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Nouvelles lettres d'un voyageur

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CONCHYLIOLOGIE
DE L'ILE DE LA RÉUNION21

Dans un précédent article, nous avons appelé l'attention du monde savant et du monde instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les points de vue22, science, industrie, moeurs, agriculture, histoire naturelle, etc. Il manquait à cette publication une annexe importante dont nous n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous n'avions pas encore pu prendre connaissance. Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et nous voulons réparer une omission qui laisserait incomplète l'utilité des notes si précieuses de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit plus seulement de compléter la description de notre belle colonie, mais bien d'apporter des matériaux au grand édifice de la science naturelle en général. C'est le savant M. Deshayes, illustré par d'immenses travaux sur cette matière, qui s'est chargé de la conchyliologie, ou, pour mieux dire, de la malacologie relative aux trouvailles et découvertes de M. Maillard. Cette annexe forme donc un travail du plus grand intérêt, et l'on peut dire qu'elle est un monument acquis à la science dans une de ses branches les plus ardues.

Note 21: (retour) Par M. Deshayes.
Note 22: (retour) Notes sur l'île de la Réunion, par Louis Maillard.

Beaucoup de personnes dans le monde se doutent peu du rôle immense que jouent les mollusques dans l'économie de notre planète. On s'en pénètre en lisant les pages par lesquelles M. Deshayes ouvre l'étude spéciale dont nous nous occupons ici. La conscience et la modestie, conditions essentielles du vrai savoir, obligent ce grand explorateur à nous dire que la connaissance de vingt mille espèces provenant de toutes les régions du monde n'est rien encore, et que de trop grands espaces sont encore trop peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre un travail d'ensemble satisfaisant. Si un pareil chiffre et celui qu'on nous fait entrevoir nous étonnent, reportons-nous au noble et poétique livre de M. Michelet, la Mer, et notre imagination au moins se représentera la puissante fécondité qui se produit au sein des eaux, et qui n'a aucun point de comparaison avec ce qui se passe sur la terre.

C'est là que la nature, échappant à la destruction dont l'homme est l'agent fatal, et se dérobant à plusieurs égards à son investigation, enfante sans se lasser des êtres innombrables dont l'existence éphémère se révèle plus tard par l'apparition de continents nouveaux, ou par l'extension des continents anciens. Cette intéressante et universelle formation de la terre par les mollusques commence aux premiers âges du monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord et de plus en plus compliquée que la vie apparaît, mais avec quelle profusion étonnante! Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les immenses bancs calcaires qui portent nos moissons ou qui servent à la construction de nos villes ne sont en grande partie qu'un amoncellement, une pâte de coquillages, les uns d'espèce si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope, les autres doués de proportions colossales relativement aux espèces actuellement vivantes. Ainsi les grands et les petits habitants des mers primitives ont bâti la terre et ont constitué ses premiers éléments de fécondité. Ils ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du passé à qui Dieu avait confié le soin d'établir le sol où nous marchons; mais leur oeuvre accomplie sur une partie du globe, n'oublions pas que la plus grande partie du globe est encore à la mer et que la mer travaille toujours à se combler par l'entassement des dépouilles animales qui s'y accumulent et par le travail ininterrompu des coraux et des polypiers, enfin qu'on peut admettre l'idée de leur déplacement partiel sans secousse, sans cataclysme, et sans que les générations qui peuplent la terre s'en aperçoivent autrement qu'en se transmettant les unes aux autres les constatations successives de cette insensible révolution.

Le rôle des habitants de la mer et celui des mollusques en particulier, à cause de leur abondance inouïe, est donc immense dans l'ordonnance de la création. Tout en constatant les importants et vastes travaux de ses devanciers et de ses contemporains adonnés à ce genre de recherches, M. Deshayes ne pense pas que le moment soit venu d'entreprendre la grande statistique de la mer. Des documents que nous possédons, on pourrait, selon lui, tirer des notions d'une assez grand valeur; «mais, dans l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne satisferait pas les plus impérieux besoins de la géologie et de la paléontologie, car il ne s'agit pas de savoir quelle est la population riveraine de certains points de la terre: il est bien plus important de connaître la distribution des mollusques dans les profondeurs de la mer, de déterminer l'étendue des surfaces qu'ils habitent, la nature du fond qu'ils préfèrent, et ce sont ces recherches, ce sont ces documents qui manquent à la science.»

Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a son ordonnance logique comme partout ailleurs, et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination épouvantée se la représente. Tous ces grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui agitent sa surface passent sans rien déranger au calme mystérieux de ses profondeurs et aux lois de la vie, qui s'y renouvelle dans des conditions voulues. «Pour entreprendre des investigations complètes, dit encore M. Deshayes, il faut mesurer les profondeurs, reconnaître la nature des fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir séparément la liste des espèces habitées par chacune d'elles: bientôt on reconnaît des populations différentes attachées à des profondeurs déterminées.»

Donc, si c'est avec raison que les géologues considèrent les coquilles, selon la belle expression de M. Léon Brothier, comme «les médailles commémoratives des grandes révolutions du globe», il est de la plus haute importance d'étudier leur existence actuelle, destinée probablement à marquer un jour les phases du monde terrestre futur, enfoui encore dans un milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance de ces hommes paisibles et respectables dont la mission volontaire est d'interroger la nature dans ses plus minutieux secrets. Notre siècle, positif et avide de jouissances immédiates, sourit à la pensée d'une vie consacrée à un travail qui lui semble puéril; mais les esprits sérieux savent qu'à la suite de ces vaillantes investigations, la lumière se fait, l'hypothèse devient certitude, et que, d'un ensemble d'observations de détail, jaillissent tout à coup des vérités qui ébranlent de fond en comble les plus importantes notions de notre existence. C'est la grande entreprise que la science accomplit de nos jours, et c'est par elle que les préjugés font nécessairement place à de saines croyances.

Nous avons donné de sincères éloges aux notes de M. Maillard sur ses travaux de recherches à l'île de la Réunion; nous ne pouvons mieux les compléter qu'en citant encore M. Deshayes. «Pour ce qui a rapport aux mollusques (de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le catalogue le constate, personne avant M. Maillard n'en avait réuni une collection aussi complète.... Parmi tant d'espèces contenues dans cette collection, il eût été bien étrange de n'en rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin de ce résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en reconnaître un grand nombre qui jusqu'alors avaient échappé aux recherches d'autres naturalistes. On remarquera surtout une addition notable à ces mollusques aborigènes et fluviatiles sur lesquels notre savant ami M. Morelet avait entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier à de meilleures mains le soin de déterminer les espèces contenues dans ce catalogue.» Suit la description de trois genres nouveaux et de plus de cent espèces avec treize planches d'un travail exquis dues à l'habile dessinateur M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc à tous les explorateurs de la faune malacologique comme un document d'une valeur incontestable.



XI

A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865

Le choléra est parti, des douleurs sont restées: des veuves, des orphelins, de la misère. La charité administrative et la charité privée ont donné de grands secours. Mais, quand le chef de famille est frappé, la misère se prolonge ou se renouvelle. La mère est épuisée et les enfants dépérissent. En ce moment, ce qui manque le plus, c'est le vêtement, et l'hiver va sévir! Le XVIIIe arrondissement a particulièrement souffert. Huit cent vingt et un décès représentent une masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants sans ressources.

M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité, a vu ces douleurs, il les a racontées avec émotion dans le Siècle. Il a fait un appel aux mères heureuses, il a demandé les vieux vêtements des enfants heureux. On s'est empressé de lui envoyer de quoi vêtir une grande partie de ses orphelins. L'Avenir national veut l'aider dans son oeuvre de dévouement et de charité en publiant à son tour ce bon et simple remède à la plupart des maladies de l'enfance indigente, des habits et des chaussures! Non pas seulement des habits d'enfants, mais des vestes, des rebuts de toute sorte sont employés par les veuves qui coupent, ajustent, essayent, utilisent, s'aidant les unes les autres et retrouvant dans le travail le courage et l'espoir. Secours et moralisation: voilà ce que l'on peut donner avec de vieux chiffons.

On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge d'acquitter les frais de transport,—rue Lepic, n° 11, à Montmartre,—tous les objets destinés à cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.

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LES AMIS DISPARUS



I

NÉRAUD PÈRE

Nous venons de perdre un de ces hommes rares qui ont traversé les vicissitudes de notre vie politique sans y rien laisser flétrir de leur noble caractère. Le vieillard probe et sage que nous avons conduit ces jours-ci à son dernier lit de repos, a parcouru sa longue carrière, sinon avec éclat, du moins avec honneur. C'est une de ces gloires modestes qui restent dans le cercle de la famille, mais qui l'agrandissent au point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête dans une province. C'est un de ces exemples qui demeurent pour l'encouragement ou pour la condamnation des hommes publics appelés à leur succéder.

Magistrat de sûreté durant la Révolution, à l'époque d'une réaction antiroyaliste, il n'usa de sa dictature qu'avec indulgence et générosité. Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut entendre ni punir bien des plaintes vives et bien des regrets imprudemment exprimés.

Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment de son indépendance et de sa dignité, nous l'avons vu blâmer avec force et franchise, en présence de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie qui trouvait alors tant d'agents fanatiques ou cupides. Sous la Restauration, poursuivant de ses railleries spirituelles les prétentions d'une génération surannée, nous l'avons encore vu lutter tranquillement contre les tendances du pouvoir.

Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel, quoique dénoncé maintes fois et tourmenté dans l'exercice de ses fonctions, il fut l'allié sincère du parti national et favorisa toujours l'opposition libérale de son vote. Sous la Convention comme sous l'Empire et comme sous la Restauration, il fut donc toujours le même; ferme, bon et tolérant.

Il eut une vertu, grande chez un magistrat: il resta homme, il crut au repentir des coupables. Entre ses mains, l'accusation demeura sobre de poursuites, délicate dans les moyens, décente et modérée dans l'invocation des châtiments.

Le trait dominant de son caractère, c'était une grande bienveillance pour les hommes, une gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.

Son enjouement aimable et sa douce philosophie le conservèrent jeune dans un âge avancé. Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit, mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et simple. Il avait oublié le nom et la demeure de ses amis; mais, lorsqu'il les rencontrait, son regard et son sourire attestaient que leur image ne s'était point effacée de son âme.



II

GABRIEL DE PLANET

Le Berry vient de perdre un des hommes les plus aimants et les plus aimés qui aient vécu en ce monde, où tout est remis en discussion, et où il est si rare, à présent, de voir toutes les opinions, toutes les classes se réunir autour d'une tombe pour la bénir.

Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854, d'une phthisie pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq ans. Porté à sa dernière demeure par des ouvriers et des bourgeois, sans distinction de parti ni d'état, il laisse des regrets unanimes, incontestés.

Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa première jeunesse, l'idée nette et le sentiment profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais varié un seul jour dans cette religion de son coeur et de son esprit; et pourtant, la rare tolérance de son jugement, la bienveillance de son caractère et le charme conciliant de son commerce l'ont rendu cher à des hommes dont la croyance et les instincts semblaient élever une barrière infranchissable entre eux et lui. Il a été estimé et apprécié de la Fayette, des deux Cavaignac, de Royer-Collard, de Michel (de Bourges), de Delatouche, de Bethmont, des deux Garnier-Pagès, de l'archevêque de Bourges, de MM. Mater et Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc et de cent autres qui, en apprenant sa mort et la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»

Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges et apprit la science des affaires avec Michel. Il fit, sous sa direction, la Revue du Cher avec M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du Pays, puis vint s'établir à la Châtre, où il acheta une étude d'avoué qui prospéra entre ses mains et lui créa des relations étendues et variées qu'il a gardées, comme autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa mort. Il les a dues autant à sa remarquable capacité qu'à son activité infatigable, et à un zèle dont ses clients ont su lui tenir compte. Nommé préfet du Cher sous le général Cavaignac, il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs de France, et grâce â son esprit liant et persuasif, il a exercé des fonctions calmes et faciles dans des temps difficiles et troublés. Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement de la Présidence, il donna sa démission, n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle d'être utile dans sa province. L'Assemblée nationale s'occupait alors de composer le Conseil d'État, Planet y obtint un nombre de voix insuffisant, mais assez élevé pour témoigner de son mérite et de la considération dont il jouissait. Depuis, il a vécu à la campagne, adonné à la culture d'un admirable jardin créé par lui sur des collines sauvages, dans le but principal d'occuper de nombreux ouvriers sans ressources. Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement et la volonté, l'incurable mal qui détruisait son être. Jusqu'à son dernier jour, il a conservé cette volonté de vivre pour être utile et serviable; jusqu'à sa dernière heure, il s'est préoccupé du bonheur de ses amis, du bien-être des malheureux, de la charité, de l'affection et du devoir.

Il a été l'homme de dévouement par excellence. Il a fait autant de bonnes actions et rendu autant de services importants qu'il a compté de moments dans sa vie. Son activité décuplait le temps et tenait du prodige. D'autres sont les martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui, le martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature, navré des souffrances d'autrui, malade d'une angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi à les faire cesser, accablé de fatigues physiques et morales, toujours ranimé par le désir du bien, toujours prêt à reprendre sa tâche écrasante, il a vécu bien littéralement pour aimer, et il est mort jeune pour avoir bien réellement vécu ainsi.

Planet était naïf comme un enfant, avec un esprit pénétrant et une finesse déliée. Il était un type de stoïcisme envers lui-même, de tendre indulgence envers les autres. Les contrastes de cette âme exquise et simple, souffrante et enjouée, étonnaient et charmaient en même temps, Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre que la sienne. Souvenez-vous de lui, vous tous qui l'avez reconnu, et cherchez qui lui ressemble! Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une tache dans son âme ardente, un travers dans son admirable bon sens, une défaillance dans sa charité, une lacune dans son affection, nous ne le remplacerons pas! mais nous l'aimerons toujours, étant de ceux pour qui la mort ne détruit rien.

A PLANET

L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,

Planet nous a quittés pour un monde meilleur;

Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée

De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.

Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte

Pour accepter le mal qui règne parmi nous;

Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,

Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.

Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,

Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;

Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,

Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.

Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,

Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,

Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,

Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.

»Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne

De rester près de moi pendant l'éternité; .

Pour te faire obtenir cette faveur insigne,

Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?

»Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,

L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.

J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,

Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.

«Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!

C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.

Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,

Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»

Des révélations que nous ouvre la tombe,

Nous ne conservons pas le souvenir distinct:

Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,

Mais nous en retenons un doux et vague instinct.

L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,

Aime avant de comprendre.—Aimer est le besoin

Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,

Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.

L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,

Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,

Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole

N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.

Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,

Afin de s'attacher à ce monde sans foi;

Il faut que par lui-même il essaye la vie,

Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»

C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme

Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,

Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.

Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.

Mais il est des mortels dont la course est remplie

De mérites si purs et d'un prix si parfait,

Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,

De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.

Planet, humble martyr, âme douce et naïve,

Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,

Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,

Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!

Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,

Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.

Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;

Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».

Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre

Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:

Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre

De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.

Simple dans sa parole, éloquent à son heure,

Ingénieux en l'art de la persuasion,

Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,

Indulgent aux douleurs de la confession;

Énergique au besoin, apôtre de tendresse,

Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,

Du véritable juste il avait la sagesse,

Du conseil décisif il avait l'ascendant.

Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie

De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».

Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,

C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux»­.



III

CARLO SOLIVA23

SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN

Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,

Tu possédas longtemps la science profonde

Que n'encourage point la vanité d'un monde

Insensible et rebelle au modeste talent.

Dans le style sacré, dans le style élégant,

Sur le divin Mozart ta puissance se fonde,

Puis dans Cimarosa, ton âme se féconde,

Et de Paesiello tu sors jeune et vivant.

C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature

L'emporter dans les coeurs sur la science pure,

Et qu'au doux chant natal tu fus initié.

Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie

Résumer les travaux, la force et le génie,

Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!

Note 23: (retour) Compositeur italien.


IV

LE COMTE D'AURE

La presse a consacré quelques lignes au souvenir de M. d'Aure. Elle a dit l'emploi officiel de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce qui formait son éminente spécialité.

Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il y a quelque chose de plus à dire. On ne peut se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite sans lui payer le tribut de l'affection méritée, et c'est là qu'il faut entrer dans la vie privée. M. d'Aure était un des hommes les meilleurs qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à ceux qui ne font point de cas du dévouement et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il avait l'enjouement, la sérénité de la bonté vraie, sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa vie, il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout ce qu'il a rencontré de détresse, et tout ce qu'il avait de coeur et de courage à tout ce qu'il a rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu de cette activité mise au service de quiconque la réclamait, il était l'homme de la famille et de l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il a répandu autour de lui le charme de l'existence, car son unique préoccupation était de rendre une famille heureuse. Il était essentiellement paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux subordonnés se regardaient presque comme ses enfants. Il n'a jamais abandonné personne. Il n'a jamais été servi par un pauvre homme sans assurer son travail et le repos de sa vieillesse avec une sollicitude incessante. Il pardonnait même l'ingratitude avec une facilité qu'on prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce n'était pas de l'insouciance; c'était un sentiment d'humanité raisonné par la logique du coeur, et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts rendus par son indignation. Il avait le sens du juste et du vrai avec une rare équité de jugement. En lui, aucun préjugé de naissance, aucune intrigue; une admirable franchise, un bon sens infaillible, une sensibilité profonde, inépuisable.

Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été bon; pas comme tout le monde peut l'être à un moment donné; il l'a été toujours, à toute heure et jusqu'au dernier souffle de sa vie.



V

LOUIS MAILLARD

DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE
LE 25 JANVIER 1865

Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir de le retrouver dans l'immortalité de tout ce qui est, fut dévoué corps et âme à cet éternel devenir de l'humanité. Il a servi la civilisation avec la famille saint-simonienne, ce grand et fécond agent du progrès au dix-neuvième siècle. Il a servi son pays comme individu, en portant dans une de nos colonies les plus françaises l'activité, l'intelligence, la conscience et le zèle qui font durables et bienfaisants les travaux de l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant le fruit de recherches et d'observations vraiment fécondes et heureuses, faites avec cette vraie lumière qui, chez les hommes épris de la nature, supplée aux études spéciales. Il a servi aussi les lettres par son dévouement aux idées généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait à les répandre.

Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous ces dons d'une volonté aussi ardente que sérieuse, n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de cette riche et tendre organisation. Nous le savons ici. Il a été le meilleur ami de tous ses amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour les préserver, pour les consoler. Il était toujours là, lui, dans nos dangers ou dans nos désastres, sachant, ou conjurer le malheur, ou dire la parole simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant à l'amour des autres. Il était le compagnon toujours prêt et toujours utile, le confident toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours prompt et soutenu. Il était, pour tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre près de lui, un élément de leur être, une part de leur âme.

Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais jamais être remercié, toi qui te regardais ingénument comme notre obligé quand tu nous avais fait du bien! On peut dire de toi que tu as eu le génie de la bonté, comme d'autres en ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde du mieux incessant et du développement infini, reçois les bénédictions de l'impérissable amitié.



VI

FERDINAND PAJOT

La mort de Ferdinand Pajot est un fait des plus douloureux et des plus regrettables. Ce jeune homme, doué d'une beauté remarquable et appartenant à une excellente famille, était en outre un homme de coeur et d'idées généreuses. Nous avons été à même de l'apprécier chaque fois que nous avons invoqué sa charité pour les pauvres de notre entourage. Il donnait largement, plus largement peut-être que ses ressources ne l'autorisaient à le faire, et il donnait avec spontanéité, avec confiance, avec joie. Il était sincère, indépendant, bon comme un ange. Marié depuis peu de temps à une charmante jeune femme, il sera regretté comme il le mérite. Je tiens à lui donner après cette cruelle mort, une tendre et maternelle bénédiction: Illusion si l'on veut, mais je crois que nous entrons mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand nous y arrivons escortés de l'estime et de l'affection de ceux que nous venons de quitter.



VII

PATUREAU-FRANCOEUR

Patureau-Francoeur vient de mourir à la ferme de Saint-Vincent, près de Gastonville (province de Constantine). Son nom suffit pour ses nombreux amis, mais il appartient à l'un d'eux de dire au public quel homme était Patureau-Francoeur.

C'était un simple paysan, un vigneron des faubourgs de Châteauroux. Il avait appris tout seul à écrire, et il écrivait très remarquablement, avec ces naïves incorrections qui sont presque des grâces, dans un style rustique et spontané. Il a publié un excellent traité sur la culture de la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute sa vie en bon ouvrier et en naturaliste de vocation. Ce petit homme robuste, à grosse tête ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et doux, était doué d'une façon supérieure. Il voyait la nature, il l'observait, il l'aimait et il la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte, il faisait des vers barbares, incorrects, d'où s'élançaient, comme des fleurs d'un buisson, des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les disait ou les chantait une ou deux fois, et n'en parlait plus. Quand il écrivait sérieusement, c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux opuscules d'excellentes idées et des observations ingénieuses et sages sur la culture propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps habitées.

Son existence parmi nous fut pénible, agitée, méritante. Naturellement un esprit aussi complet que le sien devait se passionner pour les idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant la Révolution, le représentant populaire des aspirations de son milieu, et il travailla à les diriger vers un idéal de justice et d'humanité. Il faisait sa modeste et active propagande sans sortir de chez lui, en causant avec ses amis, au milieu de ses enfants et en s'inclinant avec respect quand sa mère octogénaire, pieuse et digne femme qui professait le christianisme primitif, lui rappelait que l'Évangile était la science de l'égalité par excellence. Aussi Patureau tenait-il de sa mère la douceur des instincts, l'austérité des moeurs et une religiosité particulière qui ajoutait au charme de sa douce prédication.

Nul homme ne parlait mieux, avec plus de sens, plus de bonhomie et plus d'esprit. Il était impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter encore et toujours. Il y avait en lui un intime mélange de finesse et de candeur, d'ardeur pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation républicaine et de pardon chrétien. Lorsque les journaux nous apportèrent la nouvelle d'un attentat célèbre, il était chez moi. Nous déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé contre le représentant d'un système qui l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser aux conspirateurs, il jeta tristement le journal, en s'écriant:

—Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne pourrais pas!

Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé comme solidaire, sinon complice de l'attentat.

On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs, ces égarements, ces injustices des époques historiques voisines de nous; que c'est réveiller des passions assoupies, évoquer des souvenirs dangereux, armer les citoyens les uns contre les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à peine fermée d'un des plus purs martyrs de l'idée évangélique, raconter le malheur et le courage ne peut pas être un délit. Apprendre aux rancuniers et aux vindicatifs de tous les partis comment une âme généreuse subit et pardonne, ne peut pas être une excitation â la haine. Le système de l'oubli et de l'étouffement est immoral, antihumain et par-dessus tout chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent les vengeances. C'est sous la compression que s'enveniment les plaies. Mieux vaut relâcher le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux qui firent le mal: «Voyez comme vous fûtes abusés, vous qui avez cru sauver la société en bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux qui subirent la persécution: «Voyez comme les vrais croyants se vengent en protestant par leur douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui les frappe!»

En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux. Inde irae. Il remplissait avec fermeté et impartialité ses fonctions, préservant les uns, apaisant les autres, tâche difficile et délicate s'il en fut! Mais, si quelques-uns se sont souvenus de sa conduite et se sont chaudement employés—le marquis de Barbançois entre autres—pour l'arracher à l'exil, il en est beaucoup qui lui ont imputé les agitations populaires de certains moments de crise. Une cruelle préoccupation agissait alors dans l'esprit d'une fraction irritée de la bourgeoisie. Ce maire en blouse et en sabots—il était trop pauvre pour être mieux vêtu—faisait, disait-on, souffrir, malgré son extrême politesse et le tact exquis dont il était doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques, dont il consacrait les actes civils. Il y avait d'ailleurs là, comme partout, jalousie de crédit et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée, la plus dangereuse de toutes. On savait bien que Patureau était sage et humain; mais ce peuple inquiet, passionné, dont il traînait tous les coeurs après lui: comment lui pardonner cela? La popularité est la chose la plus enviée des temps de révolution; on oublie alors que c'est la plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute chez les autres, on la voudrait pour soi. Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau savait bien le contraire. Il se voyait alors débordé. Un agitateur assez mystérieux dont j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de grands doutes sur le but de sa véritable mission, travaillait les esprits et passionnait la masse. Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les événements du 15 mai.

Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la vigne. Sa vie était rude, il ne trouvait pas d'ouvrage chez les gens de certaines opinions, et il avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui confiai la création d'un vignoble, et il tira d'un terrain stérile et abandonné une plante modèle produisant le meilleur fruit de la localité. Il se louait aussi à la journée pour les autres travaux de la terre. Il conduisait nos moissons comme chef dirige, c'est-à-dire tête de sillon, et par son ardeur, sa force et sa gaieté, il stimulait et charmait les autres moissonneurs. On oubliait l'heure de la sieste pour l'écouter parler des étoiles, des plantes, des insectes ou des oiseaux; car il avait tout observé et tout retenu dans son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait en praticien et en artiste. La journée finie, il venait dîner avec nous ou avec nos gens quand il s'était laissé attarder et que notre repas changeait de table. Il était absolument le même à l'office ou au salon, toujours aussi distingué dans ses manières, aussi choisi et aussi simple dans son langage, aussi sobre, aussi aimable, aussi intéressant; sachant se mettre à la portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant avec douceur les préjugés du paysan, enseignant à mon fils les moeurs des insectes et à moi celles des plantes, causant philosophie, histoire ou politique avec des personnes éminemment distinguées qui le rencontraient toujours avec un vif plaisir et se montraient avides de l'entendre. Il n'était jamais bavard ni déclamateur. Il causait surtout par répliques; il racontait brièvement et de la façon la plus pittoresque. Il questionnait avec candeur, se faisait expliquer, écoutait comme un enfant, souriait comme si les choses eussent dépassé la portée de son intelligence, et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un mot charmant et profond, il résumait et l'opinion de son interlocuteur et la sienne propre. Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment élevés, saisis par la parole, le regard et l'attitude de cet homme supérieur, au teint cuivré par le soleil et aux mains gercées par le travail!

—C'est le paysan idéal, me disait l'un.

—C'est le bonhomme la Fontaine, me disait l'autre.

Je leur répondais:

—C'est le peuple comme il devrait, comme il doit être.

Il fallait bien payer les chaudes amitiés et l'affection populaire dont il était l'objet. Trop d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis. Jalousie de gens plus haut placés sur l'échelle de la fortune et qui ne peuvent pardonner à un pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu se trompe parfois étrangement; il ne tient pas compte des distances sociales. Il donne le génie de la grâce et de la séduction à un petit homme de rien. Dieu est sans principes, il pense mal. Il aime quelquefois la canaille avec passion.

Les aversions longtemps couvées éclatèrent au coup d'État. Les gens prétendus dangereux furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau, averti à temps, disparut. Le paysan, l'homme de la nature, abhorre la prison. Il sent qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires souffrances sous la voûte des cieux. Patureau, errant à travers la campagne, dormant en plein bois, à la belle étoile, entrant furtivement dans la première hutte venue et trouvant partout le pain du pauvre et la discrétion du fidèle, échappa à toutes les recherches. Sa vie d'aventures fut un roman. Tous les limiers de la police y perdirent leur peine. L'un d'eux, un Javert peu lettré, essaya, dans un zèle fanatique, de faire parler son petit enfant, le dernier, qui avait quatre ans, et qui voyait souvent son père venir l'embrasser au milieu de la nuit. L'enfant ne parla pas.

Personne ne parla, et, durant des semaines et des mois, le proscrit revint voir ses nombreux amis et sa chère famille à l'improviste, soupant chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant quelquefois dans un lit hospitalier, d'où il entendait, entre deux sommes, la voix des agents qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.

Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux dans un tas de fagots, presque côte à côte avec un garde qui l'eût arrêté—car ordre était donné à tous de l'appréhender—et qui ne le vit pas.

—Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il en racontant l'anecdote; seulement, cette fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas ronfler.

On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé de changer de province. Je lui avais trouvé un gîte sous un nom supposé dans une maison où, de jardinier, il devint bientôt chef de travaux, gardien et régisseur. Je pourrai dire un jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit et l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre que moi.

Patureau fut compris dans la liste des exilés. Il en prit son parti sans colère.

—Que voulez-vous! disait-il, les gens qui viennent pour nous juger ne nous connaissent pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent ne nous connaissent pas davantage, et qui nous jugent, non sur ce que nous sommes, mais sur ce que nous pourrions être après tant de misères, de persécutions. Me voilà traité comme un buveur de sang, moi qui n'aime pas à tuer une mouche!

Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il se disposait à revenir et à se montrer, d'actives et persévérantes démarches aboutirent à faire entendre la vérité en haut lieu.

Enfin Patureau, gracié,—Dieu sait de quels crimes! mais c'était le mot officiel—revint dans ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses ennemis ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter, de l'accuser et de le mettre aux prises avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui l'étoffe d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en accrut.

Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un régisseur qui l'avait embauché comme bon ouvrier, le propriétaire accourut furieux et le chassa de son domaine.

—Il en avait le droit, dit Patureau à ses amis. J'ai ramassé ma faucille et j'ai serré la main des camarades qui me regardaient partir et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas, disaient-ils, que cet homme gagne sa vie?...» Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se vengent.»

Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de le dire. Patureau ne pouvait le deviner, car il le cherchait naïvement en faisant son examen de conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace à personne; mais il faisait envie, et c'est ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais je n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à la recherche des griefs pour le justifier. Toutes les accusations se résumaient ainsi: «Il ne dit et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais ses amis sont à craindre. C'est un homme dangereux, il est trop aimé.» Je ne pus rien arracher de plus juste et de plus clair à celui de nos préfets qui me faisait marchander sa grâce.

L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces, servit de prétexte à tant de vengeances personnelles, surprit Patureau dans une quiétude complète sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement la doctrine du meurtre, qu'il se croyait à l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents que lui de fait et d'intention étaient arrêtés et condamnés à un nouvel exil! On lui fit la prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa femme et à ses enfants de le voir, pas même de lui faire passer des vêtements. Il resta un mois au cachot sur la paille, en plein hiver. Quand on le mit dans la voiture cellulaire qui le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle, et, depuis, il a toujours souffert cruellement des yeux.

Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il dut aller expier, sous le terrible climat de Gastonville, le crime d'avoir été trop aimé.

Quelques-uns se découragèrent et y perdirent leur foi et leur espérance. Le paysan, pris de nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil en homme et se prit à regarder l'Afrique en artiste. A peine arrivé, il nous écrivait des lettres charmantes, presque enjouées, comme les eût écrites un homme voyageant pour son plaisir et son instruction. La vue des premières grandes montagnes couvertes de neige, l'audition des premiers rugissements du lion dans la nuit firent battre son coeur d'une émotion inattendue et il m'écrivait simplement: «Ah! madame, que c'est beau!»

Et puis il se prit d'amour pour cette terre nouvelle si féconde en promesses. Il regardait pousser le blé derrière la charrue; il prenait cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait d'un oeil expert et disait:

—Il y a là la nourriture d'un monde.

Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre d'Afrique, il résolut de s'établir sous ce beau ciel et de chercher une ferme à faire valoir. Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère de l'Algérie lui accorda une concession qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission lui fut accordée aussi de venir vendre sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y chercher sa famille pour être en mesure de cultiver. Il revint donc, réalisa ses humbles ressources, emballa ses outils, persuada sa femme et ses enfants (ses vieux parents étaient morts), vint chez nous donner une façon à la vigne qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses étonnements et ses espérances; puis il partit pour Gastonville, avec tout son monde, la pioche en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver des bêtes sauvages qui trônaient encore sur son domaine. Malgré de généreux secours, il eut grand'peine à vivre au commencement. Pas assez d'argent, pas assez de bras, et, la chaude saison, la fièvre et l'ophthalmie interrompant le travail.

«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot m'a attaqué les yeux, il faudra bien que le soleil me les guérisse.»

Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la colonisation est impossible sans ressources suffisantes; il se vit forcé de louer sa terre aux Arabes et de chercher une ferme dont il pût retirer de quoi payer sa bâtisse, condition exigée de tous les concessionnaires. Il trouva un terrain considérable, et s'établit à la ferme de Coudiat-Ottman, dite depuis ferme de M. Vincent, et dite aujourd'hui ferme du père Patureau. C'est là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils et gardant sa douce philosophie pour remonter les courages autour de lui. Il y conquit tant d'estime et de sympathie, que le préfet de Constantine voulut l'adjoindre au conseil municipal de sa commune. Il publia, ainsi que son fils aîné Joseph, de très-bons travaux sur la vigne et la culture du tabac. Il fut nommé membre de la Société d'agriculture de Philippeville. Tous les colons, à quelque classe et à quelque opinion qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un homme de moeurs si douces et d'un coeur si humain et si généreux eût été emprisonné et chassé de son pays comme un malfaiteur. Heureusement les uns réparèrent la faute des autres. Sur la terre lointaine et au milieu des races étrangères, le sentiment de la patrie se fait sérieux et fraternel. Les jalousies de clocher expirent au seuil du désert, on se connaît, on s'apprécie, on ne songe point à se persécuter. Patureau sentait profondément cette solidarité qui lui faisait une nouvelle patrie. Il l'avait sentie dès les premiers jours de son exil, et, quand il vint nous faire ses derniers adieux, comme nous voulions lui dire: Au revoir!

—Non, répondit-il, c'est bien adieu pour toujours. Si une amnistie est promulguée, je n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que j'aimais, à la maison où mes parents sont morts et où mes enfants sont nés, à la vigne que j'ai plantée et que mes amis cultivaient pour moi en mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui m'ont aimé et que j'aimerai toujours; mais j'en laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement et rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue et la soif, la souffrance, la fièvre, et peut-être la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de police politique, pas de dénonciations, pas de jalousies, il suffit qu'on soit Français pour être frères. C'est un beau pays, allez, que celui où l'on n'a à se défendre que des chacals et des panthères!

On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur aimant. Il a beaucoup souffert du climat de l'Afrique, et il y a succombé encore dans la force de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il y a été chéri et respecté comme il méritait de l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris que, chez nos paysans, qui l'ont tant questionné et tant admiré, il ne restât comme un personnage légendaire. La persécution lui a fait une double auréole; c'est à quoi toute persécution aboutit.



VIII

MADAME LAURE FLEURY

PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE
LE 26 OCTOBRE 1870

Elle est revenue mourir au pays, la femme du proscrit, l'épouse dévouée, la digne mère de famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup mérité, elle a soutenu ses compagnons d'exil, soutenu ses amis et ses croyances avec un courage héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets à tous ceux qui l'ont connue et qui viennent ici lui dire un solennel adieu.

Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une si pure et si noble existence. Comme elle, nous avons toujours cru à un Dieu juste et bon qui connaît les belles âmes, qui ne leur demande pas compte des nuances religieuses, et qui ne les abandonne jamais.

Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure, cette âme immortelle, sans tache et sans défaillance, et notre réunion autour d'une tombe est un hommage plein de respect et de foi, un cri de douleur et d'espérance.



FIN



TABLE

NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR

I. LA VILLA PAMPHILI
II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES
III. LE PAYS DES ANÉMONES
IV. DE MARSEILLE A MENTON
V. A PROPOS DE BOTANIQUE

MÉLANGES

I. UNE VISITE AUX CATACOMBES
II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL
III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA
IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION
V. LA BERTHENOUX
VI. LES JARDINS EN ITALIE
VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS
VIII. LES BOIS
X. L'ILE DE LA RÉUNION
X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION
XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865

LES AMIS DISPARUS

I. NÉRAUD PÈRE
II. GABRIEL DE PLANET
III. CARLO SOLIVA
IV. LE COMTE D'AURE
V. LOUIS MAILLARD
VI. FERDINAND PAJOT
VII. PATUREAU-FRANCOEUR VIII. MADAME LAURE FLEURY

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