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Où va le monde? : $b Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain

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The Project Gutenberg eBook of Où va le monde?

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Title: Où va le monde?

Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain

Author: Walther Rathenau

Translator: S. Jankélévitch

Release date: May 11, 2007 [eBook #21413]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://dp.rastko.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OÙ VA LE MONDE? ***

WALTHER RATHENAU

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OÙ VA LE MONDE?

————

CONSIDERATIONS PHILOSOPHIQUES
SUR
L'ORGANISATION SOCIALE DE DEMAIN

————

TRADUCTION FRANÇAISE ET AVANT-PROPOS

DE

S. JANKÉLÉVITCH

PAYOT & CIE, PARIS

106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1922

Tous droits réservés


TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos du traducteur
Introduction
Le but
Le chemin
   I.—Le chemin de l'économie
 II. —Le chemin de la morale
III.—Le chemin de la volonté

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

Depuis que cet ouvrage a été traduit, Walther Rathenau est mort, assassiné en pleine activité, payant ainsi de sa vie l'audace de ses idées et sa volonté persévérante d'en poursuivre la réalisation dans le cadre de la République allemande.

«Dis-moi quels sont tes ennemis, et je te dirai qui tu es», pourrait-on, à son propos, paraphraser l'adage bien connu. Or, si, pendant sa vie, il était parfois permis de se demander quel était le fond de sa pensée et quelles étaient ses véritables intentions, le geste homicide, accompli par ordre par quelques sicaires réactionnaires, ne laisse plus le moindre doute à cet égard.

Ce geste a classé Rathenau parmi les adversaires les plus décidés de l'ancien régime, parmi les hommes les plus convaincus que ce sont les fautes de ce régime qui ont surtout contribué à plonger l'Allemagne et, avec elle, l'Europe entière dans le chaos et le désordre qui, si on n'y porte immédiatement remède, menacent d'engendrer de nouveaux cataclysmes dont les conséquences seront encore plus terribles.

L'Allemagne, d'après Rathenau, dans l'état où l'a laissée la guerre et qui n'était à son avis qu'une conséquence logique de son état d'avant-guerre, avait besoin d'être reconstruite de fond en comble, mais, dans son esprit, la reconstruction de l'Allemagne ne pouvait se faire qu'en fonction de la reconstruction générale de l'Europe, et même du monde entier, la guerre ayant montré que, sous des dehors en apparence différents, tous les pays, toutes les nations souffraient des mêmes maux, présentaient les mêmes vices et les mêmes faiblesses.

Avant la guerre, les Allemands étaient fiers de ce qu'ils appelaient leur «esprit d'organisation» et considéraient avec mépris les autres peuples, les peuples latins et slaves en particulier, qui, eux, «n'auraient pas encore dépassé la phase de l'individualisme». Ceux-ci, à leur tour, objectaient aux Allemands que leur fameuse organisation n'était qu'une organisation de caserne, une organisation fondée sur la soumission passive et aveugle, et vantaient les mérites de l'initiative individuelle et de l'esprit d'improvisation.

La guerre est venue révéler aux uns et aux autres qu'ils avaient également tort et raison à la fois. Elle a montré, d'une part, que dans la complication de la vie moderne l'initiative individuelle et l'esprit d'improvisation ne peuvent engendrer que le gâchis et le désordre et, d'autre part, que l'organisation à l'allemande n'était «qu'une organisation de surface, reposant sur une hiérarchie de classes, voire de castes, qui n'excluait ni l'arbitraire, ni la plus profonde méconnaissance des intérêts de la collectivité et de ceux des générations futures».

Le mérite de Rathenau consiste à n'avoir pas attendu la fin, ni même l'explosion, de la guerre, pour apercevoir les vices et les mensonges de l'organisation allemande, pour déclarer qu'entre cette soi-disant «organisation» et l'absence d'organisation dans les autres pays il n'y avait guère de différence, que l'une et l'autre étaient également dangereuses pour la paix du monde, également pernicieuses pour le patrimoine spirituel de l'humanité, parce que l'une et l'autre se trouvaient au service de la même cause: le capitalisme, dans sa forme la plus évoluée et, en même temps, la plus inhumaine, à laquelle Rathenau lui-même a donné le nom de «mécanisation».

Dès 1910, c'est-à-dire à une époque où, selon sa propre expression, sa voix «se perdait encore dans le bruit des affaires et des jouissances», il avait commencé à exposer ses idées, fruit d'une profonde méditation et d'une analyse objective et impartiale des faits. Grand bourgeois, doué d'une vaste culture, placé à la tête d'une des plus grandes affaires de son pays (l'Allgemeine Elektrizitaets-Gesellschaft), à la fois homme de pensée et d'action, Rathenau se trouvait dans une situation exceptionnellement favorable pour juger à sa valeur le système capitaliste, pour en reconnaître les avantages et les mérites et en dénoncer les excès et les périls, pour indiquer enfin ou, tout au moins, pour rechercher les moyens susceptibles d'augmenter ceux-là, de conjurer, sinon de supprimer totalement, ceux-ci.

Tout en soumettant le capitalisme à une critique pénétrante, tout en en faisant ressortir sans ménagements tous les vices et tous les abus, tout en montrant que, s'il est une source de richesses et de jouissances pour quelques-uns, il est une cause d'esclavage et de misère héréditaires pour le plus grand nombre, Rathenau n'a donné son adhésion à aucune doctrine économique et sociale définie, à la doctrine socialiste moins qu'à toute autre. À ses yeux, le capitalisme est une phase nécessaire dans l'évolution de l'humanité, et il subsistera tant qu'il restera encore un seul coin de la planète inexploré, une seule force de la nature indomptée et inutilisée. Le capitalisme est le seul système pouvant et devant permettre à l'homme d'affirmer sa maîtrise de plus en plus grande sur les forces aveugles de la nature. C'est pourquoi il est, dans son essence même, un système foncièrement humain. Mais s'il affecte les formes inhumaines que nous lui connaissons; si, au lieu d'être un facteur de solidarité entre les peuples, il les oppose les uns aux autres dans une hostilité permanente; si, au lieu d'étendre ses bienfaits à tous les fils d'un même peuple, il crée non seulement des classes, mais de véritables castes ennemies, incapables de se comprendre les unes les autres, cela tient, encore une fois, non au capitalisme comme tel, mais à la fausse direction que des générations successives lui ont imprimé, en considérant comme un but ce qui n'était qu'un moyen. Oui, le capitalisme n'est qu'un moyen destiné à affranchir l'homme de la fatalité naturelle et sociale, à mettre à la disposition de chacun une quantité de biens suffisante pour lui assurer une vie humaine, au sens le plus large et le plus profond du mot.

Au lieu de cela, que voyons-nous? Des millions d'hommes manquant du plus nécessaire, au milieu de la production la plus intense et la plus effrénée, des millions et encore des millions d'hommes voués à un travail d'esclaves qui ne suffit même pas toujours à leur assurer leur pain quotidien, à côté de quelques milliers d'individus monopolisant tous les biens de la terre. Nous voyons la répartition des matières premières, la production d'objets fabriqués et manufacturés s'effectuer au hasard, selon les caprices ou les faux calculs des dirigeants de l'industrie qui ne tiennent aucun compte des besoins essentiels et véritables du pays et s'appliquent, au contraire, par la fabrication d'objets et d'articles toujours nouveaux, ne répondant le plus souvent à aucune utilité, à provoquer des besoins artificiels, à favoriser la passion du faux luxe, à satisfaire le mauvais goût par la camelote et l'article de bazar. Gâchis, désordre, gaspillage de forces et de richesses: voilà ce qui caractérise le capitalisme contemporain qui, pour se maintenir, n'a trouvé rien de mieux que de créer dans chaque pays, au sein de chaque nation, deux castes, deux peuples, le peuple des riches et le peuple des pauvres, séparés par un fossé infranchissable, mais tous deux également attachés au côté purement matériel de la vie, également «mécanisés».

Nous engageons le lecteur à lire attentivement les pages âpres et mordantes que Rathenau consacre à la critique du capitalisme moderne. C'est un réquisitoire impitoyable, d'autant plus impressionnant qu'on ne le sent inspiré par aucune haine ou passion de parti.

Les solutions pratiques préconisées par Rathenau comme remède à l'état de choses qu'il vient d'analyser se résument en un seul mot: «organisation»; organisation de la répartition des matières premières, organisation de la production, organisation de la consommation, au sein de ce qu'il appelle l'«État populaire», dont il cherche à ébaucher la forme. Cette partie positive de l'ouvrage est beaucoup plus vague que sa partie négative, et il ne pouvait d'ailleurs en être autrement, car Rathenau n'était rien moins que doctrinaire et ne se vantait pas de posséder la panacée infaillible, propre à transformer du jour au lendemain notre pauvre monde malade en un séjour paradisiaque. Il a saisi la première occasion qui lui fut offerte de se mettre en contact avec la vie réelle, d'intervenir activement dans les affaires de son pays, et il est à présumer que si la mort n'était pas venue mettre fin brutalement à cette activité à peine commencée, l'expérience acquise lui aurait permis de préciser ses idées sur ce que devait être cette nouvelle Allemagne, moralement et socialement régénérée, qu'il rêvait comme faisant partie d'une Europe solidaire, pacifique et heureuse.

S. J.


INTRODUCTION

I

Ce livre traite de choses matérielles, mais au nom de l'esprit. S'il parle de travail, de nécessité et de gain, de biens, de droits et de puissance, d'organisation technique, économique et politique, il ne pose ni n'apprécie ces notions à titre de valeurs finales.

Il est juste de demander si ce ne sont pas plutôt la pauvreté, le besoin, le souci et l'injustice qui délivrent les forces les plus profondes de l'homme, affranchissent l'âme et font descendre sur la terre le royaume des cieux. Et il est loisible de répondre que, loin de s'opposer à la liberté de croyance et au pouvoir de changement de l'homme, on doit plutôt encourager l'une et favoriser l'autre, que le froid de la misère flétrit tous les germes, que la croissance et l'épanouissèment ont besoin de chaleur et de lumière. Mais ni cette question, ni cette réponse ne sont formulées ici. L'esprit ne se laisse entraîner ni à appuyer et à soutenir ce qui existe, ni à provoquer des désirs et à créer des conditions: sa force est assez grande pour lui permettre à tout moment de réaliser l'accord entre l'organisation et l'organisateur. Mais ce rapport-là est univoque, comme l'est celui qui existe entre les formations organiques et l'ensemble des conditions d'existence; chaque nouvel esprit se crée son monde à lui, et chacune de ses évolutions se manifeste par un nouvel essor de la vie.

Ce n'est pas la revendication qui précède l'essor. Celui-ci est annoncé par une sorte de message, qui implique déjà un commencement de réalisation. Mais ce message, loin d'être une rêverie prophétique, résulte de la pénétration des conditions matérielles par la certitude de la loi morale.

Ce n'est donc pas se livrer à des discussions oiseuses, c'est plutôt s'acquitter d'un devoir et user d'un droit que de se détourner momentanément de la contemplation de l'esprit en mouvement, pour diriger son regard vers les jeux d'ombre des institutions et des formes extérieures de la vie: c'est que le rayon et l'ombre se laissent expliquer et décrire l'un par l'autre. Notre époque, qui attache tant d'importance au moindre fait, n'a pas le courage de lire son destin, tel qu'il est inscrit dans son propre cœur; et lorsque, se jouant et se livrant à des distractions qui n'impliquent aucune responsabilité, elle dirige parfois sa pensée vers l'avenir, elle en arrive, par un renversement des soucis et des mécontentements quotidiens, à créer des utopies mécaniques qui, animées par la baguette magique de la technique, transforment tous les jours gris de la vieille semaine en autant de maigres dimanches.

Où notre époque puise-t-elle encore le courage de parler de développement, d'avenir et de fins, d'orienter la moitié de son activité vers ce qui n'existe pas encore, de songer à la postérité, d'inventer des lois, de poser des valeurs, d'accumuler des biens? Elle ne se lasse pas d'examiner la question de ses origines, mais elle ne sait pas où elle se trouve et ne veut pas savoir où elle va. C'est pourquoi les meilleurs succombent à la besogne au jour le jour; nombreux sont ceux qui laissent le doute, la lassitude et le désespoir envahir leur pensée, qui prétendent jouir du présent et renoncent au plus beau de leurs privilèges: l'inquiétude.

D'autres se tournent vers la foi dogmatique périmée et se réclament de ses promesses. Ils veulent faire revivre cette foi à l'aide d'institutions, de preuves, en usant tour à tour de bonté, de colère, de promesses et de menaces. Ils ont raison au point de vue du sentiment, car la religion de l'homme ne disparaîtra jamais; mais leur pensée est erronée, car il n'y a pas de foi sans objet, et celui-ci ne se laisse imposer ni par la contrainte, ni par la persuasion verbale. L'essence de la foi consiste en ce qu'elle crée elle-même son objet, avec une assurance aussi infaillible qu'inconsciente, et que cet objet correspond à l'ensemble des forces créatrices d'une époque. Mais la foi dogmatique a dépéri par la faute de ses suprêmes autorités, trop faibles pour l'imposer au monde d'une manière exclusive, mais assez fortes pour, pendant des siècles, la protéger, à l'aide de verres fumés, contre l'action des rayons de la vie. Le jour où on lui a violemment arraché ces verres, la foi a expiré.

Inventer des dieux, provoquer des présages, ordonner des sacrements: rien de plus vain que ces pieux artifices. Certes, tout cela suppose l'existence, au plus profond de notre être, de forces capables de créer de nouvelles orientations; mais quelque habile qu'elle soit, jamais l'interprétation humaine ne réussira à remplacer par des notions morales la vieille base faite de miracles palpables; les convictions transcendantes survivent toujours dans notre cœur, mais elles exigent une nouvelle langue, de nouvelles représentations et un éclairage nouveau. Les obscures profondeurs de notre conscience la plus intime, la plus à l'abri du monde extérieur, sont loin d'être vides; lorsque nous consentons à y descendre, nous y retrouvons chaque fois la certitude de l'infini, du côté divin de la création, l'annonce de la vocation de notre âme et de nos forces supra-intellectuelles, le mystère du royaume spirituel.

Nous avons traité de ces choses dans notre livre: Zur Mechanik des Geistes. Ici nous ne prendrons en considération qu'un des principes formulés dans cet ouvrage, à savoir que toutes nos actions et aspirations d'ici-bas ne sont légitimes et justifiées que dans la mesure où elles contribuent au développement et à l'affermissement de son règne.

II

Ce livre s'attaque au cœur même du socialisme dogmatique. Celui-ci est le produit d'une volonté portant sur les choses matérielles; sa doctrine centrale est celle qui préconise le partage des biens terrestres, et son but consiste à édifier une certaine organisation économico-étatique. S'il cherche aujourd'hui à s'incorporer et à s'assimiler des idéaux empruntés à d'autres conceptions du monde, il n'en est pas moins vrai qu'il n'est pas un produit de l'esprit même qui anime ces idéaux; il n'a pas besoin de ceux-ci, qui risquent même de le troubler, car son chemin s'étend de la terre à la terre, sa foi la plus profonde a pour objet la révolte, sa force la plus grande consiste dans une haine commune, et son dernier espoir est celui du bien-être matériel.

Ceux qui l'ont fondé croyaient à l'infaillibilité de la science. Plus que cela: ils croyaient que la science possède une force rationnelle; ils croyaient à l'existence d'inéluctables lois matérielles régissant l'humanité et à la possibilité d'un bonheur terrestre mécanique.

Mais, aujourd'hui, la science elle-même commence à se rendre compte que son tissu le plus parfait n'est pour la volonté humaine que ce qu'une bonne carte est pour un voyageur: ici une chaîne de montagnes, là un fleuve, plus loin une ville et, plus loin encore, une mer; si je tourne à droite, j'arrive à tel point; si je tourne à gauche, j'aboutis à tel autre point; ce chemin-ci est plus court, cet autre plus plat; ici règne l'abondance, là on respire l'air des montagnes; ici on est en pays primitif, là en pays civilisé. Mais une carte ne peut m'indiquer le chemin qui m'est prescrit, celui vers lequel m'attirent mon cœur et mon devoir. La science pèse et mesure, décrit et explique, mais elle est incapable d'apprécier autrement que d'après des critères conventionnels. Or, sans appréciation et sans choix, il est impossible de poser des fins, et toute activité rationnelle étant orientée vers des fins et des pôles, il s'ensuit de nouveau que c'est le cœur qui, en dernier lieu, décide du devenir humain.

Dans le déroulement fatal que la conception matérialiste de l'histoire assigne au devenir cosmique, il n'y a pas place pour la volonté du cœur; et lorsque la succession probable, présumée, des valeurs humaines subit une modification, comme ce fut toujours le cas, le mécanisme aveugle, qui exerce son action sans arrêt, met la volonté humaine en conflit avec elle-même.

Poser des fins s'appelle croire. Mais la vraie foi n'est pas celle qui naît d'une inversion de désirs provoquée par une nécessité passagère et qui, une fois née, adopte à l'égard de ce qui existe une attitude de négation et transforme l'ordre cosmique en un expédient. La vraie foi a sa source dans la force créatrice du cœur, dans l'imagination nourrie par l'amour; elle crée une certaine conviction d'où les événements découlent sans aucune intervention de la volonté. Jamais les convictions ne sont suggérées par les institutions, et le socialisme, qui ne lutte que pour des institutions, reste une doctrine politique. Il a beau critiquer, supprimer des anomalies, conquérir des droits: il ne réussira jamais à transformer la vie terrestre, car seule la conception du monde, la foi, l'idée transcendante possèdent la force nécessaire pour opérer cette transformation.

Mais si l'insuffisance du socialisme est évidente, il ne s'ensuit pas que ceux-là doivent s'en réjouir qui le combattent par attachement commode à ce qui existe, par crainte de sacrifices, par paresse du cœur.

Les sacrifices qu'exigent les temps nouveaux sont plus durs, les services qu'ils réclament sont plus pénibles et la récompense extérieure qu'ils promettent est moindre que dans le domaine social proprement dit. Ils exigent, en effet, plus que le renoncement aux biens matériels: le renoncement à nos vanités les plus chères, à nos faiblesses, vices et passions, et cela au profit de sentiments et d'actions que nous vantons en théorie, mais que nous méprisons dans la pratique, au profit de la conviction que ce n'est pas le bonheur qui est le but de notre existence, mais l'accomplissement d'une tâche, que ce n'est pas pour nous que nous vivons, mais pour remplir les commandements de Dieu.

Et, cependant, l'humanité finira par s'engager dans cette voie, non parce qu'elle le doit, mais parce qu'elle le voudra, parce que l'évidence de la foi rendra tout retour en arrière impossible, parce qu'elle se sentira envahie par le bonheur du vouloir divin. Elle sera en butte à l'hostilité, aux railleries, aux persécutions; aucune épreuve ne lui sera épargnée, pas même la malédiction de ceux dont elle prépare la rédemption et qui lui réservent des châtiments pour le tort qu'elle leur cause. L'ingratitude bénira son chemin, des tourments l'accableront à chaque pas, mais, humblement orgueilleuse, elle se réjouira de chaque pas douloureux qui la rapprochera de la lumière.

Ce ne seront ni la crainte ni l'espérance qui la pousseront à agir ainsi, car ni l'une ni l'autre ne sont de véritables mobiles d'action, et l'on peut en dire autant de la recherche rationnelle de l'équilibre mécanique, de la bonté et même de la justice. Les vrais mobiles d'action, les seuls capables de nous décider à accomplir de grandes choses, sont la foi inspirée par l'amour, la profonde nécessité et la volonté divine.

III

L'époque qui, dans son essence la plus intime, aspire à acquérir la connaissance d'elle-même et à se libérer de sa propre rudesse, n'est guère favorable à la pensée concrète, fondée sur la prévision mathématique. À peine échappée au lourd sérieux et à la plate évidence du matérialisme, elle se détourne honteuse de tout ce qui touche à la pratique; mais, honteuse en même temps de sa honte, elle cherche à la dissimuler et, surmontant sa répugnance, elle introduit dans sa vie affective quelques misérables accessoires et ingrédients de la vie moderne. Elle chante les lampes à arcs et autres inventions, dans des rimes d'une audace voulue, ce qui ne l'empêche pas d'être plus étrangère aux choses de ce monde que ne le fut l'époque précédente, plus grossière, mais qui du moins savait mettre la main à la pâte et était au courant des choses humaines. Pour se prouver à eux-mêmes combien ils sont éloignés de l'assurance inébranlable qui règne sur le marché du monde, beaucoup de nos contemporains n'arrêtent leur attention que sur l'enveloppe la plus mince, la plus bariolée des phénomènes et se contentent, non sans une certaine coquetterie, d'un examen superficiel qui leur révèle ici une ressemblance, là une contradiction.

Misérable mensonge! On n'a le droit de réfléchir sur le monde et de le juger que dans la mesure où on le prend au sérieux, où on est convaincu qu'il a un sens et qu'il est cohérent; mais la courageuse croyance à l'absurdité et à la confusion irrémédiable de tout ce qui existe comporte, à titre de conséquences, une vie dépourvue de tout élément spirituel, ne connaissant que les jouissances animales, et une conscience morale fondée uniquement sur la crainte de la police. Le voleur à l'étalage de la vie nie la sueur qu'il dépense pour réussir chacun de ses coups; il ne reste un héros que pour ses pareils, car l'humanité n'accepte pas en cadeau le produit d'un misérable vol.

Sans doute, ce n'est pas à l'aide de connaissances acquises et d'une instruction péniblement reçue que nous défricherons le champ qui nous est confié; l'orgueilleux savoir est par lui-même infécond. Mais tout ce qui se passe sur la terre doit être pris au sérieux; et quand on a les sens fidèles et l'esprit toujours prêt à s'abandonner, à se fondre avec ce qui l'entoure, on arrive à saisir le sens intime des choses même les plus journalières et on n'a pas la tentation de s'accrocher à leurs signes extérieurs. Si le monde est une organisation, un cosmos, l'homme a le droit de se faire une idée de ses connexions, de ses lois, de ses phénomènes et de les reproduire en lui-même. Si Platon, Léonard de Vinci et Gœthe ont fait des incursions dans le monde solide et ferme des choses, ce ne fut pas par égarement profane, mais parce qu'ils y étaient poussés par une nécessité divine. Le poète qui, incapable d'embrasser le présent et l'avenir de son monde, ne s'arrête qu'à des épisodes intéressants et choisis, a beau se donner pour un visionnaire: il n'est qu'un ordonnateur de divertissements esthétiques. Les Romains disaient de l'État qu'il était la chose de tous; cela est d'autant plus vrai de la nature, qui est à la fois le monde extérieur, le désert et l'oasis, l'arène de lutte et le tombeau de l'homme.

Le romantisme de notre temps, aux gestes réalistes et aux sentiments artificiels, ne tardera pas à céder la place à une mentalité qui n'a jamais cessé d'exister chez les hommes n'ayant pas subi la déformation de l'esprit: à l'expérience littéraire et scolaire succédera l'expérience puisée dans la connaissance du monde réel; sur les fondations en pierres de taille que formeront les réalités maîtrisées, l'édifice des idées reposera plus solidement et pourra s'élever avec plus de sécurité que sur le sable mouvant de principes étrangers à la vie. Des hommes robustes, guidés par des tendances pragmatiques, animés d'un sentiment de solidarité, ayant l'imagination nourrie des leçons de la réalité à laquelle ils prennent une part active et dont ils portent la responsabilité, arracheront la pensée libre et les sentiments indépendants à la serre chaude des chapelles, pour les lancer sur le chemin du devenir, de la destinée et de l'action. Les idées et les sentiments du monde seront alors solides sans être superficiels, délicats sans être faibles, pleins de fantaisie sans prétentions, transcendants sans bigoterie, pragmatiques sans chicane; la direction spirituelle sera arrachée aux mains de femmes et d'esthètes railleurs et sceptiques, pour être confiée à des hommes; aux mains d'artistes et d'enfileurs de phrases, pour être confiée à des poètes et à des penseurs.

Le nihilisme individuel dont nous souffrons, qui nous rend la généralisation douteuse, la loi suspecte et l'action méprisable, qui prétend se reposer dans la contemplation de ce qui est incomparablement unique, tout en se nourrissant en cachette de la loi et de l'action; ce nihilisme, disons-nous, fausse gaieté sans espoir, morale sans convictions et renoncement à contre-cœur, provient d'une source très profonde qui apparaît à la surface aux époques où les hommes ont perdu la foi.

Qu'est-ce qui est légitime, demande cette doctrine, puisque tout ce qui arrive est unique? Où est la permanence, puisque chaque instant est nouveau et sans précédent? Comment admettre le développement, étant donné que tout ce qui existe dans le temps n'est qu'illusion?

Il est vrai que dans l'essence la plus profonde des choses tout est repos et que, plus on s'éloigne du centre, plus le mouvement apparent devient intense. À tous les grands moments, l'âme a l'intuition de son but sacré et se sent attirée de l'agitation trompeuse de la surface vers le centre immobile. Mais ce mystère ne doit pas nous détacher de la vie. Nous ne percevons sans doute que les sons isolés et sans suite de l'harmonie totale, et ce qui est immuable nous éblouit par ses changements; il n'en reste pas moins que nous sommes placés dans cette vie pour la rendre parfaite dans le cercle étroit qui nous est assigné, et notre calvaire est soumis à la loi du temps. Si nous méprisons cette scène du devenir, toute pensée devient vaine, tout sentiment supérieur devient irrationnel et toute action se transforme en absurdité; même l'aspiration à une perfection supérieure, par le fait même qu'elle reste action, est vaine. Mais cette conclusion renferme sa propre réfutation, puisque l'ardente aspiration de l'âme subsiste malgré tout et constitue même l'élément le plus réel de notre vie intérieure. Ayons donc le courage de faire de cet élément, et non de l'Absolu imaginaire, l'axe temporaire de notre vie temporelle, et nous verrons notre existence retrouver un sens. La pensée concentrée sur l'Absolu abolit la volonté; mais le culte du transcendant fournit à la pensée des fins adéquates, anime la volonté par l'amour des hommes, de la nature et de la divinité et remet l'action en honneur.

Bien que toutes les explications historiques et rationnelles semblent contredire le sens de cette déduction a priori, qu'il nous soit permis de formuler une observation de nature à écarter ure erreur traditionnelle de l'expérience. On peut notamment, en parcourant le bref intervalle historique accessible à notre exploration et en examinant, à la lumière des monuments qui nous ont été transmis par l'art, la vie affective des Hindous, des Hébreux, des Grecs et des Germains, conclure que les forces véritablement humaines n'ont subi, au cours des siècles, aucun développement, aucun perfectionnement, parce que l'un et l'autre sont tout simplement impossibles. Mais en formulant cette conclusion, nous oublions que le pont du souvenir ne relie que les sommets et nous ne tenons pas compte des formidables rehaussements qu'a subis le niveau des vallées. L'histoire passe sous silence les foules innombrables et anonymes; elle reste toujours la chronique des héros et des vainqueurs. Et, cependant, la Nature est loyale; elle ne foule pas aux pieds la créature dépassée, et le peuple retardataire continue de vivre à l'écart de la route royale, au sein de tous les continents. La Nature ne travaille pas comme le chimiste, sans laisser de résidus; elle transforme et développe une partie de ses inépuisables matériaux et met le reste de côté, pour s'en souvenir en temps voulu et le transformer insensiblement à son tour. Dans l'isolement du monde africain et asiatique vivent encore aujourd'hui les pasteurs de Chanaan et les porteurs de lances de l'Ilion, comme nous images de Dieu, mais ayant l'âme plus jeune et plus faible. Mais de ces basses populations, si vieilles et si proches de l'animalité, sont nées des familles dont la grandeur d'âme ne le cédait en rien à celle des familles victorieuses et dominatrices, depuis longtemps éteintes.

Celui qui possède véritablement une langue, possède, sans qu'il puisse toutefois prétendre à la génialité de celui qui l'a créée, son esprit tout entier; celui qui a compris et possède en esprit le legs d'un grand homme est son disciple et son frère, sinon par le génie créateur, du moins par l'âme. Le legs de Bouddha et du Christ, de Platon et de Gœthe était, lorsqu'il vint en contact avec la terre, effroyablement étranger et hostile à l'humanité; mais aujourd'hui, et peu importent les forces prosaïques auxquelles nous devons ce résultat, le bien sacré germe dans des milliers de cœurs, et ces cœurs, soit dans leur simplicité, soit dans leur ardente émulation, sont plus proches de l'âme que ne l'étaient jadis les cœurs des quelques disciples élus. La génialité n'est pas la mesure de l'âme; mais le réveil de l'âme est la mesure de toute création.

Le développement est la catégorie intellectuelle de toute notre activité supra-animale, car tout ce que nous faisons repose sur la notion du temps, et vouloir l'immobilité est chose aussi absurde que vouloir remonter aux origines. C'est le propre d'une époque tourmentée par le doute et incapable d'action que d'avoir toujours le regard fixé sur le passé; si, toutefois, nous portons un si vif intérêt à nos ancêtres, si tout ce qu'ils ont fait et dit nous paraît plus important et plus familier que ce que font et disent nos contemporains, nous avons pour excuse le fait que nous sommes excédés par nos mécanismes, agacés par les bavards bornés et insupportables qui vantent comme étant un pas vers la perfection toute nécessité mécanisée.

Mais même l'époque accablée, même l'époque qui fait fausse route est digne de respect, car elle est l'œuvre, non des hommes, mais de l'humanité, donc de la nature créatrice, qui peut être dure, mais n'est jamais absurde. Si l'époque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la pénétrer de notre amour, jusqu'à ce que nous ayons déplacé les lourdes masses de matière dissimulant la lumière qui luit de l'autre côté. Cet amour est dur, lui aussi; il ne réduit pas seulement en poussière les pierres obtuses que notre temps nous oppose, mais il détruit en même temps plus d'une affection chère à notre cœur; c'est cependant par notre cœur que passe le chemin qui conduit à la liberté du monde.

Est-il présomptueux de vouloir définir ce chemin, d'après la seule intuition que nous pouvons en avoir? Ce qui est présomptueux, c'est de vouloir appliquer à l'esprit des temps à venir les pénibles procédés d'investigation de la science. L'expérience autorise des déductions, mais est impuissante à favoriser le développement; elle me dit que le tilleul qui se trouve devant ma fenêtre s'est développé à partir d'une graine, mais elle ne me dit pas si la graine que j'ai dans ma main deviendra un jour arbre ou poussière. Mais, même appliquées au présent, les déductions ne sont jamais univoques et ne sont pas exemptes de dangers, étant donné que le nombre des formes terrestres est limité, que les contenus s'accroissent et que, sans qu'on s'en aperçoive, le vieux vase se trouve un jour rempli d'un esprit nouveau. Il est permis de voir dans les jeux pastoraux l'origine de la tragédie, et dans la danse l'origine de la symphonie; mais l'esprit d'Hamlet et la musique de la Neuvième symphonie de Beethoven n'ont rien à voir avec cette recherche archéologique. C'est ici que se trouve la valeur-limite de toute tradition: elle explique, elle calme, elle communique aux choses mouvantes une inertie mécanique, mais elle ne sanctifie rien, n'excuse rien et n'ouvre aucune perspective d'avenir. L'histoire nous l'enseigne sur mille exemples une forme d'État, une organisation publique, ont beau s'attacher à leurs origines historiques, se cramponner au but en vue duquel elles ont été primitivement créées; il arrive toujours un moment où elles sont envahies par un esprit nouveau qui laisse subsister la forme inoffensive, et en dépit de l'historien qui croyait avoir élevé en théorie un édifice intangible, la loi intérieure, revêtant les aspects de l'erreur, de la fausse interprétation et de la violence, infuse dans les vases purifiés une vie nouvelle.

Puisque l'expérience et la tradition sont incapables d'évoquer et de favoriser l'avenir, puisque le calcul dégénère en une plate spéculation, nous ne devons jamais perdre de vue que développement signifie toujours ascension de l'esprit et que par notre vie intérieure, vécue en pureté et interprétée sans parti-pris d'un désir quelconque, nous participons microcosmiquement à l'évolution du monde. Là réside l'explication de toute prophétie: de la froide et pratique compréhension d'une conjoncture à l'interprétation adéquate d'une nécessité politique; de l'intuition sympathique d'une destinée humaine à la pénétration, visionnaire du tableau de l'Univers, à tous les degrés de sympathie intellectuelle et intuitive il y a parallélisme entre l'esprit objectif et l'esprit vécu. Tout instrument organisé exprime dans les sons qu'il émet l'écho de la symphonie.

De cette concordance entre le monde objectif et la vie intérieure nous possédons une certitude qui nous est fournie par la force irrésistible avec laquelle la pensée s'impose à nous, indépendamment de notre volonté: la véracité communicative échappe aux démonstrations mécaniques. Qu'est-ce qui est susceptible de démonstration? À peine le passé, à peine même la vérité de la géométrie euclidienne; ni nos sentiments, ni les faits de notre vie intérieure, ni nos pressentiments ne se laissent démontrer. Toute conception pratique, toute mesure d'organisation peut être discutée; mais ce qui est juste est l'objet d'une confiance sans condition, car tout sentiment profond, relatif au passé, au présent ou à l'avenir, possède dans sa véracité même une force qui impose l'adhésion et la foi et résiste à toute épreuve. Les sentiments forts parlent une langue forte; ce qui est clairement perçu éclaire à son tour; l'honnêteté et la sincérité créent la confiance.

La pensée sincère donne l'impression toute corporelle de plasticité et de poids. Et il est encore un autre signe qui la distingue des paradoxes et des aphorismes du jour, lesquels ne sont vrais que lorsqu'on ne les envisage et éclaire que d'un seul côté: elle est attirée vers le réel, elle touche à la vie journalière, sans y plonger par ses racines, elle paraît réalisable, tout en étant nourrie d'imagination. C'est que les germes de l'avenir sont répandus partout dans le sol; ce qui est en voie de naître paraît merveilleux, non parce que venant du néant, mais à cause des transformations qu'en subissent les choses qui ont fini par devenir familières.

Tous nos actes sont plus ou moins visionnaires, car chacun de nos pas nous emporte vers l'avenir. Si nous croyons l'homme capable d'anticipation, croyons-y donc fermement. Si nous réunissons nos efforts en toute bonne volonté, tout ce qui est trompeur et illusoire ne tardera pas à s'évanouir devant nos anticipations communes, et ce qui est juste apparaîtra dans tout son éclat. Pour arriver à ce résultat, une seule condition est nécessaire: que nos pieds ne perdent jamais contact avec la terre ferme, que nos yeux ne perdent jamais de vue les étoiles.


LE BUT

Considéré au point de vue phénoménologique, le mouvement universel dont notre époque constitue l'aboutissement a eu pour point de départ deux événements capitaux étroitement liés l'un à l'autre.

Un surpeuplement sans exemple s'est produit dans toutes les parties de notre planète accessibles à la civilisation; dans sa poussée irrésistible, ce surpeuplement a déchiré la mince enveloppe des couches supérieures qui jadis imprimaient à chaque peuple européen sa nuance particulière et entravaient son ascension.

L'humanité décuplée a eu besoin, pour sa protection et sa conservation, d'une nouvelle organisation de l'économie et de la vie; le déplacement des couches sociales qui s'est opéré au sein de chaque peuple a révélé dans les forces libérées des anciennes classes inférieures les facteurs intellectuels correspondant à la nouvelle organisation.

Le chemin qu'avait à parcourir la volonté transformatrice de l'humanité était long; il fallait créer la pensée abstraite, la science exacte, la technique, le gouvernement des masses, l'organisation; pour donner d'abord une forme à l'ordre nouveau, pour le justifier ensuite, il fallait opérer une transformation des désirs, idées et fins humains, introduire une nouvelle manière de vivre, faire surgir un art nouveau, une conception du monde et une foi nouvelles.

J'ai déduit et décrit cet ordre de choses nouveau dans mon livre Zur Kritik des Geistes. Je l'ai qualifié de mécanisation pour désigner son universalité et faire ressortir la force de contrainte mécanique qui le distingue de tous les régimes antérieurs. C'est que, tout bien considéré, son essence consiste en ce qu'il impose à l'humanité une organisation unique, au sein de laquelle les individus, dans une hostilité souvent féroce et pourtant solidaires les uns des autres, assurent leur vie et leur avenir.

On a eu de bonne heure l'intuition des liens qui rattachent entre eux les éléments constitutifs de l'époque, mais on n'a jamais eu le courage d'embrasser d'un seul coup d'œil l'ensemble de ces éléments. C'est pourquoi on entend toujours parler du capitalisme comme d'un fait qui, à lui seul, suffirait à caractériser toute notre époque, alors qu'il n'est que la projection de l'ensemble de notre régime sur une partie de l'économie. C'est pourquoi aussi la science continue à se livrer inlassablement au jeu qui consiste à établir des rapports entre les diverses branches de la mécanisation, à les déduire les unes des autres: capitalisme, découvertes, guerres, calvinisme, judaïsme, luxe, féminisme, tous ces éléments sont rattachés les uns aux autres par des liens variés et sont censés former la courbe qui représente la marche des événements; et l'on ne s'aperçoit pas que ce faisant on se contente d'expliquer un miracle par un autre, et il ne vient à l'esprit de personne de remonter à la variable primitive qui, indépendamment de tout autre facteur et prise en elle-même, détermine l'agitation bariolée des phénomènes et permet volontiers de considérer les filles sans penser à la mère. Cette fonction fondamentale découle de l'expérience la plus profonde du genre humain; envisagée du dehors, elle apparaît comme une augmentation quantitative et un changement qualitatif; vue du dedans, elle se présente comme un anneau de la chaîne de l'évolution spirituelle des êtres vivants.

Au degré que nous occupons dans l'échelle de la création, l'esprit cherche à dépasser le domaine de l'intellect utilitaire qui, par ses tendances, ses craintes et ses désirs, régit le monde vivant, depuis le protozoaire jusqu'à l'homme primitif, pour atteindre l'âme, c'est-à-dire le domaine de la transcendance désintéressée et exempte de désirs. Pour atteindre ce domaine, l'humanité doit réunir toutes ses forces vitales, tendre au plus haut degré l'énergie de son intellect, la seule dont elle soit à même de disposer en toute liberté, et avoir toujours présente à l'esprit la conviction de l'absurdité de son puissant penchant pour le monde matériel. C'est en effet par l'intellect que passe un des chemins qui conduisent à l'âme: c'est le chemin de la connaissance et du renoncement, le chemin vraiment royal, le chemin de Bouddha. Comme tout ce qui sert à discipliner l'humanité, cette tâche et cette destinée s'expriment avec la force d'une nécessité qui, spontanément surgie, est plus impérieuse que toutes celles que l'humanité avait eu à subir aux périodes glaciaires et dans les habitats désertiques. Mais, en même temps, cette nécessité est génératrice de l'élan le plus puissant qui se soit manifesté depuis les origines de la planète.

Quel est l'homme qui serait à même de citer une folie ou une absurdité de la nature? Or, la mécanisation est un sort de l'humanité, donc œuvre de la nature, et non caprice ou erreur d'un individu ou d'un groupe. Personne ne peut s'y soustraire, car elle existe en vertu de lois inflexibles. C'est pourquoi font preuve de manque de courage ceux qui regrettent le passé, qui méprisent ou renient notre époque. En tant que produit de l'évolution et œuvre de la nature, elle a droit à notre respect; mais en tant que nécessité, elle est notre ennemie. Nous devons regarder cette ennemie en face, mesurer sa force, épier ses faiblesses, afin de pouvoir la frapper à la première occasion favorable. En tant que nécessité, la mécanisation se trouve désarmée, dès qu'on a mis à nu son sens caché.

Il en est autrement de la mécanisation considérée comme forme de la vie matérielle: comme telle, elle restera indispensable à l'humanité, tant que le chiffre de la population ne sera pas retombé à la norme des millénaires pré-chrétiens. Trois de ses fonctions suffisent à lui assurer une domination sur la vie terrestre: la division du travail, la maîtrise des masses et celle des forces. On ne peut ni demander ni admettre raisonnablement que l'humanité renonce de son plein gré à sa domination sur la nature, en faveur d'une fausse simplicité, d'une existence étroitement bornée, d'un oubli complet de toute connaissance, d'un état artificiellement primitif. Rien de plus absurde que l'opinion de ces habitants neurasthéniques de grandes villes qui s'imaginent pouvoir échapper à la mécanisation et même rompre son joug, en se retirant dans une solitude montagneuse et en y menant une vie simple et modeste, en compagnie de quelques bons livres et d'un luth. C'est que pratiquement la mécanisation est indivisible: qui en veut une partie, la veut toute. Si vous voulez avoir une hache, il faut que des milliers de vos semblables fouillent dans les profondeurs de la terre; pour qu'il y ait du papier, il faut que des forêts entières soient broyées par les mâchoires des machines, et pour qu'une carte postale arrive à destination, les rails qui sillonnent la terre doivent être secoués par la locomotive passant en coup de tonnerre. C'est se rendre coupable d'une imposture involontaire que de vouloir faire un choix au point de vue de la mécanisation. Nos modernes bergers d'Arcadie auraient beau se défaire du dernier fil tissé, du dernier grain de blé cultivé, de la dernière pièce de monnaie, ils ne trouveraient pas sur la terre le moindre coin où réaliser leurs robinsonades raffinées.

C'est que l'universalité constitue l'essence même de la mécanisation. Grâce à celle-ci, le monde se trouve transformé en une association forcée, en une communauté rigoureuse de production et d'économie. Comme elle est née spontanément, et non en vertu d'une volonté consciente, comme le travail et la répartition n'y sont pas réglés par des lois et des décrets, mais sont imposés par la nécessité, cette extraordinaire communauté de travail apparaît à l'individu, non comme un régime de solidarité, mais comme un état de lutte. Elle est solidarité, pour autant que les hommes, pour se maintenir et pour se conserver, sont obligés de manifester une activité raisonnable, chacun s'appuyant sur le bras du voisin; elle est lutte, pour autant que chacun ne travaille et ne jouit que dans la mesure où il gagne et conquiert sur les autres. L'organisation mécaniste présente ainsi un caractère brutalement instinctif et inconscient; elle échappe de ce fait à toute règle, et c'est ce qui explique le caractère désastreux et malheureux de ses conséquences. En tant qu'il repose sur une communauté de lutte pour et contre les forces de la nature, ce phénomène universel n'est ni bon, ni mauvais: il est tout simplement nécessaire. Les hommes réunis peuvent plus qu'un seul, l'organisation et l'association étant seules capables d'assurer le plus grand rendement des forces vitales. Dans toute humanité suffisamment dense et ayant atteint un certain degré de développement intellectuel, doit apparaître nécessairement, quel que soit son habitat planétaire, un phénomène collectif correspondant à la mécanisation; mais il dépendra de la force d'âme de cette humanité de se soumettre à cette mécanisation comme à une volonté obscure ou de triompher de sa contrainte.

Sur notre planète à nous la mécanisation a déjà rempli une bonne partie de sa mission. Sous la forme de la civilisation, elle a établi une entente extérieure, créé la possibilité d'une vie en commun où les heurts se trouvent réduits au minimum et celle d'une construction organique. En imposant certaines formes de production et d'échange, elle a permis d'assurer à la population hétérogène et en voie d'augmentation continue, les moyens de se nourrir, de se vêtir et de vivre sous un abri; et elle a obtenu ce résultat, en rendant accessibles les ressources cachées du globe terrestre, en enseignant à centraliser la fabrication, à décentraliser la distribution. Sous la forme du capitalisme, elle a rendu possible l'association des activités humaines et leur convergence vers des buts communs, déterminés d'avance. En tant qu'organisation politique et civique, elle a essayé d'assurer à chaque groupe l'expression de sa volonté et de rendre celle-ci perceptible à la conscience collective. Au moyen de la presse, elle conduit au centre de perception de la communauté toute impression reçue par l'être collectif. Par la politique, elle s'applique à délimiter la nationalité et à établir la division du travail entre les nations. Par la science, elle favorise les recherches collectives sur les phénomènes de la nature, et par la technique elle transforme la science en une arme de combat contre les forces de la nature. Aucune région de la terre ne reste inexplorée, aucune tâche matérielle ne reste irréalisable; tout bien terrestre peut être conquis, aucune idée ne reste cachée, n'importe quelle entreprise doit être tentée et peut se prétendre réalisable; bref, en ce qui concerne la création matérielle, l'humanité a atteint la phase d'un organisme parfait qui, avec ses sens, ses troncs nerveux, ses organes de la pensée, ses vaisseaux sanguins et ses instruments de tact, s'attaque au globe terrestre, soulève sa croûte et aspire ses forces.

Il n'y a pas d'évolution qui s'effectue de l'organique vers l'inorganique. On peut concevoir des formes d'organisation autres que la mécanisation; mais quelles qu'elles soient, elles aboutiront, comme celle-ci, en vertu même de leur caractère matériel, à une construction matérielle destinée à associer les forces humaines en vue de la conquête des forces de la nature; quelles qu'elles soient, elles présenteront pour la vie les mêmes dangers et l'accableront des mêmes tourments, tant qu'elles ne seront pas dominées par les forces de l'âme.

On comprend que le monde soit plein d'admiration devant sa première réalisation de l'unité, qu'il aille même jusqu'à considérer son édifice matériel comme susceptible d'offrir un abri à l'esprit, qu'il mette au service de l'organisation, née spontanément, sa pensée et ses connaissances, ses sentiments et sa volonté. Et, cependant, bien que l'édifice soit loin d'être achevé, on voit déjà la conscience se dresser contre lui. Elle ne le fait encore que sous une forme grossièrement mécanique; ce sont notamment les déshérités qui s'insurgent et qui veulent détruire cette organisation matérielle et mécanique, pour la remplacer par une autre, également mécanique et matérielle, mais qui leur paraît plus juste et leur promet davantage. Mais les privilégiés eux-mêmes se sentent opprimés. Ils se rendent compte de la baisse des valeurs esthétiques et morales; ils voudraient revenir en arrière et sont prêts à sacrifier de l'indivisible mécanisation ce qui leur paraît comme n'en faisant pas nécessairement partie, juste ce qu'ils peuvent sacrifier sans léser leurs intérêts et sans troubler leur repos. Mais on se rend surtout vaguement compte qu'il s'agit d'une injustice, que personne, pas même le plus heureux, n'échappe à une crise intérieure et que des biens supérieurs aux biens sacrifiés sont en danger. Il ne s'agit encore que d'escarmouches se déroulant autour des ouvrages extérieurs, car on n'a pas encore pleinement compris et reconnu l'essence et la force de la mécanisation dans son ensemble. Des questions relatives à la conception du monde, au capitalisme, à la misère, à la technique, sont agitées et discutées sans lien avec le problème central. On manque d'orientation. On prend tour à tour pour l'axe de l'humanité la justice, la culture, l'équilibre, l'intérêt, la tradition, la nationalité, l'esthétique. C'est en cela que se manifestent la mauvaise conscience de l'époque et sa préoccupation intime. Mais après nous être occupés jusqu'ici des forces constructives de la mécanisation, nous allons, dans ce qui va suivre, mettre sous les yeux du lecteur les forces de décomposition qu'elle recèle dans son sein.

I.—La mécanisation est une organisation matérielle; créée par une volonté matérielle et à l'aide de moyens matériels, elle oriente l'activité terrestre des hommes dans une direction d'où toute spiritualité est absente. Personne ne peut se soustraire entièrement à l'action de cette force de direction et, au point de vue mécaniste, l'homme même le plus idéaliste reste un sujet économique qui, pour vivre, doit posséder et acquérir. Le monde est devenu une maison de commerce, une intendance, et chacun porte l'empreinte et la nuance de son époque.

On s'imagine l'influence qu'ont dû exercer des siècles de contrainte intellectuelle sur l'esprit humain comprimé! L'ère de la division du travail exige la spécialisation. Lorsque l'esprit, enfermé dans les règles et les pratiques de son domaine spécial, reçoit par mille canaux l'image nébuleuse du monde extérieur impitoyablement changeant, ce qui est petit lui apparaît facilement grand et le grand lui donne non moins facilement l'illusion du petit. L'impression s'estompe, ce qui ne peut que favoriser le jugement superficiel, irresponsable. L'admiration et l'étonnement ne vont que vers ce qui est nouveau et sensationnel. On ne garde que le critère mesquin, ayant pour base le nombre et la mesure. La pensée devient dimensionnelle. Si l'on applique aux choses la mesure, on ne juge les actes que par le succès qui étouffe le sentiment moral, comme la mesure et le poids étouffent le sens de la qualité! C'est dans le jugement rapide que réside la source du succès; il s'obtient au prix de l'erreur et de l'illusion; on devient sceptique. On cherche à pénétrer, non dans les choses, mais derrière les choses, derrière les hommes et les puissances; on perd toute honnêteté et toute pudeur. On proclame que savoir, c'est pouvoir, que le temps est de l'argent; et c'est ainsi qu'on sait sans connaître, qu'on passe son temps sans joie. Les choses elles-mêmes, négligées et méprisées, ne procurent plus aucune joie, car elles sont devenues des moyens. Tout d'ailleurs est moyen: choses, hommes, nature, Dieu; derrière tout cela se dresse, comme un fantôme, comme un être irréel, la chose en soi, l'objet en soi des aspirations: le but; le but qui n'est jamais et ne peut jamais être atteint, le but dont on ne possède aucune notion claire, le but, vague et complexe représentation dans laquelle on discerne un désir de sécurité, de vie, de possession, d'honneur, de puissance et dont les éléments s'évanouissent ou moment même où on croit les avoir atteints; le but, image nébuleuse, aussi lointaine au moment de la mort que le jour où, pour la première fois, on l'a aperçue. En face de ce but, se dresse menaçant, plus réel, mais infiniment exagéré, le spectre de la nécessité. Tiraillé entre ces fantômes et poussé par eux, l'homme court d'une irréalité à une autre. C'est là ce qu'il appelle vivre, agir et créer; c'est là ce qu'il lègue, à la fois comme bénédiction et comme malédiction, à ceux qu'il aime.

Cet état de l'esprit mécanisé n'est cependant pas autre chose que l'état primitif des races inférieures, épanoui au milieu du tumulte de la grande ville; il est à la fois le but et l'épouvantail de ceux qui ont créé notre époque. Mais il y a là encore quelque chose de plus qu'un atavisme: ceux qui ont goûté au breuvage retournent dans l'abîme moral où reposent les êtres obscurs qui l'ont fabriqué. Et c'est ainsi que parvenus au zénith même de la civilisation, ils tout condamnés à vivre la vie, à éprouver l'état d'âme, les angoisses et les joies que leurs ancêtres avaient réservés aux esclaves.

Cet état d'âme se caractérise par l'ambition et par l'aveuglement. Par l'ambition, à laquelle nul but ne suffit, qui est cependant irrationnelle au point de transformer finalement le travail en fin en soi, à ramasser sur son chemin tout ce qui brille et qui marche vers la tombe, en traînant derrière soi le poids mort des moyens; par l'aveuglement pour lequel nul fait n'est assez réel, aucune connaissance trop secondaire, qui craint d'approfondir les choses, qui dépouille le monde de son enveloppe charnelle et de son contenu spirituel, qui tue ce qu'il y a en lui de mortel et méprise ce qu'il renferme d'immortel.

Les joies qu'on éprouve sont celles des enfants d'esclaves et des femmes de condition inférieure: possession qui brille et crée l'envie, amusements et ivresse des sens. La passion de posséder engendre une véritable boulimie pathologique: on veut posséder le plus de choses possible, cependant que le rassasiement et la mode déprécient tous les ans les trésors accumulés et nous obligent à les remplacer par des futilités nouvelles. Les joies de la grande ville et celles d'une société qui, par une inconsciente ironie, se fait qualifier de meilleure, sont profondément humiliantes et dégradantes. Il est impossible de quitter les lieux où ces gens, pour nous servir du mot le plus commun du langage vulgaire, s'amusent, sans être pris de doute sur l'avenir de l'humanité; et celui qui échappe à ce doute peut dire qu'il a subi avec succès la plus forte épreuve qui puisse ébranler la confiance dans le monde. Griserie, plaisir et crime ont leur source dans des poisons et des excitants qui exigent une dépense triple de celle que le monde consacre à toutes les œuvres de civilisation.

II.—La mécanisation, qui est une organisation de contrainte, est attentatoire à la liberté humaine.

Ce n'est pas dans les besoins de sa vie que l'individu trouve la mesure de son travail et de ses loisirs, mais dans une règle qui lui est extérieure: la concurrence. Il ne suffit pas qu'il crée dans la mesure de ses forces et de ses désirs: son travail est estimé par comparaison avec celui d'un autre, avec ce que font d'autres; le demi-travail, le travail lent n'a pas plus de valeur que l'oisiveté. Tout travail, depuis celui du grand capitaine jusqu'à celui du facteur, depuis le travail du journalier jusqu'à celui du financier, est soumis au système de l'accord et du record; on demande à chacun autant que peut faire le voisin. L'artisan de jadis perfectionnait son travail à force d'amour et d'embellissement; la mécanisation, elle, produit sous l'égide de l'adjudication: on exige un minimum de qualité et de quantité, le prix le plus bas est le meilleur, et l'amour ne trouve aucune récompense. C'est la lutte entre groupes, entre nations, qui établit la limite de l'effort, et l'issue de la lutte dépend chaque fois des sommes de forces objectives dépensées, à l'exclusion de toute influence individuelle.

L'homme n'est même pas libre de diriger et de concevoir son activité. Qu'il se sente une vocation unique ou des vocations multiples, l'organisation mécaniste ne l'utilise qu'en vue de la spécialisation. Et notre génération se pliant de bon gré à la contrainte, il s'ensuit que nous avons le voyageur de commerce-né, l'instituteur-né, tout comme nous avons l'ingénieur-né et l'entomologiste-né. Mieux que cela: l'organisation mécaniste fournit le nombre et le choix de types, en raison directe des besoins. Tout recul entraîne un châtiment: si l'on voit surgir de temps à autre un homme de la vieille trempe des guerriers, des aventuriers, des artisans, des prophètes, on ne tarde pas à l'exclure de la communauté, à le mettre au ban de la société et à le charger des besognes les plus basses, les plus indifférenciées.

Mais la contrainte ne s'arrête pas là. Elle dérobe à l'homme jusqu'au sentiment de la responsabilité envers lui-même. La force organisatrice, qui est l'essence même de la mécanisation, s'exerce jusqu'à ce que chacune des parties de celle-ci, chaque ensemble de parties, soient devenues des organismes à leur tour: c'est ainsi que dans la nature chaque élément, quelque grand ou petit qu'il soit, forme un organe et que l'ensemble des organes forme un tout continu. Associations, unions, firmes, sociétés, bureaucratie, organisations professionnelles, politiques, religieuses unissent et séparent les hommes dans un enchevêtrement inextricable; personne n'existe pour lui-même, chacun est subordonné à d'autres, responsable devant d'autres. Cet état, propre à élever l'âme par la grandeur de sa conception, tant qu'il s'agit d'une organisation qui n'est pas l'œuvre de l'homme, devient une odieuse soumission dans ces immenses régions obscures où le sentiment de la responsabilité consciente est remplacé par l'intérêt servile. L'artisan de l'ancienne guilde vivait, lui aussi, dans un état de dépendance, mais sa dépendance, visible, sans équivoque, n'était pas celle d'un employé de magasin de nos jours, puisqu'elle était associée au sentiment de liberté intérieure. La dépendance mécaniste, elle, est recouverte d'une apparence de liberté extérieure; le mécontent peut exiger le respect de la forme extérieure, il peut protester, abandonner le travail, s'en aller, émigrer, mais tout cela ne l'empêche pas de se retrouver dans la même situation au bout de quelques semaines, les noms, les personnes et les localités ayant seuls changé. L'anonymat de la contrainte opère par sa magie ce que les despotismes et les oligarchies de jadis n'ont pas réussi à réaliser, malgré leurs janissaires et leurs espions: l'éternisation de la dépendance.

Mais la contrainte individuelle serait encore un mal supportable, sans le phénomène massif qui la recouvre. La mécanisation, en tant qu'organisation massive, a besoin des forces humaines, non à l'état individuel, mais réunies de façon à former de vastes ensembles. Les multitudes qui ont construit les pyramides des Pharaons ne suffiraient pas à fabriquer tous les outils dont un pays a besoin même pour une seule journée; les armées de Napoléon ne suffiraient pas à fournir le contingent d'une seule circonscription minière. Des populations entières doivent se tenir prêtes à se grouper et à se regrouper sans cesse en armées dont la destination varie à l'infini. Des millions de chevaux-vapeurs exigent des millions d'hommes-centaures. Ce n'est pas en vertu d'une nécessité inhérente au principe de la mécanisation, mais c'est grâce à des circonstances secondaires accompagnant le développement et jugées commodes, que la division, inévitable en elle-même, entre le travail intellectuel et le travail physique est devenue éternelle et héréditaire; il en est résulté la division de chaque pays civilisé en deux peuples qui, apparentés par le sang et cependant séparés pour toujours, se trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans la même attitude que jadis les couches supérieures et les couches inférieures dont la séparation avait du moins pour excuse la diversité d'origines. Ces deux peuples sont séparés et dominés par la contrainte. Le supérieur ne peut pas descendre, sans perdre son rang social et sa conscience sociale, sans renoncer à son ambiance accoutumée, aux biens de jouissance et de culture que lui confère sa supériorité; et, inversement, un membre des couches inférieures ne peut pas monter, s'il ne possède pas, par un hasard heureux, un certain capital ou un certain degré d'instruction pour point de départ. Or, abstraction faite des cas d'émigration, les hasards pareils sont tellement rares qu'on trouve à peine un descendant de prolétaires parmi les milliers de fonctionnaires dont disposent nos entrepreneurs.

Cette séparation forcée est d'une dureté inouïe pour le peuple inférieur. Ilotisme, esclavage, servage étaient des formes de dépendance fondées sur les conditions de l'économie rurale. Le travail, plus dur et moins rémunérateur que celui du travailleur libre, était cependant de même nature: il s'accomplissait dans le décor agréable de la vie rurale qui atténuait les rigueurs de la surveillance et la misérable insignifiance de la récompense. Le travail du prolétaire de nos jours présente, si l'on veut, les avantages de la dépendance anonyme; le prolétaire ne reçoit pas des ordres, mais des indications; il obéit, non à un maître, mais à un supérieur hiérarchique; il ne sert pas, mais s'acquitte d'une obligation librement acceptée; ses droits humains sont les mêmes que ceux de ses employeurs; il est libre de changer de résidence et de situation; la puissance qui se trouve au-dessus de lui n'a rien de personnel, car alors même qu'elle se présente sous l'aspect d'un employeur individuel ou d'une firme, il s'agit toujours en réalité de la puissance de la société bourgeoise. Et, cependant, de quelque manière qu'il l'arrange dans les limites de cette liberté apparente, la vie du prolétaire s'écoule triste et uniforme, les jours se suivent et se ressemblent, et cela pendant des générations infinies. Celui qui a été absorbé, ne serait-ce que pendant deux mois, de sept heures à midi et de une heure à six heures, par une besogne exclusive de tout effort intellectuel, dans la seule attente du coup de sirène libérateur, sait le degré de renoncement que comporte une vie de travail automatique; au lieu de chercher à justifier cette vie à l'aide d'arguments religieux ou profanes, au lieu de chercher à la présenter comme une source de satisfactions, il verra plutôt dans toute tentative de ce genre un acte dicté par la convoitise égoïste. Mais celui qui se rend compte que cette vie n'a pas de fin, que le prolétaire, en mourant, lègue à ses enfants et aux enfants de ses enfants le même sort, sans pouvoir leur fournir ou indiquer aucun moyen de s'en évader, celui-là éprouve un sentiment de faute et d'angoisse. Nous faisons appel à l'intervention de l'État, lorsque nous voyons maltraiter un cheval de fiacre, mais nous trouvons juste et conforme à l'ordre des choses qu'un peuple soit condamné pendant des siècles à être l'esclave d'un peuple frère, et nous nous indignons, lorsque nous voyons ces malheureux hésiter à approuver par un bulletin de vote le maintien d'un pareil régime. Le dogme plat du socialisme est un produit de cette mentalité bourgeoise. Que ce dogme soit devenu l'appui le plus puissant du trône, de l'autel et de la bourgeoisie, c'était là une nécessité à la fois profonde et paradoxale. Le spectre de l'expropriation n'a servi en effet qu'à effrayer le libéralisme qui, renonçant à toute pensée libre, s'est mis sous la protection des forces de conservation.

Dans les classes dominantes, la séparation forcée, imposée par la mécanisation, sans être une source de misère, n'en représente pas moins un danger. C'est une loi de la nature que tout organisme, plus ou moins épargné par la lutte pour l'existence, tombe, après une phase d'heureux épanouissement, dans un état d'affaiblissement et de régression. Les peuples victimes de ce sort devenaient jadis la proie de conquérants qui leur imposaient le contact régénérateur et salutaire avec la terre; mais de nos jours la race des conquérants est épuisée, et une interversion des couches sociales aurait pour effet de renouveler le même jeu avec les rôles intervertis, et non avec des forces nouvelles, pour l'amener au même résultat déplorable. Chez ces classes privilégiées, l'absence de tout travail physique se complique d'une constante tension intellectuelle, qui est pour nos grandes villes une cause de stérilité physique et morale et prépare à notre Occident une crise de la population.

Lorsqu'on embrasse d'un coup d'œil d'ensemble ce phénomène de stratification forcée dont nous voyons la cause dans la tendance irrésistible de la mécanisation à l'organisation et à la division du travail, on constate une fois de plus qu'il s'agit somme toute d'un retour à l'état de nos ancêtres obscurs. Nous n'avons pas renoncé définitivement au primitif esclavage et nous avons réussi, malgré le christianisme et la civilisation occidentale, à étendre sur les peuples un régime de sujétion qui, sans aucune contrainte légale, sans pouvoir personnel visible, grâce au simple jeu de processus organiques libres en apparence, condamne certaines couches sociales, par rapport à d'autres, à une dépendance rigide et héréditaire, bien qu'anonyme.

III.—La mécanisation n'est ni le résultat d'une convention libre et consciente, ni le produit de la volonté moralement éclairée de l'humanité; elle est née automatiquement, voire imperceptiblement, des lois démographiques de l'univers. Malgré sa structure très rationnelle et casuistique, elle constitue un processus involontaire qui la rapproche des processus aveugles de la nature. Moralement fondée sur l'équilibre des forces, sur la lutte et la défense individuelles, comme la vie des hommes primitifs était fondée sur l'équilibre vital qui régnait dans les forêts, elle répand dans le monde une mentalité qui, remontant au-delà des premiers efforts du Christianisme, au-delà de la morale politique et théocratique de la civilisation méditerranéenne et se recouvrant du manteau et du masque de la civilisation moderne, nous ramène à la phase de l'humanité primitive; car cette mentalité a elle-même pour base la lutte et l'hostilité.

Le cœur humain a trop besoin d'une atmosphère chaude, d'une atmosphère d'amour et de sympathie, pour laisser la haine s'épandre comme une flamme vive et dévorante; mais plus la génération soumise à la mécanisation est rude et endurcie, et plus la flamme sournoise, qui ne trouve pas d'issue, use les rouages intérieurs.

L'homme d'autrefois faisait passer toute sa force et tout son amour dans ses œuvres. Il était là pour la chose qui sollicitait son travail. Ses semblables vivaient en dehors de lui, et il n'avait besoin d'eux que de temps à autre, pour l'échange de produits, pour la dépense commune ou le service commun. Les siens, qu'il avait la charge de protéger, formaient autour de lui un premier cercle; puis venaient, formant un cercle plus large, les amis auxquels il avait juré fidélité; enfin, à une distance plus grande encore, il était entouré par les ennemis qu'il avait à combattre. L'homme de nos jours ne vit plus pour une chose; ce qu'il convoite, c'est le bien neutre de la possession; ce qui le guide, c'est l'idée abstraite d'une sphère de puissance relative, mais extensible à volonté; ce qui donne un contenu à sa vie, ce n'est pas la chose, laquelle se trouve transformée en simple moyen, mais la carrière à parcourir. Cette carrière, il est prêt à la poursuivre, sans tenir compte des murailles humaines qu'il peut trouver sur son chemin. De quelque côté qu'il regarde, à quelque place qu'il se trouve, il aperçoit d'autres hommes qui sont ses ennemis. Pour faire des brèches dans ces murailles vivantes, il se sert de ses compagnons et de ses clients qui le suivent, non par amour, mais par intérêt, car dans ce régime chacun est pour l'autre un moyen qu'on abandonne, dès qu'il cesse d'être utile. Pour le producteur, le voisin est un concurrent, donc un ennemi; ou un acheteur, donc un moyen; ou un fournisseur, donc encore un ennemi; ou un associé, donc encore un moyen. S'il approche quelqu'un, c'est parce qu'il lui veut quelque chose; si d'autres l'approchent, c'est encore parce qu'ils espèrent quelque chose de lui; des deux côtés, on est sur ses gardes; des deux côtés, on observe une attitude de méfiance hostile. C'est pourquoi chacun trouve qu'il est à la fois dangereux et inconvenant de faire appel au côté humain de l'étranger; il est d'usage de le traiter comme un être sans consistance jusqu'à ce que la timide convention d'une désignation nominative lui ait assuré, conformément aux coutumes du pays, la protection d'un froid respect. Le rêveur philanthrope, qui veut s'élever au-dessus de la forme, est écouté lorsqu'il n'a rien d'autre à offrir. Lorsque, au contraire, il peut offrir quelque chose de désirable, il se voit aussitôt, en reconnaissance de sa confiance, rabaissé à l'état de moyen. Il partage, en toute justice, le sort de ceux qui veulent transformer un ordre de choses général à l'aide d'expériences isolées, au lieu de chercher à agir sur la mentalité et la conscience. C'est pourquoi les hommes sont si portés à s'accuser mutuellement, à s'accabler de reproches réciproques; c'est pourquoi ils se vantent tant de leurs mauvaises expériences et se proclament pessimistes à la suite de leur prétendue connaissance des hommes. Ils ne se rendent pas compte qu'en amusant les autres, ils se condamnent eux-mêmes. C'est que l'inimitié et la bassesse ne sont pas inhérentes à la nature humaine: le cœur de l'homme est tendre comme sa peau nue, il est accessible aux émotions, à la douleur, à l'affection. Ce qui endurcit ce cœur, c'est la détresse, c'est le fouet d'esclave de la mécanisation, fouet qui ne reste jamais inactif et dont le sifflement signifie faim, mépris, privation de droits, douleur et mort. Certes, la détresse en elle-même, loin d'être terrible, ouvre le chemin du salut. Mais elle ne l'ouvre qu'à l'homme ayant la foi. Quant à la mécanisation, elle a été assez prévoyante pour dépouiller l'homme de sa foi, moyennant un peu de connaissance et de magie.

L'inimitié d'homme à homme s'étend et devient inimitié de groupe à groupe, de tribu à tribu, de peuple à peuple. L'homme est devenu un être dont l'intérêt est le seul mobile. Une pauvre théorie vient lui promettre l'affranchissement de toutes ses souffrances. Il forme avec d'autres une association qu'on dénomme parti ou représentation d'intérêts; les membres de ce parti ou de cette représentation d'intérêts généralisent leurs revendications, les transforment en un idéal positif et sont étonnés de voir ceux qui sont guidés par des intérêts opposés ne pas adhérer à leur idéal. À notre époque, si féconde en combinaisons de toutes sortes, rien n'est plus difficile à trouver qu'un homme dont la conviction et l'idéal ne se confondent pas avec son intérêt. Cette triste expérience a conduit beaucoup de penseurs sérieux à voir dans une conception du monde, dans une conviction transcendante, non une forme de la connaissance et un reflet de l'éternel, mais bien plutôt une transposition d'un caractère ou d'un intérêt, un symptôme plus ou moins morbide, une singularité idiosyncrasique. Telle est la confiance dans la nature positive des intérêts, dans la toute-puissance de l'intellect, dans les attaches uniquement et exclusivement terrestres du sentiment.

Mais en vertu, au nom de quel intérêt la mécanisation pousse-t-elle ses victimes, à travers la nécessité et la détresse, l'inimitié et la lutte, à fournir le rendement maximum? Ne s'aperçoit-elle donc pas que tout ce qu'il y a de plus grand au monde a été l'œuvre de l'amour et de la solidarité fraternelle? Ne sait-elle donc pas que si la nécessité brise le fer, la foi déplace les montagnes?

Il se peut qu'elle sache tout cela, mais, semblable à Satan, elle est frappée d'impuissance, lorsqu'elle se trouve sur les hauteurs. Elle s'est engagée à nourrir l'humanité indéfiniment multipliée, à pourvoir à son entretien, à l'enrichir, et elle remplit son engagement. Les moyens dont elle se sert sont artificieux et ingénieux, mais vulgaires, car elle est elle-même fille d'une vulgaire nécessité. Elle abaisse l'homme noble et élève à sa propre hauteur l'homme inférieur: c'est tout ce qu'elle peut. Elle connaît bien les matériaux avec lesquels elle travaille; elle a supprimé la foi, elle n'a aucune confiance dans la bonne volonté et elle réalise ses fins en faisant appel uniquement à la détresse et à la misère. Là où l'émulation ne suffit pas, elle engendre la concurrence; là où l'aide fraternelle faiblit, elle provoque la lutte et, lorsque la solidarité nationale fait défaut, elle crée la division en classes. Et dans ces moyens encore on saisit le vieil atavisme de la jalousie, de la haine, de l'angoisse et des passions, atavisme dont la mécanisation elle-même ne constitue qu'un aspect.

Elle se souvient encore de ses origines, lorsqu'elle persécute les hommes qui ne sont pas faits à son image. L'homme à l'imagination libre, le rêveur du divin, l'ami dévoué des choses et des créatures, l'amoureux qui ne se soucie pas du lendemain et ignore la crainte ne sont à ses yeux que des esclaves paresseux et perdus dans leurs rêves. Elle supporte pendant quelque temps leur présence derrière la charrue, sur le front, sur des mers lointaines et, tout en les supportant, elle songe déjà à remplacer leurs outils par des machines, et eux-mêmes par des hommes plus entendus. L'ami des hommes qui croit, selon la parole de l'Écriture, que l'âme est liée au sang, est pris de désespoir en voyant le meilleur de son sang s'écouler en pure perte. Mais celui qui croit que l'esprit règne sur le sang, que les pierres d'Abraham et de Deucalion peuvent devenir des germes de générations futures, celui-là verra dans le sang qui s'écoule le sacrifice destiné à libérer l'esprit des liens de la mécanisation.

Nous savons que tous les biens de la terre ne sont que choses brutes et amorphes, ni bonnes ni mauvaises, ni dignes ni indignes, tant qu'on ne les a pas régénérées en leur infusant une seconde nature. La bonté qui naît de l'habitude et de dispositions amicales n'est pas de la bonté, si elle n'a pas été régénérée par la force émanant du cœur; la nature qui n'a pas été reproduite par un œil inspiré n'est pas la vraie nature; le chef-d'œuvre acquiert toute sa liberté, lorsqu'il a été transformé par l'art en une œuvre de la nature; l'homme lui-même, s'il n'a pas été purifié par la chute, le repentir et l'ascension, peut être considéré comme n'étant pas né pour la vie de l'âme. La mécanisation ne connaît pas encore la régénération par la conscience et la volonté libre, en vue d'une vie de devoir et d'amour; elle est encore une force de la nature et une arme de guerre, semblable en cela au régime de la défense personnelle qui a précédé la naissance de la loi ou au mode d'existence qui a précédé la reconnaissance de la propriété. Et, cependant, la mécanisation n'est pas inaccessible à la spiritualisation morale; son produit le plus noble et le plus élevé, l'État, a reçu dès les temps préhistoriques, grâce à cette spiritualisation, un caractère sacré sans lequel il n'aurait jamais pu s'acquitter de sa mission. Certes, les innombrables attributs de l'État proviennent de sources plus honorables que la mécanisation: amour du pays, attachement au clan, communauté nationale de biens culturels et d'événements vécus, solidarité créée par les émotions religieuses et théocratiques, tout a contribué à imprimer à l'État un caractère supra-naturel. Mais ce qui est décisif pour une institution, c'est moins son origine que sa nécessité immanente; c'est la conscience que l'institution consacrée est supérieure aux besoins individuels, que l'homme a été créé, non pour jouir d'un bonheur terrestre, mais pour accomplir une mission divine, que la communauté humaine n'est pas une association de fins, mais une patrie de l'âme. Cette intuition inexprimée, qui communique une auréole de divinité à l'État même imparfait, doit un jour s'étendre à toutes les formes et à tous les actes de la vie matérielle et finir par pénétrer la mécanisation elle-même. Dans la science et dans l'art, dans l'activité militaire et dans l'activité politique, on s'est toujours rendu compte que nulle œuvre n'existe pour elle-même, qu'aucune n'est à l'abri de la responsabilité, mais que chacun, dans ce qu'il fait et dit, a des comptes à rendre aussi bien à lui-même qu'au monde, qu'une chaîne forgée de devoirs et de nécessités rattache les unes aux autres toutes les créations humaines, que l'isolement et l'arbitraire sont marqués par la honte de l'égoïsme et de l'esclavage physique. Mais nous devons aussi nous rendre compte que toutes nos activités matérielles et tout ce qui leur sert contribuent à édifier l'organisme terrestre et supra-terrestre de l'humanité, que chacun de nos pas, le moindre mouvement de nos mains, chacune de nos pensées et chacun de nos sons dessinent les noyaux et les cellules de cet organisme, qu'en vertu d'une responsabilité et d'une reconnaissance divines la chose de chacun devient la chose de tous, et la chose de tous la chose de chacun, qu'il n'est pas de malheur et de crime dont nous ne soyons responsables, qu'il n'est pas possible d'acquérir et d'exercer un droit, un devoir, un bonheur et une puissance, sans tenir compte du sort de tous. Le jour où la mécanisation sera pénétrée de ce principe, elle cessera d'être un état d'équilibre empirique. Elle formera alors un organisme dans l'ensemble de la création, son cœur communiera avec celui de la divinité et y puisera les joies nécessaires, et la vie planétaire présentera le tableau d'une parfaite théocratie organique.

Envisageons sans crainte l'étendue du phénomène de la mécanisation. Le régime mécanisé remplit d'une façon satisfaisante son rôle, qui consiste à nourrir et à conserver l'humanité en voie de multiplication. Il nous a mis en contact étroit avec les forces de la nature, avec le domaine de la connaissance sensible. Au point de vue de la pensée utilitaire, de l'accumulation et de la distribution des forces, des progrès insoupçonnés ont été accomplis. C'est encore la mécanisation qui nous a permis de mobiliser les masses et les esprits. Mais le mauvais côté de la mécanisation se manifeste là où la force brutale, dépourvue de toute spiritualité, s'empare de la vie, là où le mouvement violemment déchaîné s'affranchit de tout lien et, échappant à toute responsabilité, poursuit sa course, en faisant de l'homme et de son espèce, c'est-à-dire du maître du rouage, l'esclave de sa propre œuvre. Manque de liberté, peine dépourvue de sens, hostilité, détresse et mort spirituelle: telles sont les conséquences de cet état de choses.

Mais il est donné à l'homme de pouvoir se ressaisir et projeter sur le trouble et sur la confusion la lumière de son intuition supra-sensible. Il n'abandonnera pas la mécanisation, en tant qu'organisation matérielle, jusqu'à ce que de nouveaux événements et de nouvelles connaissances lui aient appris à maîtriser les forces de la nature autrement que par la recherche et le travail organisés. Mais quant à la mécanisation, considérée comme maîtresse spirituelle de l'existence, il la combattra et pourra la supprimer le jour où il se sera aperçu que la vie pratique n'est pas une fin, mais un moyen, le jour où, pour travailler, il n'aura plus besoin de l'aiguillon de la nécessité et du salaire gagné à la sueur de son front, le jour où il préférera donner de plein gré ce qui lui est arraché aujourd'hui par la contrainte et sacrifier au bien de l'humanité ce qu'il y a de plus mesquin dans son bonheur particulier où il entre si peu de noblesse.

Ce résultat peut être obtenu par une transformation de l'esprit, et non par une révolution mécanique. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à laisser de côté, une fois de plus, la mécanisation comme phénomène, pour l'envisager du dedans, en tant que révolution spirituelle. Elle nous apparaît alors comme une poussée irrésistible de l'être humain vers la sphère de l'intellect; par le nombre incalculable de ses facteurs, par l'acuité, la persévérance, l'orientation exacte, la ramification et la combinaison de ses organes, celui-ci maintient en mouvement une quantité énorme de forces spirituelles inférieures qui suffit à imposer un état d'équilibre aux forces aveugles de la nature; et le premier mouvement de reconnaissance du monde ainsi favorisé s'exprime dans la conviction que c'est aux forces inépuisables de l'intellect qu'il doit son bonheur et sa liberté. Mais peu à peu le développement de la pensée a conduit à ce jugement critique que l'intellect sert à coordonner les notions, mais qu'il n'est pas un instrument de connaissance; et ce jugement conduit, à son tour, à reconnaître que le devoir suprême des forces spirituelles inférieures consiste à consentir à leur propre limitation et annulation, à renoncer à toute direction et domination. Le terrain se trouve alors préparé à recevoir la pure semence qui dès les origines de la vie gisait latente dans les obscures profondeurs du cœur humain. C'est l'âme qui vient alors occuper le premier plan. Si nous sommes aujourd'hui à même de deviner son image, de nous abandonner à ses forces, c'est aux nécessités nées de l'époque intellectuelle que nous le devons. Après avoir donné ce fruit, cette époque peut mourir, ce qui ne veut pas dire que l'humanité doive renoncer à l'avenir à son droit de penser et de créer. Ce droit, elle va continuer à l'exercer et à l'affermir, sans toutefois jamais perdre de vue qu'il s'agit de forces inférieures, destinées à servir de moyen et qu'elle doit diriger dans un profond sentiment de responsabilité, puisqu'en les dirigeant elle remplit une mission divine. Quand les premiers rayons de l'âme auront touché le monde intellectuel et sa réalisation terrestre, c'est-à-dire l'organisation mécanistique, quels sont les points rigides de celle-ci qui entreront les premiers en fusion? Cela importe peu, car ce n'est pas la rencontre d'événements secondaires, mais la proximité solaire de l'intuition transcendante qui amènera le printemps. Telle est la tâche modeste que se propose la partie constructive de notre exposé. Nous nous proposons, en effet, non de donner une énumération complète de ce qu'il faut faire, en suivant l'ordre de succession dans le temps, mais d'indiquer les formes de réalisation pragmatique de l'idée, d'après laquelle on peut, en confiant à l'âme la direction de la vie et en spiritualisant l'organisation mécaniste, transformer le jeu aveugle des forces en un cosmos libre, conscient et digne de l'homme auquel il sert d'abri.

Encore voilée et innommée, la tâche plane au-dessus de nos têtes. Nous avons exploré l'état du monde qui nous entoure; nous avons reconnu le chemin qui mène à la liberté, et l'étoile que nous suivons nous guide vers la région de l'âme. Nous devons maintenant examiner la forme pragmatique que la pensée transcendante revêt dans la réalité matérielle; la tâche métaphysique doit nous révéler son image physique.

Mais, au préalable, quelques mots encore sur les institutions et les projets purement matériels.

I.—Quel bénéfice retire notre vie intérieure des conditions et des formes de la vie et de leurs changements en général? D'après la conception matérialiste, l'homme devrait tout à ses états et aux circonstances; le sang, l'air et la terre, la situation et la possession détermineraient l'homme d'une façon tellement complète qu'à chaque changement des conditions extérieures correspondrait un changement équivalent de l'état intérieur. Cette idée erronée forme le pilier le plus solide du matérialisme qui en voit la confirmation d'un bout à l'autre de l'histoire. Ne sont-ce pas les modifications de la croûte terrestre qui ont provoqué l'évolution des êtres vivants? Les migrations et déplacements des peuples ne sont-ils pas déterminés par des lois physiques? La nature et les destinées des nations ne s'expliquent-elles pas par leurs origines, par le pays et le milieu extérieur? L'individu lui-même n'est-il pas une création de ses ancêtres et des circonstances de sa vie? Sans doute, les centres de la plus haute culture coïncident toujours avec ceux de puissance, de densité de la population, de richesse, et n'est-il pas vrai que la solitude, la pauvreté, la misère ces sources sacrées d'élévation morale, n'ont jamais créé chez un peuple arts et idées? L'Hellade, Rome, Venise, la Hollande, l'Angleterre doivent leur puissance à la mer; l'Allemagne est devenue forte, grâce à la qualité de son sang; la France, grâce à son sol; l'Amérique, grâce à sa situation géographique. Tout cela semble vrai.

Mais si nous approfondissons cette théorie à l'aide de ses propres moyens, nous la voyons aussitôt perdre de son assurance. Quelle fut donc la force qui, à chaque catastrophe géologique, avait poussé en avant les êtres vivants? Fut-ce la volonté de vivre? Elle n'aurait pas suffi, à elle seule, à créer des nageoires, à faire pousser des ailes, à apprendre à parler et à penser. Fut-ce le sang? Celui-ci, à son tour, n'a pu acquérir sa noblesse que grâce à l'intervention de cette mystérieuse volonté: l'ancêtre de l'Aryen était une misérable créature, bien inférieure au Mongol et au Nègre. Fut-ce le sol? Mais ce sol, chacun était libre de l'occuper, et ce fut le plus fort et le plus intelligent qui s'en est emparé. Nous retrouvons donc l'action de la force et du sang, et nous sommes obligés d attribuer au hasard la supériorité qui a pu se manifester sous le rapport de l'une et de l'autre.

Mais assez de ces arguments. Ils présupposent ce qu'ils doivent démontrer, à savoir que le corps est supérieur à l'esprit, que la matière forme l'esprit. Si nous croyons que nous sommes avant tout des êtres de chair, nous devons nous attacher avant tout à adoucir et à flatter la vie; alors la lutte pour Dieu et pour notre âme devient une œuvre vaine, et la raison est du côté de ceux qui prétendent que les choses ne valent que par leur utilité. Mais si nous croyons que c'est l'esprit qui forme son corps, que c'est la volonté dirigée vers le haut qui mène le monde, que l'étincelle de la divinité est enfermée en chacun de nous, alors l'homme lui-même, sa destinée et son monde apparaissent comme l'œuvre de l'homme. Alors le peuple marin n'est pas celui qui a reçu la mer en partage, mais celui qui a voulu la mer; le peuple établi sur un sol fécond n'est pas celui qui a fait une heureuse trouvaille, mais un peuple de conquérants; et le peuple qui a atteint une densité favorable à la culture n'est pas une horde pullulante, mais une race qui veut avoir une postérité et assurer à cette postérité un pays habitable. Alors, enfin, le sang noble n'est pas un simple hasard de la nature, mais le résultat d'une sélection exercée par un esprit qui cherche à réaliser sa propre perfection.

Il ne s'agit donc pas d'opposer une question à une autre. Il ne s'agit pas de demander notamment: pourquoi devons-nous estimer et cultiver les formes et les biens de la vie, puisque ce n'est pas à ces formes et biens, mais au calme et à la méditation que nous devons nos acquisitions les plus élevées? La vie terrestre fournit à l'esprit le milieu et les armes qui lui permettent de lutter pour son droit, son existence et son avenir; si l'esprit est bon pour la lutte invisible, il doit l'être aussi pour le combat visible. La créature noble crée sa beauté, la créature saine son bonheur, la créature forte sa puissance. Et ces biens sont créés, non pour eux-mêmes, mais en tant que revêtement terrestre de l'existence spirituelle; non par la cupidité et la convoitise, mais d'une façon désintéressée et spontanée. Et si le porteur est le maître de son arme, l'arme réagit à son tour sur le porteur; le peuple qui a eu la force de devenir beau, trouve dans sa beauté une nouvelle source de noblesse intérieure. Certes, au pauvre et à l'humilié les portes du royaume de l'esprit sont doublement ouvertes; mais sa volonté de les chercher se trouve stimulée, lorsqu'un peuple noble lui prête un peu de sa force et de son ardeur. Être volontairement pauvre parmi les riches est évangéliquement beau; mais un mendiant au milieu d'un peuple de mendiants ne forme aucun contraste et ne fait preuve d'aucun mérite spécifiquement moral. L'individu forme un but final; en lui finit la série des créations visibles et commence la série de l'âme. Lorsque la force de l'âme est éveillée en lui, il n'a plus besoin de privilèges et avantages terrestres. La pauvreté, la maladie, la solitude doivent le servir et le bénir. Mais le peuple est sa propre mère qui survit à tous ses enfants dans l'existence terrestre, et il a besoin de beauté, de santé et de force pour sa mission d'éternel enfantement. Ici se résout la contradiction: pourquoi ne devons-nous rien désirer pour nous-mêmes, alors que nous devons songer au prochain qui, à son tour, ne doit rien désirer pour lui-même? Les plus proches et les plus éloignés sont à la fois nos mères et nos frères à tous; et notre vie individuelle est de peu de prix, lorsqu'il s'agit d'assurer l'accomplissement de leur mission, qui consiste à vivre et à enfanter. C'est pourquoi il n'est ni indigne ni matériellement contradictoire de souhaiter pour la communauté et de lui abandonner les biens et les forces qu'on dédaigne pour soi-même.

II.—La deuxième question préalable est celle-ci: par quelles raisons se justifient des projets visant à améliorer le sort de l'humanité? Quelle est la force de persuasion qui leur est inhérente et quelle est celle que nous devons exiger d'eux?

Nous avons dit que la science doit renoncer au droit de poser des fins. Mais pour toute pensée créatrice, ce qui est décisif, c'est la fin, et non le moyen; et la question est plus difficile que la réponse. Encore est-il plus facile de la trouver que de la chercher. C'est qu'ici la force de l'intellect ne nous est d'aucun secours: l'intellect peut en effet réunir une série de misères et d'injustices et dire: ceci ne devrait pas exister (bien qu'il soit incapable de faire une distinction entre l'épreuve et la misère, entre la nécessité bienfaisante et la nécessité malfaisante), mais il ne peut jamais dire: ceci est le bien suprême de l'humanité, le bien que nous devons conquérir. Car tout notre vouloir, dans la mesure où il n'est pas de nature animale, jaillit des sources de l'âme, et à tous ceux qui s'inclinent sans réserves devant la pensée intellectuelle, on ne devrait pas se lasser de répéter que c'est le vouloir qui forme la partie la plus élevée et la plus noble de la vie. Mais le vouloir se réduit à l'amour et à la préférence qui échappent à toute démonstration; il est la partie spirituelle de notre existence, et à côté de lui se tient, tel un caissier de théâtre à l'entrée de la scène du monde, l'intellect froid qui compte, mesure et soupèse.

Tout ce que nous créons naît d'une tendance profonde et inconsciente; à ce que nous aimons, nous aspirons avec une force divine; ce qui nous préoccupe, appartient au monde inconnu de l'avenir; ce à quoi nous croyons, vit dans le royaume de l'Infini. Rien de tout cela ne peut être démontré et, cependant, chaque acte de notre vie, digne de ce nom, s'accomplit au nom de cet Inexprimable. Que faisons-nous du matin au soir? Nous vivons pour ce que nous voulons. Et que voulons-nous? Ce que nous ne connaissons ni ne savons, mais en quoi nous avons une foi inébranlable.

Cette foi a une évidence plus forte que celle que lui prêterait la démonstration intellectuelle. Le premier chicaneur venu peut réfuter ce que Platon, le Christ et saint Paul ont avancé sans preuves, et cependant ce que Platon, le Christ et saint Paul ont dit ne mourra jamais, et chacune de leurs paroles a suscité une vie plus conforme à la vérité et plus de foi que n'importe quelle théorie physique, historique ou sociale. La géométrie euclidienne elle-même ne résisterait pas à l'épreuve, si nous voulions la soumettre à la démonstration au sens le plus rigoureux du mot. Mais puisqu'un profond sentiment de vérité ne cesse d'animer le monde, quel est donc le signe de la vérité vivante?

C'est la force avec laquelle elle fait appel à notre cœur. Chaque parole sincère possède une force de résonance, et chaque pensée qui est née, non dans le labyrinthe de l'entendement dialectique, mais dans le milieu chaud de la sensation, engendre vie et foi. C'est pourquoi toute démonstration, n'est que persuasion, mensonge fait de bonne foi. Lorsqu'un homme se croit appelé à révéler au monde une vérité, non parce qu'il la pense, mais parce qu'il la voit et la vit, parce que le monde qu'il sent s'agiter dans son esprit est pour lui plus réel que le monde qu'il voit avec ses yeux, alors il peut parler. S'il est un égaré, sa poussière servira du moins à aplanir le chemin de ceux qui viendront après lui, poussés par la vérité. Mais s'il lui est donné de prononcer ne fût-ce qu'un seul mot porteur de vie, ce mot, lancé dans le monde tel quel et même sans défense, fera une moisson d'âmes.

Ceci est vrai du but. Mais lorsque, ne se contentant pas d'avoir découvert et révélé le but, on veut encore indiquer le sentier terrestre qui y conduit, ce ne sera pas encore, sur ce plan plus profond de la pragmatique, à la persuasion et à la démonstration qu'on demandera la lumière susceptible d'éclairer la route à l'initiateur et à sa suite. Jamais un chef ou un précurseur n'a été capable de dérouler la chaîne ininterrompue des démonstrations, et l'eût-il fait, qu'on n'aurait pas manqué de lui jeter à la face le mot naïf de Thersite: «Cela ne va pas!» La seule chose qui continue à agir dans le monde après l'apaisement de la tempête des discours contradictoires, c'est l'appel à la conscience. Il parle bas et répète dans le silence de la nuit ce que le bruit du jour empêche d'entendre; il parle, non au nom d'un homme, mais au nom de ce qui vit. Et tout en indiquant le chemin droit et simple, il rend évident que ce dont il s'agit n'est pas un projet plus ou moins ingénieux, mais un appel du devoir qui, en la circonstance, se confond avec notre pouvoir. Un projet pragmatique peut nous convaincre, mais est incapable de nous séduire. La froide proposition de l'homme d'affaires et le cri de bataille du prophète se ressemblent cependant en ceci que dans l'une et dans l'autre on sent une irrésistible nécessité qui résonne dans l'esprit et dont les sons vont s'amplifiant. Ici encore toute démonstration est absente; mais l'intuition devient conviction intime, et ce qui n'a été entrevu que par les yeux de l'esprit devient concret. Une explication, à laquelle manque cette force enfantine, reste, malgré les notes, les preuves et les tableaux qui l'accompagnent, un jeu savant de l'esprit ou un amusement d'esthète.

C'est ainsi que le but nous est dicté par le cœur, tandis que le chemin qui y conduit nous est indiqué par la conscience.

Dans les deux cas, il s'agit d'un sévère avertissement, fait pour consoler l'écrivain, lorsqu'il se trouve impuissant devant la faiblesse du mot, et pour le rendre humble, lorsqu'il se trouve entraîné par ses idées favorites. Mais le lecteur doit se méfier des idées qui s'appuient sur des démonstrations et ne se laisser guider que par la voix intérieure qui lui parle avec sévérité, mais ne lui dit que la vérité.

III.—Et enfin, si notre vie, au sens le plus élevé du mot, échappe à l'emprise des conditions extérieures, si des institutions sont incapables de créer des manières de penser et de sentir, si toute existence extérieure n'est que la coquille, le moule de la vie intérieure, est-il digne et convenable de scruter l'avenir de l'image, du reflet, au lieu de suivre en toute confiance le chemin de l'esprit, avec la certitude qu'il est également accessible aux pas du corps?

L'existence corporelle est pour nous une image que nous devons comprendre, une lutte dont nous devons remporter le prix. Ce qui nous vient de l'esprit, devient réalité de la vie, et chacune de ces réalités est une marche de pierre destinée à faciliter notre ascension ultérieure. Tant qu'il reste maître de son métier et de son outil, l'artiste est capable d'extérioriser ses sensations les plus intimes et les plus profondes, sans leur faire subir la moindre corruption ou déformation; mais c'est le monde qui constitue et la matière et l'outil de celui qui pense; et la pensée n'acquiert toute sa force de vérité que lorsque le monde, confronté avec elle, se révèle organique et possible. Celui qui a essayé d'implanter dans le sol de la réalité des idées nées dans la libre région des convictions, celui qui connaît l'effort dur, jamais récompensé, qu'exige ce travail, perd tout respect pour les théorèmes symétriquement arrondis et les belles erreurs de pensée qui ont leur source dans la dépréciation des phénomènes sensibles. L'Évangile serait mort depuis longtemps, s'il avait été consigné sur du parchemin, sous la forme d'une loi abstraite; et si son annonciateur revenait parmi nous, il ne nous parlerait pas comme un pasteur érudit dans une langue archaïque, émaillée de métaphores syriennes: il nous parlerait plutôt de politique et de socialisme, d'industrie et d'économie, de recherche et de technique, et cela non en reporter considérant toutes ces choses comme parfaites et dignes d'admiration, mais le regard fixé sur la loi des étoiles à laquelle obéissent nos cœurs.

Après ces considérations, faisons au retour rapide à la question que nous avons déjà formulée plus haut: comment la tâche transcendante se transforme-t-elle en tâche pragmatique? La tâche transcendante se résume dans les mots: croissance de l'âme. En quoi consiste la tâche pragmatique?

Elle ne consiste certainement pas dans l'augmentation du bien-être. Supprimer la misère et la pauvreté qui dépriment est un devoir humain naturel et facile à remplir. Les dépenses d'une année de paix armée suffiraient à éteindre la dette de la société qui supporte aujourd'hui encore dans son sein la faim, avec toutes les souffrances qu'elle entraîne. Mais cette tâche est tellement simple, tellement mécanique et, malgré sa triste urgence, tellement triviale qu'elle est plutôt du ressort de la police que de celui de la morale. Tout ce qui s'y rattache est, au fond, indifférent. La terre est toujours assez généreuse pour offrir à la collectivité suffisamment de nourriture, de vêtements, d'outils et de loisirs, à la condition qu'on sache produire, consommer et jouir dans une juste mesure. Que la richesse soit une condition d'une forme de vie élevée, personne ne le conteste; une collectivité composée de millions d'hommes producteurs est infiniment plus riche que les célèbres petites cités de l'antiquité et du moyen âge; la construction d'une gare exige un travail centuple de celui qui a été dépensé à bâtir le Parthénon; et l'esprit qui aspire à une vie plus noble trouvera toujours, pour la réaliser, matériaux et outils.

Pas plus que le bien-être, l'égalité ne forme l'exigence extérieure de nos âmes. Il faut avoir le sentiment de la justice bien faussé, pour se faire le champion de l'égalité. Que nous savons peu de la vie la plus intime de nos prochains! Les mêmes mots servent à désigner souvent des choses diamétralement opposées; vous et moi, nous appelons rouge la couleur qui émane de certains objets, mais nous ne savons pas si ma sensation de rouge ne correspond pas à votre sensation de vert. Le courage est chez l'un l'effet d'une témérité irréfléchie, chez un autre la décision la plus terrible de la lutte de l'âme, menacée de deux dangers. La vertu est chez l'un l'effet d'une vie heureuse, soustraite à toute tentation, et elle est pour un autre un trésor perdu de bonne heure et qu'on aspire à retrouver. Le bonheur est pour celui-ci un courant divin émanant de toutes les révélations de la nature, et pour celui-là un édifice artificiel, jamais achevé, fait de milliers de désirs jamais satisfaits. La nature a caché tous ces contrastes derrière les fronts humains; et afin de les atténuer, elle offre à chacun de nous la possibilité de réaliser une infinie variété de modes d'existence, de création et de souffrance, ce qui permet à chaque tendance de trouver son équilibre, et à tout ce qui est unilatéral de trouver un milieu qui le complète. Quoi de plus injuste que de vouloir introduire dans ce plan une justice mécanique? De même que l'inégalité de deux hauteurs s'accentue à nos yeux, lorsqu'on les contemple d'une base égale, de même l'inégalité des créatures vivantes ne peut que prendre des proportions caricaturales à la suite d'une égalisation forcée des conditions de leurs vies respectives. Contentons-nous des mécanismes de la vie qui, tels que le droit pénal et policier, les règles de l'échange et du commerce, servent à assurer l'ordre radical et réalisent ainsi une partie tout au moins de l'égalité, laquelle, au fond, n'a pour but que de protéger les mauvais contre les bons; tout ce qui dépasse ce domaine, n'est qu'une aspiration irréfléchie d'un faux sentiment d'égalité qui a sa source dans la jalousie et ne tient pas compte des responsabilités.

Jamais l'égalité ne pourra satisfaire les exigences terrestres de notre vie intérieure. En serait-il autrement de la liberté?

Liberté! À côté du mot amour, c'est le vocable le plus divin de notre langue et, pourtant, malheur à celui qui, confiant et inspiré, le laisse retentir dans notre pays sans réserve ni restriction. Il verra se ruer sur lui tous les maîtres d'école et tous les policiers qui, armés de toutes les distinctions des philosophes et de tous les préjugés de l'État policier, lui prouveront que la suprême liberté réside dans le manque de liberté et que toute lutte pour la liberté ne peut que dégénérer en guerre civile.

Mais qui donc confondrait la liberté avec la licence? Celui cependant qui cherche à me persuader qu'en fin de compte ma volonté elle-même n'est pas libre, que l'autorité et le parti dont je suis membre réagissent sur moi en limitant ma liberté, que l'adversaire que je combats est pour moi un obstacle, que l'état d'équilibre humain comporte des restrictions, celui-là jongle avec les demi-vérités et égrène des épis vides.

Un arbre pousse en liberté. Cela ne veut pas dire qu'il puisse pousser à droite et à gauche ou grandir jusqu'à toucher le ciel. Il en est empêché par les limitations de sa nature. Cela ne veut pas dire non plus qu'une cellule de son tronc puisse émigrer dans la cime, ni qu'une feuille puisse se transformer en bourgeon, ni qu'une branche puisse s'accroître aux dépens de toutes les autres: tout cela est impossible, en vertu d'une loi organique intérieure. Cette loi règne en toute liberté, et au moyen de limitations. Elle ordonne au tronc de supporter et de nourrir, aux feuilles de respirer, aux racines d'aspirer les sucs nutritifs; elle ordonne que l'année solaire soit saluée par des germes et des bourgeons, bénie par des fruits et terminée dans le recueillement.

Mais voilà que l'arbre est entouré d'une clôture. Le développement des racines et des branches s'en trouve entravé, le vent et le soleil ne pénètrent plus jusqu'à lui, dont la croissance languissante obéit à une nouvelle loi; quelque vieux qu'il soit, il n'est plus lui-même, il n'est plus l'expression d'une nécessité organique intérieure; la limitation qu'il subit n'est plus une limitation consentie, mais lui est imposée par un sort extérieur, violent; la liberté a cédé la place à la contrainte.

Si la liberté est difficile à décrire et à définir, son contraire, la contrainte, est facile à reconnaître. Pour chaque organisme, qu'il s'agisse de l'homme, d'un peuple ou d'un État, la contrainte n'est autre chose qu'une entrave imposée par une loi extérieure ou intérieure, une entrave qui ne résulte pas de nécessités inhérentes à l'essence même de l'organisme ou à celle de l'organisme plus vaste dont il fait partie. C'est donc la nécessité qui fournit le critère aussi bien de la contrainte que de la liberté. Les avocats des subordinations, des soumissions soi-disant voulues de Dieu nous doivent, dans chaque cas donné, la preuve que la nécessité existe réellement et dans une mesure telle que la suppression de l'entrave entraînerait la déchéance ou la ruine de l'organisme. C'est faire preuve d'une insolente présomption que de prétendre que la soumission est une fin en soi. Cette présomption conduit tout droit à l'esclavage. Seule la nécessité organique peut être voulue de Dieu.

Lorsque la cause de la limitation et de la dépendance réside, non dans une nécessité vitale de l'organisme ou du corps plus vaste dont il fait partie, mais dans la volonté et la force d'un organisme étranger, on se trouve en présence d'un état d'esclavage.

Le servage et l'esclavage ne sont pas contraires au sens du christianisme. Ce sont des sorts qui entravent la vie extérieure, mais sans s'opposer au développement des forces de l'âme, sans fermer l'accès du royaume des cieux. La force d'âme d'Épictète a grandi dans l'esclavage; l'épanouissement du moyen âge chrétien a été l'œuvre des couvents. Mais notre question se pose autrement: nous ne cherchons pas à savoir comment tel ou tel individu surmonte un sort inflexible et immuable par la grâce de la liberté intérieure, mais nous voulons trouver la véritable forme de la vie, celle qui ouvre à l'humanité le chemin de l'âme. Or, ce chemin ne peut être suivi que par ceux qui jouissent de la possibilité du développement organique, par ceux qui sont capables de se déterminer d'une façon autonome et de porter la responsabilité de leurs actes. Ce chemin ne peut pas être celui de la contrainte, de la soumission prédestinée. Nous savons ceci: l'esclavage est aux antipodes de ce qui constitue l'exigence de l'âme.

Il n'y a rien dont notre époque soit aussi fière que de l'abolition de l'esclavage. Personne n'est plus serf; le titre de sujet lui-même ne figure plus que dans les actes officiels; l'homme lui-même se nomme citoyen, jouit d'innombrables droits personnels et politiques, n'obéit qu'aux autorités de l'État, forme des syndicats, élit et administre. Il n'est au service de personne, mais il conclut des contrats de travail; il n'est ni serf, ni compagnon, mais il fait partie de ce qu'on nomme le personnel, il accepte du travail, il est employé. Il ne reconnaît pas de maître, mais il travaille pour un employeur, qui n'a le droit ni de l'injurier ni de le punir. Il peut donner congé, s'en aller où il veut; il peut se mettre en grève, se promener les bras croisés: il est, comme il le dit lui-même, libre.

Mais chose bizarre! S'il ne fait pas partie de la classe de ceux qu'on appelle instruits et possédants, il se retrouve, au bout de quelques jours, dans les locaux d'un autre employeur, se livrant au même travail de huit heures par jour, sous la même surveillance, avec le même salaire et les mêmes jouissances, avec la même liberté et les mêmes droits. Personne n'exerce de contrainte sur lui, personne ne lui oppose d'obstacles, et pourtant il vieillit avant l'âge et mène une vie sans loisirs et sans recueillement. Le monde mécanisé lui apparaît comme une énigme compliquée dont le journal de son parti n'éclaire pour lui qu'un seul côté; le monde supérieur lui apparaît à travers l'extrait d'un sermon ou d'une description populaire; l'homme lui apparaît comme un ennemi, lorsqu'il appartient à un cercle étranger au sien; comme un camarade taciturne, lorsqu'il fait partie du même cercle que lui; l'employeur est un exploiteur, l'atelier un bagne.

Les droits civiques subsistent, avant tout le droit électoral sous ses deux formes. Mais, chose bizarre encore: dans ses rapports avec les autorités, l'homme reste toujours un objet. Les sujets, ce sont les chefs militaires qui le tutoient, les juges qui le condamnent ou l'acquittent, la police et les fonctionnaires qui le malmènent et le maltraitent, l'interrogent et lui intiment des ordres. Il peut se syndiquer et s'organiser, se réunir et faire des démonstrations; il reste toujours celui qui est gouverné et qui obéit, alors que les sièges dorés sont réservés à ceux qui habitent dans de belles avenues plantées d'arbres, se promènent en voiture et se saluent. Ce sont ces derniers qui sont revêtus des responsabilités, des dignités et de la puissance.

Mais la vie bourgeoise est libre. Ici règne la concurrence; l'homme fort et rusé peut risquer et gagner, sous la réserve de quelques lois et règles insignifiantes; cette arène est ouverte à tous. Mais, encore une fois, tous ne réussissent pas à y pénétrer. Le cercle est jalousement fermé, il a pour consigne l'argent. On ne donne qu'à celui qui a déjà quelque chose; ce qu'on possède peut être augmenté et multiplié, mais il faut, avant tout, posséder. On possède ce qui avait appartenu aux aïeux, ce que ceux-ci ont laissé et transmis sous la forme soit de l'éducation, soit d'un capital. Il se peut que dans les pays riches, encore peu exploités, un pfennig d'épargne devienne le point de départ d'une fortune; mais plus un pays est vieux et improductif, et plus il faut payer cher son entrée dans la classe de ceux qui possèdent.

C'est ainsi que de tous côtés s'élèvent des murailles de verre, transparentes et infranchissables, au-delà desquelles se trouvent liberté, indépendance, bien-être et puissance. Les clefs qui ouvrent l'accès dans le pays défendu, s'appellent instruction et fortune, l'une et l'autre étant des biens héréditaires.

Aussi bien l'exclu se voit-il privé du dernier espoir: celui de voir ses enfants jouir un jour de ce qui lui est refusé à lui-même. Il quitte ce monde, pleinement conscient du fait que son travail n'a été utile ni à lui, ni à ses enfants, mais à d'autres et aux descendants de ces autres, dont le sort était également héréditaire, prédestiné et inévitable.

Que signifie tout cela? Cela ne ressemble évidemment pas à l'ancien esclavage qui était personnel et qui, réunissant (ce qui, il est vrai, n'était pas tout à fait naturel) les destinées de deux hommes ou de deux familles sous le même toit, sauvegardait la dernière communauté humaine où chacun s'intéressait encore au sort de ceux avec lesquels il était appelé à vivre. L'état de choses dont nous parlons constitue, sous les apparences de la liberté et de l'indépendance, une subordination anonyme, non d'homme à homme, mais de peuple à peuple; subordination où les rôles peuvent être intervertis à tout instant, mais qui n'en est pas moins l'expression de la loi infrangible de la domination unilatérale. Cette servitude héréditaire existe dans tous les pays de vieille civilisation; ceux qui la subissent ont les mêmes origines, parlent la même langue, professent la même foi que ceux qui en bénéficient. Ils forment ce qu'ils nomment eux-mêmes le prolétariat.

Qu'une moitié de l'humanité maintienne dans un état de servitude éternelle l'autre qui, cependant, présente la même conformation physique et possède les mêmes aptitudes intellectuelles qu'elle, voilà ce qui est incompatible avec la liberté de l'âme et la possibilité de son ascension. Qu'on ne vienne pas nous dire qu'aucune de ces moitiés n'agit pour son propre profit, mais que l'une et l'autre travaillent pour le bien de la communauté. Il reste toujours que la moitié supérieure agit en pleine indépendance et directement, tandis que l'inférieure, sans avoir devant elle un but visible, agit indirectement et sous la contrainte de la supérieure. On ne voit jamais un membre de la couche supérieure descendre volontairement dans les rangs de la couche inférieure; quant à l'ascension des membres de cette dernière, elle se heurte, faute d'instruction et de fortune, à des obstacles tellement formidables que rares sont parmi les hommes libres, ceux qui puissent citer un de leurs congénères comme ayant appartenu soit lui-même, soit par ses ascendants, aux classes inférieures.

L'inertie et l'intérêt sont de grandes forces, lorsqu'elles s'appliquent à la défense de ce qui existe. L'abolition de l'esclavage en Amérique, du servage en Russie a suscité une vive sympathie, surtout chez ceux qui n'ont pas été lésés par ces mesures; les propriétaires de bétail domestique humain alléguaient, pour la défense de leurs institutions, les mêmes raisons que celles dont font usage aujourd'hui des ecclésiastiques, des hommes d'État et des capitalistes pour défendre la nécessité de la non-liberté: dépendance voulue de Dieu, service à n'importe quel poste, humilité, modération; mais il reste bien entendu que tous ces arguments ne sont valables que pour les autres.

Ceux qui jouissent de tous les droits et de la possession de biens matériels défendent leurs convictions égoïstes avec la plus entière bonne foi, car ce qui existe leur paraît d'une légitimité tellement absolue, fondé sur des bases tellement solides, tellement immuable et irremplaçable qu'à leur avis rien ne pourrait être transformé ou modifié sans qu'il en résultât un effondrement général. Ce jugement étroit, dicté en grande partie par un endurcissement involontaire, rien n'a tant contribué à le provoquer et à l'affermir que la lutte et le plan de lutte du mouvement socialiste.

Ce mouvement se ressent du vice originel de son promoteur qui n'était pas un prophète, mais un savant, qui mettait sa confiance, non dans le cœur humain, qui est la vraie source de tout ce qui se fait de grand dans le monde, mais dans la science. Cet homme puissant et malheureux a poussé l'erreur jusqu'à attribuer à la science le pouvoir de déterminer des valeurs et de poser des fins; il méprisait ces forces que sont la conception transcendante du monde, l'enthousiasme et la justice éternelle.

C'est pourquoi le socialisme n'a jamais pu acquérir la force de bâtir; alors même que, sans le vouloir et sans le savoir, il suscitait chez ses adversaires cette force de construction, il ne comprenait pas les plans qui étaient proposés et les rejetait. Il n'a jamais été capable d'indiquer un but clair; ses discours passionnés n'étaient qu'accusations et réquisitoires, son activité se bornait à l'agitation et à des procédés policiers. À la place de la conception générale du monde, il a dressé la question des biens, et même le triste «mien et tien» du problème du capital devait, d'après lui, être résolu d'après les simples procédés pratiques de la science économique et politique. On voyait de temps à autre un penseur insatisfait tenter des incursions dans le domaine de la morale, de ce qui est purement humain, de l'Absolu: toutes ces forces n'étaient jamais considérées comme les centres solaires du mouvement; c'étaient des foyers lumineux pâles et excentriques, auxquels on accordait un intérêt esthétique. Au centre de l'arène se dressait le matérialisme sans Dieu, le matérialisme dont la force consistait, non dans l'amour, mais dans la discipline, et qui prêchait l'utile à la place de l'idéal.

D'une négation peut naître un parti, mais non un mouvement universel qui, lui, est précédé de visions et de paroles prophétiques, et non d'un programme. La parole prophétique est toujours un mot unique, idéal: Dieu, foi, patrie, liberté, humanité, âme; la propriété et la répartition de la propriété sont pour le prophète choses secondaires, illusoires; et même la vie et la mort, le bonheur humain, la misère, la maladie et la guerre ne sont à ses yeux ni fins dernières, ni dangers suprêmes.

Jamais le socialisme n'a suscité d'enthousiasme dans les cœurs des hommes; jamais une grande et heureuse action n'a été accomplie en son nom. Il a éveillé des intérêts et inspiré la peur, mais intérêts et peur peuvent jouer un rôle dans la vie d'un jour, non dans celle d'une époque. Enfermé dans le fanatisme d'un scientisme aride, dans le terrible fanatisme de la raison, il s'est cristallisé en un parti, dans la conviction inconcevablement erronée qu'il suffisait de mettre en œuvre une seule force pour obtenir un résultat définitif. Le marteau-pilon condense un bloc de fer, sans le détruire; celui qui veut transformer le monde, doit le saisir du dedans, au lieu d'exercer sur lui une pression du dehors. Les hommes sont accessibles au mot qui trouve un écho, aussi timide soit-il, dans tous les cœurs et leur fournit un soutien; l'agitation aveugle d'un parti dominé par des intérêts assourdit et fait boucher les oreilles.

Si l'on considère, dans ses traits les plus saillants, l'action socialiste, telle qu'elle s'est déroulée au cours de trois générations, on trouve qu'abstraction faite de ses manifestations pratiques et organisatrices, cette organisation a eu pour principal effet d'accentuer dans une mesure extraordinaire l'esprit de réaction, de détruire l'idée libérale et de déprécier le sentiment de la liberté. Le jour où le socialisme a fait de l'affranchissement des peuples une question d'argent et de biens et où il a réussi à attirer les masses sous cette bannière, l'idée qui était à sa base se trouva brisée; l'aspiration à l'indépendance est devenue convoitise. Plus d'un homme cultivé s'est détourné de ce mouvement; la bourgeoisie s'est mise à trembler; la réaction possédante a vu ses forces doubler, grâce à l'afflux de nouvelles recrues et à des mesures de précaution opportunes, et elle riait dans son for intérieur de ces pauvres diables de prolétaires qui, tout en lui voulant du mal, lui faisaient tant de bien, qui, tout en acclamant la république et le communisme, consolidaient le trône et l'autel. Intérieurement association d'intérêts, extérieurement hiérarchie de fonctionnaires, le socialisme, qui devait devenir un mouvement mondial, déchut au rang d'un simple parti, devint la proie de la manie du nombre, de la populaire formule unitaire; contrairement à tout ce qui s'était vu aux époques fortes, il perdait en efficacité, à mesure que le nombre de ses adeptes et adhérents augmentait.

Nous devons nous arracher à cette inertie de la conscience qu'a laissée au cœur de l'Europe la résistance aux tristes paradis utilitaires, aux idéaux de tréteaux et de foire, aux phrases à effet lancées sans conviction et aux invectives menaçantes. Si nous réussissons à nous rendre compte de toute l'indignité que nous vaut la servitude de millions d'hommes faits, comme nous, à l'image de Dieu, ayant tous les droits à notre amour, nous n'éprouverons aucune répugnance à faire une partie du chemin côte à côte avec le socialisme, tout en désavouant ses fins. Si nous aspirons, dans le monde intérieur, au développement de l'âme, nous aspirons, dans le monde visible, à la disparition de l'esclavage héréditaire. Si nous voulons l'affranchissement de ceux qui ne sont pas libres, cela ne veut pas dire que nous considérions une certaine répartition des biens comme une chose essentielle en soi, une certaine hiérarchie des droits de jouissance comme une chose désirable, une certaine formule utilitaire comme décisive. Il ne s'agit ni de faire disparaître les inégalités des destinées et exigences humaines, ni de rendre tous les hommes indépendants ou aisés ou heureux, ni d'accorder à tous les hommes les mêmes droits: il s'agit de mettre à la place d'une institution aveugle et invincible l'autonomie et la responsabilité personnelles, d'ouvrir aux hommes le chemin de la liberté, au lieu de leur imposer une liberté toute faite. Peu importent les sacrifices humains et moraux qu'exige cette réforme, car le but que nous poursuivons consiste, non à obtenir une utilité ou un avantage quelconques, mais à ranger le monde sous la loi divine. Et alors même que le règne de cette loi devrait diminuer la somme du bonheur terrestre, sa valeur resterait intacte; et s'il devait ralentir la marche de la civilisation et les progrès de la culture, ce serait là un effet tout à fait secondaire. Nous examinerons sans passion la question de savoir si la loi divine dont nous parlons comporte tous ces inconvénients; et si nous trouvons qu'il n'en est pas ainsi, nous ne tirerons de ce résultat négatif aucun encouragement supplémentaire à poursuivre notre chemin. C'est que, pour le poursuivre, nous n'avons besoin d'aucune justification, d'aucune promesse; notre tâche nous est dictée par des raisons extérieures tirées de la dignité et de la justice de notre existence, ainsi que de l'amour des hommes, et par une raison intérieure qui n'est autre que la loi de l'âme.

Puisque nous allons, dans les pages qui suivent, nous occuper pendant quelque temps des choses du jour, sans toutefois observer cette manière prudente, fondée sur la démonstration et la persuasion et si chère à l'homme politique qui la qualifie de concrète, nous croyons devoir attirer l'attention sur la distinction suivante: il y a des ouvrages qui s'évertuent à fournir des arguments à une conviction répandue et à la rendre irréfutable, jusqu'au jour où une nouvelle conviction vient la supplanter; et il y a des ouvrages qui tirent de prémisses données les conséquences les plus utiles. Malgré toute la certitude mathématique de leur méthode, il manque généralement à ces deux catégories d'ouvrages la certitude du but qui, elle, n'est jamais mathématique, mais est toujours intuitive. C'est pourquoi, loin de prétendre à une certitude quelconque, nous chercherons seulement à formuler, dans les pages qui suivent, des sentiments et appréciations éclairés par la pensée. C'est que cet ouvrage ne se propose pas d'instituer des discussions pratiques, mais seulement de poser des fins. Si ces fins correspondent dans une mesure quelconque, si minime soit-elle, aux exigences de l'esprit objectif, l'appréciation des réalités se trouvera soumise de ce fait même, et sans que nous ayons à intervenir, au critère de la pensée.

Or, la fin à laquelle nous aspirons s'appelle liberté humaine.


LE CHEMIN

I

LE CHEMIN DE L'ÉCONOMIE

Pendant un siècle, notre pensée s'était servie de la méthode historique; aujourd'hui, cette méthode est en voie de dégénérescence et devient nuisible, surtout dans ses applications aux institutions.

Les productions de la nature se transforment, tout en maintenant leur sens et leur but ou en ne leur faisant subir que des modifications lentes; les institutions, au contraire, tout en conservant leur nom et leurs attributs essentiels, changent de contenu, voire de raison d'être: une créature nouvelle s'installe dans la vieille coquille.

On peut, par abréviation, appeler ce phénomène substitution de la raison d'être.

Cette substitution tient à ce que le nombre de formes que peut revêtir une institution est limité, que par paresse et par économie l'esprit se sert volontiers de formules déjà existantes et que la continuité du progrès dans le temps ne permet de reconnaître que difficilement le moment où s'imposent le choix d'une nouvelle notion, ou d'un nouveau nom, l'élimination d'organismes morts et l'introduction de nouvelles manières de voir.

La méthode historique n'en reste pas moins dans tous les cas attrayante et stimulante, parce qu'elle permet d'expliquer certaines qualifications, de démontrer l'évolution de genres littéraires, de mettre en lumière des mouvements et changements fonctionnels; mais elle aboutit à des erreurs dangereuses, lorsqu'elle entreprend d'expliquer l'organisme actuel, vivant et agissant, et de tracer d'avance son développement ultérieur. Il peut être intéressant de savoir qu'il existe une relation entre le pontificat et la construction de ponts, mais il serait dangereux de tirer de l'art de l'ingénieur des conclusions relatives aux institutions ecclésiastiques; il est très instructif de savoir que la comédie de salon française se rattache par un développement ininterrompu aux Dionysies attiques, mais on ne saurait recommander à un entrepreneur de spectacles de se laisser guider dans le choix de ses pièces par des considérations archéologiques.

On raille la conception contractuelle de l'État, qui avait été formulée par les Français du xviiie siècle, et on lui oppose des déductions tirées de la préhistoire; et, cependant, la nature d'un organisme qui repose sur un équilibre de forces comporte plus de rapports contractuels que de fonctions totémiques ou patriarcales, et les transformations que subit un pareil organisme s'effectuent sous des formes qui se rapprochent beaucoup de celles qu'affectent les modifications de rapports contractuels. Nulle part la substitution de la raison d'être n'est aussi manifeste que dans la nature de l'État; d'où la vanité des efforts tendant à trouver une définition historiquement compréhensive de cet organisme. Sous une apparente immutabilité et sans changer de nom, celui-ci se renouvelle à chaque génération et ne peut être envisagé au point de vue de la continuité que sous sa forme métaphysique, en tant que manifestation volontaire de l'esprit collectif: conception qui reste en dehors du temps et sans aucune influence possible sur un développement ultérieur.

De la fausse application du point de vue historique découle la fausse appréciation du «fait historique», comme étant valeur absolue, et de la tradition, comme étant une force positive. La valeur du fait historique consiste dans son caractère historiquement passager et provisoire; né à titre de nouveauté révolutionnaire, il disparaît, dès qu'il devient désuet et qu'il se trouve dépassé par d'autres faits; il ne réussit à se maintenir qu'aussi longtemps et que dans la mesure où il est capable de rendre service et où il s'accorde avec les autres faits. La valeur de la tradition réside en ce qu'elle ralentit le mouvement qui, grâce à elle, gagne ainsi en stabilité; le nom moins emphatique de moment d'inertie définit très bien cette force purement négative qui, malgré sa grande importance pratique, ne peut jamais avoir la valeur d'une objection théorique. Elle avait possédé jadis cette valeur à l'égard de convictions religieuses et philosophiques, et elle y prétend encore aujourd'hui à l'égard de conceptions sociales et politiques. Mais tout en lui refusant cette valeur théorique, nous devons reconnaître qu'elle possède en plus de sa valeur pratique, en tant que facteur de ralentissement, une valeur esthétique, qui s'exprime en formules, costumes, cérémonies et fêtes et communique couleur, allure et caractère à la vie de tous les jours qui se souvient volontiers, et avec un orgueil justifié, de ses origines plus nobles. Mais pour les nations pleines de vitalité, la tradition doit rester ce qu'elle est: un simple spectacle, et non l'essence même de leur vie. C'est pour nous une solennité charmante que de voir le roi de Prusse se présenter sous l'aspect de l'électeur de Brandebourg; mais il serait dangereux de conclure, sous l'impression de cette cérémonie, que la province actuelle de Brandebourg a le droit de prétendre à des privilèges politiques au préjudice de la Silésie ou des pays rhénans.

Ces remarques préliminaires étaient nécessaires pour faire comprendre notre méthode de travail et expliquer ce que nous entendons par «substitution de la raison d'être».

L'existence de l'ancien féodalisme était justifiée pratiquement par l'habitude de porter les armes, par la supériorité humaine, par l'organisation et le droit d'occupation des conquérants du pays; elle était justifiée téléogiquement par l'aptitude à l'administration et à la protection, qui reposait sur des propriétés héréditaires. Cette hérédité, à son tour, était créée par l'éducation, dont le but principal consistait à apprendre le maniement des armes et à entretenir l'esprit guerrier, par la culture de propriétés corporelles et mentales adaptées à cet esprit, par la consécration religieuse de ces propriétés, par l'élimination de tout mélange de sang, par le maintien des classes inférieures dans un état de sujétion et de tranquillité forcées.

L'augmentation de la population, l'intensité croissante de l'économie ont empêché la couche sociale supérieure de s'étendre dans les mêmes proportions que la couche inférieure. Les fils cadets ne pouvant être suffisamment dotés entraient dans les rangs de l'Église ou émigraient, des propriétés se morcelèrent, d'autres fusionnèrent ensemble, des domaines ecclésiastiques et territoriaux se formèrent, la bourgeoisie des villes fit son apparition, et la couche supérieure, immobile au milieu de toutes ces transformations, ne fut plus bientôt en état de recouvrir la couche inférieure. Au dernier moment, lorsque la charge de porter les armes fut également étendue à celle-ci, l'organisation féodale avait perdu son dernier droit à l'existence.

Une nouvelle classe sociale était venue s'insérer dans le corps de la nation; ce fut la classe, elle aussi héréditaire, de ceux qui possèdent.

Les propriétés nobiliaires et ecclésiastiques, les colonies, les monopoles, l'exploitation de mines et l'usure furent autant de sources d'accumulation de capitaux; la mécanisation des métiers, de la technique, des moyens de transports, de la pensée et de la recherche avait transformé la vie, et le mouvement général du monde s'était orienté dans la direction de la fructification du capital. La puissance héréditaire du capital fut une conséquence de l'hérédité de l'état social, du sol et des biens mobiliers; comme sa légitimité n'était pas mise en doute, personne n'éprouvait le besoin de lui fournir des raisons théoriques.

On aurait pu, à la rigueur, lui trouver au début une certaine justification interne: le capital se présentait principalement sous la forme de l'entreprise. Or l'entreprise survit aux générations et exige une série ininterrompue de guides et directeurs compétents, série qui ne pouvait être assurée que par l'hérédité et qui était un phénomène courant dans l'économie rurale. Pour former ces guides et directeurs, l'instruction et l'éducation dispensées par la communauté étaient particulièrement insuffisantes; la maison du propriétaire était un centre où l'on pouvait recevoir une éducation intellectuelle de beaucoup supérieure à celle de la communauté et reposant sur une base expérimentale infiniment plus large. Il y avait là une garantie pour la centralisation des moyens qui ne pouvaient être efficaces qu'à la faveur de leur accumulation entre les mêmes mains.

Trois circonstances auraient pu porter atteinte au caractère héréditaire de la puissance capitaliste: l'école populaire, par le nivellement de l'instruction; la création de l'association de capitaux qui devait rendre l'entreprise impersonnelle et l'affranchir de la nécessité d'une direction héréditaire; l'émancipation politico-militaire, par la diffusion de l'aptitude à administrer et par l'élargissement de l'horizon intellectuel.

Si ces trois circonstances n'ont pas produit l'effet qu'on aurait pu en attendre, cela tient à l'accroissement incroyablement rapide de la puissance du capital, qui, grâce à son alliance avec les puissances territoriales et féodales encore existantes, à la multiplication des relations et des intérêts, à l'éducation et au genre de vie, grâce à l'influence exercée par la presse et grâce aussi au fait qu'elle était devenue politiquement indispensable, s'était cristallisée en une classe bien délimitée qui défendait collectivement son droit contre les attaques qu'elle croyait dictées, non par la raison, mais par des intérêts opposés.

La formation de cette nouvelle couche a eu pour effet, non la destruction et la disparition des couches anciennes, mais, au contraire, leur consolidation. Voici en effet ce qui s'était passé: la nouvelle couche de possédants qui venait, non du dehors, mais d'en bas, était incapable de se créer une vie personnelle; elle fut obligée d'emprunter la forme de sa nouvelle vie à ses prédécesseurs, dont elle devint ainsi la débitrice et la subordonnée. En outre, les dynasties continuaient à réserver toutes leurs sympathies à la couche féodale qui leur était familière depuis plus longtemps, possédait une expérience administrative et militaire, restait attachée au sol et immuable, s'en remettait volontiers à la couronne quant aux conditions de sa vie matérielle et semblait ainsi offrir un appui plus sûr aux exigences monarchiques immédiates. En troisième lieu, enfin, chacune des couches dominantes avait ses convenances: la noblesse riche possédait un double avantage qu'elle faisait intentionnellement valoir au profit de sa caste, plutôt qu'au profit de sa classe.

C'est ainsi que la société européenne représente comme une image brisée résultant de la double réfraction de deux axes. La couche féodale, toujours essentielle, s'affirme à la faveur de la couche capitaliste, plus apparente, les deux restent héréditaires et s'accordent en ce qu'elles provoquent, par réaction, un état de souffrance qui, du côté capitaliste, devient le sort inéluctable des masses.

Si nous avons reconnu, par une sévère anticipation, que ce sort est incompatible avec les exigences de la vie spirituelle, il devient pour nous évident que l'organisation future, malgré sa possible différenciation et hiérarchisation, ne pourra plus être fondée sur la perpétuité héréditaire.

Quelle que soit sa loi fondamentale et directrice, elle ne pourra plus reposer sur la contrainte et la violence; elle aura pour base morale l'accord entre la volonté collective et la volonté individuelle et devra laisser une place assez large à la détermination autonome, à la responsabilité et au développement spirituel.

C'est ainsi que la renaissance que nous rêvons ne nous apparaît plus seulement sous l'aspect de l'affranchissement d'une seule classe sociale déterminée; nous concevons plutôt cette renaissance comme une moralisation de l'organisation sociale et économique, sous la loi de la responsabilité personnelle.

Nous trouvons le chemin du développement, en nous laissant guider par la négation de l'injustice: la division des classes reposant sur l'exagération des oppositions économiques, la puissance du succès accidentel ou immoral, la monopolisation de l'instruction par une classe donnée créent les puissances d'oppression auxquelles l'hérédité assure une durée indéfinie. Notre chemin est le chemin juste, s'il conduit à la suppression des forces hostiles, tout en assurant le maintien de l'organisation humaine, des biens de la civilisation et de la liberté spirituelle.

La forme la plus naïve de l'action curative consiste à chercher un soulagement immédiat. L'arbre a un besoin immédiat de lumière, d'espace, d'air, d'eau et de terre; il prend ce qu'il lui faut, le voisin en dépérit, le terrain devient stérile, la forêt lutte tant qu'elle peut contre la mousse et les broussailles et finit par mourir, en entraînant dans sa mort le plus heureux des arbres.

Le forestier et l'éducateur, le médecin et l'homme d'État ont depuis longtemps abandonné la méthode de la satisfaction immédiate. Le médecin ne cherche plus à guérir les membres gelés par des enveloppements chauds, et l'homme d'État ne cherche pas à remédier à la soif de l'alcoolique en multipliant les brasseries. L'un et l'autre tiennent compte de l'ensemble des conditions vitales de l'organisme à protéger et s'attaquent, non au symptôme, mais au noyau même de la maladie. L'un et l'autre font le bilan des forces vitales qu'ils répartissent, d'après un plan déterminé, entre tous les organes, par un dosage rigoureux.

Le socialisme, cette doctrine qui met toujours en avant son caractère scientifique et qui, pour rester populaire, est constamment obligée de renier ce caractère, le socialisme, disons-nous n'a jamais su s'élever au-dessus de la méthode de soulagement immédiat. Il a fait sien ce raisonnement populaire: Quel est le but? Une augmentation des salaires. Qu'est-ce qui abaisse le niveau des salaires? La rente du capital. Comment augmenter les salaires? En supprimant la rente. Comment supprimer celle-ci?

À cette dernière question, il serait logique de répondre: en partageant le capital. Mais il est plus scientifique de dire: en faisant du capital la propriété de l'État.

Ces deux réponses sont également fausses. L'une et l'autre méconnaissent la loi du capital dans sa principale et décisive fonction actuelle, qui est celle d'un organisme canalisant le courant mondial du travail vers les points où le besoin s'en fait sentir le plus.

Rappelons-nous ici notre proposition relative à la substitution de la raison d'être; elle montre qu'il importe moins de connaître les causes et les besoins qui ont engendré un organisme déterminé que les nécessités auxquelles il répond dans la réalité et dans le présent.

Supposons la révolution sociale accomplie. À Chicago réside le président mondial qui trône cette année sur toutes les républiques faisant partie de la confédération universelle et dirige à l'aide de ses organes toutes les affaires internationales. C'est lui, qui, en dernière analyse, dispose du capital du globe.

Aujourd'hui son département des entreprises se trouve en présence de sept cent mille propositions absurdes et de trois sérieuses: un chemin de fer à travers le Thibet, une exploitation pétrolifère dans la Terre de Feu et un système d'irrigation dans l'Afrique Orientale. Au point de vue politique et technique, les trois projets sont également irréprochables, au point de vue économique, ils paraissent également désirables; mais vu les moyens dont on dispose, un seul d'entre eux peut être exécuté. Lequel sera-ce?

Se conformant à un vieil usage de l'époque capitaliste, on consulte les tables de rendement, dont l'exactitude est reconnue comme irréprochable, et on trouve que l'entreprise du Thibet rapporterait 5%, celle de la Terre de Feu 7%, et celle de l'Afrique Orientale 14%.

Et l'on a si bien conservé les habitudes de l'ancienne époque capitaliste que le président autorise le département à se décider pour l'exécution des travaux d'irrigation de l'Afrique Orientale.

Ceci fait, il ne resterait plus, semble-t-il, qu'à envoyer au pilon les calculs de rendement, à expédier dans l'Afrique Orientale des moyens de travail d'une valeur d'un milliard et à s'abstenir de tout nouveau calcul. Le calcul du rendement conserverait ainsi le caractère d'un ancien exercice scolaire et n'aurait servi qu'à la détermination du degré de besoin, sans aucune conséquence matérielle. Malheureusement, voilà que six États élèvent des objections contre le projet adopté. Ils déclarent: la préférence accordée aux habitants de l'Afrique Orientale présente pour ceux-ci de grands avantages, étant donné qu'ils seront les seuls à profiter de l'augmentation de l'immigration, de l'amélioration des conditions de la vie matérielle, du climat, etc. Le Portugal attend depuis longtemps telle chose, le Japon telle autre, et voilà que la caisse mondiale que tous ont contribué à remplir va se vider au profit d'un seul. Il est impossible au président de décider qu'à l'avenir chaque territoire aura à pourvoir «lui-même à ses besoins», car pendant cinquante années beaucoup de travaux importants n'ont pu être exécutés, faute de moyens universels. Il ne lui reste donc qu'à proclamer que le projet sera exécuté, mais que l'économie est-africaine aura à verser à la caisse mondiale une plus-value déterminée. C'est la résurrection de la rente.

Dans une ville industrielle allemande il s'agit de démolir une usine d'État. C'est un bâtiment vieux et inutilisable. Il se présente un habile entrepreneur qui s'engage à le remettre en état en vue d'une nouvelle destination; il ne peut garantir aucun rendement, mais assume volontiers les risques de la transformation. La préfecture provinciale décline l'expérience. L'administration locale ne veut pas y renoncer; en outre, l'entrepreneur offre, à titre de cautionnement, cent montres en argent, mises à sa disposition par des amis, et cinq pianos. On apprend que de nombreux administrateurs locaux en ont fait autant, et l'entrepreneur est finalement autorisé à commencer les travaux. L'usine est affermée, et c'est, encore une fois, la résurrection de la rente.

Sauf dans les cas de fondations désintéressées, l'emploi du capital ne sera jamais assuré autrement que sous la condition d'une rente aussi élevée que possible. Pour couvrir les risques pouvant résulter d'une fausse estimation et de la canalisation du capital vers un seul but déterminé, il n'y aura jamais d'autre moyen que celui qui consiste à élever la rente réellement, et non seulement sur le papier.

Si tout le capital de l'Univers devenait aujourd'hui propriété d'État, il serait demain réparti entre d'innombrables propriétaires. La nécessité de la rente découle de la nécessité de choisir l'investissement. Elle est l'expression des besoins d'investissement les plus urgents et les plus avantageux.

La nécessité de la rente découle encore d'une autre considération, plus indépendante et plus large.

Quand on embrasse d'un coup d'œil l'ensemble d'une industrie nationale, de l'industrie allemande, par exemple, afin de se rendre compte du mouvement des capitaux, on se trouve en présence d'un fait surprenant: malgré sa grande prospérité et son grand rendement, cette puissante organisation, dans son ensemble, absorbe des moyens, au lieu d'en restituer; l'augmentation de capital et l'accroissement de dettes dépassent la rente payée. L'industrie ne travaille qu'à accroître son propre corps; mais les autres branches de l'économie doivent fournir leurs épargnes pour la soutenir.

Ce fait, surprenant à première vue, est cependant facile à expliquer: que deviennent en effet les épargnes du monde? Dans la mesure où elles ne créent pas des institutions culturelles, elles servent à fonder des organismes de production. Des réserves de fer et des trésors d'or sont réunis en quantités modérées par les États; le reste disparaît en placements productifs, et avec lui augmente le nombre de valeurs en papier, de billets de circulation imprimés. Cette augmentation des placements productifs doit se prolonger, tant que les populations augmentent et tant que chaque individu possède moins de produits susceptibles d'être achetés qu'il n'en désire.

Les placements mondiaux augmentent en conséquence. Ils augmentent tous les ans exactement de la somme qui est épargnée sur les salaires et les revenus, après qu'ont été satisfaits les besoins de consommation de vie civilisée, les besoins de dépense. L'épargne réalisée sur les salaires est relativement minime; il est douteux qu'elle augmente proportionnellement à l'élévation des salaires, tant que le besoin de consommation moyen n'est pas satisfait. Les placements annuels qui ont lieu dans le monde entier sont donc représentés principalement par la rente du capital, déduction faite des dépenses que nécessitent les besoins de consommation du capitaliste. Cette consommation dépend d'une série de facteurs qui n'ont rien à voir avec le niveau de la rente totale: elle dépend de la répartition des tranches de revenus, des exigences moyennes impliquées par le genre de vie, de valeurs morales. Si tout le capital du monde était concentré entre les mains d'un seul individu, la consommation se trouvant ainsi réduite au minimum, la rente et, avec elle, le taux d'intérêt moyen dans le monde entier ne pourraient pas, sans danger de ruine pour l'économie, donc réellement, être inférieurs aux dépenses dont l'économie mondiale a besoin pour compléter et agrandir ses installations.

C'est ainsi que, dans son essence et en ce qui concerne son niveau, la rente est déterminée par les placements dont l'économie mondiale a besoin; elle est le fonds de réserve obligatoire, servant au maintien de l'économie mondiale; elle est un impôt que prélève la production, partout où des biens sont produits et un impôt qui vient avant tous les autres; elle serait indispensable, alors même que tous les moyens de production seraient concentrés entre les mains d'un seul, ce seul fût-il un individu, un État ou un ensemble d'États; elle ne peut être diminuée que du montant représentant la satisfaction des besoins du capitaliste.

C'est pourquoi l'étatisation des moyens de production est sans portée au point de vue économique; au contraire, la réunion du capital entre les mains d'un petit nombre présente un danger économique qui découle de l'arbitraire auquel peuvent être soumises la consommation et la forme de placement; or, comme cette dernière, étant donnée la concurrence qui existe entre les rentes, est restée jusqu'à présent à l'abri de tout reproche, le soin purement économique d'une répartition juste ne peut avoir pour objet que la consommation. La rente en elle-même est indispensable, en tant qu'elle sert à satisfaire les besoins annuels d'investissement dans le monde entier; peu importe, en outre, la question de savoir qui la touche pourvu qu'elle remplisse sa mission finale, qui consiste à être investie dans des entreprises; mais ce qui importe, en revanche, c'est de savoir si et dans quelle mesure le bénéficiaire d'une rente a le droit de s'en servir, au préjudice de la collectivité, pour des emplois infructueux ou de la dissiper en jouissances. La politique économique se transforme en politique de la consommation.

Mais les justes préoccupations doivent s'étendre à d'autres objets encore, et avant tout à la question de puissance. Si tout le capital était concentré entre les mains d'un homme raisonnable, sa consommation relative serait insignifiante; toute la rente épargnée serait canalisée, à la suite d'un choix judicieux, vers les entreprises, afin d'augmenter leur rendement, et s'il agissait ainsi, cet homme pourrait être considéré comme un utile administrateur de l'économie mondiale. Mais il n'en serait pas de même sous d'autres rapports. C'est que de son bon plaisir dépendraient toutes les affaires humaines: économiques, politiques et aussi, en dernier lieu, les intérêts culturels. Sur un signe de lui, tel serait élevé, tel autre abaissé; telle région serait privilégiée, telle autre laissée à l'abandon; il imposerait à toutes les conventions un esprit conforme à ses propres convenances; la liberté du monde serait détruite: c'est que, sous sa forme actuelle, possession implique puissance.

À cela se rattache une autre question: celle des revendications injustifiées. Alors même qu'on réussirait, par la limitation du gaspillage, à diminuer la rente, rien ne prouve qu'on augmenterait ainsi la participation des classes inférieures à la richesse générale. Monopoles, revenus tirés de l'agiotage, escroquerie, autant de compensations qui peuvent intervenir pour pallier à la diminution de la rente; des rentiers et des héritiers se laisseront nourrir par la collectivité, sans lui fournir aucun service en échange: des bourdons formeraient un État dans l'État.

Si l'on élimine le moyen socialiste, qui consiste dans l'étatisation du capital, mesure irréalisable et inefficace, on se trouve en présence d'une antinomie en apparence insoluble: l'accumulation des fortunes diminue la consommation relative et, avec elle, la rente, mais est une menace pour l'équilibre de puissance; la répartition des fortunes diminue l'accumulation de puissance, mais augmente la consommation et diminue la productivité de la rente. Dans l'une et l'autre de ces alternatives, nous sommes menacés de revendications injustifiées.

La structure de la terre, dans son grand système d'irrigation, nous offre un exemple d'un dilemme de ce genre. Un système exclusif de torrents violents empêcherait l'épuisement des masses d'eau, mais, impossible à dompter, il laisserait les plaines desséchées; un réseau étroit de sources et de ruisseaux est, certes, susceptible d'épuisement et d'évaporation, mais arrose prairies et bas-fonds et se laisse facilement manier; la nature cependant a ajouté à ces deux systèmes un troisième: par l'évaporation, elle maintient les masses d'eau en suspension; les continents et les bassins maritimes doivent sans cesse charger l'atmosphère de courants, plus puissants que les courants visibles de la terre et répartissant leur humidité sur tout le sol nourricier.

Ici, où le problème consiste à établir une féconde répartition des richesses mondiales, il s'agit également de trouver la troisième force, capable de créer un mouvement d'ascension et de descente des masses, dans une direction perpendiculaire à la direction prédéterminée et inaltérable du courant, de s'emparer des excédents et de combler les lacunes, de faire entrer dans la circulation le contenu du réservoir de l'État en transformant celui-ci, d'un terrain stérilisé par le fardeau des dettes, en un sol fécond, luxuriant, dispensateur de vie.

Mais assez de comparaisons! Nous savons que ce n'est pas par la répartition momentanée et mécanique des richesses mondiales qu'on peut établir les normes morales et justes du problème de la possession; nous aurons à soumettre à l'épreuve nos représentations relatives à la propriété, à la consommation et aux revendications, afin de rechercher quel droit périmé, quel vieil héritage de fautes et d'erreurs se dissimulent sous ces notions, afin de nous rendre compte de la voie dans laquelle la réalité rationnelle et inaccessible à l'erreur s'engagera, pour nous rapprocher, même dans le domaine matériel, du but qui s'appelle moralité ici-bas, et âme dans l'au-delà.

Propriété, consommation et revendication ne sont pas choses privées.

Tant que le monde était grand et que les populations étaient rares, tant que les domaines économiques étaient séparés les uns des autres, chacun enfermé dans des limites infranchissables, chaque homme pouvait prendre à la nature ce qu'il voulait en fait de proie végétale, animale et humaine, employer cette proie selon son bon plaisir, l'échanger, l'asservir, la détruire. Aujourd'hui, la terre, qui possède une population dense, représente un organisme aux articulations artificielles, traversé de nombreux vaisseaux, nerfs, parois, compartiments, visibles et invisibles, entretenu, protégé, surveillé et réglé par d'innombrables forces vives et inertes; chaque pas crée des droits, impose des devoirs, comporte des frais, implique des dangers, touche aux droits à la propriété, à la sphère vitale d'autrui. Chacun a besoin de la protection commune, des institutions communes qu'il n'a pas créées, du blé qu'il n'a pas semé, de la toile qu'il n'a pas tissée. Le toit sous lequel il dort, la rue qu'il traverse, l'outil qu'il soulève, tout cela a été créé par la communauté, et la mesure dans laquelle il y a droit lui est indiquée par la convention et par la tradition. L'air même qu'il respire, n'est pas libre; il est protégé et maintenu à l'abri d'exhalaisons et d'évaporations, de germes morbides et de poisons.

Quand on se rend compte de cette infinité de liens et d'obligations, on a peine à comprendre le degré de liberté économique qui est laissé à chacun. Pour la communauté, à laquelle il doit tout, chacun peut travailler autant ou si peu que bon lui semble, il est libre de choisir son travail, qu'il soit utile ou inutile: de ce qui lui est accordé à titre de propriété, il peut user et abuser, il peut le laisser péricliter, il peut le détruire; et il peut réclamer à la société la garantie de sa propriété, il peut même exiger qu'elle veille, après sa mort, à l'exécution de ses dernières volontés.

Dans les temps à venir on comprendra difficilement que la volonté d'un mort pût lier des vivants; qu'un homme eût pu être autorisé à entourer de clôtures des kilomètres de terrain; qu'il eût pu, sans avoir pour cela besoin de l'autorisation de l'État, laisser des champs en jachère, démolir ou construire des bâtiments, mutiler des paysages, supprimer ou profaner des œuvres d'art; qu'il ait pu se croire autorisé, moyennant certaines taxes, à exploiter, pour son profit personnel, telle ou telle partie du patrimoine commun; qu'il ait pu prendre à son service autant d'hommes que bon lui semblait et leur imposer le travail qu'il voulait, la seule condition exigée de lui étant de n'insérer dans les contrats aucune clause contraire à la loi; qu'il ait pu exercer n'importe quelle profession ou commerce, dans la mesure où il ne s'agissait pas d'un monopole ou d'une de ces professions que le code qualifie d'escroquerie; qu'il ait pu se permettre des dépenses somptuaires, préjudiciables à la communauté, à la condition seulement que ces dépenses ne dépassent pas les limites de sa solvabilité. Au cours de ces dernières décades, nous avons vu la bourgeoisie traiter toutes les questions qui sortaient des limites d'une laborieuse économie individuelle, d'art stérile et d'amusement politique; elle ne devenait attentive que lorsque venait en discussion une loi économique dont elle pouvait attendre des profits ou des pertes. Mais dès la deuxième année de guerre, l'idée commençait à se faire jour que toute la vie économique repose sur la base formée par l'État, que la politique pratiquée par l'État vient avant les affaires et que chacun est redevable à tous de ce qu'il possède et de ce qu'il peut.

Dans le domaine économique avait trop longtemps duré un état de choses tel que l'activité individuelle, guidée par l'idée rationaliste du droit individuel et de la liberté illimitée, et se souvenant des injustices dont elle a été victime, ne cédait que pas à pas et à contre-cœur aux exigences de la collectivité, comme on cède à un solliciteur importun et dont rien ne justifie les prétentions. La collectivité doit se demander quelles revendications elle peut formuler au nom d'un droit supérieur, pour laisser à l'économie ce qui reste, après que ce droit a été satisfait, et ce qui est nécessaire à la conservation du mécanisme et pour assurer un genre de vie convenable à ceux qui en ont la charge.

Après cet examen comparatif des droits de l'individu et de la collectivité, nous attirerons l'attention sur le fait que la réglementation de la consommation constitue le seul moyen d'augmenter à volonté la quantité des matériaux économiques disponibles; car, contrairement à ce que croient de nombreuses personnes, l'augmentation naturelle des quantités de biens produites ou à produire ne dépend pas de notre volonté; elle est limitée, à chaque moment donné, par le niveau des moyens de travail et des forces de travail créés.

Au début de notre époque économique avait régné le principe: le luxe est utile, parce qu'il fait gagner de l'argent au pays.

Ceci s'applique, à la rigueur, à une activité industrielle à ses débuts, qui a besoin d'être stimulée par des moyens extérieurs. Une vie économique ayant atteint son plein développement repose sur une association organisée de toutes les forces, et ce n'est pas sans raison que le mot économie ou tenue de maison implique l'idée de méticulosité mesurée.

Lorsqu'un Romain envoyait cinq cents esclaves pêcher un poisson rare, lorsque l'Égyptienne faisait dissoudre ses perles dans du vin, l'un et l'autre pouvaient croire de bonne foi que leur luxe était justifié, car les esclaves étaient nourris pendant leurs journées de travail et les pêcheurs de perles dédommagés pour les années de dangers. Mais nous devons nous faire de ces choses une idée différente. Les journées ou années de travail dépensées en vue d'un éclat ou d'un plaisir momentané, sont des journées ou années irrémédiablement perdues. Elles sont prises sur les moyens de travail limités, et leur produit est soustrait au revenu déjà sans cela insuffisant de la planète. Chacun a droit à une part du travail que tous fournissent dans un enchaînement invisible.

Les années de travail employées à produire une précieuse broderie, une étoffe curieuse, sont irrévocablement soustraites à la production de ce qu'il faut pour habiller les plus pauvres. Les pelouses d'un parc au gazon six fois rasé auraient pu, avec un effort moindre, produire du blé, et le yacht à vapeur, avec son capitaine, son équipage et ses provisions est soustrait pendant une génération aux moyens de transport utiles.

Considéré au point de vue économique, le monde est, dans une mesure plus grande que la nation, une association de créateurs; quiconque gaspille travail, temps de travail ou moyens de travail, vole la collectivité. La consommation n'est pas une affaire privée: elle est affaire de la collectivité, de l'État, de la morale, de l'humanité.

Ici surgit une antinomie. Tout ce qui est produit disparaît, et disparaît par la consommation. Dans le cas le plus favorable, ce qui est produit sert à la production de nouvelles choses qui, à leur tour, disparaissent par la consommation. Si chaque bien n'est produit qu'en vue de la consommation et si chaque consommation sert à la conservation de la vie et à l'élévation de son niveau, pourquoi établirions-nous une distinction entre la consommation justifiée et la consommation injustifiée? Si tous les produits suivent le même chemin, il ne reste que la question de l'ordre dans lequel ils devraient le suivre.

C'est, en effet, l'ordre des besoins qui établit une hiérarchie de notions s'étendant de la consommation nécessaire au luxe frivole. Toute consommation est de luxe, tant que reste insatisfait un besoin primordial qui aurait pu être satisfait à la place du besoin de luxe.

Nous n'avons l'intention de donner ici ni un manuel ni une casuistique du luxe; il est également incontestable que la notion du besoin élémentaire et nécessaire est assez vague. Mais ceci importe peu. Personne n'aura l'idée d'exiger une définition mécanique et mathématique de cette notion. Lorsque la famine règne dans une province, il serait absurde de qualifier de dépense somptuaire celle que nécessite le train spécial qui emporte l'homme d'État responsable au milieu des habitants affamés. Ce n'est pas faire du gaspillage que de mettre le travailleur intellectuel à l'abri des frictions et des besoins journaliers, alors même que la collectivité devrait sacrifier pour cela un peu de travail et d'espace. Ce qui est une dépense de luxe, c'est ce que la foule, incapable de penser, désigne sous le nom de fêtes de bienfaisance et qui n'est au fond qu'une dépense égoïste, abusant du principe de l'amour du prochain et inscrivant, avec une froide pitié, au nom de ses victimes, la valeur des bouteilles de champagne vidées.

Il nous suffit de savoir qu'il reste une hiérarchie des besoins et que cette hiérarchie peut être saisie par un sain jugement; et c'est ainsi que l'antinomie de la consommation se trouve résolue.

Si l'on considère la production mondiale au point de vue de cette hiérarchie, on recule effrayé devant l'absurdité de notre économie. Des choses superflues, insignifiantes, nuisibles, méprisables sont accumulées dans nos magasins: frivolités de la mode, destinées à briller pendant quelques jours d'un faux éclat, substances enivrantes, excitantes, stupéfiantes, parfums repoussants, imitations inconsistantes et mal comprises de modèles artistiques, ustensiles servant, non à rendre service, mais à éblouir, niaiseries qui sont comme la petite monnaie courante de l'échange forcé de cadeaux. Toutes ces non-valeurs remplissent magasins et dépôts où elles sont renouvelées tous les trois mois. Leur production, leur transport et leur conservation exigent le travail de millions de bras, des matières premières, du charbon, des machines, des installations d'usines et accaparent à peu près le tiers de l'industrie et du commerce du monde. Celui qui, à l'auberge, a vanté l'incomparable grandeur de notre civilisation, ferait bien, pendant qu'il rentre chez lui, de jeter un coup d'œil sur les devantures des magasins qui bordent nos rues: il lui sera facile de se convaincre que notre culture entretient des exigences bizarres; celui qui voit une pelouse déshonorée par des gnomes, des lièvres et des champignons en terre glaise qu'un humour stupide y a placés à titre de soi-disant décoration, celui-là peut se faire une idée concrète de l'économie erronée de notre temps. Si la moitié seulement du travail gaspillé était employée judicieusement, tous les pauvres des pays civilisés pourraient être nourris, habillés et logés.

Nous parlerons plus loin de ce qu'il y a de coupable dans la fausse direction imprimée à notre économie et de la part qui, malheureusement, revient à nos femmes dans cet inexcusable abus. Qu'il nous suffise de dire ici qu'en imposant des restrictions au gaspillage de notre époque, nous fournirions à l'époque à venir des moyens dont elle pourra et devra se servir pour répandre sur tous un juste bien-être. Notre tâche consiste à reconnaître le mal et à chercher des remèdes, guidés que nous sommes par la conviction que la consommation de biens n'est pas une affaire privée, que cette consommation puise dans des réserves de forces et de matériaux qui n'existent qu'en quantités limitées et dont nous avons la responsabilité.

C'est pourquoi aussi les méthodes de production et de fabrication ne sont pas, à leur tour, une affaire privée, mais présentent un intérêt général. Considéré en gros, le bien-être de notre époque, qu'il soit une fonction de la production ou des moyens de transport, dépend en dernière analyse de la plus noble substance de notre planète: du charbon. Ce que des milliers de siècles ont produit en fait de précieuse végétation, ce qu'ils ont condensé en baumes et essences de différente composition et accumulé au sein de la terre, notre génération l'arrache aux flancs de celle-ci pour en faire le moins noble des usages: pour le livrer à la combustion. Notre époque économique mériterait d'être un jour dénommée d'après cette réserve carbonifère d'où elle a tiré ses trésors. Nous avons trop tard reconnu la valeur de cette véritable pierre philosophale, et trop tard commençons-nous à la ménager. C'est la tâche de la législation d'exiger une séparation scrupuleuse de la substance fossile par la distillation et la décomposition et de n'autoriser l'utilisation calorique que des produits les moins précieux; à la législation incombe également le soin d'empêcher, en même temps que le gaspillage du travail, celui de la force, par suite de mauvaises installations et du manque d'économie. Si le charbon était honoré, comme le sont le blé et le pain, nous serions d'ores et déjà débarrassés du souci des frais de revient et, avec lui, de la lutte pour les salaires dans les usines. De même qu'on a créé une inspection du travail, destinée à veiller à l'exécution de mesures de sécurité et de bien-être, nous avons besoin d'une protection législative des domaines d'exploitation, afin d'empêcher le gaspillage inconsidéré et ruineux.

Que la considération mathématique de la consommation soit impuissante à nous faire entrevoir les conditions de l'élévation du niveau de culture des nations, c'est là un fait qui n'a besoin d'aucune explication. Et, cependant, il est bon d'établir entre la consommation et le niveau de culture une relation assez nette, pour que des conclusions opposées puissent se rattacher à notre déduction.

Nous avons établi la hiérarchie des besoins, afin de faire ressortir la relativité du luxe, considéré comme une grandeur-indice. Mais nous avons jusqu'ici éludé la question de savoir quel est le but dernier de la consommation, à quelle fin elle sert. Si nous croyions que la conservation et la reproduction de la vie constituaient le sens dernier du travail mondial et de la production de biens, on devrait considérer la pitié et la recherche du plaisir comme les seules forces capables d'orienter vers l'avenir notre volonté, dépourvue de conviction et de passion. Or, la volonté ardente et convaincue, qui aspire à la perfection, suppose et démontre l'existence de valeurs absolues; en entrevoyant et en annonçant la croissance des âmes, nous préparons la voie que doit suivre cette volonté: nous le faisons, en édifiant le monde intermédiaire qui repose sur la matière et s'élance dans le sublime.

Ce monde est appelé à durer; toutes les œuvres d'amour, d'art, de foi et de pensée que l'humanité a conçues et vécues resteront impérissables; le songe de Jacob se trouve réalisé; nous entrevoyons l'œuvre éternelle de l'humanité accomplissant sa mission.

Le sens dernier de toute économie terrestre consiste dans la production de valeurs idéales. C'est pourquoi le sacrifice des biens matériels signifie, non une consommation caractérisée par le gaspillage, mais la réalisation définitive de la destinée humaine. C'est pourquoi toutes les vraies valeurs culturelles échappent à l'appréciation économique; elles sont incommensurables avec le bien et avec la vie; elles sont des valeurs libres, ne sont jamais payées trop cher, à moins qu'on les échange contre des idéalités supérieures; elles sont, non des moyens et des grandeurs de calcul, mais des entités portant leur justification en elles-mêmes.

En retournant la question, nous abordons le domaine de la répartition, et nous nous trouvons en présence d'un problème qui peut se formuler ainsi: par quels moyens pourrions-nous augmenter l'afflux de biens matériels vers les lieux de sacrifices où les choses matérielles, en se sublimant, se transforment en valeurs spirituelles?

Ce problème devra être discuté à part: il s'agit de la transformation du sentiment moral qui précède et accompagne la nouvelle conception de l'économie. Ici nous entendons déjà résonner ce triple principe: l'économie est, non une affaire privée, mais une affaire collective; non une fin en soi, mais un moyen pour atteindre l'absolu; non une revendication, mais une responsabilité.

Il y aurait lieu de parler des moyens mécaniques, des mesures et des lois susceptibles de favoriser la réalisation des idées fondamentales dans un pays déterminé, et en premier lieu en Allemagne. Nous ne le ferons que dans la mesure où il s'agit de notions nouvelles sur ce sujet, de notions qui semblent se perdre dans les nuages, lorsqu'on ne peut pas prouver leur rapport avec ce qui existe et avec ce qui est humain, c'est-à-dire leur réalité. Nous n'oublions pas que nous avons des fins à poser; mais de même l'architecte, tout en étant capable d'exposer la théorie de la construction en voûte et d'apprécier sa valeur, se refuse à établir des dessins, avant de connaître la grandeur et l'emplacement, l'entourage et les moyens de construction, de même nous devons nous borner à dire que des fins reconnues et généralement admises peuvent être réalisées par des moyens infiniment nombreux, suffisamment connus dans la pratique et dont le choix dépend des circonstances de temps et des données mécaniques. Mais, ici, il s'agit de soustraire à l'action dissolvante du préjugé des matériaux de construction dont la valeur est méconnue et de les mettre définitivement à l'abri en vue de l'édification de structures économiques futures: nous avons à jeter un coup d'œil sur la notion de législation somptuaire.

Les impôts de consommation et les droits sur le luxe présentent cette caractéristique, devenue un lieu commun, que leurs produits sont décevants, puisqu'ils restreignent la consommation. Ils paraissent donc inefficaces, si, en les considérant au point de vue financier, on tient leur action secondaire pour la chose principale, et si on considère leur action principale comme un effet secondaire nuisible. Si on retourne la question, de façon à mettre principalement en évidence le côté se rapportant à la restriction de la consommation inutile, la réponse concernant l'efficacité se trouve donnée ipso facto. Si l'on songe que chaque collier de perles importé correspond à ce qu'il faut pour mettre en valeur un domaine ou nous rend tributaires du revenu d'un riche domaine étranger; que chaque millier de bouteilles de champagne que nous faisons venir de France absorbe les frais de formation d'un savant ou d'un technicien; que la valeur de nos importations de soies, de plumes, d'ornements, de parfums et autres marchandises de cette catégorie, suffirait à faire disparaître toute misère et toute privation dans le pays; que l'excédent de ce que nous dépensons en spiritueux, par rapport à ce que dépense pour le même objet l'Amérique, représente à peu près les charges de nos dettes de guerre: lorsqu'on pense à tout cela et à mille autres exemples du même genre, on conçoit difficilement que la société tolère le gaspillage du patrimoine national, sans se dédommager par le légitime moyen des impôts et des droits. On vit toujours dans l'illusion que le luxe fait vivre beaucoup de monde, que la consommation est une affaire privée, que les hommes seraient privés de travail, si on remplaçait toutes les professions destructrices en professions créatrices.

On considère chez nous l'imposition du revenu comme une mesure naturelle. On est même porté à y rattacher une satisfaction morale, parce qu'on admet que celui qui reçoit beaucoup, peut sans peine donner une partie de ce qu'il reçoit. Allant plus loin dans cette direction, on convient que puisque l'épargne sert à arrondir la fortune, il est légitime aussi de prélever quelque chose sur cette augmentation. Mais on s'arrête devant la consommation qui, elle, doit rester intangible.

Cette conception bourgeoise considère la prétention de la collectivité comme un désagréable rationnement auquel on peut échapper à peu de frais. Certes, le revenu doit être imposé, et l'épargne, pas plus que le revenu, ne doit échapper à l'impôt; mais le plus coupable, c'est la consommation, et elle devrait être imposée de telle sorte qu'au-dessus d'un minimum suffisant, calculé par tête, l'État devrait prélever au moins un mark sur chaque mark de consommation supplémentaire.

À la facile objection qu'une pareille mesure servirait avant tout à faciliter l'épargne et à favoriser l'accroissement et l'inégalité des fortunes, on pourra donner une réponse qui sera en fonction du sort réservé aux fortunes privées.

Il existe assez d'autres moyens, et de plus efficaces, d'empêcher l'accroissement de l'inégalité; en outre, l'imposition de l'épargne n'a jamais eu pour but de diminuer celle-ci, mais visait plutôt à rendre l'imposition moins sensible, alors que nous admettons que l'imposition pourra être rendue aussi sensible qu'on le voudra, pourvu qu'elle agisse avec efficacité sur le mal dont la société souffre le plus, en amenant une diminution de la consommation effrénée.

De ces considérations, plus d'un pourrait être tenté de conclure que nous prêchons une sorte de puritanisme rigide qui ne comporte que le travail assidu, une nourriture suffisante, des vêtements et des ustensiles solides et, dans le cas le plus favorable, une solide éducation moyenne et un attachement universel à l'Église. Mais nous avons déjà répondu à cette appréhension, en disant que toute vie intérieure doit servir à l'enrichissement de l'âme, toute vie extérieure à l'augmentation des biens idéaux; ajoutons encore que la société future ne sera pas nécessairement privée de cette enveloppe multicolore de la richesse matérielle, du luxe, de la magnificence et de la représentation qui, aujourd'hui, ne dérobe que trop à nos yeux affaiblis la véritable beauté du monde. Partout où la société apparaîtra comme maîtresse, elle pourra, en signe de sa liberté et de sa libéralité, s'entourer d'éclat, comme l'ont fait les maîtres de Rome et d'Athènes, de Venise et d'Augsbourg, de Versailles et de Potsdam. Mais on pensera autrement du raffinement de l'isolement, de l'insatiabilité qui, derrière les grillages et les rideaux, derrière les vitres et les portes à deux battants, enfouit des richesses dans les matelas et les coffres-forts. Notre époque est familiarisée jusqu'à l'abus avec la notion de la magnificence, mais semble avoir perdu celle de la distinction. La magnificence et la représentation agissent sur une foule lointaine, condamnée à l'admiration béate, et laissent le cœur froid; la distinction exprime la noblesse intérieure dans une calme réserve, elle est renonciation; tout en semblant céder avec douceur, elle entraîne et emporte. Sparte et la vieille Prusse étaient distinguées, Paris et Rome des derniers siècles montrent l'association inséparable de la pompe et de la vulgarité. L'époque artistique peu connue de la renaissance prussienne d'il y a cent ans nous montre que la beauté naît, moins de l'imitation de ce qui est pompeux et fastueux, que du calme et consciencieux accomplissement de la plus modeste des tâches.

Nous avons ainsi fait ressortir la grande importance de la consommation et la nécessité de sa réglementation dans la vie économique de l'avenir, et nous avons en même temps ébauché, comme condition préliminaire de cette réglementation, une nouvelle conception éthique et économique, ainsi que la manière dont elle doit s'incarner dans la structure législative de l'État.

En abordant la question de la répartition des biens, nous devons prendre un nouvel élan et chercher la direction des astres, car l'orientation que nous avons suivie lors de la discussion du problème de la consommation ne peut plus nous servir. Nous avons vu que l'extrême inégalité des fortunes est de nature à corriger, plutôt qu'à aggraver, les excès de la consommation; si toute la fortune de l'univers était concentrée entre les mains d'un seul et administrée d'une façon quelque peu rationnelle, la diminution de prix des biens de consommation serait tellement considérable que le rapport entre salaires et traitements, d'un côté, et les biens en circulation, de l'autre, restant le même, la part de consommation de chacun suffirait à lui assurer une vie convenablement bourgeoise. À notre époque, cette part ne peut en général pas augmenter, et les théoriciens qui attendent de certaines mesures sociales et politiques une soudaine augmentation de la quantité de produits, avec baisse correspondante de leurs prix, nagent en pleine illusion, car la quantité de biens produits à un moment donné dépend de la quantité de moyens de production existant au même moment, et une rapide augmentation des moyens de production ne peut être obtenue que par une intense restriction momentanée de la consommation. Ce que le monde peut chaque année absorber et consommer, représente donc une quantité ferme; l'effet, ainsi que nous l'avons vu, ne peut être atténué que par une réorganisation de la production telle que l'absurde gaspillage se trouve transformé en consommation utile. Si on peut, grâce à cette réorganisation, augmenter d'un tiers la somme des biens produits, la répartition de ceux-ci entre les habitants des pays civilisés assurerait à chacun une vie bourgeoise moyenne qui, calculée en notre argent, comporterait une dépense annuelle de 3.000 marks environ par famille.

Si la théorie de la consommation ne peut plus servir de ligne directrice à la répartition des biens, comme si le point 0:0 se trouvait ici dépassé, la revendication de l'affranchissement prolétarien, quelque bizarre que cela puisse paraître, semble se comporter d'une manière indifférente à l'égard de la question de la répartition. C'est que l'attitude du prolétariat, pour autant qu'elle s'exprime dans les rapports économiques, est moins une affaire de possession qu'une revendication concernant la consommation. Supposons ici encore un cas extrême d'inégalité. Supposons notamment que toute la fortune de l'univers soit concentrée entre les mains d'un seul (et ce cas ne diffère que moralement, et non économiquement, du cas-limite de l'Utopie, où ce seul s'appelle «État»): dans ce cas hypothétique, le possesseur universel pourrait fort bien ne pas avoir en face de lui un prolétariat. Nous serions certes tous ses subordonnés, mais la répartition des biens produits chaque année dépendrait uniquement de notre sentiment collectif et de notre intervention. En supposant toujours que le possesseur dirige intelligemment la production mondiale, il peut faire des biens produits cinq parts: nous abandonner une part à nous, qui sommes ses ouvriers et employés, en vue d'une juste répartition; il doit réserver une deuxième part au renouvellement et à l'intensification de son appareil de production et à l'entretien d'autres institutions utiles à la collectivité; il peut mettre de côté une troisième part, en vue d'une future pénurie éventuelle; il peut enfin réserver à sa propre consommation une quatrième part et, s'il est méchant, détruire arbitrairement la cinquième. Nous ne voyons pas de sixième emploi. Les quatrième et cinquième cas pouvant être négligés et le troisième n'étant pas essentiel, nous n'aurons à traiter avec notre maître qu'en ce qui concerne le partage entre les deux premiers emplois. S'il prétexte nos devoirs envers les générations à venir, nous répliquerons que nous voulons vivre, nous aussi, et que nos descendants n'auront qu'à s'occuper eux-mêmes de leurs affaires. Et notez bien ceci: les pourparlers en question se poursuivront dans le même esprit, que le maître s'appelle Rockfeller ou qu'il soit représenté par l'État social universel.

L'accord finit par s'établir. La part de réserve est fixée; elle sera pour le moins aussi importante, peut-être même plus importante, que dans l'économie actuelle et, tant qu'il ne se produit ni mécontentement, ni aversion pour le travail, notre patron peut se désintéresser complètement de la manière dont nous répartissons entre nous la part destinée à la consommation. Et prenant une fois de plus pour base le niveau de production actuel, nous supposons que la répartition sera telle qu'elle comportera une dépense annuelle moyenne de 3.000 marks, au taux d'aujourd'hui.

Sommes-nous pour cela prolétaires? En aucune façon. L'instruction et l'entretien de nos enfants sont assurés. Personne au monde, à l'exception de l'Unique, qui peut tout aussi bien être représenté par le pouvoir d'État, n'a plus de droits sur nous; toute la partie des produits du monde, destinée à la consommation, est à notre disposition; nous en avons nous-mêmes assumé le partage.

Singulière contradiction: la possession individuelle étant poussée à sa plus extrême expression, l'état prolétaire disparaît! Or, il est tout à fait naturel de généraliser notre conclusion, en l'appliquant à deux propriétaires, puis à dix, à cent, à mille, et de montrer que la répartition de la propriété est sans aucune influence sur la formation du prolétariat qui, considérée au point de vue économique, se rattache davantage au droit de consommation qu'au droit de propriété.

Cette déduction est cependant prématurée, car elle ne tient pas compte de deux choses: du caractère de classe du prolétariat et de la puissance qui s'attache à la possession. La puissance d'un unique propriétaire universel serait immense, mais ne se manifesterait guère pleinement que dans son entourage immédiat, surtout si ce propriétaire avait en face de lui une unité organisée. Ses intérêts privés seraient à peine plus préjudiciables aux intérêts de cette unité que ne le sont les intérêts domestiques ordinaires d'un dynaste intelligent qui ne se préoccupe pas de favoriser telle classe aux dépens d'une autre; et tous ses efforts tendraient principalement à maintenir sa puissance et à assurer sa transmission héréditaire. Ces deux buts étant atteints, il n'a plus aucun intérêt à refuser à ses ouvriers instruction, droit et responsabilités.

Lorsque les propriétaires sont, au contraire, nombreux et jouissent de droits héréditaires, ils se réunissent et forment une classe. Ils cherchent non seulement à assurer leur sécurité, mais à se prémunir aussi contre des intrus: ils peuvent se combattre entre eux, mais c'est le subordonné qui reste le principal adversaire, surtout lorsqu'il n'est pas absolument exclu du droit de propriété, lorsqu'il peut acquérir ou possède déjà. L'intérêt le plus urgent consiste alors à maintenir le déshérité dans l'impuissance, à lui enlever les moyens d'instruction, d'organisation, de possession, à ne lui accorder que les droits et les responsabilités compatibles avec le maintien du juste équilibre à un moment donné.

La question de la répartition de la propriété devient importante. Bien que la non-uniformité de la répartition favorise l'organisation plus équitable de la consommation, deux circonstances, préjudiciables à cette équité, surgissent dans le cas dont nous nous occupons: la puissance, qui est inséparable de la possession et acquiert avec le temps une importance de plus en plus grande; l'hérédité, maintenue par une longue tradition et, peut-être, moins inséparable de la puissance que celle-ci ne l'est de la possession. Puissance et hérédité réunies forment le pouvoir d'une classe.

Ces rapports entrevus, nous ne pourrons plus jamais nous déclarer partisans du libre jeu des forces, en ce qui concerne aussi bien l'accumulation que la répartition des biens privés.

Nous avons effleuré la notion de l'éducation intellectuelle et avons noté à ce propos que la classe dominante ne peut faire autrement que d'accorder, à contre-cœur, ce décisif bienfait à ses subordonnés. Notre époque, qui n'ose pas penser synthétiquement, parce qu'elle exagère la valeur du savoir et est incapable de s'élever à l'idée d'organisation, ne dispose que du coup d'œil du praticien pour les inégalités immédiates. Elle ne peut pas méconnaître, et est lasse de se le dissimuler, que c'est commettre un vol à l'égard d'un citoyen et à l'égard de l'État, que de ne pas mettre à la disposition de chacun, dès son enfance, les moyens d'instruction de notre époque. Aussi notre temps, qui trouve facilement réponse à tout, s'est-il décidé à réclamer le nivellement de l'éducation, l'instruction universelle et obligatoire.

Si l'intention est bonne, sa réalisation ne peut être que relative. En l'absence même de l'expérience qui se poursuit depuis des années dans des pays voisins, on pourrait se douter que ce rapprochement immédiat des enfants appartenant à diverses classes sociales, loin d'atténuer l'aristocratisme bourgeois et la supériorité intellectuelle, ne font qu'accentuer l'une et l'autre. On va chercher dans les maisons de faubourgs et dans les palais les jeunes enfants, séparés par des hostilités de classe, pour en faire des camarades d'école. Les uns, bien soignés et conscients de la situation qu'ils occupent, habitués aux conversations polies qu'ils entendent de la bouche de grandes personnes, ayant de bonnes manières, s'exprimant facilement, en possession d'une certaine culture fournie par le commerce avec les bons livres et les œuvres d'art, par les voyages et, à l'occasion, par une certaine instruction reçue préalablement, frais, bien nourris, ayant le corps assoupli par des exercices, dormant à leur suffisance; les autres, privés de tous ces avantages et vivant même dans des conditions tout opposées. Or, voilà qu'on veut imposer aux uns et aux autres une nouvelle contenance, une nouvelle manière de parler et d'envisager les choses; voilà qu'on leur demande de franchir leur cercle habituel et d'acquérir péniblement, à la suite de cette transformation qui exige un grand effort d'énergie et de volonté, de nouvelles connaissances que les bien vêtus n'auront aucune peine à s'assimiler, puisqu'ils les possèdent déjà en partie. Obscurément et douloureusement, l'enfant de petit bourgeois commence à ressentir l'abîme qui le sépare, lui et ses congénères, des heureux de ce monde; il en résulte pour lui un état de perplexité et d'impuissance qui aboutit souvent à l'entêtement et à la mauvaise volonté. Il lui faut un effort de volonté et des dons extraordinaires pour ne pas succomber sous le poids de ces sentiments; et lorsqu'il réussit à réagir, c'est le plus souvent sans aucun effet pratique pour l'avenir; mais la plupart de ces enfants retombent, après un court contact, dans un désespoir d'autant plus profond qu'ils attribuent leur infériorité, non plus seulement aux circonstances extérieures, mais à leur incapacité intrinsèque.

Si au contraire, l'instruction et l'éducation sont guidées par l'intérêt pour le plus faible et le moins doué, leur adaptation au degré de compréhension de ces élèves plus arriérés ne peut qu'exercer une action ralentissante, nivelante, déprimante sur tous les autres.

La mortelle hostilité de l'école à l'égard de tout enfant doué, la misérable efficacité, l'absence de contact avec le monde extérieur, la désespérante sécheresse, qui caractérisent notre enseignement, qui ont empoisonné notre jeunesse et qui ont leur source dans le mécontentement d'une classe sociale déshéritée et surmenée, ne peuvent contribuer qu'à faire baisser encore davantage le niveau de l'instruction et à instaurer le règne d'une médiocrité intellectuelle.

L'inscription ne peut être égale que pour les enfants provenant du même milieu familial et social, vivant dans des conditions extérieures identiques. Elle devient alors une nécessité morale. Elle est impuissante à supprimer les oppositions de classes, quelque bas que soit le niveau auquel elle se place.

Nous voilà ramenés à la nécessité morale d'une politique de nivellement économique, nécessité qui devient encore plus urgente, lorsque nous envisageons l'attitude économique de l'État à l'égard de ses tâches humaines supérieures.

Les États de nos jours sont des mendiants, endettés jusqu'au cou. Les institutions puissantes et supérieures, destinées à réunir les rameaux de l'humanité sous la forme d'une organisation de la volonté, qui ont le droit de supprimer tous les obstacles s'opposant au libre développement de la volonté et de chercher, par des transformations successives, à adapter leur forme et celle de leurs éléments aux besoins et aux aspirations de l'époque; ces institutions, qui représentent ici-bas comme la plus haute expression et la certitude expérimentale de l'unité spirituelle de la collectivité, se heurtent aujourd'hui, quant à la possibilité de leur existence, à la plus triviale de toutes les questions: quel en est le prix? cela en vaut-il la peine? Elles sont l'enjeu de la triste lutte économique qui se poursuit entre pères et fils et se dissimule derrière chaque proposition de loi; cette lutte aboutit soit à de nouveaux impôts, qui sont le sacrifice des parents pour le bien des fils, soit par de nouvelles dettes, auquel cas les fils paieront ce que les pères auront consommé. Ces deux solutions sont également fâcheuses, et l'on voit peu à peu s'affirmer l'absurde conception d'après laquelle les dépenses publiques seraient un mal, que l'État le plus heureux serait celui qui dépense le moins, que l'économie réalisée sur le nécessaire, loin d'être un crime, constituerait une vertu et que les obligations morales de l'État devraient être jugées au point de vue des intérêts d'une classe. Le chômage, la misère, les maladies endémiques pourraient être supprimées, mais cela coûterait trop cher. Une partie du peuple habite des logements indignes d'un être humain, alors qu'elle pourrait, moyennant une dépense d'une centaine de millions, habiter des cités-jardins; mais où prendre cet argent? L'éducation, cette tâche la plus noble de la collectivité, est confiée à des fonctionnaires quelconques, mal payés, travaillant souvent à contre-cœur; l'enseignement agricole est défectueux, faute de moyens. Il faudrait en outre favoriser le progrès de la science, l'essor des arts, cultiver l'amour humain; mais toutes ces tâches sont abandonnées à l'initiative privée, au hasard des souscriptions ou à la vanité bourgeoise systématiquement entretenue.

Un tiers des frais qu'avait coûtés la guerre européenne aurait suffi à assurer la souveraineté économique des États pendant un demi-siècle. L'histoire, qui dispense ses enseignements avec sévérité et d'une façon concrète, fera entendre sa voix, lorsque le bruit des batailles aura cessé. Elle nous parlera dans le langage imagé des conséquences et nous laissera le soin de tirer les conclusions; et à cette occasion, plus d'un de ces mots dont nous sommes prodigues aujourd'hui, nous reviendra avec une intonation changée. Mais il est un enseignement de l'histoire qui sera particulièrement profitable à nos Parlements petits-bourgeois, lesquels, par méfiance pour les gouvernements auxquels ils ont confié le pouvoir, par étroitesse d'esprit professionnel, par crainte de l'électeur, considèrent l'État comme une affaire qui doit être conduite avec une responsabilité et des moyens limités: nous voulons parler de l'enseignement qui dit que 1x1=1. Si les moyens des particuliers diminuent et que le thaler en arrive à n'avoir plus que la valeur d'un mark, il y a là pour l'État une raison de plus de prendre pour unité de ses calculs le milliard à la place du million. Notre vie collective ne pourra acquérir de nouvelles forces lui permettant de faire face aux difficultés intérieures et extérieures que si nous nous décidons, en ces temps de restrictions, à servir le bien commun avec plus de générosité que nous ne l'avons fait autrefois, au temps du superflu.

Mais le but à atteindre, c'est l'État ne connaissant pas de limitation matérielle, c'est l'État allant au-devant des besoins, au lieu de les suivre péniblement, l'État se demandant non: «Où prendrai-je l'argent?» mais: «À quoi vais-je le destiner?» Il doit pouvoir intervenir partout où il y a des misères à soulager, toutes les fois qu'il s'agit d'assurer la sécurité du pays; il doit contribuer à toute grande œuvre de culture, avoir sa part dans tout acte de beauté et de bonté. Ce sont la puissance, la richesse, l'exubérance de l'État qui doivent être pour le citoyen un objet de joyeuse fierté, et non son propre Mammon enfermé dans un coffre-fort: celui qui considère cette interversion des forces comme fondalement impossible, manque de confiance dans son peuple et en lui-même; dans son peuple, puisqu'il ne croit pas à l'existence de la foule passionnée de ceux qui ne se laissent pas étourdir par le bruit de l'or; en lui-même, parce qu'il désespère de lui et de ses semblables, alors qu'il faut beaucoup de foi et de persévérance pour réaliser une forme de gouvernement où seuls les justes et les forts soient chargés de responsabilité. Une nation n'a jamais d'autre gouvernement que celui qu'elle désire et, par conséquent, qu'elle mérite.

Si donc l'État doit vraiment être le plus riche et le plus puissant dispensateur de biens dans le pays, il ne faut pas qu'il le devienne aux dépens des pauvres. Nous savons déjà qu'à chaque moment donné la somme des biens, des droits de consommation est mesurée et limitée et que c'est tomber dans la plus folle des utopies que de croire qu'il suffit d'un changement dans les exigences et les droits pour augmenter la production mondiale déjà portée au plus haut degré d'intensité. Le surplus de moyens et de droits que possède le riche est précisément ce qui manque à l'État et crée entre lui et la collectivité un antagonisme irréductible.

On n'a jamais osé approfondir sérieusement cette idée, bien qu'on se rende compte qu'elle est à la base de toute réforme sociale dont elle forme même le noyau le plus sain. La force d'attraction du socialisme réside moins dans sa thèse incolore du retour des capitaux à l'État que dans son but final, concret, qui est la suppression, par un moyen ou par un autre, de la richesse excessive, en vue de l'amélioration du sort de tous. On s'était cru obligé de compliquer ce noyau à l'aide d'une théorie superflue, parce qu'on n'a pas été capable de surmonter les apparentes contradictions morales et économiques. Dès l'instant où chacun est libre de s'enrichir, mieux que cela: dès l'instant où chacun est encouragé à s'enrichir et que nulle loi ne s'y oppose, il semblait malhonnête de dépouiller des produits de son travail celui qui a réussi. Il semblait de même scabreux de s'exposer, en plaidant pour un principe qui choquait la société bourgeoise de nos révolutionnaires eux-mêmes, lesquels auraient cru, en le proclamant, sanctionner l'injustice, voire le vol, et se laisser guider par un mobile aussi anti-scientifique que l'envie. On croyait, en outre, dans son for intérieur, que la richesse était indispensable à la formation du capital, aux risques économiques et techniques, aux grandes entreprises, aux opérations financières à longue échéance. À ces scrupules il ne pouvait arriver rien de meilleur que d'être englobés dans une vaste théorie qui, sans les absorber, les a tout au moins rendus invisibles. Il faut, proclamait cette théorie, frapper le capital jusqu'à en faire une propriété de l'État, la disparition du capital devant entraîner celle de la richesse. Cette étatisation devait avoir pour conséquence une augmentation de la valeur du travail, alors que nous avons vu qu'il n'y a entre ces deux faits aucune relation de cause à effet. Mais on laissait sans solution et insoluble la question de savoir comment, en l'absence de toute concurrence, de tout stimulant interne, de toute norme de comparaison, par la seule méthode bureaucratique, la collectivité serait à même de suppléer au principe fondamental sans lequel la grande Nature elle-même est incapable de s'acquitter des tâches qu'implique son évolution: nous parlons du principe de la lutte pour l'existence, de la sélection, de la joie de vaincre.

Si l'on reconnaît sans réserves qu'on doit tendre au nivellement de la propriété, c'est-à-dire à la limitation des richesses individuelles, on constate que la doctrine de la liberté sociale est de force à résoudre ce problème, en faisant toutefois une distinction entre les trois formes sous lesquelles se manifeste l'action de la propriété: le droit à la jouissance, le droit à la puissance, le droit à la responsabilité. Cette distinction une fois opérée, il est possible de trouver des formes d'organisation économique qui concilient le système traditionnel avec les exigences de la liberté, de la justice et de la dignité humaine et suppriment toute entrave au développement ultérieur.

Nous évoluons toujours dans les limites de la question du nivellement des fortunes, mais nous commençons à nous apercevoir que les exigences immédiates de la morale projettent leurs ombres sur nos considérations économiques.

Certes, l'âme ne prétend pas pour elle-même au bonheur, à la puissance et aux honneurs temporels, elle n'exige pas pour elle-même de justice terrestre. Elle s'éveille au bonheur de la souffrance, elle vit dans la solitude du renoncement, elle puise ses forces dans le bonheur du sacrifice. Et, cependant, en tant que notion humaine, la justice ne lui est pas étrangère. Que serait la pitié, si l'on prétendait que la privation est, pour notre prochain aussi, une source de bonheur plus grande que l'abondance? Que serait la justice, si l'on prétendait que l'injustice est un moyen de rendre nos prochains plus forts? L'importance objective de ces vertus consiste en ce que ceux qui en sont porteurs attirent vers eux le mal et les souffrances du monde, détournent vers leurs propres cœurs les pointes de lances hostiles; mais ils sont très loin de vouloir le mal ou de le ménager.

Nous aurons bientôt à examiner jusqu'à quel point chaque individu est en droit de revendiquer une part des biens du monde, et nous aurons alors l'occasion de constater que c'est la partie la plus médiocre, la plus mesquine de sa nature qui pousse l'homme à revendiquer la possession au sens étroit du mot, c'est-à-dire en tant que source de jouissance. Mais ici il s'agit de savoir de quel droit un homme peut prétendre à une vie qui, par ses empiètements et par les destructions qu'elle cause, par son isolement et son mépris de tout ce qui l'entoure, foule aux pieds l'existence et la force d'existence d'innombrables individus. La vieille habitude de domination, née de prérogatives qui étaient accordées en échange de certains services, tels que la protection et la défense, et s'étendaient aux femmes et à la descendance, forme la seule base traditionnelle d'un genre de vie luxueux et prétentieux. On peut voir une expression symbolique de ce rapport dans la parodie du cérémonial des seigneurs d'autrefois, parodie à laquelle se livrent les nouveaux riches qui achètent des canons pour les placer sur la terrasse de leur château, ornent de bannières leur vestibule, postent des domestiques poudrés à chaque tournant de l'escalier, suspendent aux murs de faux portraits d'aïeux, observent dans leur service de table, dans leurs réceptions, à la chasse, des coutumes archaïques, s'entourent de panoplies, de livrées, de coupes.

Aujourd'hui personne, en dehors de l'État, n'est chargé de la tâche de défendre et de protéger, personne n'a à recevoir défense et protection de qui que ce soit, si ce n'est des fonctionnaires de l'État et au nom de celui-ci. Juges, magistrats, princes d'Église, dynastes ont beau s'entourer de pompe et d'éclat, pour honorer le passé, se donner à l'occasion en spectacle aux bourgeois et pour en imposer à la foule, ils ont beau faire preuve de tact, de façon à ne pas tomber dans la mascarade et la comédie: de nos jours, comme à toutes les époques antérieures, la dignité de l'homme et de sa situation se mesure à sa responsabilité; l'homme est d'autant plus représentatif que la responsabilité dont il est chargé est plus grande; usages et cérémonial sont des mots qui n'ont de sens qu'aussi longtemps que subsistent les forces qu'ils reflètent, et lorsque ces forces sont épuisées, il ne reste plus que la sèche enveloppe de la formule et de l'étiquette.

La supériorité économique du bien-être bourgeois ne repose cependant sur aucune institution; comme tant d'autres fortes réalités, elle apparaît dès le début comme un phénomène secondaire qui reste inoffensif et inaperçu, tant qu'il se maintient dans les limites raisonnables et sans effet sur la vie publique. Quand un patriarche oriental réussissait, par un heureux élevage, à centupler ses troupeaux, c'était pour la tribu un beau facteur de sécurité; et tant que les autres n'étaient pas lésés dans leur droit de jouissance des sources, il ne s'agissait là que d'une affaire privée. Quand un marchand d'épices du moyen âge réussissait dans ses affaires, il pouvait se faire bâtir une maison confortable, la remplir de toiles et de vaisselle, entasser de l'argenterie dans ses bahuts. Son bien-être cessait d'être une affaire privée, à partir du jour où il commençait à s'en prévaloir pour conquérir des privilèges municipaux. La richesse ne devient une puissance sociale que lorsque, la densité de la population ayant augmenté, l'organisation collective de l'économie en arrive à constituer un cercle fermé d'actions et de réactions réciproques auxquelles rien ni personne n'échappent. C'est ce qui s'est produit en partie aux dernières périodes de l'Empire Romain et, d'une façon complète et irrésistible, dès le début de l'époque mécanisée qu'on désigne aussi, un peu unilatéralement, sous le nom de capitaliste. Économiquement parlant, l'ensemble du monde civilisé d'aujourd'hui vit sous la domination d'une puissante ploutocratie qui, dans certains États, a réussi à s'emparer de tout le pouvoir politique, de la législation et de l'administration, du droit de décider la paix et la guerre et, dans certains autres, partage le pouvoir politique avec les puissances traditionnelles, tout en disposant sans restriction de l'organisation du travail du pays.

Il serait injuste de méconnaître les services rendus par la puissance mondiale de la ploutocratie. Elle a achevé le mouvement de mécanisation: elle a, dans l'espace de plusieurs générations, réussi à enrichir la planète au-delà de toute prévision, elle a fourni aux États de puissants moyens de défense, renforçant ainsi, contrairement à sa nature intime, le nationalisme. À l'époque de sa formation, elle a, par un généreux choix, accepté dans son sein tous les forts tempéraments de la nation, en imposant à leur esprit, ainsi qu'à l'esprit de l'ensemble de la nation, la manière de penser nationaliste, mécaniste, en développant chez eux le goût de l'entreprise, en déracinant de leur mentalité les derniers restes des conceptions patriarcales, féodales, corporatives et en créant ainsi une nouvelle atmosphère spirituelle, certes tout aussi étroite, mais éminemment favorable à l'action. Elle a contribué à donner à la politique mondiale une orientation économique et, sans le vouloir et sans s'en douter, elle a porté les oppositions à un degré d'acuité tel que la succession des catastrophes nationales qu'elle a ainsi provoquées met sa propre existence en danger. Nous parlerons de tous ces effets, lorsque nous aurons à nous occuper des revendications politiques; ici nous voulons seulement poser la question morale et formuler à son sujet quelques propositions finales.

La ploutocratie est une domination de groupe, une oligarchie et, de toutes les formes oligarchiques, la plus condamnable, parce que ne se rattachant à aucune conception idéale, à aucun sacrement. Les vieilles théocraties de l'Orient tiraient leur droit de la divinité; elles ont perdu ce droit le jour où elles sont devenues des sinécures sacerdotales. Les aristocraties grecques se réclamaient de leur qualité de filles de dieux. Grâce à la culture héréditaire de la mentalité royale et de la beauté corporelle, la noblesse des conquérants avait réussi à s'assurer une suprématie sur le bas-fonds formé par les tribus autochtones, jusqu'au jour où elle a été absorbée par celles-ci, par suite de mélanges de sang. La noblesse rurale des Romains avait dominé, parce qu'elle était seule en possession des aptitudes politiques et guerrières; elle a été supplantée plus tard par une autre noblesse, une noblesse neutre, dépourvue d'idéal, celle des fonctionnaires; puis survint le mélange de races et la décadence. L'Église du moyen âge, ayant été appelée à faire pénétrer la force de la foi dans un monde païen, était devenue une oligarchie organisatrice. Après la conversion de l'Europe, cette mission avait dégénéré en une politique d'État, et l'Église qui la représentait s'est engagée dans une voie qui l'a conduite de sa situation de puissance mondiale à celle d'une organisation internationale politiquement reconnue. Le féodalisme européen reposait sur la notion idéale de la fidélité du vassal à l'égard du suzerain, notion à laquelle étaient venues s'ajouter plus tard celle de la responsabilité envers le peuple des sujets et, plus tard encore, le devoir de défendre la foi. Le christianisme ayant fini par devenir le patrimoine commun, la population ayant pris un caractère homogène, le féodalisme a cédé la place à la souveraineté territoriale et, en partie aussi, à la démocratie, et la domination de la noblesse n'a pu se maintenir que là où elle a réussi à préserver intacte la notion de la fidélité au roi, du devoir militaire et du patriarcat rural, ce qui fut principalement le cas dans le Nord et dans l'Est slavo-germains.

La ploutocratie, au contraire, s'appuie, non sur des idéaux généraux, mais sur des intérêts généraux. Elle n'a pas surgi à l'état collectif, comme une tribu de conquérants ou une communauté de fidèles, mais elle s'est formée par la réunion progressive d'individus isolés qui, l'un après l'autre, ont réussi à s'élever, grâce à des dons accidentels, par suite d'un hasard ou d'un risque heureux. Elle ne cherche pas autre chose qu'à s'enrichir et à se maintenir; elle ne se considère pas forcée ou moralement obligée d'adhérer à une communauté spirituelle quelconque: sa force réside dans son opportunisme. Elle se complète par l'hérédité et, ayant une claire conception de son intérêt, elle a recours, toutes les fois que cela est nécessaire, à la cooptation; la préférence du père est contre-balancée par la prudence de l'associé. En fait de biens spirituels, elle possède avant tout l'instruction, ensuite une certaine culture économique et le goût de l'entreprise, qui commence à se développer de bonne heure, sous l'influence de la tradition familiale. Sans l'afflux incessant de sang nouveau, cette influence resterait sans efficacité, car l'habitude de la vie de luxe et l'étroitesse intellectuelle d'un côté, l'imitation extérieure des usages aristocratiques, de l'autre, éliminent, dans l'espace de chaque génération, des existences en partie affaiblies, en partie, selon l'expression en usage, ruinées.

L'adoption intermittente de nouveaux éléments, l'élimination occasionnelle d'éléments natifs n'enlèvent à la caste ploutocratique rien de son unité fermée. Toute oligarchie est soumise à certains changements et échanges, et le mouvement dont nous nous occupons en ce qui concerne la ploutocratie ne porte aucune atteinte à son caractère, étant donné que grâce à une sélection rigoureuse, l'accroissement se fait toujours aux dépens des classes les plus rapprochées, à l'exclusion de toutes les autres: c'est que la manière identique de concevoir la vie constitue une condition nécessaire et que les éléments héréditairement fixés assurent la prédominance des tendances fondamentales et font même naître, par l'imitation des usages et coutumes du féodalisme, la notion hybride de noblesse d'argent.

L'imperfection humaine transformant en oppositions extérieures les différences d'aptitudes, de caractères et de forces psychiques, toute organisation sociale présente la hiérarchie des responsabilités, des besoins et des revendications également sous la forme d'oppositions. Quelle que soit la forme qu'affecte cette hiérarchie et quelle que soit la place qu'occupe chacune des couches dont elle se compose, on pourra toujours constater une ressemblance avec l'organisation oligarchique. Selon qu'on professe telle ou telle conception morale, on approuvera ou tolérera une pareille organisation, on accentuera et perpétuera les oppositions, en maintenant l'exclusivité du privilège, en élargissant les droits de la classe privilégiée et les fixant par les liens de l'hérédité; ou bien on favorisera le mouvement d'égalisation, en restreignant l'inégalité des droits et en facilitant l'osmose sociale. Dans ce dernier cas, le développement tendra vers le point indifférent qui, tout en formant le contenu de la notion d'aristocratisme, contribue à sa dissociation: lorsque les natures les plus fortes et les plus nobles, quelles que soient leur origine et leur conformation, se considèrent responsables envers leurs frères inférieurs, la couche supérieure, tout en restant fermée par sa nature, n'en subit pas moins dans sa substance des changements incessants; la dénomination: «gouvernement des meilleurs» se trouve alors justifiée et notre représentation d'une économie de caste ne correspond plus à rien de réel.

Je doute fort que telle soit la conception idéale de ceux de nos esthètes qui, les yeux fixés sur Athènes et Venise, considèrent que nous devrions avoir pour objectif la formation d'une couche héréditaire s'imposant par son degré d'instruction et par sa force de caractère. L'oligarchie héréditaire est incompatible avec la dignité et la liberté auxquelles tout homme a le droit de prétendre et ne peut jamais être une notion idéale pour celui qui pense, pour celui qui adhère à la doctrine prêchant l'élan de toutes les âmes.

L'oligarchie ploutocratique, en outre, ne se rapproche sous aucun rapport de cette indifférente notion-limite dont nous avons parlé plus haut, et nous devons la considérer comme moralement mauvaise. Alors même que nous admettrions l'inégalité des revendications, alors même que, contrairement au socialisme, nous verrions dans la multiplicité des besoins, dans l'affinement auquel tend une existence spirituelle, dans la variété des couleurs que notre penchant artistique cherche à réaliser pour sa propre joie et pour celle des autres, une des bases de la civilisation mondiale, nous ne pourrions pas nous résigner au libre jeu des forces qui, sur le sol de notre organisation économique, a engendré la ploutocratie héréditaire, à titre d'effet secondaire, imprévu et indiscuté. L'homme n'a pas été créé pour succomber, en vertu d'un sort prédestiné, sous le poids de puissances accidentelles, engendrées par le jeu arbitraire de la lutte économique irréfrénée. La répartition des biens n'est pas plus une affaire privée que le droit à la consommation. Nous n'avons aucune raison de suivre le conseil radical du socialisme et de détruire l'édifice érigé par un millénaire de travail organique, pour mettre à la place de la concurrence un bureaucratisme policier, et à la place de la liberté civile des soupes populaires obligatoires pour tout le monde et le droit universel à la pauvreté; mais nous voyons de nouveau et définitivement la nécessité d'une réforme susceptible d'édifier un nouveau règne de liberté sociale sur la base d'un plus juste droit à la consommation, d'une plus équitable répartition des biens de possession et d'une plus grande aisance de l'État.

Une digression qui, en même temps qu'elle ferme le cercle des considérations qui précèdent, en supprimant la dernière contradiction entre la conclusion et les prémisses, nous permettra d'aborder les considérations empiriques qui vont suivre.

Nous avons vu que la consommation exagérée atteint un minimum dans le cas-limite théorique où toute la fortune se trouve concentrée entre les mains d'un seul. Serait-il à craindre qu'une plus grande égalisation des fortunes ait pour effet une augmentation de la consommation telle qu'il en résulte un sérieux danger pour les réserves dont nous avons besoin pour l'extension et le renouvellement de l'activité mondiale?

Ce danger n'est que relatif. Sans doute, la consommation moyenne des biens servant à la conservation et à l'élévation de la vie sera augmentée; mais on sait par expérience que le surcroît de consommation de ces biens est suivi d'une augmentation de la quantité de travail et d'une amélioration de sa qualité. La consommation de grand luxe se trouvera diminuée, alors même que la collectivité possédera le droit de s'entourer de pompe et de magnificence. Quant à l'individu qui cédera à un penchant irrésistible vers l'éclat et vers le luxe, il sera obligé de rétablir l'équilibre en restreignant sa consommation journalière. La seule possibilité susceptible de troubler cet état de choses serait fournie par le gaspillage de moyens de consommation sous la forme d'inutiles articles de bazar et d'ornements banals. Mais la force de conscience économique, dont l'éveil sera à la fois la cause et l'effet de la nouvelle époque et dont nous aurons à parler à propos de la morale économique, finira par inculquer à l'humanité transformée le plus profond mépris pour tous nos bibelots masculins et féminins et par abandonner aux populations sauvages et demi-civilisées l'usage de toutes les futilités, frivolités, imitations, de tous les articles de nouveauté, de modes, de bijouterie, de coquetterie, de tous les articles spéciaux et autres choses indignes portant des noms affreux. Une partie formidable du travail mondial, que le manque d'éducation et de goût absorbe de nos jours, sera ainsi épargnée. Et c'est ainsi que la forme économique fondée sur le principe de l'égalisation des fortunes fournira une base naturelle et morale à un autre minimum, celui de la consommation somptuaire et superflue; et il apparaît avec évidence que notre organisation actuelle, ploutocratique et pleine de contradictions, mérite encore sa condamnation, du fait de la fausse direction qu'elle imprime à la consommation.

Nous abordons maintenant le domaine de la pratique. Mais avant de nous occuper de l'ordre nouveau, nous avons à examiner la légitimité du droit à la préférence que l'individu revendique personnellement en sa faveur, en ce qui concerne la consommation et la possession des biens de la collectivité. Quand nous aurons vu quels sont ceux qui élèvent cette prétention à la richesse et à la fortune, au nom de quel droit ils exigent la garantie de la société et de l'État, quels sont les moyens de protection dont l'État dispose pour se défendre contre les exigences exagérées et l'injustice, nous apercevrons plus nettement les bases économiques et morales d'une organisation plus libre et plus juste.

Qui est riche et de quel droit? Qui peut dire: sur l'ensemble de la fortune et du revenu du monde, j'ai droit à une part de consommation et de possession dix fois, cent fois, mille fois plus grande que celle de l'humanité moyenne? D'où provient la richesse personnelle et comment est-elle acquise?

La naissance de fortunes dans le passé ne nous intéresse pas ici. Il suffit que leurs possesseurs actuels les aient reçues par héritage. La notion de transmission héréditaire nous occupera plus tard, mais pour le moment voyons comment naissent les richesses de nos jours.

La richesse représente-t-elle l'épargne? Étant donnée la brève durée de la vie humaine, les gains obtenus par un travail régulier peuvent à la rigueur permettre d'épargner de quoi s'assurer un bien-être moyen. Les revenus dont l'accumulation forment la richesse, ne sont pas des revenus procurés par le travail, mais appartiennent à d'autres catégories. L'opinion populaire, d'après laquelle l'épargne serait une source de richesse, est totalement erronée.

L'enrichissement par les trouvailles est possible, bien que peu fréquent. La recherche de trésors ne convient plus à notre époque, à moins qu'il ne s'agisse de buts scientifiques, et les découvertes de tableaux de Rembrandt dans des boutiques de brocanteurs n'enrichirent que les reporters de journaux; il faut dire cependant que la découverte de trésors minéraux a créé plus d'une fortune canadienne, africaine et allemande.

Pour que naisse la richesse en général, il faut que des milliers d'individus consentent à abandonner une partie de ce qu'ils possèdent; et ils n'y consentent que si c'est seulement au prix de ce sacrifice qu'ils peuvent satisfaire un besoin urgent. On appelle ce besoin urgent, raisonnable ou absurde, besoin économique. Donc, quiconque veut devenir riche doit satisfaire un besoin général. Mais cette proposition n'est pas encore suffisante, car il y a concurrence entre ceux qui s'offrent à satisfaire ce besoin; le profit s'en trouve diminué et, finalement, chaque entrepreneur, au lieu des trésors espérés, ne récolte qu'une modeste rente ou un médiocre revenu de travail.

Le problème de l'enrichissement ne se trouve donc résolu que lorsque l'entrepreneur est à même de limiter la concurrence, de fixer à sa guise le taux du revenu ou d'étendre à volonté le cercle de ceux qui sont prêts à faire le sacrifice nécessaire. Ces conditions se trouvent réalisées dans le monopole reconnu ou imposé.

L'heureux inventeur use du monopole du brevet ou du secret de fabrication. Quiconque imite son invention ou corrompt son contre-maître, est puni.

L'extraction de certains minéraux fournit un monopole naturel, notamment lorsque les mines sont rares ou en nombre limité.

La grande banque, l'entrepôt, l'entreprise gigantesque industriellement ramifiée usent du monopole de l'avance. Quiconque voudrait les imiter, devrait, pendant de nombreuses années, travailler à perte et avec de puissants capitaux, pour créer des organisations concurrentes. Or, peu nombreux sont ceux qui sont disposés à lancer leurs capitaux dans des essais de ce genre.

Les industries chimiques s'appuient sur le monopole de la situation: le plus souvent il n'y a qu'un seul point géographique qui se trouve à une distance favorable du centre des matières premières, des sources d'énergie, de la main-d'œuvre et des débouchés.

Le grand ténor porte le monopole de la rareté dans son gosier; les théâtres d'opéra sont plus nombreux que les voix d'hommes aiguës, bien formées.

Associations et syndicats s'assurent le monopole à l'aide de cartels, en soumettant l'ensemble d'une industrie à une direction unique et en éliminant la concurrence.

Le propriétaire d'une maison de rapport vit du monopole que lui assure un terrain de grande ville: certaines affaires et personnes étant par la force des choses localisées dans des quartiers déterminés d'une ville, la demande augmente, alors que l'emplacement reste restreint.

Le marchand de modes vit du monopole de son nom, car il y a des gens qui seraient désolés de porter un chapeau ou d'avoir à la main un parapluie ne sortant pas d'une maison en vogue.

Le propriétaire d'un chemin de fer, d'une canalisation d'eau, d'un port reçoit son monopole directement de l'État ou de la commune; le droit dont il jouit équivaut à un droit régalien.

Tous ces monopoles et nombre d'autres enrichissent leurs détenteurs; il n'existe pas d'autres moyens de s'enrichir. C'est que le jeu, le risque, la spéculation donnent, en vertu même du calcul des probabilités, des résultats qui, à la longue, finissent par s'équilibrer, et l'on peut négliger les rares cas où l'heureux bénéficiaire est à même de profiter de son gain, en s'arrêtant à temps, ou d'en faire profiter ses descendants, parce que la mort était venue mettre fin à ses opérations en pleine période de réussite.

Si nous interrogeons, en toute impartialité, notre sentiment intérieur au sujet de la justice ou de l'injustice de l'enrichissement par le monopole, nous percevons la réponse suivante: il y a quelque chose d'immoral dans la fixation arbitraire des prix, dans la puissance matérielle, dépourvue de scrupules, que le monopole assure à l'individu sur la collectivité.

Cette immoralité semble un peu atténuée dans le monopole qu'assure la priorité et dans celui de la technique, surtout lorsqu'ils sont exercés, non par une seule personne, mais par une association, car ici l'utilité du service rendu est évidente et malgré la situation exceptionnelle de l'organe privilégié, ce privilège peut être plus avantageux pour la collectivité que si la fonction en question était abandonnée à la libre concurrence.

Le monopole apparaît d'autant plus insupportable qu'il a été moins mérité, que son exercice demande moins de peine et se fait avec moins de scrupules: c'est ainsi que le monopole du propriétaire de terrains dans une grande ville est des moins réjouissants.

On aperçoit en même temps qu'il suffit d'un appareil législatif insignifiant pour régler ou, lorsque cela paraît nécessaire, fermer les sources de la richesse personnelle. Nous réservons cette question pragmatique pour la fin de nos déductions économiques. Nous allons nous occuper de l'autre côté, qui est le plus décisif, de la revendication du droit à la richesse.

Seule une partie insignifiante de ce qu'il possède aujourd'hui a été acquise par le propriétaire; la plus grande partie de sa fortune lui est venue par héritage.

Si la vue de la richesse acquise, ramenée à ses véritables sources et origines, éveille en nous un sentiment de désapprobation qui nous la fait qualifier d'injustice, ce n'est généralement plus le même sentiment qui préside à notre critique de l'héritage. La transmission de la propriété de génération en génération apparaît à la sensibilité actuelle comme une chose intangible. Cette constatation rend nécessaire une remarque préalable, d'ordre méthodologique.

Tout progrès social et politique résulte de la lutte entre la tradition et la nouveauté. Nulle époque ne s'est appliquée, dans une mesure aussi grande que la nôtre, à approfondir cette opposition, avec la tendance incontestable, bien que subconsciente, à prendre parti pour la tradition, comme c'est le cas de toute époque atteinte d'impuissance créatrice.

Et, pourtant, l'opposition dont il s'agit, loin d'être absolue, est seulement fonction de notre manière de voir: ce qui est révolutionnaire aujourd'hui devient consacré par la tradition le lendemain, et ce qui est réactionnaire aujourd'hui fut révolutionnaire hier. Lors donc qu'on oppose à la tradition, envisagée comme un produit organique et naturel, le nouveau comme étant quelque chose d'arbitraire, comme étant une invention dogmatique ne reposant sur aucune expérience, n'ayant aucune particularité justifiée, on opère une confusion entre ce qui caractérise les contrastes de développement et les caractéristiques des hommes dans lesquels ces contrastes s'incarnent. On confond la nature de l'homme, partisan de la conservation, avec la nature de la tradition; la nature du novateur avec celle de la nouveauté.

La nouveauté, devenue fait, est aussi organique et se rattache aussi étroitement à l'homme et aux circonstances que la tradition; elle devient elle-même, au bout de peu de temps, tradition, habitude, vénérable antiquité, chose ancienne, déjà dépassée. L'homme, au contraire, qui a un penchant pour la tradition, diffère de celui qui annonce et crée le nouveau. Celui-là s'appuie sur l'expérience et l'observation complaisante de ce qui existe, parfois aussi sur des privilèges et des préjugés devenus chers, celui-ci sur la force du besoin, sur son don de clairvoyance, sur des idéaux, parfois aussi sur son propre mécontentement et sur des désirs personnels. Les vertus de l'un résident dans la fidélité et dans la froide compréhension, celles de l'autre dans la force créatrice et dans l'intuition; les dangers auxquels est exposé le premier sont l'étroitesse de vues et la paresse, l'autre risque de tomber dans le dogmatisme et la légèreté.

On peut dire que chaque nouveauté présente plus ou moins ces dangers. Elle commence par être dogmatique, rationaliste et agressive, incapable de comprendre les particularités fondées. Mais, à l'usage, les angles s'émoussent, les tons criards pâlissent, l'outil s'assouplit dans la main. Un miracle, disent les Orientaux, ne dure pas plus de trois jours.

La crainte justifiée des vices et de la férocité populaires et le profond penchant des Slavo-Germains pour la commode observation de ce qui existe égarent notre manière de concevoir l'histoire, jusqu'à nous faire voir dans toute nouveauté subite un criminel bouleversement. Le mouvement de la grande révolution française est, et non sans raison, étranger à notre sensibilité; et pourtant, au cours de tant de nuits agitées, l'imagination des révolutionnaires en travail a fait naître des notions capitales concernant l'administration communale, l'éducation populaire, la défense nationale. La sensibilité politique des Allemands est monarchique, et en cela réside une de ses rares forces; nous sommes passionnément portés à détruire toute velléité républicaine comme une haute trahison; il est toutefois heureux que nous ayons gardé assez d'objectivité pour ne pas voir dans tout Suisse un descendant de régicides et de nihilistes sans foi et de ne pas poursuivre sous l'accusation de jacobinisme tout Allemand établi à Bâle.

Au point de vue général du mouvement historique, l'opposition subjective entre la tradition et la nouveauté apparaît ainsi comme une force ralentissante, quelque chose de semblable au moment d'inertie physique. Dans l'économie de l'histoire universelle, la tâche qui incombe au traditionalisme consiste à assurer la régularité du mouvement, à empêcher la voiture de verser, à limiter les expériences arbitraires. Mais il ne faut jamais oublier que c'est là une force négative. Le conservatisme, qui est en apparence l'approbation de ce qui existe, est en réalité la négation de la vie et de son développement.

Dans des considérations consacrées aux choses à venir, il faut toujours revenir à cette attitude, dont le caractère négatif même renferme pour nous un enseignement. Elle nous met notamment en présence de la question: quel est le critère qui nous permet de distinguer une fantaisie utopique d'une nouveauté organique, bien que se réclamant de certains principes?

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