de toutes sortes de victuailles. Nous payâmes assez cher ce qu'ils nous donnèrent; nous avions si faim que nous n'eûmes pas la peine de trop marchander. On ignore, quand on n'a pas éprouvé de telles traverses, on ignore, ce que c'est que de contempler tout à coup, de ses deux yeux, une tête de mouton bouillie qui vous est offerte. Le bon repas que nous fîmes là nous remit la joie au cœur. Le major nous appela fils de chiens parce que nous avions perdu nos fusils; mais il nous en fit distribuer un certain nombre d'autres que l'on emprunta au régiment de Khosrova pour cette circonstance, et, nous étant cotisés pour lui faire un petit présent, la bonne harmonie se rétablit entre lui et nous. Il fut convenu qu'il ferait de notre conduite un rapport favorable au colonel pour lequel nous préparâmes encore un cadeau qui se montait à une dizaine de tomans. Ces arrangements pris, notre entrée à Meshhed fut fixée pour le lendemain.
A l'heure dite, les tambours des autres régiments déjà arrivés dans la ville vinrent se mettre à notre tête. C'était indispensable, car nous avions jeté les nôtres aussi bien que nos fusils. Une grande troupe d'officiers montés sur les chevaux que l'on avait pu trouver, se plaça derrière les tambours et ensuite nous nous avancions en aussi bon ordre que possible. Nous pouvions bien être deux à trois cents environ. Les gens de la ville nous reçurent avec assez d'indifférence, car depuis un mois on les régalait souvent du spectacle de pareilles entrées qui n'avaient rien de bien attrayant pour eux. On nous assigna ensuite un terrain pour y camper; mais, comme le sol en était marécageux, chacun se dispersa, espérant trouver en ville un abri et de quoi se pourvoir.
Pour moi, je me dirigeai de suite vers la mosquée des saints Imams. La dévotion m'y attirait, mais aussi l'idée que je pourrais y attraper une des portions de soupe que l'on y distribue d'ordinaire aux malheureux; et, malheureux, j'avais des droits à prétendre l'être. L'univers entier ne connaît rien de plus beau que la vénérable mosquée de Meshhed. Sa grande coupole, sa porte somptueuse et magnifique, les clochetons élégants dont elle est flanquée, le tout revêtu, du haut en bas, de tuiles émaillées de bleu, de jaune et de noir, et sa superbe cour avec le vaste bassin destiné aux ablutions, ce spectacle transporte d'admiration. Du matin au soir des multitudes de pèlerins, venant de l'Iran, du Turkestan, du fond de l'Inde et des pays lointains du Roum, apportent à l'Imam Riza (que son nom soit glorifié!) un tribut incessant de génuflexions, de prières, de dons et d'aumônes. L'espace sacré est toujours rempli d'une foule bruyante; des bandes de pauvres viennent recevoir la nourriture que les Moullas leur préparent chaque jour. Aussi se feraient-ils tuer avec joie pour les privilèges de la mosquée. Je m'avançai, avec respect et émotion, à travers les groupes, et comme je demandais discrètement à un des portiers, dont la tête était couverte d'un vaste et scientifique turban blanc, où je devais me rendre, pour obtenir ma part de la distribution, ce digne et respectable turban ou plutôt la tête qui en était chargée me montra une physionomie surprise, puis joyeuse, et une large bouche, s'ouvrant au milieu d'une vaste barbe noire, pendant que des yeux de jais s'illuminaient de joie, se mit à pousser des cris de satisfaction.
—Que les saints Imams soient bénis! C'est toi, c'est toi-même, Baba-Aga?
—Moi-même! répondis-je en regardant fixement mon interlocuteur, et, après un moment d'hésitation, l'ayant parfaitement reconnu:
—Vallah! Billah! Tallah! m'écriai-je, c'est toi, cousin Souleyman?
—Moi-même, mon ami, mon parent, lumière de mes yeux! Qu'as-tu fait de notre Leïla?
—Hélas! lui dis-je, elle est morte!
—Oh! mon Dieu! quel malheur!
—Elle est morte, continuai-je d'un air désolé, car sans cela serais-je ici? Je suis capitaine dans le 2e régiment du Khamsèh et bien heureux de te revoir!
Il m'était venu dans l'esprit de dire à Souleyman que Leïla était morte, parce que je n'aimais pas à lui parler d'elle et que je voulais passer, le plus vite possible, à un autre sujet de conversation; mais il ne s'y prêta pas.
—Dieu miséricordieux! s'écria-t-il, morte! Leïla est morte! Et tu l'as laissée mourir, misérable que tu es! Ne savais-tu donc pas que je n'aime qu'elle seule au monde et qu'elle n'a jamais aimé que moi!
—Oh! que toi, lui répondis-je avec colère, que toi, c'est un peu hardi ce que tu me dis là! Pourquoi, dans ce cas, ne l'as-tu pas épousée?
—Parce que je ne possédais absolument rien du tout! Mais, le jour même de ton mariage, elle m'a juré qu'elle divorcerait d'avec toi, pour venir me trouver, aussitôt que je pourrais lui donner une maison convenable! C'est pourquoi je suis parti, je suis venu ici, je suis devenu un des portiers de la Mosquée, et j'allais lui faire connaître ma fortune présente, quand voilà que tu m'accables par ce coup inattendu!
Là-dessus, il se mit à crier et à pleurer, en balançant la tête. J'avais grande envie de lui asséner un bon coup de poing à travers le visage, car je n'étais pas content du tout de ce qu'il venait de me révéler; heureusement, je me rappelai soudain que c'était beaucoup plus, désormais, l'affaire de Kérym que la mienne et je me bornai à m'écrier:
—Pauvre Leïla! Elle nous a bien aimés tous les deux! Ah! quel malheur qu'elle soit morte!
Souleyman, à ce mot, se laissa tomber dans mes bras et me dit:
—Mon ami, mon cousin, nous ne nous consolerons jamais ni l'un ni l'autre! Viens dans ma maison; je veux que tu sois mon hôte, et, pendant tout le temps que tu resteras à Meshhed, j'entends que tout ce que je possède soit à toi!
Je fus profondément attendri par cette marque de bonté de ce cher Souleyman, que j'avais toujours chéri du fond du cœur, et, le voyant si affligé comme il l'était, je pris la part la plus sincère à son chagrin et mêlai mes larmes aux siennes. Nous nous en allâmes à travers la cour, et, chemin faisant, il me présentait aux Moullas que nous rencontrions.
—Voilà, leur disait-il, mon cousin Aga-Khan, major du régiment de Kamsèh, un héros des anciens temps! ni Roustem, ni Afrasyâb ne l'ont égalé en valeur! Si vous voulez venir prendre une tasse de thé avec nous, vous honorerez singulièrement ma pauvre maison.
Je passai quinze jours chez Moulla-Souleyman. Ce fut un moment, un bien court moment de délices. Pendant ce temps on rassemblait les débris des régiments, dont la plupart n'étaient pas en meilleur état que le nôtre, ce qui est bien concevable, après un long voyage. On nous donna, à quelques-uns du moins, des souliers; on nous remit des fusils, ou, du moins, des instruments qui ressemblaient à des fusils. J'en parlerai plus tard. Quand nous fûmes à peu près équipés, nous apprîmes un beau matin, que l'ordre du départ était donné et que le régiment allait se mettre en route pour Merw. Je ne fus pas trop content. C'était aller, cette fois, au milieu des hordes turkomanes, et Dieu sait ce qui pouvait arriver! Je passai une soirée fort triste avec Moulla-Souleyman; il tâcha de me consoler de son mieux, le brave homme, et me versa force thé bien sucré; nous bûmes aussi un peu de raky. Il revint sur l'histoire de Leïla et me fit raconter les circonstances de la mort de cette pauvre enfant pour la dixième fois, peut-être. J'eus quelque idée de le détromper, mais puisque j'avais tant fait que de lui raconter les choses d'une façon, il me parut plus naturel de continuer et de ne pas le jeter dans de nouvelles perplexités. Le pauvre ami! Il avait été si bon pour moi, que je me fis un plaisir mélancolique, dans la disposition où j'étais, de me rappeler de nombreux détails où, cette fois, je mêlai des souvenirs qui m'avaient échappé jusque-là, et d'où il résultait que, avant d'expirer, la chère enfant que nous regrettions tous les deux, s'était souvenue de lui avec beaucoup d'affection. Je ne peux pas prétendre tout à fait que mes récits fussent mensongers; car j'avais tant besoin de m'attendrir sur moi et sur les autres qu'il m'était tout à fait aisé de parler de choses tristes et touchantes, et, vraiment, je puis affirmer que je le faisais d'abondance de cœur. Souleyman et moi nous mêlâmes encore nos larmes, et, quand je le quittai vers le matin, je lui jurai du plus profond de mon cœur de ne jamais l'oublier, et on voit que j'ai tenu parole. Il m'embrassa, de son côté, avec une véritable affection. Je rejoignis alors mes camarades: le régiment se mit en marche, et moi, avec lui, dans les rangs, à côté de mon vékyl.
Nous étions fort nombreux. Je vis passer de la cavalerie; c'étaient des hommes des tribus du sud et de l'ouest. Ils avaient assez bonne mine, meilleure que nous; mais leurs chevaux mal nourris ne valaient pas grand'chose. Les généraux étaient restés à Meshhed. Il paraît que c'est absolument nécessaire ainsi; parce que de loin on dirige mieux que de près. Les colonels avaient imité les généraux, sans doute pour la même raison. En somme, nous avions peu d'officiers au-dessus du grade de capitaine, et c'est très à propos, attendu que les officiers ne sont pas faits pour se battre, mais pour toucher la paye des soldats. Presque tous les chefs étaient des cavaliers nomades: ceux-là étaient venus avec nous; mais on sait que ce genre d'hommes est très peu cultivé, grossier et ne pensant qu'à la bataille. On avait envoyé l'artillerie en avant.
Nous marchions depuis trois jours. Il pleuvait à verse et il faisait un temps très froid. Nous marchions avec beaucoup de peine sur un terrain limoneux, où ceux qui ne glissaient pas s'enfonçaient quelquefois à mi-jambe; à chaque instant, on avait à franchir de larges coupées pleines d'eau bourbeuse; ce n'était pas une petite affaire. J'avais déjà perdu mes souliers et, comme mes compagnons, à force de tomber dans les bourbiers, de me mettre à l'eau jusqu'à la ceinture et de grimper à quatre pattes sur des berges abruptes, j'étais couvert de fange et tellement mouillé que je grelottais. Depuis la veille au soir, je n'avais rien mangé. Tout à coup, nous entendîmes le canon. Nos bandes s'arrêtèrent subitement.
Nous entendîmes le canon. Il y eut plusieurs décharges; puis, tout d'un coup, nous n'entendîmes plus rien. Il y eut un moment de silence; soudain nous vîmes tomber au milieu de nous un train de canonniers, fouettant les chevaux à toute outrance et se jetant sur nous. Quelques hommes furent écrasés, ceux qui purent se rangèrent. Les canons cahotés, sautant, s'arrêtant, tombèrent les uns dans la boue, les autres dans l'eau; les canonniers coupèrent les traits des attelages et s'enfuirent, vite comme le vent. Ce fut un hourvari, un tourbillon, une mêlée, un éclair: nous n'eûmes pas le temps de comprendre, et presque aussitôt ceux qui étaient en première ligne aperçurent un nuage de cavalerie qui se dirigeait rapidement de notre côté. Un cri général s'éleva:
—Les Turkomans! les Turkomans! faites feu!
Je ne distinguai absolument rien, je vis quelques hommes qui, au lieu d'abaisser leurs armes, se jetaient à la suite des canonniers. J'allais faire de même, quand le vékyl, m'arrêtant par le bras, cria dans mon oreille au milieu du tapage:
—Tiens bon, Aga-Beg! Ceux qui fuient aujourd'hui sont des gens perdus!
Il avait raison, tout à fait raison, le brave vékyl, et mes yeux m'en portèrent immédiatement le témoignage. Je vis, comme je vous vois, cette masse de cavalerie dont je viens de parler, se diviser, comme par enchantement, en des myriades de pelotons, qui courant à travers la plaine et évitant les obstacles avec l'habileté de gens au fait du pays, tournaient, enveloppaient, saisissaient les fuyards et les accablant de coups, prenaient leurs armes et faisaient des centaines de prisonniers.
—Vous voyez! vous voyez, mes enfants! s'écria de nouveau le vékyl, voilà le sort qui vous attend, qui nous attend, si nous ne savons pas nous tenir ensemble! Allons! Courage! Ferme! Feu!
Nous étions là une cinquantaine à peu près. Le spectacle effrayant étalé sous nos regards donna une telle force aux exhortations du sergent, que, lorsqu'un gros de ces pillards maudits s'avança vers nous, notre troupe se pelotonna rapidement et nous fîmes feu en effet, et nous rechargeâmes, et nous fîmes feu une seconde fois, et une troisième fois, et une quatrième fois. Par les saints Imams! nous vîmes tomber quelques-uns de ces hérétiques, de ces chiens maudits, de ces partisans d'Aboubeckr, d'Omar et d'Osman; puissent ces monstres brûler éternellement dans l'enfer! nous les vîmes tomber, vous dis-je, et cela nous donna un tel entrain que, sur le commandement du vékyl et sans nous disjoindre, nous partîmes d'un mouvement en avant, pour aller chercher cet ennemi qui s'était arrêté et ne venait pas à nous. Après un moment d'hésitation, il recula et s'enfuit. Pendant ce temps, les autres bandes turkomanes continuaient à donner la chasse aux fuyards, à les ramasser, à en tuer quelques-uns, à battre les autres, à emmener ce qui pouvait marcher. Nous poussâmes des cris de triomphe: Allah! Allah! ya Aly! ya Hassan! ya Houssein! Nous étions au comble de la joie; nous étions délivrés et nous n'avions pour de rien.
Au fond, nous étions parfaitement heureux. Sur cinquante environ que nous étions, nous avions éprouvé que trente de nos fusils étaient en état de servir. Le mien, je ne dis pas; d'abord, il n'avait pas de chien et, ensuite, le canon était fendu. Mais c'était pourtant une bonne arme, comme je l'éprouvai par la suite; j'avais attaché la baïonnette, qui n'avait pas de douille, avec une forte corde; cette baïonnette tenait à merveille et je n'attendais qu'une occasion de m'en servir.
Je vous dirai que notre exemple avait été suivi. Nous aperçûmes, à une petite distance, trois ou quatre groupes de soldats faisant feu, et les Turkomans n'osaient approcher. En outre, une troupe de trois à quatre cents cavaliers, à peu près, avait chargé lestement l'ennemi, et lui avait repris des prisonniers et un canon. Malheureusement on ne savait ce que les canonniers étaient devenus, ni leurs caissons. Nous jetâmes la pièce dans un fossé. Pendant une heure, nous aperçûmes les Turkomans, qui, au loin, continuaient à prendre des hommes; puis ils disparurent à l'horizon avec leurs captifs. Alors, nos différents groupes se rapprochèrent, nous vîmes qu'en tout nous pouvions être à peu près au nombre de 7 à 800. Ce n'était pas beaucoup sur 6 à 7.000 qui étaient sortis de Meshhed. Mais, enfin, c'était quelque chose, et quand nous nous retrouvâmes, considérant quels lions terribles nous étions, nous ne doutâmes pas un instant d'être en état de regagner un terrain où les Turkomans ne seraient pas en état de nous prendre. Nous étions si contents que rien ne; nous semblait difficile.
Notre chef se trouva être le Youz-Bashy des cavaliers. C'était un Kurde, appelé Rézy-Khan, grand, bel homme, avec une barbe courte, des yeux de feu et magnifiquement équipé. Il était tellement joyeux que son bonheur semblait exalter son cheval même, et l'homme et la bête lançaient des flammes par tous leurs mouvements. Il y avait aussi un certain Abdoul-rahym des Bakhtyarys, un grand gaillard avec des épaules d'éléphant. Il nous criait:
—Mes enfants! mes enfants! Vous êtes de vrais Roustems, et des Iskenders! Nous exterminerons cette canaille turkomane jusqu'au dernier homme!
Nous étions ravis. On se mit à chanter. L'infanterie avait deux chefs: un lieutenant que je ne connais pas et notre vékyl. Le brave homme s'écria:
—Maintenant, il faut des vivres et de la poudre!
On s'aperçut qu'on mourait de faim. Il y avait pourtant du remède. Nous nous mîmes tous à arracher des herbes dans la plaine. Une partie fut réservée pour les chevaux. Avec le reste, on résolut de faire la soupe. Mais la pluie continuait à tomber à flots, et il était d'autant plus difficile d'allumer du feu, qu'il n'y avait pas de bois. On aurait pu en faire avec de l'herbe sèche. De l'herbe desséchée, on en avait tant qu'on voulait; seulement elle était gonflée d'eau. On prit donc son parti de manger l'herbe comme elle était. Ça n'était pas bon, mais l'estomac était rempli et ne criait plus. Pour la poudre, la question restait difficile. En partant de Meshhed, on ne nous en avait guère donné. Les généraux l'avaient vendue. Quand il fallut s'en procurer, cette fois, ce fut laborieux. Sur les morts on ramassa quelques cartouches. Nous avions environ trois cents fusils en état de partir, et tout compte fait, pour chaque fusil on eut trois charges. Rézy-Khan recommanda bien à chacun de ne pas tirer avant qu'il en donnât l'ordre. Mais on était si content que quelques-uns brûlèrent leurs charges le soir même pour célébrer la victoire: du reste, il importait peu; nous avions de bonnes baïonnettes.
Par un hasard très favorable, on découvrit aux environs une sorte de camp retranché, construction des anciens païens, avec quatre remparts de pierre et au milieu une sorte de mare. Nous allâmes nous renfermer là pour y passer la nuit; nous fîmes bien; car, à l'aube, les Turkomans revinrent, et comme ils étaient plus nombreux que nous, s'ils nous avaient attaqués de nouveau en rase campagne, nous aurions pu avoir assez de peine.
Derrière nos murs, nous fîmes feu sur les ennemis et nous en tuâmes quelques-uns. Enragés, ils mirent pied à terre et montèrent comme des fourmis sur nos pierres accumulées; alors nous tombâmes dessus à la baïonnette, et Rézy-Khan à notre tête; nous les maltraitâmes tellement que, après dix minutes d'efforts, ils lâchèrent pied et s'enfuirent. Malheureusement Rézy-Khan et le grand Bakhtyary qui combattaient comme des tigres furent tués l'un et l'autre. Moi, je reçus au bras un coup de couteau; mais, Dieu est grand! ce fut une égratignure.
Voyez, néanmoins, quels scélérats sont ces Turkomans! Ils s'enfuirent, mais pas bien loin. Ils revinrent presque tout de suite et commencèrent à cavalcader autour de nos murailles. Ils avaient, à ce qu'il paraît, remarqué que nous n'avions pas tiré beaucoup. Ils s'aperçurent aisément que nous ne tirions plus du tout. La raison en était bonne: de poudre, il n'en restait rien! Pas un grain, pas un atome! Dieu sait parfaitement ce qu'il fait!
Nos ennemis voulurent alors essayer d'un nouvel assaut et une partie d'entre eux se transforma encore une fois en infanterie. Les voilà qui se mettent à grimper sur le talus du fort comme des fourmis! Le vékyl à notre tête, nous sortîmes; nous les bousculons encore, nous en tuons une douzaine, ils s'enfuient, la cavalerie nous charge, nous n'avons que le temps de rentrer dans notre trou, et nous voyons, de loin, la tête du vékyl au bout d'une lance courir au milieu des Turkomans.
Ah! Je ne dois pas oublier de vous dire que nous avions eu grand froid la nuit. Pas un fil n'était sec sur nos pauvres corps. La pluie tombait toujours. Un peu d'herbe mouillée dans nos estomacs nous soutenait mal. Pour moi je souffrais beaucoup, et il nous était mort une soixantaine d'hommes, sans qu'on puisse s'expliquer pourquoi ni comment. Dieu très haut et miséricordieux l'avait voulu ainsi!
La nuit fut encore très mauvaise; nous n'avions que la ressource de nous serrer les uns contre les autres pour essayer de nous rappeler un peu ce que c'était que la chaleur. Pourtant vers le matin, le ciel s'éclaircit. Il faisait froid. Nous nous attendions à être attaqués. Le lieutenant se trouva mort.
Vers midi seulement les Turkomans parurent, mais ils restèrent assez loin; le soir ils s'enhardirent et vinrent à portée de mousquet, tourner autour du retranchement. Puis ils se retirèrent.
La nuit nous emporta encore du monde. En définitive, nous n'étions plus que quatre cents, et personne ne nous commandait. Mais nous savions ce qu'il fallait faire, et, en cas d'attaque, nous serions encore tombés à la baïonnette sur les impies. Pourtant nous étions très affaiblis tous.
C'était à peu près vers l'heure de la prière de l'asr et le soleil penchait vers l'horizon, quand au loin, nous vîmes arriver les bandes turkomanes, en plus grand nombre que les jours précédents. Chacun se leva comme il put et prit son fusil. Mais à notre grand étonnement, toute cette multitude s'arrêta à une longue distance de nous, et quatre ou cinq cavaliers, seulement, se détachant du gros de leurs camarades, s'avancèrent vers nous, en nous faisant des signes d'amitié et indiquant de leur mieux qu'ils désiraient nous parler.
Plusieurs des nôtres étaient d'avis de sortir brusquement et d'aller leur couper la tête; mais à quoi bon? C'est ce que je fis remarquer, ainsi que d'autres camarades, et, après une courte discussion, tout le monde se rangea à mon avis. Nous allâmes donc au-devant de ces fils de chiens, et, leur ayant fait de profonds saluts, nous les introduisîmes dans notre enceinte. Chacun s'assit par terre, de manière à former un cercle autour des nouveaux venus, que nous fîmes prendre place sur des couvertures de chevaux.
Vallah! Billah! Tallah! Il y avait une grande différence entre eux et nous! Nous, nous avions l'air de fantômes roulés dans la boue et ruisselant de misère; eux, ils portaient de bons habits avec des fourrures, des armes brillantes et des bonnets magnifiques. Quand ils eurent pris place, ayant été chargé de porter la parole, je dis à ces maudits:
—Que le salut soit avec vous!
—Et sur vous le salut! répondirent-ils.
—Nous espérons, repris-je, que les santés de Vos Excellences ne laissent rien à désirer, et puissent tous vos cœurs être comblés dans ce monde et dans l'autre!
—Les bontés de Vos Excellences sont infinies, répliqua le plus âgé des Turkomans. C'était un grand vieillard avec un nez aplati, un visage rond comme une pastèque, des poils de barbe par-ci par-là et des yeux en croissant de lune retournée.
—Quels ordres veulent nous transmettre Vos Excellences? poursuivis-je.
—C'est nous, dit le vieux Turkoman, qui venons présenter une requête à Vos Altesses. Vous savez que nous sommes de malheureux pères de famille, de pauvres laboureurs, esclaves du Roi des Rois et serviteurs de l'Iran Bien Gardé! Depuis des siècles, nous nous efforçons par tous les moyens qui sont en notre pouvoir de prouver à l'auguste Gouvernement l'excès de notre affection. Malheureusement, nous sommes très pauvres: nos femmes et nos enfants crient la faim; les champs que nous cultivons ne rapportent pas assez pour les nourrir, et, si nous n'avions pas quelques occasions de réussir dans un petit commerce d'esclaves, ce qui ne fait de mal à personne, il nous faudrait expirer de misère nous et les nôtres. Pourquoi nous persécuter?
—Tout ce que vient de nous exposer Votre Excellence est de la plus exacte vérité, repartis-je. Pour nous, nous sommes de très humbles soldats; si on nous a envoyés ici, nous ne savons pas pourquoi, et, maintenant, déjà comblés de Vos Excellences, nous osons vous prier de nous permettre de retourner à la sainte ville de Meshhed d'où nous sommes venus.
Le Turkoman s'inclina de la manière la plus aimable et me répondit:
—Plût au ciel que cela fût possible! Mes compagnons et moi sommes tout prêts à vous offrir nos chevaux et à vous prier d'accepter mille marques de notre amitié. Mais jugez vous-mêmes de notre triste position. L'auguste Gouvernement nous a attaqués sans motifs, nous qui ne faisions de mal à personne, et en outre les vivres sont rares. Vous n'avez rien à manger; nous, nous n'avons guère mangé depuis une semaine. Venez avec nous. Vous serez bien traités. Nous ne vous vendrons ni à Bokhara ni à Khiva. Nous vous garderons chez nous, et, si vos amis veulent vous racheter, nous serons tout prêts à accepter les rançons les plus raisonnables. Cela ne vaut-il pas mieux d'attendre patiemment votre délivrance sous nos tentes, auprès d'un bon feu, que de risquer d'aller mourir de misère sur la route?
Le vieux Turkoman avait la mine d'un brave homme. Ses camarades se mirent à nous parler de pain frais, de lait caillé et de mouton rôti. Il y eut une grande émotion parmi nous. Subitement, chacun jeta son fusil, et les ambassadeurs s'étant levés, on les suivit de plein gré.
Quand nous arrivâmes avec eux auprès des cavaliers, nous fûmes parfaitement accueillis; on nous plaça au milieu de la bande, et, tandis que nous marchions, nous causions avec nos maîtres qui nous parurent de braves gens; de temps en temps, à la vérité, quelqu'un de nous recevait un bon coup de fouet, mais c'était parce qu'il ne marchait pas assez vite: du reste, tout se passa très bien sauf que, pour des gens aussi fatigués que nous l'étions, ce fut un peu dur d'avoir à faire un trajet de huit heures, à travers les terres épaisses, avant d'avoir atteint le campement vers lequel on nous menait.
Les femmes et les enfants étaient venus à notre rencontre. Ce fut le moment le plus difficile à passer. Il paraît que, dans cette foule, il y avait des veuves de quelques jours, dont nous avions tué les maris et des mères qui étaient fâchées de ce que nous avions fait à leurs fils. Les femmes sont méchantes dans tous les pays du monde; celles-là étaient atroces. Le moins qu'elles auraient voulu nous faire eût été de nous déchirer avec leurs ongles, si on les eût laissées libres. Les enfants ne demandaient pas mieux que de nous traiter aussi mal, et, pour débuter, ils nous accueillirent par des hurlements et une volée de pierres. Par bonheur, les hommes ne se montrèrent pas du tout disposés à nous laisser abîmer et moitié grondant, moitié riant, donnant aussi çà et là quelques horions à ces furies, ils réussirent à nous introduire dans le camp et à mettre nos ennemies et leurs petits auxiliaires, sinon hors d'état de nous injurier, ce qui ne nous causait aucun mal, du moins hors de portée de nous mettre en sang. Quand nous fûmes tous rassemblés sur la place, on nous compta, et on nous avertit que ceux qui chercheraient à s'enfuir seraient tués aussitôt. Après cette déclaration, on nous distribua entre les cavaliers qui nous avaient pris, et dont nous devînmes les esclaves. Tel acquit ainsi dix prisonniers, tel autre cinq et celui-ci deux. Pour moi, je fus adjugé à un garçon encore très jeune, qui m'emmena aussitôt chez lui.
Mon maître n'était pas pauvre; je m'en aperçus en entrant sous sa tente. Cette tente était de l'espèce de celles que l'on nomme alatjyk, faite avec des cloisons et des murs d'osier tressé, recouverts de feutres épais; le plancher était en bois avec des tapis; il y avait trois ou quatre coffres peints de toutes sortes de couleurs, un grand lit avec des coussins, et, au milieu de la tente, un poêle, d'où s'exhalait une agréable chaleur. Dans cette charmante habitation, j'aperçus une jeune femme; elle allaitait un nourrisson. Je la saluai avec respect, c'était certainement ma maîtresse, mais elle ne leva pas les yeux sur moi, et à peine regarda-t-elle son mari. Je vous dirai de suite ce que c'est que les femmes turkomanes. Rien de bien intéressant.
Elles sont laides à faire fuir le diable; témoin la jeune dame de la tente où j'étais amené, et que j'appris ensuite être une des beautés du pays. Je ne m'en serais guère douté au premier abord. Elle ressemblait à un portefaix de Tébryz. Elle avait des épaules larges et plates, une grosse tête, des petits yeux, des pommettes saillantes, une bouche comme un four de boulanger, le front plat, et sur la poitrine, deux montagnes. J'en ai vu de pires encore. Ces femmes sont stupides, méchantes, brutales et ne savent que travailler, mais aussi on les fait travailler comme des mules, et on a raison.
Le maître dit à la dame:
—Mets l'enfant de côté et sers-moi à souper,
La dame obéit tout de suite. Elle commença à remuer des plats et des assiettes, et elle me fit signe de la suivre hors de la tente; j'obéis immédiatement, ayant conçu l'idée de l'attendrir par mon zèle. Elle me conduisit dans une espèce de cabane qui servait de cuisine, où bouillait je ne sais quoi dans une marmite. Elle me fit un signe, que je ne compris pas bien; sans me rien expliquer, elle prit un bâton et m'en déchargea un coup sur la tête.
—Voilà, pensai-je, une manière de monstre qui ne me rendra pas la vie facile.
Je me trompais. C'était une brave femme. Elle me battait souvent, elle était ponctuelle, voulait que tout se fît à sa manière; mais elle me nourrissait bien, et, quand elle se fut un peu habituée à moi, elle me parla davantage, et je réussis plus d'une fois à la tromper, sans qu'elle s'en soit jamais aperçue. Quand elle était de bonne humeur, elle me disait en riant aux éclats:
—N'est-ce pas que vous autres gens de l'Iran, vous êtes plus bêtes que nos chevaux?
—Oui, maîtresse, répondais-je avec humilité, c'est bien vrai. Dieu l'a voulu ainsi!
—Les Turkomans, continuait-elle, vous pillent, vous volent, vous emportent vous-mêmes, et vous vendent à qui ils veulent, et vous ne savez pas trouver un moyen de les en empêcher.
—C'est vrai, maîtresse, répliquais-je encore; mais c'est que les Turkomans sont des gens d'esprit, et nous nous sommes des ânes.
Alors elle recommençait à rire aux éclats et ne s'apercevait jamais que son lait et son beurre diminuaient à mon profit. J'ai toujours remarqué que les gens les plus forts sont toujours les moins intelligents. Ainsi voyez les Européens! On les trompe tant que l'on veut, et, partout où ils vont, ils s'imaginent qu'ils sont supérieurs à nous, parce qu'ils sont les maîtres; ils ne savent pas et ne sauront jamais apprécier cette vérité que l'esprit est bien au-dessus de la matière. Les Turkomans se montrent exactement pareils. Ce sont des brutes comme eux.
Je fus employé par mes propriétaires à fendre du bois, à porter de l'eau, à conduire les moutons à la pâture. Quand je n'avais pas d'ouvrage, j'allais me promener à la campagne. Je m'étais fait quelques amis, et je chantais des chansons. Je savais aussi fabriquer des pièges pour prendre les souris et j'appris à quelques femmes à confectionner des plats persans que les hommes trouvaient admirables. On me récompensait, en me donnant du thé beurré et des galettes. Il y avait aussi assez souvent des noces et j'y dansais, ce qui faisait rire beaucoup toute l'assistance, qui, d'ailleurs, était de très bonne humeur, et on peut bien comprendre pourquoi. Notre camp, les camps voisins et toute la nation étaient dans un état d'exaltation à cause de la victoire. Les prisonniers regorgeaient et on s'attendait à gagner gros avec eux. Ensuite, le premier mouvement d'humeur passé, toutes les veuves avaient été enchantées de leur situation, et il ne se pouvait pas qu'il en fût autrement, car une jeune fille turkomane ne vaut pas cinq tomans en or, et il faut des circonstances particulières pour qu'on aille en chercher une, quand on veut se marier. Au contraire, une veuve a beaucoup de valeur, et elle est souvent estimée très haut. Cela dépend de l'expérience qu'elle a acquise pour la conduite d'un ménage, de sa réputation d'économie et de l'habitude qu'elle a de diriger tout autour d'elle. Et, en outre, on sait précisément si elle peut ou non donner des enfants à son mari. Quant à l'amour, vous pouvez bien penser que, avec la figure de ces dames-là, il n'en est pas question, personne n'y songe, ni ne comprend ce que ça peut être. J'essayai une fois de raconter à ma maîtresse la passion si touchante et si belle que Medjnoun éprouvait pour Leïla et qui me rappelait ma Leïla à moi-même, et me jetait dans des transports de douleur. Ma maîtresse me battit outrageusement pour avoir osé l'ennuyer de pareilles sottises. Elle était encore bien jeune; mais elle avait déjà eu deux maris avant celui qu'elle tenait pour le moment, et trois enfants par-dessus le marché. Aussi jouissait-elle d'une immense considération, et c'était un honneur pour moi, auquel j'étais sensible, que d'appartenir à une pareille dame.
Il y avait environ trois mois que je vivais là assez paisiblement, et je commençais à m'habituer à mon sort (en vérité, et comme je l'ai dit, il n'était pas très dur), quand un matin, me promenant désœuvré dans le camp, je fus abordé par deux autres esclaves persans comme moi, soldats du régiment de Goum, qui me dirent savoir d'une façon certaine, et qui me jurèrent sur leurs têtes, que nous allions être délivrés dans la journée et renvoyés à Meshhed.
On avait déjà fait courir ce bruit si souvent, et si souvent il s'était trouvé faux, que je me mis à rire et conseillai à mes camarades de ne pas trop croire à ce qu'on leur avait annoncé et de continuer à faire provision de patience. Cependant, en les quittant, je me trouvais, comme chaque fois que j'entendais de pareilles nouvelles, assez troublé et ému. Je sais bien qu'il se passe assez de vilaines choses dans l'Iran, et qu'on y trouve bien du mal; pourtant, c'est l'Iran, et c'est le meilleur, le plus saint pays de la terre. Nulle part au monde on n'éprouve autant de plaisir ni autant de joie. Quand on y a vécu, on y veut retourner; et quand on y est, on y veut mourir. Je ne croyais pas du tout à ce que mes deux camarades m'avaient dit, pourtant le cœur me battait et je me sentais triste, et si triste que, au lieu de continuer à me promener, je retournai chez mon maître.
Il venait précisément de descendre de cheval et je le vis qui causait avec sa femme. En m'apercevant, il m'appela.
—Aga, me dit-il, tu n'es plus mon esclave, on t'a racheté; tu es mon hôte, et tu vas partir pour Meshhed.
Je fus tellement saisi en entendant ces paroles, que je me crus sur le point d'étouffer, et il me sembla voir la tente tourner autour de moi.
—Est-ce vrai? m'écriai-je.
—Que ces Iraniens sont bêtes! dit la femme en riant; qu'est-ce qu'il y a là d'extraordinaire? Ton Gouvernement a racheté ses soldats au prix de dix tomans par tête. On aurait pu les lui vendre moins bon marché, mais puisque cette sottise est faite et que nous avons touché notre argent, va-t'en chez toi et ne fais pas le sot.
A peine entendis-je ce que disait cette créature. Il me passa comme une vision devant les yeux. Je vis, oui, je vis la jolie vallée du Khamsèh où je suis né; j'aperçus distinctement le ruisseau, les saules, l'herbe touffue, les fleurs, l'arbre au pied duquel j'avais enfoui mon argent, ma belle, mon adorée Leïla dans mes bras, mes chasses, mes gazelles, mes tigres, mon cher Kérym, mon excellent Souleyman, mon bien brave Abdoullah, tous mes cousins, le bazar de Téhéran, la boutique de l'épicier et celle du rôtisseur, les figures des gens que je connaissais; oui, oui, oui, ma vie entière m'apparut à cette minute, et une voix criait en moi: Tu vas la recommencer! Je me sentis ivre de bonheur! J'aurais voulu chanter, danser, pleurer, embrasser tous ceux qui se montraient à mon esprit, en ce moment de félicité suprême, et je me mis à pousser des cris d'angoisse.
—Imbécile! me dit la femme, tu as bu du raky hier soir, et peut-être encore ce matin. Si je t'y reprends jamais!...
Le mari se mit à rire.
—Tu ne l'y reprendras jamais, car il part aujourd'hui même, et, à dater de ce moment, je te le répète, Aga, tu es libre!
J'étais libre! Je me précipitai hors de la tente, et je me dirigeai en courant vers la grande place au milieu du camp. De toutes les habitations sortaient mes pauvres camarades, aussi exaltés que moi. Nous nous embrassions, nous ne manquions pas de remercier Dieu et les Imams; nous criions de tout notre cœur: Iran! cher Iran! Lumière de mes yeux! Et, alors, j'appris peu à peu comment il se faisait que nous sortions tout à coup des ténèbres, pour entrer dans une si belle clarté.
Il paraît que depuis la perte de notre armée et le commencement de notre captivité, il s'était passé bien des choses. Le Roi des Rois, en apprenant ce qui s'était passé, était entré dans une grande colère contre ses généraux, et les accusait d'avoir laissé ses pauvres soldats s'en aller tout seuls contre l'ennemi sans les accompagner; il les avait accusés aussi d'avoir vendu les vivres, la poudre, les armes et les vêtements qui leur étaient destinés, et, enfin, il avait déclaré sa ferme résolution de faire couper le cou à tous les coupables.
Il aurait peut-être bien agi en exécutant cette menace. Mais, après tout, à quoi bon? Après ces généraux-là, il y en aurait eu de tout pareils: c'est le train du monde. Rien n'est à y changer. De sorte que Sa Majesté se conduisit beaucoup plus sagement, en calmant sa colère. Il arriva seulement que les Ministres et les Colonnes de l'Empire reçurent force cadeaux de la part des accusés; on révoqua un ou deux de ceux-ci pour quelques mois; le Roi eut des présents magnifiques, et il fut résolu que les chefs rachèteraient tous les soldats captifs chez les Turkomans, et les rachèteraient à leurs frais, puisqu'ils étaient cause du malheur arrivé à ces pauvres diables.
La question étant ainsi réglée, les généraux avaient naturellement pris à partie les colonels et les majors, qui avaient fait absolument comme eux. Ils les menacèrent de les mettre sous le bâton, de les destituer et même de leur couper la tête, et firent si bien qu'à la fin on s'entendit encore de ce côté-là. Les colonels et les majors donnèrent des cadeaux à leurs supérieurs, et ceux-ci rentrèrent un peu dans les dépenses que le soin de leur sûreté venait de leur faire faire à Téhéran.
Cependant ils avaient envoyé des émissaires parmi les tribus turkomanes, pour traiter du rachat des captifs. On avait eu quelque difficulté à s'entendre. Pourtant on était tombé d'accord, et voilà comment et pourquoi, après avoir passé dans une agitation incroyable, dans une sorte d'extase de bonheur, et après avoir pris congé de nos anciens maîtres et de nos anciens amis turkomans, nous nous mîmes en route pour Meshhed, marchant, je vous en réponds, comme l'oiseau qui va s'envoler.
Le temps était superbe; la nuit, les étoiles brillaient aux cieux comme des diamants; le jour, un beau soleil éclatant couvrait le ciel et la terre de paillettes d'or, qui tombaient à flots de son cercle enflammé. L'univers entier nous riait, à nous autres pauvres malheureux soldats, oui, les plus malheureux, les plus abandonnés, les plus maltraités des êtres, qui sortions d'un excès de mal, pour retomber au moins dans l'espérance, et nous marchions allègrement, et nous chantions à pleins gosiers, et ainsi nous arrivâmes à deux heures de Meshhed. Nous voyions clairement devant nous venir, sur le ciel bleu, et les coupoles, et les minarets, et les murs émaillés de la mosquée sainte, et les innombrables files des maisons de la ville; et, comme nous pensions à ce que nous allions trouver tout à l'heure de bon pour nous dans le sein de cette apparition céleste, nous nous trouvâmes tout à coup arrêtés par deux régiments rangés en travers du chemin et devant lesquels se tenait une troupe d'officiers. Nous nous arrêtâmes et fîmes de profonds saluts.
Un moulla sortit du groupe des officiers et s'avança vers notre troupe. Quand il fut à portée de la voix, il éleva les deux mains en l'air et nous adressa le discours suivant:
—Mes enfants! gloire à Dieu, le Seigneur des mondes, puissant et miséricordieux, qui a retiré le prophète Younès du ventre de la baleine et vous des mains des féroces Turkomans!
—Amen! s'écria toute notre troupe.
—Il faut l'en remercier, en entrant humblement dans Meshhed, humblement, vous dis-je, et comme il convient à des malheureux prisonniers!
—Nous sommes prêts! nous sommes prêts!
---Vous allez donc tous, mes enfants, comme des hommes pieux et des musulmans fidèles, mettre à vos mains des chaînes, et la population entière, attendrie par cette preuve de vos malheurs, vous comblera de ses bénédictions et de ses aumônes.
Nous trouvâmes cette idée excellente et nous en fûmes charmés. Alors, des soldats sortis des rangs des deux régiments s'approchèrent. Ils nous mirent au cou des carcans de fer et aux mains des menottes, et on forma ainsi de nous des bandes de huit à dix enchaînés. Cela nous faisait rire beaucoup et nous nous trouvions très bien ainsi, quoique le poids de métal fût un peu accablant; mais il ne s'agissait que de le porter pendant quelques heures et c'était une vétille.
Quand notre toilette fut terminée, les tambours, la musique, les officiers et un régiment partirent en tête; nous venions ensuite dans notre équipage lamentable, mais fort contents, et sur nos talons marchait l'autre régiment. Bientôt nous aperçûmes la foule des Meshhedys venant à notre rencontre. Nous la saluâmes, et nous eûmes le plaisir de nous entendre couvrir de bénédictions. Cependant le tambour roulait, la musique jouait et quelques pièces de canon firent des salves en notre honneur.
Une fois dans la ville, on nous sépara; les uns prirent une rue, les autres une autre, et des soldats nous escortaient. Pour moi, avec les sept camarades enchaînés du même train, les menottes aux poings, le carcan au cou, on nous mena dans un corps de garde et il nous fut permis de nous asseoir sur la plate-forme. Là, le sergent qui commandait notre escorte nous engagea à solliciter la charité des passants. Cette idée était excellente; nous la mîmes à l'instant à exécution avec un succès merveilleux. Les hommes, les femmes, les enfants nous apportaient à l'envi du riz, de la viande et même des friandises; on nous donnait peu d'argent. Je crois que les braves gens qui venaient à notre aide n'en avaient pas beaucoup pour eux-mêmes.
Le soir, un officier arriva. Nous le priâmes de nous faire détacher et de nous laisser vaquer chacun à nos affaires. Pour moi, je ne songeais qu'à aller passer une bonne nuit, dont j'avais grand besoin, chez mon ami et parent, Moulla Souleyman. L'officier nous dit:
—Mes enfants, il faut être raisonnables. Vous autres, vous avez été délivrés par la générosité incomparable et surhumaine de mon oncle, le général Aly-Khan. Il a donné pour chacun de vous, à vos maîtres, dix tomans. Serait-il juste qu'il perdît une si forte somme? Non! ce ne serait pas juste, vous en conviendrez. D'autre part, s'il vous laissait aller, bien que vous soyez tous très honnêtes et incapables de renier vos dettes, le malheur veut que vous n'ayez aucune ressource. De pauvres soldats, où trouveraient-ils de l'argent? Dans cette pensée, mon oncle, la bonté même, va vous en faire trouver. En vous laissant la chaîne au cou jusqu'à ce que vous ayez réuni chacun quinze tomans que vous lui remettrez fidèlement, il vous procure le moyen de toucher le cœur des musulmans et d'exercer la charité publique. Ne vous désolez pas. Racontez vos malheurs, continuez à solliciter ceux qui vous approchent. Appelez-les tous, ces braves gens qui passent là! Ils viendront! Vous voyez qu'ils vous nourrissent très bien. Peu à peu la pitié les touchera davantage, et leurs bourses s'ouvriront. Je ne vous trompe pas. Dans quelques jours, quand vous n'aurez plus d'espoir de rien recueillir ici, on vous fera partir. Vous retournerez ainsi à Téhéran; de là, vous irez à Ispahan, à Shyraz, à Kermanshah, par toutes les villes de l'Iran Bien Gardé, et vous finirez par payer cette dette.
L'officier se tut, mais nous nous mîmes en colère; le désespoir nous prit, nous commençâmes à l'appeler fils de chien, et nous étions en bonne voie de ne pas épargner davantage ni son oncle, ni les femmes, ni la mère, ni les filles de son oncle (il n'en avait peut-être pas), quand, sur un signe de notre bourreau, nos gardiens nous tombèrent dessus, on nous battit, on nous jeta par terre, on nous foula aux pieds. J'eus presque une côte enfoncée, et ma tête fut toute enflée de deux grosses bosses. Alors, il fallut se rendre sage. Chacun se soumit, et après avoir, pour ma part, pleuré dans un coin une bonne demi-heure, je me résignai et commençai, d'une voix lamentable, à solliciter de nouveau les aumônes des passants.
Il ne manquait pas de gens charitables, et tout le monde sait que, grâces soient rendues au Dieu tout-puissant! il y a dans l'Islam grande bonne volonté à venir en aide aux malheureux. Les femmes, surtout, se pressaient en grand nombre autour de nous; elles nous regardaient, elles pleuraient; elles nous demandaient le récit de nos malheurs. Ils étaient grands, et, comme on le peut croire, nous ne cherchions pas à les diminuer; au contraire, nous ne manquions jamais d'ajouter à nos récits que nos femmes, nos cinq, six, sept, huit petits enfants en bas âge nous attendaient à la maison et mouraient de faim. Nous recueillions ainsi force menue monnaie et quelquefois des pièces d'argent. D'ailleurs, certains d'entre nous étaient plus chanceux que les autres.
On sait que nos régiments sont recrutés parmi les pauvres, qui, n'ayant ni amis, ni protecteurs, ne peuvent se soustraire à la vie militaire. Quand on veut des soldats, on ramasse dans les rues et dans les cabarets des villes, et dans les maisons des villages, ce qui ne peut pas se faire réclamer. Ainsi, nous étions là, à notre chaîne, des hommes faits, des enfants de quinze ans et des vieillards de soixante et dix, parce que, quand on est soldat, c'est pour toute sa vie, à moins qu'on ne trouve moyen de se faire exempter ou de s'enfuir.
Ceux qui parmi nous recevaient le plus d'aumônes, c'étaient les plus jeunes. Il y en avait un, joli garçon de seize ans, né à Zendjân, qui fut délivré au bout de quinze jours tant on le comblait de toutes parts. Il est vrai qu'il avait la figure d'un ange. Pour moi, je réussis à faire prévenir Moulla Souleyman de mon triste sort. Le brave homme accourut, se jeta à mon cou, et, au nom de notre chère Leïla, il me donna un toman. C'était beaucoup. Je le remerciai fort. Peut-être en aurais-je obtenu davantage; mais, le lendemain, on nous fit partir de Meshhed pour nous diriger sur Téhéran.
Mes camarades et moi, nous fîmes une chanson qui racontait nos malheurs, et nous en régalions les paysans le long de la route. Cela nous valait toujours quelque peu. D'ailleurs, la charité des Musulmans nourrissait les pauvres captifs mieux qu'elle ne l'avait fait jadis pour les soldats du Roi, et nos gardiens en profitaient comme nous. Seulement, il fallait que chacun de nous prit bien garde à ses petites recettes, car soit nous-mêmes, soit nos soldats, nous ne pensions naturellement qu'à nous emparer de ce qui n'était pas à nous. Pour moi, je tenais mon argent serré dans un morceau de coton bleu; je ne le montrais à personne et l'avais attaché sous mes habits, par une corde. Quand nous arrivâmes dans la capitale, je peux bien avouer maintenant que je possédais, avec le toman en or que m'avait donné mon cousin, quelques sahabgrans en argent et force shahys de cuivre, environ trois tomans et demi. Certains de mes camarades étaient, j'en suis sûr, plus riches que moi; mais d'autres étaient plus pauvres; car un vieux canonnier appelé Ibrahim, qui était mon voisin de chaîne, n'obtenait jamais rien, tant il était laid.
En arrivant à Téhéran, on nous conduisit justement à mon ancien corps de garde et on nous mit en exposition sur la plate-forme. Les gens du quartier, me reconnaissant, accoururent: je fis le récit de nos malheurs, et on était en train de nous donner beaucoup, lorsque arriva un véritable miracle. Dieu soit loué! Que les Saints Imams soient bénis et que leurs noms sacrés soient exaltés! Amen! Amen! Gloire à Dieu, le Seigneur des mondes! Gloire à Dieu!
Un miracle, dis-je, arriva et ce fut celui-ci. Comme toujours, il s'était rassemblé autour de nous beaucoup de femmes. Elles se pressaient les unes sur les autres et s'avançaient de leur mieux pour nous bien considérer, de sorte que moi, qui racontais nos infortunes au public, je me trouvais avoir en face comme un mur de voiles bleus et blancs, aligné devant moi. J'en étais à cette phrase, que je répétais souvent avec onction et désespoir:
—Oh! Musulmans! oh! Musulmans! Il n'y a plus d'Islam! La religion est perdue! Je suis du Khamsèh! Hélas! hélas! je suis des environs de Zendjân! J'ai une pauvre mère aveugle, les deux sœurs de mon père sont estropiées, ma femme est paralytique et mes huit enfants expirent de misère! Hélas! Musulmans! si votre charité ne se hâte de me délivrer, tout cela va mourir de faim, et, moi je mourrai de désespoir!
A ce moment même, j'entendis un cri perçant à côté de moi, et une voix que je reconnus tout aussitôt, et qui me traversa le cœur comme une flèche de feu, s'écria:
—En Dieu! par Dieu! pour Dieu! c'est Aga! Je n'hésitai pas une seconde:
—Leïla! m'écriai-je.
Elle avait beau être couverte de son voile épais, sa figure resplendissait vraiment devant mes regards! Je me trouvai transporté par la joie au plus haut de la septième sphère.
—Tiens-toi tranquille, me dit-elle. Tu seras délivré aujourd'hui même ou demain au plus tard!
Là-dessus, se détournant, elle disparut avec deux autres femmes qui l'accompagnaient, et, le soir, comme je me mourais d'impatience, un officier arriva avec un vékyl; on rompit ma chaîne et l'officier me dit:
—Va où tu voudras, tu es libre!
Comme il prononçait ces paroles, je me trouvai serré dans les bras, oui, dans les bras de qui? De mon cousin Abdoullah!
Dieu! que je fus ravi de le voir!
—Ah! mon ami, mon frère, mon bien-aimé, me dit-il, quel bonheur! Quelle réunion! Lorsque j'appris de notre cousin Kérym que tu avais été enlevé par la milice, je ne sais à quel excès de chagrin je ne fus pas sur le point de m'abandonner!
—Ce bon Kérym! m'écriai-je. Nous nous sommes toujours tendrement aimés, lui et moi! Bien que quelquefois, j'avoue que je lui aie préféré Souleyman, et, à ce propos, sais-tu que Souleyman....
Là-dessus, je lui racontai ce que notre digne cousin était devenu et comme il était en train de devenir un moulla très savant et un grand personnage à Meshhed. Ce récit charma Abdoullah.
—Je regrette, me dit-il, que notre parent Kérym n'ait pu obtenir un sort aussi beau. C'est un peu sa faute. Tu sais qu'il avait l'habitude déplorable d'aimer le thé froid avec excès.
Cette expression «le thé froid» indique, comme chacun sait, entre gens qui se respectent, cette horrible liqueur qu'on appelle du raky. Je secouai la tête d'un air désolé et indigné tout à la fois:
—Kérym, répendis-je, buvait du thé froid, je ne le sais que trop; j'ai fait longtemps des efforts extraordinaires pour l'arracher à cette honteuse habitude; je n'y ai jamais réussi.
—Pourtant, continua Abdoullah, sa situation pourrait être pire. Je l'emploie comme muletier, et il conduit pour moi des marchandises sur la route de Tébryz à Trébizonde. Il gagne bien sa vie.
—Qu'entends-je? m'écriai-je, serais-tu devenu marchand?
—Oui! mon frère, répliqua Abdoullah d'un air modeste. J'ai acquis quelque bien, et c'est ce qui m'a permis aujourd'hui de venir à ton aide, quand la malheureuse position où tu te trouvais m'a été révélée par ma femme.
—Par ta femme!
J'étais au comble de la surprise.
—Sans doute; Kérym n'ayant pas le moyen de l'entrenir suivant le mérite de cette créature adorable, a consenti à divorcer avec elle et je l'ai épousée.
Je ne fus pas trop content. Mais que pouvais-je faire? Me soumettre à ma destinée. On n'y échappe pas. Bien souvent, j'avais eu occasion de reconnaître cette vérité. Elle venait me frapper encore une fois, et, je l'avoue, d'une manière qui me fut sensible. Je ne soufflai pas mot. Cependant je suivais Abdoullah. Quand nous fûmes arrivés près de la Porte-Neuve, il m'introduisit dans une fort jolie maison et me conduisit à l'enderoun.
Là, je trouvai Leïla assise sur le tapis. Elle me reçut très bien. Pour mon malheur, je la trouvai plus jolie que jamais, plus saisissante, et j'avais des larmes qui me gonflaient le cœur. Elle s'en aperçut, et lorsque, après avoir pris le thé, Abdoullah, qui avait des affaires, nous eut laissés seuls, elle me dit:
—Mon pauvre Aga, je vois que tu es un peu malheureux.
—Je le suis beaucoup, répliquai-je en baissant la tête.
—Il faut être raisonnable, poursuivit-elle, et je ne te cacherai rien. J'avoue que je t'ai beaucoup aimé et que je t'aime encore; mais aussi je n'ai pas été insensible aux bonnes qualités de Souleyman; la gaieté et l'entrain de Kérym m'ont ravie, et je suis pleine d'estime et d'attendrissement pour les mérites d'Abdoullah. Si l'on me demandait de déclarer quel est celui de mes quatre cousins que je préfère, je demanderais que des quatre on pût faire un seul homme; et celui-là, je suis bien sûre que je l'aimerais passionnément et pour toujours. Mais est-ce possible? je te le demande. Ne pleure pas. Sois persuadé que tu vis toujours dans mon cœur. Je ne pouvais pas épouser Souleyman, qui ne possédait rien. Je me suis adressée à toi. Tu as été un peu léger; mais je te pardonne. Je sais que tu m'es tendrement attaché. Kérym me mettait sur la grande route de la misère. Abdoullah m'a faite riche. Je dois être sage à mon tour, et je lui serai fidèle jusqu'à la mort, tout en pensant à vous trois comme à des hommes.... Enfin je t'en ai dit assez. Abdoullah est ton cousin; aime-le; sers-le; et il fera pour toi ce qui sera possible. Tu penses bien que je n'y nuirai pas.
Elle me dit encore beaucoup de paroles affectueuses qui, dans le premier moment, me causèrent un redoublement de tristesse. Cependant, puisqu'il n'y avait pas de ressource, et je ne le comprenais que trop, je me résignai à ne plus être pour Leïla que le fils de son oncle.
Abdoullah, en sa qualité de marchand, avait souvent affaire à de grands personnages. Il leur rendait des services et avait du crédit auprès d'eux. Grâce à lui, on me fit sultan dans le régiment Khassèh ou Particulier, qui demeure toujours à Téhéran, dans le palais, monte la garde, porte l'eau, fend le bois et travaille à la maçonnerie. Me voilà donc capitaine, et je me mis à manger les soldats, comme on m'avait mangé moi-même, ce qui me donna une position très honorable et dont je ne me plains pas.
Nous sommes les Gardes du Roi; il a souvent été question de nous donner un uniforme magnifique, et même on en parle toujours. Je crois qu'on en parlera jusqu'à la fin du monde. Quelquefois on se propose de nous habiller comme les hommes qui veillent sur la vie de l'Empereur des Russes, et qui, à ce qu'il paraît, sont verts avec des galons et des broderies en or. D'autres fois, on veut nous habiller en rouge, toujours avec des galons, des broderies et des crépines d'or. Mais, vêtus ainsi, comment les soldats pourraient-ils se rendre utiles? Et qui est-ce qui paierait ces beaux costumes? En attendant qu'on ait trouvé un moyen, nos gens n'ont que des culottes déchirées et souvent pas de chapeaux.
Quand je me vis officier, je voulus vivre avec mes pareils et je fis beaucoup de connaissances. Mais parmi eux, je m'attachai singulièrement à un sultan, un garçon d'un excellent caractère. Il a vécu longtemps chez les Férynghys, où on l'avait envoyé pour faire son éducation. Il m'a raconté des choses très curieuses. Un soir que nous avions bu un peu plus de thé froid qu'à l'ordinaire, il m'exprima des opinions que je trouvai parfaitement raisonnables.
—Vois-tu, frère, me dit-il, tous les Iraniens sont des brutes, et les Européens sont des sots. Moi, j'ai été élevé chez eux. Ou m'a mis d'abord au collège, et, ensuite, comme j'avais appris aussi bien que ces maudits ce qu'il faut pour passer les examens, j'entrai à leur école militaire, qu'ils appellent Saint-Cyr. J'y restai deux ans, comme ils font eux-mêmes, puis, devenu officier, je suis revenu ici. On a voulu m'employer; on m'a demandé ce qu'il était à propos de faire. Je l'ai dit, on s'est moqué de moi, on m'a pris en haine; on m'a traité d'infidèle et d'insolent, et j'ai été mis sous le bâton. Dans le premier moment, j'ai voulu mourir parce que les Européens regardent pareil accident comme un déshonneur.
—Les niais! m'écriai-je, en vidant mon verre.
—Oui, ce sont des niais, ils ne comprennent pas que tout chez nous, les habitudes, les mœurs, les intérêts, le climat, l'air, le sol, notre passé, notre présent rendent radicalement impossible ce qui, chez eux, est le plus simple. Quand je vis que ma mort ne servirait à rien du tout, je refis mon éducation. Je cessai d'avoir des opinions, de vouloir réformer, de blâmer, de contredire, et je devins comme vous tous: je baisai la main des Colonnes du Pouvoir, et je dis oui! oui! certainement! aux plus grandes absurdités! Alors on cessa peu à peu de me persécuter; mais comme on continue à se défier de moi, je ne serai jamais que capitaine. Nous connaissons tous les deux des généraux qui ont quinze ans et des maréchaux qui en ont dix-huit. Nous connaissons aussi de braves guerriers qui ne savent pas comment on charge un fusil; moi, j'ai cinquante ans sonnés et je mourrai dans la misère, et sous le poids d'une suspicion incurable, parce que je sais comment on mène des troupes et ce qu'il faudrait faire pour venir à bout en trois mois des Turkomans de la frontière. Maudits soient ces scélérats d'Européens qui sont cause de mes malheurs! Passe-moi le raky!
Cette nuit-là, nous bûmes si bien, que ce fut seulement le soir du lendemain que je pus me lever du tapis sur lequel j'étais tombé, et j'y laissai mon camarade.
Grâce à la protection d'Abdoullah, je crois bien que je passerai major cette année, à moins qu'on ne me fasse colonel. Inshallah! Inshallah!
V
LES AMANTS DE KANDAHAR
Vous demandez s'il était beau? Beau comme un ange! Le teint un peu basané, non de cette teinte sombre, terreuse, résultat certain d'une origine métisse; il était chaudement basané comme un fruit mûri au soleil. Ses cheveux noirs bouclaient, en profusion d'anneaux, sur les plis serrés de son turban bleu rayé de rouge; une moustache fine, ondée, un peu longue, caressait le contour délicat de sa lèvre supérieure, nettement coupée, mobile, fière, respirant la vie, la passion. Ses yeux doux et profonds s'allumaient facilement d'éclairs. Il était grand, vigoureux, mince, large des épaules, étroit des hanches. A personne l'idée ne fût venue de s'enquérir de sa race; il était clair que le sang afghan le plus pur animait son essence et que, en le contemplant, on avait sous les yeux le descendant authentique de ces anciens Parthes, les Arsaces, les Orodes, sous les pas desquels le monde romain a frémi d'une juste épouvante. Sa mère, à sa naissance, devinant ce qu'il valait, l'avait nommé Mohsèn, le Beau, et c'était de toute justice.
Malheureusement, accompli à ce point quant aux avantages extérieurs, non moins parfait pour les qualités de l'âme, honoré de la plus illustre généalogie, il lui manquait trop: il était pauvre. On venait justement de l'équiper, car il atteignait ses dix-sept ans; ce n'avait pas été chose aisée. Son père avait fourni le sabre et le bouclier; un vieil oncle avait donné le fusil, engin médiocre; Mohsèn ne le regardait qu'avec chagrin et presque avec honte; le misérable mousquet était à pierre, et plusieurs des camarades du jeune gentilhomme possédaient des fusils anglais admirables et du modèle le plus nouveau. Pourtant mieux valait un tel bâton démodé que rien. D'un cousin il tenait un excellent couteau de trois pieds de long et de quatre pouces de large, pointu comme une aiguille et d'un tel poids qu'un coup bien asséné suffisait pour détacher un membre. Mohsèn avait passé à sa ceinture cette arme redoutable et ambitionnait, à en mourir, une paire de pistolets. Mais il ne savait aucunement quand et par quel miracle il pourrait jamais entrer en possession d'un tel trésor; car, encore une fois, l'argent lui manquait de façon cruelle.
Cependant, et il ne le savait pas, il avait, ainsi armé, la mine d'un prince. Son père, quand il parut devant lui, le considéra de la tête aux pieds, sans perdre rien de son air froid et sévère; mais, à la façon dont il passa la main sur sa barbe, il était clair que le vieillard éprouvait un mouvement intérieur de puissant orgueil. Sa mère eut les yeux noyés de larmes et embrassa son enfant avec passion. C'était un fils unique. Il baisa la main de ses parents et sortit avec l'intention arrêtée d'exécuter trois projets, dont l'accomplissement lui semblait nécessaire pour entrer dignement dans la vie.
La famille de Mohsèn, comme on devait s'y attendre au rang qu'elle occupait, avait deux haines bien établies et poursuivait deux vengeances. Elle était un rameau des Ahmedzvys, et, depuis trois générations, en querelle avec les Mouradzyys. Le dissentiment avait eu pour cause un coup de cravache donné jadis par un de ces derniers à un vassal des Ahmedzvys. Or, ces vassaux, qui, n'étant pas de sang afghan, vivent sous l'autorité des gentilshommes, cultivent la terre et exercent les métiers, peuvent bien être malmenés par leurs seigneurs directs, sans que personne ait rien à y voir; mais qu'un autre que leur maître lève la main sur eux, c'est là une offense impardonnable, et l'honneur commande à leur maître d'en faire une revendication aussi terrible que si le coup donné ou l'injure infligée étaient tombés sur un membre même de la famille seigneuriale. Le Mouradzyy coupable avait donc été tué d'un coup de couteau par le grand-père de Mohsèn. Depuis lors, huit meurtres s'étaient accomplis entre les deux maisons, et les derniers avaient eu pour victimes un oncle et un cousin germain du héros de cette histoire. Les Mouradzyys étaient puissants et riches: il y avait danger imminent de voir la famille périr tout entière sous la colère de ces terribles ennemis, et Mohsèn n'imaginait rien moins que de s'attaquer immédiatement à Abdoullah Mouradzyy lui-même, un des lieutenants du prince de Kandahar et de le tuer; action qui ferait, dès l'abord, connaître la grandeur de son courage et ne pourrait manquer de rendre son nom redoutable. Cependant, ce n'était pas encore là ce qui pressait le plus.
Son père, Mohammed-Beg, avait un frère cadet, appelé Osman, et cet Osman, père de trois fils et d'une fille, s'était acquis quelque fortune au service des Anglais, ayant été longtemps soubahdar ou capitaine dans un régiment d'infanterie, au Bengale. Sa pension de retraite payée régulièrement par l'intermédiaire d'un banquier hindou, lui donnait, avec assez d'aisance, une certaine vanité; en outre, il avait sur l'art de la guerre des idées obstinées, très supérieures, suivant lui, à celles de son frère aîné, Mohammed; celui-ci ne faisait cas que du courage personnel. Plusieurs altercations assez aigres avaient eu lieu entre les deux frères, et l'aîné, à tort ou à raison, avait trouvé le respect dû à son âge médiocrement observé. Les relations étaient donc assez mauvaises, quand, un jour, Osman-Beg, recevant la visite de Mohammed, se permit de ne pas se lever à son entrée dans la chambre. A la vue de cette énormité, Mohsèn qui accompagnait son père, ne put contenir son indignation, et n'osant s'en prendre directement à son oncle, il appliqua un vigoureux soufflet au plus jeune de ses cousins, Elèm. Cet accident était d'autant plus à regretter, que jusqu'alors Mohsèn et Elèm avaient éprouvé l'un pour l'autre l'affection la plus vive; ils ne se quittaient pour ainsi dire pas et c'était, entre ces deux enfants, que se tramaient perpétuellement les rêves de vengeance, qui devaient rendre à leur famille l'éclat d'honneur obscurci par les Mouradzyys d'une façon si déplorable.
Elèm, exaspéré de l'action de son cousin, avait tiré le poignard et fait un mouvement pour se jeter sur lui; mais les vieillards s'étaient à temps interposés et avaient séparé les champions. Le lendemain une balle venait se loger dans la manche droite des vêtements de Mohsèn. Personne ne s'y trompa; cette balle sortait du fusil d'Elèm. Six mois se passèrent et un calme menaçant planait sur les deux habitations qui se touchaient et d'où on se surveillait mutuellement. Les femmes seules avaient encore quelquefois des rencontres; elles s'injuriaient; les hommes paraissaient s'éviter. Mohsèn, depuis huit jours, avait résolu de pénétrer chez son oncle et de tuer Elèm; ses mesures étaient prises en conséquence. Tel était le deuxième dessein qu'il voulait mettre à exécution. Quant à sa troisième idée, la voici. Après avoir tué Elèm et Abdoullah-Mouradzyy, il irait se présenter au prince de Kandahar et le sommerait de lui donner un emploi parmi ses cavaliers. Il ne doutait pas qu'un guerrier, tel qu'il allait se faire connaître, ne fût traité avec respect et reçu d'acclamation.
Ce serait, toutefois, lui faire tort que de supposer à la double action, dont son âme était si fortement occupée, un motif d'intérêt vénal. On se tromperait encore, si l'on pensait que mettre à mort son cousin Elèm lui paraissait une action simple et ne lui coûtait pas. Il avait aimé, il aimait encore son compagnon d'enfance; vingt fois dans chaque vingt-quatre heures, quand sa pensée, courant après ses rêves, en heurtait quelqu'un de plus brillant que les autres, il lui passait comme une flamme devant l'esprit; c'était l'image d'Elèm et il se disait: Je le lui raconterai! Qu'en pensera-t-il? Puis soudain, il se retrouvait dans la réalité, et, sans se permettre un soupir, renvoyait de son cœur cette ancienne pensée qui n'y devait plus vivre. L'honneur parlait, il fallait que l'honneur et seulement l'honneur fût écouté. Les Hindous, les Persans peuvent librement s'abandonner au courant de leurs amitiés, aux influences de leurs préférences, mais un Afghan! Ce qu'il se doit à lui-même passe avant tout. Ni affection ni pitié ne sauraient arrêter son bras, quand le devoir parle. Mohsèn le savait, c'était assez. Il lui fallait être considéré comme un homme de cœur et de courage; il voulait que jamais l'ombre d'un reproche, que jamais le soupçon d'une faiblesse n'approchât de son nom. La persistance d'un sentiment si haut coûte quelque chose: on n'a pas sans peine un renom enviable. Est-il trop cher à tout prix? Non. C'était l'opinion de Mohsèn, et la fierté brillante, qui éclatait sur son beau visage, était le reflet des exigences de son âme.
Maintenant, que, une fois vengé, non pas de ses injures personnelles—où étaient celles-ci? qui jamais s'était adressé à lui pour l'offenser?—mais vengé des taches infligées à ses proches, l'estime générale, la justice du prince lui assignassent promptement le rang et les avantages, dignes loyers de l'intrépidité, rien n'était plus naturel, et ce n'était pas chez lui un défaut, un tort, une erreur, une convoitise coupable que de prétendre à son droit.
Le jour était encore trop peu avancé pour qu'il se mît à l'œuvre. Il lui fallait la première heure du soir, le moment où les ténèbres allaient descendre sur la ville. Afin de laisser venir le moment, il s'en alla, marchant d'un pas calme, vers le bazar, conservant dans sa tenue cette dignité froide convenable à un jeune homme de bonne extraction.
Kandahar est une magnifique et grande ville. Elle est enceinte d'une muraille crénelée, flanquée de tours, où les boulets ont souvent mordu. Dans un angle s'élève la citadelle, séjour du prince, théâtre agité de bien des révolutions, et que l'éclat des sabres, le bruit de la fusillade, l'étalage des têtes coupées, accrochées aux montants des portes, n'étonne ni ne fâche. Au milieu du massif des maisons, dont beaucoup sont à plusieurs étages, circulent, comme les artères dans un grand corps, ces vastes couloirs emmêlés, où s'alignent les boutiques des marchands, assis, fumant, répondant à leurs pratiques du haut des petites plates-formes, sur lesquelles sont rangées les étoffes de l'Inde, de la Perse, de l'Europe, tandis que, au long de la voie tortueuse, non pavée, raboteuse, tantôt étroite, parfois très large, circule la foule des Banians, des Ouzbeks, des Kurdes, des Kizzilsbashs s'entassant les uns sur les autres, achetant, vendant, courant, formant groupes. Des files de chameaux se succèdent sous les cris de leurs conducteurs. Çà et là passe à cheval un chef richement vêtu, entouré de ses hommes, qui, le fusil sur l'épaule, le bouclier sur le dos, écartent rudement les passants et se font place. Ailleurs un derviche étranger hurle un mot mystique, récite des prières, demande l'aumône. Plus loin, un conteur, assis sur les talons dans une chaise de bois grossier, retient autour de lui un auditoire excité, tandis que le soldat, serviteur d'un prince ou d'un grand ou simplement cherchant fortune, comme était Mohsèn, passe silencieux, jetant un regard de mépris sur ces gens de rien et timidement évité par eux. La vie est bien différente, en effet, pour eux et pour lui. Ils peuvent rire: rien que les coups les blessent ou les affectent. A moins d'un hasard, ils vivront longtemps: ils sont libres de gagner leur vie de mille manières; toutes leur sont bonnes; personne ne leur demande ni sévérité d'allures, ni respect d'eux-mêmes. L'Afghan, au contraire, pour être ce qu'il doit être, passe son existence à se surveiller lui et les autres et, toujours en soupçon, tenant son honneur devant lui, susceptible à l'excès et jaloux d'une ombre, il sait d'avance combien ses jours seront peu nombreux. Ils sont rares les hommes de cette race, qui, avant quarante ans, n'ont pas reçu le coup mortel, à force d'avoir atteint ou menacé les autres.
Enfin, le jour inclina sous l'horizon, et les premières ombres s'étendirent dans les rues: les terrasses supérieures étaient seules encore dorées par le soleil. Les muezzins, tout d'un accord, se mirent, du haut des mosquées, grandes et petites, à proclamer la prière d'une voix stridente et prolongée. Ce fut, comme de coutume, un cri général qui s'éleva dans les airs, affirmant que Dieu seul est Dieu et Mahomet prophète de Dieu. Mohsèn savait que chaque jour, à cette heure, son oncle et ses fils avaient l'habitude de se rendre à l'office du soir; tous ses fils, sans aucune exception; mais cette fois, il devait y en avoir une. Elèm, atteint de la fièvre, restait malade et couché depuis deux jours. Mohsèn était certain de le trouver dans son lit, la maison déserte, car les femmes, de leur côté, seraient à la fontaine. Depuis le commencement de la semaine, il guettait, et il savait ces détails de point en point.