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Où va le monde? : $b Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain

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Envisagée, en effet, au point de vue économique, l'exportation n'est pas seulement l'expression de l'avidité de l'industriel ou d'une tendance irrésistible des industries souffrant de la surproduction: elle poursuit un autre but encore, qui consiste à vendre les produits du travail indigène, afin de couvrir les dettes que chacun contracte en achetant des marchandises. C'est que chacun s'habille avec de la laine venant du dehors, consomme des produits d'alimentation venant de l'étranger, se sert de machines fabriquées avec du métal de provenance étrangère ou de produits de ces machines faits, eux aussi, avec des substances d'origine étrangère.

Seuls les pays anglo-saxons se tiennent, impassibles, en dehors de cette concurrence pour les débouchés: les Américains, parce que leur gigantesque Empire continental constitue la seule région de la Terre qui se suffise à peu près à elle-même; les Anglais, parce que leurs ancêtres, devançant extraordinairement le cours du développement, ont fondé un Empire colonial qui fournit tout ce qu'on peut désirer et accepte tout ce qu'on lui offre; et, en même temps, le contrôle que l'Angleterre exerçait sur le commerce européen lui permettait de recevoir tous les ans, en marchandises en quantité voulue, les intérêts des capitaux qu'elle avait engagés dans les industries d'autres pays.

Il se peut que les autres États n'aient pas eu conscience, jusqu'en ces derniers temps, de la véritable signification de leur concurrence acharnée pour le marché du travail (l'action collective obéit généralement à des instincts obscurs et les peuples n'en aperçoivent qu'après coup les raisons logiques); il n'en reste pas moins que ces pays agissaient conformément aux besoins nés des circonstances nouvelles.

Pourquoi l'autre s'enrichirait-il du travail qu'il nous dérobe? S'il veut nous acheter ce qui lui est nécessaire, il faut qu'il le paie cher: et nous diminuerons, en outre, la valeur de ses moyens de paiement, en lui rendant difficile le paiement par échange. On appelait cette manière d'agir protection du travail national et, effectivement, les systèmes de droits protecteurs ont pour conséquence de consolider les économies naissantes et d'améliorer les conditions de la vie nationale. La concentration du sentiment national sur des questions en rapport avec les intérêts économiques: telle fut la forme affective à laquelle a abouti imperceptiblement la logique de la lutte économique.

Mais ce ne fut pas tout, car le besoin de matières premières de provenance étrangère subsistait, et ce besoin faisait toujours de l'acheteur, poussé par la nécessité, un humble solliciteur auprès de son créancier. Seule pouvait remédier à cette situation la formule anglaise, car la formule américaine restait inaccessible: formule de l'État colonial, affranchi de l'importation étrangère, impliquant la possession d'une flotte qui a servi à acquérir les colonies et sert à les protéger, la possession de routes, de ports et de points d'appui destinés à étayer l'Empire.

Deux nouvelles notions sont nées à la suite de l'extension à l'économie nationale des formes de vie et de pensée mécanistes: le nationalisme économique, se manifestant sous la forme d'une concurrence hostile sur le marché limité de la planète, avec orientation d'une grande partie de la politique extérieure des États vers des buts économiques; l'impérialisme, le besoin insatiable, irrésistible d'étendre le pouvoir de l'État à toute région accessible, chacune pouvant devenir une pierre angulaire ou, tout au moins, fournir une valeur d'échange dans l'édifice idéal de l'universalité se suffisant à elle-même.

Le vieil édifice idéal de l'économie classique s'était effondré. Que chacun apporte sa contribution à l'économie mondiale, en ne produisant que ce qu'il peut fabriquer dans les meilleures conditions de qualité et de prix; qu'un libre échange de biens, qu'une circulation sans entraves soient de nature à faire rendre au moindre effort les plus grands effets: ces principes dogmatiques se trouvèrent dépassés. Quel mal y a-t-il à ce qu'un produit soit payé plus cher, dès l'instant où il est fabriqué par des forces nationales, par des hommes de chez nous? Le pays économiquement le plus fort doit finalement rester victorieux, car il dispose des sources de matières premières du monde et peut payer comme bon lui semble le peu qui lui manque. Si le fournisseur ne peut pas produire assez bon marché pour vendre à bénéfice, qu'il vende, à la rigueur, à perte: tant pis pour lui s'il devient tributaire, et tant mieux pour l'acheteur triomphant.

L'impérialisme et le nationalisme sont des tendances contingentes. Mais ces tendances dominent complètement la pensée politique et, surtout, la vie affective de notre époque: elles sont la cause interne qui a préparé et provoqué la guerre actuelle; elles ont entretenu l'idée des armements, qui a tenu les États sur le qui-vive, et l'idée de la concurrence, qui a aggravé la moindre opposition entre peuples égaux. Et c'est seulement après la guerre que nous verrons ces tendances atteindre leur apogée.

Bien qu'il s'agisse d'une question subsidiaire, nous avons consacré à l'examen des origines et de la nature de ces tendances plus de temps que ne semblait devoir le comporter notre rapide exposé. Mais si nous l'avons fait, c'est parce que nous aurons besoin dans la suite des notions obtenues grâce à cet examen. Qu'il nous suffise de dire pour l'instant qu'étant donnée l'action prépondérante que ces principes peuvent encore exercer pendant une durée indéterminée et en présence d'une politique visant au réalisme, la question relative au besoin de puissance des États ne peut recevoir qu'une solution positive.

Ayant ainsi liquidé les questions préalables, formulées plus haut, examinons brièvement les tendances politiques que pourra manifester l'organisation sociale que nous avons esquissée.

Chacune des exigences que nous avons formulées, en partant de considérations d'ordre moral, social et économique, ne peut que renforcer la puissance de l'État et augmenter son ampleur. Ces exigences réalisées, l'État devient le centre de toute la vie économique; tout ce que la société produit et crée ne se fait que par lui et pour lui; il dispose des forces et des moyens de ses membres plus librement que les anciennes puissances purement territoriales; il reçoit la plus grande partie de l'excédent économique; en lui s'incarne le bien-être du pays. La division en classes économiques et sociales ayant disparu, c'est l'État qui concentre entre ses mains toute la puissance de la classe aujourd'hui dominante; les forces spirituelles dont il dispose se multiplient; la production cesse d'être absurde et la consommation d'être irresponsable, pour être orientées l'une et l'autre dans de nouvelles directions, pour être mises l'une et l'autre au service des besoins de conservation et, en cas de nécessité, des besoins de défense.

C'est que l'État, devenu l'incarnation visible de la volonté populaire, ne peut pas être un État de classe. Si, toutefois, il persiste à accorder sa préférence à une classe donnée, s'il est gouverné par des puissances héréditaires, même à l'exclusion du pouvoir monarchique, le manque de liberté qui en résultera deviendra insupportable, destructif de toute vie intérieure, plein de dangers pour l'existence extérieure. La revendication qui s'élève est celle d'un État populaire.

L'État populaire suppose la participation de tous les groupes du peuple; il englobe les organisations dans lesquelles se reflète l'originalité du peuple; il sait utiliser toutes les intelligences, en imposant à chacune la tâche qui lui convient. Comme dans une maison gouvernée d'après de sains principes, le travail, l'autorité, les rapports réciproques des membres, la responsabilité, le sentiment de solidarité, la confiance,—tous ces facteurs, bien qu'ayant chacun sa sphère d'action propre, sont réunis dans une synthèse harmonieuse. L'État populaire ne ressemble ni à une usine se composant de propriétaires qui encaissent les revenus, d'employés qui administrent et d'ouvriers qui travaillent, ni à une colonie où, sous la protection d'une force armée, un groupe d'hommes libres règne sur une masse d'ilotes.

L'État populaire ne correspond ni au gouvernement populaire, ni même à la notion théorique de souveraineté populaire: il semble inutile d'insister sur ce fait, à une époque qui connaît tous les secrets d'une organisation, quelle qu'elle soit. Qui songerait à confier à une assemblée générale la gestion des affaires ou l'administration d'une association ou d'une société par actions? Les unités collectives sont des éléments spirituels aux mouvements lents et, dans chaque cas particulier, aux jugements rudimentaires qui ne deviennent des conceptions sûres et solides qu'au bout d'un temps parfois très long. Les administrations et les affaires comportent des tâches compliquées, exigent une compréhension profonde et des décisions promptes qu'on ne peut attendre que de l'individu. C'est le propre de l'esprit collectif de manifester sa pensée et son vouloir les plus profonds par des forces qui, brutes au début, ne s'affinent que peu à peu. Ce n'est pas l'acte mécanique de l'élection qui constitue la forme exclusive ou même essentielle de la manifestation de ces forces. Il existe une opposition radicale entre le processus organique qui se reflète dans la structure de tout être capable de penser, et les actions réciproques qui s'exercent entre des éléments étrangers les uns aux autres et qui, s'opposant sans cesse comme éléments dirigeants et éléments dirigés, finissent par s'épuiser et s'user réciproquement.

C'est poser une question déplacée que de demander si l'idée de l'État populaire a déjà été réalisée ailleurs. Et, de même, la question de savoir si, tout bien considéré, les affaires vont mieux ou plus mal chez tel ou tel autre peuple, ne mérite pas une discussion approfondie. Chaque peuple crée son présent et son idéal et est responsable de l'un et de l'autre. Vouloir éclipser ou supprimer l'idéal de l'un par la réalité présente d'un autre, c'est se placer au point de vue du moment, et celui qui le fait, qui confronte sa revendication, non avec l'idée, mais avec la réalité étrangère, extérieurement et superficiellement comprise, ne fait que se rabaisser lui-même.

Ni les institutions ni les paragraphes d'une constitution, ni les lois ne sont à même de créer l'État populaire; celui-ci est un produit de l'esprit et de la volonté. Il faut d'abord acquérir la mentalité nécessaire; les institutions viendront ensuite toutes seules, à supposer qu'elles soient nécessaires. Il y a des lois anciennes, formellement mortes, mais ayant un contenu libre et vivant; et il y a des constitutions modernes, souples, mais qui, par la volonté même de ceux qui les ont conçues, sont devenues rigides et incompatibles avec la liberté.

Ce n'est pas en changeant un mot écrit que nous abolirions la domination du féodalisme, du capitalisme et du bureaucratisme: nous n'avons besoin pour cela que de la volonté, mais venant des profondeurs mêmes de l'âme populaire, soutenue par la force même de la nation et par la connaissance claire des obstacles à abattre. Nous montrerons plus tard, à propos de ce qui s'est passé en Allemagne, pourquoi cette volonté a fait défaut jusqu'ici. Mais disons tout de suite que ce qui nous gêne et nous étouffe, ce ne sont ni les hommes ni les choses, ni la volonté consciente, ni les institutions faciles à dénombrer; c'est ce quelque chose qui plane entre les hommes et les choses, qui paraît insaisissable et n'en est pas moins perçu à chaque mouvement de la respiration—c'est l'atmosphère spirituelle.

Cela paraît vague et nébuleux. Nous réussirons cependant à saisir cet être aérien, à le presser et à le filtrer, jusqu'à ce qu'il soit débarrassé de ses éléments malsains; et, pour arriver à ce résultat, nous ne devrons pas hésiter à descendre jusqu'à la trivialité des événements de tous les jours. Cet élément atmosphérique, nous pouvons le dire sans tarder, se compose de traditions et de conceptions héritées; il comporte l'idée de défense de classe, le choix par cooptation, la dérogation aux lois, les relations de famille, les privilèges découlant de la richesse, les convoitises, les présomptions et les soumissions. À des exceptions insignifiantes près, toutes ces choses n'ont rien à voir avec des normes légales ou constitutionnelles; elles sont des produits du caractère et du milieu d'origine, produits qui, faute de points de comparaison et d'exemples contraires, passent inaperçus pour la plupart d'entre nous. La comparaison avec une autre atmosphère s'impose pourtant, ne serait-ce que pour la raison que l'air même que nous respirons nous apparaît comme un élément familier et échappant à toute critique, jusqu'au moment où un changement d'air ait rendu notre muqueuse nasale et nos poumons plus sensibles.

Nous nous demandons sans cesse pourquoi des Allemands émigrés ne retournent pas dans leur patrie d'origine, alors que leur amour de la patrie est plus profond et plus vivant que chez des originaires d'autres pays, lesquels cependant se décident plus difficilement à mourir à l'étranger. Nous rencontrons de ces émigrés au cours de nos voyages; nous constatons chez eux l'éveil de la faculté de comparaison, et nous sommes tout étonnés d'apprendre qu'ils ont plus de reproches à adresser à leur nouvelle patrie qu'à l'ancienne. «Mais pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous?» Ils secouent la tête: «Non; nous ne pourrions plus vivre dans ces conditions.» C'est tout ce qu'on peut tirer d'eux. Ils ne savent pas davantage, car ils sont incapables d'analyser l'atmosphère à laquelle ils sont maintenant sensibles. Irlandais, Allemands et Russes enrichissent le sol des États-Unis. Que des milliers de nos frères, perdus pour nous, viennent former la meilleure force de ces États lointains, voilà ce qui peint suffisamment notre atmosphère spirituelle.

En étudiant les lois de la franc-maçonnerie et de l'ordre des Jésuites, nous pouvons bien, d'après les mots écrits, nous faire une certaine idée de la nature et du but de l'une et de l'autre; mais leur caractère et leur activité intimes ne seront compréhensibles qu'à ceux qui sont capables de pénétrer l'esprit vivant héréditaire et acquis, de leurs institutions. Les statuts de nos entreprises économiques se ressemblent tous, à l'exception des deux ou trois premiers paragraphes consacrés à la définition du but de l'entreprise; mais combien différents sont les contenus vivants, les traditions et les habitudes, l'esprit et la volonté qui inspirent ces organisations! Nos réflexions politiques présentent cette lacune déplorable qu'abstraction faite des caractères communs à telle ou telle classe sociale, elles prêtent plus d'attention et consacrent plus de critiques aux institutions qu'à l'esprit qui les anime. Ce que nous devons ne pas perdre de vue, lorsque nous caractérisons l'État populaire, c'est que ce ne sont pas des lois qui présideront à sa création, mais la libre volonté qui, elle, ne doit pas être gênée par les restes fantomatiques d'organisations périmées et étrangères, mais doit se manifester sans parti-pris, avec justice, compétence et confiance.

Ce n'est pas seulement par antipathie pour les intrigues électorales et l'arrivisme, pour les bavardages d'avocats et de publicistes que je suis partisan de l'idée monarchiste: c'est par sentiment inné et parce que je suis convaincu qu'au sommet du pouvoir de l'État doit se trouver un homme profondément responsable, étranger et supérieur aux désirs, tendances et tentations de la vie ordinaire; un homme initié, et non hissé à cette dignité par les hasards d'une heureuse carrière. La profondeur de ma conviction me donne le droit d'indiquer les conflits pouvant surgir entre le monarchisme et l'État populaire.

Au sein de la famille internationale, formée par les dynasties européennes, il y a toujours eu des idées qui se rapprochent des notions de classe de certains grands propriétaires féodaux; il y a notamment toujours eu une tendance à considérer les provinces conquises ou reçues en héritage ou acquises à la suite de mariages, comme une propriété de la maison, et les soi-disant sujets comme un mobilier vivant; il y a toujours eu une tendance à nouer, par-dessus la tête de ces sujets, qui étaient parfois des co-nationaux, parfois des étrangers, des liens de communauté de caste avec les souverains voisins, à rivaliser avec eux de richesses, de droits et de pouvoir, à discuter avec eux des intérêts communs, à prendre de concert des mesures contre des dangers communs. Les lois généalogiques semblaient confirmer la conception de la parenté des princes et de l'opposition irréductible qui les séparait des masses: tout mélange avec le sang populaire proprement dit signifiait pour la descendance ainsi métissée la privation des droits à la souveraineté, alors que le mélange avec le sang le plus étranger était autorisé, dès l'instant où ce sang était celui d'une dynastie chrétienne.

Des dynastes intelligents et larges d'esprit ont réussi à s'affranchir du sentiment physique d'opposition au peuple; il fut beaucoup plus difficile de vaincre une autre opposition, idéale celle-là, dont les effets n'ont pu être supprimés que dans un très petit nombre de monarchies.

En jetant un coup d'œil en arrière, le dynaste constate que chacune des générations qui se sont succédées dernièrement a imposé à sa maison certaines restrictions de pouvoir; il en fut de même d'autres maisons d'ailleurs; certaines dynasties ont été remplacées, d'autres ont été renversées; des constitutions ont été arrachées par la force ou obtenues à l'amiable; enfin on a vu naître çà et là des républiques. Il y a cent ans, la force anti-dynastique s'appelait jacobinisme, révolution ou bonapartisme; aujourd'hui, elle s'appelle démocratie ou radicalisme. Et comme c'est le peuple ou une partie du peuple, le plus souvent la partie la plus intelligente du peuple, qui est l'auteur et le promoteur de ce mouvement hostile de limitation du pouvoir dynastique, il se forme, entre le peuple et le monarque, une opposition pleine de périls qui peut influer profondément sur la vie dynastique. On a beau, dans les documents officiels, ignorer cette opposition hostile et exalter l'accord harmonieux existant soi-disant entre le pays et son protecteur paternel; on a beau traiter cette question avec les plus grandes précautions, même devant les serviteurs les plus dignes de confiance: il n'en reste pas moins que cette opposition occupe une large place dans les conversations entre les dynastes eux-mêmes, qui s'entretiennent de la hausse et de la baisse du sentiment monarchique, et que la possibilité de coups d'État et de révolutions est discutée, au cours de leurs rencontres et dans leurs réunions, dans des occasions et sous des formes dont le sujet moyen n'a aucune idée. Nous savons par Bismarck quelle influence les discussions de ce genre ont exercée sur les décisions qui ont été prises jusque dans la maison de Guillaume Ier et de son fils.

En ce qui concerne les fonctions publiques, le bourgeois moyen considère que toute charge doit être remplie avec un dévouement passionné, tant qu'elle est imposée, mais que personne ne doit s'octroyer lui-même une charge, qu'on doit même chercher à s'y soustraire, toutes les fois que ne se fait pas sentir d'une façon urgente la nécessité d'assumer une charge comportant une restriction de la liberté personnelle. Cette manière de voir ne peut s'appliquer à la charge dynastique. Le droit constitutionnel en vigueur fait, en effet, du dynaste, non ce qu'on appelle le premier serviteur de l'État, mais un associé, pour ainsi dire, de la nation, ayant les mêmes droits qu'elle; si donc, étant donnée l'instabilité des choses humaines, le centre de gravité qui existe entre le monarque et la nation ne peut être considéré comme ayant une fixité absolue, il n'y a aucune raison de ne pas admettre qu'il puisse être déplacé, le cas échéant, au préjudice de la nation.

Ici, comme dans toutes les circonstances compliquées en apparence, la meilleure solution du conflit me paraît être celle qui repose sur la conception purement humaine des choses. Lorsque les fils d'une famille sont devenus assez grands pour pouvoir fonder leurs propres foyers, l'autorité paternelle ne s'en trouve pas nécessairement diminuée. Elle revêt seulement une forme qui repose, au lieu de la contrainte, sur l'équilibre naturel. Si les fils ont une nature saine et s'ils ont confiance en leur père, ils continueront à le consulter toutes les fois qu'ils auront des décisions à prendre. Si le père, de son côté, a une nature saine et possède une expérience et une largeur de vue suffisantes, il restera le guide de ses fils, même après qu'ils se seront séparés de lui. Et ces rapports entre père et fils seront d'autant plus solides qu'ils seront moins conscients et plus spontanés. Si, au contraire, ils reposent sur des stipulations dictées par la jalousie et la méfiance, ils seront dépourvus de toute force interne.

On parle beaucoup, chez nous surtout, de monarchie forte. Or une monarchie est forte lorsque, au lieu de jouir de privilèges sans nombre et de responsabilités extraordinairement grandes, elle a su gagner l'adhésion de la partie la plus forte de la population. Et elle est particulièrement forte, lorsqu'elle s'appuie sur un sentiment profond et indéfectible du peuple car, en dernière analyse, ce pouvoir suprême repose, non sur des clauses écrites et sur des droits qu'il s'agit de faire valoir mais sur l'accord humain et la confiance humaine. Un monarque absolu, qui est libre de réaliser, dans les détails, le moindre de ses caprices, peut, dans les choses essentielles, se montrer totalement impuissant, incapable de réaliser une volonté forte ou capable de ne la réaliser que grâce à l'intervention d'un tiers qui se sert de lui comme d'un instrument. Par contre, le détenteur d'un pouvoir limité en apparence peut en réalité exercer un pouvoir presque illimité, lorsqu'il sait que dans chaque conflit pouvant surgir, il aura la nation à ses côtés et qu'il a la conscience de n'agir qu'au profit de la collectivité.

Ces choses impondérables et ces tendres chaînes, qui ne sont pas toujours maniées avec toute l'objectivité et toute l'impartialité nécessaires, nous intéressent et nous touchent au point de vue de l'action qu'elles peuvent exercer sur les idées du monarque et sur l'atmosphère de l'État populaire. Si le monarque s'occupe davantage de ce qui le sépare du peuple que de ce qui l'unit au peuple, s'il pense au passé avec regret et envisage l'avenir avec appréhension, si son esprit est préoccupé par la défense de ses droits et la stabilisation de sa maison, au lieu de chercher à rendre indestructibles les liens qui le rattachent à l'ensemble de la nation, ses pensées et résolutions assumeront cette duplicité qui confère souvent au caractère dynastique des traits indéchiffrables et problématiques.

Chaque pas devient un pas double, comme celui du pion sur le damier, car il doit servir à la fois à la chose et à la maison. Toutes les attitudes à l'égard des hommes deviennent des attitudes doubles: «Quelle est l'utilité de cet homme pour la chose, quelle est son utilité pour moi?» Toute manifestation revêt un aspect double: elle doit être à la fois efficace et utile.

Ce sont les rapports avec les hommes et le milieu qui, dans leur nature et leurs suites, nous intéressent ici plus particulièrement et se rattachent plus intimement à nos considérations sur l'État populaire. Nous allons donc les examiner d'un peu plus près.

Malgré ses parentés et ses amitiés internationales, la famille dynastique n'en reste pas moins une famille nationale. Elle a besoin de relations, peut-être de relations représentatives, et elle a le droit de les choisir. Mais ici intervient un élément de défense: la dynastie représente une caste tellement fermée, tellement lointaine que, pour elle, les différences de grandeurs disparaissent dans la perspective: chaque enfant du peuple lui apparaît comme un type délimité ou comme un spécialiste avec lequel on ne peut avoir que des relations uniquement en rapport avec sa spécialité. Une gradation naît cependant du fait que les grandes familles du pays sont plus rapprochées de la cour et forment une société dont les membres, se connaissant entre eux et étant connus de la dynastie, professent les mêmes idées, conçoivent la vie de la même façon et ont les mêmes habitudes qu'elle.

Dans les cas donc où la dynastie croit avoir besoin d'une défense particulière contre les tendances destructives de la population et ne peut se décider à s'appuyer sur l'ensemble de la nation, elle se tourne résolument vers la noblesse héréditaire, foncière et militaire, parce qu'elle sait que cette partie de la nation a autant à redouter la démocratisation que la dynastie elle-même, que son éclat, sa position et son sort en général dépendent étroitement de la couronne, que cette classe est toujours et toujours en mesure de fournir l'état-major de l'armée et des grandes administrations, de surveiller l'une et les autres, d'y maintenir l'esprit et l'organisation que commandent ses intérêts. Il naît ainsi, entre la dynastie et la noblesse une communauté d'intérêts exclusive et de plus en plus étroite communauté qui, si elle est parfois troublée par quelques conflits isolés, ne peut jamais disparaître, communauté dont les effets sont à peine visibles aux profanes et dont aucune constitution écrite ne limite la durée et l'extension.

En d'autres termes, toute dynastie qui ne tend pas consciemment, avec le libéralisme le plus large et un dévouement confiant, vers la réalisation de l'État populaire véritable, crée une aristocratie agraire et militaire, dont l'atmosphère pénètre la structure de l'État et dont les tendances dominent la nation. Nous aurons l'occasion d'examiner ailleurs la question de savoir si et dans quelle mesure la Prusse a conservé des éléments de féodalisme, visibles ou invisibles; ici nous allons poursuivre nos considérations générales sur l'État populaire.

Pour assurer à la caste féodale la prédominance absolue, il n'est pas nécessaire que toute l'armée et toutes les administrations se composent uniquement de membres de cette caste. Il faut, pour obtenir cet effet, le concours de quatre éléments. En premier lieu, la société qui gravite autour de la cour, la société dirigeante de la nation, doit être aristocratique, pour former la pépinière et l'école permanente des idées et des habitudes, pour offrir un choix suffisant et approprié de personnalités éprouvées et représentatives, pour servir de modèle auquel le reste de la nation n'aurait qu'à se conformer. En deuxième lieu, bon nombre de généraux et d'officiers des régiments d'élite doivent appartenir à cette société. La proportion doit être assez grande et constante, la préférence accordée aux régiments en question assez prononcée, pour provoquer l'émulation et l'imitation jusque dans les régions les plus reculées du pays; et pour cette raison les troupes d'élite ne doivent pas être concentrées dans un seul endroit. En troisième lieu, l'administration doit être pourvue, du moins dans les postes les plus élevés et importants, de chefs aristocratiques. En quatrième lieu, enfin, les administrations centrales de la politique intérieure et extérieure doivent, dans les postes les plus en vue et les plus responsables, être dirigées par des membres de l'aristocratie.

Inutile de pousser la complication plus loin. Il arrivera sans doute que même dans les postes administratifs secondaires, dans les garnisons de province, dans les établissements d'instruction, dans les administrations autonomes, la caste féodale finira par occuper une situation prépondérante. Mais ce sera là un résultat subsidiaire qui n'aura plus une grande importance pour la collectivité.

Du fait que la tendance féodale possède des attaches dynastiques, qui sont une garantie de son maintien et de sa persistance, du fait encore que tous les postes de quelque importance sont soumis à un contrôle ayant pour but d'en empêcher l'accès aux éléments de l'opposition et que le pays est parsemé d'un nombre suffisant de modèles auxquels chacun peut se conformer, s'il le veut; du fait enfin (et c'est là le point le plus important!) qu'une caste, dont tous les membres sont unis entre eux par d'étroits liens de parenté et sociaux, exerce dans son ensemble une influence personnelle tellement illimitée qu'elle est à même de supprimer toute opposition et de faire occuper tout poste plus ou moins menacé par un titulaire sûr,—de l'ensemble de ces faits, disons-nous, découle un phénomène tout à fait nouveau et qui saute aux yeux, mais auquel on ne prête pas toute l'attention qu'il mérite, car ceux-là mêmes qu'il affecte ne s'en rendent pas toujours compte: le phénomène de l'adaptation, de l'imitation féodale.

Des hommes qui, étant données leurs origines, leurs prédispositions, leur conception du monde et de la vie, n'ont pas la moindre raison de penser et de sentir en aristocrates, sont pris dans l'engrenage de la machine politique et militaire. On utilise leur plasticité juvénile, pour leur inculquer, à la faveur d'une longue éducation officielle, les idées et habitudes régnantes, le respect des institutions et situations féodales. Ceux qui se montrent totalement réfractaires sont éliminés et obligés souvent de sacrifier un avenir des plus brillants; d'autres deviennent indifférents; d'autres encore, et ils ne sont pas les moins nombreux, commencent par éprouver l'impression pénible d'être suspects à eux-mêmes et aux autres, de chercher à exagérer la manière de penser et de se conduire qu'on exige d'eux; ils forment la classe des aristocrates savants, aux mouvements moins libres que ceux des aristocrates de naissance, et ils sont loin de jouir des avantages réunis des deux classes dont ils font partie. Il arrive souvent, lorsqu'ils sont déjà avancés dans leur carrière, que le contrôle intérieur et extérieur auquel ils étaient soumis se relâche, pour céder la place à l'indolence et à l'abandon: les instincts d'indépendance, jusqu'alors refoulés, se réveillent, poussant l'homme soit à une lasse résignation, soit à une lutte sans issue.

Cependant, comme l'homme connaît rarement son caractère véritable et ne connaît jamais son caractère fictif, ceux qui ont subi l'éducation et l'adaptation dans cette atmosphère confinée auront l'illusion de se sentir tout à fait à leur aise et protesteront avec énergie contre la qualification d'inorganique appliquée à une manière de penser qui, faute de comparaison, leur apparaît comme absolue. À ceux qui reprocheront à l'État pénétré de l'atmosphère féodale d'être dominé par l'aristocratie, on opposera le fait que les bourgeois occupant des situations officielles sont beaucoup plus nombreux que les féodaux. Et comme l'objection tirée de l'esprit dominant et de l'atmosphère décisive ne s'applique pas aux éléments bourgeois, le contradicteur qui avait osé le reproche se déclarera vaincu et content. Les critiques venant de l'étranger revêtent parfois des formes tellement haineuses que le sentiment d'honneur interdit d'en tenir compte; en outre, elles témoignent d'une ignorance des faits, appellent les choses par de faux noms et ne servent finalement qu'à consolider l'ordre de choses existant.

C'est ainsi que, contrairement à d'autres puissances invisibles, telles que le jésuitisme et la franc-maçonnerie, dont l'activité est connue, souvent même exagérée, l'état de choses dont nous parlons reste profondément dissimulé. De temps à autre, un ministre renversé se demandera où tel particulier, bien qu'occupant une haute situation princière, a pu puiser la force et le pouvoir de le renverser, ce qui fera apparaître à sa conscience certains liens et rapports qui jusqu'alors lui avaient échappé; plus souvent, des journaux de nuance radicale opposeront à cet État de classe l'État juridique, mais reculeront impuissants et désarmés, lorsqu'on leur demandera des preuves.

Un État juridique peut se concilier avec l'atmosphère féodale, mais un État populaire ne le peut pas, car cette atmosphère fera toujours d'une partie du peuple la maîtresse héréditaire de l'autre; elle aura toujours une tendance à créer deux peuples, dont le plus grand aura toujours des raisons de mécontentement et de révolte. Et c'est ainsi que se referme le cercle, la dynastie constatant une fois de plus qu'elle peut s'appuyer seulement sur la caste, et non sur le peuple. Elle peut rompre ce cercle par un acte de confiance absolue et contribuer ainsi à l'édification de l'État populaire.

La contribution exigée du peuple dans le même but n'est pas moindre. Il ne doit pas voir dans l'État une association utilitaire, association armée de production et d'échange, ou association qui, en échange des quelques droits sans valeur qu'elle lui confère, lui imposerait des devoirs pénibles et des charges coûteuses et dont il serait condamné à faire partie toute sa vie durant, sans espoir de s'en échapper. Encore moins l'État doit-il apparaître au peuple comme un pouvoir policier élargi, intervenant dans toutes les circonstances de la vie humaine, par l'intermédiaire d'organes qui, partout où ils apparaissent, affirment hautement leur supériorité qui les place en dehors de la morale bourgeoise et pousse les citoyens à se soustraire à leur atteinte par tous les moyens possibles. Mais, surtout, l'État ne doit pas devenir ce qu'il est dans les pays latins décadents où chacun cherche à ruser avec lui et à s'en servir pour ses fins égoïstes, où l'État se trouve transformé en une sorte de marché sur lequel les coteries font commerce de leurs services, se vendent et se laissent acheter, en une caisse commune qui sert à enrichir les habiles aux dépens des sots.

L'État doit être le second moi de l'homme, son moi élargi et jouissant d'une immortalité terrestre, l'incarnation du vouloir commun, moral et agissant. Une profonde responsabilité doit lier l'homme à tous les actes de son État, au point que chaque acte accompli par celui-là puisse être considéré comme étant un acte de celui-ci. De même qu'au regard d'une puissance transcendante il n'y a pas de pensée ou d'action indifférente ou insignifiante, de même, au sein de l'État, il n'est pas de domaine d'où la responsabilité soit absente. La triple responsabilité, la responsabilité envers la puissance divine, envers soi même et envers l'État, crée cet admirable équilibre de la liberté dont l'homme seul est appelé à jouir et qui l'élève jusqu'aux confins du monde planétaire. Lorsque la tendance à orienter toutes nos idées et tous nos actes vers l'État sera devenue forte au point de descendre dans l'inconscient et de former, pour ainsi dire, notre seconde nature, ce jour-là sera créée cette conscience politique qui fait d'une nation une véritable unité supra-personnelle et la rend immortelle.

Mais ce résultat, à son tour, ne peut être obtenu que dans l'État populaire, et c'est pourquoi celui-ci doit être créé en premier lieu. Ce serait, en effet, se tromper soi-même et tromper les autres que de vouloir obtenir dans un État de classe ou de caste, par la prière ou la persuasion, par des menaces ou des promesses, une conscience collective pure. L'État fondé sur la force possède la puissance dont il peut se servir pour contraindre ses sujets; mais qu'il ait du moins le courage de ne pas exiger la reconnaissance et le dévouement de ceux qu'il exploite.

Après cette analyse générale, consacrée aux idéaux politiques, analyse qui ne vise aucune nation particulière et s'applique à toutes, tournons-nous vers les choses de chez nous et examinons-les à la lumière des idées que nous venons de développer. À mesure que nous avancerons dans ce travail, il deviendra de plus en plus difficile: en partie parce que nous devrons prendre garde de ne pas nous laisser déborder par la multitude des détails et que nous aurons à chercher un équilibre entre les exigences du jour et les fins absolues; en partie, et surtout, parce que l'époque douloureusement grande de la guerre nous met en présence d'un conflit de sentiments.

S'il fut un temps où, plus que par la comparaison avec des normes absolues, nos critiques nous étaient dictées par l'attente soucieuse d'événements inévitables qui devaient venir mettre fin à tout ce que nous avons édifié et marquer pour nos successeurs seulement le commencement d'une ère nouvelle, et si, à cette époque-là, nous avions facilement à la bouche des mots de reproche et même de colère, il est on ne peut plus humain et naturel que les nobles exploits, les souffrances salutaires de notre peuple éveillent en nous aujourd'hui un amour exclusif de tout autre sentiment, un amour qui nous éblouit et nous rend incapables d'apercevoir une forme quelconque aux contours nets. Et, cependant, nous avons plus que jamais besoin de la forme, de la mesure, de contours, parce que nous voulons bâtir. Les architectures idéales, qui ne sont pas fixées au sol, qui n'ont pas de contours nets, sont des châteaux en Espagne. En cherchant à entrevoir la possibilité la plus heureuse de notre avenir, nous devons tenir compte des limites naturelles de notre caractère, limites dont nous n'avons pas à avoir honte, car elles sont assez larges et peuvent encore être reculées par la connaissance. Sans doute, le plan sur lequel elles sont tracées ne peut offrir qu'un réseau de lignes sombres, de nuances dégradées; mais le regard intérieur aperçoit un dessin aux couleurs éclatantes.

Ainsi que nous l'avons déjà dit à plusieurs reprises, l'Allemagne, surtout celle du Nord et du Centre, qui renferme les principales régions, est un produit de fusion de couches sociales. Lorsque nous racontons son passé, nous parlons surtout de la couche supérieure, d'origine germanique, dont la domination s'étendait également aux autres pays occidentaux. Nous connaissons son histoire, ses noms et subdivisions ethniques, sa vieille langue, sa culture religieuse et l'art de son moyen-âge. Nous connaissons les transformations qu'a subies ce monde fermé, à partir du moment où ont commencé les mélanges et à partir de la création de la culture allemande moderne, création qui a été, au cours du XIVe et du XVe siècles, l'œuvre des paysans aisés, des habitants des villes et des patriciens allemands. Cette période avait duré jusqu'à l'époque romantique, et même les œuvres et les actes de notre époque classique ont eu pour principaux auteurs des représentants de la classe noble et patricienne de notre population. De temps à autre seulement on voyait surgir un homme au nom roturier, qui disait et créait des choses bizarres, singulièrement intemporelles. Et, cependant, vers la fin du XVIIe siècle la couche supérieure, amincie, était tendue jusqu'à éclater: les héritiers de noms, de propriétés, d'un fonds de culture et d'instruction ne se chiffraient que par milliers, alors que les anonymes se chiffraient par millions.

Au XIXe siècle, les membres de la classe inférieure font leur entrée dans l'histoire, et alors commence la dernière transformation de la manière de vivre et de penser, de la langue et de l'activité allemandes. On ne peut pas étudier le passé, sans apercevoir le profond fossé qui sépare l'ancien du nouveau; et, pourtant, on se résigne difficilement à l'idée que nous sommes devenus un peuple nouveau. Plus d'un préférerait faire partie du monde de Gœthe, Kant et Beethoven, que nous commençons aujourd'hui seulement à comprendre, que de ce monde de masses et de choses matérielles qu'est devenu le nôtre. Plus d'un aimerait mieux être héritier et successeur qu'ancêtre et pionnier. Il en est qui voudraient expliquer le phénomène fondamental de notre époque, la mécanisation, par des influences étrangères, par une contagion extérieure. Et, cependant, les hommes qui exercent aujourd'hui une action décisive sur notre vie et notre époque ne sont pas les fils des hommes d'autrefois. Ce ne sont pas les milliers de jadis qui ont produit les millions d'aujourd'hui: il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'œil sur les noms et les visages, de comparer, surtout dans les petites régions, restées à l'abri de mélanges, les représentants des millions d'aujourd'hui avec ceux des milliers d'autrefois. Ces millions, plus proches qu'ils ne le pensent des millions d'autres pays, ayant avec eux plus de ressemblance extérieure et intérieure qu'ils ne voudraient le reconnaître, ces millions, disons-nous, forment un peuple nouveau et peuvent le proclamer avec fierté et joie, car un commencement est plus difficile et comporte plus de responsabilités qu'une fin.

Sans doute, notre commencement ne fut pas seulement difficile: il fut aussi, en quelque sorte, triste et dépourvu de tout caractère sacré. Ceux qui ont apporté la mécanisation ont imprimé à leur époque le cachet de l'ancienne soumission. L'avidité et l'ambition, l'application au travail et la patience sans limites ont rempli les formes abstraites, mécaniques et massives des créations de cette époque de l'esprit du primitif terre-à-terre. Le peuple nouveau était un peuple primitif, au milieu de la civilisation la plus raffinée et de l'essor intellectuel le plus intense.

Si l'avènement de la couche inférieure s'était produit chez nous avec une violence volcanique, révolutionnaire, comme chez d'autres peuples, la responsabilité du pouvoir lui eût incombé dès le début. Mais étant arrivée à la surface avec une lenteur hydraulique et sans même s'en rendre compte, elle a reçu les droits qui s'attachent au pouvoir, sans en assumer les devoirs.

De la caste dominante, disparue en grande partie, principalement submergée par le nombre, des noyaux puissants se sont conservés et maintenus, surtout en Prusse. Ils se sont vu obligés de partager la domination économique avec la ploutocratie plébéienne, d'abandonner en partie les pouvoirs administratifs à une caste d'employés, assimilés à la noblesse, en gardant pour eux la domination rurale et conservant, grâce à leurs attaches avec la dynastie, le contrôle des affaires politiques et militaires. Mais, avant tout, ces restes de la noblesse, s'ils n'ont pu réussir à maintenir la pureté de leur sang, ont soigné leur type physique, au point que dans nul autre pays la différence n'apparaît, à première vue, aussi profonde entre le type moyen du noble et le type moyen des autres classes du peuple.

Cette différence se révèle d'une manière symbolique, lorsqu'on assiste au défilé d'un régiment d'élite. Les seigneurs qu'on qualifie d'ailleurs volontiers de ce nom, se distinguent par la finesse plus grande de leurs étoffes et la coupe de leur uniforme, par l'élégance de leurs armes, par leurs insignes plus discrets et plus choisis. Leurs chevaux, plus gracieux, portent un harnachement argenté et des selles légères. Mais l'aspect extérieur de ces seigneurs frappe plus encore que leur équipement: tête étroite, profil tranché, cheveux fins et blonds; le cou, court et enfoncé chez l'homme du peuple, est mobile et souple chez le seigneur, le dos est long et étroit, tout le corps est d'une flexibilité d'acier. Les mains sont distinguées et blanches, les cuisses et les jambes fines et bien dessinées: le cavalier se tient en selle sans la moindre contrainte. À côté de ce type vraiment noble, l'homme du peuple, à l'exception peut-être des originaires du Holstein ou de la Frise, apparaît lourd, large, ramassé.

De cette différence physique, qui est un des éléments d'opposition entre le seigneur et le serviteur, l'homme du peuple se rend profondément compte. Il adore la main blanche et obéit volontiers au robuste poignet qui le remet à sa place; au toi, qui lui est jeté amicalement, il répond respectueusement dans la troisième personne du singulier; il exprime avec tout son corps les marques extérieures de son respect. S'il lui arrive de vouer le même culte, à moitié inconscient, à un chef instruit sortant de ses propres rangs, il ne le fait pas naturellement, instinctivement, comme lorsqu'il s'agit d'un noble, mais parce que ce chef a su, par ses mérites personnels, gagner son estime. Son père a déjà adoré le père du seigneur actuel, et le vieux, tout en grondant et punissant ses propres enfants, regardait le jeune seigneur avec un pieux attendrissement. Et ce petit comte, âgé de sept ans, se comportait déjà, comme s'il avait une expérience cinq fois séculaire, comme un patron bienveillant et conscient de sa supériorité, traitant ses gens comme des protégés, sauf le dimanche où il les traitait en égaux; sachant ce qui leur était utile et nuisible, ce qui pouvait les rendre malades ou présomptueux; leur donnant ce qui leur convenait et exigeant d'eux ce qui lui revenait: le respect, en échange de la confiance; la soumission, en échange de la bienveillance. Le seigneur n'a pas à avoir honte devant ses gens; il peut faire ce que bon lui semble, car ses petits vices et ses petites faiblesses sont considérés comme des droits seigneuriaux; celui qui ne les possède pas devient suspect, et celui qui, à leur place, fait preuve de vertus bourgeoises, goût pour la science, pour les affaires, pour le travail, n'est pas un noble authentique. Depuis des siècles, chacune des deux castes a fini à la longue par s'adapter, à la langue, aux attitudes, aux manières, aux sujets de conversation, aux actes de bienveillance et de malveillance de l'autre. Toutes les formes et variétés de caractère, permises et possibles, sont connues et définies, toute attitude tolérable est prévue. Sont considérés comme intolérables, lorsqu'ils viennent d'en haut, la méchanceté, l'orgueil, le mépris et l'ironie; et lorsqu'ils viennent d'en bas, la critique, l'entêtement, le mécontentement et la révolte.

Cette conscience de sujets soumis et dévoués remplit en Prusse des millions d'âmes et pénètre même plus haut, jusque dans la bourgeoisie libre, où elle prend des formes corrompues et moralement dangereuses. Dans sa forme la plus pure, elle se manifeste par de beaux traits enfantins et rappelle l'heureuse vie patriarcale qui nous séduit tant dans la jeunesse de chaque peuple. Au point de vue de la psychologie des peuples, ces traits ont une grande valeur: ils créent la masse qui se prête le plus à la discipline et à l'organisation; un organisme collectif qui, sans se laisser influencer par des sentiments et des idées, fournit, jusqu'à la dernière limite de ses forces, l'effort qui lui est demandé; un esprit collectif qui suit avec une confiance inébranlable tout guide autorisé agissant et parlant d'une façon compréhensible et avec sympathie. Ce guide n'a pas besoin d'exciter l'enthousiasme ni de fournir des explications; aucune critique n'est exercée à son égard. Il ne s'agit pas là, à proprement parler, de la conscience du devoir, car il n'y a pas conflit; il s'agit encore moins d'obéissance passive, car la masse suit le chef de son plein gré; on se trouverait plutôt en présence d'une docilité quasi enfantine.

C'est la plasticité des masses qui a rendu possibles les deux grandes organisations prussiennes: l'armée et la social-démocratie, la première d'origine rurale et primaire, la seconde d'origine urbaine et mécanisée.

Les traits de caractère que nous venons de passer en revue ne sont pas germaniques. Ils sont en contradiction avec toutes les anciennes descriptions qui parlent de la nature altière, hautaine, individualiste des Germains, de leur soif d'indépendance et de leur hostilité à toute organisation. Ils sont en contradiction avec ce que l'histoire nous enseigne concernant l'activité des Germains, et surtout avec le tableau que nous présentent les noyaux germaniques ayant survécu dans la Suède du Sud, dans la Frise, en Westphalie, Franconie et Allemanie, et même avec les traits de la classe noble et patricienne de ces régions. La description que nous avons donnée est plutôt celle du caractère slave ayant reçu une légère empreinte germanique qui a transformé sa mollesse féminine et sa tristesse mi-orientale en gaieté enfantine et son obéissance passive en zèle actif, par le souvenir de l'ancienne fidélité librement consentie.

Il est difficile de dire dans quelle mesure les grands traits de l'ancienne classe supérieure allemande—besoin de créer, passion mystique, profondeur et transcendance—ont pénétré dans l'âme des masses. Toujours est-il que ces traits n'ont pas encore beaucoup contribué à faire naître une vie spirituelle supérieure: le chant populaire a disparu, l'art populaire n'existe pas encore, les plaisirs refoulent les joies. Nous n'avions pas besoin de la guerre pour savoir que notre peuple était capable, comme aucun autre, d'amour, de dévouement, de sacrifice et de courage. L'intelligence, la patience et l'application ont créé la mécanisation. Nous avons déjà eu plus d'une fois l'occasion de parler de ces qualités et d'en apprécier la valeur morale. Ici nous allons envisager leur portée politique, en nous plaçant uniquement au point de vue de l'avenir national.

Si la souplesse et la docilité, le respect de l'autorité et le sentiment de dépendance créent les associations de sujets les plus maniables, il n'en reste pas moins que la formation de sujets ne constitue pas la fin dernière de l'État. Comme dans les grandes constructions, tous doivent à la fois charger les autres et porter eux-mêmes. Si notre voisin de l'Ouest nous offre le spectacle d'un organisme instable où chacun veut dominer et où personne ne veut servir, à moins qu'on ait recours, pour obtenir des services, à la ruse ou à l'enthousiasme artificiel, l'Orient, de son côté, nous effraie par la mortelle apathie des masses qui, chargées de fardeaux écrasants, succombent ou aboutissent à des explosions de violence. Le danger qui nous menace consiste dans le manque d'indépendance, de conscience de nos forces et de notre dignité, dans l'absence de jugement personnel et dans la crainte de la responsabilité.

Si l'ingénuité et le manque d'indépendance sont les matières premières politiques que nos masses, encore incultes, fournissent en vue de l'édification de l'État, les défectuosités de ces matériaux apparaissent singulièrement nombreuses, lorsqu'on envisage les masses touchées par la mécanisation: prolétariat urbain et classes moyennes.

Il est vrai qu'on retrouve, dans ce monde mécanisé, cette situation de dépendance qui semble décidément inévitable. Ici encore, l'État est, non la chose de tout le monde, mais un domaine confié à l'administration des hommes les plus notables. Ici encore il y a un pullulement d'autorités dont on ne fait ni ne fera jamais partie. Mais ces autorités, loin d'être d'origine nobiliaire, loin d'être représentées par des personnalités patriarcales, sont des gens ordinaires occupant des postes et emplois anonymes: c'est le capital représenté par le directeur, l'ingénieur de l'exploitation, le fondé de pouvoirs, le contre-maître, par des commettants, des clients, des financiers; c'est la bureaucratie, représentée par le percepteur, le policier, l'employé de guichet. On doit, en outre, accomplir deux années de service militaire, sous les ordres de la classe féodale, représentée par le lieutenant et le sous-officier. L'obéissance à toutes ces puissances n'est plus indifférenciée et instinctive: elle n'est pas non plus accordée à contre-cœur, car on manque de termes de comparaison, dans le genre de ceux qui s'offrent aux nationaux émigrés à l'étranger. L'obéissance est acceptée comme une pénible nécessité de la vie, et avec le sentiment d'une obligation à laquelle il n'est pas permis de se soustraire. C'est pourquoi la révolte contre cet état de choses apparaît, non comme une revendication du droit à la liberté, mais comme un acte d'insubordination qu'on commet avec une nuance de remords.

La consonnance brutale du mot subordination est faite pour nous rendre sensible la résignation désespérée à une domination anonyme. Lorsque la révolte est organisée, comme dans la social-démocratie, elle affecte à son tour, étant donné que la relation de dépendance tient à notre être par de profondes racines, la forme de la subordination. Et lorsqu'elle ne le fait pas, elle dégénère en cancans de domestiques et en discussions de brasserie.

Il n'y a pas de chemin qui conduise des classes inférieures aux supérieures. La richesse et l'instruction érigent autour de ceux qui les possèdent des murailles de verre, et le profond fossé qui existe entre les formes de vie en deçà et au-delà de ces murailles ne peut pas être franchi à la faveur de l'imitation et de l'insinuation, comme c'est le cas chez les peuples méridionaux.

Une profondeur rêveuse, le sens de l'essentiel dont les choses ne sont que le reflet, une forte personnalité et une universalité systématique qui voit la contre-possibilité de toute possibilité et en tient compte: telles sont les grandes, les plus grandes qualités qui ont, dès l'origine, fait de l'Allemand un adversaire de la forme. C'est qu'en effet toute forme est délimitation et unilatéralité. Elle repose sur la suffisance, sur l'opinion enfantine qu'à côté de ce qui est bon existe quelque chose de parfait qui ne peut être dépassé, et qu'à côté de ce qui est prouvé il ne peut pas y avoir autre chose. Sans doute, l'amour de la forme a sa source dans l'aspiration paradisiaque de l'homme à l'accord pur, à l'harmonie parfaite, dans ce sentiment classique de l'équilibre qui fait reculer l'homme devant les abîmes célestes et infernaux. On a beau parcourir les domaines de l'art, de la science, de la vie personnelle, sociale et politique, on n'y trouvera pas une seule forme fondamentale qui soit née dans notre pays. Les formes de l'architecture et des styles, des ustensiles domestiques, des tableaux, de la musique, du roman et du drame, de l'organisation militaire, du culte, de la manufacture, du commerce et de l'industrie, des entreprises par actions et des constitutions,—toutes ces productions et formations extérieures, qui portent encore aujourd'hui des noms étrangers, ce sont d'autres qui les ont conçues pour nous. Et, cependant, l'esprit allemand s'est emparé de ces vases, l'un après l'autre, a complété d'une main pure et avec une compréhension sympathique l'idée qui a présidé à leur forme et a ensuite rempli leurs creux avec un breuvage enivrant tellement riche et abondant que les vases se sont trouvés débordés et qu'il a fallu créer de nouvelles formes pour le trop-plein du liquide.

Cela nous a porté bonheur et a enrichi le monde. Mais nous sommes restés pauvres en formes, parce que nous les méprisons. En revanche, les créateurs de formes, qui se moquaient de nous, se sont appauvris spirituellement.

Cependant, comme la politique n'est pas une entité absolue, mais une lutte entre forces et contre-forces, nous devons tenir compte d'une certaine absence de forme qui nous est nuisible. Nous avons parlé plus haut des oppositions qui existent entre différentes manières de voir, et nous devons convenir que la nôtre manque de toute régularité et confine, grâce à notre nonchalance innée et à notre indifférence déclarée pour toute apparence, à un informe laisser-aller.

Nous perdons ainsi cette force civilisatrice qui repose sur le maintien résolu de formes de vie éprouvées. Plus que cela: si les rapports de dépendance dans lesquels nous vivons et qui s'expriment par la subordination à ce qui est au-dessus, par le commandement dirigé vers ce qui est au-dessous, si ces rapports, dépourvus de noblesse, s'opposent déjà à ce que nous devenions un peuple de maîtres, l'absence de forme contribue de son côté à diminuer notre conscience de maîtres à l'intérieur de notre pays, l'efficacité de notre activité de maîtres hors du pays. Si nous nous sommes montrés, dans les pays étrangers, aussi mauvais colonisateurs que dans notre propre pays, si nous n'avons su nous attacher ni les nations que nous avons nourries avec notre sang, ni les peuples qui se rapprochent de nous par leurs origines, cela tient moins à nos institutions qu'au fait que nous ne sommes pas des maîtres-nés. Mais être maîtres ne veut pas dire afficher des prétentions présomptueuses, ce qui ne peut être le fait que de natures ignorant l'indépendance interne et profondément déprimées. Non, ce qui caractérise un peuple de maîtres, c'est l'équilibre instinctif, établi en dehors de toute réflexion, des droits et des devoirs, c'est l'intuition des distances, c'est le renoncement à des exigences mesquines, c'est la faculté de saisir l'essentiel et de s'y tenir, c'est une supériorité qui rend capable de sacrifier ses aises à sa dignité, c'est enfin, et surtout, la justice inflexible, libre, étrangère aux préjugés et ignorant le mépris.

Lorsque l'état de dépendance se complique d'une situation matérielle gênée, c'est la mesquinerie qui guette les gens qui en sont victimes. En elle-même, la privation la plus dure est compatible avec la sérénité et la liberté consciente. Mais celui qui sait s'accommoder de la dépendance involontaire, succombe facilement à la tentation de chercher dans l'apparence une compensation à ce dont il est privé. Or, l'apparence et la privation sont difficiles à concilier, et cette incompatibilité ronge la vie domestique, accable les femmes de soucis et prépare des générations élevées dans la servitude.

Celui qui a la servitude, pour ainsi dire, dans le sang, celui, qui, sans s'en rendre compte, s'incline devant la domination d'une caste qu'il n'aime plus, mais qu'il envie, celui qui sait que son sort et celui de ses enfants est inéluctable,—celui-là trouve sa consolation dans le fait que ses semblables sont logés exactement à la même enseigne que lui. Il aime mieux supporter une contrainte plus forte de la part de ses supérieurs-nés que de voir un homme de son propre sang s'élever et se rendre libre. Le fait que quelqu'un de son milieu et de son entourage a acquis un certain degré de bien-être ou de puissance, loin de le rendre fier et plein d'espoir, l'aigrit, car il sait que ce quelqu'un est à présent à même de s'asseoir aux tables olympiques et de considérer ceux qui sont restés en arrière avec mépris et dédain. La joie naïve des Américains qui ne se lassent pas de vanter les milliards de leur compatriote, en ajoutant qu'il a débuté comme vendeur de journaux,—cette joie n'est possible que dans un pays où tout est ouvert à tous. L'idéal du mécontent de chez nous ne consiste certainement pas dans l'acquisition pure et simple de richesses matérielles qui tentent surtout le citoyen d'outre-mer; mais il ne consiste pas davantage dans la libre ascension spirituelle. Non, son idéal, c'est une utopie des plus terre-à-terre, et en même temps des plus irréelles et dangereuses: c'est l'utopie de l'égalité, même de celle qui ne peut être réalisée que par l'abaissement de tous.

Il serait injuste d'appliquer à cet ensemble de sentiments la qualification méprisante d'envie. Mais nous devons tenir compte des dangers que ces sentiments présentent au point de vue de la politique idéale. Si, en effet, tout état libre et désirable repose, non sur une démocratie immobile, mais sur le va-et-vient continu de forces spirituelles, il est certain que l'envie est la force qui s'oppose le plus au mouvement d'ascension et contribue le plus à maintenir au pouvoir, par simple habitude, des puissances expirantes.

Si l'on jette un coup d'œil sur l'ensemble des grandes et belles qualités qui caractérisent nos classes moyennes et inférieures, —infaillible honnêteté, compétence et fidélité au devoir, ardeur au travail, courage devant le danger et la souffrance, sentiment calme, profond et pieux que leur inspirent Dieu, l'homme et la nature, amour de la patrie et oubli de soi-même, soif de savoir, de comprendre et de pouvoir,—les tâches sombres de notre tableau apparaissent insignifiantes au point de vue humain, et notre nation peut encore se vanter heureusement de posséder si peu de défauts. Mais si nous nous plaçons au point de vue des idéaux politiques, qui forment la pierre de touche de notre analyse, nous ne pouvons plus nous contenter de cette considération, car les quelques défauts que présente notre caractère sont malheureusement de ceux qui peuvent rendre, et ont rendu pendant longtemps, un peuple a-politique. Ce dont nous avons besoin, c'est l'indépendance, le sentiment de noblesse, la mentalité de maîtres, le désir de responsabilité, la générosité; nous avons besoin de nous affranchir de l'esprit de soumission et de commandement, de mesquinerie et d'envie. Telle est la condition de toute la politique allemande et de toute la politique de l'avenir, et cette condition sera réalisée, non par les institutions, mais par une transformation de notre caractère. À l'avenir, tout homme politique, pour autant qu'il ne représentera ni puissance, ni intérêts quelconques, devra être pénétré de cette vérité que c'est l'éveil de nouvelles forces morales qui constitue la condition fondamentale de notre organisation et que les institutions humaines suivent docilement la marche du développement, comme l'écorce suit la croissance du tronc. Si nous sommes devenus une nation il y a cent ans, si nous sommes devenus un État il y a cinquante ans, nous devons dès maintenant, par une renaissance intérieure, commencer à devenir une nation politique, un État populaire.

Certes, il y a quelques années à peine, le plus grand connaisseur de notre histoire nous donnait peu d'espoir. Il louait le peuple pour sa fidélité à ses seigneurs terriens et pour sa soumission; mais il s'emportait, dès qu'il était question d'opinion publique, de courants politiques et de responsabilité. Aux publicistes, aux savants, aux professionnels de la politique et aux dilettanti il attribuait la responsabilité des erreurs populaires qui menaçaient son œuvre. L'immaturité du peuple était pour lui un axiome, puisqu'il allait jusqu'à refuser au peuple un sentiment national direct; ce n'est qu'indirectement, d'après lui, par l'intermédiaire du sentiment dynastique, qu'un sentiment national allemand pourrait s'affirmer.

Certaines formes de patriotisme que nous avons connues pendant les années d'agrandissement qui ont précédé la guerre semblaient confirmer cet impitoyable jugement. Nous avons rarement connu les explosions spontanées de fierté virile qu'auraient dû nous inspirer notre peuple, notre pays, notre communauté. Nous nous contentions d'hommages symboliques, et plus d'une fois, pour nous sentir unis, nous avions besoin d'être stimulés par une haine commune.

Notre découragement s'aggrave encore, à mesure que nous nous élevons vers les couches de la grande bourgeoisie, vers les éléments puissants, dominants, sinon toujours dirigeants, de notre société capitaliste. Cette puissance politique centrale nous offre une image concrète de ce dont elle est capable dans l'attitude du parti qui la représente au Reichstag allemand: du parti national-libéral.

Ce parti ne peut pas obtenir grand'chose, mais il est capable de tout empêcher; il porte une responsabilité plus grande que celle dont il a conscience. Il représente les éléments cultivés de la grande bourgeoisie, mais aussi les intérêts du capitalisme; il conserve les vieux idéaux du libéralisme, mitigés cependant par des compromis avec les pouvoirs établis; il est partisan du jugement libre et exempt de préjugés, mais il a besoin aussi des forces et des moyens dont disposent les défenseurs privilégiés de l'État. Il pourrait exercer une action décisive et, cependant, lorsqu'on jette un coup d'œil sur les quelques dernières dizaines d'années, on constate que, malgré lui et sans en avoir jamais été remercié, il a été au service du féodalisme.

Comme le parti, la classe qu'il représente manque de force directive. Les intérêts sont mis avant et au-dessus des idéaux, les dangers venant d'en bas menacent la propriété; or, y a-t-il un intérêt supérieur à la propriété? N'est-il pas malheureux que la voix de ceux qui ne possèdent pas se fasse entendre dans la représentation nationale, lorsqu'il s'agit de régler l'emploi de la fortune nationale? Aussi doit-on combattre tout d'abord le péril du communisme; le reste viendra après. Et, d'ailleurs, qu'est-ce que la politique, d'une manière générale? Une perte de temps. La marche de l'administration et des affaires extérieures est assurée par des spécialistes, sinon toujours d'une façon parfaite, du moins aussi bien que partout ailleurs. On peut les critiquer et, lorsqu'ils pensent trop à leurs intérêts personnels, les rappeler à l'ordre. Mais le plus urgent, ce sont les tâches journalières: le bénéfice annuel, l'agrandissement de l'entreprise, le dividende sont choses qui ne peuvent attendre. Vous dites que toutes ces choses reposent sur une base profonde, à l'abri de tout danger et de toute menace, à savoir sur la puissance de l'État et sur le bien-être du pays? Laissez-nous d'abord mettre de l'ordre dans ceci et cela; peut-être nous restera-t-il ensuite un peu de temps pour nous occuper d'autre chose que les affaires. Sans doute, tout irait mieux si... suivent des jugements durs sur des personnes responsables et irresponsables, car on est incapable de comprendre (et quand on le peut, on ne le veut pas) que c'est le système qui est responsable, et non les personnes, et que c'est la nation qui est responsable du système.

Si encore il n'y avait que cette indifférence! Mais plus on s'élève dans la hiérarchie bourgeoise, et plus on s'enfonce dans l'ombre d'une dépendance volontaire dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est une sorte de vénalité désintéressée.

Il faut faire honneur à sa situation et à sa carrière. On ne voudrait pas sacrifier les relations qu'on entretient avec des hauts dignitaires. Un grand train de maison exige des invités de marque. On a quelquefois à combler certaines lacunes de l'éducation et de l'instruction; or, rien ne les comble mieux qu'une bonne couche d'idées toutes faites. Le régiment et le corps dont fait partie le fils, les amis et parents du gendre exigent des égards. On ne doit jamais négliger les relations: avancer en grade, passer d'une classe à une classe supérieure, c'est s'ouvrir des perspectives pleines de joie; et même les satisfactions moins importantes de la vanité bourgeoise exigent, en plus de certains efforts matériels, des idées de tout repos, sans rien de subversif.

Sans doute, il y a encore des patriciens dont le caractère se refuse à solliciter et à recevoir; des patriciens qui, s'appuyant sur quelques droits et devoirs, tiennent à préserver leur personnalité et renoncent à recevoir des invités qui, se rencontrant par hasard à la porte de votre maison, ont l'air de s'excuser les uns devant les autres de cultiver une pareille relation. Ces exemples sont particulièrement fréquents dans les villes et dans les maisons de la bourgeoisie aisée. Quant aux nouveaux riches, qui sont plus nombreux en Allemagne que dans n'importe quel autre pays européen, il faut les excuser si, grisés par leur ascension, ils ne trouvent plus rien impossible et croient continuer à monter, alors qu'ils ne font que s'infiltrer.

La sagesse rancunière de Louis XIV a réussi à dompter la noblesse, en assignant à son culte un objet nouveau: la cour. Sans s'en rendre compte, notre système féodal a préparé le même sort à notre bourgeoisie montante: il lui a ouvert une nouvelle perspective, en lui demandant en échange le sacrifice de ses idées. Le résultat de cette imitation de la manière de penser féodale a été plus complet qu'on n'aurait pu le croire de prime abord: il manque à notre bourgeoisie ce léger mélangé de scepticisme qui convient si bien à la noblesse authentique, laquelle, se sachant telle, ne craint ni les critiques ni les épreuves. C'est pourquoi nous voyons nos bourgeois avancer avec une conviction, une méfiance et une pompe qui sont trop exagérées pour être naturelles.

On peut attacher à ces faiblesses une importance morale plus ou moins grande; mais ce qui est certain, c'est qu'en faisant d'une classe la pupille d'une autre, elles la démoralisent au point de vue politique. C'est ainsi que dans la Prusse allemande il ne subsiste qu'un seul pouvoir politique véritable: le féodalisme conservateur. Le peuple suit l'autorité; celle-ci fut d'abord cléricale et féodale; lorsqu'il s'en détourna, ce fut pour suivre l'autorité des agitateurs. Le socialisme dispose des masses et poursuit des intérêts, mais il lui manque une conception spirituelle du monde. Le catholicisme organisé place les intérêts confessionnels au-dessus des intérêts politiques. Le féodalisme seul possède une conception du monde, d'un caractère historique et religieux, qui se concilie très heureusement avec ses intérêts politiques et matériels. Il dispose du pouvoir exécutif, il a partie liée avec la plupart des puissances dynastiques, militaires et familiales et entraîne dans son sillage la partie la plus puissante de la bourgeoisie.

Le succès constitue l'argument le plus fort en faveur de ce qui existe. Si la guerre actuelle se terminait par une victoire complète, rapide, absolue, la réalisation de l'État populaire s'en trouverait considérablement retardée. Et, d'un autre côté, il n'est pas un Allemand qui, aimant son pays et son peuple, ne préférerait mille fois supporter la réaction, même aggravée, de 1815, plutôt que d'admettre la moindre diminution de la puissance et de l'honneur de l'Allemagne. Mais quelle que soit l'issue de la lutte mondiale, une chose est certaine: pour les fins suprêmes de la nation, qui nous intéressent ici, cette guerre constitue une préparation, et non une décision. Nous devons cependant nous attendre à ce qu'elle se répercute dans l'avenir par trois effets plus ou moins lointains, dont l'un, le troisième, fera ici l'objet d'une analyse et d'une discussion spéciales.

En premier lieu: cette guerre constitue la première épreuve vraiment collective du peuple allemand, dont les couches inférieures forment aujourd'hui le noyau principal. Les armées combattantes du XIXe siècle représentaient une petite fraction de la population, surtout de la population rurale, de la haute bourgeoisie et de la noblesse. Aujourd'hui, on se trouve pour la première fois en présence du peuple armé, du peuple tout entier sous les armes. Et ce n'est pas seulement l'armée qui combat, qui peine et qui souffre: c'est toute âme vivante du pays. Et cette fusion, ce ne sont pas les journées d'août qui l'ont opérée, quelque magnifique et immense que fût alors l'enthousiasme: celui-ci ne fut en effet qu'un enivrement de fête, au sens le plus élevé du mot, et si l'on avait pu alors jeter un regard derrière le voile qui cachait l'avenir, cet enthousiasme se fût certainement calmé, comme chez les quelques rares clairvoyants dont l'attitude fut, sinon plus froide, beaucoup plus grave. Ce qui nous unit aujourd'hui est moins joyeux, moins lumineux, mais à l'abri de toute menace et de toute déception future: ce sont le devoir et la responsabilité qui ont résisté victorieusement à toutes les épreuves. Aujourd'hui nous percevons l'unité du double son: soucis et douleurs, d'un côté; espoir et confiance, de l'autre. Cette communauté de vie et de souffrances constitue un ciment plus puissant de la nationalité que les origines, la langue, les mœurs et les croyances. Ce qui s'est uni sous une pression pareille, reste uni pour toujours. Ce qui s'est divisé, reste divisé à jamais. Jusqu'alors la couche inférieure était une partie constitutive de la nation et, il faut le dire, la plus grande; à partir d'aujourd'hui, elle est un membre de la nation, et le membre le plus puissant, dans la mesure du moins où elle est consciente de sa responsabilité. C'est en effet cette responsabilité du corps de la nation qui décide tout; si nous pouvons l'acquérir et la conserver, nous sommes et restons une nation et un État populaire; si nous sommes incapable de l'acquérir, nous restons la classe subordonnée dans une association politique. Ce qui nous reste de notre manque d'indépendance, de notre immaturité, de notre absence de sens politique, disparaît dès que nous avons saisi et retenu ceci: l'État, et le pays sont res publica, la chose de tous, et non la chose de particuliers, de classes ou de castes; chacun est responsable de cette chose, comme il l'est de lui-même, de sa femme et de ses enfants, de sa maison et de son foyer, de sa famille et de son nom.

En deuxième lieu: la diminution du bien-être européen, consécutive à la guerre, le déplacement de la propriété et l'aggravation des charges que la guerre aura occasionnées domineront partout l'ampleur et les forces contributives de la classe moyenne supérieure. On aura beau imposer la richesse jusqu'aux extrêmes limites compatibles avec la forme actuelle de la vie économique, on réussira sans doute à diminuer d'une façon notable son total, mais non le nombre de riches, malgré le changement de personnes qui peut résulter d'appauvrissements occasionnels et de la formation de nouvelles fortunes. L'agriculture, malgré les difficultés d'exploitation passagères, verra son niveau s'élever, grâce à l'intervention du capitalisme et, vu la situation générale, ses charges ne seront pas augmentées d'une manière excessive. La classe moyenne inférieure et la classe ouvrière réussiront, par la lutte pour les salaires, à maintenir leurs conditions d'existence normales, malgré l'accroissement des charges. En revanche, le rentier, le propritaire d'une maison de rapport, le commerçant moyen ne trouveront pas de compensation: ils seront affaiblis, prolétarisés en partie, et les couches inférieures de la classe ploutocratique ne seront pas elles-mêmes assez riches en hommes et en fortunes pour les remplacer.

Cette classe moyenne, cependant, recèle dans son sein des savants, des publicistes, des bureaucrates d'un talent non négligeable, et dans ces dernières années c'est elle qui fournissait à la vie économique des administrateurs supérieurs ayant reçu une culture scientifique et possédant le sens de la responsabilité commerciale. La déchéance d'une classe indispensable au point de vue intellectuel, ne restera pas seulement pour ses membres un avertissement douloureux et ne constituera pas seulement une perte sensible pour l'organisme social: elle nous apportera surtout la preuve que, tout comme notre corps gouvernemental, le corps des représentants de notre travail intellectuel repose sur une base trop étroite.

Cette preuve nous fait toucher du doigt le vice fondamental de notre organisation sociale où règne encore l'usage primitif de confier les responsabilités à des castes héréditaires, alors même qu'elles sont frappées d'épuisement quantitatif et qualitatif, cependant qu'en bas grossit la masse du peuple qui n'a pas encore donné sa mesure, qui s'use dans l'uniformité d'un travail mécanique et se trouve exclu du service national et de l'essence même de la nation. Nous avons là une véritable leçon des choses qui nous montre d'une façon irréfutable qu'un corps vivant ne peut se renouveler et se recréer intérieurement que grâce au va-et-vient organique des forces et des sucs, et que la rigidité inorganique doit céder la place au principe organique du mouvement et de la croissance.

En troisième lieu: cette guerre porte un coup décisif au principe de la liberté de la propriété individuelle et prépare les formes futures de l'économie collective, en montrant sur le fait que les affaires économiques ne sont pas chose privée, mais la chose de tous.

Jusqu'à présent, l'intervention de l'État dans les intérêts économiques privés était minime. Des lois sanitaires et sociales fixaient les limitations et les obligations les plus indispensables; des lois sur le commerce et sur les sociétés par actions préservaient contre les abus les plus immédiats en matière de contrats; quelques monopoles étaient soustraits à l'industrie libre; des traités de commerce réglaient les échanges extérieurs. Jugeant ces interventions au point de vue du libre jeu des forces, beaucoup s'en plaignaient et les supportaient à contre-cœur. Elles sont cependant insignifiantes et primitives, si on les considère au point de vue d'une économie collective rationnelle. Parmi les jugements portés sur notre économie de guerre, qui a surgi sans préparation, mais dont l'improvisation a été somme toute assez heureuse sur les points essentiels, on entend souvent des plaintes sur l'excès d'organisation, et nombreux sont ceux qui attendent avec impatience une prochaine détente. Nous souffrons sans doute d'un excès d'organisation, en ce sens que nous sommes soumis à des réglementations contradictoires, portant souvent sur des détails sans importance aucune, car on confond souvent notre souplesse qui nous rend facilement organisables avec la faculté d'organisation proprement dite, et on croit avoir tout fait, lorsqu'on a accumulé règlements et prescriptions. Nous croyons souvent posséder l'aptitude à l'organisation, parce que nous sommes tous passés par l'école de la pensée systématique et schématique; mais, en réalité, cette aptitude est excessivement rare, car pour savoir ce qui est décisif, pour éliminer ce qui n'est pas essentiel, pour connaître les hommes et pouvoir les juger, il faut des dons spéciaux et une longue expérience. Nous aurions cependant sérieusement besoin de cette aptitude, car, malgré les mille sens que les pédants sous-entendent, lorsqu'ils parlent de changement de méthode, il est certain que nous sommes en train d'opérer un changement de méthode dans un sens qui, lui, n'admet aucune équivoque: jamais, en effet, nous ne pourrons plus revenir en arrière, vers cette liberté illimitée de l'économie privée dont l'égoïsme naïf éveillera chez nos successeurs un sentiment analogue à celui que nous éprouvons au récit des pratiques du temps de Robert Macaire. Le troisième effet éloigné de la guerre, la transformation de l'économie conformément au principe: l'économie est la chose de tous, signifie le premier pas important vers l'organisation de l'avenir; et il ne serait pas inutile d'en analyser l'une après l'autre les conditions et les conséquences.

1. C'est la machine qui joue un rôle décisif dans la guerre mécanisée; la machine, c'est-à-dire les munitions et les moyens de transport. La transformation de toute l'industrie d'un pays belligérant en industrie de guerre est une condition indispensable. Désormais, en parlant d'armements, on n'entend pas seulement une réserve d'armes: l'armement, c'est le pays tout entier, transformé en un arsenal dans lequel tous ceux qui ne sont pas sous les armes forgent des armes pour ceux qui se battent. Or, l'armement comporte toutes les substances imaginables que la terre produit, et, comme il est destiné à détruire et à être détruit, son remplacement constitue le problème technique fondamental de la guerre.

Le problème de l'armement devient ainsi un problème de travail et de matériaux; et il est d'un sérieux angoissant, lorsque le pays belligérant est bloqué par ses ennemis.

Il importe donc à l'État de savoir exactement ce qui se produit et se consomme dans ses domaines, de connaître la manière dont tels et tels produits sont obtenus, de posséder l'inventaire des substances dont il peut disposer. Il doit pénétrer jusqu'à la trame la plus interne de la production, dans l'atelier du fabricant, dans la caisse du propriétaire foncier, dans les bureaux du commerçant. Il dresse des plans de mobilisation pour la campagne économique, répartit ouvriers et employés, contrôle les méthodes de travail; il ne peut pas admettre le gaspillage de place, de forces, d'instruments de travail; il se préoccupe de la dépense de matières premières et de substances auxiliaires de provenance étrangère; il veille à ce que ces matières et substances soient économisées ou remplacées dans la mesure du possible, que leur réapprovisionnement soit assuré, qu'il en existe toujours une réserve suffisante et qu'elles soient réparties selon les besoins et les nécessités. Un nouveau principe naît, celui de la protection des matières premières, qui n'a rien de commun avec celui de la protection de l'industrie. Dans la consommation, on doit accorder la préférence aux matières premières de provenance intérieure, alors même que cela ne correspond pas aux calculs fondés sur les seuls intérêts, alors même que le prix de revient de ces matières est plus élevé: des économies réalisées sur la fabrication, des subventions éventuelles combleront la différence. L'élasticité des industries, et notamment leur faculté d'extension et la possibilité de leur transformation en cas de guerre, doivent être souvent vérifiées et réalisées à titre d'essai et d'épreuve. Lorsque les sacrifices exigés par ces expériences sont trop grands, dépassent une juste mesure, il faudra encore avoir recours aux subventions et, en dernier lieu, à la création d'industries d'État.

Ainsi se trouve affecté le principe de la liberté économique, d'après lequel chacun serait libre de se procurer de l'argent ou du crédit, de fonder une firme par un acte notarial et de disposer ensuite à son gré de la quantité limitée des instruments de travail et des moyens de travail disponibles, de la main-d'œuvre du pays, des matières premières de provenance intérieure ou obtenues, à la suite d'échanges, de pays étrangers, voire d'utiliser les variations de change, et tout cela en ne tenant compte que des conclusions subjectives, telles qu'elles lui sont dictées par ses intérêts, qu'il tire de la situation telle qu'elle se présente à un moment donné. Sans doute, capital, main-d'œuvre, matières premières ne sont ni ne seront, comme le voudraient les socialistes, propriété collective; mais ils seront soumis à la protection collective.

2. Lorsque l'époque des grandes luttes politiques et économiques sera close, le nationalisme économique devra céder la place à des conceptions plus rationnelles. Il ne faut pas exagérer l'importance de ce progrès, car la période de l'exaltation nationaliste (et c'est en cela que pourrait consister sa mission historico-économique) apportera peut-être la preuve qu'on peut, grâce à une intensification correspondante de la technique, rendre n'importe quel sol capable de fournir à ses habitants, dans des conditions économiques avantageuses, tous les produits nécessaires ou simplement désirables. S'il y avait déficit, on pourrait le combler, en échangeant les produits dont le pays a le monopole contre ceux qui lui manqueraient. Les droits sur les exportations et les monopoles d'exportation remplaceront, dans les futures négociations entre États, les anciens droits sur les importations. Toutes ces mesures auront, sans doute, pour effet de dresser entre les pays des barrières qui nous paraissent aujourd'hui absurdes; mais ces barrières auront des effets esthétiques incontestables, en ce sens qu'elles opposeront une digue au nivellement, à la standardisation mécaniste des biens de consommation. Et de même que le voyageur de jadis trouvait dans chaque pays, dans chaque ville des fruits, des gâteaux, des ustensiles, des costumes et des constructions qui n'avaient leurs pareils dans nul autre pays et nulle autre ville, de même, à l'avenir, les produits de chaque pays auront leur caractère local particulier, et nous ne serons plus condamnés à subir la monotonie de produits identiquement pareils dans tous les pays et sous toutes les latitudes.

Un jour viendra, peut-être, où nos descendants éloignés envisageront le retour au libre-échange mondial avec plus de sérénité que nous n'envisageons aujourd'hui l'isolement. Il n'en reste pas moins que nous devons tenir compte du fait que cet isolement nationaliste, quelle que soit sa durée, se fera sentir avec une force croissante et, même en tant qu'état de transition, ne manquera pas de modifier profondément la conception régnante qui voit dans l'économie une affaire privée.

Les causes du nationalisme économique, dont nous voyons les débuts, sont évidentes.

La guerre, quelle que soit son issue, ne satisfera les désirs et ne compensera les sacrifices d'aucune des nations belligérantes. Aux anciennes causes de haine viendront s'en ajouter de nouvelles, aggravées par les questions des dettes, car il n'y a pas aujourd'hui deux peuples qui, dans cette terrible épreuve où sont engagées toutes leurs forces, n'aient pas quelque chose à se reprocher réciproquement. Le nationalisme renaît non seulement dans le domaine politique, mais aussi, et surtout, dans le domaine économique. Chacun reproche à l'autre d'avoir labouré avec ses bœufs, de l'avoir combattu avec ses capitaux, avec ses substances, avec les richesses acquises sur son sol. Chacun se rend compte que la possession pure et simple, la force économique brutale auraient suffi, sans le recours à la guerre, à assurer, au bout de quelques dizaines d'années, la supériorité à celui qui la méritait. Chacun se demande: comment des avantages aussi énormes qu'on n'aurait jamais pu les soupçonner ont-ils pu être obtenus sur le terrain économique? Et chacun de répondre: j'y ai contribué pour ma part. Chacun prévoit que dans l'économie isolée il y aura plus d'une chose qu'il faudra payer plus cher, qu'il faudra renoncer à plus d'un avantage du commerce. Mais la guerre nous a habitués à deux choses: aux privations et aux grands nombres, et l'on préfère perdre plutôt que de vivre dans la crainte des bénéfices pouvant être réalisés par d'autres et susceptibles d'être pernicieux au point de vue politique. Alors même que la conclusion de la paix comportera des promesses d'accords, les hommes de mauvaise foi trouveront toujours des prétextes à chicane. Chaque État restera libre d'adopter des mesures sanitaires, techniques, administratives, grâce auxquelles villes, pays, ports, canaux, stations de charbon resteront ouverts aux amis et inaccessibles aux ennemis. On n'aura même pas besoin de recourir à ces mesures, car la haine de peuple à peuple suffira largement à tout.

Nous sommes ainsi au seuil d'une époque où le nationalisme économique, sans peut-être aboutir au trafic exclusivement intérieur, n'en connaîtra pas moins une forte diminution des échanges internationaux. La balance du commerce et des paiements acquerra de ce fait une importance infiniment supérieure à celle que, pour d'autres raisons de principe, on lui attribuait à l'époque de l'ancien mercantilisme français. On verra naître une sorte de néo-mercantilisme.

Il n'est pas de pays qui, s'il ne détient pas des valeurs étrangères, productives de rente, soit à même, à la longue, de payer ses importations autrement qu'en marchandises, car le montant total de ses moyens fiduciaires suffit à peine à régler ses comptes d'un trimestre. L'exportation n'est donc, ni une fin en soi, ni, comme d'aucuns le croient, un défi économique, mais tout simplement un moyen de paiement de dettes. Ce n'est pas l'exportation, mais l'importation qui constitue l'élément primaire et décisif de l'activité économique. Si, pour une raison quelconque, l'exportation était contrariée, alors que l'importation de produits indispensables se maintiendrait au niveau normal, le pays serait obligé d'exporter ses valeurs et ses titres de propriété, abandonnant ainsi peu à peu à des étrangers la suprématie économique. Ce serait pour lui la décadence.

La règle valable pour les dépenses faites en objets de consommation et pour leur paiement s'applique également au cas dont nous nous occupons: je puis déterminer ce que j'ai besoin d'importer pour ma consommation; quant aux produits que je dois exporter en échange, à titre de paiement, c'est l'autre qui en décide. Cet «autre» est libre de refuser les marchandises que je lui offre, parce que leur genre ou leur origine lui déplaît; il peut les déprécier, en leur opposant des barrières douanières qui lèsent le vendeur, dans la mesure toutefois où il ne s'agit pas de produits dont celui-ci a le monopole. Plus efficaces encore que les barrières douanières sont les barrières créées par la chicane, par les obstacles de toutes sortes destinés à entraver le commerce et les relations entre peuples, par le sentiment national exalté qui fait préférer, même à un prix élevé, les produits du pays à ceux de l'étranger. Mais la dépréciation des moyens de paiement signifie le renchérissement des produits qu'on veut acheter, et comme il s'agit généralement de produits de première importance et de première nécessité, le pays victime de ces manœuvres se trouve placé dans une situation qui l'oblige à produire moins économiquement que les autres, ce qui ne peut que diminuer davantage sa faculté d'exportation.

C'est ainsi que, comme il y a deux cents ans, bien que pour des raisons différentes, l'intérêt de l'économie nationale se trouve de nouveau concentré sur la balance commerciale. Guidé par la tendance à s'enfermer dans les limites de l'économie intérieure, tendance qui lui a été imposée par les circonstances, le néo-mercantilisme place au centre de ses préoccupations, non plus l'exportation et l'acquisition d'or, mais l'importation.

Alors qu'il semblait naturel, jusqu'en ces derniers temps, que chacun fût libre d'acheter à l'étranger, pour importer dans son pays, tout ce que bon lui semblait, on commence aujourd'hui à se rendre compte que chaque machine, chaque perle, chaque bouteille de champagne importées, outre qu'elles servent à nourrir la main-d'œuvre étrangère, aux dépens de la fortune nationale, ont encore pour effet de rendre plus difficile la future production collective, puisque celle-ci, au lieu de pouvoir produire ce qui lui convient, ce qui lui paraît utile et nécessaire, est obligée de se conformer à des indications étrangères, de travailler pour payer des dettes. Dans le cas extrême, il peut arriver que des gens riches importent des marchandises de luxe en quantité telle qu'il en résulte une véritable pénurie de substances alimentaires et de matières premières, lorsque ce sont notamment ces substances et matières que l'étranger, profitant de différences de changes, exige en paiement.

De toutes ces considérations néo-mercantiles découle la nécessité d'instituer, à côté de la protection agricole et industrielle, à côté de la protection des matières premières dont nous avons parlé plus haut, une surveillance générale de l'importation, surveillance qui doit s'étendre à toutes les marchandises non indispensables ou pouvant être remplacées, à tous les produits dont les succédanés plus ou moins approchés peuvent être fabriqués dans le pays, mais surtout à tous les articles de luxe.

Nous avons parlé plus haut des avantages esthétiques de l'économie réduite à ses ressources intérieures. Nous devons maintenant, à propos du contrôle de l'importation, signaler, au contraire, un inconvénient esthétique qui sera particulièrement sensible pendant la période de transition. Si déjà de nos jours les produits de consommation artificiels sont, à l'exception des produits techniques, d'une fabrication défectueuse et d'un goût plus que douteux, et cela pour des raisons que nous avons énumérées précédemment, nous assisterons très vraisemblablement, dans un proche avenir, à la naissance d'une économie fondée sur la fabrication d'articles bon marché, de produits succédanés, d'imitations trompeuses auxquelles manqueront la naïveté et l'absence de prétentions de l'économie purement domestique. Mais ici encore nous devons avoir confiance dans la bonne volonté des hommes et dans le bon sens national et espérer que, par une adaptation progressive, la nécessité fera naître une vertu ayant une tonalité et une caractéristique nouvelles.

3. Aucun des effets éloignés de la guerre, y compris les transformations politiques, n'égalera en importance le déplacement de fortunes qui se sera effectué dans chaque pays et l'appauvrissement temporaire des nations européennes. Nous avons déjà parlé des conséquences sociales de la guerre. Cette fois nous nous trouvons de nouveau en présence du problème économique de la formation de capitaux, formation que rendront difficile et la naissance de toute une catégorie de rentiers d'État, et les pertes en main-d'œuvre et en intelligences, et les obstacles auxquels se heurteront les relations internationales et les troubles qui ne pourront que s'aggraver et croître à l'intérieur de chaque État.

La nécessité d'un effort de travail plus prolongé et plus soutenu apparaîtra avec évidence, mais cet effort a des limites. Ce qui importe davantage et est plus désirable, c'est l'augmentation du rendement dans l'utilisation de la main-d'œuvre, des matières premières, des instruments de travail, des méthodes économiques et des capitaux. Toutes ces questions, y compris en partie la dernière, n'étaient résolues jadis que conformément à l'intérêt personnel de chacun et au principe de la libre concurrence, et il devait en être ainsi, tant que l'augmentation du bien-être dépassait les exigences et besoins possibles de chacun. Mais comme aujourd'hui la puissance nationale dépend plus que jamais de l'équipement matériel et que le degré de cet équipement, abstraction faite du bien-être momentané, dépend, à son tour, de la concurrence entre les Puissances, telle qu'elle s'est manifestée au cours de la guerre, la reconstitution et l'augmentation de la richesse nationale ont acquis une importance politique dont la responsabilité incombe à l'État.

L'intervention de l'État devra se produire soit là où, grâce à des circonstances particulièrement favorables, la libre concurrence n'a pas encore réalisé l'extrême tension des efforts, soit dans les cas où les forces individuelles ne suffisent pas à transformer le cycle économique, soit enfin dans les cas où l'intérêt momentané de l'individu se trouve en opposition avec l'intérêt permanent de la collectivité.

Il importe tout d'abord d'éprouver, au point de vue de leur rendement utile, les exploitations techniques et agricoles. Des établissements vieillis, gaspilleurs de forces, de matières et de travail, peuvent être modernisés ou, lorsque leur transformation n'est pas possible, ils devront être fermés et abandonnés. Les sources de production de forces devront être centralisées. Des syndicats seront soumis au contrôle: s'ils servaient à entretenir artificiellement, au préjudice des consommateurs, des industries éparpillées, mal situées, mal administrées, on pourrait les obliger à leur retirer leur appui. On pourra fonder des unions qui seront responsables de la consommation économique des matières premières et de toutes les récupérations possibles. Quant aux petites industries qui manquent d'installations perfectionnées, elles pourront être groupées en associations.

Plus importante et plus difficile que l'organisation d'entreprises individuelles est la transformation, dans le sens d'une plus grande efficacité, de l'ensemble des méthodes et usages qui sont entrés profondément dans les habitudes du consommateur.

Qu'un cigare ou une épingle à cheveux augmente d'une partie ou plusieurs fois de sa valeur, avant d'arriver du producteur au consommateur, c'est là une chose indifférente en elle-même. Ce fait n'a pas d'importance, même lorsqu'il s'agit d'un tissu, pour autant qu'il ne sert pas à la satisfaction essentielle d'un pauvre. En ce qui concerne les marchandises de luxe, ce renchérissement est même désirable, en tant que moyen de restreindre leur consommation. Mais il importe essentiellement, au point de vue de l'intérêt général, que des milliers de cerveaux et de bras ne soient pas affectés à cette besogne inutile qui consiste à suivre les marchandises dans leur trajet, à perdre le temps à attendre, à faire la réclame, à ranger, à voyager, à palabrer, à persuader. Il importe que des milliards du patrimoine national ne soient pas accumulés improductivement et inutilement, dans d'innombrables magasins de gros, de demi-gros et de détail. On consommerait peut-être moins de tabac, si à chaque coin de rue deux employés insuffisamment occupés n'attendaient pas le client dans des boutiques et des magasins coûteux, dont le parquet pourrait être recouvert tous les ans d'une nouvelle couche d'argent représentant leur prix de location. On vendrait peut-être moins de savons et de papier à lettres, si l'acheteur devait faire deux cents pas de plus pour s'en procurer. Le commerce de tissus en détail serait peut-être plus fatigant, si telle boutiquière était obligée de visiter deux fois par an un dépôt de gros, au lieu de recevoir deux fois par semaine la visite d'un voyageur loquace. Il est possible que des dames trouvent à redire, en constatant une diminution sensible des nouveaux modèles d'étoffes qui étaient autrefois lancés sur le marché en nombre illimité et dont une bonne moitié, refusée par le public, devait être vendue à bas prix, ce qui avait pour résultat de grever d'autant la consommation normale. Il est possible que la concurrence par la réclame, érigée en système et portant, somme toute, sur des articles de consommation exactement identiques, trouve une compensation aux millions dépensés à cet effet dans une légère augmentation de la vente: cette question et beaucoup d'autres du même genre concernent les intérêts particuliers, mais n'ont rien à voir avec ceux de la collectivité. À celle-ci il importe avant tout de sauver et d'épargner les forces de travail et les capitaux de la nation. Elle aura à décider si des coopératives de producteurs, de marchands et de consommateurs, si des ententes sur la limitation des modèles, sur des dépôts collectifs, sur la normalisation du crédit, si la rationalisation des centres du commerce de détail, la fixation de la durée moyenne du travail et des bénéfices moyens ne seraient pas de nature à modifier les méthodes et usages commerciaux du pays, de façon à rendre productives des forces innombrables, à empêcher la multiplication de dépôts, la perte et le renchérissement des marchandises.

Le droit que possède la collectivité de disposer des forces ouvrières du pays peut être étendu. Aujourd'hui, tout homme aisé est libre de vivre sans travailler, c'est-à-dire de se faire nourrir par la société, en se contentant tout simplement de payer les services qu'il reçoit; il est libre, sans posséder aucun don ni titre spécial, d'embrasser telle carrière libérale et, sous le prétexte qu'il occupe une situation sociale élevée, il peut mener une vie oisive que ne justifie même pas son penchant à la méditation. Plus que cela: chacun est libre de soustraire au pays autant de main-d'œuvre qu'il juge convenable et, pourvu qu'il la paie, de l'employer dans telle ou telle industrie, sans que personne s'occupe de savoir si celle-ci est utile ou superflue; et, lorsqu'il s'est suffisamment enrichi, il peut encore soustraire à la réserve de main-d'œuvre du pays autant de travailleurs que bon lui semble, pour son service personnel. Dans les cas d'urgence, ces usages devront, eux aussi, être examinés de près et subir des restrictions.

En revanche, il faudra sans retard supprimer les anomalies qui résultent de la libre circulation des capitaux. On entend par là le droit que chacun possède aujourd'hui de placer sa part de la fortune nationale à l'intérieur ou à l'étranger, selon ses convenances. Il résulte de ce droit que particuliers, établissements de crédit et sociétés industrielles sont libres, en ne tenant compte que de la situation du marché du capital, de vendre et d'acheter à leur convenance des valeurs intérieures ou étrangères, sans autre contrôle que celui d'une sécurité jugée suffisante et d'un examen politique superficiel des relations existant entre le pays auquel appartient le prêteur et le pays étranger emprunteur. Lorsque ce dernier passait quelques commandes industrielles au pays prêteur, on ne songeait pas que le bénéfice pouvant en résulter ne se traduisait que par une diminution infime du prix d'achat des titres, et l'on ne voyait nul inconvénient à ce que le pays bénéficiaire de l'emprunt fondât avec le capital mis à sa disposition une industrie susceptible d'enrichir ses ouvriers et employés, de favoriser ses productions, au préjudice peut-être du pays prêteur. On était, au contraire, content, parce que le capital ainsi soustrait à l'économie nationale rapportait un intérêt légèrement supérieur à celui qu'il aurait rapporté, s'il avait été placé dans le pays même.

En réfléchissant bien aux conditions qui président à la formation de nouveaux capitaux, on arrive à la conclusion que les placements ne doivent pas être subordonnés à la seule considération du taux d'intérêt. Il faut également tenir compte des besoins économiques généraux du pays, besoins qui trouvent leur expression dans le niveau de la rente; et ce niveau doit être envisagé d'une façon générale, car si on ne tenait compte que de chaque cas en particulier, une banque de spéculation apparaîtrait comme un des besoins les plus urgents du pays. Quant à l'exportation de capitaux, elle ne devrait jamais être une question de taux d'intérêt; mais, subordonnée à des compensations politiques et économiques des plus sérieuses, elle ne devrait être autorisée par les autorités politiques que dans des cas exceptionnels. À la place de la libre protection des capitaux, il faut mettre la protection du capital national.

4. Le déplacement des fortunes qui s'est produit à la suite de la guerre trouve son expression dans l'accroissement de la dette publique. Des revenus dont le total égale celui de l'épargne nationale doivent être fournis pour être remis aux porteurs de rente qui, de leur côté, contribuent à constituer ces revenus. En d'autres termes: le montant total de l'épargne passe entre les mains de l'État qui lui assigne une nouvelle répartition.

Il va sans dire que des revenus de cette importance ne peuvent plus être obtenus par les moyens en vigueur jusqu'à ce jour. Qu'on ait recours à une confiscation partielle des fortunes, à des impôts sur les successions, à des monopoles, à des impôts sur la rente, sur les échanges et la production, ou à tous ces moyens financiers à la fois, on aboutira au même résultat: l'ébranlement du principe de la fortune privée. La conviction se fait de plus en plus jour que l'État n'est pas le pensionnaire des particuliers, envers lequel on est quitte, quand on lui a abandonné quelques sous, mais que c'est lui qui dispose de la fortune et des revenus de ses membres, selon des besoins dont lui seul est juge. Si, de plus, l'État, après avoir opéré la confiscation partielle des fortunes ou constitué des monopoles, devient le propriétaire et l'administrateur d'innombrables intérêts particuliers dont il peut, s'il le juge utile, remettre la gestion à des institutions mi-officielles ou d'un caractère économique mixte, la dernière barrière qui séparait l'économie privée de la chose de l'État se trouve supprimée; et de même que toutes les activités matérielles, l'activité économique devient une fonction directe ou indirecte de l'État.

Seules la durée et l'issue de la guerre décideront des délais dans lesquels seront effectuées les transformations que nous envisageons ici et leur étendue. Nous sommes partis de ce point de vue qu'elles ne doivent être considérées que comme des phénomènes préparatoires, car un phénomène extérieur, soumis aux conditions du temps, quelle que soit son ampleur, peut bien agir comme facteur d'accélération, de préparation, de déclanchement, mais est impuissant à transformer le cœur humain. Or, les grands progrès de l'humanité résultent surtout de changements intérieurs, obéissent aux mouvements des lois dernières. S'il est une puissance soumise à la volonté et ayant ses racines dans les profondeurs les plus intimes de l'âme humaine, c'est la connaissance. À supposer que celle-ci soit, à son tour, une illusion, qu'au lieu de posséder une force motrice, stimulante, elle suive seulement, telle une harmonie d'accompagnement, le mouvement existant de toute éternité, notre devoir ne s'en trouve nullement modifié: nous devons, dans la simple association harmonique, chercher la clarté de la connaissance, avec la même liberté et le même sentiment de responsabilité que si notre voix fournissait la note principale.

Étant admis que les suites de la guerre, quelque favorables ou graves qu'elles soient, seront autant de phénomènes préparatoires, leur tendance à assurer à l'État une prédominance écrasante sur la volonté des individus ne pourra trouver sa réalisation que dans l'État populaire, car une pareille puissance, d'un côté, une pareille subordination, de l'autre, ne peuvent pas exister dans un État divisé en classes, mais sont seulement possibles dans un État où c'est le peuple lui-même qui à la fois commande et obéit. Ce serait commettre une suprême injustice et assumer la plus formidable responsabilité que de permettre, à la manière orientale, à des castes héréditaires de s'arroger une puissance quasi-divine et de réclamer, au nom de la divinité, des sacrifices jetés en pâture aux prêtres.

Nous avons reconnu que l'État populaire constitue pour l'Allemagne une nécessité actuelle et inéluctable. Nous avons analysé les aptitudes pratiques des Allemands et, en premier lieu, leurs aptitudes négatives. Nous avons exposé les suites immédiates de la guerre et ses suites éloignées, et nous avons constaté que tout ce qui paraissait en repos devenait mobile. Avant d'aborder la dernière partie de notre tâche politique, à savoir l'examen des décisions et mesures propres à contribuer à la réalisation du but, nous devons faire une réserve que beaucoup trouveront singulière et qu'il nous sera cependant facile de justifier: nous dirons notamment que, malgré son apparente simplicité, cet examen, d'ordre purement pratique, n'a à nos yeux rien de décisif. Nous irons même plus loin et nous essaierons de discuter, chemin faisant, quelques-uns des principes politiques les plus anciens, les plus populaires et les plus fondamentaux.

Lorsque quelqu'un désire planter une forêt, il choisit une situation saine et un sol approprié. Il adapte aux conditions locales les essences à cultiver et se garde bien de planter dans une marche des oliviers et des cyprès. Il charge un personnel forestier compétent de protéger les arbres contre les plantes nuisibles, d'assurer les réserves et une exploitation régulière. Il abandonne le reste à la lumière et au soleil, à la pluie et à la gelée et, sans intervenir dans la lutte entre plantes et insectes, entre troncs et cimes, il laissera se former le dôme de verdure dont jouiront ses enfants et ses petits-enfants. Lorsque quelqu'un porte la responsabilité d'un certain nombre d'entreprises économiques, il s'appliquera à leur déblayer le terrain, à leur poser des buts, à leur inculquer les principes qui lui paraissent importants, économie ou exploitation en grand, exploitation intensive ou extensive, mais jamais il n'interviendra, sans nécessité urgente, dans les ramifications de l'édifice dont il a confié l'organisation à des administrations compétentes.

À plusieurs reprises, nous avons parlé de l'atmosphère de l'État, en l'opposant à ses institutions rigides. Cette atmosphère est faite d'impulsions volontaires, de convictions, d'appréciations, d'attitudes du peuple. C'est sous sa pression qu'institutions et lois périmées disparaissent, tandis que d'autres se remplissent d'un contenu nouveau et que d'autres encore voient le jour pour la première lois. Elle n'est cependant pas produite elle-même par les institutions qui le plus souvent ne peuvent que la contrarier et l'assombrir. C'est une erreur de croire que les institutions répondent à une nécessité unique: une entreprise, qui perd le chef qui l'a créée, peut, sous son successeur, être orientée dans des directions nouvelles; la tempête a abattu la branche principale d'un arbre: la branche secondaire se développe, jusqu'à devenir à son tour une branche principale; un État vaincu dans une guerre voit se dresser devant lui des tâches nouvelles et surgir des organismes nouveaux. La force vitale et le monde extérieur forment les conditions nécessaires; le contenu de la conscience et la volonté exercent une action décisive; quant à la structure et à la croissance, elles peuvent bien s'effectuer dans plusieurs directions, mais conduisent toujours au but fixé par le destin.

C'est pourquoi on se trompe, lorsqu'on considère comme des phénomènes primaires et décisifs certaines formes de gouvernement prétendues fondamentales: aristocratie et démocratie, parlementarisme et absolutisme. Quand quelqu'un me demande si je suis aristocrate ou démocrate, il me fait le même effet que s'il me demandait si je suis réaliste ou nominaliste, au sens de la philosophie scolastique: je ne puis lui opposer que le «non, non!» védique. Une démocratie radicale peut se révéler comme un absolutisme dissimulé ou une oligarchie ploutocratique; un gouvernement absolu peut se manifester sous la forme d'une domination effrénée, à peine voilée, de la multitude. Chacune de ces catégories, réduite à sa forme la plus pure, devient totalement absurde: jamais un individu ne peut posséder la totalité de la puissance, à moins d'être infini; jamais le demos ne saurait gouverner, au sens propre du mot, à moins de cesser d'être le demos. Les institutions des États civilisés, malgré les différences de noms et de formes extérieures, se ressemblent plus qu'on ne le croit, quant à la composition de leurs équilibres complexes; elles ne diffèrent que par l'esprit qui les anime. On peut dire, d'une façon générale, que les institutions mûrissent, à mesure qu'elles s'éloignent de leurs origines: les républiques, en devenant conservatrices; les monarchies, en devenant libérales.

Il suffirait d'une forte et profonde conviction du peuple allemand pour que toutes les exigences de l'État populaire en voie de formation soient satisfaites, et cela sans qu'il y ait besoin de changer une seule ligne du droit écrit, y compris le droit électoral prussien. Si l'appel à la responsabilité et à la liberté qui inspire ce livre pouvait, repris et intensifié par mille voix plus fortes que la nôtre, pénétrer jusqu'au cœur des Allemands, ceux que n'anime que l'esprit de parti en éprouveraient une frayeur tellement forte qu'ils en oublieraient tous les intérêts matériels particuliers et qu'on verrait aussitôt surgir, indépendamment de toute géométrie et arithmétique électorales, les hommes qui conviennent à la nouvelle situation, en même temps que se réaliseraient les idées en rapport avec cette situation. Les partis, s'ils continuaient d'exister, ne seraient plus alors ce qu'ils sont aujourd'hui, c'est-à-dire des associations d'intérêts faisant figurer sur leur programme une excuse phraséologique, mais des oppositions naturelles portant sur les modalités de réalisation d'un idéal commun.

Je me rends bien compte que ce que je viens de dire concernant le peu d'importance des formes de gouvernement, constitue un fort argument pour ceux qui, par paresse ou par inertie, se contentent de ce qui existe. Mais je l'ai dit sans hésitation, car je suis plein de confiance dans la force juvénile de notre peuple qui vient de subir de nouvelles secousses et de nouvelles épreuves, qui attache plus d'importance au vin qu'aux outres qui le contiennent, mais qui n'en jugera pas moins utile de réparer quelques-uns des récipients par trop usés, sans quoi trop de vin s'évaporerait sans profit pour personne. Arrière donc, les spectres redoutés de la démocratie et du parlementarisme, de l'oligarchie et de l'absolutisme!

L'absolutisme le plus rigoureux est encore de la démocratie, bien que sous des formes faussées. Le dynaste absolu a le pouvoir et le droit de fouler aux pieds et d'écraser tous ceux qui tombent sous son regard. Mais ceux qui ne sont pas écrasés (et tous ne peuvent pas l'être), le dominent et se servent de lui pour dominer, en observant, il est vrai, certaines formes byzantines. L'absolutisme est la domination exercée par une partie du peuple sur l'autre, et cette démocratie partielle présente des gradations qui vont jusqu'à la domination féodale ou ploutocratique des monarchies constitutionnelles. Qu'on ne dise pas que la personne du dynaste constitue dans une certaine mesure un troisième pouvoir, ayant les apparences de l'indépendance. C'est seulement aux moments décisifs de la guerre et de la paix que cette personne peut affirmer librement son pouvoir, pour le bonheur ou le malheur de son peuple; mais la structure de l'État moderne est tellement compliquée que ce troisième pouvoir se trouve dans l'impossibilité d'exercer une activité durable, alors même qu'il serait l'incarnation permanente du génie de l'indépendance. Jadis, le monarque pouvait bien pratiquer la troisième politique qui était celle de sa maison ou de l'Église ou d'un État étranger, ou encore la politique conforme aux principes qui lui ont été inculqués par l'éducation: aujourd'hui, il est un instrument dont une partie du peuple se sert pour dominer l'autre. Il n'en va pas autrement dans une oligarchie qui, elle aussi, ne peut affirmer et imposer son ploutocratisme que si elle a des partisans; elle doit avoir derrière elle une partie du peuple qu'elle croit dominer, mais qui, en réalité, la domine, si elle veut pouvoir asservir la masse restante.

La démocratie, comme principe pur, est également impossible, sauf pendant ces rares et courtes périodes de transition où une plèbe, au fond oligarchique, domine le peuple, alors que l'autorité traditionnelle a subi une éclipse momentanée. S'il existe en général des formes de gouvernement fondées sur l'ordre,—et sans l'ordre aucun État civilisé de nos jours ne saurait se maintenir, même pendant quelques mois,—ce n'est pas le peuple qui est capable d'en assurer le fonctionnement. Il ne lui reste qu'à remettre ses pouvoirs à d'autres, notamment à des hommes de confiance, et, ce faisant, il crée un pouvoir oligarchique ou absolutiste auquel il est obligé, bon gré mal gré, d'accorder les droits les plus étendus sur lui-même. Et alors surgissent ces nombreux inconvénients qui apparaissent à nous autres Allemands comme spécifiquement démocratiques et nous inspirent la plus profonde antipathie pour ce principe illusoire. Le peuple peut, aussi souvent qu'il le veut, troubler ses hommes de confiance dans leur travail professionnel, les fatiguer par des contrôles incompétents, les révoquer mal à propos, confier des emplois à des favoris incapables.

La lutte pour le pouvoir commence et ne tarde pas à devenir effrénée. On assiste à de bruyantes campagnes électorales, avec corruption des électeurs qu'on paie avec de l'argent acquis également par la corruption. Savants et hurleurs, aventuriers et richards, avocats, journalistes, spéculateurs et généraux se disputent le pouvoir et l'argent. Peu nous importe que les mêmes choses, sous d'autres noms, puissent se produire également dans les monarchies: renversement incessant de ministres, dilettantisme, troubles apportés à la continuité gouvernementale, intrigues, servilité, bluff, corruption, camarilla, prédominance militaire, justice de classe et autres vices du même genre. Peu nous importe que des dynastes exceptionnels soient capables d'endiguer, dans une certaine mesure, ces vices ou que de bonnes démocraties, comme celles de la Suisse, des Pays-Bas, du royaume de Suède, des villes hanséatiques et de beaucoup d'administrations communales allemandes réussissent à les réprimer. Ces choses représentent, non la forme, mais le fond, les traits spirituels des peuples chez lesquels elles se manifestent. Ce qui nous intéresse, c'est ceci: la démocratie représente, elle aussi, non le gouvernement du peuple par le peuple, mais celui d'une partie du peuple par l'autre: le plus souvent de la population rurale par la population des villes, de la population pauvre par la population riche, de la population non instruite par la population mi-instruite et se disant civilisée.

Les différences, si profondes en apparence, qui existent entre les diverses formes de gouvernement sont donc tout à fait superficielles. Si leurs formules et leurs rites diffèrent, leurs vertus et leurs vices se ressemblent; elles peuvent être bonnes ou mauvaises, fortes ou faibles, mais elle se ressemblent toutes par la scission du peuple en une masse dominée et une masse dominante.

Comme une nouvelle représentation acquiert plus de netteté et se grave davantage dans les esprits, lorsqu'elle est attachée à un vocable nouveau, nous donnerons le nom d'organocratie à la forme de gouvernement à laquelle doit prétendre l'État populaire, que cette forme présente les apparences extérieures de la démocratie ou celles de la monarchie dynastique. Mais nous ferons aussitôt remarquer que, même à la lumière de cette nouvelle notion, ce n'est pas la lettre qui doit décider, mais l'esprit populaire.

Cette notion signifie cependant, non l'établissement d'un équilibre de repos entre les masses dominantes et les masses dominées, mais le mouvement organique de la vie dans un va-et-vient incessant des esprits et des forces. Chaque membre de la nation doit être appelé à dominer et à servir à la fois, à assumer simultanément ou tour à tour des responsabilités et des charges. On ne doit laisser nulle part l'esprit se dégrader et se consumer. Tout homme doué d'aptitudes suffisantes a le droit de prétendre à l'instruction et à un travail adapté à ses aptitudes. Il doit régner, non une égalité de droits et de devoirs, mais une égalité d'accès aux uns et aux autres. Le choix doit reposer, non sur la faveur, mais sur la vocation. Sans gouverner ni régner, le peuple n'en forme pas moins la source toujours renouvelée où se recrutent ceux qui gouvernent et qui règnent, à l'exception de la monarchie enfermée dans l'isolement de son cadre héréditaire, bien que rien ne doive s'opposer à ce qu'elle renouvelle sa race par le mélange de sang sain emprunté au peuple. Des avantages héréditaires subsisteront toujours, car manières de penser, expériences, culture et dons peuvent se transmettre héréditairement. Mais, pour être efficaces, ces avantages auront besoin d'une preuve, vu qu'il ne suffit pas que quelqu'un appartienne à telle ou telle souche, pour qu'on soit autorisé à conclure qu'il possède soit des vertus et des dons, soit des vices et des défauts héréditaires. L'instruction et l'éducation du peuple constitueront la tâche la plus importante; le choix judicieux et le développement de tout don naturel seront à la base de tout le travail social. La religion et l'art jouiront de la protection de l'État, sous la réserve du libre développement de leurs doctrines. Personne n'aura le droit d'utiliser les biens spirituels de la nation pour l'assujettissement d'individus ou de classes.

L'objection d'utopisme que nous sommes sûr de voir nous opposer sur ce point, ne peut jamais être réfutée dialectiquement. Celui qui est habitué dans la vie à prendre et à réaliser des décisions soulevant des critiques et donnant lieu à toutes sortes de prédictions, sait que l'implacable «impossible!» a toujours été opposé à toute idée pleine de promesses et d'espoirs. «Plans chimériques», «champ trop vaste», «grandiose, mais irréalisable»: tels sont les clichés des principales objections stériles qui ont étouffé plus d'une décision. On peut donc se demander sous la réserve de quel accueil il est permis de lancer dans le monde quelque chose de fort et de bon. Ce ne peut être sous la réserve d'un consentement général, car chacun ne donne son consentement qu'à ce qui lui est familier; or, s'il n'y a que son exigence qui lui soit familière, elle est fausse, car, si elle ne l'était pas, elle serait réalisée depuis longtemps, par le consentement unanime. Et c'est ainsi que les qualifications méprisantes que nous avons citées plus haut ont toujours exprimé le salut que le monde adressait à tout ce qui est bon, et ceux qui ont cherché à réaliser quelque bien en savent quelque chose. Aussi peut-on dire, sans risque de se tromper, que ce qui n'est pas accueilli par ce salut est dépourvu de valeur.

Je sais bien que l'inverse de cette proposition n'est pas toujours vrai: il y a des plans qui paraissent chimériques et qui le sont effectivement. Il vaut cependant la peine, lorsque, à défaut de preuves, on possède la certitude interne, de justifier cette certitude qui puise dans quelques expériences la force de ne pas plier le genou au premier cri d'alarme: «utopie!»

Sans doute, nous n'avons aucun moyen de prouver la possibilité de fonder un État qui, tel un organisme vivant, attire à lui les forces les plus nobles de toutes les couches du peuple et s'impose la tâche de former avec ses soixante millions d'habitants un ensemble de génies, de talents et de caractères qui soit de nature à éclipser les moissons napoléoniennes; d'un État qui, malgré les différences de dons et de devoirs humains, ne se compose que d'hommes libres, décidant eux mêmes de leur sort. Mais si les preuves de cette possibilité nous manquent, nous avons du moins des analogies. De toutes les grandes et florissantes formations humaines, se renouvelant elles-mêmes d'une façon organique, je n'en citerai et n'en examinerai qu'une: l'armée prussienne.

Qu'il ne suffise pas d'avoir la vocation pour se voir accorder libre accès dans cet organisme, c'est ce que tout le monde sait, et nous ne nous appesantirons pas là-dessus. Ce qui nous intéresse ici, c'est la sélection libre et indépendante qui s'y opère depuis le grade de lieutenant jusqu'à ceux d'officier d'État-Major, de commandant de régiment et de général de brigade. Au-dessus de ces grades, la sélection s'effectue d'après des principes différents dont nous n'avons pas à nous occuper. On connaît le système d'épreuves et d'observations auxquelles sont soumis les futurs officiers, ainsi que le système qui préside à leur formation académique, pratique et technique. Chacun se rend compte que, grâce à cette formation, ce sont presque uniquement les meilleurs et les plus forts qui sont appelés à assumer des responsabilités décisives, tandis que les inaptes sont éliminés et que les médiocres sont chargés de tâches moyennes. Comme le principe féodal a déjà pu jouer librement lors du premier choix des admissibles, assurant ainsi d'avance une unité morale et intellectuelle du futur corps d'officiers, la sélection ultérieure s'effectue indépendamment de toute considération de classe; elle est, quelque bizarre que cela puisse paraître, démocratique, mais non au sens détourné du mot. Nous voulons dire par là qu'au lieu d'être fondée sur le principe de l'élection à la majorité des voix, cette sélection est organisée de telle sorte qu'une catégorie de supérieurs se complète et se renouvelle constamment, en appelant dans son sein, à la suite d'un choix judicieux, des représentants d'une catégorie de subalternes qui jouit des mêmes privilèges qu'elle; et, ce qui est le plus important, elle le fait sans aucune pression du dehors, sans accorder le monopole à l'ancienneté et sans limiter la concurrence des dix mille candidats une fois admis. Même sous les deux rois non militaires, Frédéric-Guillaume II et Frédéric-Guillaume IV, l'esprit de l'armée s'était maintenu intact; le corps est si sain, la méthode si parfaite, que la croissance organique se poursuit, alors même que la cime de l'arbre est entamée.

Avant de clore cette brève analyse critique de quelques principes politiques fondamentaux, examinons rapidement l'essence du parlementarisme, car, malgré la défaveur dont jouissent les représentations nationales dans tous les États, elles vont se trouver en présence de tâches nouvelles et importantes.

Des réunions d'États qui, primitivement, n'avaient pour toute attribution que le vote et la répartition des impôts, sont devenues, par la substitution de la raison d'être, des assemblées législatives et, dans les États parlementaires, des assemblées gouvernementales. De l'époque où elles ne représentaient que des intérêts locaux et professionnels, elles ont conservé le mode d'élection, devenu absurde et nuisible, ayant pour noyau la circonscription, ce qui supprime les minorités, morcelle le pays en d'innombrables atomes qui en donnent une fausse représentation et enlèvent à l'acte électoral toute signification. L'activité des Parlements, telle qu'on se la représente, se manifeste dans le transfert des pouvoirs: le peuple transfère le pouvoir législatif, dans la mesure où il en dispose, à une assemblée, laquelle, dans le système parlementaire, transfère, à son tour, le pouvoir législatif à un ministère. Théoriquement, il existe entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif une séparation nette; mais, en réalité, il est difficile de les séparer, étant donné que, d'une façon générale, c'est le gouvernement qui a l'initiative en matière de législation, alors que la représentation nationale intervient constamment dans les affaires de l'exécutif par son vote et son contrôle. Dans les deux cas, les Parlements ont le droit de critique et d'opposition, ce qui, le plus souvent, ne fait que gâter les projets de lois et troubler l'administration.

Les Parlements sont cependant indispensables pour beaucoup de raisons dont une, d'ordre mécanique, saute aux yeux: ils assurent la publicité et le contrôle des actes gouvernementaux, et cela en vertu d'un certain accord extérieur avec une forte partie de l'opinion publique. C'est là une fonction nécessaire, mais le même effet pourrait être obtenu par d'autres moyens, plus simples. Nous apercevons la véritable raison de la nécessité des Parlements, lorsque, faisant abstraction de toute phraséologie théorique, nous observons leur mode d'activité pratique, sur des exemples empruntés à des États parlementaires.

La destination présumée des Parlements est de servir d'agences de consultation: le peuple, représenté en raccourci et comme dans une sorte de résumé, s'occupe de ses affaires. En réalité, tel n'est jamais et nulle part le cas. Il y a bien la miniature du peuple, sous la forme d'une image arithmétique plus ou moins exacte. Cette image arithmétique d'intérêts grossièrement ébauchés se condense en majorités et forme ainsi une sorte de filtre primitif dont on dit qu'il laisse passer les propositions de lois répondant à la volonté et à l'intérêt de la majorité nationale du moment. Ceci encore est une fiction, étant donné que, d'une façon générale, la part du peuple dans l'élaboration de propositions de lois est nulle; de nouvelles élections, consécutives à une dissolution du Parlement, donnent souvent une image modifiée, mais, dans sa composition, la majorité du Parlement coïncide rarement avec celle du peuple, pour autant que, dans les questions concrètes, il est encore permis de parler de majorité populaire.

Il existe donc une certaine image arithmétique, bien que le plus souvent inexacte, et cette image manifeste son action par le vote. Mais on ne peut pas dire qu'elle délibère et élabore.

Le Parlement parle. Le discours est une recommandation ou une protestation, une critique, un exposé de motifs ou une théorie, mais il ne se propose nullement de convaincre les collègues. Il est considéré comme une démonstration politique et est destiné à agir sur le gouvernement, sur l'opinion publique ou sur les électeurs. C'est seulement dans des cas exceptionnels qu'on voit, dans les pays latins, la sincérité l'emporter sur le calcul; chez nous, ce phénomène s'observe dans les instants de grand enthousiasme. Mais si le Parlement ne délibère, ni ne travaille, s'il se contente de parler et de voter, comment se fait le travail parlementaire? Il est accompli par trois organisations semi-officielles: le parti, la fraction, les commissions. Dans les pays de régime parlementaire, il y a une commission principale et permanente qui, sous le nom de cabinet, est chargée des soins du gouvernement. Dans les pays à constitution mi-parlementaire, les commissions délibèrent avec le gouvernement et dans leur propre sein, à moins que les chefs de partis ne règlent les affaires dans des entretiens personnels.

Le Parlement apparaît ainsi, non comme la représentation solidaire et le lieu des délibérations du peuple, mais comme une Bourse des partis, étant bien entendu qu'il s'agit, non de la défense d'intérêts personnels et matériels, mais d'un compromis général entre des intérêts différents ou opposés, obtenu à la suite de pourparlers et de discussions, comme lorsqu'on traite une affaire.

Ceux des représentants du peuple qui, abstraction faite de discours d'occasion et de harangues électorales, n'exercent aucune activité définie dans les organisations intermédiaires, jouent un rôle purement statistique. Dans beaucoup de pays latins, ils se dédommagent en se consacrant aux affaires, dans d'autres ils assurent des charges bénévoles, en s'intéressant, par exemple, à des bureaux de réclamations privées qui, pour des motifs désintéressés, mais non sans recours à la pression, talonnent les autorités. Les vrais agents du peuple ou, plus exactement, du parti sont les chefs dont le nombre est d'autant plus grand et l'autorité d'autant plus forte que les tâches qui leur sont imposées par l'organisme de l'État engagent davantage leur responsabilité.

Ce tableau, qui apparaît bizarre à première vue, se révèle cependant comme rationnel, lorsqu'on l'envisage de plus près. Si l'on a le courage de ne pas se détourner des réalités données, on constate la présence d'éléments susceptibles de transformer l'appareil parlementaire, d'un mal nécessaire qu'il est actuellement, en un organisme fécond et susceptible de développement. Arrêtons-nous donc un instant encore à la question du mal nécessaire.

Abstraction faite du principe idéal de l'État populaire, on peut affirmer qu'une hiérarchie de fonctionnaires (et un gouvernement normal n'est pas autre chose), livrée à ses propres forces, est incapable de maintenir longtemps sa vitalité. La comparaison avec l'armée ne joue pas dans ce cas, car si l'armée a une mission plus étroite et plus constante à remplir, elle dispose d'une réserve de forces responsables infiniment plus grande et se renouvelant avec une extraordinaire rapidité; et elle est, en outre, stimulée par la concurrence des armées étrangères par lesquelles elle ne doit pas se laisser distancer, alors que l'activité d'un gouvernement ne peut être comparée à celle d'un gouvernement étranger que dans ses résultats, et non dans les mesures qui les précèdent et qui peuvent parfois aboutir à des résultats différents.

Autrefois, lorsque l'administration d'un royaume était conçue sur le modèle d'un domaine, un monarque paternel pouvait surveiller personnellement son pays et se faire une idée de l'ensemble d'après les échantillons qu'il voyait au cours de ses inspections. Il pouvait imposer aux organes de son gouvernement ses propres critères de jugement et transmettre à ses successeurs les principes d'économie, d'incorruptibilité et d'exactitude dont il s'était lui-même inspiré dans sa carrière. De nos jours, un seul département, comme celui de la télégraphie ou de l'hygiène sociale, dépasse en importance et en étendue tout l'ensemble de l'administration frédéricienne. Un monarque doué, qui voudrait être au courant ne fût-ce que des plus importantes affaires gouvernementales, risquerait d'être débordé, écrasé par les faits, alors même qu'il se bornerait à exercer l'apparence seulement d'un contrôle efficace. Mais un gouvernement spécialisé, détaché du reste de la nation, alors même qu'il ne s'éteindrait pas, faute de renouvellement à l'aide d'éléments extérieurs, finirait par se transformer en un mandarinat immobile, impuissant à faire face à un régime économique plus ou moins développé et à combattre l'opinion qui ne tarderait pas à se dresser contre lui.

Le gouvernement a donc besoin de l'appui et de la collaboration d'une deuxième instance, jouissant de toute son indépendance. Pas plus que par un individu, cette instance ne peut être représentée ni par un Sénat, ni par un Tribunal, qui n'ont pas la liberté complète de leurs mouvements, ni par des corporations qui, elles, sont préoccupées avant tout par des intérêts professionnels, d'ordre matériel. Il y a des siècles, c'était l'Église qui formait cette instance indépendante; aujourd'hui, ce rôle ne peut être rempli que par le peuple.

Mais ici se présente une difficulté d'un autre ordre. Une foule n'est capable ni de gouverner, ni même de délibérer. D'elle on peut attendre, non des résolutions réfléchies et raisonnables, mais des décisions impulsives et vagues. Même le système consistant à désigner des hommes de confiance et qui peut encore trouver place dans un organisme communal, n'est pas compatible avec l'organisme de l'État. Un pouvoir central, en effet, ne peut pas reposer sur des hommes de confiance locaux: il a besoin d'hommes politiques, d'hommes d'État. Or, la foule électorale est incapable de discerner les qualités que doivent posséder les hommes politiques et les hommes d'État chez ceux qui sollicitent ses suffrages. Elle est, en revanche, parfaitement capable de se faire une idée sur un programme de parti, lorsque ce programme lui est présenté d'une manière intelligible et familière. Nous voilà ramenés au paradoxe des systèmes électoraux qui, tout en ordonnant des élections locales, provoquent des élections de parti. Nous reviendrons plus tard sur ce point. Signalons en attendant ce fait saillant: des vouloirs atomiques qui prennent part à l'élection émane bien une représentation nationale, mais non un corps capable de travailler, de contrôler et de gouverner.

Le transfert des pouvoirs est un procédé peu efficace. Il doit être remplacé ou complété par un nouveau mode de délégation, et notamment par une délégation dont les bénéficiaires seraient les partis, lesquels, à leur tour, délégueraient leurs pouvoirs aux chefs politiques.

Le parti forme un ensemble représentant une partie définie du peuple, une unité morale, intellectuelle et physique, une unité de vouloir. Il est un peuple dans le peuple. Régions, provinces, districts, villes peuvent cristalliser certains de leurs intérêts locaux communs et, à la faveur de ces intérêts, rejoindre indirectement la politique d'État. Le parti, au contraire, se trouve en relation directe avec la volonté centrale et, comme il est d'une composition locale, il n'exclut pas les intérêts de circonscription, sans toutefois reposer sur eux. Le parti est susceptible d'organisation, présente une cohérence interne, est capable d'un travail de longue haleine. On peut donc lui reconnaître un jugement suffisant pour diriger les organes et les forces individuels.

C'est ainsi que sans bruit, et indépendamment des constitutions écrites, s'est formé cet organisme intermédiaire qui rend les peuples gigantesques de notre époque capables de vouloir.

Cette fantaisie, née spontanément, est saine et organique et ne se trouve, par conséquent, nullement en opposition avec l'État populaire. Aussi bien, en désignant le mécanisme propre de la représentation populaire dans des termes empruntés aux transactions financières telles qu'elles s'effectuent à la Bourse, n'avions-nous nullement l'intention de marquer notre mépris pour ce mécanisme: nous voulions tout simplement user d'une expression épigrammatique, destinée à attirer l'attention sur une réalité susceptible d'amélioration ultérieure.

En serrant cette réalité de plus près, nous reconnaissons la véritable signification des représentations populaires de notre temps, pour autant qu'elles sont correctement comprises et normalement composées. L'image arithmétique incomplète, mais plus ressemblante, des volontés populaires, qui se reflète dans la composition d'un parti, indique dans quelle mesure celui-ci puise son dynamisme, ses forces vives, dans le peuple. Il suffirait presque, lors de chaque période électorale, d'afficher dans la salle ce rapport de forces et multiplier le total des voix obtenues par chaque chef, par le nombre des membres dont se compose son parti. Mais le bizarre et souvent peu réjouissant appareil parlementaire est indispensable, en tant que moyen de sélection et école de formation d'hommes d'État et d'hommes politiques. C'est du moins ce qu'il devrait être.

Dans les pays à gouvernement parlementaire, il l'est dans une mesure plus grande que chez nous, bien que même dans ces pays-là on ne semble pas toujours se rendre bien compte de cette circonstance. Le dynamisme y est beaucoup plus prononcé, ce qui ne va pas toujours sans grands dommages, puisqu'il se manifeste par des changements fréquents de gouvernements, changements sans rapports avec les dispositions du pays et apportant des troubles dans la marche des affaires. Étant donné le niveau intellectuel moyen de ces pays, la sélection et la formation donnent des résultats beaucoup plus heureux, puisqu'elles tirent d'un sol plus pauvre des moissons intellectuelles plus abondantes et souvent meilleures.

En présence de l'état de choses que nous venons d'esquisser, il est facile de saisir les raisons du peu de popularité, de la faible substance, de l'insuffisante efficacité des Parlements allemands, et plus particulièrement du Parlement prussien. On redoute l'acte électoral local. Faire surgir une majorité absolue dans une circonscription qui n'a pas toujours une forte expérience politique, cela suppose l'emploi de moyens qui, eux aussi, ne sont pas toujours purement politiques. S'il manque une voix pour parfaire la majorité, les dizaines de mille de bulletins déposés dans les urnes restent sans effet, et une minorité forte, d'un niveau intellectuel peut-être très élevé, reste sans représentation. Les avantages sont acquis aux localités en raison de leur importance numérique. Les électeurs locaux entendent souvent raconter et promettre des choses qui n'ont rien à voir avec la pensée intime de l'orateur. Ce ne sont pas toujours les natures les plus nobles et les plus honnêtes qui s'accommodent de ces procédés.

La vie des partis, à l'exception des partis agrarien et socialiste, est mal organisée et d'une façon mesquine. À côté des habitués de tables d'hôte, des politiciens amateurs et professionnels et des lecteurs de journaux, toute la partie pensante, intelligents et agissante du pays devrait se retrouver dans des clubs et des associations, dans des réunions électorales et autres, pour délibérer sur le sort de l'État; les forces politiques les plus éminentes du peuple devraient se trouver en contact permanent avec leurs amis et mandants; les propos de cabaret et les critiques personnelles devraient céder la place à une collaboration franche et intime.

S'asseoir sur des banquettes dans une salle à moitié vide, faire passer des motions, écouter des discours électoraux et, à l'occasion, intervenir en faveur d'un chemin de fer d'intérêt local qui intéresse l'arrondissement de l'orateur, tout cela ne constitue pas, pour tout le monde, un bilan suffisant d'une année de travail. On n'éprouve pas un grand besoin de chefs de fraction et d'hommes capables de travailler dans les commissions, et en présence de l'indifférence et de la lassitude parlementaires du pays, plus d'un doit se poser cette scabreuse question: «À quand la fin?»

Dans les États parlementaires, chaque représentant du peuple se voit d'avance nanti d'un portefeuille, et parfois de choses moins avouables. Si ces mobiles ne sont pas nobles, ils sont du moins forts. Bismarck a abaissé, et non sans raison, le Reichstag, le jour où cette créature qui lui devait la vie a voulu se dresser contre lui. Notre Parlement s'est souvent lui-même condamné à s'épuiser en critiques stériles; il a rarement trouvé des paroles et des actes qui sauvent. Aussi sa puissance créatrice ne s'est-elle pas accrue, alors que c'est seulement par l'activité créatrice qu'on peut attirer à soi, gagner à sa cause les esprits représentatifs du pays. À cela s'ajoute encore l'attitude particulière du peuple allemand, qui n'aime pas l'éloquence et la propagande, qui ne se sent pas sûr dans ses opinions politiques, qui se décourage toutes les fois qu'on lui fait une nouvelle promesse sans la tenir, mais qui possède une saine intuition des qualités humaines et accorde plus d'estime à l'honnête travail du gouvernement qu'il a devant ses yeux qu'à la dialectique de ceux qui le critiquent.

Une profonde réforme du parlementarisme allemand s'impose, non seulement en vue de la réalisation de l'État populaire, mais aussi en raison de la nécessité de donner à l'existence politique une base sûre.

La première mesure urgente consiste dans la suppression de l'élection locale et dans son remplacement par un bon et sain système proportionnel. Cette mesure est plus importante que toutes les autres modifications des droits électoraux dans tous les États, y compris la Prusse et le Mecklenburg.

La deuxième mesure consiste dans la constitution et l'organisation de partis.

La troisième mesure, enfin, doit tendre à donner aux Parlements allemands un contenu positif et la possibilité de se livrer à un travail créateur, en dehors de la confection de lois et de l'approbation de dépenses. Nous ne postulons pas la nécessité absolue du système parlementaire qui, en lui-même, n'est ni bon ni mauvais, mais inspire de nos jours à l'Allemand moyen une froide horreur. Si les représentations populaires modernes doivent servir de correctif à la hiérarchie des fonctionnaires et contribuer à la formation d'hommes d'État et d'hommes politiques, il est également vrai que l'apprentissage ne doit pas devenir pour l'élève une fin en soi, avec, en perspective, le faible espoir d'obtenir un jour des succès critico-dialectiques et d'acquérir l'influence gouvernementale tolérée d'un chef de fraction. Ce serait trop demander à la force de désintéressement de natures normales que de s'attendre à ce que des hommes de talent et pleins d'activité, appelés à contrôler les actes gouvernementaux, se contentent, au lieu d'une intervention active, d'une observation plus ou moins bien informée, suivie d'une approbation. Une pareille attitude est faite pour engendrer un état d'esprit nuisible: elle se transforme trop facilement en un pessimisme à outrance qui voit tout en noir et enlève au gouvernement, systématiquement blâmé et contrôlé, ce qui lui reste de joie de créer. Mais, surtout, l'homme d'État, élevé dans une atmosphère et dans des habitudes de critique, n'apprend jamais l'essentiel, à savoir la responsabilité de celui qui agit, invente et crée, mais seulement les méthodes parlementaires et le travail formel. On n'est pas à même de juger ce qu'on ignore et ce qu'on est soi-même incapable de faire. Pour être un homme d'État, il faut porter ou avoir porté une responsabilité de créateur; celui qui ne joue que sur un clavier muet ne deviendra jamais un artiste; le critique irresponsable oublie ses propres erreurs et succombe au sentiment de son infaillibilité. La vocation n'attire l'homme ni en haut, ni en bas; elle attire tout simplement l'homme à qui elle convient et qui lui convient. Et voilà que le cercle se referme de nouveau: notre Parlement n'est pas fait pour créer des hommes d'État véritables; ceux que nous possédons ne sont pas à même de se frayer des voies indépendantes et d'aspirer à des buts définitifs; l'imperfection des services que rend le Parlement détourne de lui les lutteurs capables et aimant la responsabilité, la sélection tarit et le cycle recommence.

Cet état de choses ne peut avoir pour effet que d'éloigner de plus en plus de la politique le peuple représenté dans cette organisation partielle des volontés qu'on appelle parti. Si les hommes qui sont à la tête d'un parti avaient l'expérience des responsabilités, s'ils avaient une connaissance parfaite des événements intérieurs antécédents, des mobiles et des obstacles, s'ils possédaient l'aptitude à discerner ce qui est réalisable et désirable, ce qui est chimérique et dangereux, s'ils connaissaient et comprenaient les acteurs de la scène européenne, il est certain que les délibérations d'un parti ne se ressentiraient pas de l'atmosphère créée par des jugements impulsifs et par la politique de brasserie: elles auraient une valeur pragmatique. Si, en outre, l'homme politique qui est à la tête d'un parti savait qu'il se trouverait un jour appelé à assumer de nouvelles responsabilités actives, cela serait une garantie contre les troubles stériles dont souffre la politique d'État, en même temps que serait établi le principe de la responsabilité de parti, principe qui ne pourrait agir que dans le sens de la modération et de la politique réaliste. À la faveur de cette responsabilité, on verrait alors naître un bien indispensable et inappréciable sur l'importance duquel nous aurons encore à revenir: un ensemble de fins concrètes, se transmettant de génération en génération, passées au crible de la réflexion, à la fois réalistes et idéalistes, et cela aussi bien dans le domaine de la politique intérieure que dans celui de la politique extérieure. Cet ensemble de fins, remplaçant la phraséologie incolore et vide des programmes de nos partis, avec ses interprétations variant d'un jour à l'autre, apporterait à notre activité politique ce qui lui manque le plus: la stabilité. Le manque de stabilité, soit dit en passant, le danger de surprises que peuvent créer des fins surgissant à l'improviste, le tout associé à une puissance militaire des plus fortes, à une atmosphère féodale et à la docilité d'un peuple confiant à l'extrême: tel est l'ensemble de conditions que nos adversaires désignent improprement sous le nom de militarisme. Il n'est pas conforme à notre dignité d'organiser notre vie selon le désir de nos ennemis; mais il est conforme à la dignité humaine, au sens le plus élevé du mot, d'examiner chaque jugement, fût-ce même le jugement d'un ennemi, de le dépouiller de ce qu'il a d'injuste et d'en tirer des conclusions pratiques.

Nous n'avons pas besoin absolument du système parlementaire que redoutent tant les intéressés du féodalisme, du capitalisme mobilier et immobilier, les savants fonctionnarisés, les politiciens qui ne se sentent pas capables de résister à l'épreuve et la partie instruite du peuple qui subit leur influence. Sans doute, les raisons alléguées portent à faux: le morcellement des partis est un argument en faveur du système, plutôt que contre lui, car il exige des ministères de coalition, ce qui implique des compromis constants et rend même possible la prédominance des vieux principes de gouvernement. Les changements d'états d'esprit et l'instabilité ministérielle présenteraient même en Allemagne moins d'intensité qu'ailleurs, car nous avons un tempérament politique plus froid. La corruption et la politique personnelle, à en juger d'après les expériences que nous offrent les administrations communales, ne sont guère à craindre. Quant à la sélection des hommes d'État et à leur niveau intellectuel moyen, nos espérances sous ce rapport se trouveraient dépassées, si seulement il s'établissait entre la masse et ses élus la même proportion qualitative que dans les autres États parlementaires. Ici il faut avant tout écarter un argument académique, devenu un lieu commun, d'après lequel la position géographique peu sûre de l'Allemagne exigerait une structure gouvernementale conservative, rigide dans une certaine mesure. C'est précisément ce péril résultant de la position géographique de notre pays qui rend nécessaires la plus grande mobilité et la plus grande souplesse, la sélection des forces la plus rigoureuse; c'est ce péril encore qui exige, en opposition avec le dogmatisme politique, l'aptitude à l'adaptation et à l'opportunisme momentané, car ce n'est pas en faisant preuve d'une rigide pruderie qu'on peut faire face aux difficultés extérieures.

Mais peu importe: nous avons besoin, non d'une domination parlementaire absolue, mais de Parlements et d'hommes d'État élevés dans le sentiment de la réalité, de la responsabilité et du pouvoir: nous avons besoin de partis ayant le goût et l'habitude du travail réel, le sens de la tradition et des fins politiques; nous avons besoin, enfin, d'un peuple élevé pour la politique et capable de trouver en lui-même les éléments, les mobiles de ses décisions et résolutions. Les possibilités de réalisation de ces desiderata sont nombreuses et simples et ne dépendent pas d'une loi écrite. Le commencement le plus facile et en même temps, vu notre indolence assoupie, le plus difficile consisterait à exiger que les ministères se composent en partie de membres du Parlement. Le commencement, au contraire, qui paraît le plus indiqué et qui est le plus inefficace consisterait dans l'application de notre expédient universel: nomination de commissions ou de comités parlementaires, pourvus de pouvoirs indiscrets, irresponsables, susceptibles d'étouffer toute initiative et toute joie de création chez les fonctionnaires qui seraient obligés de passer leur temps à rendre compte de chacun de leurs pas, à se justifier, à se défendre contre des projets et des résolutions irréalisables. On ne peut que plaindre les esprits qui passent leur vie à se désoler des erreurs des autres et ne peuvent vaincre leur hésitation à mettre la main à la pâte pour réparer ces erreurs ou faire mieux.

Nous avons, à plusieurs reprises, anticipé sur la dernière partie de nos déductions qui devait fournir une synthèse de notre vie politique future et établir la manière dont nous entendons les rapports entre cette vie et ce que constitue l'essence même de l'État populaire. Pour bien marquer que nous nous trouvons au cœur même de la vie pratique, où nous avons été amenés insensiblement par des considérations abstraites et plus élevées et où nous nous attardons, non parce que nous considérons cette vie pratique comme un but, mais parce qu'elle nous apparaît comme une confirmation rationnelle du passage et du rattachement à un avenir nouveau, pour bien marquer ce point, disons-nous, nous nous servirons désormais de préférence du raisonnement pragmatique, utilitaire, car, dans ce domaine, tout pas vers ce qui est définitif doit être en même temps un pas vers ce qui est digne d'être l'objet de nos aspirations actuelles. C'est la condition même de son efficacité. Or les principes de la puissance et de la stabilité de l'État se sont montrés, à l'épreuve, comme remplissant cette dernière condition.

En vertu de la loi de la lutte pour l'existence et d'après le tableau que nous offre toute vie individuelle et collective, l'État, abandonné à lui-même, se trouve impuissant et désarmé et n'est protégé que par son génie contre ses adversaires et concurrents. Son patrimoine héréditaire est constitué par la force qu'il puise dans son sol, dans son peuple, dans sa position géographique. Ces réalités sont limitées, comme est limité le lot passager d'un homme, d'un animal, d'un troupeau ou d'une forêt, comme sont d'ailleurs également limitées les bases sur lesquelles s'appuient les adversaires de tel État donné. Mais ce qui est illimité, c'est l'étendue de l'action, étendue que le pouvoir spirituel peut accroître presqu'à l'infini.

Plus que cela: ce pouvoir est capable de modifier les conditions physiques: il décuple le rendement du sol, arrache à la terre ses trésors, se rend maître des forces de la nature; il façonne les côtes, modèle la terre ferme, dirige à son gré le cours des eaux, guérit les maladies, fortifie le sang et le rend plus abondant, forme et perfectionne des générations qui sont encore à naître. Il transforme les masses en organismes doués de sens, de pensée, de volonté et de membres actifs. Mais il fait intervenir dans la lutte pour l'existence trois genres de forces: deux extérieures, qui sont les forces de direction et d'assaut, et la force de résistance intérieure.

Lorsque deux organismes de force égale luttent entre eux, celui-là finit par vaincre à la longue qui sait ce qu'il veut. Forces, privilèges, droits intangibles forment une végétation naissant de graines insignifiantes, indésirables, mobiles. Le chêne millénaire, que nulle force humaine ne peut faire reculer d'un pouce, est né d'un fruit tombé de la main d'un enfant; le courant primitif doit sa direction à un tas de cailloux: un grand Empire d'outre-mer doit sa naissance à la fausse direction d'un navire; plus d'une famille doit sa noblesse à l'état d'ivresse d'un seigneur; un caprice de jeune fille décide du sort de dynasties. Le temps et la direction invariable, persistante, constituent les deux éléments d'une force à laquelle rien ne résiste. Mais chaque instant répand de nouveau des germes de choses impérissables, chaque instant sème les graines de destinées futures, et c'est la volonté orientée toujours dans la même direction qui opère le choix entre les graines qui doivent lever et celles qui sont appelées à rester stériles.

Cependant le meilleur moyen d'écraser, de détruire toutes les graines, bonnes et mauvaises, consiste à tourner sans fin dans tous les sens sur le même terrain, à remuer sans cesse la terre, à y planter sans choix tantôt tel fruit, tantôt tel autre. Un grand homme d'action est un semeur infatigable, qui abandonne à d'autres le bénéfice de la moisson. Celui qui pense aujourd'hui à ce qui sera une réalité, et une réalité efficace, dans un an, dans dix ans ou dans cent ans et qui agit conformément à l'idée qu'il a de cette réalité, celui-là crée librement et sans entraves; on le raille, mais il méprise raillerie et obstacles; il sera plus tard mal compris et on ne lui témoignera aucune reconnaissance, mais ce qu'il fait, il le fait magistralement et poussé par une nécessité purement intérieure. La création la plus réelle est celle du visionnaire, pour autant qu'elle produise, non des fantômes nébuleux, sortis d'une imagination malsaine, mais des images d'une réalité visible et palpable. Pénétrer intuitivement la réalité et lui insuffler une âme; rendre les rêves concrets, grâce à un effort de volonté, et les rattacher à la terre: c'est en cela que consiste le mystère de la création.

C'est étouffer toute forte création que de limiter son horizon au jour qui passe. Celui qui recherche des succès rapides et faciles, qui veut se faire passer pour un grand homme aux yeux de ses compagnons et se donner l'illusion de créer et de vivre des moments historiques; celui qui, au lieu de creuser et de planter, goûte tous les jours aux fruits mûrissants; celui que tout événement nouveau met en mauvaise humeur, parce que, au lieu de s'attacher à rechercher ce qu'il a de bon, il n'y voit qu'une cause de trouble et de perte de temps; celui, enfin, qui s'acquitte péniblement de ses tâches journalières, qui fuit les résistances et, au lieu de créer, se contente d'exécuter: celui-là peut, dans le cas le plus favorable, défendre une position et retarder un écroulement, mais il est incapable de créer de la vie, de contribuer au développement de ce qui existe, car tout ce qui est naturel meurt, lorsqu'il est réduit uniquement à la défensive. Insouciance, au sens le plus élevé du mot, détachement de tout désir personnel, indépendance de toute pression extérieure, surabondance de forces s'exprimant dans l'humour et la souveraineté spirituelle, libre disposition du temps qu'on a devant soi, sans crainte de chute ni de compétition: telles sont les conditions de la force de direction politique à longue portée.

Dans la structure de nos États, qui donc incarne cette force? Des lignées héréditaires, dans lesquelles on voit alterner invariablement des César et des Charles, des Frédéric et des Bonaparte, ne suffisent pas à élever une dynastie à la hauteur de la tâche qui lui incombe. La continuité de la politique dynastique est en grande partie fonction de la nécessité où se trouve la dynastie de défendre sa propre permanence; elle subit le contre-coup des dangereux changements qui se produisent dans les relations de familles et d'amitié; ainsi que l'a dit Bismarck, elle subit surtout l'influence de femmes et de favoris, de tentations d'agrandir la puissance territoriale. Encore moins pouvons-nous nous attendre à une stabilité politique de la part de nos Parlements irresponsables qui, ainsi que nous l'avons vu, bornent leur activité aux tâches journalières, à la critique et à la confection de lois, ne présentent aucune cohésion interne, sont morcelés en fractions hostiles qui, de leur côté, déploient des drapeaux sans couleur, se ressemblant jusqu'à l'identité et à l'ombre desquels s'élaborent les intérêts du jour, les intérêts économiques dont on leur a confié la défense.

Restent les ministres, avec leur art de manœuvrer. Ce qui leur assure une certaine stabilité traditionnelle, c'est la conformité de leurs convictions politiques aux idées ambiantes. Ils ne sont et ne peuvent devenir ce qu'ils sont, qu'en s'appuyant sur le conservatisme officiel, que grâce à leur parfaite adaptation à cette atmosphère féodalo-professorale dont nous avons parlé plus haut. Si leur passé est teinté de libéralisme ou de catholicisme, ils doivent chercher l'occasion de se mettre en règle avec les idées régnantes, sans quoi il leur serait impossible de se maintenir, ne fût-ce que pendant quelques semaines, dans une atmosphère hostile.

Mais cette conformité aux idées politiques régnantes ne suffit pas à leur assurer pendant un temps assez long la force de direction intérieure et extérieure; et toutes les autres conditions requises à cet effet sont d'ordre négatif. Portez la durée moyenne d'un ministère de cinq à dix années: elle sera à la fois trop longue et trop courte. Trop longue, parce qu'un homme, qui a fait passer dans l'esprit de l'État toutes ses propres idées essentielles, finit souvent par s'enfoncer et s'endormir dans la routine gouvernementale; trop courte, lorsqu'il s'agit de concevoir des projets à longue portée, s'étendant sur une génération entière. Quel créateur se contenterait de commencements qu'un successeur, approuvé par des camarades, écarterait avec un sourire dédaigneux ou bien s'approprierait, après les avoir modifiés jusqu'à les rendre méconnaissables? Et si la réalisation de ses idées exigeait des sacrifices, comment pourrait-il les obtenir? Il est talonné par une politique au jour le jour contre laquelle il doit se défendre de trois ou quatre côtés à la fois: le monarque en haut, le Parlement en bas, l'opinion publique et peut-être même l'étranger à droite ou à gauche. Ce serait un miracle, s'il trouvait une diagonale pour s'échapper, et ce serait un double miracle si, en suivant cette diagonale, il pouvait faire quelques pas vers l'Absolu. L'activité est encore entravée par le manque de temps: la moitié de l'année est absorbée par les travaux parlementaires, par la recherche de preuves, de justifications, de matériaux, par les négociations et les pactisations avec les commissions et les chefs du Parlement qui ne se lassent pas de prendre au sérieux son rôle de critique, qui n'est pas habitué aux conditions du travail créateur et remplace une volonté suivie et cohérente par des impulsions saccadées dont le rejet mécontente et dont l'acceptation n'engage à rien.

Il manque à notre vie politique l'organe qui assure la force de direction. Et tant que nous manquera la permanence de cette force, tant que nos buts seront réglés d'après les convenances du jour et non d'après celles de générations et de siècles, nous resterons toujours, à rendement égal, inférieurs à nos concurrents qui voient plus loin et agissent avec plus de constance et de suite, et il apparaîtra à la longue que nous sommes incapables de soutenir la lutte dans la concurrence des nations. L'effet utile, incroyablement insignifiant, de notre politique extérieure, malgré la dépense énorme de travail et de moyens, s'explique en grande partie par le manque de direction. La méfiance inouïe et incompréhensible que les étrangers nous ont témoignée pendant des dizaines d'années, à nous qui croyions être sûrs de notre humeur calme et pacifique, de notre loyauté, du caractère inoffensif de nos actes, est une des conséquences de notre attitude hésitante, donc incompréhensible et suspecte. Des États où règne le parlementarisme le plus effréné, aux décisions brusques en apparence, aux changements de gouvernements incessants, nous ont dépassé par la constance et l'esprit de suite de leurs résolutions, et cela malgré l'incohérence apparente de leur volonté. C'est que la direction, même unilatérale, même bizarre, même fanatique, est couronnée de succès, lorsqu'elle est constante.

Il n'est pas d'organe officiel,—hauts emplois, commissions, Sénats, Parlements,—qui soit à la longue capable d'imprimer une direction à l'État; la dynastie elle-même ne peut y suffire. La plus incapable sous ce rapport est la classe des savants fonctionnarisés qui n'existerait pas, si ses membres étaient nés pour l'action, et non pour la méditation. Le peuple seul est à même de donner la direction, le peuple, non en tant que plèbe triomphante ou masse informe, mais le peuple en tant que giron de l'esprit dans lequel les époques successives puisent leurs semences; le peuple ayant le sens de la politique, capable de réflexion, ayant ses organes spirituels dans les partis représentés par leurs organisations, en premier lieu par leurs chefs, leurs hommes d'État et leurs penseurs.

Qu'on se garde bien d'invoquer contre cette idée l'état lamentable et misérable de nos partis actuels. Tant que les partis étaient des organisations utilitaires ayant pour but d'élever ou d'abaisser les droits de douane, le taux des impôts ou le niveau des salaires, la consommation ou l'abolition de certains privilèges, la protection ou l'affaiblissement de certaines classes de personnes; tant qu'ils n'étaient que des associations utilitaires affichant des principes phraséologiques auxquels personne ne croyait, des organisations se composant, d'une part, de gens intéressés et de bailleurs de fonds et, d'autre part, de dilettanti, de philistins de brasserie et de comparses; tant que la vie politique de la nation avait son point culminant dans le conflit d'intérêts représenté par la confection de lois et tant que la carrière politique n'était envisagée que comme l'art de dompter les réunions publiques et de devenir un homme de parti professionnel; tant que le peuple, privé de toute responsabilité, abandonnait la direction de son histoire à une caste gouvernementale qui méconnaissait la communauté et l'unité de ses fins suprêmes et se grisait par la lutte des intérêts intérieurs: tant que, disons-nous, cet état de choses avait duré, l'État populaire était impossible, toute expression objective de la volonté collective était illusoire, la vie politique de la nation ne pouvait pas dépasser le niveau d'un comice agricole ou d'une société de tir. La guerre, à ses débuts, a montré qu'une vie plus élevée est possible; et les difficultés qui approchent montreront que cette vie peut durer.

Ces difficultés, qui m'effrayaient et me préoccupaient, je les ai, depuis des années, appelées et repoussées à la fois. Mais ma voix se perdait dans le bruit des affaires et des plaisirs. À partir d'aujourd'hui et à jamais, il nous apparaît nettement que, malgré nos divergences d'opinions, nous ne formons, tous tant que nous sommes, qu'une seule maison et que c'est à nous-mêmes, et non à d'autres, qu'incombe le soin de protéger nos biens et notre sang. Jamais plus nous ne devrons accorder à l'intérêt et au gain la première place, à la nation et à l'État la deuxième et penser à Dieu en troisième lieu seulement; jamais plus notre sort ne devra être entre les mains de gouvernants héréditaires professionnels, ni notre maison administrée par des philistins de brasserie. S'il en était autrement, nous serions mûrs pour une nouvelle migrations de peuples. La difficulté, la nécessité: tel est le dernier facteur qui puisse et doive nous donner le sens politique, nous doter d'un État populaire, soumis au régne de l'esprit.

Cet avertissement s'applique plus particulièrement au parti et indique le sens dans lequel il doit être réformé. Les sages et les forts, enchaînés à leurs travaux, ne pensaient jusqu'à présent qu'à acquérir puissance et richesse ou se laissaient absorber entièrement par la création intellectuelle et par la méditation. Quant à l'État, ils le considéraient comme une institution étrangère dont on doit abandonner l'administration à des professionnels, comme on le fait d'une usine à gaz, d'une église ou d'un théâtre; et lorsqu'il leur arrivait parfois de jeter un coup d'œil sur ce qui s'y passait et de constater que, malgré la mauvaise administration, les choses n'en allaient pas moins leur train, ils secouaient la tête et se remettaient à leurs travaux. Ces hommes vont enfin se sentir la volonté d'intervenir et d'assumer des responsabilités, non avec l'ambition, facile à satisfaire, du lion de brasserie, mais avec la ferme décision d'agir. Ils jetteront dans la balance ce qu'ils savent et ce qu'ils possèdent et pourront ainsi comparer leur propre valeur à celle des habitués d'auberges qui passent pour des grands hommes dans leur chef-lieu de canton. La vie politique cessera d'être un jeu d'intérêts et un instrument de compromis, pour devenir une organisation incarnant la volonté de l'État populaire.

Une suffisance superficielle prétend que l'Allemagne présente une trop grande variété d'opinions et de volontés, pour qu'une direction unique puisse se dégager toute seule de cet ensemble compliqué de forces; d'où la conclusion que nous avons besoin d'être instruits et guidés par une sagesse patriarcale, héréditaire. Jamais une surabondance de variétés et de nuances ne saurait former un obstacle paralysant, tant que toutes les directions ont une orientation positive, tant que la conservation et la croissance constituent leur seul objectif. Une diagonale des forces peut être obtenue avec des composantes en nombre illimité, et elle sera d'autant plus fixe et stable que les éléments variés qui entrent dans sa composition y seront plus solidement incorporés. Seule est instable et incertaine la force qui cherche elle-même son orientation, au gré des influences du jour. Le pélerin qui, du matin au soir, suit la direction de sa propre ombre, tourne dans un cercle. Lorsqu'un peuple, dont les entraves intérieures ont été vaincues par l'organisation, n'a plus la force de choisir et de fixer lui même sa direction, son orientation dans le monde, d'après des raisons internes, il peut considérer que son histoire est close et il ne mérite plus qu'un sort: devenir l'instrument d'une volonté étrangère. Je rappelle ici une fois de plus qu'en parlant de la volonté d'un peuple, je ne pense ni au brutal arbitraire physique qui se manifeste dans un vote, ni aux mouvements impulsifs d'une foule, mais à la synthèse consciente qui réunit et spiritualise toutes les forces du corps collectif. Ce qui détermine ma volonté et mes actes, ce ne sont ni une lassitude momentanée, ni une sensation de faim, ni la force de gravité de mes membres: c'est le noyau même de mon être, spiritualisé au contact de mon âme et qui doit d'ailleurs à tous mes membres aide et protection.

L'absence de force dirigeante dans notre pays a eu pour effet que nous avons été incapables de développer au dehors et en dedans l'héritage que nous avons reçu de Bismarck: un État autoritaire, rigide, articulé à l'ancienne manière, fondé sur la force militaire, arbitre de l'Europe. Nous avons permis à des alliances tolérées, et même encouragées par nous, d'arracher à cet État l'hégémonie. Nous avons été absents dans toutes les parties du monde où se passaient des événements importants. L'absence de plan dont nous souffrions et à laquelle personne ne croyait, notre mauvaise humeur dont tout le monde nous en voulait nous ont rendu suspects. Le corps de notre État a été envahi par la graisse qui lui venait du développement trop exclusif de la technique et des finances et que la guerre est en train de faire fondre.

Plus graves encore étaient les conséquences qui découlaient de l'absence d'une force d'assaut, du manque d'hommes capables d'être des guides. Toute action et toute transaction devaient échouer, toute résolution aboutir à un compromis. Aucune des innombrables idées mises en avant ne pouvait acquérir une importance objective, les problèmes étaient biffés et écartés avec un hochement de tête. Ce pays, dont les racines étaient tellement saines qu'il commençait à ignorer les situations ambiguës et équivoques, éprouva de nouveau le sentiment de la perplexité. Les soucis personnels et les difficultés inhérentes aux situations et obligations personnelles usaient les forces vives du peuple. La répartition des responsabilités avait commencé sans discernement et a fini par des déceptions. Se laisser entraîner par une forte volonté et une audacieuse fantaisie, était considéré comme le trait d'une époque romantique dépassée; la pose photographique, l'effet bruyant de moments soi-disant historiques, la préoccupation des matériaux personnels à fournir au futur historiographe et l'éloquence monumentale ont pris la place du travail organique et étaient en rapport avec les architectures emphatiques que les hommes avides de gains matériels répandaient autour d'eux à profusion.

La force d'assaut et la force de direction, ces deux armes dans la lutte pour l'existence des nations, sont des forces populaires. Elles ne peuvent être fournies ni par une famille, ni par une caste. La concurrence exige que la collectivité, si elle veut enrichir son esprit et fortifier sa volonté, fasse appel à toutes les forces humaines disponibles. La force de direction se dégage de l'ensemble des idées qui flottent dans l'air; la force d'assaut se dégage de toutes les génialités humaines disponibles et accessibles. Réduire la source de ces deux forces à un cercle limité de quelques centaines ou milliers de personnes, c'est se condamner volontairement à l'appauvrissement de l'esprit et de la volonté, appauvrissement dont un peuple meurt, lorsque des voisins peuvent lui opposer des ressources constituées par l'ensemble de la nation. Un peuple composé de millions d'âmes a l'obligation métaphysique de manifester à chaque instant et dans chaque domaine une volonté forte et de provoquer le plus grand nombre possible de dons supérieurs. S'il en est autrement ou si ces forces sont détournées de leur destination par la passion du gain, par la technique ou par le désœuvrement, ou encore si on ne réussit pas à les découvrir, soit par indolence politique, soit parce qu'on n'a pas conscience de la responsabilité qui incombe sous ce rapport, le peuple coupable de ces méfaits signe lui-même sa sentence de mort.

Avant de nous occuper des conditions de la force d'assaut, laquelle apparaît d'ores et déjà comme résultant de la sélection autonome portant sur tous les dons disponibles de l'esprit et de la volonté, nous allons caractériser la forme intellectuelle de l'esprit, telle qu'elle se révèle dans la vie politique.

Au cours de l'avant-dernier siècle, le gouvernement était considéré comme un travail d'administration. Un seul organe, le plus élevé, c'est-à-dire le pouvoir royal, suffisait à assurer l'initiative, l'invention, les décisions créatrices. Le gouvernement de cabinet était l'expression, non arbitraire, mais organique, de cet état de choses. Ce qui, dans la paix comme dans la guerre, suffisait à assurer la marche des affaires, c'était la très grande habitude d'administration patriarcale dont nous avons un modèle dans l'exploitation d'un domaine rural.

L'administration pure est, comme le travail agricole et l'ancien métier manuel, un travail au sens le plus primitif, non-mécaniste, du mot. Il est placé sous l'autorité des décisions ayant force de loi et est protégé par une sollicitude paternelle. Il a pour caractéristique la tradition.

Les normes et les buts sont posés une fois pour toutes; les conditions locales et humaines restent constantes. Aucun problème n'est nouveau. N'importe quelle solution peut être apprise. Même de ce qui arrive rarement on peut avoir raison, grâce à l'expérience, d'où le respect et l'estime qu'on accorde à l'âge. Le vieillard est réfléchi et pondéré et se trompe plus rarement; le jeune homme manque d'expérience et doit être tenu en laisse. Le pays et le peuple, objets de l'administration, sont dociles: jamais le paysan et l'artisan n'oseraient opposer leur opinion à celle de l'administrateur. C'est qu'ils connaissent bien le cercle traditionnel et étroit de leurs attributions, et jamais il ne leur viendrait à l'esprit qu'il puisse y avoir des décisions venant d'une source extérieure et nouvelle.

La vie représente un cercle dans lequel les événements se répètent et se reproduisent, toujours les mêmes: naissance et mort, semailles et moisson, bien-être et privations, incendies et sécheresse, guerres et épidémies, crimes et châtiments. Une nouvelle construction, une visite princière, l'arrivée d'une ménagerie, un procès de sorcellerie ou un voyage: tels sont les quelques rares et grands événements qui viennent rompre l'uniformité de cette vie. Procès, attroupements, réquisition de soldats, rires de foire sont des distractions un peu plus fréquentes. On sait ce qui doit arriver dans chaque cas; le travail est doux: on n'est pas pressé par le temps. L'administration est parfaite, lorsqu'elle est incorruptible, tient les yeux ouverts et possède de l'expérience. Les événements uniques n'ont pour auteurs ni les administrés ni les administrateurs: les décisions concernant la guerre et la paix, la conquête et la réforme, l'église, la justice et les impôts, la construction de routes et la colonisation viennent d'en haut: du roi, à moins que ce ne soit du ciel.

Les conditions intellectuelles de l'art de l'administration sont: l'autorité personnelle, la conscience de la dignité, la fidélité et l'expérience. Il a ses racines dans la tradition: traditions de famille, idées et pratiques traditionnelles. Ce sont là les caractéristiques de la vieille noblesse foncière. Invention, imagination, force créatrice, tendance à l'expansion: autant de choses étrangères et même opposées à ce cercle d'idées; choses subversives qui poussent à la révolte, à la recherche de ce qui est nouveau, à la dangereuse ascension. Nous connaissons un bel exemple de ce conflit naturel: c'est celui de Bismarck, dont la jeunesse bouillonnante, emprisonnée à la campagne, se consume et consume son entourage.

Avec la naissance du monde nouveau, du monde de la mécanisation, tout travail se transforme en lutte et en pensée. La technique, les échanges, la concurrence prennent une allure précipitée. Ce qui était bon hier, est aujourd'hui périmé. Ce qui paraît impossible aujourd'hui, sera réalité demain et oublié après-demain. L'expérience ne signifie plus rien; elle est même dangereuse, car elle pousse à l'imitation de modèles pré-existants. Toute situation est nouvelle, toute résolution est sans précédent, l'action s'étend du présent à L'avenir. La victoire n'est pas à celui qui regarde en arrière, mais à celui qui regarde en avant. Dans la lutte, dont l'acharnement et le rythme sont déterminés par l'ennemi, la tradition n'est d'aucun secours, et elle disparaît pour faire place à l'intuition.

Le sens et la signification de l'ouragan napoléonien résident en ce que la pensée mécanisée, hostile à l'expérience, s'est pour la première fois échappée des ateliers et laboratoires pour s'emparer de la politique, non seulement de la politique centrale, de la politique de direction et de conception qui s'était déjà depuis longtemps séparée de la tradition, mais de tous les organes auxiliaires et subordonnés, techniques, financiers, administratifs. Devant cette force explosive, l'Europe traditionnelle s'est écroulée, et le monde n'a retrouvé sa stabilité qu'après s'être assimilé les nouvelles méthodes de pensée et d'action, du moins dans leurs rudiments. Encore en automne 1813, les alliés se sont trouvés immobilisés pendant des mois devant le Rhin, parce que, d'après un vieux manuel d'histoire militaire, un fleuve constituait une ligne de séparation devant laquelle on devait se recueillir et reprendre des forces.

Si l'art de gouverner avait autrefois la tradition pour base, la force active de la politique moderne est constituée par les aptitudes qui caractérisent l'organisateur, l'entrepreneur, le colonisateur, le conquérant. Ce qui est propre à tous ces hommes, c'est la faculté de se représenter ce qui n'existe pas encore, de se sentir comme en communication avec le monde organique et d'en subir l'influence profonde, de saisir et de comparer intuitivement des effets et des mobiles incommensurables, de faire surgir l'avenir dans leur propre esprit. Ce qui caractérise leur mode d'action, c'est l'imagination réaliste, c'est la force de décision, c'est l'audace et ce mélange de scepticisme et d'optimisme qui apparaît absurde et antipathique aux natures simples et qui a valu l'impopularité toute leur vie durant aux maîtres de la politique.

Il ne faut pas s'étonner de ce que la langue allemande ne possède pas de mot pour désigner la synthèse, l'ensemble de ces forces. Je choisis l'expression art des affaires, en appuyant sur l'ancienne signification du mot «affaire» (Geschäft) qui vient du mot «créer» (Schaffen).

La caste de la noblesse foncière qui, devant ses mandants, ses partisans et ses imitateurs, porte la responsabilité du gouvernement en Prusse, possède aujourd'hui, comme au temps de Frédéric, la maîtrise incomparable dans l'art de gouverner selon la méthode traditionnelle, et cela aussi bien sur ses propres domaines qu'au service de l'État. Intégrité et idéalisme, équité et distinction, fidélité au devoir et loyauté, courage et virilité font aujourd'hui, comme autrefois, de cette classe la caste la plus noble de l'histoire. Dans tout ce que nous savons du passé et du présent, nous ne retrouvons pas le pareil de l'officier subalterne prussien. Grâce à ses qualités, le sous-préfet prussien a fait d'une fonction théoriquement superflue une institution d'État de la plus haute importance, presque indispensable.

Parmi les belles qualités de cette partie de la noblesse, dans laquelle se recrutent nos fonctionnaires, figure l'aptitude, non seulement à diriger une administration, mais aussi à la rendre efficace et moderne, à l'aide de toutes les méthodes scientifiques et techniques, même celles d'origine étrangère, et cela au prix d'un grand effort que nécessite la lutte contre l'aversion naturelle à l'égard de tout ce qui est nouveau. Mais, étrangers à l'improvisation, nos fonctionnaires n'arrivent à ce résultat que lentement, après une longue accoutumance et une longue familiarisation.

Leur initiative ne va d'ailleurs pas plus loin. Ce qui est unique, ce qui n'a pas encore existé, est inaccessible à l'esprit du fonctionnaire prussien. Résoudre sous sa propre responsabilité, sans préjugé ni parti-pris, une situation embrouillée, embarrassante, créer des choses et des situations nouvelles, hâter celles qui sont en voie de formation, tout cela n'est pas son affaire. Il se heurte d'ailleurs ici à un obstacle notoire: ses actes se trouvent sous une dépendance tellement étroite du conservatisme politique et subissent son influence à un point tel que le choix des solutions, en présence d'une situation donnée, s'en trouve pour lui fortement restreint. Il lui est difficile de rendre sienne la conception d'un autre, de se mettre mentalement dans la situation d'un autre; c'est pourquoi il est mauvais négociateur et mauvais colonisateur. Il lui manque le coup d'œil qui porte loin et perce l'avenir. Il lui manque cette aspiration à l'illimité sans laquelle le champ de ce qui est réalisable se trouve rétréci et réduit aux seules possibilités terre-à-terre. Ce n'est pas par un simple hasard que, depuis la mort de Frédéric, la Prusse n'a pas produit d'hommes d'États européens, à l'exception d'un seul, qui n'était d'ailleurs pas d'une noblesse pure.

On a dit que la guerre a fourni la preuve de l'extraordinaire esprit d'organisation de la Prusse. Il est vrai que les organisations existantes de l'armée, des chemins de fer, de la Banque Centrale se sont montrées, dans leur structure et leur fonctionnement, à la hauteur de toutes les exigences. Mais tout ce qui a dû être créé et improvisé, comme n'ayant pas été prévu (pourquoi?) et tout ce qui, une fois créé et improvisé, a résisté à l'épreuve, n'a pas été l'œuvre de l'État.

Revenons à la question de la force d'assaut. La sélection portant sur les aptitudes administratives traditionnelles ne suffit pas. Nous avons besoin de porter notre sélection sur les aptitudes politiques absolues, en ne tenant compte que des exigences de l'art de gouverner, au sens moderne du mot. La classe qui, jusqu'à présent, était seule chargée de responsabilité politique n'est pas seulement trop petite, puisqu'elle se compose de cinq mille individus sur une population de soixante cinq millions; on peut dire, en outre, que cette classe est loin d'être la plus apte à remplir les tâches qui dépassent les limites du domaine purement administratif.

L'objection que l'appel à des représentants d'autres classes de la nation n'a pas donné les résultats voulus est sans valeur, car tant que régnera l'atmosphère dont nous avons parlé, il y aura, non pas une seule raison, mais quatre pour que les nouveaux arrivants se montrent au-dessous de leur tâche: généralement il entrera dans la carrière administrative, parce qu'il n'aura pas réussi dans une carrière antérieure; pour se faire bien voir de ses nouveaux collègues, il cherchera à leur ressembler autant que possible et à se comporter comme eux; le tour souvent mercantile de la manière de penser de ces nouveaux arrivants donne souvent l'illusion de la profondeur dont on attend en vain des choses nouvelles; ils se trouvent non moins souvent dans l'obligation de faire des concessions qui, tout en étant indispensables, dans les limites de leur nouvelle carrière, n'en sont pas moins de nature à diminuer leurs chances de réussite.

Dans les principaux États occidentaux, grâce à la longue pratique du parlementarisme, sont nées des méthodes de sélection qui agissent d'une façon pour ainsi dire automatique, sans l'intervention de la législation et presque à l'insu des nations qui considèrent les résultats de cette sélection comme une chose toute naturelle, sans se demander comment et pourquoi ils se produisent. De ces méthodes, qui ont toujours échappé à notre étude scientifique, parce que le problème de la sélection n'a jamais été pris au sérieux chez nous, il ne sera pas question ici. Qu'il nous suffise de dire que toutes ces méthodes ont leurs racines dans la vie parlementaire, qu'elles reposent en Angleterre sur le choix et l'éducation voulus et conscients de chefs au sein des partis, en France sur la pratique parlementaire et journalistique, en Amérique sur une base ploutocrato-démagogique. La méthode anglaise est difficile à imiter, car en Angleterre le futur chef de parti est déjà, pour ainsi dire, reconnu par ses camarades de collège comme possédant une supériorité physique et intellectuelle; il est ensuite remarqué par un ministre qui, sans tenir compte de la filière hiérarchique, fait de lui son secrétaire ou auxiliaire, le fait passer à travers les cribles de plus en plus fins de l'élection parlementaire, de la pratique parlementaire, le charge à titre d'essai et d'épreuve, de responsabilités de plus en plus grandes et lui transmet, lorsqu'il a résisté victorieusement à toutes ces épreuves, son expérience, sa connaissance des hommes et de la société, son influence et son poste. On prétend que, dans ce pays, il n'est pas de talent politique qui ne soit pas découvert et qui, une fois découvert, reste inutilisé.

La France, lorsqu'elle est entrée dans l'arène de l'histoire contemporaine, était un État meurtri, branlant sur ses bases, tellement faible et déprimé que son ambassadeur faisait appel à la chevalerie de l'Empereur allemand pour obtenir la paix. Or, grâce à son habileté politique, la France a, dans l'espace de quarante années, pendant que l'Allemagne perdait son hégémonie, rétabli sa force défensive, conquis trois Empires coloniaux et conclu les plus fortes alliances en Europe qui, contrairement à deux de nos alliances à nous, ont victorieusement supporté l'épreuve de la guerre. Un pays, qui était obligé de faire venir de l'étranger ses financiers et ses employés d'industrie, parce qu'il n'avait pas chez lui suffisamment de forces et de talents, a pu, grâce à une sélection appropriée, satisfaire à son énorme besoin et à sa non moins énorme consommation d'hommes d'État et même s'assurer des réserves telles qu'il disposait pour tout nouveau problème d'organisation ou d'ordre financier, diplomatique et parlementaire d'hommes de toutes les nuances, alors que chez nous il a fallu renoncer à plus d'un changement ou remplacement, parce qu'il était impossible de trouver un successeur.

Si l'on compare les deux pays au point de vue du chiffre de la population, de l'état de l'instruction, de la force de production, du niveau de culture et des conditions favorables au développement de talents, on trouve, avec un très grand degré de probabilités, que l'Allemagne aurait pu, à chaque instant, disposer de talents politiques, quantitativement et qualitativement de beaucoup supérieurs à ceux dont dispose la France, si elle avait connu les moyens de sélection automatiques dans le genre de ceux dont nous avons parlé plus haut.

Mais ces moyens, nous ne les connaissons pas. Bien mieux: nous usons de méthodes diamétralement opposées. Ce que nulle direction d'une société par actions, nul conseil d'administration d'une industrie, nulle société locale ne voudraient jamais admettre, nous le supportons, alors qu'il s'agit du bien suprême de la collectivité: nous confions des responsabilités, sans la conviction d'avoir choisi les hommes les meilleurs et les plus forts.

L'entreprise industrielle la plus puissante serait ruinée dans l'espace d'une génération, si elle était obligée, de par ses statuts, de choisir ses chefs responsables dans un cercle d'un millier de familles ou dans leur entourage. Et, cependant, on trouve ces méthodes bonnes, lorsqu'il s'agit de la défense spirituelle de l'Empire contre une concurrence acharnée, intérieure et extérieure, lorsque la question en jeu n'est autre que celle de l'existence même de notre peuple! Ce fait inconcevable trouve son explication dans un autre fait, non moins inconcevable: les notions de concurrence, de travail organique, de dons naturels n'ont pas encore pénétré dans les régions où se décident nos destinées. Là où il y a tant de choses qui se transmettent héréditairement, on croit à l'inspiration puisée dans les fonctions mêmes qu'on remplit, à la supériorité innée sur les masses, aux annales de l'histoire dont chaque ligne relate un grand moment, sans qu'il y paraisse rien de l'énorme dépense de travail et de génie qui est inscrite entre les lignes. L'histoire universelle se déroule comme un feuilleton dans lequel chaque nouvelle figure, après s'être acquittée de son rôle emploie le temps qui lui reste à se dépenser en harangues, en aperçus, en actions d'État. C'est ce qui explique la manière insensée dont on gaspille le temps de nos fonctionnaires, et il faut dire que les Parlements ne sont pas les moins coupables de ces gaspillages. Celui qui est appelé à résoudre de graves problèmes a besoin de 365 fois 24 heures pour lui et pour son travail et doit laisser à d'autres le soin de rendre compte, à sa place, de son mandat, d'assister à des fêtes, de procéder à des inaugurations. La conception anecdotique de l'histoire n'a eu qu'un seul moment de vogue, et cela surtout auprès des chroniqueurs officiels: ce fut pendant le court apogée du long règne de Louis XIV, alors que l'Empire français n'avait pas encore à compter avec des concurrents de la même force que lui.

Un jeune fonctionnaire brigue un poste dans la carrière diplomatique. Il porte un titre de noblesse, a une belle prestance, possède des revenus de millionnaire, fait partie d'une association d'étudiants des plus cotées, d'un des régiments les plus privilégiés, professe des idées politiques traditionnelles et est nanti de hautes recommandations. Il est difficile d'opposer un refus à un postulant de cette qualité qui, s'il perdait sa fortune ou était obligé de quitter son service, devrait peut-être se contenter de la profession de marchand d'automobiles. Il se pourrait, sans doute, que ce postulant privilégié fût doué d'un génie politique, car la nature se complaît parfois à dispenser ses dons sans choix ni discernement. Mais le froid calcul des probabilités, qui s'applique impitoyablement à de longs intervalles de temps, nous enseigne qu'en ce qui concerne les dons supérieurs, ceux du moins qui ne sont pas indispensables dans la vie matérielle, le cercle déjà assez limité sur lequel porte la sélection se rétrécit d'autant plus que les dons exigés sont de qualité plus élevée, de sorte qu'en fin de compte le sort et l'existence de l'État reposent, non sur le jeu complet des forces nationales, mais sur quelques cartes seulement.

On pourrait nous opposer l'objection tirée de la présence d'un grand nombre de représentants non-nobles dans les emplois importants. Mais, encore une fois, cette objection est sans valeur, car ces représentants, obligés de s'adapter à une atmosphère donnée, plus forte qu'eux, finissent par présenter à la fois les défauts de la classe qu'ils ont quittée et de celle qu'ils imitent, et leur cas s'aggrave encore du fait que, cherchant à se faire pardonner leur intrusion dans un milieu qui n'est pas le leur, ils poussent l'assimilation jusqu'à l'exagération.

Lorsque le choix de la matière première intellectuelle est fait d'après des principes faux, le danger augmente d'autant plus que les fonctions pour lesquelles il s'agit de faire le choix et la désignation comportent plus de responsabilité. Lorsqu'il s'agit des responsabilités les plus élevées, on ne se contente pas, comme pour les fonctions administratives sans grande importance politique, de l'avancement hiérarchique, à l'ancienneté: les nominations se font au choix, en conseil de cabinet. Mais le principe de la compétence des pouvoirs supérieurs en ces matières, principe qui est à la base des nominations au choix, peut suffire aux époques de constellations humaines particulièrement favorables. On a vu surgir, au cours de l'histoire, des dynasties et des premiers ministres possédant une connaissance des hommes et une compétence telles que nulle autre méthode n'aurait pu donner des résultats aussi heureux que ceux qu'ils ont obtenus à la suite de leurs choix intuitifs. Mais les institutions d'un État doivent être prévues pour des siècles, et leur moindre fléchissement peut avoir les conséquences les plus graves. C'est pourquoi il faut compter avec la possibilité de choix incompétents, arbitraires, dictés par la faveur, et nous connaissons des époques, pour ne rien dire de la nôtre, où des dons purement extérieurs, les bonnes manières, l'adaptation aux usages de la Cour, des services et des rencontres occasionnels ont joué un rôle décisif dans le choix des hauts dignitaires de l'État.

La signification véritable des Parlements réside, ainsi que nous l'avons reconnu, dans le fait qu'ils servent, non à régenter les masses, mais à spiritualiser le peuple, à assigner à la pensée et au vouloir de la nation des fins qui dépassent les besoins et les occupations terre-à-terre et de tous les jours. Tout en jouant leur rôle traditionnel et mécanique de baromètre de la nation, ils devront à l'avenir être l'école où se formeront les hommes d'État. Si nous réussissons, et nous y réussirons, à élever les Parlements à la hauteur de ce rôle, nous aurons créé en même temps l'organe qui, au nom du peuple, sera en quelque sorte le régulateur des choix aux fonctions responsables. Il n'est pas absolument nécessaire que les Parlements nomment directement les plus hauts magistrats de l'État; mais il est absolument nécessaire qu'ils renferment dans leur sein les talents et compétences qu'exigent ces hautes fonctions, et il est non moins nécessaire que les partis qui fourniront ces talents et compétences soutiennent leurs hommes de confiance de façon à leur faciliter toute nouvelle organisation ou toute réorganisation de leurs services, au point de vue de leur composition bureaucratique. Cette réforme et ce pouvoir de régularisation reconnus au Parlement ne porteront nul préjudice ni à la bureaucratie, ni à la classe féodale, pour autant que les dons de l'une et de l'autre résisteront à l'épreuve de la concurrence, étant donné que les représentants de ces deux catégories seront éligibles dans les mêmes conditions que les autres et pourront, une fois élus, faire profiter l'État de leur expérience et de leur compétence traditionnelles. Mais la réforme du Parlement, dont on peut attendre ces effets, doit être l'œuvre de la nation. C'est la nation qui doit amener au jour toutes ces velléités intelligentes des pouvoirs qui germent aujourd'hui un peu partout, et cela en créant des systèmes électoraux appropriés, en donnant un contenu profond et sérieux à la vie des partis, en imprimant à ceux-ci une orientation nouvelle.

Il nous reste encore à dire quelques mots d'une troisième force qui, à côté de la force de direction et de la force d'assaut, assure la stabilité et la solidité de l'État: la force de résistance.

Toute politique d'État est une épreuve permanente de ses forces, et la tension extrême de la politique, celle qui culmine dans la guerre, est une épreuve qui s'étend à tous les domaines, physique, psychique et intellectuel, et qui, normalement, n'est pas terminée, tant que la dernière des questions sur lesquelles porte le conflit n'a pas reçu sa solution. La séance du Reichstag du 4 août 1914 a révélé ce que nous savions déjà par intuition, à savoir que tout malheur qui atteint notre pays réalise l'unité du peuple. Mais cette séance a révélé en même temps que l'unité en question, loin d'être l'effet de nos institutions, signifie notre victoire sur celles-ci. Lorsqu'on voit des classes du peuple jouissant de droits restreints, considérées comme incapables d'adaptation sociale et traitées volontiers en ennemies de l'État, de sans-patrie, de traîtres au pays, lorsqu'on voit ces classes se lancer dans la lutte pour la patrie avec le même enthousiasme que ceux auxquels cette patrie appartient et obéit aussi bien légalement qu'économiquement, tous ceux qui sont animés de sentiments allemands trouvent cette abnégation naturelle. Mais on ne bâtit un État, en lui donnant pour base l'abnégation et le privilège.

Nous avons intentionnellement laissé de côté, dans cette partie de notre ouvrage, consacré aux problèmes urgents d'ordre politique, la question de l'élévation de niveau du prolétariat héréditaire. Mais nous sommes obligés de déclarer que de simples raisons utilitaires rendent inacceptable la conception d'un État se composant de classes dominantes et de classes dominées, car un État présentant une pareille structure politique manque d'équilibre et, par conséquent, de solidité.

Nous sommes tellement habitués à l'idée que l'État est une chose qui n'intéresse que les spécialistes privilégiés, qu'il est la propriété héréditaire de certaines associations familiales et de certaines combinaisons de partis, qu'il n'est compatible qu'avec certaines idées et conceptions, à l'exclusion de toutes les autres, qu'il est un être despotique, intervenant par ses innombrables ramifications dans la vie, les droits, la propriété de chacun de nous, un être devant lequel on s'incline, soit par contrainte, soit parce qu'il remplit plus ou moins bien certaines fonctions publiques et politiques; nous sommes à tel point élevés dans l'idée que chacun de nous doit se consacrer tout entier à sa profession, qu'il s'agisse du commerce ou de l'industrie, d'un emploi ou d'une fonction quelconque ou du travail intellectuel, en levant les yeux le moins possible vers les autorités privilégiées, en renonçant à toute critique importune et incompétente, sous la seule réserve du droit reconnu à chacun de remplir de temps à autre un bulletin de vote qui disparaît dans le tourbillon de millions de voix; ces idées, disons-nous, nous sont devenues tellement familières, ont poussé dans nos esprits des racines tellement profondes que nous sommes à peine capables de nous représenter l'État comme étant res publica, la chose de tous, l'expression commune de nos vouloirs terrestres. Nous manquons de points de comparaison, et ceux que nous offrent l'histoire et le monde extérieur se rapportent à des images déformées par l'exagération des défauts: c'est que ces images nous sont présentées par des professeurs, des commerçants, des voyageurs et des journalistes, c'est-à-dire par des gens qui ne sont pas capables d'orienter librement leur volonté.

Nous ne craignons pas d'exclure de toute participation à la vie publique et d'acculer à l'agitation et à la critique du travail parlementaire une moitié de notre peuple, celle notamment qui voit dans nos formes de vie et d'économie une contrainte hostile. Nous croyons pouvoir nous défendre contre cette partie du peuple à l'aide de lois, la rendre inoffensive en la soumettant à des essais d'amélioration dont nous confions le soin à l'Église et à l'École. Nous ne nous rendons pas compte de ce qu'il y a d'inorganique dans le fait qu'une classe intelligente, expansive et pleine d'aspirations soit dominée sans réserves par une classe possédante et restrictive.

Nous considérons comme légitime et politiquement admissible le fait d'un gouvernement autoritaire, pratiquant une politique de parti, une politique qui cherche à établir la domination d'une classe sur une autre, d'un groupe sur la masse. Nous appelons cette politique conservatrice, nous disons qu'elle vise à la conservation de l'État. Mais qu'est-ce qui se conserve et se maintient indéfiniment dans la vie organique? C'est la vie elle-même, la vie qui se renouvelle sans cesse, grâce à ses propres ressources, et non ses formes individuelles et passagères. Le prétendu conservateur n'est, au fond, qu'un homme qui combat la vie, qui l'entrave et favorise le vieillissement et la décrépitude. Mais ce qui est plus grave encore, c'est que toute politique qui n'est pas une politique au service de tous, mais une politique de parti, est obligée de servir, pour ainsi dire, deux maîtres: son but objectif extérieur et les idées intimes et secrètes du parti. Elle n'est donc pas libre dans ses mouvements et succombe, à la longue, à toute politique adverse, lorsque celle-ci est libre d'entraves et indépendante dans le choix de ses moyens.

On cherche depuis deux ans les raisons intimes, métaphysiques du sort qui nous a conduits à la guerre mondiale. La seule raison qui nous ait valu ce sort est celle-ci: une politique instable et sans succès n'a pas réussi à convaincre le peuple allemand qu'il est obligé de porter la responsabilité de sa vie et de ses destinées. Le peuple, absorbé par les soucis de l'enrichissement, des affaires et des perfectionnements de la technique, se contentait de quelques vagues soupirs à propos de l'insuffisance avec laquelle sont remplies certaines fonctions et ne voulait pas se rendre compte des vices fondamentaux dont il considérait les symptômes extérieurs comme accidentels, secondaires. Deux années heureuses de succès personnel avaient, aux yeux de chacun, plus d'importance que les affaires de la collectivité qu'on laissait se maintenir et se débrouiller tant bien que mal. Je n'ai pas cessé, à cette époque, d'attirer l'attention, par la parole et par la plume, sur la logique interne, pleine de menaces, qui, indépendamment de tel ou tel cas politique particulier, nous entraînait vers l'heure fatale. La guerre, qu'on cherche encore aujourd'hui à rattacher à des causes secondaires, devait venir, pour nous conduire, à travers les malheurs communs, à la responsabilité commune et à la solidarité nationale.

C'est une belle vertu que celle des natures nées pour servir et pour vouer leur existence, non au bien de l'humanité, mais à la défense de la vie et des biens d'un maître, pour se confondre avec sa maison, avec son sort et son caractère et reporter cette fidélité sur la descendance du maître. Cette qualité et cette existence sont certainement louables. Elles peuvent même être très dignes de respect, car toute attitude, qu'il s'agisse de création ou de subordination, par laquelle s'exprime la perfection de relations inter-humaines, constitue une fin en soi. Tel est le sort de ceux qui sont incapables d'être maîtres eux-mêmes, de ceux auxquels il n'est pas donné d'avoir une maison à soi, d'aspirer à la liberté, de vivre et d'agir en toute indépendance et autonomie individuelles. Mais le peuple allemand ne peut pas être voué à vivre dans une association politique qui ne soit pas sienne dans tous les sens du mot, à subir le sort que lui impose une caste héréditaire, à servir de paravent à des institutions fondées sur les privilèges de quelques-uns. Ce peuple, le plus indépendant de tous ceux qui existent et ont existé, doit avoir la responsabilité de ce qu'il veut et de ce qu'il fait.

S'il est possible, d'une façon générale, de réunir en un seul faisceau politique les innombrables dispositions individuelles, les multiples et fécondes oppositions de natures et d'intérêts qui s'entre-croisent dans tous les sens dans notre pays, il faut que l'organe central qui prend des décisions soit relié à tous les organes périphériques, physiques et intellectuels, par des nerfs et des vaisseaux sains et robustes: c'est la seule condition de la juste répartition des droits et devoirs et du réveil des forces libres. Nous avons indiqué les voies qui conduisent à ce but: réforme de la vie politique et parlementaire, choix des hommes les plus capables, collaboration de la partie intellectuelle du peuple au travail d'administration et à la politique de l'État. Pour assurer la force de résistance de l'État, nous ne voyons pas d'autre moyen que l'établissement d'un équilibre entre les tensions internes qui, telles qu'elles s'opposent aujourd'hui, rendent le corps fragile. Rien de plus solide que le corps organique, soutenu par des muscles sains, régulièrement disposés. Lui seul est capable de supporter le fardeau de la pression extérieure et la charge de sa propre défense, car chacun de ses éléments sains ne peut vouloir que la conservation de l'ensemble et, pour réaliser cette fin, il acceptera la responsabilité des moyens et cherchera à acquérir la force nécessaire. C'est sur lui que repose la sécurité et la protection de la couronne monarchique, élevée au-dessus des buts de parti et joyeusement supportée, parce qu'en elle s'incarne le seul bien général que n'assombrit aucun désir personnel et qu'en elle chacun reconnaît la justice impartiale, désintéressée, au service de tous, sans exception, sans préférence d'aucune sorte. C'est sur lui encore que repose le plus grand de tous les biens politiques, le sentiment actif et agissant qui anime chaque citoyen, en tant que membre d'un État qui est la propriété de tous, dont personne ne peut être exclu pour quelque raison que ce soit, qu'on sert, sans être opprimé par l'obscure conscience qu'on ne travaille qu'au profit d'une classe privilégiée et rusée: ici, au contraire, chacun se rend compte de la solidarité qui le rattache aux autres membres de la communauté et de la responsabilité qu'il partage avec eux, solidarité et responsabilité dans lesquelles il puise le noble orgueil de faire partie de son État et de son royaume, orgueil qui nous touche, même de loin, et qui est inconnu dans un pays où il n'y a que de simples sujets.

C'est ainsi que des considérations politiques et contingentes nous amènent à cet État populaire que des considérations morales et absolues nous ont déjà fait entrevoir. Si nous avons fait état des circonstances particulières à notre pays, à un moment précis et donné de son histoire, ce ne fut pas, malgré que ces circonstances nous touchent de très près, pour y puiser les principaux arguments en faveur de notre thèse, mais uniquement pour, selon l'exemple d'Antée, insuffler à l'idée qui lutte pour son existence la force de la réalité, en la mettant en contact avec la terre natale. Et maintenant, avant de clore notre exposé, jetons un dernier coup d'œil sur le tableau d'ensemble de notre vie sociale.

Nous sommes emportés par le mouvement le plus vertigineux que notre humanité planétaire ait jamais connu: le mouvement mécanistique. Ses débuts ont été perçus, il y a des milliers d'années, partout où le genre humain, devenu sédentaire, s'est établi par groupes de plus en plus compacts, de plus en plus nombreux: dans les plaines abondamment arrosées, sur les côtes marines et le long des cours de fleuves: sur l'Euphrate et sur le Nil, autour de la Méditerranée et dans l'Asie Orientale. Les populations n'ont pas cessé d'augmenter et de se répandre sur trois continents, détruisant tous les obstacles qui s'opposaient à leur expansion: forêts, animaux. La lutte de l'individu, de la horde, de la tribu pour les biens de la nature s'est révélée inefficace et a dû être remplacée par la lutte de conquête menée par l'humanité entière contre l'ensemble des forces de la nature.

C'est à cette lutte que nous avons donné le nom de mécanisation.

Nous vivons dans l'ère mondiale de la mécanisation. En tant que lutte contre la nature, elle n'a pas encore atteint son point culminant; en tant qu'époque intellectuelle, elle l'a dépassé, puisqu'elle est devenue consciente. Considérée au point de vue physique, notre époque apparaît comme une époque primitive, puisqu'elle est absorbée par la lutte pour la nourriture, la vie et le bonheur. Considérée au point de vue métaphysique, elle ne révèle rien de définitif, car elle est caractérisée par la prédominance d'une force spirituelle d'ordre inférieur: l'intellect.

La mécanisation s'est emparée de toutes les forces humaines, de toutes les pensées et activités humaines. Pour se recréer elle-même, elle a produit la science et la philosophie intellectuelles; pour se conserver, elle a besoin de la technique, des échanges, de l'organisation et de la politique.

Toute la pensée pratique lui a emprunté ses formes; elle évolue uniquement parmi les notions de polarité, d'abstraction, de développement, de loi et de fin, en se servant d'instruments de mesure et d'observation. Toute la pensée métaphysique s'est insensiblement adaptée à ces formes et a imité les mouvements de l'intellect utilitaire. Le sentiment religieux lui-même a adopté, dans les églises, dans les institutions d'édification et de rédemption, la forme de la mécanisation et concilié ses origines transcendantales avec la nécessité d'organisation des masses, aussi bien dans la vie terrestre que dans l'au-delà. Les quelques rares voix qui, venant de l'Inde et de la Palestine, de la Grèce intuitive ou du rêveur moyen-âge germanique, ont traversé l'atmosphère de la pensée intellectuelle, n'ont abouti, au cours des siècles, qu'à créer un compromis mécanisé.

Mais la pensée elle-même, cette force gigantesque, mais domptée, de la terre, cherche à dépasser la volonté utilitaire et aspire à la liberté. Elle reconnaît la puissance nécessaire de la mécanisation, puissance d'ordre exclusivement physique, et se rend compte de sa pauvreté transcendante. Et elle reconnaît aussi la puissance intuitive de l'âme qui perce l'avenir, son unité invincible, et ne recule pas devant son propre sacrifice. La mécanisation, mise à nu, se révèle dans toute son impuissance terrestre; elle a fait appel à toutes les forces de la planète et de ses soleils, mais uniquement pour créer de nouvelles masses et se procurer un nouveau travail; elle a enchaîné tous les hommes, en leur imposant un service commun, mais uniquement pour les rendre plus hostiles les uns aux autres, sous le couvert d'une apparente solidarité; elle a façonné toutes nos manières de penser, de sentir et d'agir, mais n'a réussi qu'à précipiter nos sentiments, nos pensées et nos actions dans l'abîme de l'irréel.

L'esprit de la terre inconnu, dont nous étions les serviteurs doit devenir serviteur à son tour. Si la mécanisation a abouti à des résultats inouïs, en orientant notre vie spirituelle, matérielle et sociale vers la lutte contre la nature, elle n'a réussi ni à nous faire comprendre le sens de la lutte, ni à maîtriser nos instincts primitifs. Bien mieux: ces instincts, la peur, la convoitise, l'égoïsme, la haine, elle les a stimulés et elle en a abusé. Elle a favorisé tous les attentats contre l'esprit éternel, pour nous procurer l'illusion du moi et de sa domination. Elle a perpétué, en en faisant une vague nécessité anonyme, toutes les formes du vol, du brigandage, de la lutte et de la servitude. En guise d'appât et de sanction, elle nous a offert la jouissance et la privation, les impératifs froids et les misérables expédients de la philosophie intellectuelle, l'image céleste de notre enfer terrestre, autrement dit le néant.

C'est indépendamment de toute fin et de toute pensée utilitaire que le sens de notre existence s'est révélé à nous: devenir, croissance et vie de l'âme. Indépendamment de toute fin et de tout vouloir utilitaires, nous nous penchons sur l'essence même de la mécanisation, et nous reconnaissons dans cet acharnement terrestre à maîtriser la nature un bien véritable qui nous était échu, mais dont la pureté nous a échappé jusqu'à présent, à cause du caractère trouble de ses manifestations.

La lutte contre la nature à l'aide de la mécanisation est une lutte qui intéresse l'humanité entière. Tout ce qui a été fait avant la mécanisation était l'œuvre de l'individu, de la famille, de la caste, de la tribu: victoire sur le monde animal et sur la sauvagerie, asservissement du sol et des étendues marines. Mais la lutte de toutes les forces humaines contre toutes les forces de la nature exige la collaboration de toutes les existences humaines: l'esprit planétaire lutte en tant qu'unité. C'est d'après ce principe que la mécanisation a agi dans la pratique: elle a réuni les unités humaines en d'innombrables organisations; elle a établi des communications entre toutes les régions de la terre, en utilisant l'éther, l'air, l'eau et le métal; elle a associé les membres et les esprits les plus éloignés les uns des autres, en vue d'actions et de travaux communs. Mais le côté spirituel de l'association et de l'action commune lui a échappé. Elle se sert toujours des stimulations primitives et des instincts d'esclaves, pour entretenir et favoriser la lutte et la division. Convoitise et égoïsme, haine, envie et hostilité, tous les sombres et mauvais instincts des temps primitifs et de l'animalité animent le mécanisme de notre monde et dressent homme contre homme, collectivité contre collectivité. Les larmes de la foi sèchent à la flamme du vouloir mécaniste, et les paroles des prêtres doivent se prêter à bénir la haine. Rivés à la galère, nous sommes condamnés à avoir le corps meurtri par les chaînes, bien que le vaisseau que font avancer nos rames soit notre vaisseau à nous et que la lutte dans laquelle nous sommes engagés soit une lutte dont l'enjeu est notre propre sort.

Mais de même que nous savons avec certitude que l'âme qui se réveille est une chose divinement sacrée pour laquelle nous vivons et qui nous appartient, que l'amour est la force rédemptrice qui libère notre bien le plus intime et nous entraîne tous vers une unité supérieure, de même nous discernons infailliblement dans la lutte mondiale inévitable, inaugurée par la mécanisation, une seule chose essentielle: l'aspiration à l'unité. En opposant à la mécanisation le signe qui la fait pâlir, à savoir la conception transcendante du monde qu'elle a su obscurcir, grâce à l'aide puissante que lui a prêtée la philosophie intellectuelle, en lui opposant le culte de l'âme, la foi dans l'absolu; en projetant sur son essence des flots de lumière et en pénétrant jusqu'à son noyau caché, qui n'est autre que le désir d'unité, nous la dépouillons de son pouvoir et de sa puissance, nous cessons d'être ses serviteurs pour devenir ses maîtres.

Nous commençons à voir clair: nous ne consentons plus à renoncer à notre dignité humaine et à la vie de l'âme pour un salaire de famine et pour le bonheur infernal que nous procurent quelques jouissances et quelques vanités satisfaites, par paresse, par égoïsme, par crainte des responsabilités. Nous aspirons à l'unité et à la solidarité de la communauté humaine, à l'unité dont les liens sont constitués par la responsabilité intime et la confiance divine. Malheur à la génération qui cherche à étouffer la voix de sa conscience, qui ne voit rien au-delà de ses intérêts matériels, qui vit dans l'amour des apparences et ne sait pas s'arracher aux liens de l'égoïsme et de la haine! Elle se prépare un triste avenir.

Nous ne sommes ici-bas ni pour posséder des biens matériels, ni pour exercer le pouvoir, ni même pour jouir du bonheur. Le seul but de notre existence consiste à dégager de l'esprit humain son essence divine.

FIN

MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN

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