Nouvelles lettres d'un voyageur
The Project Gutenberg eBook of Nouvelles lettres d'un voyageur
Title: Nouvelles lettres d'un voyageur
Author: George Sand
Release date: August 17, 2004 [eBook #13198]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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NOUVELLES LETTRES
D'UN VOYAGEUR
PAR
GEORGE SAND
1877
I
LA VILLA PAMPHILI
A***
Rome, 25 mars 185...
La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les derniers événements, comme on l'a dit. Ni Garibaldi, ni les Français n'y ont laissé de traces de dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques sont, en grande partie, encore debout. Elle est bien plus menacée de périr par l'abandon que par la guerre, car elle porte l'empreinte de cette indifférence et de ce dégoût qui sont, à ce que l'on me dit, le cachet général de toutes les habitations princières de la ville et des environs.
C'est un bel endroit, une vue magnifique sur Rome, l'Agro-Romano et la mer. De petites collines un peu plantées, chose rare ici, font un premier plan agréable. Le palais est encore de ceux qui résolvent le problème d'être très-vastes à l'intérieur et très-petits d'aspect extérieur.
En général, tout me paraît trop petit ou trop grand, depuis que je suis à Rome. Quant à la végétation, cela est certain, les arbres de nos climats y sont pauvres, et les essences intermédiaires n'y atteignent pas la santé et l'ampleur qu'elles ont dans nos campagnes et dans nos jardins.
En revanche, les plantes indigènes sont d'une taille démesurée, et le même contraste pénible que l'on remarque dans les édifices se fait sentir dans la nature. On dirait que cette dernière est aristocrate comme la société et qu'elle ne veut pas souffrir de milieu entre les géants et les pygmées, sur cette terre de la papauté. Ces ruines de la ville des empereurs au milieu des petites bâtisses de la ville moderne, et ces énormes pins d'Italie au milieu des humbles bosquets et des courts buissons de la villégiature, me font l'effet de magnifiques cardinaux entourés de misérables capucins. Et puis, quels que soient les repoussoirs, il y a un manque constant de proportion entre eux et l'arène désolée qu'ils dominent. Cette campagne de Rome, vue de haut et terminée par une autre immensité, la mer, est effrayante d'étendue et de nudité. Rome elle-même, toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes, tant vantées par les artistes italianomanes, sont courtes et crues, crues surtout; et ce soleil, que l'on me disait devoir tout enchanter, un beau et chaud soleil, en effet! accuse plus durement encore ces contours déjà si secs. Je comprends maintenant les ingristes, que je trouvais un peu trop livrés à la convention, au style, comme ils disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de conscience et d'exactitude, et que la réalité prend ici cette physionomie de froide âpreté qui me gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère au lieu de le faire prédominer, car ce n'est pas là sa beauté, c'est son défaut.
Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner à cette manière de traduire la nature. L'oeil s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour cela, indépendamment de son grand savoir, que M. Ingres a eu une école homogène. Mais, si on ne se défend pas de cette impression, on risque de tomber dans les tons froids ou criards, dans les modelés insuffisants, dans les contours incrustés au mur, de la fresque primitive.
«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles de Michel-Ange, les avez-vous vues? pourquoi n'en parlez-vous pas?»
Je vous entends d'ici. Permettez-moi de ne pas vous répondre encore. Nous sommes à la villa Pamphili, dans la région des fleurs. Oh! ici, les fleurs se plaisent; ici, elles jonchent littéralement le sol, aussitôt qu'un peu de culture remue cette terre excellente abandonnée de l'homme. Dans les champs, autour des bassins, sur les revers des fossés, partout où elles peuvent trouver un peu de nourriture assainie par la pioche, les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie et prennent des ébats ravissants. A la villa Pamphili, une vaste prairie est diaprée d'anémones de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition attribue ce semis d'anémones à la Béatrix Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire. Dans nos pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur. Nos paysans ne sont pas gascons, même en Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le comprendre, et par conséquent sans le commenter, ce que leur ont conté leurs aïeux. Ici, tout prolétaire est cicérone, c'est-à-dire résolu à vous conter des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses frais d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B..., jadis à la recherche de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui en a montré dix-sept.
Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des lacs et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le rococo, dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que ce qui nous en reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils ont employé pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une grande beauté. Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des pétrifications curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes les villas de la contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes grimpantes, de folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants à regarder, je vous assure.
Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence; mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous le dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art. Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je voudrais tout saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis, après ces bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de tout mon poids sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me charme et me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel prestige, me paraît aussi grand, aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion que la mer, les volcans, les empires avec leurs souverains, les ruines du Colisée, le dôme de Saint-Pierre, le pape, Raphaël et tous les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus le marché.
Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais une interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les nuages ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes, de plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les abîmes de l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais bon prince, et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je m'arrêterais pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez d'une carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.
Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi faire? J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai tant de fois désiré l'absence de prévoyance et le laisser aller complet de la pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le fond d'un antre noir, comme les lavandières de l'acqua argentina, et chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de mon espèce et de mon temps.
Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard de Chine barbotant auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul? demandai-je à un jardinier qui passait.—Tiens! il est seul aujourd'hui, répondit-il avec insouciance. L'oiseau lui aura mangé sa femme ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»
Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri de la serre cruelle. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils attendaient d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de moi. C'était une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la tête de ceux qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire en ce monde, sinon de barboter dans un coin, comme ce canard hébété qui se baigne au soleil en attendant son heure?
L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de luxe dans la demeure princière, était, du reste, très en harmonie avec celui qui se faisait sentir dans le parc. La même malpropreté que dans les rues de Rome, les mêmes souillures sur les fleurs que sur les pavés de la ville éternelle. Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un spleen profond dévore ici les grandes existences. Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est écrit sur les pierres de leurs maisons à formes coquettes et sur les riantes perspectives de leurs allées abandonnées. Est-ce la saison encore pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans des lieux si beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui, ou la tristesse qui retiennent à Rome ces hôtes ingrats envers le printemps? On dit que toutes les villas sont délaissées ou négligées et que celle-ci est encore une des mieux entretenues. J'ai peine à le croire.
En quittant le parc pour voir les jardins, je fus frappé pourtant de l'activité déployée par un vieux jardinier pour la réparation d'un singulier objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu rien de semblable. On me dit que c'est usité dans plusieurs villas et que cela date de la renaissance. J'aurai de la peine à vous expliquer ce que c'est. Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques et à couleurs voyantes, étendu sur une terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous les fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce sont des armoiries de famille, entourées de guirlandes, de noeuds entrelacés, de palmes, de chiffres, de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble en est riche et les couleurs en sont vives. Mais qu'est-ce que cette mosaïque colossale, ou ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une si vaste esplanade? Il faut en approcher pour le comprendre. C'est un parterre de plantes basses, entrecoupé de petits sentiers de marbre, de faïence, d'ardoise ou de brique, le tout cassé en menus morceaux et semé comme des dragées sur un surtout de table du temps de Louis XV; mais on ne marche pas dans ces sentiers, je pense, car ils sont trop durement cailloutés pour des pieds aristocratiques et trop étroits pour des personnes d'importance. Cela ne sert uniquement qu'à réjouir la vue et absorbe toute la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments de chaque écusson ou rosace sont en fleurs faisant touffe basse et drue. Les plantes de la campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent le ton dont on a besoin. Une petite bordure de buis nain ou de myrte, taillée bien court, serpente autour de chaque détail: c'est d'un effet bizarre et minutieux; c'est un ouvrage de patience, et toute la symétrie, toute la recherche, toute la propreté dont les Romains de nos jours sont susceptibles, paraissent s'être réfugiées et concentrées dans l'entretien de cette ornementation végétale et gymnoplastique.
II
LES CHANSONS DES BOIS
ET DES RUES
A VICTOR HUGO
Dans une de ses chansons, le poëte dit:
George Sand a la Gargilesse
Comme Horace avait l'Anio.
O poésie! Horace avait beaucoup de choses, et George Sand n'a rien, pas même l'eau courante et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le don de la chanter dignement; car ces choses qui appartiennent à Dieu, les flots limpides, les forêts sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau domaine de la poésie, sont concédées par la loi divine a qui sait les voir et les aimer. C'est comme cela que le poëte est riche. Mais, moi, je suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une chose inféconde, le chagrin, champ aride, domaine du silence. J'ai perdu en un an trois êtres qui remplissaient ma vie d'espérance et de force. L'espérance, c'était un petit enfant qui me représentait l'avenir; la force, c'étaient deux amitiés, soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à moi, ravivaient en moi la croyance au dévouement utile.
Il me reste beaucoup pourtant: des enfants adorés, des amis parfaits. Mais, quand la mort vient de frapper autour de nous ce qui devait si naturellement et si légitimement nous survivre, on se sent pris d'effroi et comme dénué de tout bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est resté debout, parce que le néant de la vie vous apparaît terrible, parce qu'on en vient à se dire: «Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s'ils ne peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi lutter contre cette implacable loi qui brise toute association et ruine toute félicité? A quoi bon vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que la propriété des choses matérielles?»
O maître poëte! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche, quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée d'une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui l'avais découvert, à quelques peintres et à quelques naturalistes qui s'y étaient aventurés sur ma parole et ne m'en savaient pas mauvais gré. Eux et moi, nous le possédions par les yeux et par le coeur, ce qui est la seule possession des choses belles et pures. Moi, j'avais un trésor de vie, l'espoir! l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer les yeux, l'illusion de compter qu'en les aimant beaucoup, je leur assurerais une longue carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés comme, au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers découragés se demander si c'est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur une terre qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir et dévorer.
A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au fond de l'âme. Non, George Sand n'a plus la Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté tout mugissant et tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de plus dans un écrin de prédilection. Il n'a plus rien, le voyageur! il ne veut pas qu'on l'appelle poëte, il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus de prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus de chants d'oiseaux dans les oreilles, le soleil ne lui parle plus, la nature qu'il aimait tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne l'appelez pas artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais été. Dites-lui ami, comme on dit aux malheureux qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à marcher encore, tout en plaignant leur peine.
Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et que la vie traîne celui qui ne s'aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et bienfaisants, la peine de vous porter? n'ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je vis dans mon milieu sombre et muet comme si rien n'était changé. Et, au fait, il n'y a rien de changé que moi; la vie a suivi autour de moi son cours inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n'y a d'étrange en ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire? pour chanter, cigale humaine, l'hiver comme l'été!
Chanter! quoi donc chanter? La bise et la brume, les feuilles qui tombent, le vent qui pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle s'est tue; reviendra-t-elle? et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce bientôt, est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une heure qu'elle reviendra?
Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur ou de force pour fléchir les mauvais jours. Au fort de la bataille, tous sont braves: c'est si beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en ont, il faut en avoir.» Et on répond: «J'en ai!» Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et qu'il faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est pas trop profonde. Mais après? quand le devoir est accompli, quand on a pressé les mains amies, quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand on reprend sa route sur le sol ébranlé, quand on s'est remis au travail, au métier, au devoir; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu'il n'est plus délicat d'accepter la pitié des bons coeurs, est-ce donc fini? Non, c'est le vrai chagrin qui commence, en même temps que la lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit vivre, on essaie de vivre aussi; mais quelle nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue qui persiste, ou s'est-il fait une diminution de vie en nous, une déperdition de forces? J'ai peine à croire qu'en perdant ceux qu'on aime, on conserve son âme entière. A moins que....
Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace. Elle s'élance et se transporte au delà de cet horizon que nous croyons être le cercle de notre existence. Nous avons les cercles de l'infini devant nous. C'est une gamme que nous croyons descendre après l'avoir montée, mais les gammes s'enchaînent et montent toujours, La voix humaine ne peut dépasser une certaine tonalité; mais, par la pensée, elle entre facilement dans les tonalités impossibles, et, d'octave en octave, l'audition imaginaire, mais mathématique, escalade le ciel. Ceux qui sont partis vivent, chantent et pensent maintenant une octave plus haut que nous; c'est pourquoi nous ne les entendons plus; mais nous savons bien que le choeur sacré des âmes n'est pas muet et que notre partie y est écrite et nous attend.
Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de ce peu de notes que nous avons à dire encore? Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant qui ferme la porte et descend l'escalier, savons-nous si ce mot n'est pas le dernier que nous aurons dit dans la langue des hommes?
Vivre est un bonheur quand même, parce que la vie est un don; mais il y a bien des jours, dans notre éphémère existence humaine, où nous ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute de l'univers! Les personnalités puissantes souffrent moins que les autres. Elles traversent les crises avec une vaillance extraordinaire, et, quand elles sont forcées de descendre dans les abîmes du doute et de la douleur, elles remontent, les mains pleines de poésies sublimes.
Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons! dans la tempête, vous chantez plus haut que la foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre, vous avez l'exubérante gaieté du printemps. Si tout est gris et morne autour de vous, votre âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres; mais vous chantez toujours et vous voyez, vous sentez, même sous l'impression accablante du néant, la profondeur des choses cachées sous le silence et l'ombre. Ce mutisme intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite de l'esprit fermé à tous les renouvellements du dehors, vous ne les connaissez pas. Cela est heureux pour nous, car votre voix est un événement dans nos destinées, et, quand nous n'entendons plus celle de la nature, vous parlez pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut donc s'éveiller, et demander à votre immense vitalité un souffle qui nous ranime. Nul n'a le droit d'être indifférent quand votre fanfare retentit. C'est un appel à la vie, à la force, à la croyance, à la reconnaissance que nous devons à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas vous écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne ne le connaît et ne le célèbre comme vous.
La poésie, la grande poésie! quelle arme dans les mains de l'homme pour combattre l'horreur du doute! La philosophie est belle et grande, soit qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance. Elle aussi fouille les profondeurs, éclaire les abîmes et relève énergiquement la puissance intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au néant, se dévoue à tripler les forces de son être pour marquer son passage en ce monde. Par elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité, se rend digne d'un monde meilleur. Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail généreux de la pensée qui cherche Dieu toujours, quand même elle le nie!
Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne ni ne discute, elle s'impose. Elle vous saisit, elle vous enlève au-dessus même de la région où vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore discuter ses audaces et rejeter ses promesses, mais vous n'en êtes pas moins la proie de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique qui de son vol puissant sépare les nuées et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais qu'on l'aime classique, comme la Grèce, ou qu'il ait «l'échevèlement des prophètes,» il a cela d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait pouvoir le monter, et qu'au bruit formidable de sa course, tout frémit du désir de s'envoler avec lui.
C'est la magie de cet art qui s'adresse à la partie la plus impressionnable de l'âme humaine, à l'imagination, au sens de l'infini, et, si le poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est beau!» il a vaincu! Il a prouvé Dieu, même sans parler de lui, car, à propos d'un brin d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité, il a fait jaillir de vous cette flamme qui veut monter au-dessus du réel. Il ne vous a pas dit comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous êtes libre.» Il vous a dit: «Voyez et entendez, vous voilà délivré.»
Au delà d'une certaine région où l'esprit humain ne peut plus affirmer rien, et où il craint de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus toutes nos montagnes. Qui osera lui dire qu'il se trompe, s'il a fait passer en vous l'enthousiasme de l'inconnu, et si sa vision palpitante a fait vibrer en vous une corde que la raison et la volonté laissaient muette?
Art et poésie, voilà les deux ailes de notre âme. Que la note soit terrible ou délicieuse, elle éveille l'instinct sublime engourdi qui s'ignore, ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par la fatigue et la tristesse. Chantez, chantez, poëte de ce siècle! Jamais vous ne fûtes si nécessaire à notre génération. Promenez votre caprice dans la tendre et moqueuse antithèse du rire antique et du rire moderne:
O fraîcheur du rire! ombre pure!
Mystérieux apaisement!
Il vous est permis, à vous, de placer dans votre universelle symphonie le «mirliton de Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes». Vous avez le droit de mettre Pégase au vert. Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les vrais tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne veulent pas que le poëte joue avec le feu sacré. Les tristes, famille d'amis en deuil, veulent bien qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand même. Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion brillante comme dans l'austère rêverie, le poëte prouve du moment qu'il rayonne.
Quel rayonnement dans ces vers à la courte et vive allure, qui nous versent les senteurs du printemps et les puissantes folies de la nature en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre les vestiges de ces jardins des Feuillantines où vous avez été élevé et où l'on a bâti des maisons neuves. On a respecté de vieux murs couverts de lierre. Des arbres qui vous ont prêté leur ombre, quelques-uns sont encore debout, me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure, et je ne sais où se sont réfugiés les oiseaux. Rien ne chante plus dans ce coin qui abrita et charma votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux qu'on trouve encore non loin de Paris, la gelée a mordu les ramées. Il n'y a plus d'autres chansons des bois que le grésillement des feuilles tombées que le vent balaie. Dans les rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce beau quartier latin que je traverse chaque soir est devenu vaste, aéré, monumental. Ses groupes d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue dans un éclat de rire, sont comme perdus et inaperçus sur ces larges chaussées plantées d'arbres. Ils sont toujours jeunes, pourtant; le printemps ne se fait jamais vieux, et le renouveau de chaque génération est toujours un objet d'attendrissement et de sympathie pour les coeurs qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans cette influence de la saison où nous sommes?
Je me le demandais l'autre jour en traversant le jardin du Luxembourg, au coucher du soleil. C'était une belle et douce soirée. Le ciel était tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages noirs. Le grand bassin aussi était rouge et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne de la fontaine Médicis était ému et disait de temps en temps je ne sais quel mot triste et doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature. La jeunesse se promenait sagement, presque gravement, et je m'inquiétais de cette gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer sur cette austérité du grand jardin, du grand palais, du grand ciel qui peu à peu se remplissait de brume violette, le vol du coursier que vous déliez et faites repartir si vigoureusement après l'avoir forcé de brouter la prairie de l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever des flots d'harmonie....
Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de Saint-Sulpice, déjà effacées dans le brouillard du soir. Une furieuse clameur étouffa le rire des petits et glaça peut-être le rêve des jeunes. Cette voix rauque de l'airain me jeta moi-même dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la voix du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à nous; comment serions-nous musiciens, comment serions-nous artistes et poëtes, quand les coryphées de nos villes sont des prêtres ou des soldats, quand la bénédiction des cathédrales ressemble à un tocsin d'alarme, et quand les joies publiques s'expriment par les brutales explosions de la poudre? Du bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu ou des hommes, ressemble à la menace d'un Dies irae. Pourquoi le brutal courroux des beffrois? Ce jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement dernier? Avons-nous tous péché si horriblement qu'il nous faille entendre éclater la fanfare discordante des démons prêts à s'emparer de nous?—Mais non, ce n'est rien, ce sont les vêpres qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de le bénir. O sauvages que nous sommes!
Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez toujours, par-dessus ces voix du bronze qui veulent nous rendre sourds, nous et nos enfants, et il faut que nous écoutions en nous-mêmes l'harmonie de vos vers qui nous rappelle celle des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui célèbre et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce sera là notre chanson des rues, celle qu'en dépit du morne hiver qui arrive et des mornes idées qui menacent, nous chanterons en nous-mêmes pour nous délivrer des paroles de mort qui planent sur nos toits éplorés.
Et je revenais seul au clair de la lune par le Panthéon silencieux. La brume avait tout envahi, mais la lune, perçant ce voile argenté, enlevait de pâles lumières sur le fronton et sur le dôme qui paraissait énorme et comme bâti dans les nuages. La place était déserte, et le monument, qui n'aura jamais l'aspect d'une église, quoi qu'on fasse, était beau de sérénité avec ses grands murs froids et sa coupole perdue dans les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir et s'élever. Ce colosse d'architecture n'est rien, en somme, qu'un tombeau voté aux grands hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour pour recevoir leur cendre ou leur effigie. Mais je ne pensais pas aux morts en contemplant cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur la vie, et la vie m'apparaissait impassiblement éternelle en dépit de nos simulacres d'éternelle séparation.
Pourquoi des sépultures et des hypogées? me disais-je. Il n'y a pas de morts. Il y a des amis séparés pour un temps, mais le temps est court, le temps est relatif, le temps n'existe pas; et, pensant à la flamme immortelle que Dieu a mise en nous, dans ceux qui chevauchent les monstres comme dans les plus humbles pasteurs de brebis, je lui disais ce que vous dites à la poésie:
Tu ne connais ni le sommeil
Ni le sépulcre, nos péages.
Novembre 1865.
III
LE PAYS DES ANÉMONES
A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN
I
Nohant, 7 avril 1868.
J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord de la Méditerranée, côtoyant la belle plage doucement déchirée de Villefranche, et causant de vous sous des oliviers plantés peut-être au temps des Romains. Trois jours plus tard, nous étions ensemble beaucoup plus loin, dans la région des styrax1,—ne confondez plus avec smilax,—et les styrax n'étaient pas fleuris; mais le lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu vous dites une parole qui me donna à réfléchir. Vous en souvenez-vous? C'était auprès de la source où nous avions déjeuné avec d'excellents amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste que qui que ce soit, venait de briser une tige feuillée en disant:
—Suis-je bête! j'ai pris une daphné pour une euphorbe!
Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en éviter la peine. Je vous dis que je ne la voulais pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas exclusivement méridionale, et mon fils se souvint qu'elle croissait dans nos bois de Boulaize, au pays des roches de jaspe, de sardoine et de cornaline.
A ce propos, vous me dites, avec l'indignation d'un généreux coeur, que je connaissais trop de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre ni m'intéresser, et que la science refroidissait.
Aviez-vous raison?
Moi, je disais intérieurement:
—Je sais que l'étude enflamme.
Avais-je tort?
Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête et trop de cailloux sous les pieds pour causer. Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.
La science.... Qu'est-ce que la science? Une route partant du connu pour se perdre dans l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités praticables; ils ne pouvaient rien faire de plus, ils n'ont rien fait de plus; ils n'ont pas dégagé l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble reculer à mesure que l'explorateur avance, ce terme qui est le grand mystère, la source de la vie.
On peut étudier avec progrès continuel le fonctionnement de la vie chez tous les êtres: travail d'observation et de constatation très-utile, très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir l'opération qui fait la vie, on tombe forcément dans l'hypothèse, et les hypothèses des savants sont généralement froides.
Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous trouvez ardente et pleine de passion, conduit-elle à des conclusions glacées? Je ne sais pas; peut-être, à force de développer minutieusement les hautes énergies de la patience, l'examen devient-il une faculté trop prépondérante dans l'équilibre intellectuel, par conséquent une infirmité relative. Le besoin de conclure se fait sentir, absolu, impérieux, après une longue série de recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses qu'on a menées à bien, et on prend cette synthèse, qui n'est qu'un travail humain tout personnel, plus ou moins ingénieux, pour une vérité démontrée, pour une révélation de la nature. Le savant a marché lentement, il a mesuré chacun de ses pas, il a noblement sacrifié l'émotion à l'attention; car c'est un respectable esprit que celui du vrai savant, c'est une âme toute faite de conscience et de scrupule. C'est le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur d'enthousiasme que distille la nature par tous ses pores, liqueur capiteuse qui enivre le poëte et l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son chemin, à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe à travers tout, et, s'il ne trouve pas le positif de la science, il trouve le vrai de la peinture et du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie, qu'on doit cependant élever au rang de prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise, sentie et chantée sous l'aspect qui la fait voir et chérir avec enthousiasme.
Le savant proprement dit est calme, il le faut ainsi. Aimons et respectons cette sérénité à laquelle nous devons tant de recherches précieuses, mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec le savant quand il arrive par l'induction à un système froid. Ce seul adjectif le condamne. Rien n'est froid, tout est feu dans la production de la vie.
Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste de mes amis étudiait la germandrée et se sentait pris d'amour pour cette plante sans éclat, mais si délicatement teintée. Au milieu de son enthousiasme, en lisant la description de la plante dans un traité de botanique, excellent d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la corolle: fleur d'un jaune sale. Je le vois jeter le livre avec colère en s'écriant:
—C'est vous, malheureux auteur, qui avez les yeux sales!
On pourrait en dire autant aux malveillants qui jugent à leur point de vue les actions et les intentions des autres; mais aux bons et graves savants qui voient la nature froide en ses opérations brûlantes on pourrait peut-être dire:
—C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop de travail.
L'auteur de la Plante, ce spirituel et poétique Grimard, dont je vous recommandais le livre, lui aussi a pourtant fait acte de soumission presque complète aux arrêts des savants sur la loi de la vie dans le végétal. Quand vous le lirez, vous vous insurgerez à cette page, je le sais; aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée d'étudier les fleurs, je veux me hâter de vous dire que, moi aussi, je proteste, non contre le système généralement adopté en botanique, mais contre la manière dont on l'expose et les conclusions arbitraires qu'on en tire.
Je tâcherai de résumer le plus simplement possible, au risque de forcer un peu le raisonnement pour le rendre plus palpable, et pour vous mettre plus aisément en garde contre ce que présente de spécieux et même de captieux ce raisonnement.
Il part d'une observation positive, incontestable. La plante tire ses organes de sa propre substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle? Est-il besoin d'affirmer que la patte qui repousse à l'écrevisse ou à la salamandre amputée est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et patte de salamandre pour la salamandre? Le merveilleux serait que la nature se trompât et fit des arlequins.
Cependant les savants se sont crus obligés de constater et d'affirmer le fait, et ils ont donné, très à tort selon moi, le nom de métamorphisme à l'opération logique et obligatoire qui transforme le pétale en étamine après avoir transformé la feuille en pétale, comme si une progression de fonctions dans l'organisme était un changement de substance. Ils appellent très-sérieusement l'attention de l'observateur sur ce changement de formes, de couleurs et de fonctions. Fort bien. Le passage du pétale à l'étamine saute aux yeux dans le nénufar, comme dans la rose des jardins le passage de l'étamine au pétale. Dans le nénufar, la nature travaille elle-même à son perfectionnement normal; dans la rose, elle subit le travail inverse que lui impose la culture pour arriver à un perfectionnement de convention; mais, de grâce, avec quoi, dans l'un et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se faire féconde ou stérile? Et, dans tout être organisé, animal ou plante, de quoi se forment l'organisation et la désorganisation, sinon de la propre substance, enrichie ou égarée, de l'individu?
Cette simple observation a fait trop de bruit dans la science et a produit une doctrine que voici: la plante serait un pauvre être soumis à d'étranges fatalités; elle ne serait en état de santé normale qu'à l'état inerte. Reste à savoir quel est le savant qui surprendra ce moment d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons. Du moment que la plante croît et se développe, elle entre dans une série continue d'avortements. Le pétiole est un avortement de la tige, la feuille un avortement du pétiole; ainsi du calice, du périanthe et des organes de la reproduction. Tous ces avortements sont maladifs, n'en doutons pas, car la floraison est le dernier, c'est la maladie mortelle. Les feuilles devenues pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle ainsi. Ces brillantes livrées de noces, la pourpre de l'adonis, l'azur du myosotis, décoloration, maladie, signe de mort, agonie, décomposition, heure suprême, mort.
Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans doute mort le travail de la gestation, puisqu'elle appelle maladie mortelle le travail de la fécondation. Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est avortement, atrophie, efforts trompés, le rôle de la vie est fini au moment où la vie se complète. La nature est une cruelle insensée qui ne peut procéder que par un enchaînement de fausses expériences et de vaines tentatives. Elle développe à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir; toutes les richesses qu'elle nous présente sont des appauvrissements successifs. La plante veut se former en boutons, elle vole la substance de son pédoncule pour se faire un calice dont les pétales vont devenir les voleurs à leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes, qui sont apparemment des monstruosités, et que la mort va justement punir, puisqu'ils sont le résultat d'un enchaînement de crimes.
Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable beauté ait pu inspirer une doctrine aussi triste, aussi amère, aussi féroce?
Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. Les mots, hélas! words, words, words! quel rôle insensé et déplorable ils jouent dans le monde! A combien de discussions oiseuses ils donnent lieu! Et que fais-je en ce moment, sinon une chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants ne croient pas les sottises que je suis forcé de leur attribuer pour les punir d'avoir si mal exprimé leur pensée. Non, ils ne croient pas que la beauté soit une maladie, l'intelligence une névrose, l'hymen une tombe; ce serait une doctrine de fakirs, et ils sont par état les prêtres de la vie, les instigateurs de l'intelligence, les révélateurs de la beauté dans les lois qui président à son rôle sur la terre.... Mais ils disent mal; ils ont je ne sais quel fatalisme dans le cerveau, je ne sais quelle tristesse dans la forme, et parfois l'envie maladive d'étonner le vulgaire par des plaisanteries sceptiques, comme si la science avait besoin d'esprit!
Supposons qu'ils eussent retourné la question et qu'ils l'eussent présentée à peu près ainsi:
«Comme la nature a pour but la fécondation et la reproduction de l'espèce, la plante tend dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le complément de sa vie. Ce qu'elle doit produire, c'est une fleur pour l'hyménée, un lit pour l'enfantement. Elle commence par un germe, puis une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que le calice, le périanthe et les organes, une succession de développements et de perfectionnements de la même substance. Il serait presque rationnel de dire que l'effort de la plante pour produire des organes passe par une série d'ébauches, et que la tige est un pistil incomplet, les feuilles des étamines avortées; mais supprimons ce mot d'avortement, qui n'est jamais que le résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas à ce qui est normal, car c'est torturer l'esprit du langage et outrager la logique de la création. Quand une fleur nous présente constamment le caractère d'organes inachevés qui semblent inutiles, rappelons-nous la loi générale de la nature, qui crée toujours trop, pour conserver assez, observons la ponte exorbitante de certains animaux, et, sans sortir de la botanique, la profusion de semence de certaines espèces.
»Que l'on suppose la nature inconsciente ou non, qu'on la fasse procéder d'un équilibre fatalement établi ou d'une sagesse toute maternelle, elle fonctionne absolument comme si elle avait la prévision infinie. Donc, si certaines plantes sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance de ceux-là dans la mesure nécessaire à leur accroissement complet. Cette plante, en vertu d'autres lois qui sont au profit d'autres êtres, de quelque butineur ailé ou rampant, est exposée à perdre ses anthères avant leur formation complète. La nature lui fournit des rudiments pour les remplacer, et leur avortement, loin d'être maladif, prouve l'état de santé de l'organe qui les absorbe. Dirons-nous que la floraison exubérante des arbres à fruit est une erreur de la nature? La nature est prodigue parce qu'elle est riche, et non parce qu'elle est folle.
»Nous voulons bien,—je fais toujours parler les savants à ma guise, ne leur en déplaise,—nous voulons bien ne pas l'appeler généreuse, pour ne pas nous égarer dans les questions de Providence, qui ne sont pas de notre ressort et dont la recherche nous est interdite; mais, s'il fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui d'imbécile, nous préférerions le premier comme peignant infiniment mieux l'aspect et l'habitude de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons de notre vocabulaire scientifique les mots impropres et malsonnants d'avortement et de maladie appliqués aux opérations normales de la vie.»
Les savants eussent pu exprimer cette idée en de meilleurs termes; mais tels qu'ils sont, vulgaires et sans art, ils valent mieux que ceux dont ils se sont servis pour dénaturer leur pensée et nous la rendre obscure, puérile et quelque peu révoltante.
N'en parlons plus, et chérissons quand même la science et ses adeptes. Je veux vous dire d'où je tire mon affection et mon respect pour les naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre complètement à votre objection: la science refroidit.
Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai pas pu suivre tout le chemin tracé dans le domaine du connu. Une application tardive, d'autres devoirs, des nécessités de position, peu de temps à consacrer au plaisir d'apprendre, le seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire pour reprendre les études interrompues sans être forcé de tout recommencer, voilà mes prétextes, je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine parcouru les premières étapes de la route, et j'ai encore les joies de la surprise quand je fais un pas en avant. Je dois donc parler humblement et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment on se refroidit et pourquoi on se refroidit quand on a fait le plus long trajet possible. Pour vous expliquer la froide hypothèse de tout à l'heure, j'ai été obligé de recourir à des hypothèses; mais j'ai un peu d'étude, et je peux vous dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous est donnée par ceux qui savent, et il est impossible de renier et de méconnaître les initiateurs à qui l'on doit de vives et pures jouissances.
Ces jouissances, vous ne les avez pas bien comprises, et pourtant elles n'ont rien de mystérieux. Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la rareté, et trouvez sans intérêt les bouquets que je cueille pour vous tout le long de la promenade.»
D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur quand vous dévastez avec votre charmante fille une prairie émaillée pour faire une botte d'anémones de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d'un instant. Non, cette fleur cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux, elle ajoute un ton heureux à votre ensemble; mêlée à votre chevelure, elle ajoute à votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est agréable à voir; mais ni votre toilette, ni votre beauté n'ajoutent rien à la beauté et à la toilette de la fleur, et, si vous l'aimiez pour elle-même, vous sentiriez qu'elle est l'ornement de la terre, et que là où elle est dans sa splendeur vraie, c'est quand elle se dresse élégante au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son gazon. Vous ne voyez en elle que la face colorée qui étincelle dans la verdure, vous marchez avec une profonde indifférence sur une foule de petites merveilles qui sont plus parfaites de port, de feuillage et d'organisme ingénieusement agencé que vos préférées plus voyantes.
Ne disons pas de mal de ces princesses qui vous attirent, elles sont séduisantes: raison de plus pour les laisser accomplir leur royale destinée dans le sol et la mousse qui leur ont donné naissance. Cueillez-en quelques-unes pour vous orner, vous méritez des couronnes, ou pour les contempler de près, elles en valent la peine. Laissez-m'en cueillir une pour observer les particularités que le terrain et le climat peuvent avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi cueillir moi-même, car sa racine ou son bulbe, ses feuilles caulinaires, sa tige entière et son feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée, froissée et mutilée, ce n'est plus qu'une fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la plante.
A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou mal classée dans mon souvenir, ou douteuse pour ma spécification, je serai plus barbare, j'achèverai quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir analyser, ce qui nécessite le déchirement de la fleur, et de pouvoir garder un ou deux types, on a toujours un ami avec qui l'on aime à échanger ses petites richesses. L'étude est chose sacrée, et il faut que la nature nous sacrifie quelques individus. Nous la paierons en adoration pour ses oeuvres, et ce sera une raison de plus pour ne pas la profaner ensuite par des massacres inutiles.
Oui, des massacres, car qui vous dit que la plante coupée ou brisée ne souffre pas? C'est une question qui se pose dans la botanique, et sur laquelle cette fois nos chers savants ont dit d'excellentes choses. Tout les porte à croire à la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent cette sensibilité relative, sourdement et obscurément agissante. Du plus ou du moins de souffrance, ils ne savent rien, pas plus que du degré de vitalité, de terreur ou de détresse que garde un instant la tête humaine séparée de son corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal saigne et pleure à sa manière. Il se penche, il se flétrit, il prend un ramollissement qui est d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid au toucher comme un cadavre. Son attitude est navrante; la main humaine l'étouffe, le souffle humain le profane. N'avait-il pas le droit de vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire, utile même en ses terribles énergies, selon que ses propriétés sont plus ou moins bien connues de l'homme qui les interroge? Assez de dévastations inévitables poursuivent la plante sur la surface de la terre habitée, et quand même la culture, qui multiplie et accumule certains végétaux pour les utiliser à notre profit, ne les atteindrait pas, la dent des ruminants et des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes, leur laisseraient peu de repos. C'est ici que la prodigalité de la nature et l'ardeur de la vie éclatent. Elles sont assez riches pour que tout ce que la plante doit nourrir soit amplement pourvu sans que la plante cesse de renouveler l'inépuisable trésor de son existence.
Mais faisons la part du feu. Le goût des fleurs s'est tellement répandu, qu'il s'en fait une consommation inouïe en réponse à une production artificielle énorme. La plante est entrée, comme l'animal, dans l'économie sociale et domestique. Elle s'y est transformée comme lui, elle est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos fantaisies. Elle y prend ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa nature primitive un véritable divorce. Je ne m'intéresse pas moralement au chou pommé et aux citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on mange. Ces esclaves ont engraissé à notre service et pour notre usage. Les fleurs de nos serres ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire, pour orner nos demeures et réjouir nos yeux. Elles paraissent fières de leur sort, vaines de nos hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons guère celles qui protestent et dégénèrent. Celles-ci, les indépendantes qui ne se plient pas à nos exigences, sont celles justement qui m'intéressent et que j'appellerais volontiers les libres, les vrais et dignes enfants de la nature. Leur révolte est encore chose utile à l'homme. Elle le stimule et le force à étudier les propriétés du sol, les influences atmosphériques et toutes les conséquences du milieu où la vie prend certaines formes pour creuset de son activité. Les droséracées, les parnassées, les pinguicules, les lobélies de nos terrains tourbeux ne sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit pas ses étranges évolutions matrimoniales dans toutes les eaux. Le chardon laiteux n'installe pas où bon nous semble sa magnifique feuille ornementale; les orchidées de nos bois s'étiolent dans nos parterres, l'orchis militaris voyage mystérieusement pour aller retrouver son ombrage, l'ornithogale ombellé descend de la plate-bande et s'en va fleurir dans le gazon de la bordure; la mignonne véronique Didyma, qui veut fleurir en toute saison, grimpe sur les murs exposés au soleil et se fait pariétaire. Pour une foule de charmantes petites indigènes, si nous voulons retrouver le groupement gracieux et le riche gazonnement de la nature, il nous faut reproduire avec grand soin le lit naturel où elles naissent, et c'est par hasard que nous y parvenons quelquefois, car presque toujours une petite circonstance absolument indispensable échappe à nos prévisions, et la plante, si rustique et si robuste ailleurs, se montre d'une délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie obstinée.
Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés et soignés ceux où le sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon de certaines parties, et je classerais volontiers les végétaux en deux camps, ceux que l'homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui viennent spontanément. Rameaux, fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant que vous voudrez les premiers. Vous en semez, vous en plantez, ils vous appartiennent: vous suivez l'équilibre naturel, vous créez et détruisez;—mais n'abîmez pas inutilement les secondes. Elles sont bien plus délicates, plus précieuses pour la science et pour l'art, ces mauvaises herbes, comme les appellent les laboureurs et les jardiniers. Elles sont vraies, elles sont des types, des êtres complets. Elles nous parlent notre langue, qui ne se compose pas de mots hybrides et vagues. Elles présentent des caractères certains, durables, et, quand un milieu a imprimé à l'espèce une modification notable, que l'on en fasse ou non une espèce nouvellement observée et classée, ce caractère persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion de l'horticulture fait tant de progrès, que peu à peu tous les types primitifs disparaîtront peut-être comme a disparu le type primitif du blé. Pénétrons donc avec respect dans les sanctuaires où la montagne et la forêt cachent et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert plus d'un, et même assez près des endroits habités. Un taillis épineux, un coin inondé par le cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me garde bien de faire part de ces trouvailles. On dévasterait tout.
Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a des jardins de gentianes et de statices d'une beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe du Cambasque près de Cauterets, au bord de la Creuse, dans les âpres micaschistes redressés, dans certains méandres de l'Indre, dans les déchirures calcaires de la Savoie, dans les oasis de la Provence, où nous avons été ensemble avant la saison des fleurs, mais que j'avais explorés en bonne saison, il y a des sanctuaires où vous passeriez des heures sans rien cueillir et sans oser rien fouler, si une seule fois vous avez voulu vous rendre bien compte de la beauté d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu'il a choisi. Si la fleur est l'expression suprême de la beauté chez certaines plantes, il en est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse ou peu apparente et qui n'en sont pas moins admirables. Vous n'êtes pas insensible, je le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur du feuillage, car vous aimez passionnément tout ce qui est beau. Eh bien, il y a dans la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment belles que vous n'aimez pas encore parce que vous ne les voyez pas encore. Ce n'est pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre oeil qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant votre oeil est jeune; le mien est fatigué, presque éteint, et il distingue un tout petit brin d'herbe à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à la recherche comme le chien à la chasse; et voilà le plaisir, voilà l'amusement muet, mais ardent et continu que chacun peut acquérir, si bon lui semble.
Apprendre à voir, voilà tout le secret des études naturelles. Il est presque impossible de voir avec netteté tout ce que renferme un mètre carré de jardin naturel, si on l'examine sans notion de classement. Le classement est le fil d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce classement soit plus ou moins simple ou compliqué, peu importe, pourvu qu'il soit classement et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre. Chacun est libre, avec le temps et le savoir acquis, de rectifier selon son génie ou sa conscience les classifications hasardées ou incomplètes des professeurs. Adoptons une méthode et n'ergotons pas. Le but d'un esprit artiste et poétique comme le vôtre n'est pas de se satisfaire en connaissant d'une manière infaillible tous les noms charmants ou barbares donnés aux merveilles de la nature; son but est de se servir de ces noms, quels qu'ils soient, pour former les groupes et distinguer les types. Les principaux sont si faciles à saisir que peu de jours suffisent à cette prise de possession des familles. Les tribus et les genres s'y rattachent progressivement avec une clarté extrême. La distinction des espèces exige plus de patience et d'attention, c'est le travail courant, habituel, prolongé et plein d'attraits de la définition. On y commet longtemps, peut-être toujours, plus d'une erreur, car les caractères accessoires sur lesquels repose l'espèce sont parfois très-variables ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là, si vous avez atteint le but, qui est d'avoir vu tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit pas. La loupe vous révèle des délicatesses infinies, des différences de tissu, des appareils respiratoires ou sudorifiques très-mystérieux, des appendices de poils transparents qui ressemblent à une microscopique chevelure hyaline, tantôt disposée en étoiles, tantôt couchée comme une fourrure, tantôt courant le long de la tige et alternant avec ses noeuds, tantôt composée de fines soies articulées ou terminées par une petite boule de cristal. Ces appendices, placés tantôt sur la tige en haut ou en bas, tantôt sur le calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent quelquefois une partie essentielle des caractères. S'ils ne nous renseignent pas toujours exactement, c'est un bien petit malheur; l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse que la plus humble fleurette ne révélait pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec la lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou doit exister.
Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous étudiez la plante dans tous ses détails, vous serez frappé d'une première unité de plan vraiment magistrale, donnant naissance à l'infinie variété et reliant cette variété au grand type primordial par des embranchements admirablement ingénieux et logiques. Je m'embarrasse fort peu, quant à moi, des questions religieuses ou matérialistes que soulève l'ordre de la nature. Il a plu à de grands esprits d'y trouver du désordre ou tout au moins des lacunes et des hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant d'art et de science, tant d'esprit et tant de génie, que j'attribuerais volontiers les lacunes apparentes de la création à celles de notre cerveau. Nous ne savons pas tout, mais ce que nous voyons est très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée sur la terre en semis ou en spirale, en réseau ou en jet unique, par secousses ou par alluvions, je m'occupe à voir et je me contente d'admirer.
Pour conclure, l'étude des détails ne peut se passer de méthode. La méthode impose la recherche, qui n'est qu'un emploi bien dirigé de l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit qui crée une faculté nouvelle, la vision nette et complète des choses. Là où l'amateur sans étude ne voit que des masses et des couleurs confuses, l'artiste naturaliste voit le détail en même temps que l'ensemble. Qu'il ait besoin ou non pour son art de cette faculté acquise, je n'en sais rien; et là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai même pas songé; mais qu'il en ait besoin pour son âme, pour son progrès intérieur, pour sa santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements de la vie sociale, pour la force à retrouver entre l'abattement du désastre et l'appel du devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi. On arrive à aimer la nature passionnément comme un grand être passionné, puissant, inépuisable, toujours souriant, toujours prêt à parler d'idéal et à renouveler le pauvre petit être troublé et tremblant que nous sommes.
Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir d'apprendre à étudier, même dans la vieillesse et sans souci du terme plus ou moins rapproché qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est l'aliment de la rêverie, qui est elle-même de grand profit pour l'âme, à cette condition d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe fait entrer un peu plus avant dans notre intelligence des notions qui l'enflamment et stimulent le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé qui s'écoule n'est pas un bien qui nous échappe. C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le bassin où nous pourrons toujours nous désaltérer et où se noie le regret des jeunes années. On dit les belles années! c'est par métaphore, les plus belles sont celles qui nous ont rendus plus sensitifs et plus perceptifs; par conséquent, l'année où l'on vit dans la voie de son progrès est toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire l'expérience.
Il n'y a pas que des plantes dans la nature: d'abord il y a tout; mais commencez par une des branches, et, quand vous l'aurez comprise, vous en saisirez plus facilement une autre, la faune après la flore, si bon vous semble. La pierre ne semble pas bien éloquente au milieu de tout cela. Elle l'est pourtant, cette grande architecture du temple; elle est l'histoire hiéroglyphique du monde, et, en l'étudiant, même dans les minuties minéralogiques, qui sont plus amusantes qu'instructives, on complète en soi le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses opérations de la physique et de la chimie ont imprimé aux moindres objets des physionomies frappantes que ne saisit pas le premier oeil venu. Tous les rochers ne se ressemblent pas; chaque masse a son sens et son expression; toute forme, toute ligne a sa raison d'être et s'embellit du degré de logique que sa puissance manifeste. Les grands accidents comme les grands nivellements, les fières montagnes comme les steppes immenses, ont des aspects inépuisables de diversité. Quand la nature n'est pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir sa beauté où elle est et la voir dans tout ce qui la constitue, c'est le précieux résultat de l'étude de la nature, et c'est une erreur de croire que tout le monde est à même d'improviser ce résultat. Pour bien sentir la musique, il faut la savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres. Tout le monde est d'accord sur ce point, et pourtant tout le monde croit voir le ciel, la mer et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est impossible; la terre, la mer et le ciel sont le résultat d'une science plus abstraite et d'un art plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve inoffensifs les gens sincères qui avouent leur indifférence pour la nature; je trouve irritants ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître et qui feignent de l'admirer sans la voir. Cette verbeuse et prétentieuse admiration descriptive des personnes qui voient mal rend forcément taciturnes celles qui voient mieux, et qui sentent d'ailleurs profondément l'impuissance des mots pour traduire l'infini du beau.
Voilà ce que je voulais vous écrire à propos de la botanique. Ne me dites plus que je la sais. J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement ignorant; mais savoir son ignorance, c'est savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on voudrait toujours se glisser, et, si l'on reste à la porte, ce n'est pas parce qu'on se plaît au dehors dans la stérilité et dans l'impuissance, c'est parce qu'on n'est pas doué; mais au moins on est riche de désirs, d'élans, de rêves et d'aspirations. Le coeur vit de cette soif d'idéal. On s'oublie soi-même, on monte dans une région où la personnalité s'efface, parce que le sentiment, je dirais presque la sensation de la vie universelle, prend possession de notre être et le spiritualise en le dispersant dans le grand tout. C'est peut-être là la signification du mot mystérieux de contemplation, qui, pris dans l'acception matérielle, ne veut rien dire. Regarder sans être ému de ce qu'on voit serait une jouissance vague et de courte durée, si toutefois c'était une jouissance. Regarder la vie agir dans l'univers en même temps qu'elle agit en nous, c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée dans l'univers. Levez les yeux vers le ciel et voyez palpiter la lumière des étoiles; chacune de ces palpitations répond aux pulsations de notre coeur. Notre planète est un des petits êtres qui vivent du scintillement de ces grands astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons des mêmes effluves de chaleur et de lumière.
L'étoile est à nous, comme le soleil est à la terre. Tout nous appartient, puisque nous appartenons à tout, et ce perpétuel échange de vie s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle et du plus admirable mécanisme qu'il nous soit possible de concevoir. Tout y est beau, depuis Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de feu, jusqu'à l'oeil microscopique de l'imperceptible insecte qui reflète Sirius et le firmament. Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes qui s'appelle la voie lactée jusqu'au ruisselet de la prairie qui coule dans son flot emperlé un monde de petits êtres extraordinairement forts, agiles, doués d'une vitalité intense, presque irréductible. Tout y est heureux, depuis la grande âme du monde qui révèle sa joie de vivre par son éternelle activité jusqu'à l'être qui se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme est infiniment heureux dans ses vrais rapports avec la nature. Il a le beau dans les yeux, le vrai est dans l'air qu'il respire, le bon est dans son coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le bien, et triste, bête ou fou quand il fait le mal.
Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance du milieu où il existe, partant son indifférence pour les biens qui sont à sa portée. La race humaine est une création trop moderne pour avoir établi sa relation vraie avec le vrai de l'univers. Extraordinairement douée, elle s'agite démesurément avant de se poser dans son milieu, et l'on pourrait dire qu'elle n'existe encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister. En possession d'un sens merveilleux qui semble manquer aux autres créatures terrestres, et qui est précisément le besoin de connaître et de sentir ses rapports avec l'univers, elle les cherche péniblement et à travers tous les mirages que lui crée cette puissance admirable de l'esprit et de l'imagination. La raison humaine est encore incomplète. L'historien de l'humanité s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la vie, le naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais il n'est ni surpris ni découragé. Les chiffres de la durée ne sont pour lui que des palpitations de l'astre éternité.
L'homme est forcé d'être, il est donc forcé d'arriver à l'existence normale et complète, qui est le bonheur. Il en eut la révélation fugitive le jour où il écrivit au fronton de ses temples trois mots sacrés qui résumaient tout le but de sa vie philosophique, sociale et morale. Ces mots sont effacés de la bannière qui dirige la phalange humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers qui les a entendus. Essayez de les arracher de l'âme du monde! Étouffez le tressaillement que la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés du livre de la vie! Oui, oui, tâchez! On peut embrouiller ou suspendre tout ce qui est du domaine de l'idée, mais tuer une idée est aussi vain, aussi impossible que de vouloir anéantir la vibration d'un son jeté dans l'espace. Tirez cent mille coups de canon pour empêcher qu'on ne l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme, et l'écho a redit le chant mystérieux de sa petite flûte avant que vos mèches fussent allumées.
Liberté, seule condition du véritable fonctionnement de la vie; égalité, notion indispensable de la valeur de tout être vivant et de la nécessité de son action dans l'univers; fraternité, complément de l'existence, application et couronnement des deux premiers termes, action vitale par excellence.
On a dit que la Révolution était une expérience manquée. On n'a pu entendre cet arrêt que dans un sens relatif, purement historique. Le bouillonnement de la sève dans l'humanité peut bien n'avoir pas produit dans le moment voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle et morale que les philosophes de cette grande époque devaient en attendre; mais c'est la loi de la nature même qui le voulait ainsi. La vie se compose d'action et de repos, de dépense d'énergie dans la veille et de recouvrement d'énergie dans le sommeil, de vie sous forme de mort et de mort sous forme de vie. Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou positive. Comment donc se perdrait une formule qui a fait monter à l'homme un degré de plus dans la série du perfectionnement que la loi de l'univers impose à son espèce?
Adieu, et aimons-nous.
A LA MÊME
II
Nohant, 20 avril.
Ma chère, si la science est triste, c'est parce qu'elle est toujours persécutée. Elle lutte, elle a l'austérité et la dignité de sa tâche écrite sur le front en caractères sacrés. Depuis ma dernière lettre, j'ai été mis au courant des faits nouveaux. La foi veut attribuer à l'État le droit d'imposer silence à l'examen. Je vous disais que ces discussions ne m'intéressaient pas. Elles ne me troublent pas pour mon compte, cela est certain. Je n'ai pas mission de défendre une école, je ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre ignorance qui me permet de me tromper autant qu'un autre, je me borne à défendre mon for intérieur contre des notions qui ne me paraissent pas convaincantes.
Mais ne pas m'intéresser à la marche des idées et aux luttes qu'elles suscitent, ce me serait tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne sortirons pas trop de la physiologie botanique en causant de la marche générale des études sur l'histoire naturelle; toutes ses branches partent de l'arbre de la vie.
Voilà donc que la religion nous défend de conclure? Moi qui, par exemple, trouvais dans l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je dois m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle qui peut conduire au doute, cela entraîne à discuter, et, comme on peut être vaincu dans la discussion, le mieux est de faire taire tout le monde. Quand on voit de quelle façon les influences finies ou près de finir se précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire que les idées fausses ont besoin de se suicider avec éclat, et qu'elles convoquent le genre humain au spectacle de leur abdication. Comment! le Dieu des Juifs n'était pas assez humilié dans l'histoire le jour où en son nom le prêtre prononça la condamnation de Galilée! il fallait donner encore plus de solennité à la chose et venir, au XIXe siècle, invoquer les pouvoirs de l'État pour que défense fût faite à la science de s'enquérir de la vérité, et pour que cette sentence fût portée:
«La vérité est le domaine exclusif de l'Église; quand elle décrète que le soleil tourne autour de la terre, elle ne peut pas se tromper! N'a-t-elle pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes les découvertes, tous les calculs, toutes les observations de la science sont rayées et annulées: qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»
Si la science penche vers le matérialisme exclusif, à qui la faute? Il fallait bien une réaction énergique contre ce prétendu esprit saint qui veut se passer des lumières de la raison et de l'expérience.
Dans un excellent article sur ce sujet, que je lisais hier, on rappelait fort à propos et avec beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que les derniers païens entendirent sur les rivages de la Grèce et qui les fit pâlir d'épouvante: Le grand Pan est mort!
L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi, je songeais à celles qui ne meurent pas, et je voyais dans ce cri douloureux et solennel tout un monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de la nature égorgés par le spiritualisme farouche et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière. Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé, et le grand Pan, le dieu de la vie, léguait à ses derniers adeptes la tâche de réhabiliter la matière.
Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter le grand principe, et, comme il est immortel, elle réussira. Elle révolutionnera la face de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront un jour la force des vérités acquises, qu'elles auront pénétré dans tous les esprits, et qu'elles auront détruit insensiblement tous les vestiges de la superstition et de l'idolâtrie.
On fait grand bruit de ses tendances actuelles. On fait bien. C'est le moment de défendre le droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté par les juges de Galilée; mais, quand cette rumeur sera passée, quand la science aura triomphé des vains obstacles,—un peu plus tôt, un peu plus tard, ce triomphe est assuré, certain, fatal comme une loi de la vie;—quand, mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée par nos pères, elle poursuivra paisiblement ses travaux, la grande question, aujourd'hui mal posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée. Il le faudra bien. Si le grand Pan représentait la force vitale inhérente à la matière, si en lui se personnifiaient la plante, les bois sacrés et les suaves parfums de la montagne, l'habitant ailé de l'arbre et de la prairie, la source fécondante et le torrent rapide, les hôtes du rocher, du chêne et de la bruyère, depuis le ciron jusqu'à l'homme, si tout enfin était Dieu ou divin, la vie était divinité: divinité accessible et intelligible, il est vrai, divinité amie de l'homme et partageant avec lui l'empire de la terre, mais essence divine incarnée; activité indestructible, revêtant toutes les formes, nécessairement pourvue d'organes quelconques, mais émanant d'un foyer d'amour universel, incommensurable.
Vous me dites souvent que vous êtes païenne. C'est une manière poétique de dire que vous aimez l'univers, et que les aperçus de la science vous ont ouvert le grand temple où tout est sacré, où toute forme est sainte, où toute fonction est bénie. En son temps, le paganisme n'était pas mieux compris des masses que ne l'était le théisme qui le côtoyait, et l'absorbait même dans la pensée des adorateurs exclusifs du grand Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée panthéiste, la même qui s'est ranimée sous la puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette vaste conception, l'esprit humain s'est rouvert à une notion de plus en plus large du rôle de la matière, et la science démontre chaque jour la sublimité de ce rôle dans son union intime avec le principe de la vie.
En résulte-t-il qu'elle soit le principe même? La matière pourrait-elle se passer de l'esprit, qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une question de mots? Je le crains bien, ou plutôt je l'espère. La science a-t-elle la prétention de faire éclore la pensée humaine comme résultat d'une combinaison chimique? Non, certes; mais elle peut espérer de surprendre un jour les combinaisons mystérieuses qui rendent la matière inorganisée propre à recevoir le baptême de la vie et à devenir son sanctuaire. Ce sera une magnifique découverte; mais quoi! après? L'homme saura, je suppose, par quelle opération naturelle le fluide vital pénètre un corps placé dans les conditions nécessaires à son apparition. Le Dieu qui, roulant dans ses doigts une boulette de terre, souffla dessus et en fit un être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort bien, mais un mythe est l'expression symbolique d'une idée, et il restera à savoir si cette idée est un poëme ou une vérité.
Allons aussi loin qu'il est permis de supposer. Entrons dans le rêve, imaginons un nouveau Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre existence, un Albertus Magnus faisant penser et parler une tête de bois, Capparion! un Berthelot futur voyant surgir de son creuset une forme organisée, vivante,—que saura-t-il de la source de cette vie mystérieuse? La philosophie a beaucoup à répondre, mais je vois surtout là une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant dans les célèbres discussions sur la génération spontanée. Pour mon compte, je crois presque à la génération spontanée, et je n'y vois aucun principe de matérialisme à enregistrer dans le sens absolu que l'on veut aujourd'hui attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme le principe vivant. Ceci est encore l'histoire de la plante, qui tire ses organes de sa propre substance. Mais le principe vivant, d'où tire-t-il son activité, sa volition, son expansion, ses résultats sans limites connues? D'un milieu qui ne les a pas? C'est difficile à comprendre. La matière possède le principe viable; mais point de vie sans fécondation. La doctrine de la génération spontanée proclame que la fécondation n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle admet donc qu'il y a des principes de fécondation dans toute combinaison vitale, et même que tout est combinaison vitale, vie latente, impatiente de s'organiser par son mariage avec la matière. Quoi qu'on fasse, il faut bien parler la langue humaine, se servir de mots qui expriment des idées. On aura beau nous dire que la vie est une pure opération et une simple action de la matière, on ne nous fera pas comprendre que les opérations de notre pensée et l'action de notre volonté ne soient pas le résultat de l'association de deux principes en nous. Que faites-vous de la mort, si la matière seule est le principe vivant? Vous dites que l'âme s'éteint quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous demander pourquoi le corps ne fonctionne plus quand l'âme le quitte. Et tout cela, c'est un cercle vicieux, où les vrais savants sont moins affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes adeptes. Il y a quelque chose de généreux et de hardi, j'en conviens, à braver les foudres de l'intolérance et à vouloir attribuer à la science la liberté de tout nier. Inclinons-nous devant le droit qu'elle a de se tromper. Ses adversaires en usent si largement! Mais attendons, pour nier l'action divine qui préside au grand hyménée universel, que l'homme soit arrivé par la science à s'en passer ou à la remplacer.
—Vous ne pensez, nous disent les médecins positivistes, que parce que vous avez un cerveau.
Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau serait une boîte vide.—Nous pouvons mettre le doigt sur la portion du cerveau qui pense et oblitérer sa fonction par une blessure, notre main peut écraser la raison et la pensée!—Vous pouvez produire la folie et la mort; mais empêcher l'une et guérir l'autre, voilà où vous cherchez en vain des remèdes infaillibles. Cette pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le cerveau épuisé et meurtri est bien forcée de quitter le milieu où elle ne peut plus fonctionner.
—Où va-t-elle?—Demandez-moi aussi d'où elle vient. Qui peut vous répondre? Me direz-vous d'où vient la matière? Vous voilà étudiant les météorites, étude admirable qui nous renseignera sans doute sur la formation des planètes. Mais, quand nous saurons que nous sommes nés du soleil, qui nous dira l'origine de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer des causes premières? Vous n'en savez pas plus long sur l'avènement de la matière que sur celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la priorité de l'apparition de la matière sur notre globe, vous ne résolvez rien. La vie était organisée ailleurs avant que notre terre fut prête à la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait dans d'autres régions de l'univers.
Mais il n'y a pas de matière proprement inerte; je le veux bien! Chaque élément de vitalité a sa vie propre, et j'admets sans surprise celle de la terre et du rocher. La vie chimique est encore intense sous nos pieds et se manifeste par les tressaillements et les suintements volcaniques; mais, encore une fois, la vie la plus élémentaire est toujours une vie; la vie inorganique—il paraît qu'on parle ainsi aujourd'hui—est toujours une force qui vient animer une inertie. D'où vient cette force? D'une loi. D'où vient la loi?
Pour répondre scientifiquement à une telle question, il faut trouver une formule nouvelle à coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi jusqu'ici à l'idée spiritualiste paraissent entachés de superstition, et que tous ceux qui servent à l'idée positiviste semblent entachés d'athéisme, vitalité, dis-nous ton nom!
Sublime inconnue, tu frémis sous ma main quand je touche un objet quelconque. Tu es là dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un million d'années, aura servi, par sa décomposition ou toute autre influence peut-être occulte, à produire un fruit savoureux. Tu es palpable et visible et déjà merveilleusement savante dans la petite graine qui porte dans sa glume les prairies de six cents lieues de l'Amérique. Tu souris et rayonnes dans la fleur qui se pare pour l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte vêtu des couleurs de la plante qui l'a nourri à l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés du rivage des mers, tu es dans l'air que je respire comme dans le regard ami qui me console, dans le nuage qui passe comme dans le rayon qui le traverse.—Je te vois et je te sens dans tout; mais rayez le mot divin amour du livre de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends plus, je ne vis plus.
La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne se manifeste pas dans la matière ont-elles conscience du besoin qu'elles éprouvent de se réunir? Ce n'est pas très-probable sans la supposition d'un agent souverain qui les pousse irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il? son nom? Le nom que vous voudrez parmi ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je n'en peux trouver que dans le vocabulaire classique des idées actuelles: âme du monde, amour, divinité. Je vois dans la moindre étude des choses naturelles, dans la moindre manifestation de la vie, une puissance dont nulle autre ne peut anéantir le principe. La matière a beau se ruer sur la matière et se dévorer elle-même, la vie a beau se greffer sur la vie et s'embrancher en d'inextricables réseaux où se confondent toutes les limites de la classification, tout se maintient dans l'équilibre qui permet à la vie de remplacer la mort à mesure que celle-ci opère une transformation devenue nécessaire. Je sens le souffle divin vibrer dans toutes ces harmonies qui se succèdent pour arriver toujours et par tous les modes au grand accord relativement parfait, âme universelle, amour inextinguible, puissance sans limites.
Laissons les savants chercher de nouvelles définitions. Si leurs tendances actuelles nous ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il y avait là en somme très-bonne compagnie, il en sortira quelque chose de bon; la vie ne s'arrête pas parce que l'esprit fait fausse route. Une notion qui tend à comprimer son essor, à détruire son énergie, à refroidir son élan vers l'infini, n'est pas une notion durable; mais la science seule peut redresser et éclairer la science. S'il était possible de la réduire au silence, ce qu'il y a de vrai dans le spiritualisme aurait chance de succomber longtemps. Les esprits vulgaires s'empareraient d'un athéisme grossier comme d'un drapeau, et la recherche de la vérité serait soumise aux agitations de la politique. Tel n'est point le rôle de la science, tel n'est point le chemin du vrai. Telle n'est heureusement pas la loi du progrès, qui est la loi même de la vie.
Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui vous dirai par où le monde passera pour sortir de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose, c'est qu'il faut que l'homme devienne un être complet, et que je le vois en train d'être comme l'enfant dont on voulait donner une moitié à chacune des mères qui se le disputaient. L'enfant ne se laissera pas faire, soyons tranquilles.
Au reste, je me suis probablement aussi mal exprimé que possible sur le fond de la question en parlant de la vie comme d'une opération. C'est plus que cela sans doute, ce doit être le résultat d'une opération non surnaturelle, mais divine, où les éléments abstraits se marient aux éléments concrets de l'existence; mais il y a un langage technique que je ne veux point parler ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien. Les sciences et les arts ont leur technologie très-nécessaire, et vous voyez que j'évite d'employer cette technologie à propos de botanique. Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait faire un mauvais calcul de pédantisme. La technologie métaphysique n'est pas beaucoup plus sorcière, comme on dit chez nous; mais elle n'a pas la justesse et la précision de la botanique. Chaque auteur est forcé de créer des termes à son usage pour caractériser les opérations de la pensée telle qu'il les conçoit. Ces opérations sont beaucoup plus profondes que les mystères microscopiques du monde tangible. Après tant de sublimes travaux et de grandioses explorations dans le domaine de l'âme, la science des idées n'a pas encore trouvé la parole qui peut se vulgariser: c'est un grand malheur et un grand tort. Le matérialisme radical menace d'une suppression complète la recherche des opérations de l'entendement humain. Allons donc! alors vienne l'homme de génie qui nous expliquera notre âme et notre corps dans l'ensemble de leurs fonctions, par des vérités sans réplique et dans une langue qui nous permettra d'enseigner à nos petits-enfants qu'ils ne sont ni anges ni bêtes!
Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd'hui sur les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.
L'herbier inspire des préventions aux artistes.
—C'est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.
Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si grave, que j'ai écrit sur la première feuille du mien: Fagot. Je n'oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de l'herbier au point de vue général, et je vous accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est pas un coin aride pour la pensée. Le sentiment l'habite, car ce qui parle le plus éloquemment de la vie, c'est la mort.
Maintenant, écoutez une anecdote véridique.
J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il avait une admirable mémoire, il la savait encore, mais elle ne l'avait pas frappé en tant qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante. Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture; c'est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu'à chaque instant son modèle, accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa floraison, changeait de ton et d'attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était merveilleux; mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes du périanthe s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait pâli, celui de la fleur s'était accusé, le jaune d'or était devenu orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles, plus serrées contre la tige, semblaient plus étroites. C'était encore une harmonie, ce n'était plus la même. Le jour suivant, la plante était belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus architecturale. La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés; ses formes devenaient géométriques; c'est encore lui qui parle. Il voyait le squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu'il ne fit pas, d'une étude de plante à l'état splendide de l'anthèse, une étude de plante en herbier.
Il me demanda alors à voir des plantes séchées, et il s'enamoura de ces silhouettes déliées et charmantes que conservent beaucoup d'espèces. Les raccourcis que la pression supprime, mais que la logique de l'oeil rétablit, le frappaient particulièrement.
—Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce dans la mort.
Chacun a son procédé pour conserver la plante sans la déformer. Le plus simple est le meilleur. Jetée et non posée dans le papier qui doit boire son suc, rétablie par le souffle dans son attitude naturelle, si elle l'a perdue en tombant sur ce lit mortuaire, elle doit être convenablement comprimée, mais jamais jusqu'à produire l'écrasement. Il faut renouveler tous les jours les couches de papier qui l'isolent, sans ouvrir le feuillet qui la contient. Le moindre dérangement gâte sa pose, tant quelle colle à son linceul. Au bout de quelques jours, pour la plupart des espèces, la dessiccation est opérée. Les plantes grasses demandent plus de pression, plus de temps et plus de soins, sans jamais donner de résultats satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le repassage au fer chaud, qui est préférable à la presse. Bannissons la presse absolument, elle détruit tout et ne laisse plus la moindre chance à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché. Le but de l'herbier doit être de faciliter l'étude des sujets qu'il contient. Le goût des collections est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour soi et pour les autres.
Mais l'herbier a pour moi une autre importance encore, une importance toute morale et toute de sentiment. C'est le passage d'une vie humaine à travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une âme aimante dans le monde aimé de la création. Un herbier bien fait au point de vue de la conservation exhale une odeur particulière, où les senteurs diverses, même les senteurs fétides, se confondent en un parfum comparable à celui du thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi comme l'expression de la vie prise dans son ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites officinales, mariées aux âcres émanations des plantes vireuses, lesquelles sont probablement tout aussi officinales que les autres, produisent la suavité qui est encore une richesse, une salubrité, une subtile beauté de la nature. Ainsi se perdent dans l'harmonie de l'ensemble les forces trop accusées pour nous de certains détails.
Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme un parfum tout un passé composé de tristesse et de joie, de revers et de victoires. Il y a dans cet herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la ronce et la ciguë y figurent; mais tant de fleurs délicieusement belles et bienfaisantes sont là pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être la plus vraie des philosophies!
La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié, je l'avoue, parce qu'elle envahit tout et détrône tout quand on la laisse faire; mais, outre qu'elle est bien belle, elle est une plante historique. Son nom est à jamais lié au divin poëme du Phédon. Les chrétiens ne sauraient dire quel arbre a fourni la croix vénérée de leur grand martyr. Tout le monde sait que la ciguë a procuré une mort douce et sublime au grand prédécesseur du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë, sois donc réhabilitée, toi qui, forcée de donner la mort, sus prouver que tu n'atteignais pas la toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de ses artères!
L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire. Pas un individu qui ne soit un souvenir doux et pur. On ne fait de la botanique bien attentive que quand on a l'esprit libre des grandes préoccupations personnelles ou reposé des grandes douleurs. Chaque plante rappelle donc une heure de calme ou d'accalmie. Elle rappelle aussi les beaux jours des années écoulées, car on choisit ces jours-là pour chercher la vie épanouie et s'épanouir pour son propre compte. La vue des sujets un peu rares dans la localité explorée réveille la vision d'un paysage particulier. Je ne puis regarder la petite campanule à feuilles de lierre,—merveille de la forme!—sans revoir les blocs de granit de nos vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la première fois. Elle perçait la mousse et le sable en mille endroits, sur un coteau couvert de hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes devenaient plus amples et plus colorées à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau qui jase timidement dans ces solitudes austères. Là aussi, je trouvai la lysimaque nemorum, assez rare chez nous, non moins merveilleuse de fini et de grâce, et, dans le bois voisin, l'oxalis acelosella, qui remplissait de ses touffes charmantes,—d'un vert gai, comme daignent dire les botanistes,—les profondes crevasses des antiques châtaigniers.
Que ce bois était beau alors! Il était si épais d'ombrage que la lumière du soleil y tombait, pâle et glauque, comme un clair de lune. De vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à la cime, des panaches ininterrompus de hautes fougères. A la lisière, des argynnis énormes, toutes vêtues de nacre verte, planaient comme des oiseaux de haut vol sur les églantiers. Un paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser des herbes et des insectes, resta cloué sur place, les yeux hagards, le sourire sur les lèvres. Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement d'épaules formidable, et s'éloigna en disant d'un ton dont rien ne peut rendre le mépris et la pitié:
—Ah! mon Dieu, mon Dieu!
J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis rendu gloomy par un temps noir et froid. L'herbier est rempli de soleil. Voici la circée, et aussitôt je rêve que je me promène dans les méandres et les petites cascades de l'Indre; c'était un coin vierge de culture et bien touffu. La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là l'agraphis blanche, le genêt sagitté, la balsamine noli me langere, la spirante d'été, les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'anagallis tenella, sans parler des grandes eupatoires, des hautes salicaires, des spirées ulmaires et filipendules, des houblons et de toutes les plantes communes dans mon petit rayon habituel. La circée m'a remis toute cette floraison sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, et le jardin naturel qui se cache et se presse sous les vieux saules, avec ses petits blocs de grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes et ses grands lézards verts, pierreries vivantes, qui traversent le fourré comme des éclairs rampants. Le martin-pêcheur, autre éclair, rase l'eau comme une flèche; la rivière parle, chante, gazouille et gronde. Il y a partout, selon la saison, des ruisseaux et des torrents à traverser comme on peut, sans ponts et sans chemins. C'est un endroit qui semble primitif en quelques parties, que le paysan n'explore que dans les temps secs. Hélas! gare au jour où les arbres seront bons à abattre! La flore des lieux frais ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.
En voyant le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour, et les ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin naturel, je ne suis guère en train de conclure avec certains adeptes de Darwin que l'homme est un grand créateur, et qu'il faut s'en remettre à son goût et à son intelligence pour arranger au mieux la planète. Jusqu'à présent, je trouve qu'il est un affreux bourgeois et un vandale, qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis, que, pour quelques améliorations, il a fait cent bévues et cent profanations, qu'il a toujours travaillé pour son ventre plus que pour son coeur et pour son esprit, que ces créations de plantes et d'animaux les plus utiles sont précisément les plus laides, et que ces modifications tant vantées sont, dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités. La théorie de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et logiquement vraie; mais elle ne doit pas conclure à la destruction systématique de tout ce qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter ainsi diminuerait son importance et dénaturerait probablement son but; mais, pour parler de ce grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait plus de papier que je ne veux condamner vos yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.
Je vous disais que l'herbier est un cimetière; hélas! le mien est rempli de plantes cueillies par des mains amies que la mort a depuis longtemps glacées. Voici les graminées que mon vieux précepteur Deschartres prépara et classa ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, qui avait été son élève; elles ont servi à mes premières études botaniques; je les ai pieusement gardées, et, si j'ai rectifié la classement un peu suranné de mon professeur, j'ai respecté les étiquettes jaunies qui gardent fidèlement son écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les mains de Jean-Jacques Rousseau, une saponaire ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là par lui.—De nombreux sujets me viennent de mon cher Malgache, Jules Néraud, dont le livre élémentaire et charmant, Botanique de ma fille, a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir longtemps dormi chez l'éditeur de Lausanne.
Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé de causeries pleines de savoir et d'esprit que j'écoutais en artiste et pas assez en naturaliste. Je ne me suis occupé un peu sérieusement de botanique que depuis la mort de mon pauvre ami. J'avais toujours remis au lendemain l'épélage de cet alphabet nécessaire dont on espère en vain pouvoir se passer pour bien voir et réellement comprendre. Le lendemain, hélas! m'a trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais les plantes qu'il m'avait données, avec d'excellentes analyses vraiment descriptives,—il y en a si peu de complètes dans les gros livres!—sont restées dans l'herbier comme types bien définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos promenades dans les bois avec mon fils enfant, que nous portions à tour de rôle, et qui aimait à chevaucher la grandelette, la boîte de fer-blanc du Malgache.
D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent encore et me survivront, ont aussi laissé leurs noms et leurs tributs dans mon herbier. Une grande artiste dramatique, qui est rapidement devenue botaniste attentive et passionnée, m'a envoyé des plantes rares et intéressantes des bois de la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi bons qu'ils sont beaux. La botanique ne leur a rien ôté de leur expression et de leur pureté: c'est que l'exercice complet d'un organe le retrempe. J'ai longtemps partagé cette erreur, qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte de la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais il ne peut que gagner à fonctionner régulièrement. Des semaines et des mois de repos, que l'on me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient le nuage qui me gêne. Des semaines et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin prouvé que la vue revient quand on la sollicite, tandis qu'elle s'éteint de plus en plus dans l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne faut point d'excès.
L'herbier se prête aussi aux exercices de la mémoire, qui est un sens de l'esprit. Si on ne le feuilletait de temps en temps, les noms et les différences se confondraient ou s'échapperaient pour qui n'est pas doué naturellement du beau souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en revue, avec leurs costumes variés, se confondraient dans la vision, s'ils n'étaient bien classés par régiments et bataillons. Ils défilent dans leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun d'eux, et, avec son nom et son origine, on retrouve son histoire personnelle, on se retrace des lieux aimés, des personnes chéries; on revoit les douces figures, on entend les gais propos des compagnons qui couraient alertes et joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans notre âme fidèle à l'état de pensées fortifiantes et salutaires.
Quoi de plus beau et de plus pur que la vision intérieure d'un mort aimé? L'esprit humain a la faculté d'une évocation admirable. L'ami reparaît, mais non tel qu'il était absolument. L'absence mystérieuse a rajeuni ses traits, épuré son regard, adouci sa parole, élevé son âme. Il se rappelle quelques erreurs, quelques préjugés, quelques préventions inséparables du milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé, il vous invite à vous débarrasser de cet alliage. Il ne se pique point d'être entré dans la lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même et développé tout ce qui était bon. Il est désormais à toute heure ce qu'il était dans ses meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de son amitié, et il n'est pas besoin qu'il nous prie d'en oublier les erreurs ou les lacunes. Son apparition les efface.
Telle est la puissance de l'imagination et du sentiment en nous, que nous rendons la vie à ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque chose? Nous le croyons par l'enthousiasme et l'attendrissement. La raison jusqu'ici ne nous le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle n'est pas la seule lumière de l'homme, quoi qu'on die; mais elle a des droits sacrés, imprescriptibles, ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais son essor.
En attendant qu'elle se mette d'accord avec notre coeur, car il faut qu'elle en arrive là, donnons à nos amis envolés un sanctuaire dans notre âme, et continuons la reconnaissance et l'affection au delà de la tombe en leur faisant plus belle cette région idéale, cette vie renouvelée où nous les plaçons. Qu'ils soient pour nous comme les suaves parfums de fleurs qui s'épurent en se condensant.
IV
DE MARSEILLE A MENTON
A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT
Nohant. 28 avril 1868.
Mais non, mon cher Micro, je ne suis plus au pays des anémones, je suis au doux pays de la famille, où vient de nous fleurir une petite plante plus intéressante que toutes celles de nos herbiers. Le beau soleil qui rit dans sa chambre et la douce brise de printemps qui effleure son rideau de gaze sont les divinités que j'invoque en ce moment pour elle, et je laisse les cactus et les dattiers de la Provence aux baisers du mistral, qu'ils ont la force de supporter.
J'ai passé un mois seulement sur le rivage de la mer bleue. Le rapide,—c'est ainsi que les Méridionaux appellent le train que l'on prend à Paris à sept heures du soir, nous déposait à Marseille le lendemain à midi. Une heure après, il nous remportait à Toulon.
Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à Marseille: les environs sont aussi beaux que ceux des autres stations du littoral, plus beaux peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé d'illusions. Ce que j'en vois en gagnant Toulon, où nous sommes attendus, me semble encore plein d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui s'élève à ma droite et que j'ai flairé un peu autrefois sans avoir la liberté d'y pénétrer,—j'accompagnais un illustre et cher malade que tu as connu et aimé,—m'apparaît toujours comme un des coins ignorés du vulgaire, où l'artiste doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant l'aridité qui fait la beauté de celle-ci. C'est un massif pyramidal qui s'étoile à son sommet en nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à pic, des dentelures aiguës, des abîmes et des redressements brusques. Tout cela n'est pas de grande dimension et paraît sans doute de peu d'importance à ceux qui mesurent le beau à la toise; autant que mon oeil peut apprécier ce monument naturel, il a de six à sept cents mètres d'élévation, et ses verticales nombreuses ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit dans de belles proportions, et le Lapithe qui a taillé cette montagne à grands coups de massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu ancêtre du génie qui s'incorpora et se personnifia dans Michel-Ange.
Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes qui nous font penser à tel ou tel maître, bien que le rapport ne soit pas matériellement saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle de l'artiste. Un rocher de la Carpiagne ou de l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle des Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures de la civilisation idéalisée viennent, dans notre rêverie, s'asseoir sur les sommets de ces temples barbares et primitifs. C'est que le beau engendre la postérité du beau, qui, parlant du fait et passant par tous les perfectionnements que la pensée lui donne, garde comme air de famille les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de grâce du type fruste. Michel-Ange voyait-il avec nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les attaches d'une montagne plus ou moins belle? Qu'importe! il avait toutes les Alpes dans la poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.
Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne, où le soleil dessine avec de grands éclats de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours rudes de formes, chatoyants de couleur comme l'opale. Notre déesse Flore cache-t-elle dans ces fentes arides et nues en apparence les petites raretés du fond de sa corbeille? Probablement; mais le convoi brutal nous emporte au loin et s'engouffre sous des tunnels interminables où il fait noir et froid. On entre dans l'Érèbe, un sens païen de voyage aux enfers se formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant de la vapeur, ce rugissement étouffé de la rotation, cette obscurité qui consterne l'âme, c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit ne sent plus la vie que par le regret de la perdre, et l'impatience de la retrouver. Mais voici une lueur glauque: est-ce la porte du Tartare ou celle d'un monde nouveau plus beau que l'ancien? C'est la lumière, c'est le soleil, c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage d'un tunnel.
La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à Toulon, et où l'oeil plonge par échappées, est merveilleusement belle; nous la savons par coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec d'autant plus de plaisir que nous la connaissons mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la colline de Sixfours, toutes stations amies dont je sais le dessus et le dessous, dont les plantes sont dans mon herbier et les pierres sur mon étagère. Je sais que derrière ces pins tordus par le vent de mer s'ouvrent des ravins de phyllade lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme des parois d'améthyste sablées d'or. La colline qui s'avance au delà a les entrailles toutes roses sablées d'argent, l'or et l'argent des chats, comme on appelle en minéralogie élémentaire la poudre éclatante des roches micacées ou talqueuses.—Les Frères, ces écueils jumeaux, pics engloutis qui lèvent la tête au milieu du flot, sont noirs comme l'encre à la surface, et je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y conduire pour explorer leurs flancs. Dans cette saison-là, le mistral soufflait presque toujours. Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous embrassé à la gare de Toulon les chers amis à qui nous y avions donné rendez-vous, que nous sautons avec eux dans un fiacre, et nous voici à trois heures à Tamaris. Soleil splendide, des fleurs partout, nos vêtements d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, nous nous chauffions à Paris, le nez dans les cendres. Ce voyage n'est qu'une enjambée de l'hiver à l'été.
Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, il y a sept ans en février, presque jour pour jour. Les beaux pins parasols couvrent d'ombre une circonférence un peu plus grande, voilà tout; le gazon ne s'en porte que mieux. Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel à la bastide. C'est le brachypode rameux, une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui sait! l'ancêtre ignoré de monseigneur froment, puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de place et joue un si grand rôle sur la terre ne peut plus nommer ses pères ni faire connaître sa patrie. Le brachypodium ramosus n'a pas de nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a pu me le dire. Il porte un petit épi grêle, cinq ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont passé l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne l'utilise pas, on ne s'en occupe jamais. Il est venu là, et, comme son chaume fin et chevelu forme un gazon presque toujours vert et touffu, on l'y a laissé. Il n'y a nullement dépéri depuis sept ans que je le connais. Nul autre gazon n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous cette ombre des grands pins: les animaux ne le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache dehors; mais il aime mieux autre chose, car il casse sa corde ou la dénoue avec ses dents et s'en va, comme autrefois, chercher sa vie dans la presqu'île. J'apprends que, seul tout l'hiver dans cette bastide inhabitée,—le pauvre petit chien qui lui tenait compagnie n'est plus,—il s'est mis à vivre à l'état sauvage. Il part dès le matin, va dans la montagne ou dans la vallée promener son caprice, son appétit et ses réflexions. Il rentre quelquefois le soir à son gîte, regarde tristement son râtelier vide et repart. On vole beaucoup dans la presqu'île, mais on ne peut pas voler Bou-Maca; il est plus fin que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le regarde d'un air paisiblement railleur, le laisse approcher, lui détache une ruade fantastique et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre un lièvre à la course. Intelligent et fort entre tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres et porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun rapport avec sa petite taille.
Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance avec Bou-Maca. Monsieur était sorti; mais l'étrange gazon de la colline profite de son absence et recouvre les soies jaunies de sa tige d'une verdure robuste disposée en plumes de marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter sur les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses plantes qui abritent leurs jeunes pousses sous sa fourrure légère. Une vingtaine de légumineuses charmantes apprêtent leur joli feuillage qui se couronnera dans six semaines de fleurettes mignonnes, et plus tard de petites gousses bizarrement taillées: hippocrepis ciliata, melilotus sulcata, trifolium stellatum, et une douzaine de lotus plus jolis les uns que les autres. Le psoralée bitumineux a passé l'hiver sans quitter ses feuilles, qui sentent le port de mer; la santoline neutralise son odeur âcre par un parfum balsamique qui sent un peu trop la pharmacie. Les amandiers en fleur répandent un parfum plus suave et plus fin. Les smilax étalent leur verdure toujours sombre à côté des lavandes toujours pâles. Les cistes et les lentisques commencent à fleurir. Le C. albida surtout étale çà et là sa belle corolle rose, si fragile et si finement plissée une heure auparavant. On la voit se déplier et s'ouvrir. Les petites anémones lilas, violettes, rosées, purpurines ou blanches étoilent le gazon, le liseron althoeoïdes commence à ramper et les orchys-insectes à tirer leur petit labelle rosé ou verdâtre. Rien n'a disparu; chaque végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la localité, a gardé sa place, je devrais dire sa cachette.
Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le jardin sans clôture et sans culture qui était et qui est encore pour moi un idéal de jardin, puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant seulement praticable la terrasse qu'il occupe, je m'assieds sur mon banc favori, un demi-cercle de rochers ombragé à souhait par des arbres d'une grâce orientale. A travers les branches de ceux qui s'arrondissent à la déclivité du terrain, je vois bleuir et miroiter dans les ondulations roses et violettes ce golfe de satin changeant qui a la sérénité et la transparence des rivages de la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté est, est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu la mer plus douce, plus suave, plus merveilleusement teintée et plus artistement encadrée que partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans de ce jardin, libre de formes et de composition. Du côté sud, c'est la pleine mer, les lointains écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai vu les fureurs de la bourrasque durant des semaines entières. J'y ai ressenti des tristesses infinies, un état maladif accablant. Tamaris me rappelle plus de fatigues et de mélancolies que de joies réelles et de rêveries douces, et c'est sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où j'ai souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas senti la vie avec intensité. Sommes-nous tous ainsi? Je le pense. Le souvenir de nos jouissances est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent dans le vague qui les enveloppe, comme le profil des montagnes dans la brume du crépuscule. Il me semble que, sur ce banc où me voilà assis encore une fois après lui avoir dit un adieu que je croyais éternel, j'ai porté en moi un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement et de renouvellement. Il me semble qu'à certaines heures j'ai été un philosophe très-courageux, et à d'autres heures un enfant très-lâche. Je venais de traverser une de ces maladies foudroyantes où l'on est emporté en quelques jours sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui me restait et que le brutal climat du Midi était loin de dissiper, tournait souvent à la colère, car l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et le rire du printemps sur la montagne me faisait l'effet d'une cruelle raillerie de la nature à mon impuissance.
—Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.
Elle m'appelait encore plus fort et ne me guérissait pas du tout. J'étudiai la patience. Je me souviens d'avoir fait ici une théorie, presque une méthode de cette vertu négative, avec un classement de phases à suivre en même temps que j'étudiais le classement botanique d'après Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans pitié de leur catalogue toute plante acclimatée ou non qui n'est pas de race française. Je m'exerçais puérilement, car la maladie est très puérile, à rejeter de ma méthode philosophique tout ce qui était amusement ou distraction de l'esprit, comme contraire à la recherche de la patience pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la sagesse, comme la santé, n'a pas de spécialité absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce qu'elle s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil, ayant pris ma course tout seul, comme Bou-Maca, sauf à tomber en chemin et à mourir sur quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air et en pleine solitude, ce qui m'a toujours paru la plus douce et la plus décente mort que l'on puisse rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud et froid, faim et soif, dépit et résignation; j'eus des envies de pleurer quand j'essayais en vain de gravir un escarpement, des envies de crier victoire quand j'avais réussi à le gravir. L'attente muette et stoïque de la guérison ne m'avait pas rendu un atome de force musculaire. La volonté de ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et je me souviens encore de ceci: c'est qu'au retour d'une excursion assez sérieuse, je vins m'asseoir sur ce banc en me débitant l'axiome suivant: «Décidément, la patience n'est pas autre chose qu'une énergie.»
J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de l'attente du mieux n'amène que le dépérissement. La volonté d'être et d'agir en dépit de tout nous fait vaincre les maladies de langueur du corps et de l'âme; j'ai encore vaincu, l'an dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le médecin qui me conseillait de ne pas m'écouter du tout.
C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur qui m'a soigné ici il y a sept ans, et que j'ai retrouvé hier soir plus jeune que moi, toujours charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la première vue, cet ami des malades, cet être aimable et sympathique qui apporte la santé ou l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires, toujours remplis de cette flamme méridionale si communicative. Certains vieux médecins de province sont des figures que l'on ne retrouvera plus: Lallemant et Cauvières, qui sont partis au milieu d'une sénilité adorable, Auban à Toulon, Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à Cluis, et tant d'autres qui sont encore bien vivants et solides, et qui exercent dans leur milieu une sorte de royauté paternelle. Jamais riches, ils ont pratiqué la charité sur des bases trop larges; tous aisés, ils n'ont pas eu de vices; tous hommes de progrès, fils directs de la Révolution, ils ont traversé dans leur jeunesse les déboires de la Restauration, ils ont lutté contre la théorie de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont été hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être homme avant tout. Ils sont devenus savants avec un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore en dépit de la mode qui a créé le problème de la science pour la science, comme elle avait inventé l'art pour l'art dans un sens étroit et faux.
Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et poseront mieux la question, car elle a son sens juste et son côté vrai; mais ils seront généralement et forcément sceptiques. Ils auront le doute et le rire, l'esprit et l'audace. Ce ne sera plus le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de l'indignation et du combat. On retrouve ces vieilles énergies du passé sur de nobles fronts que le temps respecte, et on les aime spontanément. Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur l'avenir des sociétés humaines, c'est avec eux qu'on se plaît à songer, et l'on se sent meilleur en les approchant.
Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse; comment faire pour ne pas aimer les enfants, et pour ne pas contempler comme un idéal l'âge de l'irréflexion, où le mal n'est pas encore le mal, puisqu'il n'a pas conscience de lui-même?
La nature, éternellement jeune et vieille, passant de l'enfance à la caducité, et ressuscitant pour recommencer sans savoir ce que vie et mort signifient, est une enchanteresse qui nous défend d'être moroses.... Le moyen au mois de février, qui est l'avril du Midi, sous un ciel en feu et sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses ou sur les neiges d'antan?
Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons Cannes. Le trajet le long de la mer est aussi beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau d'aspect pour moi, c'est la chaîne des Mores, montagnes couvertes de forêts et d'une tournure fière avec un air sombre. On les côtoie et on entre dans les contre-forts de l'Estérel, massif superbe de porphyre rouge découpé tout autrement que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée. L'Estérel a la physionomie d'une chose d'art, des mouvements logiques et voulus comme les ont généralement les roches éruptives. Ses sommets ont peu de brèche, ses dents s'arrondissent comme des bouillonnements saisis d'un brusque refroidissement. Rien ne prouve que telle soit la cause de ces formes arrêtées et solides, mais l'esprit s'en empare comme d'une raison d'être des ligues moutonnées qui festonnent le ciel et qui descendent en bondissements jusque dans la mer. Petites montagnes, collines en réalité, mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent imposantes. Une grande variété de groupements, rentrant dans l'unité de plans de la structure générale, peu de blocs isolés ou détachés là où l'homme n'a pas mis la main; des murailles droites inexpugnables, des plissements soudains arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui se dressent en masses homogènes, compactes, d'une grande puissance. Rien ici ne sent le désastre et l'effondrement. Rien ne fait songer aux cataclysmes primitifs. C'est un édifice et non une ruine; la végétation y prend ses ébats, et le mois de mai doit y être un enchantement.
Cannes, rendez-vous des étrangers de tout pays, doit être pour le romancier habile une bonne mine pleine d'échantillons à collectionner; mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne suis pas venu céans pour étudier les moeurs qu'on raconte et observer les physionomies qui passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que des notes, et j'attendrai que je sois saisi n'importe où, n'importe par quoi ou par qui. Je ne suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent faire. Je subis l'action de mes milieux. Je ne pourrais la provoquer; d'ailleurs, je suis en vacances.
Je n'espère pas non plus faire beaucoup de botanique. La saison est trop peu avancée, et cette année-ci particulièrement la floraison est très en retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis deux ans. Maurice ne compte pas non plus sur des trouvailles entomologiques à te communiquer. Notre but est une affaire de coeur, une visite à de chères personnes qui m'ont attendu tout l'hiver. La beauté et le charme du pays seront par-dessus le marché.
Dès le lendemain pourtant, nous voici en campagne. Les amis veulent nous faire les honneurs de l'Estérel, et nous remplissons de notre bande joyeuse et de nos provisions de bouche un omnibus énorme, traîné par trois vigoureux chevaux. La locomotion est admirablement organisée ici. On pénètre dans la montagne, on trotte à fond de train sur les corniches vertigineuses; nous n'avons pas fait autre métier pendant un mois, et nous n'avons pas vu l'ombre d'un accident. Cochers et chevaux sont irréprochables.
A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse la voiture, on porte les paniers, on s'engouffre dans une étroite fente de rochers en remontant le cours d'un petit torrent presque à sec, et on s'arrête pour déjeuner à l'endroit où une cascatelle remplit à petit bruit un petit réservoir naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins de l'Estérel. Le porphyre n'y est pas bien déterminé, on est encore trop à la lisière; mais, comme salle à manger, la place est charmante, et il y fait une réjouissante chaleur. Les murailles déjetées qui vous pressent ont une grâce sauvage. Il y a tant de lentisques, de myrtes, d'arbousiers et de phyllirées qu'on se croirait dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages cassants et persistants ont toujours quelque chose d'artificiel et de théâtral. Ils seront beaux quand les chèvrefeuilles et les clématites qui les enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs à cette rigidité. Après le déjeuner, on reprend le vaste et solide omnibus, qui grimpe résolument vers le point central de l'Estérel.
Le massif intérieur, fermé transversalement par une muraille rectiligne d'une grande apparence, offre progressivement, des extrémités au coeur, un porphyre rouge mieux déterminé et d'un plus beau ton. A toutes les heures du jour, ces chaudes parois semblent imprégnées de soleil. La couleur est donc ici aussi riche que la forme, et les masses de la végétation, en suivant le mouvement heureux du sol, se composent comme pour le plaisir des yeux. Une belle route traverse le sanctuaire en suivant les bords du ravin principal, et, des points les plus élevés de son parcours, permet de plonger sur les grandes ondulations qui aboutissent à la mer. Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant du plus profond du tableau, remonte comme une haute muraille de saphir à l'horizon visuel! A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit des plantes qui sourient à nos pieds et sollicitent notre attention. Dis-moi, cher naturaliste, notre maître, si le papillon, qui a tant de facettes dans son oeil de diamant, peut voir à la fois la terre et le ciel, l'horizon et le ciel qui s'effleure! Il est bien heureux le papillon, s'il peut saisir d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche! Ah! que notre oeil humain est lent et pauvre, et avec cela la vie si courte!
Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on y échappe à la monotonie des grands oliviers, bien beaux aussi, mais trop répétés dans le pays. Sauf le liége, les essences de la forêt de l'Estérel sont, à l'espèce près, celles de nos régions centrales. Les châtaigniers paraissent se plaire surtout vers le centre. C'est là que nous nous arrêtons au hameau des Adrets, toujours orné de son poste de gendarmerie, comme d'une préface de mélodrame. La route était dangereuse autrefois, mais Frédérick-Lemaître a tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus que des souvenirs de tragédie burlesque.
Elle est pourtant sinistre, cette auberge des Adrets, et les auteurs du drame qui en porte le nom l'ont parfaitement choisie pour type de coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout aujourd'hui que la cuisine est fermée et abandonnée. Pourquoi? On ne sait. A force d'entendre les voyageurs plaisanter sur la mort fictive de M. Germeuil, les propriétaires se sont imaginé qu'on leur attribuait un crime réel. La porte principale est barricadée, les habitants du hameau regardent avec défiance et curiosité les tentatives que l'on fait pour entrer. Ils sourient mystérieusement, ils affectent un air moqueur pour répondre aux moqueries qu'ils attendent de vous. Il faut que certains passants les aient cruellement mystifiés. On frappe longtemps en vain; enfin, les hôtes vous demandent sèchement ce que vous voulez et consentent à vous conduire dans une salle de cabaret véritablement hideuse. Elle est sombre, sale et barbouillée de fresques représentant des paysages, des scènes de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et d'une couleur si féroce, qu'on est pris de peur et de tristesse devant cette navrante parodie de la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée à l'ancienne, que l'on ne vous ouvre qu'après bien des pourparlers et des questions.
—Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de curieux. Il ne s'y est jamais rien passé.
Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on veut voir l'escalier de bois. On le voit enfin dressé en zigzag, au fond d'une salle nue et sombre à cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et conduit à deux misérables petites chambres dans l'une desquelles ne fut pas assassiné M. Germeuil. Toute cette recherche du souvenir d'une fiction de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en voyage, et, en sortant, on rit de la figure ahurie et soupçonneuse de ces bons habitants des Adrets.
Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au golfe de Toulon. Le mistral y est moins rude, moins froid, plus vite passé; mais au baisser du soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est véritablement froide, jusqu'au moment où la nuit est complète. Alors il y a un adoucissement remarquable de l'atmosphère jusqu'au retour du matin. En dépit de ces bénignes influences, la végétation est beaucoup plus avancée à Toulon: pourquoi?
Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à l'île Sainte-Marguerite. La passerina hirsuta tapisse le rivage du côté ouest. Elle est en fleurs blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît que là dans toute la Provence. Par exemple, elle abonde au Brusc, dans les petites anses qui déchiquettent le littoral, mais toujours tournée vers l'occident. Est-ce un hasard ou une habitude?
Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales. Le sol que j'ai pu explorer en courant me semble très pauvre; pas l'ombre d'un tartonraire, pas de medicayo maritima, pas d'astragale tragacantha, rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes et de ce qui orne les beaux rochers du cap Sicier. Ma seule trouvaille consiste dans un petit ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles linéaires canaliculées, dont une démesurément longue. Je n'en trouve nulle part la description bien exacte, à moins que ce ne soit celui que mes auteurs localisent exclusivement sur le Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli celui-ci sur le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait sur un assez petit espace. De l'orchis jaune trouvé une seule fois à Tamaris, le 13 mars, point de nouvelles par ici; mais nous habitons une côte particulièrement aride, et les promenades en voiture ne sont pas favorables à l'exploration botanique.
Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble et mettre les lunettes du peintre. Pour le peintre de grand décor de théâtre, ce pays-ci est typique. Les formes sont admirables, les masses sont de dimensions à être embrassées dans un beau cadre, et leur tournure est si fière, qu'elles apparaissent plus grandioses qu'elles ne le sont en effet. Ce trompe-l'oeil perpétuel caractérise au moral comme au physique la nature et l'homme du Midi; il est cause du reproche de blague adressé à la population, reproche non mérité en somme. Le Midi et le Méridional annoncent toujours et tiennent souvent. Ils sont éminemment démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent frappés d'épuisement; mais ils se renouvellent avec une facilité merveilleuse, et, comme la terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée, ils refleurissent du jour au lendemain.
La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant pas aussi belle et aussi frappante ici que chez nous. La végétation n'y éclate pas avec la même splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait pas ressortir le réveil de la vie, et on n'y sent guère en soi-même ce réveil si intense et si subit qui s'opère chez nous par crises énergiques. Le vent de mer contrarie l'essor général. Le mistral est un petit hiver qui recommence presque chaque semaine, et qui est d'autant plus perfide qu'il n'altère pas visiblement l'aspect des choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle ici blanc presque tous les matins, et les promesses du soleil de la journée ressemblent à une gasconnade. Est-ce à dire que la nature n'y soit pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est un beau pays, et les organisations qu'il développe sont résistantes et souples à la fois.
Malheureusement, dans ces stations consacrées par la mode, ce que l'on voit le moins, c'est le type local. Homme, animaux, plantes, coutumes, villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement, échange de relations, c'est une grande auberge qui s'étend sur toute la côte. Si vous apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez sûr qu'ils sont occupés à servir les besoins ou les caprices de la fourmilière étrangère.
Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue, et, si j'avais une villa sur ce beau rivage, je la fuirais à l'époque où des quatre coins du monde s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est un tort d'être ainsi et de vouloir être seul ou dans l'intimité étroite de quelques amis au sein de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus intéressant de la création; je dirai pour mon excuse que, dans certains milieux où tout est artificiel, l'art semble appeler les humains à se réunir et les inviter à l'échange de leurs idées. Au sein du mouvement qui est leur ouvrage, ils ont naturellement jouissance morale et avantage intellectuel à se communiquer l'activité qui les anime. Il y a aussi de délicieux milieux de villégiature où la sociabilité plus douce et un peu nonchalante peut réaliser des décamérons exquis; mais, en présence de la mer et des Alpes neigeuses, peut-on n'être point dominé par quelque chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait de nous-mêmes et nous fait paraître misérable toute préoccupation personnelle?
Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la grandeur des choses extérieures nous jette en parcourant un jardin admirablement situé et admirablement composé à la pointe d'Antibes. C'est, sous ces deux rapports, le plus beau jardin que j'aie vu de ma vie. Placé sur une langue de terre entre deux golfes, il offre un groupement onduleux d'arbres de toutes formes et de toutes nuances qui se sont assez élevés pour cacher les premiers plans du paysage environnant. Tous les noms de ces arbres exotiques, étranges ou superbes, car le créateur de cette oasis est horticulteur savant et passionné, je te les cacherai pour une foule de raisons: la première est que je ne les sais pas. Tu me fais grâce des autres, et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé la flore exotique, moi qui suis si loin de connaître la flore indigène, et qui probablement, si tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais. Je me souviens d'une dame qui me disait de grands noms de plantes étrangères avec une épouvantable sûreté de mémoire, et qui me semblait si savante, que je n'osais lui répliquer. Pourtant je me hasardai à lui dire modestement:
—Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe exclusivement de l'étude du phaseolus.
Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot, et avoua qu'elle ne connaissait pas cette plante rare.
Pour ne point ressembler à cette dame, je ne me risquerai pas à te nommer une seule des merveilles végétales de l'Australie, de la Polynésie et autres lieux fantastiques que M. Turette a su faire prospérer dans son enclos: mais ce dont je peux te donner l'idée, c'est du spectacle que présente le vaste bocage où toutes les couleurs et toutes les formes de la végétation encadrent, comme en un frais vallon, les pelouses étoilées de corolles radieuses et encadrées de buissons chargés de merveilleuses fleurs. La villa est petite et charmante sous sa tapisserie de bignones et de jasmins de toutes nuances et de tous pays; mais c'est du pied de cette villa au sommet de la pelouse qui marque le renflement du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel prodige de culture, est verte et touffue, que l'on est ravi par la soudaine apparition de la mer bleue et des grandes Alpes blanches émergeant tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On est dans un Éden qui semble nager au sein de l'immensité. Rien, absolument rien entre cette immensité sublime et les feuillages qui vous ferment l'horizon de la côte, cachant ses pentes arides, ses constructions tristes, ses mille détails prosaïques; rien entre les gazons, les fleurs, les branches formant un petit paysage exquis, frais, embaumé, et la nappe d'azur de la mer servant de fond transparent à toute cette verdure, et puis au-dessus de la mer, sans que le dessin de la côte éloignée puisse être saisi, ces fantastiques palais de neiges éternelles qui découpent leurs sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je ne chercherai pas de mots excentriques et peu usités pour te représenter cette magie. Les mots qui frappent l'esprit obscurcissent les images que l'on veut présenter réellement à la vision de l'esprit. Figure-toi donc tout simplement que tu es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond comme une corbeille,» que tu me décris si bien dans ta dernière lettre, et que tu vois surgir de l'horizon boisé la Méditerranée servant de base à la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper de la distance considérable qui sépare ton premier horizon du dernier. Il semble que ce puissant lointain t'appartienne, et que toute cette formidable perspective se confonde sans transition avec l'étroit espace que tes pas vont franchir, car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton vallon pour mieux voir.—Ne le fais pas, ce serait beau encore, mais d'un beau réaliste, et tu perdrais le ravissement de cet aspect composé de trois choses immaculées, la végétation, la mer, les glaciers. Le sol, cette chose dure qui porte tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux sous le revêtement splendide des choses les plus pures. On peut se persuader qu'on est entré dans le paradis des poëtes... Pas une plante qui souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification, pas une enceinte, pas une cabane, pas une barque, aucun souvenir de l'effort humain, de l'humaine misère ni de l'humaine défiance. Les arbres de tous les climats semblent s'être donné rendez-vous d'eux-mêmes sur ce tertre privilégié pour l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne laisser apparaître à ceux qui l'habitent que les régions supérieures où semblent régner l'incommensurable et l'inaccessible.
Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience de ce qu'il entreprenait? A-t-il vu dans sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le spectacle étrange et unique au monde qu'il offrirait lorsque ces plantes auraient atteint le développement qu'elles ont aujourd'hui? Si oui, voilà un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à acclimater des raretés végétales, disons qu'il a été bien récompensé de son intéressant labeur.
Mais tout passe ou change, et il est à craindre que dans quelques années les arbres, en grandissant, ne cachent la mer. Quelques années de plus, et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner, car, si on émonde les maîtresses branches pour dégager l'horizon, leur souple feston de verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards de mouvement. Ce ne sera plus qu'un beau jardin botanique.
Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de bruyères blanches en arbres qui s'élevait au-dessus de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et les collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai contemplé de petites plantes, le dorycnium suffruticosum et l'epipactis ancifolia, qui se donnaient des airs de colosses en se profilant sur les vagues lointaines de la pleine mer. Barbare qui les eût cueillies pour leur donner l'horizon d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!
—C'est moi, pensais-je en regardant le jardin de M. Turette, qui voudrais bien emporter cet horizon de flots et de neiges pour encadrer mon jardin de Nohant!
Mais bien vite cette ambitieuse aspiration m'effraya. Je suis un trop petit être pour vivre dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je me donne trop à ce qui me dépasse dans un sens quelconque, et, quand je veux me reprendre après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. Je deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion ne fonctionnerait plus.
En effet, à quoi bon chercher la raison des choses quand elles vous procurent une extase plus douce que l'étude? On risque la folie à vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du Camp, dans son roman des Forces perdues,—un titre très profond!—raconte que deux âmes ivres de bonheur se sont épuisées et presque haïes sans autre motif que de s'être trop aimées. Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis rêvée, deviendrait-on l'ennemi du beau trop senti et trop possédé, à moins que, sans retour et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour habiter l'Éden, il faudrait donc devenir un être complètement paradisiaque. Adam en fut exilé, et s'en exila probablement de lui-même le jour où l'esprit de liberté le fit homme. Quelle irrésistible et décevante fascination ces Alpes et ces mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, doivent exercer sur l'âme! Comme on oublierait volontiers que le mal et la douleur habitent la terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs sereines où l'on rêve la permanence et l'éternité! Le son de la voix humaine arriverait ici comme une fausse note. Le désir de peindre, le besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme des velléités puériles. Le sentiment des relations sociales s'éteindrait, et la démence vous ferait payer cher quelques années d'un bonheur égoïste.
Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui viennent sur ces rivages admirables pour ne rien voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la grandeur qui les environne, ils n'oseraient pas vivre, ils ne le pourraient pas. Arrachons-nous au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt bêtes qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle est, la terre comme l'homme l'a faite. Le cruel, l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas l'aimer du tout.
Un autre jour, nous voici sur la Corniche, trottant sur une route que surplombent et que supportent follement des calcaires en ruine. Ici, la France finit splendidement par une muraille à pic ou à ressauts vertigineux qui s'écroule par endroits dans la Méditerranée. On côtoie les dernières assises de cette crête altière, et pendant des heures l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la lumière enivre, car tout est lumière; l'immense étendue de mer que l'on domine vous renvoie l'éblouissement d'une clarté immense, et son reflet sur les rochers, les flots et les promontoires qu'elle baigne, produit des tons qui deviennent froids et glauques en plein soleil, comme les objets que frappe la lumière électrique. A la distance énorme qui vous élève au-dessus du rivage, vous percevez le moindre détail ainsi éclairé avec une netteté invraisemblable. C'est bien réellement une féerie que le panorama de la Corniche. Les rudes décombres de la montagne y contrastent à chaque instant avec la vigoureuse végétation des ses pentes et la fraîcheur luxuriante de ses fissures arrosées de fines cascades. L'eau courante manque toujours un peu dans ces pays de la soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons sur les terrasses de l'abîme que l'on oublie l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités de la côte offrent à chaque pas un décor magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône de rocher, avec un pittoresque village en pain de sucre, arrêtent forcément le regard. C'est le plus beau point de vue de la route, le plus complet, le mieux composé. On a pour premiers plans la formidable brèche de montagne qui s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse sarrasine au fond d'un abîme dominant un autre abîme. Au-dessus de cette perspective gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent sans se vaincre, s'élève à l'horizon maritime un spectre colossal. Au premier aspect, c'est un amas de nuages blancs dormant sur la Méditerranée; mais ces nuages ont des formes trop solides, des arêtes trop vives: c'est une terre, c'est la Corse avec son monumental bloc de montagnes neigeuses, dont trente lieues vous séparent; plus loin, vous découvrez d'autres cimes, d'autres neiges séparées par une autre distance inappréciable. Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne m'oriente plus.
Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la mer étaient si limpides, qu'on distinguait les navires à un éloignement inouï, et les détails du Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il faut bien passer par là sans y planter sa tente, rend tout à coup mortellement triste.
La riante presqu'île de Monaco vous apparaît bientôt. On se demande par quel problème on y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est bien simple: on tourne pendant une grande heure le massif de la montagne, et, d'enchantements en enchantements, de rampe en rampe, on descend par des lacets l'unique petite route assez escarpée de la principauté: on admire tous les profils du gros bloc de la Tête-du-Chien, qui surplombe la ville et la menace, et on arrive de plain-pied avec la rive dans un grand hôtel qui est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un casino et une maison de jeu.
Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs de la nature, vous voilà jeté en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle clair de la jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l'ombre, au mystérieux gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe, succèdent et se mêlent la lueur blafarde du gaz, un caquetage de filles chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le bruit implacable de la roulette. Il y a là de jeunes femmes qui jouent pendant que sur les sofas des nourrices allaitent leurs enfants. Une jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne et s'endort accablée de lassitude, de chaleur et d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle, ou rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des babies de tout âge, de vingt-cinq à soixante-et-dix ans, essuient en silence la sueur de leur front en fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l'appelle sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue aussi et très décemment, il a déjà l'habitude. Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées errent autour du café. On dirait qu'elles ont froid; mais peut-être regardent-elles avec convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui s'en vont à pied, les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent presque l'aumône d'une place dans votre voiture pour regagner Nice. Les suicides ne sont point rares. Les garçons de l'hôtel ont l'air de mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent d'être mal servis ils répondent en haussant les épaules:
—Ça n'a donc pas été ce soir?
On dîne comme on peut dans une salle immense encombrée de petites tables que l'on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la recherche d'un dîner et d'un ami qui le paie. On retourne un instant aux salles de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, je n'y peux tenir; la puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville qui s'élance en pointe sur une langue de terre délicieusement découpée au milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux arbres qui l'enserrent. Nous montons au vieux château sombre et solennel. La lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais du prince est charmant et nous rappelle la capricieuse demeure moresque du gouverneur à Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le monde paraît endormi à neuf heures du soir. Nous revenons par la grève, où la mer se brise par de rares saccades très brusques au milieu du silence. La lune est couchée. Le gaz seul illumine le pied du grand rocher et jette des lueurs verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les orangers du jardin. La roulette va toujours. Un rossignol chante, un enfant pleure...
Pour gagner Menton, le lendemain matin, nous traversons une gorge qui ressemble aux plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de Tivoli; les oliviers y sont superbes, les caroubiers monstrueux. Ceci doit être un nid pour la botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et nous passons trop vite. Nous courons et ne voyageons pas. Il faudrait revenir seul au mois de juin. Nous sommes gais quand même, parce que nous nous aimons les uns les autres, et parce que voir ainsi défiler des merveilles comme dans la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai, du moins une ivresse excitante. On revient de la frontière d'Italie à Cannes en quelques heures. Route excellente, aucun danger et aucune interruption dans la splendeur des tableaux; mais trop de rencontres, trop d'Anglais, trop de mendiants, trop de villas odieusement bêtes ou stupidement folles, un pays sublime, un ciel divin, empestés de civilisation idiote ou absurde.
Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale incomparablement belle de notre France, j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la limite nord que je côtoyais l'automne dernier, et j'ai trouvé mon coeur plus tendre pour le pays des vents tièdes et des grands arbres baignés de brume. Le souvenir que l'on emporte des côtes de Normandie, c'est un parfum de forêts et d'algues qui s'attache à vous: ce qui vous reste des rivages de la Provence, c'est un vertige de lumière et d'éblouissements. Et ce qu'il y a encore de mieux, c'est notre France centrale, avec son climat souple et chaud, ses hivers rapidement heurtés de glace et de soleil, ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa faune variées comme le sol, où s'entre-croisent les surfaces des diverses formations géologiques, son caractère éminemment rustique, son éloignement des grands centres d'activité industrielle, ses habitudes de silence et de sécurité. Je l'ai passionnément aimé, notre humble et obscur pays, parce qu'il était mon pays et que j'avais reçu de lui l'initiation première; je l'aime dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de discernement, parce que je le compare aux nombreuses stations où j'ai cherché ou rêvé un nid. Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi propice au fonctionnement normal et régulier de la vie physique et morale. Notre Berry a beau être laid dans la majeure partie de sa surface, il a ses oasis que nous connaissons et que les étrangers ne dénicheront guère. Un petit pèlerinage tous les ans dans nos granits et dans nos micaschistes vaut toutes les excursions dans le nord ou dans le midi de l'Europe pour qui sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.
Le chemin de fer va nous supprimer plus d'un sanctuaire, ne le maudissons pas. Rien n'est stable dans la nature, même quand l'homme la respecte. Les arbres unissent, les rochers se désagrègent, les collines s'affaissent, les eaux changent leurs cours, et, de certains paysages aimés de mon enfance, je ne retrouve presque plus rien aujourd'hui. L'existence d'un homme embrasse un changement aussi notable dans les choses extérieures que celui qui s'opère dans son propre esprit. Chacun de nous aime et regrette ses premières impressions; mais, après une saison de dégoût des choses présentes, il se reprend à aimer ce que ses enfants embrassent et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier à la beauté des choses, il comprend que, pour être éternellement changeant et relatif, le beau n'en est pas moins impérissable. Si nous pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne pourrions plus nous diriger dans nos petits sentiers disparus. La culture toute changée nous serait peut-être incompréhensible, nous chercherions nos plaines sous le manteau des bois, et nos bois sous la toison des prairies. Comme de vieux druides ressuscités, nous demanderions en vain nos chênes sacrés et nos grandes pierres en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire, nos marécages féconds en plantes délicates et curieuses. Nous serions éperdus et navrés, et pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des poëtes, savoureraient la beauté de ce monde refait à leur image et selon les besoins de leur esprit.
Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou 3000? Comprendrions-nous leur langage? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles d'admiration ou de terreur? Par quels chemins ils auront passé! Que d'essais de société ils auront faits! L'individualisme effréné aura eu son jour. Le socialisme despotique aura eu son heure. Que de questions aujourd'hui insolubles auront été tranchées! que de progrès industriels accomplis! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science! On ne se demandera plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous a tant préoccupé à Crevant et qui nous tourmente encore, ni si l'on doit sacrifier dans les guerres la moitié du genre humain pour assurer la vie de l'autre moitié. On ne croira plus qu'une nation doive obéir à un seul homme, ni qu'un seul homme doive être immolé au repos d'une nation. On saura peut-être ce que célèbre la grosse grive du gui dans son solo de contralto, et de quoi se moque la petite grive des vignes qui lui répond en fausset. On ne comptera peut-être plus cent vingt espèces de roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en aura-t-on distingué cent vingt mille espèces; peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver le drosera dans un pot à fleurs, peut-être n'en paiera-t-on plus pour cultiver sept pieds de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans les églises et qu'il y en a un logé partout, voire même dans l'âme de la plante.
Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'âme de la plante et de l'ouvrage2 qui porte ce joli nom? Ce n'est peut-être pas un livre de science proprement dit, mais c'est le développement d'une hypothèse charmante, c'est le sentiment d'un observateur que la poésie entraîne.—Et, après tout, quel être dans l'univers peut vivre sans ce que j'appelle une âme, c'est-à-dire la sensation de son existence? Que cette sensation devienne conscience chez l'homme, affaire de mots pour exprimer un degré supérieur atteint par une même et seule faculté. Où commence l'être et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce n'est pas la faculté de locomotion, premier degré de la liberté sacrée, qui le caractérise essentiellement. Dans certaines choses, le mouvement semble voulu; chez certains êtres, il semble fatal. La véritable vie commence où commence le sentiment de la vie, la distinction du plaisir et de la souffrance. Si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de discernement les conditions nécessaires à son existence—et cela est prouvé par tous les faits,—nous ne sommes pas autorisés à refuser une âme au végétal. Pour moi, je me définis la vie, le mariage de la matière avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce n'est pas ma faute si on ne me fournit pas une formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit existe partout où il fonctionne, si peu que ce soit. L'âme d'une huître est presque aussi élémentaire que celle d'un fucus. C'est une âme pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente au reste de l'univers que la nôtre. Si la nôtre se dissipe et s'éteint avec les fonctions de l'être matériel, nous ne sommes rien de plus que la plante et le mollusque; si elle est immortelle et progressive, le jour où nous serons anges, le mollusque et la plante seront hommes, car la matière est également progressive et immortelle.
Nous voici loin de la doctrine du jugement dernier et du drame fantastique de la vallée de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me déplaisent; elles semblent indiquer un dogme de renouvellement, et elles sont en complet désaccord avec les décisions catholiques qui placent le jugement de l'âme au moment qui suit la mort de chacun de nous. Si nous devons attendre pour reprendre notre dépouille mortelle et pour marcher dans l'avenir terrible ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde que nous habitons, c'est un sursis d'exécution qui a sa valeur. C'est aussi une concession temporaire à la croyance au néant dont il faut prendre note. Toute la doctrine du spiritualisme catholique repose ainsi sur une foule de notions et de symboles contradictoires que l'Église a fait entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue orthodoxie. Elle succombe à cette pléthore, recueillant aujourd'hui ceci, et rejetant demain cela, au hasard des circonstances et selon les besoins de la cause du moment. Elle a fait grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a jamais compris, et qu'elle tue en irritant une réaction cruelle, mais légitime.
Après un mois d'excursions dans les environs du littoral, nous sommes revenus avec nos amis à Toulon, où d'autres amis nous attendaient, et j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions montagneuses de la Provence où se brise le mistral et où la vraie beauté du climat donne asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes de Savoie. C'était encore trop tôt. Les clématites qui revêtent des arbres entiers étaient encore sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries. N'importe, le lieu était toujours ce qu'il est, un des plus beaux du monde.
Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur les hauteurs près des sources du Gapeau, à trente-deux kilomètres de Toulon. La route est belle, on va vite. On traverse des régions maigres et sèches, des collines pelées ou revêtues de terrasses d'oliviers petits et laids. Ce n'est pas avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le prendrait en haine; mais là il est de plus en plus splendide jusqu'à Menton. On ne le taille pas, il devient futaie, il est monumental et primitif.
Il ne faut pas le regarder dans le pays qui nous conduit à Montrieux. A Belgentier, le pays devient charmant quand même. On avance dans une étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui descendent de la montagne et qui se laissent choir en cascades dans les prairies et les cultures pour se joindre en bondissant au Gapeau, qui bondit lui-même. On n'est plus dans le pays de la soif. La vue de tant d'eaux limpides, folles et gaies est un enchantement.
On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus des bois, les dents blanches, bizarrement découpées et fouillées à jour, de la crête des montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à nos compagnons que nous allons grimper jusque-là. Comme il fait très chaud, on s'en effraie; mais, une demi-heure après, sans descendre de voiture, nous entrons dans ces dentelures fantastiques, nous sommes dans la forêt de Montrieux, un gracieux pêle-mêle de roches ardues, de vallons étroits, d'arbres magnifiques, de buissons épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons à gué le Gapeau, qui danse et chante sur du sable fin et doré, au milieu des herbes et des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un Éden.
Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette entrée de forêt autour du gué de Gapeau est le plus bel endroit de la promenade. C'est que nous eussions dû déjeuner et ne point passer seulement; mais l'envie de revoir la source et d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a fait quitter un peu la proie pour l'ombre.
La chartreuse nouvelle est fort laide et sans intérêt aucun. Les débris de l'ancienne sont enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée où le roc montre ses flancs âpres à travers le revêtement de la forêt. C'est un de ces sites sauvages qu'en de nombreuses localités les gens intitulent emphatiquement le bout du monde, et qui, comme toutes les fins, est l'embranchement d'un monde nouveau. Si la montagne enferme la ruine et semble la séparer du reste de la terre, à cent pas au-dessous on voit la muraille faire un coude, une verte petite prairie s'ouvrir le long du ruisseau, se rétrécir pour s'entr'ouvrir plus loin et déboucher dans les larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à la mer. L'endroit est frais, austère et riant à la fois.
—On y vivrait, me dit mon ami Talma, le capitaine de vaisseau. C'est une retraite, un nid, un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma vie.
—En famille?
—Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose sans famille, seul au monde, las des voyages, revenu de la grande illusion du devoir. Vivre là d'étude et de rêverie....
—Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai rêvé partout, l'insaisissable chimère du repos?
Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait fait de cette sauvage résidence le centre de son activité. M. de Cérisy était un entomologiste distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant à communiquer au monde savant le fruit de ses recherches et de ses explorations. Nous voyons encore dans un pavillon, à travers les vitres, une grande boîte de toile métallique qui a servi à l'élevage des chenilles ou à l'hivernage des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont dû lui donner de grandes jouissances et de grands enseignements. Un sentiment de respect s'empare de nous, et je ne sais comment je me surprends à penser à toi, à ta retraite, à tes courses, à tes occupations, et à me rappeler Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine d'années, certaine phalène blanche que vous avez souvent trouvée depuis, mais que nous appelions alors desideratum Touranginii.
En ce moment, toute ta vie se présenta devant moi, résumée par une de ces rapides opérations de la pensée que les métaphysiciens, lents à penser, n'ont jamais su nous apprendre à expliquer et à exprimer en peu de mots. Je n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles tout ce qui m'apparut en trois secondes, et il me faudrait beaucoup de mots pour raconter ce que le souvenir me raconta instantanément. Je te vis d'abord adolescent, aussi mince, aussi chevelu, aussi calme que tu l'es aujourd'hui, avec de grands yeux clairs et je ne sais quoi d'ailé dans le regard et dans l'attitude qui te faisait ressembler à un de ces oiseaux de rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables en réalité. On disait de toi:
—Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? disait ton père.
—Rien et tout, lui répondais-je.
Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. C'est tout ce qu'on savait de tes occupations, et on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont les seuls que j'aie vus tromper les yeux au point de faire illusion. Ils avaient le mouvement, l'attitude vraie, la grâce essentiellement propre à leur espèce, outre que tu ne choisissais que des sujets intacts, lustrés, frais et en pleine toilette, selon la saison. C'étaient des chefs-d'oeuvre.
Tu préparas ensuite des papillons avec une perfection égale, cherchant à conserver avec pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles, les microscopiques enfin, d'où te vint le surnom de Micro, dont nous n'avons jamais su nous déshabituer.
Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux et à peindre des lépidoptères: autres merveilles! Tu étais décidément d'une adresse inouïe. Étais-tu artiste? étais-tu savant? Tes échantillons furent admirés, et, quand ta famille perdit une fortune qui t'eût permis de ne faire que ce qui te plaisait, tu entras comme préparateur au Muséum d'histoire naturelle sous les auspices de Geoffroy Saint-Hilaire. Il nous semblait que tu étais casé, comme on dit bourgeoisement, et que, ayant la passion exclusive des sciences naturelles, tu arriverais peu à peu à pouvoir la satisfaire en dehors d'une étroite spécialité; mais, au bout de quelques mois, tu nous revins dégoûté de ces arides commencements, affamé d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant. Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut avec joie et ne te gronda pas.
Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre vieillard m'avait dit:
—Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On arrive à tout quand on est doué comme lui.
Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce qu'il avait senti en toi un véritable amant de la nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre ta fuite. Arriver, voilà un grand mot, le mot, le but, le charbon ardent de la génération actuelle. Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y as pas cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent n'allume rien, ce mot qui résume pour la plupart des hommes, un océan de déceptions. Je ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand ils sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité, c'est le but du vulgaire; les esprits plus élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la satisfaction intérieure de se rendre utiles, de servir la science, la philosophie, le progrès, la patrie.
Une modestie excessive, farouche même, t'a persuadé que tu n'avais rien d'utile à communiquer personnellement, et, dédaignant de te résumer, tu as tout appris et tout donné, tes collections, tes observations, tes découvertes, à quiconque a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée dans une sorte de contemplation attentive dont je ne comprends que trop les délices, mais que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde chez toi par une manifestation de ta volonté. Tu es resté inébranlable, je dirais impassible, si je ne connaissais la solidité de tes muettes affections et l'enthousiasme de tes admirations secrètes. Tu avais une philosophie pratique mieux formulée en toi-même que je ne le supposais: avais-je raison, avais-je tort de la combattre?
Assis un instant pour reprendre haleine sur une pierre du sentier de ce bout du monde fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de Cérisy, je me demandais sérieusement si j'étais arrivé moi-même à une limite quelconque de mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup plus sage que moi en limitant la tienne dès ta jeunesse à l'exercice paisible et soutenu de ton intelligence, sans aucun souci de la faire connaître en dehors de l'intimité.
Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te donner tort. Ma raison—jamais mon coeur—t'a quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le vrai en me persuadant qu'il fallait instruire les autres, et que le devoir de quiconque avait un don, grand ou petit, était impérieusement tracé: se communiquer à toutes les insultes, se révéler, se donner, s'immoler, s'exposer à toutes les injures, à toutes les calomnies, à tous les déboires de la notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de jugé au fond de soi. Si ma nature et mon éducation m'eussent permis d'acquérir la science, j'aurais voulu explorer le monde entier en savant et en artiste, deux fonctions intellectuelles dont je sentais en moi, je ne dis certes pas la puissance, mais l'appétence bien vive et le désir bien ardent. Une plus humble destinée m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard et faute de mieux, les sentiments et les luttes de l'être humain, et peu à peu j'ai pris à coeur ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et que les personnes purement pratiques méprisent profondément ou ne comprennent pas du tout.
Engagé dans cette voie, et voyant le temps qu'il faut y consacrer, la dépense d'énergie vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas un vain travail, et, poursuivi par un type idéal applicable à l'être humain, j'ai cru parfois très-utile de tenter de le dégager de la fiction des entrailles de l'humanité présente, qui le porte en elle sans y croire, mais qui le fait vibrer et tressaillir par moments en le trouvant exprimé dans un livre, dans un tableau, dans un chant, dans une oeuvre d'art quelconque.
Je ne me suis pas fait de grandes illusions sur la portée de mon travail; mais, s'il a produit peu d'effet, la faute en est à mon peu de talent, non à mon but, qui était trop consciencieux pour ne pas me paraître sérieux. Ceci donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, si bien il y a, me venait en dormant et que je ne savais pas composer d'avance. Dans cet emploi soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue j'ai senti pourtant, avec un regret quelquefois bien douloureux, combien sont à envier ceux qui, au lieu de produire sans relâche, se sont réservé le droit d'acquérir sans cesse: et souvent dans ta modeste fortune, dans tes longues claustrations d'hiver, dans tes courses solitaires des beaux jours, dans ton état d'absorption par l'examen et l'étude de la nature, tu m'as paru le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin d'arriver, toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux au port que tu n'as pas voulu quitter. Moi, j'ai eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens toujours vers les miens sans autre joie que celle de les retrouver. Ce n'était donc pas la peine de quitter la terre natale, puisque arriver, pour moi, c'est toujours revenir.
Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais mauvaise grâce du moment que la faculté d'aimer et d'admirer ne s'est point amoindrie en moi dans mon combat avec la vie; mais, quand on pense à soi, quand on compare sa destinée avec d'autres destinées qui nous intéressent également, on est porté—c'est mon travers—à chercher l'idéal de la vie pour tous les êtres du présent et de l'avenir. C'est la pente que suivait ma pensée pendant que nous revenions à la nouvelle chartreuse.
Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un groupe de chartreux qui se promenaient: un gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne, cinq ou six autres moins frappants de type, et un jeune, grand, brun, d'une figure triste et d'une beauté remarquable dans son sévère costume de laine blanche, qui semblait fait pour s'harmoniser avec la roche calcaire, le sentier poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans ce pays des styrax et des clématites, ces personnages tomenteux3 semblaient un produit du sol.
On nous apprit que le beau chartreux était le héros de mille légendes dans la province, qu'un mystère impénétrable enveloppait le roman de sa vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son pays, que, selon les uns, il cachait là le remords d'un crime, et, selon les autres, une dramatique histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous informer davantage. Eu égard à sa belle figure, nous lui devons de ne pas chercher la prose peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde forestier qui nous servait de guide nous dit que ces moines étaient paisibles et doux, très charitables, et faisaient beaucoup de bien.
Je me demandai quel bien on pouvait faire dans ce désert, à moins de le défricher et de le peupler. Pour le dernier point, les chartreux se sont mis officiellement hors de cause par leurs voeux, et, quant au premier, il est tout à fait illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la classe des propriétaires associés pour le grand bien de leur immeuble, et encore ne présentent-ils pas le modèle d'une bonne association, car la prière, la méditation, la pénitence et les offices absorbent la bonne moitié de leur existence. On ne fait pas un bien gros travail des bras et de l'intelligence quand l'esprit est ainsi plongé, à heures fixes, dans la stupeur du mysticisme.
Faire travailler, donner de l'ouvrage aux pauvres, c'est le classique devoir des propriétaires dans les pays habités; mais, en Provence, au coeur de ces roches revêches, où le petit propriétaire suffit tout au plus à sa tâche ingrate, il n'y a pas de bras à employer. Tous les travaux du littoral sont faits par des étrangers, et les forêts de l'État, qui remplissent les gorges de la montagne, seraient et sont probablement plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les terres arables des chartreux. Si leur établissement emploie quelques pauvres diables, c'est parce qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme, leurs charités, que je ne nie point, seraient tout aussi bien répandues par de simples particuliers qui n'auraient pas la tête rasée en couronne et porteraient des souliers au lieu de porter des sandales. Le luxe archéologique de leur costume peut encore poser pour le peintre; voilà tout l'emploi qui lui reste.
En regardant ces beaux figurants s'éloigner et se perdre dans le décor de la chartreuse, je me demandai naturellement quel monde, sublime ou idiot, celui qui nous avait frappés portait sous ce crâne rasé, exposé aux morsures d'un soleil dévorant. Est-il arrivé, celui-là? A-t-il trouvé dans le cloître une solution à son existence? Poésie féconde ou anéantissement stérile, s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au port; mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce lieu-ci est un Éden, et l'image divine y est revêtue de sublimité; mais le catholicisme n'a-t-il pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu au mystique particulièrement de se plaire à la contemplation des choses extérieures? Quel enfer d'ailleurs que la promiscuité du communisme pratiqué dans ce sens étroit et sauvage du couvent? Les chartreux ont, il est vrai, des habitations séparées, mais qui se touchent en s'alignant dans une enceinte rectiligne. Ces petites maisons propres et nues, avec leur ton jaune et leur couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup à une maison de fous. Il y en a une douzaine, et toutes ne sont pas occupées. Je crois bien que le groupe de six ou sept religieux que nous avons rencontré compose toute la communauté. J'ignore s'ils observent bien strictement la règle austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la prison cellulaire, du silence et du salut classique: Frère, il faut mourir! Ils ont, ma foi, bien raison, les pauvres hères, et je ne les blâme point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans la vie cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement et sans qu'on l'admire ou le plaigne.
Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, le long de ces eaux limpides, au pied de ces roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces beaux arbres, dans ces clairières baignées de soleil où croissent de si belles fleurs et de si sveltes graminées, une vie à vivre dans les délices de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la Provence n'existe pas pour rien, elle n'a pas été créée pour des chartreux, ni même pour des entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient au peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit, à l'amant et à l'ami, tout comme au botaniste et au géologue. Il faudrait être tout cela pour habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes dignes de s'y réfugier et de le posséder avec le respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande chaque fois que l'on rencontre un vestige du beau primitif, dans des conditions de douceur appropriées à l'existence humaine. On pourrait vivre ici de chasse et de pêche, de fruits et de légumes; le sol est excellent. On n'y serait pas enfermé et séparé du reste des hommes; les chemins sont beaux en toute saison, et il faudrait d'ailleurs y vivre en famille, car sans famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de choses tour à tour intellectuelles et pratiques, que le ménage occupât les femmes sans les abrutir, et que le travail passionnât les hommes sans les absorber et les rendre insociables.
Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la grande devise Fais ce que veulx! En possession de cette absolue liberté, l'homme rationnel est inévitablement porté par sa nature à ne vouloir que le bien. Dès lors je peuple cette solitude à ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse avec ses clochetons vernis, qui ressemblent à des parapluies fermés, et ces petites maisons, qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue à la merveilleuse flore de cette région cette partie trop longtemps mutilée de son domaine. Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, ni villa, ni chalet pour abriter les créatures d'élite que j'évoque. Je ne suis pas en peine du détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence et le goût, quelques-unes ont probablement le génie. Elles ont su se construire des habitations dignes d'elles et les placer de manière à ne pas faire tache dans le paysage. Je ne vois pas non plus quel costume elles ont revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble en rien à nos modes extravagantes ou hideuses. Il n'y a point de mode dans ce monde-là. Chacun marque ou adoucit son type avec art et discernement; tout y est harmonieux d'ensemble et ingénieux de détail comme la nature qui l'environne et l'inspire.
La langue que parlent ces êtres libres n'est pas la nôtre; elle est débarrassée de ses règles étroites et compliquées. Elle est aussi rapide que la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la nuance de l'adjectif est enrichie. Il ne faut pas des années, il faut des jours pour apprendre cette langue, parce que la logique humaine s'est dégagée, et que le langage humain s'en est imprégné naturellement. J'ignore le mode d'occupations de mes thélémites. Ils ont trouvé des lumières qui simplifient tous nos procédés; mais, quelle que soit leur étude, je les vois sinon réunis volontairement à de certaines heures, du moins groupés dans les plus beaux sites à certains moments et se communiquant leurs idées avec l'expansion fraternelle des sentiments libres. L'art est là en pleine expansion, et la nature inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline Viardot chante au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix esquisse des profils de rochers où son génie évoque le monde fantastique. Nos maîtres aimés y conçoivent des livres sublimes; nos chers amis y rêvent des bonheurs réalisables, et nous deux, cher Micro, nous y cueillons des plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux qui sont à ceux qui ne sont plus et à ceux qui seront!