Nouvelles lettres d'un voyageur
V
A PROPOS DE BOTANIQUE
Juillet 1868.
Puisque ces lettres, toujours commencées avec l'intention d'être particulières, ont pris chacune un développement qui me les a fait croire propres à être publiées, et puisqu'en leur donnant le titre de Lettres d'un voyageur, j'ai cru leur conserver le ton de modestie qui convient à des impressions toutes personnelles, il est temps peut-être que je les accompagne d'un mot de préface et d'explication.
Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et par l'hostilité, de reprendre ce genre de travail qu'on disait m'avoir réussi jadis dans la période de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au besoin de me résumer un peu, et je n'ai point du tout cherché à mettre le passé de ma vie intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore si, dans des régions plus élevées que celle où je promène cette vie un peu aventureuse et toujours sincère, les penseurs se croient forcés d'expliquer leurs variations. Moi, j'ai la simplicité de regarder les miennes comme un progrès, et je n'attache pas assez d'importance à ma personnalité pour ne pas lui donner un démenti quand je pense qu'elle s'est trompée. Il y a des personnalités susceptibles qui répondent par un soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité nouvelle, vendue à quelque intérêt humain, s'efforce de renier son passé honnête et candide. Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, mon indépendance ne s'est point rangée au joug du convenu, je ne me suis pas réconcilié avec ce qui facilite la vie et allège le travail; j'ai cherché un chemin, je l'ai trouvé, perdu, retrouvé, et je peux le perdre encore. Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne m'empêchera de le dire. La contrée idéale que j'appelais autrefois la verte bohème des poëtes s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais les fleurs fantastiques y ont fait de moins fréquentes apparitions. J'ai essayé de trouver le vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma protestation.
J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine avec d'autres yeux, et reconnu que, dans la période du doute et du découragement, je voyais mal parce que je ne voyais pas assez; mais je crois sentir avec le même coeur, penser avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas que l'ancien moi, qu'il s'incline ou non devant le nouveau, lui cherche querelle ou lui adresse un reproche.
En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais à mon cher Rollinat qui n'est plus:
«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans. Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations découleront de ma plume! Comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux! Comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureux4.»
Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux ermite qui se promène à travers mes romans; mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien, et certes il n'est pas un philosophe bien profond, car c'est moi. Je ne sais s'il condamnerait et gourmanderait la jeunesse de son temps, si elle était jeune et malheureuse; mais, chose étrange, cette jeunesse nouvelle rit de tout, elle exorcise le doute au nom de la raison, elle ne comprend rien aux souffrances morales que les vieux ont traversées, elle s'en moque un peu, et un des plus naïfs; un des plus émus, un des plus jeunes de cette époque de refroidissement, c'est encore le vieux ermite qui la contemple avec surprise.
Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque où nous voici! Je crois bien qu'il n'eût pas résisté aux tentations de suicide qui l'assiégeaient. Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand même, croyant fermement qu'elle est une transition inévitable, peut-être nécessaire, un passage difficile, mais sûr, pour monter plus haut.
Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura fantaisie de monter. Donnez-lui la main, vous qui pensez à peu près comme lui, et vous aussi qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent rester en bas crieront après nous tous et nous envelopperont dans le même anathème. Que cette persécution nous unisse, car notre but est le même, et, si ce n'est la conviction, c'est du moins le sentiment de notre droit qui nous rend solidaires. Nous ferons tous effort pour gagner les hauteurs, chacun suivant ses moyens et ses procédés, et il est des étapes où nous ne pouvons manquer de nous rencontrer, des refuges où nous aurons à lutter ensemble contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte en riant si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes pas trop sous les arbres du chemin, et qu'à l'heure du combat tu saches te défendre!
A MAURICE SAND.
Nohant, 15 juillet 1868.
Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers l'horizon les hachures de la pluie se dessinent en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent à frissonner à la cime des tilleuls, et la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine de la direction que le vent va prendre. C'est le moment de rentrer les enfants, les petites chaises et les jouets fragiles. L'aînée voudrait jouer encore sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie; mais le vent vient brusquement gonfler les plis de sa petite jupe, une large goutte d'eau tombe sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère Henriette, la poupée favorite, et vient se réfugier dans mon cabinet.
Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la fiction, le drame de la pluie. L'enfant ouvre une ombrelle et marche effarée par la chambre; elle se livre à une pantomime charmante de grâce et de vérité. Elle se courbe sous les coups de l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde, elle avertit Henriette de tous les dangers qui la menacent, elle la préserve, elle la pelotonne sous son bras, enfin elle combat la tempête avec elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte son enfant, qu'il me faut essuyer, réchauffer et caresser comme un Moïse sauvé des eaux. Cette comparaison, qui ne peut pas être dans son esprit, perce aussitôt dans le mien.
La dualité de l'âme éclate dans cette puissance qu'un enfant de trente mois possède déjà de dédoubler dans son esprit la réalité et le simulacre; mais voici un autre phénomène. J'étais en train d'écrire; l'action scénique m'intéresse, je l'observe, j'y prends part. Je joue mon rôle dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune des répliques que nous échangeons, ma plume reprend sa course sur le papier, l'idée que j'exprimais se retrouve dans la case de mon cerveau où je l'ai priée d'attendre, mon être intellectuel a suivi l'opération que l'enfant a su faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs, l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre qui représente la fille des pharaons arrachant aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction que ne l'est ma petite-fille. Je le suis peut-être davantage, car je vois le paysage égyptien qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois la mère qui se cache dans les roseaux, pleine d'angoisse, jusqu'à ce que son fils soit recueilli et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, plus développé en moi, rêve une émotion que je ressens presque...
Et pourtant mon travail, complètement étranger à ce genre d'impressions, va son train, et après chaque interruption de mon dialogue avec ta fille, dont la grâce me charme et m'occupe, il se trouve suffisamment élaboré pour que je le reprenne sans effort et sans hésitation. L'habitude de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma tâche quotidienne, a sans doute préparé et amené peu à peu ce résultat un peu exceptionnel; mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux, il me donne à réfléchir sur les facultés de notre être intellectuel, et ces réflexions, je veux te les résumer à mesure quelles se succèdent et se groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant s'est endormie; voyageurs, nous ne voyageons pas: en ce moment, la nature nous chasse de es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut boire à l'aise, l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse feuillée, le paysage s'est rempli de voiles où la couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment d'entreprendre une petite excursion dans le domaine de l'invisible et de l'impalpable?
Essayons.
Bien que la botanique, qui me préoccupe cette année par son côté philosophique, ne soit pas le sujet direct de cette causerie, c'est elle qui m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur l'âme de la plante, et je m'imagine avoir trouvé quelque chose pour ma satisfaction personnelle tout au moins. Cela se résume en quelques mots, mais il m'en faudra davantage pour y arriver; prends patience.
«Nous avons deux âmes: l'une préposée à l'entretien et à la conservation de la vie physique, l'autre au développement de la vie psychique. La première, involontaire, impersonnelle, qui tombe sous l'examen et l'appréciation de la science physiologique, est, avec plus ou moins d'intensité, identique chez tous les hommes. L'autre, dont l'étude est du ressort des sciences métaphysiques, c'est le moi personnel, l'homme affranchi de la fatalité, le souffle impérissable et mystérieux de la vie.»
Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans, un ami très-intelligent et très-modeste qui n'a jamais fait parler de lui comme philosophe.
Cette définition pouvait être forcée quant à l'expression: il donnait le même nom à l'instinct et à la réflexion; mais, dans son langage figuré, il résumait peut-être d'une façon pénétrante et saisissante le problème de l'humanité. Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours paru résoudre admirablement le mystère de nos contradictions antérieures et les antinomies sans fin qui divisent les hommes à l'endroit de leurs croyances.
Voici ce que je lis dans un livre dernièrement publié:
«Les choses se passent dans l'être humain comme si, à côté du cerveau pensant, il y avait d'autres cerveaux pensant à notre insu, et commandant à tous les actes ce que j'appelle la vie spécifique. Le dualisme de l'homme et de l'animal, de l'ange et de la bête, n'est point chimère, antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le centre noble, et voilà les centres divers de la moelle et du système nerveux sympathique. Ici règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se répand sur la vie humaine quand on se met à y démêler l'oeuvre de l'intelligence consciente et volontaire, et le travail lent, monotone et fatal de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires! Comme l'âme proprement dite se trouve parfois devant cette âme-instinct qui ne devrait être que servante5».
Voilà bien, en somme, la définition de mon vieux philosophe—sans le savoir: une âme libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de l'être; une âme esclave, spécifique, c'est-à-dire commune à toute l'espèce, agissant dans les régions inférieures; ici la moelle épinière transmettant ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale luttant avec la volonté, dont il est le siège, contre les volitions aveugles de l'instinct.
De là deux propositions contraires qui contiennent chacune une vérité incontestable.
«L'homme est toujours et partout le même, disent les uns: cruel, lascif, intempérant, paresseux, égoïste. Les mêmes causes produisent et produiront toujours les mêmes effets. L'homme ne progresse point.»
Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct est fatal et ne s'épuise ni dans le temps ni dans l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne renonce jamais à la lutte.
«L'homme est essentiellement et nécessairement progressif, disent les autres. Chaque révolution sociale ou religieuse marque une étape de son perfectionnement, chaque effort de son intelligence amène une découverte, chaque instant de sa durée est un pas vers le mieux.»
Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire. Aussitôt que l'on prend la peine de distinguer, on se trouve d'accord.
Nous arriverons, je pense, à savoir compter jusqu'à trois, qui est le nombre sacré, la clef de l'homme et celle de l'univers, et une bonne définition nous fera quelque jour reconnaître en nous, non pas seulement deux âmes aux prises l'une contre l'autre, mais trois âmes bien distinctes, une pour le domaine de la vie spécifique, une autre pour celui de la vie individuelle, une troisième pour celui de la vie universelle. Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable de la vie spécifique, mettra l'accord et l'équilibre entre cette vie diffuse chez tous les êtres et la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera te vrai lien, la vraie âme, la lumière, l'unité.
Chacun de nous, à un degré quelconque, porte en lui cette troisième et suprême puissance, puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche un nom, et s'inquiète de son emploi; mais l'éclair a bien des nuages à traverser encore, et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles où s'amasse la foudre, pour que l'homme, frappé de la vérité comme d'une flèche divine, découvre sa vraie force et remplisse enfin son vrai rôle sur la terre.
L'excellent livre que je viens de te citer, et que tu voudras lire, est le développement analytique du dualisme où l'homme actuel est encore engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent de cette lutte est navrant, mais il aboutit à des espérances d'un ordre supérieur. Il est plein d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à l'instinct spécifique, plein d'enseignements et d'exhortations à l'homme individuel, qui est ardemment sollicité de dégager le principe impérissable de sa liberté du tourbillon des passions basses ou des fantaisies coupables. C'est un livre de morale et de philosophie écrit par un savant et un libre penseur, car il nous engage à rejeter ces vains termes de spiritualisme et de matérialisme qui nous éloignent de la recherche de la vérité. Funeste antagonisme, en effet! Il semble que l'humanité se condamne à marcher sur des lignes parallèles sans vouloir jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et que, de cette stupide obstination, les individus se fassent un point d'honneur et un mérite personnel. Faudra-t-il en conclure que bien des gens n'auraient rien à dire, s'ils ne disaient pas d'injures aux autres?
La critique philosophique, dont le rôle est grand en ce moment-ci, est forte quand elle signale l'abus des mots et le vide des formules. C'est tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour, et il semble qu'il ne soit pas encore de son ressort de chercher une solution. Les ignorants s'en impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment personnel doit se manifester et se concentrer dans quelque aphorisme magique sanctionné par l'expérience et la raison. Faites place à ces ardeurs de la pensée, hommes de réflexion! elles vous donnent la mesure de nos tendances et de nos besoins. Ne les dédaignez pas, elles sont un thermomètre à consulter, une face de l'humanité à examiner. La preuve de ce besoin, c'est le catholicisme de pur sentiment qui se prêche avec succès aujourd'hui dans les salons et les églises, doctrine incapable de lutter contre la critique historique et habile à esquiver ses coups, mais forte de nos aspirations et adroite pour les accaparer au profit de sa cause. Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine expérimentale! Trouvez dans vos plus consciencieuses inductions un refuge pour notre idéalisme; autrement tous les faibles, tous les indécis, tous les illettrés passeront du côté du christianisme moderne, espérant y trouver la paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner sa foi.
M. Vacherot, dans un solide et délicat travail récemment publié dans la Revue, nous trace une esquisse instructive de la situation du catholicisme actuel. Malgré son exquise courtoisie pour les lumières de la chaire et de la polémique religieuse, il met ces lumières au pied du mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier les textes sacrés, de les mettre d'accord et de définir l'orthodoxie. L'Église répond in petto: Non possumus; mais elle continue à nous parler avec une éloquence plus ou moins entraînante (M. Vacherot a un peu exagéré le talent de ses adversaires par excès de générosité ou de finesse) des points lumineux que cherche à ressaisir l'humanité présente: l'âme immortelle, la divinité personnelle, l'avenir infini, les cieux ouverts, l'idéal en un mot.
Devant une critique et une philosophie qui ne peuvent sauver ouvertement ces trésors du naufrage, qui ne pensent pas même devoir trop affirmer qu'ils existent, l'Église invoque le sentiment, supérieur selon elle, à la raison, et les êtres de sentiment vont à elle.
Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue que je ne puis pousser jusque-là l'indifférence et la sérénité. Je vois l'âme supérieure s'atrophier dans ce divorce avec la logique et retourner à l'enfance de l'humanité, enfance sacrée, poétique, respectable en son temps, dans son premier développement normal; sénilité puérile et funeste, presque honteuse à l'heure que nous marque aujourd'hui l'aiguille du temps.
Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour une croyance qui réponde aux besoins de notre libre aspiration sans condamner à mort cet instinct spécifique, qui est le code imprescriptible de la nature animée? Et même dans le sanctuaire de l'encéphale, dont les opérations sont aussi multiples et aussi mystérieuses que la structure anatomique du cerveau est compliquée et insaisissable, il nous est impossible de marier la lucidité supérieure à la clairvoyance pratique? Nous sommes donc des infirmes, des êtres épuisés, à moins que nous ne soyons des intelligences qui n'ont encore rien commencé?
Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits qui sentez palpiter en vous la troisième âme, la grande, la vraie, celle qui n'affirme pas timidement l'idéal et qui le prouve par cela même qu'elle le possède, qui ne tressaille pas d'effroi devant l'épreuve scientifique parce qu'elle sait a priori que cette épreuve sera la sanction de sa foi aussitôt qu'elle sera complète et décisive. Cette âme a autre chose à faire que de vaincre les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle éclora dans des organisations qui les auront vaincues; mais, sitôt qu'elle parlera, elle enseignera rapidement comment il est facile à tous de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème qui consterne notre élan philosophique vers la beauté morale; elle nous rendra moins sévères pour les obstinations de la vie spécifique. Ces tyrannies de la chair ne sont redoutables que parce que l'âme universelle n'a point clairement parlé en nous, et que l'âme personnelle n'a pas d'armes assez bien trempées pour le combat. Ces armes de la foi et de la grâce que les catholiques se vantent de posséder sont aussi faibles que celles du scepticisme, puisque les tentations sont plus âpres à mesure que le chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce n'est pas la haine et le mépris de la chair qui en imposent à cette sourde-muette que nous portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme libre de ses propres mouvements pour combattre des mouvements qui ne sont pas libres de lui obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut l'éclat d'une vérité supérieur à toutes les individualités, et supérieure même à leur liberté, car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence devient aberration ou tyrannie.
On nous dit que cette vérité de consentement, qui est la vraie discipline des intelligences, ne peut naître que d'une religion théologique ou sociale.
De généreux esprits, prenant un effet pour une cause, ont cru l'apercevoir dans des formes sociales à imposer à l'humanité; d'autre part, de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude, se persuadent encore aujourd'hui que, sans le prestige d'un culte et l'absolu d'un dogme, aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.
A mes yeux, il y a erreur chez les uns comme chez les autres. Si l'humanité future confectionne des sociétés et construit des temples, l'individu sera libre sous la loi commune, et le mystère sera banni de l'autel.
Pour cela, il faut que l'homme sache Dieu et l'humanité. On croit à ce que l'on sait. Ouvrez la porte au savoir. Donnez-lui des instruments, des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui aussi des ailes. Apprenez-lui que chaque genre de certitude a son domaine, chaque vérité acquise sa case dans l'intelligence, mais qu'il en est une d'un ordre si élevé, qu'il faut l'accueillir et la posséder dans la plus haute région de l'âme pour qu'elle serve de criterium et de corollaire à toutes les autres.
18 juillet 1868.
.... Tu me demandes ce que j'entends par l'âme universelle de l'homme. Mon mot est mauvais, je ne le défends pas. Il faudrait toujours prendre les mots pour ce qu'ils valent; ils sont les empreintes du moment qui les fait éclore, les symboles qui transmettent à notre esprit nos impressions passagères, toujours incomplètes. Peu de mots fixent assez une idée pour mériter d'être conservés toute une semaine. Prends le mien pour ce que je te le donne, et vois-y l'appel d'une relation à établir entre l'âme individuelle et l'âme de l'univers.
Tu vas me demander encore où est l'âme de l'univers, si elle est diffuse ou personnelle. Elle est partout selon moi, comme la matière est partout; elle est à la fois personnelle et diffuse, elle remplit le fini et l'infini. Je ne vois point d'obstacle à cette antithèse, puisque l'âme humaine a ces deux attributs bien distincts et cependant inséparables. A toute heure, notre esprit, enfermé en apparence dans le cercle étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions passagères, peut s'élancer vers les sphères de l'infini, non pas seulement par la rêverie poétique, mais par les calculs précis de la mathématique et les certitudes idéales de la géométrie. Supposez que l'univers a une âme comme nous, mais une âme aidée de la connaissance d'elle-même, ce qui est la connaissance absolue de toutes choses; vous pouvez très-bien lui attribuer aussi la volonté de maintenir ses propres lois, puisque cette volonté est toujours en nous à un degré quelconque. Je ne vois rien là qui dépasse les perceptions de l'esprit humain. Il me semble au contraire, que cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire, qu'elle prend sa source dans ce que nous avons de plus clair dans le cerveau, la logique, et de plus personnel dans le coeur, la conscience. Il nous est impossible d'attacher un sens aux mots de sagesse, d'amour et de justice, qui résument toute la raison d'être et toute l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas planer sur nous une idéale atmosphère composée de ces trois éléments abstraits, qui nous pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air qui alimente nos poumons. Il y a celui que notre âme respire. Trop subtil pour tomber sous les sens, cet air divin a une vertu supérieure à nos volitions animales, il les dompte ou les régularise quand nous ne lui fermons pas nos organes supérieurs. La chimie ne trouvera jamais ce fluide sacré; raison de plus pour que le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres moyens, par d'autres méditations, par d'autres expériences, que le vrai métaphysicien devra s'en emparer.
Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu? Ils sont bien simples et à la portée de tous, et même il n'y en a qu'un: passer à l'état de santé morale qui seule permet de saisir la véritable notion du divin. Je voudrais bien que l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom que celui de Dieu, si mal porté depuis le temps des Kabires jusqu'à nos jours. J'aimerais encore mieux celui d'homme, le grand homme (comme qui dirait la grande personne universelle) de Swedenborg; mais qu'importe son nom? Elle en changera longtemps encore avant que nous lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.
Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un nom qui est tout aussi grossier que sublime, n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de notre naissance spécifique, une parcelle de sa divinité; il nous la renouvelle et nous l'augmente quand nous naissons à la vie de raisonnement individuel. Il nous la concède réellement quand nous surmontons l'instinct aveugle assez pour mériter d'échapper à sa tyrannie. Je ne dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de grands combats et des sacrifices immenses pour arriver à ce perfectionnement. Il les lui faut aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il croira, avec ses deux âmes supérieures, à un idéal bien défini et bien évident, l'âme inférieure ne réclamera que la part de satisfaction qui lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur, la passion ne sera plus le crime, la fantaisie ne sera plus le vice. L'âme personnelle, celle qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra—de l'âme vouée au culte de l'universel—une lumière assez frappante pour ne plus hésiter à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué à mesure qu'a diminué l'ignorance, qui peut le nier? Il disparaîtra progressivement à mesure que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.
On opposera à cette espérance, je le sais, la brutalité de la nature, le déchaînement aveugle des désastres extérieurs ruinant à tout instant l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des animaux qui lui ont fait si longtemps une guerre sérieuse, le déchaînement des cyclones, les tremblements de terre, les épidémies foudroyantes, les maladies incurables, toutes les puissances ennemies que nous ne savons point encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers a aussi sa dualité pour ne pas dire sa trinalité. Elle a, comme l'homme, une âme spécifique, instinctive, fatale, que l'âme libre et personnelle combat, et que l'âme universelle domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément dans tout être, peut-être dans toute chose, pousse sans cesse l'univers matériel vers le trop plein et le trop vivant. De cet excès naissent les éclatements, le vase trop rempli se brise, la force trop accumulée déchire ses enveloppes et se détruit elle-même en s'épanchant au dehors. Une montagne, une contrée, un monde, peuvent tomber en ruine sous les coups de l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle de ce monde n'est pas détruite pour cela; elle va rejoindre le foyer de la vie céleste irréductible, et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit peu des désastres partiels, ou qui s'en sert avec discernement pour reconstruire des mondes mieux équilibrés.
Mais les victimes, les millions d'individus plus ou moins intelligents que frappe un grand cataclysme, les compterons-nous pour rien? Si nous croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence sont toute l'aspiration, toute la conquête, toute la destinée de l'homme, ou que, surpris par la mort violente en état de péché, il ait une éternité d'inénarrable souffrance à endurer au sortir de la vie, certes Dieu est injuste, l'âme universelle est idiote et méchante, ou, pour mieux dire, elle n'existe pas. Nous sommes des chiffres,... pas même! des accidents qui ne comptent point.
Ceux que domine l'âme spécifique sont bien libres de le croire, mais ils ne peuvent forcer ceux qui pensent à partager leur découragement. Sur quelque raisonnement que s'appuie la négation du moi éternel, il ne dépend pas de nous de nous sentir persuadés. A mesure que nos instincts se règlent et s'harmonisent doucement avec les instincts supérieurs, nous entrons dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal auquel l'homme doit parvenir.
19 juillet.
Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal tel que je l'entends? Il est relatif et se moule forcément sur la vertu la plus pure et la raison la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans le temps et le milieu où il existe.—Tel saint très-respectable et très-sincère des anciennes religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou. Le cénobitisme serait l'égoïsme, la paresse, la lâcheté. Nous savons que la vie complète est un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec l'instinct normal de la vie spécifique sans rompre avec les lois les plus élémentaires de la vie, et que l'infraction à une loi de l'univers est une sorte d'impiété toujours punie par le désordre des facultés supérieures. La mortification de la chair, par le célibat, le jeûne et les flagellations, était grossière et charnelle en ce sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes. En lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille et fort la mortifie surabondamment.
Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes, sont-ils donc une loi de l'espèce? Si certains animaux, en se rapprochant de la forme humaine et du développement de l'encéphale, nous offrent le repoussant spectacle de la lubricité, de la cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne des instincts de la brute, résulte-il de cette confusion de limites entre l'homme et le singe que l'instinct humain ne soit pas modifiable? Il l'est à un point qui frappe de surprise et d'admiration, quand on ne voit que la surface des moeurs civilisées. Le respect d'une convention qui prend sa source dans le respect de soi et des autres est une victoire bien signalée de la volonté sur l'instinct.
Si c'est peu que cette décence extérieure qui, sous le nom de savoir-vivre, voile des abîmes de corruption, c'est déjà quelque chose. La sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à identifier la vie secrète et cachée à ces apparences de pudeur, de bonté, d'hospitalité, de raison, qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi non? Où est l'obstacle? Pourquoi toute parole aimable ne serait-elle pas l'expression d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de pudeur ne serait-elle pas la manifestation d'une conscience épurée? Pourquoi tout simulacre d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans la joie d'assister son semblable? Pourquoi toute discussion de l'intelligence ne reposerait-elle pas avant tout sur le désir de s'instruire?
Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse parfaite à une parfaite sincérité, nous serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos usages, montés à un degré supérieur d'excellence et de joie intérieure.
La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est le premier des biens, parce qu'il est le seul qui nous appartienne réellement. Je ne vois pas que beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent. La masse court aux satisfactions de l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la vie animale; les ambitieux se vouent à une anxiété incessante qui bannit la joie du sanctuaire de leur âme; des esprits plus élevés se vouent à des études dont le but défini n'est souvent que la satisfaction d'une curiosité spéciale; les coeurs passionnés cherchent leur ivresse et leur expansion dans l'amour, sans songer à en faire quelque chose de plus noble que la volonté d'amasser deux orages et de choquer douloureusement deux courants électriques. Où sont les hommes qui cherchent sincèrement à se rendre meilleurs sans prétendre à un paradis fait à leur guise, en acceptant dans l'avenir éternel toutes les éventualités, toutes les fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles soient, que l'inconnu nous réserve? Cette résignation, non mystique ni fanatique, mais confiante et digne, serait déjà un pas vers la sainteté.
Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous donc à nous placer ainsi dans le sentiment de l'infini avec une bravoure calme et un modeste sentiment de nos forces? Où serait la vanité de travailler le moi comme un lapidaire taille et polit une pierre précieuse? La vertu peut avoir aussi son instinct pour ainsi dire spécifique, son besoin ardent et soutenu d'élever dans l'individu le niveau intellectuel de la race. Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en soi une docilité que l'on ne se connaissait pas, de même que l'esprit généreux qui entreprend un grand et noble travail est tout surpris de sentir en lui un nouveau lui-même qui s'éveille, se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien. C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes inspirés appellent l'autre, celle qui chante quand le compositeur écoute et qui vibre quand le virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante sur la toile du maître l'impression qu'il a cru recevoir froidement. C'est celle qui pense quand la main écrit et qui fait quelquefois qu'on exprime au delà de ce que l'on songeait à exprimer. Enfin c'est elle qui n'ergote pas, qui n'a plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui veut; elle est là, agissante à notre insu le plus souvent, cherchant à nous élever vers le foyer de la science infinie; mais nous ne la connaissons pas, nous avons peur d'elle. Nous croyons qu'elle usera trop vite les ressorts de notre frêle machine. L'instinct de la conservation nous empêche de la suivre sur les cimes. C'est une peur lâche, résultat de notre ignorance, car c'est elle qui est la vie irréductible, et, si son embrassement nous donnait la mort, ce serait une mort bien douce, bien enviable et bien féconde, le réveil dans la lumière!
Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme sans contrôle. N'oublions pas qu'il s'agit de rendre la vérité accessible même aux esprits froids, pourvu qu'ils soient épris de la vérité.
L'analyse complète de l'homme, âmes et corps, nous conduirait certainement à une notion complète de la Divinité, corps et âmes.—En distinguant en nous trois étages de facultés, nous nous rendrions compte des trois étages de puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons d'aucun problème par la notion de dualité, puisque toute dualité représente deux contraires. Ce que je dis là est aussi vieux que le monde pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il n'a reçu aucune application scientifique qui puisse se traduire en philosophie certaine pour les lois de la vie morale et les actes de la vie pratique? Les explications des trinités théologiques sont des figures confuses mal comprises ou mal définies par les hommes du passé. La définition que je te propose ne vaut peut-être pas mieux. La technologie vulgaire, dont il n'est pas permis à mon humilité de se dégager, est encore très-insuffisante pour résumer une vision plus ou moins nouvelle du vieux thème de l'humanité. A des conceptions vraiment neuves il faudra certes un langage nouveau.
Mais, quelque mal exprimée que soit ma définition, elle ne m'apparaît pas comme un vain songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu, non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler ma faiblesse, mais pour croire à l'humanité dépositaire d'un feu sacré plus pur que celui auquel elle se chauffe. Jamais on ne me fera comprendre que le cruel, l'injuste et le farouche soient des lois sans cause, sans but et sans correctif dans l'univers. La compensation que le malheureux demande à Dieu dans une vie meilleure est une réclamation toute personnelle que Dieu pourrait fort bien ne pas écouter, si elle n'était le cri énergique et déchirant de l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a encore présenté le sentiment et le besoin de la justice comme une illusion. Le moment où l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait la fin de sa race et le ferait redescendre à l'animalité, dont il est peut-être issu. S'il existe une doctrine qui envisage ce résultat comme digne d'être poursuivi, je lui refuse tout au moins d'avoir pour guide la raison, puissance si hautement invoquée par les sceptiques.
Non, il n'y a pas de raison véritable sans sagesse; c'est par la sagesse seule que la raison, s'élevant à l'état de vertu, devient respectable. La sagesse entraîne et réclame impérieusement la justice, et, s'il n'y a ni justice ni sagesse dans l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il n'y en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient la morale, devant laquelle pourtant toutes les écoles s'inclinent et toutes les discussions cessent, si l'homme ne peut puiser à une source certaine les premières conditions de la moralité?
Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine faite de lumière et d'équité. Si les faits extérieurs simulent de temps à autre, par des désastres partiels, l'indifférence d'un destin inexorable, ne nous arrêtons pas à ces apparences indignes de troubler une philosophie sérieuse. Il est bien certain que la plupart des maux inhérents à notre espèce, maladies, passions, guerres, égarements, sont notre propre ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé ou de l'aveugle inertie de l'âme spécifique. Cette âme impersonnelle, ce moteur aveugle que les uns respectent trop, que les autres ne respectent pas assez, est chez nous un agent de destruction tout aussi bien qu'un agent de conservation. Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité de la troisième âme, l'instinct de l'homme est inférieur à celui des animaux. Les animaux ont le discernement des aliments salutaires ou nuisibles, la prévision jamais en défaut des besoins de la vie et des influences de l'atmosphère pour eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier, aucun excès de nourriture, aucune ivresse d'amour ne fait oublier à une pauvre petite femelle de papillon qui va mourir après sa ponte de se dépouiller le ventre de son duvet pour envelopper et tenir chaudement ses oeufs destinés à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble, devant une multitude de faits observés, que l'animal ait deux âmes aussi, l'instinctive et celle qui raisonne. Peut-être devrait-on oser l'affirmer, puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement, le discernement et la modération de la bête semblent faire la critique de nos aveuglements et de nos excès. Avec l'hypothèse des trois âmes, l'animal, doué des deux premières, s'explique et cesse d'être un problème insoluble. La troisième âme complète l'homme: «Il n'est, a dit Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté garrotté ici par la notion de dualité. L'homme est bête, homme et ange. .
La plante, placée à l'étage inférieur, a sans doute l'âme inconsciente, spécifique. Ainsi seraient expliqués les deux royaumes de la vie, improprement nommés règnes de la nature.
L'homme a donc à se préoccuper des trois supports de son existence normale, dirai-je latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu et beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère, croyant n'être que dans la seconde.
L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés, saura conjurer les fléaux matériels. Quand il accuse l'âme de l'univers de frapper son âme par le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même, c'est son espèce qu'il devrait accuser de paresse et d'ignorance. Loin de se décourager d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de plus en plus vers elle pour sortir des ténèbres. En l'interrogeant dans la portion de lui-même qu'elle habite plus spécialement, il trouverait une réponse nette qui serait le remède à sa douleur. Cette réponse que l'on traite de vague espérance, c'est la perpétuité du moi, qui ordonne d'entrevoir une meilleure existence pour les chers innocents que nous pleurons. Nous le connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice, le plus amer qui soit versé dans la vie de famille. J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui sent dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur du fils et de la fille en même temps que la sienne propre, est la plus cruelle épreuve de son existence. La blessure faite à l'instinct et à la réflexion ne se ferme pas. C'est alors qu'il faut monter au sanctuaire de la croyance qui est celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il faut soumettre les notions de justice personnelle aux notions de justice universelle. Si Dieu a pris cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes, c'est qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens. Disons mieux, Dieu n'a pas pris cette âme: c'est notre science humaine, c'est notre puissance spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu l'a reçue, elle est aussi bien sauvée et vivante dans son sein, cette petite parcelle de sa divinité, que l'âme plus complexe d'un monde qui se brise. Elle n'y est pas perdue et diffuse dans le grand tout, elle a revêtu les insignes de la vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle respire, elle agit, elle aime, elle se souvient!
Dans le refuge de la seconde âme, celle qui résonne et choisit, nous trouvons encore des éléments de force et de guérison relative; celle-ci, c'est l'âme sociale où le sentiment parle au sentiment. Il nous reste toujours, si nous sommes dans le juste et l'humain, quelqu'un à chérir sur la terre. A la consolation de cet être, n'y en eût-il qu'un seul, nous devons notre courage, et, si nous ne le devons à aucun individu, si nous sommes sans famille et séparés de nos amis, nous le devons à tous nos semblables, l'idée de solidarité et de fraternité étant commune à l'âme sociale et à l'âme métaphysique.
Mais voici l'aube! Pendant que je te résume l'objet, assez flottant jusqu'ici, de quelques-uns de nos entretiens, tu poursuis avec une énergie soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre souvent la préoccupation de ce moi divin interrogeant les mystérieuses fonctions de la vie instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à moins que je n'aille avec toi voir coucher les étoiles rouges et bleues dans la pâleur de l'horizon. Les oiseaux ne chantent pas encore, nos enfants dorment. Leur adorable mère s'est retirée de bonne heure, s'arrachant avec courage aux enjouements de la veillée, pour assister au réveil de ses petits anges. Un silence solennel plane sur cette chaude nuit. La matière repose, et pourtant ton chien rêve de chasse ou de combats. La plusie argentée voltige autour des fenêtres d'où s'échappe un rayon de lumière. La chouette, qui semble portée par l'air immobile et muet, glisse discrètement sous les branches. Tout un monde nyctalope s'agite autour de nous sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce l'âme spécifique qui répercute seule en nous ce mélange de calme suprême et d'activité mystérieuse répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque chose de plus; notre âme personnelle observe et compare, notre âme divine perçoit et savoure.
Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon rose monte là-bas derrière les vieux noyers. Endormons-nous comme nous nous réveillerons, en nous aimant!
22 juillet.
Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de cette doctrine? Oh! je ne donne pas ce titre pompeux à ma notion personnelle de l'univers, toute notion de ce genre est trop forcément incomplète pour s'affirmer comme une découverte; c'est un essai de méthode, et rien de plus. L'homme n'en est pas encore à posséder autre chose qu'un instrument de travail intellectuel que chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme l'ouvrier mécontent des instruments imparfaits qu'il trouve dans le commerce cherche à s'en fabriquer un qui réponde à la conformation de sa main. Il y a une vérité d'ensemble, corollaire de toutes les vérités de détail. Personne ne peut nier cette proposition sans une défiance qui va jusqu'au mépris de la vérité.
Pour parvenir à la possession de cette vérité suprême, l'homme doit s'exciter, se perfectionner, se rendre apte à la saisir et à l'élucider; c'est toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer à travers des angoisses et des difficultés qui exerceront et décupleront sa force morale. La plupart des méthodes qu'il a inventées sont restées sans résultat général, et les plus belles, les plus ingénieuses, n'ont pas toujours été les plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui est une impasse.
En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme n'a pu que le chercher en lui-même, c'est-à-dire en se servant de l'induction personnelle et directe. Le premier sauvage qui a invoqué une puissance supérieure à la nature ennemie s'est dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur les obstacles de ma vie.» De là le sentiment de la toute-puissance.
Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance des sacrifices s'est dit qu'il fallait persuader ce Dieu qui ne se laissait point acheter par des offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre tendre et suppliante, et il s'est dit, en se sentant adouci, que son Dieu devait être bon.
Le premier philosophe qui a contemplé ou subi l'injustice du destin s'est dit à son tour qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette injustice. En se sentant pénétré d'horreur pour l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il a attribué à son Dieu une justice si exacte et si étendue, que les maux soufferts en cette vie devaient se convertir dans sa main en bienfaits éternels.
Trouvera-t-on un autre procédé que ces moyens naïfs d'apercevoir la Divinité? Est-ce la science qui remplacera le sens humain? Mais la science n'est elle-même qu'une méthode humaine pour chercher la vérité extra-humaine; ce sont nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace et conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles qui ont classé méthodiquement les oeuvres de la nature.
Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine confirmation aux sciences exactes, et que la nature terrestre pouvait se prêter au classement, Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne peut être prouvé à l'homme que par l'homme. Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion des lois naturelles pour faire apparaître Dieu au sommet de leur extase, ne peuvent plus être traités sérieusement. Il faut que l'homme trouve lui-même son Dieu par les moyens qui lui sont propres et qui lui ont fait trouver tout ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence et sa raison d'être dans notre coeur.
Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut donc le percevoir en soi. Pour connaître Dieu, l'homme doit se connaître, et mon avis est qu'il ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.
Certaines études ont conduit tristement quelques-uns à ne reconnaître en nous que l'âme spécifique, la plupart des autres ont confondu cette première région de la vie commune à l'espèce avec la seconde, siége de la vie individuelle. Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver de solution pratique, puisque la discussion continue sous tous les noms et sous toutes les formes. Le christianisme a dû expliquer le mal par l'intervention du diable, et il y a encore des gens qui croient au diable, la logique de leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.
Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion d'une vie instinctive et d'une vie intellectuelle, et on a fait procéder nos contradictions intérieures du combat sans issue de ces deux natures. La notion de l'univers, moulée sur cette notion de nous-mêmes, est restée problématique, et confond encore de très-grands esprits qui ne s'expliquent ni son ordre admirable, ni ses désordres effrayants.
Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce qu'il est, c'est ne pas consentir à être ce que nous sommes, et le considérer comme une énigme, c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de notre propre vie. Pouvons-nous nous arrêter là? Pour ma part, je le voudrais en vain.
J'appelle donc à notre aide une méthode qui fasse entrer l'homme dans la notion de trinalité, applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce n'est certes point assez pour clore la série de nos études. Le vieux monde a trouvé, dans les profondeurs de sa métaphysique mystérieuse, ce nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il n'est pas encore généralement admis. Nos efforts actuels devraient tendre à le faire comprendre et accepter en attendant mieux. Ce serait un grand pas de fait.
Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut répondre sans réplique à toutes les questions que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:
Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas tout réglé en vue d'un idéal auquel l'homme peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de bestialité a-t-il encore tant d'âmes soumises à son empire, même au sein de la civilisation raffinée de notre temps? Il ne tenait qu'au Créateur de nous faire plus éducables et de nous initier plus promptement à l'intelligence de sa loi.
S'il y a un Dieu antérieur à la création, et qu'elle soit son ouvrage, si l'univers a eu un commencement, si une âme magique a soufflé sur la matière inerte à un moment donné pour la faire tressaillir et penser, enfin si le Dieu que l'humanité doit admettre est celui des antiques théodicées, ces questions resteront à jamais sans réponse.
Mais si, écartant ces poëmes symboliques, nous nous contentons de comprendre l'âme de l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le seul rapport possible entre elle et nous, nous sommes forcés de croire qu'il y a un créateur perpétuel sans commencement ni fin dans une création éternelle et infinie. Si l'univers a commencé, Dieu a commencé aussi; c'est ce que n'admet aucune métaphysique, aucune philosophie.
L'univers avec ses lois immuables existe par lui-même, il est Dieu, et Dieu est universel. Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être dire que dans son unité il a des corps et des âmes à l'infini, car, dans le fini où nous rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel microscope est jamais descendu dans les profonds abîmes du monde cérébral? Dans ce petit espace remuent des systèmes plus complexes que les systèmes célestes, des constellations organiques plus étonnantes que celles qui parsèment l'infini. Une force unique détermine les formes et les mouvements des grands corps qui courent dans l'espace; mais ici sont enfermées des forces sans nombre comme en champ clos, elles s'y marient, s'y épousent, s'y fécondent, s'y métamorphosent sans relâche....
»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive, est jusqu'ici demeurée stérile. Elle peint des tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la dynamique de ces petits édifices moléculaires. Elle reste en face de ces amas cellulaires comme un oeil ignorant en face des désordres lumineux du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre, elle ignore le sens des mots6.»
Vous qui proclamez la méthode exclusivement expérimentale, il ne faudrait peut-être pas tant affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour, elle ne suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé. Tout comme les études psychiques, vos études ont encore besoin d'un peu de modestie.
Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de notre digne ami M. Léon Brothier7, qui répond à bien des propositions et résout bien des doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est charmant dans sa profondeur, et l'on y sent la bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire celle de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt plus savants, tantôt plus aimables que ceux que j'emploie ici, à la nécessité d'une triple vue sur le monde des faits et des idées. Je ne suis pas de force à proclamer qu'il ne se trompe en rien, que, après l'avoir lu attentivement, je pense par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais, mais il m'a puissamment aidé à me dégager de la notion de dualité qui nous étouffe, et j'ose dire que cette notion ne résiste pas à sa critique.
Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et de son école avaient porté de grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse, beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à traduire les trois personnes divines de la théologie par des notions vraiment philosophiques. Moi, je demande, je cherche une explication plus facile à vulgariser, et surtout l'abandon de cette vision trinitaire céleste qui supprime le corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne peux pas me représenter un Dieu hors du monde, hors de la matière, hors de la vie.
Les attributs appréciables de la Divinité, que, par un grand progrès, nous pourrions classer en trois ordres principaux, n'ont pas de limites appréciables à l'esprit humain, puisque l'esprit humain ne sait pas encore la limite de ses propres facultés et s'obstine à ne s'en attribuer que deux, privées de régulateur et de lien.
Ne va pas croire qu'en donnant le nom de troisième âme, d'âme supérieure en contact avec l'universel, au troisième ordre encore peu défini de nos facultés vitales, je sois tenté de croire cette âme impersonnelle et de l'abîmer en Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec nos ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera jamais dans Ceugant, et je ne les suis pas dans cette notion que Dieu lui-même puisse habiter l'absolu du druidisme. La fin d'un monde ne me surprend pas, mais la fin de l'univers n'entre pas dans ma tête. L'existence diffuse, la disparition du moi, l'extinction de la personne, me paraissent l'écroulement de la Divinité elle-même.
Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les trembles, gronde une petite cascade de diamants qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant dans l'allée de verdure, sous les gros arbres penchés en forme de ponts, sous les guirlandes de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de petits jardins naturels que le courant baigne et qu'un furtif rayon de soleil caresse; il y a des îles de salicaires et de spirées, des rivages de scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une délicieuse fraîcheur nous attend dans cette oasis, ta fille y baigne ses poupées, et la vieille laveuse qui tord et bat son linge au bas de l'écluse s'arrête et sourit en voyant cette enfance et cette joie. Tout est salubre et charmant dans ce petit coin où j'ai rêvé autrefois d'une fadette et d'un champi. Couché dans l'eau et à demi assoupi sous l'ombre charmeresse, j'ai senti cent fois mon âme instinctive se mettre en parfait accord avec mon âme réflective, pour savourer et pour rêver. L'instinct thermique a son siége dans une de nos âmes, à ce que disent les physiologistes. Je ne vois point que ces instincts de la vie impersonnelle soient aussi impersonnels qu'on le dit. Ils produisent des effets très-divers selon les individus, et, loin d'être toujours les ennemis de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent, par la sympathie nerveuse qui unit leurs foyers, un état de santé morale que l'esprit isolé de la matière ne trouverait pas.
Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette âme inférieure, véritable soutien d'une vie normale, fléau d'une vie corrompue. Je t'avoue que, si je la traite d'inférieure, c'est parce que, en lisant Laugel, je me suis imprégné à mon insu de sa technologie. Il est difficile de se préserver de cet entraînement en suivant la pensée d'un éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en reprenant possession de mon moi intérieur, je trouve qu'il a trop vu la face excessive et repoussante de cette âme qu'il qualifie de spécifique. D'abord est-elle spécifique d'une manière absolue? offre-t-elle à des degrés identiques les tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la même dans un sujet malade et dans un individu sain? Dans tous les cas, son rôle n'est pas la satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté de comparer, pour arriver à son entier développement de jouissance. L'amour chez l'homme distingue la beauté de la laideur en toute chose. Ses appétits s'aiguisent par la qualité des aliments. L'âme instinctive dans un sujet normal serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable de l'âme personnelle. Cette âme, dite supérieure, n'est supérieure que dans notre appréciation. Elle a besoin du contentement et du consentement de l'âme instinctive pour être lucide, et, de ce que cette princesse daigne absorber les fruits de vie que cette paysanne lui cultive, il ne résulte pas que l'âme universelle maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme personnelle doit commander, cela est certain; mais nos préjugés sociaux nous font méconnaître l'égalité qui existe entre ce qui commande et ce qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité. La plante obéit à l'insecte quand elle subit l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte féconde la plante en transportant sa poussière séminale de fleur en fleur, il sert la plante.
Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et l'instinct. Ils se nourrissent et se fécondent mutuellement. Si l'esprit se plaint amèrement de la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi à se plaindre de l'esprit.
Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher, et je demande que ceux qui savent m'instruisent. Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs autres qui pourraient nous enseigner (ce n'est pas le talent qui leur manque), et qui ne nous apprennent rien.
Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en gens de bien, et, comme l'éphémère dans le rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur et de lumière. En avions-nous donc trop, hélas! pour que l'on cherche à nous en ôter?
MÉLANGES
I
UNE VISITE AUX CATACOMBES
... Terra parens...
Ce qui nous frappa le plus en visitant les Catacombes, ce fut une source qu'on appelle le «puits de la Samaritaine».
Nous avions erré entre deux longues murailles d'ossements, nous nous étions arrêtés devant des autels d'ossements, nous avions foulé aux pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le silence et le repos de ces lieux solennels ne nous avaient inspiré que des pensées de résignation philosophique. Rien d'affreux, selon moi, dans la face décharnée de l'homme. Ce grand front impassible, ces grands yeux vides, cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont quelque chose d'austère et de majestueux qui commande même à la destruction. Il semble que ces têtes inanimées aient retenu quelque chose de la pensée et qu'elles défient la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur elles. Une observation qui nous frappa et nous réconcilia beaucoup avec l'humanité, fut de trouver un infiniment petit nombre de crânes disgraciés. La monstruosité des organes de l'instinct ou l'atrophie des protubérances de l'intelligence et de la moralité ne se présentent que chez quelques individus, et des masses imposantes de crânes bien conformés attestent, par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle et morale qui réunit et anima des millions d'hommes.
Quand nous eûmes quitté la ville des Morts, nous descendîmes encore plus bas et nous suivîmes la raie noire tracée sur le banc de roc calcaire qui forme le plafond des galeries. Cette raie sert à diriger les pas de l'homme dans les détours inextricables qui occupent huit ou neuf lieues d'étendue souterraine. Au bas d'un bel escalier, taillé régulièrement dans le roc, nous trouvâmes une source limpide incrustée comme un diamant sans facettes dans un cercle de pierre froide et blanche; cette eau, dont le souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface, est tellement transparente et immobile, qu'on la prendrait pour un bloc de cristal de roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble rêveuse dans son impassible repos! Triste et douce nymphe assise aux portes de l'Érèbe, vous avez pleuré sur des dépouilles amies; mais, dans le silence de ces lieux glacés, vos larmes se sont répandues dans votre urne de pierre, et maintenant on dirait une large goutte de l'onde du Léthé.
Aucun être vivant ne se meut sur cette onde ni dans son sein; le jour ne s'y est jamais reflété, jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est penché sur elle, bercé par une brise voluptueuse; nulle fleur ne l'a couronnée, nulle étoile n'y a réfléchi son image frémissante. Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les larves plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y désaltérer, ne sont point averties par l'appel d'un murmure tendre et mélancolique. Elles s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se reconnaître, car votre miroir ne renvoie aucune parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle, vous êtes morte, et votre onde est un spectre.
Larmes de la terre, vous semblez n'être point l'expression de la douleur, mais celle d'une joie terrible, silencieuse, implacable. Cavernes éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices, pour ne la rendre jamais à la chaleur du soleil? Mais non! on est frappé d'un autre sentiment en parcourant à la lueur des torches les funèbres galeries des carrières qui ont fourni à la capitale ses matériaux de construction. La ville souterraine a livré ses entrailles au monde des vivants, et, en retour, la cité vivante a donné ses ossements à la terre dont elle est sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent maintenant sous les cryptes profondes qu'ils baignèrent de leurs sueurs. L'éternel suintement des parois glacées retombe en larmes intarissables sur les débris humains. Cybèle en pleurs presse ses enfants morts sur son sein glacé, tandis que ses fortes épaules supportent avec patience le fardeau des tours, le vol des chars et le trépignement des armées, les iniquités et les grandeurs de l'homme, le brigand qui se glisse dans l'ombre et le juste qui marche à la lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos à ceux-là; elle alimente et protège, elle livre ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent, elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié à ceux qui s'endorment.
Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Enfant poltron, pourquoi tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau? Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle de ta mère? Et ces montagnes d'ossements ne te feront-elles pas une place assez large pour t'asseoir dans l'oubli, suprême asile de la douleur? Si tu n'es que poussière, vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu sur le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu vois la souche antique reverdir au premier souffle du printemps, et le pollen du jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la tige, donner la semence de vie au calice de l'arbre voisin. Soulève sans horreur ce vieux crâne dont la pesanteur accuse la fatigue d'une longue vie. A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce cadavre d'aïeul est enfoui, de beaux enfants grandissent et folâtrent dans quelque jardin paré des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques années, et cette génération nouvelle viendra se coucher sur les membres affaissés de ses pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera profonde, et toujours la caverne humide travaillera à la dissolution de ses squelettes.
Bouche immense, avide, incessamment occupée à broyer la poussière humaine, à communier pour ainsi dire avec sa propre substance, afin de reconstituer la vie, de la retremper dans ses sources inconnues et de la reproduire à sa surface, faisant sortir ainsi le mouvement du repos, l'harmonie du silence, l'espérance de la désolation. Vie et mort, indissoluble fraternité, union sublime, pourquoi représenteriez-vous pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance et l'horreur? Loi divine, mystère ineffable, quand même tu ne te révélerais que par l'auguste et merveilleux spectacle de la matière assoupie et de la matière renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait.
II
DE LA LANGUE D'OC
ET
DE LA LANGUE D'OIL
A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE l'Éclaireur de l'Indre.
Monsieur,
J'ai entendu dire par certains savants que la diversité des langues venait de la différence des climats. Ils soutiennent que, si le norvégien est rude et guttural, et le toscan musical et doux, cela provient de, ce que, en Norvège, les eaux et les vents grondent et mugissent, tandis qu'en Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.
Cette théorie sur la diversité des langues, basée sur l'onomatopée, ne me va pas. Je m'en tiens à la tour de Babel. La confusion des langues doit être de droit divin. Cette explication me plaît parce qu'elle est beaucoup moins savante et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas, d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours? Plus les sociétés vieillissent, moins les hommes s'entendent, moins ils se comprennent. Et n'a-t-on pas remarqué qu'une foule de dialectes naissaient d'une même langue, au sein d'une même nation?
La langue de notre pays de France, la langue romane, presque aussi harmonieuse que celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait comme elle différents dialectes. Les deux principaux étaient le provençal et le français proprement dit, autrement la langue d'oc et la langue d'oil.
Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux en venir, monsieur le rédacteur. Un peu de patience, s'il vous plaît, nous arriverons.
Le premier de ces dialectes était répandu dans le Midi; le second dans le Nord. Mais où commençait le pays de la langue d'oc, où finissait celui de la langue d'oil? Les uns disent que c'était la Loire qui formait la ligne de démarcation. Cela est vrai à partir de sa source jusqu'aux montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière qui divisait les deux pays, se dirigeant à travers les montagnes de la Marche, aboutissait, en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.
Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes du pays de la langue d'oc s'appelaient troubadours; on nommait trouvères ceux de la langue d'oil. Ainsi, à partir de la province de la Marche jusqu'à la frontière du nord, français, proprement dit, et trouvères c'est le pays de Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise Bonnin; à partir, au contraire, de la même province jusqu'aux rives de la Durance, dialecte provençal et troubadours, troubadours purs; nos braves voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer les deux qualités; car, pour le dire en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était assise la noble forteresse de Croizan. C'était là, au confluent de la Creuse et de la Sedelle, que passait la ligne séparative des deux dialectes.
Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, qu'on a beaucoup et savamment écrit sur les troubadours et les trouvères. Mais il nous importe, à nous qui habitons le pays de la langue d'oil, de prouver que les seconds l'emportaient sur les premiers.
Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent sur la matière, à celui de M. de Marchangy, écrivain monarchique et religieux s'il en fut. Il dit que les troubadours ont excité une admiration que le faible mérite de leurs compositions ne peut suffisamment justifier. Il ajoute que les trouvères, «moins connus et plus dignes de l'être, ont fait briller une imagination riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace, l'Arioste, la Fontaine et Molière».
Admettons cependant qu'un troubadour puisse lutter contre un trouvère avec quelque espoir de succès; du moins faudra-t-il qu'ils écrivent chacun dans leur langue; mais qu'un habitant du pays des trouvères s'avise de composer en dialecte provençal, ou qu'un troubadour pur sang, un indigène des régions Lémoricques se permette d'écrire dans le langage de Rabelais, nous verrons, ma foi, de belle besogne!
Si vous rencontrez jamais un infortuné troubadour qui veuille entrer en lutte avec notre ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre VI du livre II de Pantagruel.
C'est une petite leçon que Rabelais donnait aux écoliers de son temps, et dont ceux du nôtre feront bien de profiter.
Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux orateur, il faudra désespérer de sa raison.
VI
Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui contrefaisoit le languaige françoys.
«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel se pourmenoit après souper avecques ses compaignons, par la porte d'ond l'on va à Paris: là rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit par icelluy chemin; et, après qu'ils se feurent saluez, luy demanda:
»—Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?
»L'escholier lui respondist:
»—De l'alme, inclyte et celebre academie que l'on vocite Lutece8.
»—Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung de ses gens.
»—C'est, respondist-il, de Paris.
»—Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs estudians audict Paris?
»Respondist l'escholier:
»—Nous transfretons la Sequane au dilucule et crepuscule: nous deambulons par les compites et quadeivies de l'urbe, nous despumons la verbocination latiale; et, comme versimiles amorabonds, captons la benevolence de l'omnijuge, omniforme et omnigene sexe feminin9...
Note 9: (retour) «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons sur les places et dans les carrefours de la ville. Nous parlons la langue latine; et, comme vrais amoureux, nous captons la bienveillance du sexe féminin, le juge suprême, possesseur de toutes les formes et le générateur Universel.»
»A quoi Pantagruel dist:
»—Que diable de languaige est cecy? par Dieu tu es quelque hereticque.
»—Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement des ce qu'il illuccese quelque minutule lesche du jour, je demigre en quelqu'ung de ces tant bien architectez moustiers: et là, me irrorant de belle eau lustrale, grignotte d'un transon de quelque missique precation de nos sacrificules, et submirmillant mes precules horaires, eslue et absterge mon anime des es inquinamens nocturnes. Je revere les olympicoles. Je venere latrialement le supernel astripotent. Je dilige et redame mes proximes. Je serre les prescripz decalogicques; et, selon la facultatule de mes vires, n'en discede la late unguicule. Bien est veriforme qu'à cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque peu rare et lent à supereroger les elecmosynes à ces egenes queritans leur stipe hostiatement10.
Note 10: (retour) «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans quelqu'une de nos belles cathédrales, et, là, m'arrosant de belle eau lustrale, je chante un morceau des prières de nos offices. Et, parcourant mon livre d'heures, je lave et purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je révère les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel qui régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe les préceptes du Décalogue; et, selon la puissance de mes forces, je ne m'en écarte de la longueur de l'ongle; il est bien vrai que le dieu des richesses ne verse une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela que je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces pauvres qui vont demander aux portes.»
»—Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce que veult dire ce fol? Je croi qu'il nous forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il nous charme comme enchanteur!
»A quoi dist ung de ses gens:
»—Seigneur, sans doubte, ce galant veult contrefaire la langue des Parisians; mais il ne faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi pindariser; et luy semble bien qu'il est quelque grand orateur en françoys, parce qu'il dédaigne l'usance commune de parler.
»A quoy dist Pantagruel:
»—Est-il vrai?
»L'escholier respondist:
»—Signor messire, mon genie n'est point apte nate à ce que dist ce flagitiose nebulon, pour escorier la cuticule de votre vernacule gallicque; mais viceversement je gnave opere, et par veles et par rames je me entite de le locupleter par la redundance latinicome11.
»—Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray à parler. Mais devant, respond moi, d'ond es-tu?
»A quoy dist l'escholier:
»—L'origine primere de mes aves et ataves feut indigene des régions Limoricques, où requiesce le corpore de l'agiotate sainct Martial12.
»—J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es Limosin pour tout potaige; et tu veulx ici contrefaire le Parisian. Or viens ça que je te donne un tour de pigne.
»Lors le print à la gorge, lui disant:
»—Tu escorches le latin; par sainct Jean, je te ferai escorcher le regnard, car je t'escorcheray tout vif.
Note 11: (retour) «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce que dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher la pellicule de votre français vulgaire, au contraire je mets tout mon soin, et, à l'aide de la voile et de la rame, je m'efforce de l'enrichir par l'imitation latine.»
»Lors commença le paoure Limosin à dire:
»—Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault, adjouda mu! Hau! hau! laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas gron13.
»A quoy, dist Pantagruel:
»—A ceste heure, parles-tu naturellement.
»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin conchioit toutes ses chausses, qui estoyent faictes à queue de merluz, et non à plain fonds, dont dit Pantagruel:
»—Au diable soit le mascherabe14!
»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz toute sa vie, et tant feut altéré, qu'il disoit souvent que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et, après quelques années, mourut de la mort Roland, ce faisant la vengeance divine, et nous demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle, qu'il nous convient parler selon le languaige usité. Et, comme disait Octavia Auguste, qu'il fault eviter les mots espaves15 en pareille diligence que les patrons de navire evitent lers rochiers de mer.»
Je vous demande mille pardons, monsieur le rédacteur, d'avoir interrompu vos travaux; mais vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne désire rien tant que de la voir suivre la bonne voie en littérature comme en toute chose. Je crois qu'il est inutile d'en dire davantage.
A bon entendeur, salut.
Agréez mes salutations cordiales.
III
LA PRINCESSE
ANNA CZARTORYSKA
Il y a en France environ cinq mille cinq cents émigrés polonais. De ce nombre, cinq cents vivent sans subsides, des débris de leur fortune. Trois mille travaillent, et, sans distinction de rang, comme, hélas! sans distinction de forces physiques, se livrent aux professions les plus pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne demandent rien. Loin de se croire humiliés, ils portent noblement la misère qui est le partage des durs travaux. Ils remuent la terre sur les grandes routes, ils font mouvoir des machines dans les manufactures. Les fils des compagnons de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont ouvriers pour ne pas être mendiants sur une terre étrangère. Quatre cent cinquante autres émigrés suivent l'enseignement de nos savants dans différentes écoles.
Mais il reste environ onze cents personnes, vieillards, femmes et enfants, accablées par les infirmités, la misère et le désespoir. Le temps, loin d'adoucir cet amer regret de la patrie, semble avoir rendu plus profond encore le découragement des victimes. Le chiffre des exilés morts en 1832 est de onze seulement, et cette année il s'élève à soixante-quatorze. A mesure que les rangs s'éclaircissent, la misère augmente, car l'abattement moral, l'épuisement des forces sont le partage des chefs de famille, des mères chargées d'enfants. Des orphelins restent sans ressources, des vieillards sans consolation, des jeunes filles sans conseil et sans appui.
Au milieu de ses désastres et de sa détresse, l'émigration a reçu du ciel le secours et la protection d'un ange. La princesse Czartoryska, femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la tête de la révolution polonaise, a consacré sa vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui à Paris avec sa famille, dans une médiocrité voisine de la pauvreté. C'est quelque chose de solennel et de vénérable que cet intérieur modeste et résigné. Cette famille n'a qu'un regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons qu'elle se refuse les plus modiques jouissances du bien-être domestique, pour subvenir aux frais incessants d'une patriotique charité.
Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques détails sur cette femme, dont le nom se placera un jour, dans l'histoire de l'émigration polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de Szczanieçka.
Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton de théâtre ou qu'une nouvelle de revue; ce sera une scène d'analyse de moeurs si l'on veut, aussi poétique à narrer simplement que le serait une création de l'art. Si quelque grand talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité donnerait peut-être tous nos romans prétendus intimes pour ce tableau historique de la vie d'une princesse au XIXe siècle.
Compagne dévouée d'un digne époux, mère de trois beaux enfants, frêle et délicate comme une Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de se consacrer à la révolution polonaise sans manquer aux devoirs de la famille? Pouvait-elle armer et commander un régiment comme la belle Plater et tant d'autres héroïnes du vieux sang sarmatique? Pouvait-elle, comme Claudine Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier morceau de pain avec un soldat? Non; mais elle trouva un moyen tout féminin de se rendre utile et de donner plus que son pain, plus que son sang. Elle donna son temps, sa pensée et son intelligence, le travail de ses mains; mais quel travail! C'est à elle qu'il appartenait de réhabiliter à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop méprisés en ces temps-ci par quelques femmes philosophes, trop appréciés par la coquetterie égoïste de quelques autres.
Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux ouvrages, nous n'eussions pensé qu'une broderie pût être une oeuvre d'art, une création poétique; et pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il pas dans le rêve d'une vie complète faire intervenir la pensée poétique, le sentiment de l'art, ce quelque chose qui échappe à l'analyse, mais dont l'absence fait souffrir toutes les organisations choisies, et qu'on appelle goût; mot vague encore, parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens individuel, et souvent très-excentrique, partant très-opposé à la mode, qui est la création vulgaire des masses.
Dans le perfectionnement que doivent subir toutes choses, et les arts particulièrement, il y aura certes un encouragement à donner aux oeuvres de pur goût; elles n'auront pas, si vous voulez, une utilité positive, immédiate; mais, comme l'avenir nous rendra certainement moins positifs, nous arriverons à comprendre que l'élégance et l'harmonie sont nécessaires aux objets qui nous entourent, et que le sentiment d'harmonie sociale, religieux, politique même, doit entrer en nous par les yeux, comme la bonne musique nous arrive à l'esprit par les oreilles, comme la conviction de la vérité nous est transmise par le charme de l'éloquence, comme la beauté de l'ordre universel nous est révélée à chaque pas par le moindre détail des beautés ou des grâces d'un paysage. Le grand artiste de la création nous a donné un assez vaste atelier pour nous porter à l'étude du beau.
D'où vient donc que des générations entières passent au milieu du temple universel sans apprendre à construire un seul édifice qui ne soit grossier et disproportionné, tandis que d'autres générations se sont tellement préoccupées du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis les objets les plus futiles, empreints d'une invention exquise ou d'une correction méticuleuse? C'est que l'humanité n'a pu se développer par tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne suffisant pas à l'énorme gestation de son travail interne, elle a dû négliger l'art lorsqu'elle existait par la guerre, de même qu'elle a dû négliger la politique lorsqu'elle s'est laissée absorber par le luxe et le goût. On a conclu jusqu'ici, comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain était à jamais condamné à perdre d'un côté ce qu'il acquérait de l'autre. Mais c'est une erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se manifester par les besoins du coeur et de l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser tout d'un coup, mais dont la présence dans le cerveau humain est une souffrance, un appel, une protestation contre le fini des choses passées, un garant de l'infini des choses futures?
Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les yeux autour de nous et remarquer combien, depuis quelques années seulement, le goût a gagné sous plusieurs rapports. L'inconstance effrénée de la mode est une preuve évidente du besoin que le goût des masses éprouve de se former et de s'éclairer avant de se fixer. Il ne se fixera sans doute jamais d'une manière absolue, mais il se posera du moins des bases plus durables, et, à mesure que le génie des artistes innovera, le goût du public est prêt à le contenir dans sa bizarrerie ou à le protéger dans son élan. Déjà ce que nous appelions il y a quelques années l'épicier commence à perdre de ses principes absolus de stagnation, déjà il cherche à se meubler moyen âge, renaissance, et, quand il a de l'argent, son tapissier lui insuffle un peu de goût. Ces essais de retour vers le passé ne sont point une marche rétrograde; c'est en étudiant, en comprenant les produits antérieurs de l'art, qu'on pourra apprendre à les juger, à les corriger, à les perfectionner. Qu'on ne s'inquiète pas de nous voir encore copier dans les arts l'architecture ou l'ameublement de nos pères; chaque instant de la vie sociale donnera bien assez de caractère à ce qui ressortira de ces essais de reproduction.
Il faut donc encourager le goût même dans les plus petites choses, et compter pour l'avenir sur une nouvelle renaissance; elle sortira de nos erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de nos architectes ou de nos décorateurs qui ne serve de base à de meilleures notions. Il faut ne point mépriser comme futiles le sentiment de la grâce et le mouvement de l'esprit, manifestés dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos meubles sont déjà devenus plus moelleux et plus confortables; on en viendra à leur donner l'élégance qui leur manque. Une éducation plus exquise apportera dans les ornements de toute espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore étouffés sous la transition bien nécessaire de l'économie et de l'utilité. Dans ces choses de détail, les femmes seront nos maîtres, n'en doutons pas, et, loin de les en détourner, cultivons en elles ce tact et cette finesse de perception qui ne leur ont pas été donnés pour rien par la nature.
Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans le goût, et jusqu'ici le goût est peut-être encore tout le génie de la femme. Autant nous avons souffert quelquefois de voir de jeunes personnes pâlir et s'atrophier sur la minutieuse exécution d'une fleur de broderie dessinée lourdement par un ouvrier sans intelligence, autant nous avons admiré ce qu'il y a de poésie dans le travail d'une femme qui crée elle-même ses dessins, qui raisonne les proportions de l'ornement et qui sent l'harmonie des couleurs. Celle qui nous a le plus frappé dans ce talent, où l'âme met sa poésie et le caractère sa persévérance, c'est la princesse Anna Czartoryska. Cette jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte, à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère, charitable et laborieuse comme elle, penchée sur un métier ou debout sur un marchepied, créant avec la rapidité d'une fée des enroulements hiéroglyphiques d'or, d'argent ou de soie, sur des étoffes pesantes ou des trames déliées, semant des fleurs riches et solides sur des toiles d'araignée, peignant des arabesques d'azur et de pourpre sur le bois, sur le satin, sur le velours et nuançant avec la patience de la femme, et jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins toujours nouveaux, des richesses toujours inattendues du bout de ses jolis doigts, du fond de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur surtout. Oui, c'est son coeur qui travaille, car c'est lui qui la soutient dans cette desséchante fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille, où le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs qui ne soit éclose sous l'influence d'un sentiment généreux et qu'une larme de ferveur patriotique n'ait arrosée.
Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées, tandis que, courbée sur son ouvrage, tremblante de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au moindre geste de ses enfants, elle poursuivait d'un air calme et dans une apparente immobilité le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces fantastiques ornements qu'elle a tracés sur l'or et la soie renferme le secret d'une longue rêverie; l'immolation de sa vie entière est là.
C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble tous les travaux qu'elle a terminés pour les vendre elle-même aux belles dames oisives du grand monde. Elle ne leur fait payer ni son travail, ni sa peine, ni sa pensée créatrice: elle compte tout cela presque pour rien, et, pourvu qu'on achète autour d'elle mille petits objets que la sympathie d'autres femmes généreuses apporte à son atelier, elle est heureuse d'achalander la vente des objets de pur caprice par la valeur réelle de ses belles productions. Aussi les acheteurs ne lui manqueront pas cette année plus que les autres, et le monde élégant de Paris viendra en foule, nous l'espérons, se disputer ces charmants ouvrages, création d'une artiste, reliques d'une sainte.
IV
UTILITÉ D'UNE
ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION 16
Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser auprès du public d'avoir compris, par hasard, un beau matin, comme on dit, l'importance d'une question toute spéciale, et sur laquelle les pédants du métier pourraient bien l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique naturelle n'est pas un critérium applicable à tous les jugements humains, le public lui-même, qui n'est pas spécialement renseigné sur toutes les matières possibles, risque fort d'être regardé comme le plus incompétent de tous les juges; et comme il n'est guère disposé à souffrir qu'on le récuse, comme, après tout, il n'est point de questions générales, de quelque nature qu'elles soient, qui ne lui soient soumises en dernier ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs spéciaux, la critique remplisse son rôle et serve d'intermédiaire.
Ceci, à propos d'une courte brochure que vient d'écrire M. le vicomte d'Aure, et qui est le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment publiés, le Traité d'équitation et le Traité sur l'industrie chevaline. A ceux qui ont suivi ces travaux et lu ces ouvrages, l'importance du sujet est suffisamment démontrée, soit qu'ils s'occupent de l'équitation comme art ou comme science, soit qu'ils l'envisagent sous son aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils la considèrent sous le rapport de l'économie industrielle.
Cette brochure a pour but de faire comprendre au gouvernement l'indispensable utilité d'une école normale d'équitation. C'est au moyen d'une institution de ce genre que l'on créera des hommes spéciaux destinés à répandre le goût du cheval et les connaissances équestres dans les populations. Il s'agit de revenir à ce que l'on faisait autrefois, c'est-à-dire former des hommes en état de dresser et de mettre en valeur nos chevaux de luxe, et des consommateurs en état de s'en servir. A quoi ont abouti toutes les dépenses du gouvernement pour régénérer nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris que la chose essentielle pour leur assurer la vogue était de créer des hommes en état d'en tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur les courses, considérées aujourd'hui comme le seul et unique moyen de régénération:
«On ne peut pas mettre en doute que les courses ne soient à présent plutôt une question de jeu qu'une amélioration de race; il suffit, pour être édifié à cet égard, de voir comment les choses se passent aussi bien en Angleterre qu'en France.
»Le cheval de course est un dé sur lequel un joueur vient placer un enjeu considérable; peu importe ce que deviendra plus tard le cheval; ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir une préparation; les mettant dans le cas de concourir de bonne heure, et avec le plus de chances possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur peut y trouver son compte, l'amélioration de l'espèce doit-elle y trouver le sien? Je ne le pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et spéciaux de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption d'un pareil système apporte la dégénérescence de leurs races; ils s'aperçoivent que des sujets, soumis dès l'âge de deux ans à une préparation donnant une énergie factice et prématurée, sont ruinés pour la plupart, et retirent ainsi à la production une foule de sujets qui eussent été précieux s'ils avaient été élevés dans de meilleures conditions.
»N'en est-il pas de même, chez nous? Que deviennent la plupart de ces chevaux de noble origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris, estropiés, altérés dans leur santé par l'entraînement, ils sortent de l'hippodrome souvent pour être vendus à vil prix, et le produit de cette vente doit servir de dédommagement aux frais énormes faits pour leur éducation. Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions, le jeu devient une conséquence; ne faut-il pas se couvrir des frais exorbitants de l'entraînement et de toutes les chances défavorables qui en émanent, et chercher, dans le hasard, des chances pouvant devenir plus propices; aussi, en France comme en Angleterre, le motif réel, essentiel des courses, a-t-il été effacé: ce n'est plus qu'un vaste champ d'agiotage subventionné chez nous par l'État.
»Après avoir fait naître une situation aussi aventureuse dans une industrie ne demandant, au contraire, que de la suite et du positif, quels avantages en a retirés l'État? quel a été le prix des sacrifices faits pour soutenir une pareille institution? Dans le nombre incalculable de chevaux tarés et estropiés par les exercices prématurés, il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter, à des prix souvent trop élevés, une cinquantaine d'étalons dont la plupart ont encore des qualités fort contestables comme reproducteurs. Cependant, si l'on fait le relevé des fonds versés par l'État depuis quatorze ans, les villes ayant des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés, on pourrait évaluer à plusieurs millions les fonds employés à encourager une industrie, cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant servi qu'à détériorer une race appelée à jeter des germes d'amélioration dans nos espèces...»
Et plus loin:
«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse, cette préoccupation serait excusable; mais à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne joint pas à cette qualité une bonne construction et de belles allures? Repoussé pour la reproduction, ne trouvant pas même d'emploi chez celui qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et à compromettre ainsi la fortune de celui auquel il appartient.
»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute, qu'un mode amenant d'aussi tristes résultats. En tout état de cause, à quoi sert d'obtenir un degré de plus grande vitesse parmi les individus d'une même race et tous soumis aux mêmes conditions? seront-ils pour cela plus de pur sang?
»Si la lutte s'établissait entre des chevaux d'espèce différente, et que deux systèmes fussent en présence, je comprendrais fort bien alors les luttes à outrance pour faire prévaloir un de ces deux systèmes; mais ici tout le monde est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être, que, dans les concours, on n'admet pas un cheval dont l'origine ne soit bien constatée, tant on craint de réveiller la controverse, si un cheval dont l'origine serait douteuse était vainqueur.»
Voilà donc pourtant où nous en sommes; voilà le résultat de ces grands moyens d'amélioration, considérés aujourd'hui comme la panacée universelle. M. d'Aure, qui admet bien les épreuves de courses pour certains chevaux, voudrait cependant aussi que des primes, des encouragements fussent accordés à des chevaux qui ne peuvent et ne doivent pas être achetés comme étalons, et qui sont destinés à entrer dans la consommation. Cet encouragement serait certainement le meilleur, car l'éducation donnée à nos chevaux indigènes contribuerait puissamment à combattre la concurrence étrangère.
Laissons encore parler M. d'Aure:
«Pourquoi, en exigeant quelques preuves d'énergie, ne pas primer aussi les allures, la construction, le dressage et la bonne condition? Le cheval une fois soumis à des exercices qui ne serviraient qu'à le mettre en valeur, une grande concurrence s'établirait alors pour obtenir un prix, et, si on ne l'obtenait pas, on disposerait, en tout état de cause, le cheval à une vente facile et avantageuse. Dans cette hypothèse, il n'est pas douteux qu'une foule de chevaux ne soient achetés par le consommateur à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»
De quelque manière que soit envisagée cette grande question, la création d'hommes spéciaux est une chose indispensable. Quand bien même nous enlèverions à l'équitation son importance sous le point de vue d'économie industrielle, ou sous le point de vue militaire et politique, elle a encore une valeur immense sous le point de vue artistique.
L'équitation est, en effet, une science et un art. C'est un art pour celui qui dispose du cheval tout dressé. C'est une science pour le professeur, qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur a donc à créer l'instrument et le virtuose: il faut qu'il possède à fond la physiologie du cheval; faute de quoi, il est exposé à demander violemment à certains individus ce que leur conformation, des défauts naturels ou des tares peu apparents leur interdisent de faire avec spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif à ces imperfections ou à ces particularités, provoque infailliblement chez des animaux, peut-être généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance, la révolte et une irritation de caractère qu'eux-mêmes ne peuvent plus gouverner.
Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation des bêtes, de ces instruments passifs et muets de nos indiscrètes volontés, ne fût pas souvent prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement et la parole pour nous défendre et nous justifier, nous sommes si mal compris et si mal menés par les prétendus éducateurs du genre humain? Un bon cheval, intelligent et fin, est un instrument à perfectionner. Une main brutale ne saurait en tirer parti; un artiste habile en développe la délicatesse et la puissance. Dans ce noble et vivifiant exercice, l'écuyer expérimenté sent qu'il y a là, comme dans tous les arts, un progrès continuel à faire, une perfection de plus en plus difficile à atteindre, de plus en plus attrayante à chercher. C'est un champ illimité pour l'étude et l'observation des instincts et des ressources de cet admirable instrument, de cet instrument qui vit, qui comprend, qui répond, qui progresse, qui entend, qui retient, qui devine, qui raisonne presque; le plus beau, le plus intelligent des animaux qui peuvent nous rendre un service immédiat en nous consacrant leurs forces.
Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du cavalier s'imaginent que l'équilibre résultant de l'habitude, la force musculaire et l'intrépidité suffisent. La première de ces qualités est la seule indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais elle est loin de suppléer à la connaissance des moyens; et, quant à l'emploi de la force et de l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile. Une femme délicate, un enfant, peuvent manier un cheval vigoureux s'il est convenablement dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les qualités naturelles sont: la prudence, le sang-froid, la patience, l'attention, la souplesse, l'intelligence des moyens et la délicatesse du toucher, car ce mot de pratique instrumentale peut très-bien s'appliquer au maniement de la bouche du cheval; et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à exciter et à braver l'exaspération du coursier, la science constate qu'il s'agit, au contraire, de calmer cette créature impétueuse, de la dominer paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour ainsi dire, et de l'amener ainsi à exécuter toutes les volontés du cavalier avec une sorte de zèle et de généreux plaisir.
Qu'on nous permette encore un mot sur la question d'art. Il y a dans l'équitation, comme dans tout, une bonne et une mauvaise manière, ou plutôt il y a cent mauvaises manières et une seule bonne, celle que la logique gouverne. Cependant l'erreur prévaut souvent, et la logique proteste en vain. Certain professeur, naguère au pinacle, et qui n'a pas craint de soumettre sa méthode, incarnée en sa personne, aux applaudissements et aux sifflets d'une salle de spectacle, avait obtenu des résultats en apparence merveilleux, tout en ressuscitant et en exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII. Le cheval réduit à l'état de machine entre ses mains et entre ses jambes, entièrement dénaturé, raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé là où il devait être ferme, déformé en réalité et comme crispé dans une attitude contrainte et bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts, tous les mouvements que l'écuyer, espèce d'homme à ressorts aussi, lui imprimait au grand ébahissement des spectateurs. Cela était fort curieux, en effet, et ce puéril travail, considéré comme étude de fantaisie, pouvait fort bien défrayer le spectacle de Franconi parmi les diverses exhibitions de chevaux savants.
Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait les applaudissements pour avoir montré un si remarquable asservissement des facultés du cheval aux volontés de l'homme. Malheureusement le public s'imagina que c'était là de l'équitation, et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle on pouvait parvenir en ce genre était la vraie, la seule base de l'éducation hippique. Des hommes réputés spéciaux se le laissèrent persuader par l'engouement, et l'inventeur du système finit par le croire lui-même en se voyant pris au sérieux.
C'est donc d'une mauvaise manière, de la pire de toutes peut-être, que ces hommes prétendus compétents se sont récemment enthousiasmés aux dépens et dommages de l'État. Cette incroyable erreur ne signale que trop la décadence où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation et la science de l'hippiatrique; car ces choses qu'on a voulu désunir sont indissolublement solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser un cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est que le cheval en général; 2° ce qu'est en particulier l'individu soumis à l'éducation. Nous avons dit comment la connaissance de l'individu était indispensable lorsqu'on ne voulait pas s'exposer à lui demander autre chose que ce qu'il pouvait exécuter. Quant au cheval en général, nous disons que c'est un être énergique, irritable, généreux, par conséquent. On pourrait presque dire de lui, que c'est, après l'homme, un être libre, puisqu'il est susceptible d'abjurer la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer non-seulement la domesticité, mais l'éducation. Aimer est le mot, et les poëtes n'ont fait ni métaphore ni paradoxe en dépeignant son ardeur dans le combat et son orgueil dans l'arène du tournoi. Autant un cheval courroucé par une éducation abrutissante se montre colère, vindicatif et perfide, autant celui qui n'a jamais éprouvé que de bons traitements et que l'on instruit avec logique, patience et clarté, répond aux leçons avec zèle et attrait.
Il s'agit donc de faire de cet être intelligent un être instruit, et, pour cela, il ne faudrait pas oublier qu'on s'adresse à une sorte d'intelligence et non à une sorte de machine construite de main d'homme et qu'il soit donné à l'homme de modifier dans son essence. La main de Dieu a passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres un cachet de beauté et des aptitudes particulières que l'homme, appelé à gouverner les créatures secondaires, ne peut fausser sans contrarier et gâter l'oeuvre de la nature; c'est là une loi inviolable dans tous nos arts, dans tous nos travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval est fait pour se porter en avant, pour aspirer l'air avec liberté, pour gagner en grâce, en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses allures; mais régler, c'est développer. Cela est vrai pour la bête et pour l'homme. La science vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots, à rendre sa monture docile en augmentant son énergie.
Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure qui est le résumé rapide des travaux précédents et de l'expérience de toute la vie de l'auteur, sans résumer de notre côté ses principes sur l'équitation. M. d'Aure est un praticien sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports les plus profonds. Il a porté dans ses études et dans sa pratique une véritable ferveur d'artiste, des convictions fondées, la persévérance et le désintéressement qui caractérisent ceux qui sentent vivement l'utile, le beau et le vrai de leur vocation.
Dans un excellent traité sur l'industrie chevaline, écrit avec une clarté remarquable, et rempli de vues historiques ingénieuses et intéressantes, M. d'Aure a vu en grand et traité en maître cette question de l'amélioration des races que nous résumerions, nous, communistes, dans les termes suivants: «Socialisation d'un des instruments du travail de l'homme.» On ne niera pas que le cheval ne soit un de ces instruments de travail qu'aucune machine n'est de longtemps appelée à remplacer absolument. Il est heureux sans doute que le génie de l'industrie arrive de plus en plus à substituer les machines à l'emploi abusif qui a été fait et qui se fait encore des forces vitales. Mais, tandis qu'on se préoccupe aujourd'hui de supprimer par les machines la dépense qu'exige l'entretien de ces forces vitales, on ne s'aperçoit pas qu'on les laisse se détériorer et se perdre, lorsque, pour longtemps encore, on en a un besoin essentiel. On oublie que, pour des siècles encore, le cheval sera indispensable au travail humain, au service des armées, à l'agriculture, aux transports de fardeaux, aux voyages, etc.; et, lorsque cette noble espèce ne sera plus dans les mains de nos descendants que ce qu'elle doit être en effet, c'est-à-dire un moyen de plaisir, et son éducation perfectionnée une pratique d'art accessible à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore bien des générations de ces laborieux animaux, avant d'arriver à supprimer l'excès de leur travail. Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence où l'on a laissé tomber la production chevaline, que nous sommes à la veille d'entrer dans cet Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide de la vapeur, depuis le transport des cathédrales jusqu'à l'office du barbier?
Quel est donc le résultat social qu'il faudrait atteindre pour réhabiliter l'industrie chevaline, à peu près perdue depuis la révolution et particulièrement depuis 1830? Encourager la production, renouveler et conserver nos belles races indigènes, qui, dans peu d'années, auront entièrement disparu si on n'y prend garde; donner aux cultivateurs et aux éleveurs de chevaux les moyens de faire de bons élèves; enfin créer, comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut donner au cheval la valeur d'un instrument complet, mis en état de service et de durée; sans laquelle aussi le consommateur ne saura jamais entretenir les ressources de sa monture. Nous en avons dit assez au commencement de cet article pour prouver que, sans l'éducation, le cheval est d'un mauvais service, et qu'entre les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier, sa valeur augmente, ses forces se décuplent et se conservent. Il y aurait une sage économie générale à répandre ces connaissances dans notre peuple. Les riches n'y songent guère, ils ne se contentent pas de se servir exclusivement de chevaux anglais, il leur faut des cochers et des jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on trouverait difficilement aujourd'hui chez nous des hommes de cheval entendus. A qui la faute?
Pour prouver la nécessité de ces mesures, il suffit de montrer le désordre, l'incurie, et tous les fâcheux résultats de la concurrence aveugle et inintelligente, l'absence d'encouragements bien entendus, de dépenses utiles, d'initiative éclairée, et de vues sociales et patriotiques de la part de l'État.
Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait songé à accuser, de notre point de vue, le régime de la concurrence et à invoquer les solutions sociales qui nous préoccupent; mais, par la force rigoureuse de la logique qui est au fond de toutes les questions approfondies, ses démonstrations arrivent à prouver la nécessité de l'initiative sociale dans la question qu'il traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités possibles des travaux aussi complets et des calculs aussi certains, tous ces travaux d'analyse aboutiraient à la même conclusion synthétique: à savoir, que la concurrence est destructive de toute industrie, de tout progrès, de toute richesse nationale, et qu'il faut, pour régler la production et la consommation, que la sagesse et la prévoyance de l'État interviennent, règlent et dirigent.
V
LA BERTHENOUX
C'est un hameau entre Linières et Issoudun, sur la route de communication qui côtoie le plateau de la vallée Noire. Une très-jolie église gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée, aujourd'hui ferme importante, embellissent cette bourgade, située d'ailleurs dans un paysage agréable; c'est là que se tient annuellement, dans une prairie d'environ cent boisselées (plus de six hectares), une des foires les plus importantes du centre de la France. On évalue de douze à treize mille têtes le bétail qui s'y est présenté cette année: quatre cents paires de boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux, denrée que l'on désigne communément dans le pays sous le nom de jeunesse (un métayer se fait entendre on ne peut mieux quand il vous dit qu'il va mener sa jeunesse en foire pour s'en défaire); trois cents vaches, douze cents chevaux, quatre mille bêtes à laine, trois cents chèvres, et une centaine d'ânes. Ajoutez à cela ces animaux que le paysan méticuleux ne nomme pas sans dire: sauf votre respect, c'est-à-dire trois mille porcs, qui ont un champ de foire particulier de quatre-vingts boisselées d'étendue, et vous aurez la moyenne d'un des grands marchés de bestiaux du Berry.
Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent de la Creuse, du Nivernais, du Limousin, et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme on a vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils sont rarement beaux. Les vaches laitières sont encore moins nombreuses et plus mauvaises; on ne vend les belles vaches que quand elles ne peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves sont la richesse du pays. Ils deviennent de grands boeufs de labour qui travaillent chez nous une terre grasse et forte, bien terrible à soulever. Quant à la jeunesse qu'on a de reste, après que le choix des boeufs de travail est fait, elle est enlevée en masse par les Marchois, qui l'engraissent ou la brocantent. Quelques bouchers d'Orléans viennent aussi s'approvisionner à la foire de la Berthenoux. Une belle paire de boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents francs; la taurinaille ou la jeunesse quatre-vingts francs par tête; les chevaux cent trente, les vaches cent vingt, les moutons trente, les brebis vingt-cinq, les porcs vingt-cinq, les ânes vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux, de quinze à trente sous.
Les principales affaires se traitent entre Berrichons et Marchois. Les premiers ont une réputation de simplicité dont ils se servent avec beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation de duplicité qui les fait échouer souvent devant la méfiance des Berrichons.
La vente du bétail est, chez nous, une sorte de bourse en plein air, dont les péripéties et les assauts sont les grandes émotions de la vie du cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon, le fermier, déploient les ressources d'une éloquence pleine de tropes et de métaphores inouïes. Nous entendions un jour, à propos d'un lot de porcs, le marchandeur s'écrier:
—Si je les paie vingt-trois francs pièce, j'aime mieux que les trente-six cochons me passent à travers le corps!
Et même nous altérons le texte; il disait le cadavre, et encore prononçait-il calabre, ce qui rendait son idée beaucoup plus claire pour les oreilles environnantes.
Il y a d'autres formules de serment ou de protestation non moins étranges:
—Je veux que la patte du diable me serve de crucifix à mon dernier jour, si je mens.—Que cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.
Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois du matin jusqu'à la nuit. Enfin, après avoir attaqué et défendu pied à pied, sou par sou, la dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché par des poignées de main qui, pour valoir signature, sont d'une telle vigueur que les yeux en sortent de la tête; mais discours, serments et accolades sont perdus dans la rumeur et la confusion environnantes; tandis que vingt musettes braillent à qui mieux mieux du haut des tréteaux, les propos des buveurs sous la ramée, les chansons de table, les cris des charlatans et des montreurs de curiosités à l'esprit-de-vin, l'antienne des mendiants, le grincement des vielles, le mugissement des animaux, forment un charivari à briser la cervelle la plus aguerrie. Il y a mille tableaux pittoresques à saisir, mille types bien accusés à observer.
Quelquefois la chose devient superbe et, en même temps, effrayante: c'est quand la panique prend dans le campement des animaux à cornes. La jeunesse est particulièrement quinteuse, et parfois un taureau s'épouvante ou se fâche, on ne sait pourquoi, au milieu de cinq ou six cents autres, qui, au même instant, saisis de vertige, rompent leurs liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent comme une houle rugissante au milieu du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens de proche en proche, et on a vu cette multitude d'hommes et d'animaux présenter des scènes de terreur et de désordre vraiment épouvantables. Une mouche était l'auteur de tout ce mal.
La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans le 8 et le 9 septembre. Elle commence par la vente des bêtes à laine, et finit par celle des boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en moyenne.
VI
LES JARDINS EN ITALIE
Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont jeté sur le papier et semé sur leur route beaucoup de malédictions contre le mauvais goût des villégiatures17. Le président de Brosses était, lui, un homme de goût, et nul, dans son temps, n'a mieux apprécié le beau classique, nul ne s'est plus gaiement moqué du rococo italien et des grotesques modernes mêlés partout aux élégances de la statuaire antique. Sur la foi de ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes se croient obligés, encore aujourd'hui, de mépriser ces fantaisies de l'autre siècle avec une rigueur un peu pédantesque.
Note 17: (retour) Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui était familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer que c'est ici le mot propre et qu'il ne serait même pas remplacé par une périphrase. On entend par villégiature à la fois le plaisir dont on jouit dans les maisons de campagne italiennes, la temps que l'on y passe, et, par extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.
Tout est mode dans l'appréciation que l'on a du passé comme dans les créations où le présent s'essaie, et, après avoir bien crié, sous l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries du temps de Louis XV, nous voilà aussi dégoûtés du grec et du romain que du gothique de la Restauration! C'est que tout cela était du faux antique et du faux moyen âge, et que toute froide et infidèle imitation est stérile dans les arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce progrès réel de ne pas s'engouer exclusivement d'une époque donnée, et de s'identifier complaisamment au génie ou à la fantaisie de tous les temps. La complaisance de l'esprit est toujours une chose fort sage et bien entendue, car on se prive de beaucoup de jouissances en décrétant qu'un seul genre de jouissance est admissible à la raison.
Parmi ces fantaisies du commencement du dernier siècle que stigmatisaient déjà les puristes venus de France trente ou quarante ans plus tard, il en est effectivement de fort laides dans leur détail: mais l'ensemble en est presque toujours agréable, coquet et amusant pour les yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les seigneurs italiens déployaient ces richesses d'invention puériles que l'on ne voit pourtant pas disparaître sans regret:
Les grandes girandes, immenses constructions de lave, de mosaïque et de ciment, qui, du haut d'une montagne, font descendre en mille cascades tournantes et jaillissantes les eaux d'un torrent jusqu'au seuil d'un manoir;
Les grandes cours intérieures, sortes de musées de campagne, où, à côté d'une vasque sortie des villas de Tibère, grimace un triton du temps de Louis XIV, et où la madone sourit dans sa chapelle entourée de faunes et de dryades mythologiques;
Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le goût de Watteau, qui semblent destinés à quelque cérémonie de peuples triomphants, et qui conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse de son gigantesque piédestal, ou tout bonnement à une plate-bande de tulipes très-communes;
Les tapis de parterre, ouvrage de patience, qui consiste à dessiner sur le papier le pavé d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses d'un jardin, des arabesques, des dessins de tenture, et surtout des armoiries de famille, avec des compartiments de fleurs, de plantes basses, de marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;
Les concerts hydrauliques, où des personnages en pierre et en bronze jouent de divers instruments mus par les eaux des girandes;
Enfin les grottes de coquillages, les châteaux sarrasins en ruine, les jardiniers de granit, et mille autres drôleries qui font rire par la pensée qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération plus naïve que la nôtre.
Les plus belles girandes de la campagne de Rome sont à Frascati, dans les jardins de la villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés et ornés par Fontana, dans les flancs d'une montagne admirablement plantée et arrosée d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est imaginé de creuser le roc en forme de mascaron, et de faire de la bouche de ce Polyphème une caverne où plusieurs personnes peuvent se mettre à l'abri. Les branches pendantes et les plantes parasites se sont chargées d'orner de barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée dans un bassin.
A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre fantaisie échappe au crayon par son étendue; c'est une rapide montée d'un kilomètre de chemin, plantée d'inscriptions monumentales en buis taillé. Et, chose étrange, sur cette terre papale dans la liste de cent noms illustres, choisis avec amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau verdoyer sur la montagne, entretenus et tondus avec le même soin que ceux des écrivains orthodoxes et des poëtes sacrés. Je soupçonne que cette galerie herbagère a été composée par Lucien Bonaparte, autrefois propriétaire de la villa. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été respectée par les jésuites, possesseurs, après lui, de cette résidence pittoresque, et qu'elle l'est encore par la reine de Sardaigne, aujourd'hui propriétaire.
En résumé, la vétusté de ces décorations princières, et l'état d'abandon où on les voit maintenant, leur prête un grand charme, et, de bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises, toutes ces gaietés d'un autre temps, sont devenues mélancoliques et quasi austères. Le lierre embrasse souvent d'informes débris que l'on pourrait attribuer à des âges plus reculés; les racines des arbres centenaires soulèvent les marbres, et partout les eaux cristallines, restées seules vivantes et actives, s'échappent de leur prison de pierre pour chanter leur éternelle jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître et passer.
VII
A MADAME ERNEST PÉRIGOIS18
Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:
Le papillon superbe et la bête rampante;
L'une qui souille tout dans son embrassement,
L'autre qui du pollen s'enivre follement.
Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;
Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,
Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,
Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!
Nohant, 30 mai 1856
VIII
LES BOIS
Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!
Qui de vous, sans être dévoré de passions tragiques n'a soupiré, comme la Phèdre de Racine, après l'ombre et le silence des bois? Ce vers, isolé de toute situation particulière, est comme un cri de l'âme qui aspire au repos et à la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond et mystérieux qu'on respire sous les grands arbres. Malheureusement, ces monuments de la nature deviennent chaque jour plus rares devant les besoins de la civilisation et les exigences de l'industrie. Comme il se passera encore peut-être des siècles avant que les besoins de la poésie et les exigences de l'art soient pris en considération par les sociétés, il est à présumer que le progrès industriel détruira de plus en plus les plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps à aucune plante élevée le droit de vivre au delà de l'âge strictement nécessaire à son exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a souffert de ces idées positives, et des provinces entières se sont dépouillées, à la même époque, de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux. Nous savons tous, autour de nous, des endroits regrettés où, dans notre jeunesse, nous avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables au soleil et à la pluie, et qui ne présentent plus que des sillons ensemencés ou d'humbles taillis.
Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques ornements de la terre ont disparu. Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés et nous sommes convaincus que sur les grandes étendues de pays ils n'existent plus. On fait très-bien des journées de marche en France, en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul massif véritablement important, et, dans les forêts mêmes, il n'est presque plus de sanctuaires réservés au développement complet de la vie végétale.
Un des plus beaux endroits de la terre serait le golfe de la Spezzia, sur la côte du Piémont, si les grands arbres n'y manquaient absolument. Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de plantes basses, mouvements de terrain pittoresques, couleur chaude et variée des terrains mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons maritimes merveilleusement encadrés, tout y est, excepté un seul arbre imposant. La montagne et la vallée ne demandent cependant qu'à en produire; mais, aussitôt qu'un pin vigoureux s'élance au-dessus des taillis jetés en pente jusqu'au bord des flots, la marine s'en empare, et même le jeune arbre, à peine grandi, est condamné à aller flotter sur le dos de la petite chaloupe côtière.
Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence, et de Florence jusqu'à Rome, vous trouvez partout, au sein d'une nature splendide de formes, sa plus belle parure, la haute végétation, absente par suite de l'aridité des montagnes, ou supprimée par la main de l'homme, qui ne respecte que l'olivier, le plus utile, mais le plus laid des arbres, quand il n'est pas sept ou huit fois centenaire.
La campagne de Rome, jadis si riche de jardins et de parcs touffus, est désormais, on le sait, une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne romaine, si mal à propos vantée, quand on a gravi les premières volcaniques des monts Latins, on trouve, dans les immenses parcs des villas et sur les routes (celle d'Albano est justement célèbre sous ce rapport), le chêne vert parvenu à toute son extension formidable. C'est un colosse au feuillage dur, noir et uniforme, au branchage tortueux et violent, que l'on peut regarder sans respect, mais qui ne saurait plaire qu'aux premiers jours du printemps, lorsque la mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les rameaux élevés et lui fait une robe de velours vert tendre qui tranche sur sa feuillée sombre et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors sur son bois, où le printemps semble s'être glissé mystérieusement à l'insu de son autre éternelle et lugubre verdure.
Dans cette région, les pins sont véritablement gigantesques. Ils se dressent fièrement au-dessus de ces chênes verts déjà monstrueux et, les dépassant de toute la moitié de leur taille, ils forment un second dôme au-dessus du dôme déjà si noir qu'ils ombragent.
Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes ces branches étendues en parasol ou entre-croisées en réseaux inextricables, la moindre éclaircie encadre un paysage de montagnes transparentes ou de plaines profondes terminées par les lignes d'or de l'embouchure du Tibre, qui se confondent avec la nappe étincelante de la Méditerranée.
Mais, pour chérir exclusivement cette végétation méridionale, il faut n'avoir pas aimé auparavant celle de nos latitudes plus douces et plus voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les pâles oliviers y sont durs encore par leur sèche opposition avec les autres arbres trop noirs. Les bosquets splendides de buis, de lauriers et de myrtes sont noirs aussi par leur épaisseur, et leurs âcres parfums sont en harmonie avec leur inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces feuilles cassantes qui le reçoivent comme autant de miroirs; il glisse ses rayons crus sous les longues allées ténébreuses et les raie de sillons lumineux trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut point être ingrat, cela est parfois splendide, surtout quand les rayons tombent sur des tapis de violettes, de cyclamens et d'anémones qui jonchent la terre jusque dans les coins les plus sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui sautent, écument et babillent entre les grosses racines des arbres; mais, en général, l'oeil, comme la pensée, est en lutte contre la lumière et contre l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se heurtent plus souvent qu'elles ne se combinent et ne s'associent.
Sans aller si loin, il y a autour de nous, en France, quand on les cherche et que l'on arrive à les trouver, des aspects d'une beauté toute différente, il est vrai, mais plus pénétrante et plus délicate que cette rude beauté du Latium. Aimons l'une et l'autre, et que chaque école d'artiste y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra toujours garder une secrète préférence pour certains coins de notre patrie. En dehors du sentiment national, que l'on ne répudie pas à son gré, il est des jouissances de contemplation que nous n'avons point trouvées ailleurs. Certains recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre ont réalisé pour nous le rêve des forêts vierges. Dans des localités humides et comme abandonnées, nous avons pénétré sous des ombrages dont l'épaisseur admirable n'ôtait rien à la transparence et au vague délicieux. Là, tout aussi bien que dans la forêt fermée de Laricia et sur les roches de Tivoli, les plantes grimpantes avaient envahi les tiges séculaires et s'enlaçaient en lianes verdoyantes aux branches des châtaigniers, des hêtres et des chênes. La mousse tapissait les branches, et la fougère hérissait de ses touffes découpées le corps des arbres, de la base au faîte. Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier semblaient s'être réfugiées et sortaient en bouquet de chaque fissure. Les blocs granitiques, embrassés et dévorés par les racines, étaient soulevés et comme incrustés dans le flan des arbres. Enfin, ce que j'ai en vain cherché en Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein midi, le soleil, tamisé par le feuillage serré mais diaphane, laissait tomber sur le sol et sur les fûts puissants des hêtres, des reflets froids et bleuâtres comme ceux de la lune.
En résumé, les arbres à feuillage persistant ont plus d'audace et d'étrangeté dans leur attitude; mais ils manquent tout à fait de cette finesse de tons et de cette grâce de contours qui caractérisent les essences forestières de nos climats. Les cyprès monumentaux de la villa Mandragone, à Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère; mais ces plantes à centuple tige, réunies en faisceau comme des colonnettes sarrasines, ressemblent trop à de l'architecture. Ils sont si noirs qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les caresse point, la tempête seule les émeut. Aussi, quand, aux approches du Clitumne et de l'Arno, on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre possession de l'air et de la vie. En Provence, on se croit encore un peu trop en Italie et pas assez en France; mais, quand on gagne nos provinces du Centre, moins riches de grands mouvements du sol, on est dédommagé par l'abondance et la tranquille majesté de la végétation. Les noyers énormes des bords de la Creuse sont mille fois plus beaux que les beaux orangers de Majorque, et il semble que, dans la variété harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls, les érables, les trembles, les aunes, les charmes, les cormiers, les frênes, etc., il y ait quelque chose qui ressemble à l'intelligence étendue et profonde des artistes féconds, comparée au génie étroit et orgueilleux des poëtes monocordes.
Quant à la beauté des lignes, si vantée par les amants exclusifs de la nature méridionale, nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la trouver supérieure à celle de nos forêts de France. Il y a, dans l'effet magistral de nos grandes avenues, des masses plus harmonieusement disposées et vraiment mieux dessinées par la structure des arbres qui les composent. Enfin, nous nous résumerons en disant que l'éternelle verdure des climats chauds est inséparable d'une éternelle monotonie, non-seulement de couleur, mais de formes dures qui excluent la grâce touchante et peut-être la véritable majesté.
IX
L'ILE DE LA RÉUNION19
Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme éminemment observateur et doué de connaissances spéciales en plus d'un genre, rassemble une foule de notions très-complètes sur cette intéressante colonie française qui, d'un volcan perdu au sein des mers lointaines, s'est fait longtemps un nid tranquille et délicieux.
Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, l'île de la Réunion offre encore pour l'avenir des ressources immenses, si on sait les mettre à profit. Grâce à ses formes coniques et à la grande élévation de ses principaux centres, elle se prête à toutes les productions, depuis celles de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes. Donc, rien de plus varié que la flore de cette échelle de température; mais le caractère le plus curieux de l'île, caractère qui y a été général autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui, c'est cet état perpétuel de création ignescente, propre aux îles volcaniques, et nulle part mieux appréciable aux études spéciales.
Le volcan qui couronne notre colonie de ses banderoles de flamme ou de fumée vomit toujours, à des intervalles assez rapprochés, des torrents de lave et de cendre qui, sur une notable étendue de sa surface (un dixième environ), changent sa configuration. Des tremblements de terre ont fait surgir sur les hauteurs des masses rocheuses, débris des anciennes éruptions que d'autres cataclysmes avaient engloutis. Ailleurs, ces monuments naturels, anciennement produits, s'effondrent et rentrent dans l'abîme. De profondes ravines se creusent et des torrents s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent sous des lits de sable et de cendre bientôt recouverts d'un nouvel humus, des remparts rocheux s'écroulent ou se dressent. La fertilité, poursuivie par ces ravages, se déplace, monte ou descend, abandonne les forêts saisies sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages dans les régions redevenues calmes.
D'autre part, la mer, refoulée par les coulées volcaniques, voit des caps nouveaux étendre leurs bras dans ses ondes et former des anses paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec énergie; mais, toujours agissante, elle aussi, elle va ronger plus loin,—par son action saline encore plus que par ses vagues,—les pores des anciennes falaises. Elle y creuse des cavernes étranges, jusqu'à ce que la roche, désagrégée, s'écroule et montre à vif ses arêtes de basalte et les couches superposées des diverses éruptions. Au fond de son lit, l'Océan ne travaille pas moins à se débarrasser des masses de galets et de débris de toutes formes et de toutes dimensions que les torrents lui déversent. Il les soulève, les roule, les porte sur un point de la côte où il les reprend pour les amonceler ou les répandre encore. Ailleurs, il se bâtit des digues de corail et des bancs de madrépores aussi solides que les remparts de lave, si bien que ces deux forces gigantesques, la mer et le volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte, pétrissent pour ainsi dire le dur relief de l'île comme une cire molle soumise à leur caprice; mais ici le caprice ne consiste que dans l'étreinte corps à corps de deux lois également fatales, logiques par conséquent, car ce que nous appelons fatalité est la logique même, et l'homme qui les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion et à camper en toute sécurité sur cette terre mobile, si souvent remaniée dans les âges anciens, et qui change encore manifestement de forme et d'emploi sur une partie de sa surface.
Pour nous, cette île enchantée, passablement terrible, a toujours été un type des plus intéressants. Nos fréquents rapports avec M. Maillard durant les dix dernières années de son séjour à la Réunion, nous avaient initié à une partie de sa flore, de sa faune et de ses particularités géologiques. Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement botaniste, après un séjour de quelques années dans ces parages, nous avait rapporté de précieux échantillons et des souvenirs pleins de poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller voir les grands brûlés et les fraîches ravines de Bourbon. Quand l'âge des projets est passé, c'est un vif plaisir que de se promener dans son rêve rétrospectif avec un excellent guide, et ce guide, à qui rien n'est resté étranger durant vingt-six ans d'explorations aventureuses et de travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous avons sous les yeux.
Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard s'est trouvé là, en présence de la mer et du volcan, le représentant d'une troisième force, le travail humain aux prises avec les impétueuses et implacables forces d'expansion de la nature. Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus loin!» Le vrai Dieu, qui veut que l'homme aille toujours plus loin, lui a permis de posséder la nature en quelque sorte, en s'y faisant place et en luttant avec elle de persévérance. Des jetées hardies et des travaux sous-marins bien calculés, ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses et défendent aux flots d'envahir les grèves où l'homme s'établit. Quand les torrents des montagnes emportent les ponts jetés sur leurs abîmes, l'homme s'attaque au torrent lui-même, lui creuse un autre lit, et l'oblige à se détourner. Les débris incandescents des volcans ravagent en vain ses cultures: il les transporte ailleurs, et il attend. Il sait que ces déserts redeviendront fertiles, il sait aussi quels abris ces gigantesques vomissements refroidis offriront à sa demeure, à son troupeau, à son verger, et, de cette nature terrible, de ces cratères éteints, il se fait une forteresse et un jardin.
En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant des jetées à la côte, en explorant lui-même les profondeurs sous-marines à l'aide du scaphandre, en étudiant les habitudes de l'atmosphère et ses perturbations violentes, M. Louis Maillard a pu observer cette nature tropicale sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc tout ce qui constitue l'existence de la colonie: topographie, hydrographie, météorologie, géologie, botanique, zoologie, agriculture, industrie, administration, histoire, législation, finances, statistique, arts, coutumes, biographie, travaux publics, etc. Toutes ces recherches, sobrement et clairement exposées, appuyées des indications et témoignages des hommes les plus sérieux et les plus compétents de la colonie, sont venues demander l'aide de la science aux illustrations de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le généreux plaisir d'offrir à notre Muséum, ainsi qu'à des personnages éminents dans la science, des collections et des spécimens précieux, rares, ou entièrement nouveaux en histoire naturelle, et, en retour, il a eu l'honneur de pouvoir joindre à sa publication une annexe de notes descriptives et classificatives, signées Verreaux, Michelin, Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, H. Lucas, Signoret, de Sélys-Longchamps, Sichel, Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable docteur Camille Montagne et son savant associé M. Millardet se sont chargés de décrire les algues et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés et consciencieux de M. Maillard se rattache donc une suite de travaux extrêmement précieux et intéressants, non-seulement pour l'île de la Réunion, mais aussi pour le progrès des sciences naturelles, auxquelles les recherches des voyageurs et des amateurs dévoués apportent chaque jour leur contingent éminemment utile. Celui de M. Louis Maillard est considérable. Il a rapporté, en fait de zoologie et de botanique, les types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés) de plusieurs genres, et de plus de cent cinquante espèces jusqu'ici non décrites.20 Il a donc bien mérité de la science, et son ouvrage intéresse tous les adeptes.
Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, c'est d'avoir signalé sans ménagement à l'attention du gouvernement et de la société tout entière, la nécessité d'organiser, sur des bases sévères et intelligentes, le régime de la propriété et le système de l'exploitation territoriale dans notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée de ruine par suite du déboisement. Tout le monde lira avec intérêt les réflexions de M. Maillard sur les inconvénients de la culture trop développée de la canne à sucre, sur l'abandon de la culture du café, du girofle et d'autres plantes utiles qui préservaient le sol en le retenant sur les pentes et en lui conservant l'humidité nécessaire. Le défrichement aveugle, qui est la conséquence du chacun pour soi, a fait disparaître entièrement les arbres magnifiques dont les essences précieuses couronnaient l'île et la protégeaient à la fois contre la sécheresse et contre les inondations. Quand les terribles cyclones dévastaient ces belles forêts, leurs débris imposants servaient encore longtemps de digues à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes pousses destinées à remplacer les anciennes.
Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges qui pèlent le sol et l'entraînent à la mer, tandis que dans les temps secs, les sources, privées d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage. Si la France ne daigne pas intervenir, ou si les colons ne se rendent pas aux plus simples calculs de la prévoyance, on peut prédire la ruine et l'abandon prochains de cette perle des mers que les anciens navigateurs saluèrent du nom d'Éden, et qui, épuisée et mutilée par la main de l'homme, secouera son joug et rentrera dans le domaine de Dieu. C'est une leçon qu'il tient en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs, pour les populations qui méconnaissent les lois de l'équilibre providentiel, et abusent de leurs droits sur la terre. A l'homme sans doute est dévolue la mission d'explorer et d'exploiter; mais l'intelligence lui a été départie pour épargner à propos, prévoir l'avenir, et chercher dans la nature même le préservatif de son existence. Les forêts lui avaient été données comme réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et comme remparts contre les crises atmosphériques. Il a violé tous les sanctuaires. Plus aveugle et plus ignorant que ses ancêtres, il a porté la hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En Amérique, il s'acharne avec fureur contre le monde primitif qui lui livre un sol admirablement nourri et préservé depuis les premiers âges de la végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit. Nous aurons du blé, du sucre et du coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte et jusqu'à ce que le climat nous refuse la vie.