Où va le monde? : $b Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain
Ce n'est pas la pratique qui peut nous fournir les éléments de cette décision, car même l'imparfait et l'absurde peuvent pendant un certain temps recevoir une réalisation pratique. Les seuls facteurs décisifs sont l'unité et la force de la conception générale. Lorsqu'une contradiction se manifeste entre la conception générale et les éléments affectifs acquis sous l'influence de telle ou telle conception particulière, c'est cette dernière qui doit être écartée. Quant à la conception générale, sa validité est proclamée, non par le tribunal de la génération qui la voit naître, mais par l'aréopage des temps.
À la lumière de ces notions, abordons de nouveau la conception sentimentale de l'héritage et examinons-la de près.
Contrairement à l'enrichissement par les monopoles et la spéculation, qui blesse notre sentiment moral, l'enrichissement par l'héritage comme tel ne choque généralement pas la majorité des gens.
Nous voyons les champs de courses et les lieux de plaisir d'une grande ville remplis de jeunes gens bien élevés, parfaitement conscients de ce qu'ils sont, de jeunes gens qui, pour une danseuse ou un cheval, dépensent plus d'argent en une heure qu'un pauvre étudiant, un poète ou un musicien n'en gagnent en une année pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Ce qu'ils exigent du pays pour leur consommation personnelle représente une valeur supérieure à celle du traitement du président du Conseil des ministres et du chancelier. La seule compensation qu'ils sont capables de fournir consiste dans la jouissance et la représentation. Selon la mentalité et les intérêts de chacun, ils sont traités avec politesse, déférence ou soumission, affabilité, condescendance. Ils trouvent tout naturel que le jeune savant ou commerçant leur fasse place, lorsqu'ils se présentent pour dépenser ou faire une commande; le sentiment populaire juge parfois leur attitude arrogante, leur inactivité regrettable, mais voit dans leur situation privilégiée un fait auquel on ne peut rien changer, l'expression d'une tradition consacrée, la manifestation d'un éclat et d'une puissance héréditaires.
On juge sévèrement la femme de mœurs légères qui, restée veuve d'un homme riche et vieux, se complaît dans le luxe princier. On lui reproche ses origines, mais on ne conteste pas son droit de dépenser les revenus d'une principauté, étant donné qu'ils lui appartiennent par droit d'héritage.
Une grosse entreprise industrielle est héritée par un fils majeur, mais incapable; les directeurs généraux lui font les rapports les plus soumis, cherchent à s'adapter à ses lubies, demandent des augmentations de traitement et des pouvoirs; une foule de contre-maîtres aux cheveux blancs se précipite au-devant de la voiture du jeune patron, chacun disputant à son voisin l'honneur d'ouvrir la portière.
Un homme aisé meurt, laissant femme et quatre enfants Tous les cinq décident de vivre de leurs rentes; les fils épousent des femmes, et les filles épousent des maris se trouvant dans la même situation. Voilà donc l'État enrichi de quatre familles qui, pendant un siècle, n'auront rien créé, à moins que tel ou tel descendant n'ait l'idée d'apprendre un jour l'histoire ou la diplomatie.
Combien sont-ils, les hommes bien portants, âgés de moins de soixante ans, qui vivent de leurs rentes dans un État civilisé? Que de jeunes gens fondent leur existence sur le mariage avec une riche héritière!
Que de familles improductives que l'État doit nourrir pendant de nombreuses générations!
Tous ces phénomènes sont loin d'apparaître à la conscience de la collectivité comme étant contraires à la justice; on les considère quelquefois comme fâcheux, mais, chose étonnante! jamais comme immoraux.
Laissons de côté toute objection tirée des nécessités de la civilisation. Si les biens consommés par les improductifs étaient répartis entre ceux qui créent, on pourrait réaliser des missions culturelles supérieures; si les forces des improductifs étaient mises au service de la société, de nouvelles valeurs spirituelles et économiques pourraient être créées.
La notion morale de l'héritage est profondément enracinée par l'habitude séculaire, ce qui empêche le monde de se rendre compte que la substitution de la raison d'être s'est effectuée depuis longtemps et que les prémisses sur lesquelles reposait l'héritage ont depuis longtemps disparu.
Aux époques primitives, les ustensiles étaient aussi souvent enterrés avec leur propriétaire que transmis en héritage à ses descendants. C'est qu'ils étaient des objets inséparables de l'homme et de sa cabane, survivaient à la génération et formaient les attributs de l'individu collectif, c'est-à-dire de la famille. Il pouvait en être de même des troupeaux, dont les générations animales se succédaient parallèlement aux générations humaines; il pouvait encore en être de même du champ et des outils agricoles, lorsque, la propriété privée étant née, c'était à la famille qu'était incombée la tâche d'assurer la continuité de la culture du sol.
Puissance, autorité, fonctions guerrières et privilèges se transmettaient héréditairement dans la même couche sociale. La tribu subordonnée, c'est-à-dire privée de sa noblesse, ne devait plus jamais dominer ou décider elle-même de ses destinées; la défense extérieure, le gouvernement de la noblesse à l'intérieur, ne pouvaient se maintenir que par l'hérédité, qui a fini par s'étendre au sacerdoce, à la royauté, aux rangs.
De l'époque de l'hérédité féodale est née insensiblement l'époque du capitalisme qui, sans examiner la chose et sans interroger sa conscience, cédant uniquement à la force de la tradition et faute d'autre analogie, avait emprunté au féodalisme le caractère indestructible de l'hérédité. Les raisons essentielles de celle-ci avaient disparu; alors que la noblesse héréditaire impliquait des droits et des devoirs, imposait aux générations successives l'obligation de la défense et du service, la richesse héréditaire comportait seulement droits, puissance et jouissance, sans aucune réciprocité.
La collectivité politique des Romains fut la première à ressentir, bien qu'inconsciemment, ce qu'il y avait d'intolérablement paradoxal dans le fait d'un homme disposant arbitrairement après sa mort de la puissance, du sol, d'une entreprise et du droit de jouissance; aussi a-t-elle fini par édifier sur les fondations discutables de ce fait une superstructure, sinon organique, tout au moins organistique. Et jusqu'à nos jours, tous les États civilisés usent de toute leur puissance et de toute leur autorité, pour obtenir que le mort maintienne ses droits sur les vivants, que chacune de ses lubies, dès l'instant où elle est conforme à la loi, soit valable, qu'un parent éloigné et inconnu puisse recevoir sa part d'héritage, que les héritiers, quels qu'ils soient, du fait seul qu'ils sont protégés par la tradition et par la désignation, ne perdent pas une parcelle des trésors et des droits accumulés par des moyens souvent peu justifiables. Si un homme réussissait de nos jours à s'emparer de la totalité du sol d'un pays, de toutes ses œuvres d'art, de tous ses monuments écrits et qu'il lui plût de ne laisser à l'État, après sa mort, que deux routes et quelques bâtisses, l'État serait obligé, dès l'instant où certaines formalités auraient été remplies et certaines taxes payées, de déployer tout l'appareil de force dont il dispose pour remettre intact ce monstrueux héritage entre les mains du légataire universel, quelque mauvaise que soit sa réputation; il doit lui reconnaître le droit de barrer et de laisser en jachère des propriétés, de défigurer des paysages, de soustraire à l'usage public des œuvres d'art, de réduire des ouvriers à la famine, de détruire des monuments, à moins que cet État ne se décide, par des lois spéciales, à s'attaquer au caractère paradoxal de l'héritage.
Ce dernier exemple suffit à nous montrer que le principe de l'hérédité des biens et de la puissance ne trouve pas place parmi les notions morales de l'humanité, parmi celles qui sont intangibles et au-dessus de toute critique. Le principe de l'hérédité nous est familier, parce qu'il fait partie des choses dont nous avons l'habitude; mais il n'est rien moins que sacro-saint; il constitue tout simplement une particularité ethnologique, adoptée sans examen et ayant acquis une importance exagérée. Les raisons qui justifiaient sa naissance ont disparu; quant à ses effets, ils aboutissent tout simplement à l'antinomie.
Et c'est cependant sur ce principe que reposent l'essence même de notre hiérarchie sociale, la constance rigide de la répartition des forces nationales. Le joyeux mouvement d'ascension et de descente qui caractérise la vie, le jeu organique qui rend les organes tour à tour subordonnés et dirigeants, la pluie d'abondance que répandent avec une généreuse prodigalité les seaux d'or, tout cela se pétrifie et s'immobilise devant la rigidité du sort auquel sont condamnées les générations et qui est une œuvre humaine. Cette rigidité condamne le prolétaire à la servitude éternelle, le riche à la jouissance éternelle. Elle charge de responsabilité l'homme las qui la repousse, et elle étouffe la force créatrice de l'homme inutilisé qui aspire à la responsabilité. La visqueuse couche huileuse de la tradition s'interpose, pour les séparer, entre les deux solutions affinées qui cherchent à se pénétrer mutuellement, et augmente la tension d'une volonté dépourvue d'activité.
Nous avons surpris les commencements d'une nouvelle conscience morale. Il y a dans notre sensibilité un coin qui se refuse à accepter sans examen l'affirmation d'un droit à une part des richesses matérielles, tel que ce droit est résulté du libre jeu des forces dans les domaines neutres, universellement respectés, du droit civil et du droit commercial. Aux prétentions, d'une moralité douteuse, du spéculateur et du détenteur d'un monopole s'ajoutent celles du gros héritier, dépourvu de tout mérite et qui se prévaut de son droit routinier.
Nous avons fait le tour des domaines économiques de la consommation, de la possession et de la revendication, et il ne serait pas inutile de résumer les résultats que nous avons obtenus sous la forme de propositions faciles à retenir.
1° Le rendement total du travail humain est limité à chaque instant donné. La consommation, comme l'économie en général, est une affaire, non privée, mais collective. Le luxe et l'isolement doivent être subordonnés à la volonté générale et tolérés seulement dans la mesure où il s'agit de la satisfaction d'un besoin immédiat et véritable.
2° L'égalisation de la possession et du revenu est une exigence de la morale et de l'économie. Dans l'État, il ne doit y avoir qu'un propriétaire démesurément riche: l'État lui-même. Il doit posséder les moyens nécessaires pour pouvoir supprimer toute misère. On peut admettre une certaine diversité des revenus et des fortunes, mais cette diversité ne doit pas impliquer une répartition de la puissance et des droits de jouissance telle que les uns possèdent tout et les autres rien.
3° Les sources actuelles de la richesse sont les monopoles au sens large du mot, la spéculation et l'héritage. Dans l'organisation économique de l'avenir, il n'y aura place ni pour les détenteurs de monopoles, ni pour les spéculateurs, ni pour les gros héritiers.
4° La limitation du droit de succession, l'égalisation et l'élévation du niveau de l'éducation populaire supprimeront les différences entre les classes économiques et mettront fin à l'asservissement héréditaire des classes inférieures. À cet effet contribuera encore la limitation de la consommation somptuaire, limitation qui orientera le travail mondial vers la production de biens nécessaires et réduira la valeur de ces biens à une proportion plus juste avec la somme de travail qu'ils représentent.
C'est sur ces principes que repose le système de l'égalisation économique et de la liberté sociale.
L'actualisation législative de ce système est une question d'importance secondaire. En considérant les institutions législatives des différents États, on constate, en effet, que toutes les solutions pratiques présentent un caractère ambigu. Les formes que revêt la vie se ressemblent en général beaucoup plus que les systèmes législatifs; les buts visés sont les mêmes, les résultats obtenus sont également analogues, seules les institutions diffèrent. Ce qui importe avant tout, c'est de changer les buts, les conceptions idéales; les institutions suivront, toujours en revêtant des formes pratiques variées.
Ce qui importe infiniment plus, c'est que les transformations futures soient précédées de transformations dans les idées et dans les valeurs morales, ce qui s'est d'ailleurs toujours produit au cours de l'histoire, lorsque de nouvelles voies étaient indiquées. Les idées attendent que ces transformations leur soient imposées. Par elles-mêmes, elles ont bien la force d'abandonner l'ornière qu'elles suivent, mais elles ne manifestent aucune tendance à le faire; le caractère désuet des fins s'exprime, non par un changement instantané des idées, mais par le fait qu'elles deviennent incertaines et hésitantes.
Cette hésitation a précédé tous les grands bouleversements et si, dans notre for intérieur, nous l'éprouvons aujourd'hui avec une intensité particulièrement grande, c'est parce qu'elle est associée aux tendances obscures de notre mauvaise conscience. C'est pourquoi nous avons accepté la guerre avec une véritable passion qui n'avait sa source ni dans la politique ni même dans le sentiment national: elle venait de bien plus loin, car on espérait que la guerre imprimerait une nouvelle direction aux idées et donnerait un nouveau sens à la vie. Mais la guerre, qui a pu détruire et balayer beaucoup de choses, fut incapable de donner satisfaction sur ce dernier point. C'est qu'elle a été provoquée, non par des nécessités sociales et purement, mais profondément humaines, mais par des conflits nationaux. Or le nationalisme n'est que la surface de la sensibilité et de la conscience collectives, dont le noyau interne reste transcendant et se manifeste dans ce qui est moral et social. La guerre a ébranlé plus d'une valeur périmée, dans la mesure toutefois où il ne s'est agi que des manifestations extérieures de la volonté populaire; la conscience intime du peuple n'a été affectée par la guerre que dans ses rapports avec cette volonté extérieure. Si on fait de celle-ci le centre de la vie, le chemin à parcourir devient court, la guerre se transforme en une fin en soi et la paix en un rêve las et oiseux. La guerre sans passion et sans haine n'est qu'une boucherie cynique, inhumaine; mais, d'autre part, la passion et la haine ne peuvent jamais être des fins dernières, l'amour seul étant capable de satisfaire l'âme.
La transformation de la mentalité fera l'objet d'un chapitre spécial de ce livre; ici nous donnerons quelques exemples brefs et concrets de la manière simple et unique dont peut être résolue la casuistique des institutions.
I.—Le moyen le plus indiqué de réglementer la consommation consiste en un vaste système, dont les limites vont parfois jusqu'à la prohibition, de droits, de douanes, de taxes et d'impôts frappant le luxe et la consommation exagérée.
Ce système ne doit pas avoir un caractère financier; le montant de son produit n'est que chose tout à fait secondaire; il vaut uniquement par les restrictions qu'il impose.
Les taxes doivent être d'autant plus élevées que le produit importé ou fabriqué sur place est plus cher. Il ne faut pas oublier que toute importation ne peut être payée que par une exportation. Pour payer quelques colliers de perles, il faut exporter le produit journalier de dix années de travail de cinq familles ouvrières allemandes.
Le tabac et les liqueurs alcooliques, les tissus précieux, les fourrures, les plumes d'ornement, les pierres précieuses et les bois rares, mais surtout les marchandises de luxe manufacturées doivent être frappées de taxes et d'impôts représentant le multiple de leur valeur; les joyaux, dont l'importation est difficile à contrôler, doivent, en plus de la taxe d'entrée, payer un impôt annuel élevé.
Il y a des régions en Allemagne où la consommation de la bière représente en moyenne plus de trois litres par jour et par tête d'adulte. Pour les liqueurs alcooliques et le tabac, nos dépenses annuelles se chiffrent par milliards. Sans s'occuper des intérêts des brasseurs, des tonneliers, des fabricants et des détaillants, qui peuvent d'ailleurs être largement dédommagés, tous ces objets de consommation doivent devenir une source abondante d'impôts élevés. Des taxes sur le chiffre d'affaires doivent être exigées pour tous les objets de luxe, de toilette, de mode et de nouveauté qui se fabriquent dans le pays et pour autant qu'ils ne sont pas destinés à l'exportation.
Toute jouissance excessive de l'espace doit être frappée d'impôt. Parcs clos, maisons et appartements luxueux, remises et garages doivent contribuer aux charges du pays. La domesticité doit être frappée d'un impôt fortement progressif et proportionnel au nombre des domestiques employés et à leurs gages; chevaux de luxe, équipages et automobiles, dépenses excessives d'éclairage, mobiliers précieux, rangs et titres sont des objets imposables, non en vue d'un revenu financier, mais en vue de la restriction.
II.—Les institutions connues de l'impôt sur la fortune et sur le revenu servent à l'égalisation des fortunes; mais elles ne doivent pas être considérées comme destinées à satisfaire un besoin urgent de l'État, car alors ces impôts sont appliqués à regret et acquittés à contre-cœur. On doit plutôt voir dans ces taxes la consécration du principe en vertu duquel tout acquéreur n'est qu'un co-propriétaire conditionnel de tout ce qu'il possède au-dessus d'un certain revenu bourgeois et que l'État est libre de lui laisser ce qu'il veut de cet excédent. Lorsqu'on observe le développement des entreprises économiques dites mixtes ou en régie, qui, pour certaines exploitations monopolisées, reconnaissent au fisc le droit de prélever la plus grande partie des bénéfices, déduction faite d'un revenu estimé suffisant, on ne trouve nullement absurde l'éventualité pour l'État de mettre la main, jusqu'à concurrence d'une certaine proportion, sur les fortunes et les revenus excessifs.
L'objection d'après laquelle on créerait, par ces mesures, une prime à l'exportation des capitaux ne signifie rien, car les institutions que nous préconisons ne seront créées qu'au moment précis où leur justification et leur nécessité seront reconnues, et ne s'approcheront que lentement de leur phase finale. Cette reconnaissance ne restera d'ailleurs pas limitée à une nation donnée; au contraire, le pays qui aura adopté ces mesures en recevra un surcroît de forces tel que tous les autres pays se sentiront encouragés à suivre son exemple et, en présence des effets bienfaisants du sacrifice, tiendront à honneur de fixer davantage les fortunes au sol sur lequel elles sont nées. Cette conviction nous apparaîtra sous un jour nouveau, lorsque nous aurons à nous occuper de la transformation des notions morales.
Une objection moins solide encore est celle qui prétend que ces mesures seraient de nature à encourager la prodigalité. Quand un homme est possédé de cette passion singulière et encore inexpliquée d'accumulation, qui caractérise notre époque et constitue un des plus puissants ressorts de l'activité économique, il ne perd pas cette passion, du fait que sa satisfaction est rendue difficile; jamais encore l'appauvrissement n'a transformé un avare en prodigue. Lorsqu'un homme est dépourvu du penchant à l'épargne, lorsqu'il est naturellement porté à la dépense, il ne sera pas plus économe avec un grand revenu qu'avec un petit.
Il est, en revanche, une troisième objection qui, elle, mérite un examen spécial: quelle compensation trouvera l'esprit d'entreprise qui, de nos jours, est presque exclusivement alimenté par des capitaux privés et auquel l'État même le plus riche ne pourra pas fournir les moyens et les encouragements que la libre concurrence pour des fins nouvelles fait naître avec tant d'ingéniosité et de joyeuses promesses?
III.—La lutte contre les monopoles privés et personnels est une tendance qui, une fois reconnue universellement et sincèrement, trouvera son application législative ou pratique dans chaque cas particulier. Inexprimée, en partie contestée, cette tendance a déjà pris son élan et n'attend plus que le signal de départ. Déjà de nos jours les brevets d'invention, les concessions fiscales, les exploitations de forces naturelles n'ont plus qu'une durée limitée, l'extraction de gisements rares, l'utilisation monopolisée de valeurs foncières sont subordonnées à des considérations fiscales. Pour l'économie des services publics on a trouvé des formes qui font intervenir l'esprit d'entreprise, sans être soumises à cet esprit. On n'a presque pas encore touché aux importants monopoles de la priorité, de l'organisation et du capital; il est d'ailleurs très difficile de les supprimer radicalement, car ils encouragent et consolident l'économie, grâce à leur centralisation; mais il est possible de trouver des formes, et il en sera question plus loin, qui assurent l'avantage de la collectivité, sans enrichir les particuliers outre mesure.
À propos des monopoles et des remèdes contre eux, il convient de mentionner un genre de profession tout à fait spécial qui, sans être généralement une source de grande richesse n'en tire pas moins de l'ensemble de la nation des revenus relativement considérables et la met à la merci de personnalités dont les exigences ne sont pas en rapport avec leur valeur et avec les services qu'elles rendent. Il s'agit ici ni des maisons de commerce ni des maisons de commission, suivant l'ancienne formule, qui, elles, rendent de grands services. Je fais seulement allusion aux affaires occasionnelles de grande envergure, telles que spéculations, agences de prêts et de fonds de commerce, achat et vente de brevets et de biens fonciers, agences secrètes de placements de capitaux et commerce illégal de valeurs. On pourrait frapper tous ces bénéficiaires accidentels d'un droit de timbre efficace, de taxes particulières; on pourrait leur imposer une licence, l'enregistrement de la raison sociale, un contrôle de revision de leur comptabilité.
Il faut encore mentionner un genre d'activité qui, honorable et de bonne foi au fond, repose sur des procédés dont le caractère arriéré est plus préjudiciable à l'économie que ne l'a jamais été aucune mesure, si importune fût-elle, depuis les débuts de l'organisation capitaliste. Ce sont, en effet, des procédés qui absorbent des centaines de milliers d'existences actives et aptes à produire et à créer, pour leur imposer une tâche que quelques milliers suffiraient à remplir.
Voici une veuve qui se trouve, à la mort de son mari, à la tête d'un commerce de lainages. Elle exige que ses fournisseurs de gros lui envoient cinquante fois par an de jeunes voyageurs, qui viennent bavarder avec elle pendant une heure ou deux, lui raconter ce qui se fait de nouveau, lui montrer des échantillons et s'en vont, chacun emportant la promesse d'une commande éventuelle. Pour chacune de ses trois ou quatre visites qu'il cache soigneusement à ses concurrents, chaque voyageur est obligé de s'imposer un déplacement spécial qui augmente le prix de la marchandise et immobilise pour une journée sa force productive. Des millions de journées de travail sont ainsi perdues tous les ans, grâce à ces soi-disant voyages d'affaires, journées qui pourraient être économisées, s'il y avait dans chaque ville de province plus ou moins importante un dépôt d'échantillons installé par les grossistes et que les commerçants de la région visiteraient deux ou trois fois par an. Une forte imposition des branches de commerce qui, faute d'organisation, gaspillent la force du peuple en tournées de voyages inutiles et dispendieuses, serait de nature à provoquer cette réforme du petit commerce et d'augmenter ainsi dans une proportion incroyable la force de production.
Tant qu'il y a dans une collectivité économique des produits qui, avant d'arriver du producteur au consommateur, subissent une augmentation de plus d'un tiers, d'un quart, parfois de la moitié et dans certains cas même, du double de leur prix, le système commercial exige des réformes profondes. Ce qu'il faut chercher principalement, c'est à ménager le consommateur; ce qu'il faut craindre avant tout, ce n'est pas l'enrichissement du marchand: ce qu'il faut supprimer, c'est l'inutile va-et-vient de la marchandise, c'est la multiplication excessive et coûteuse des boutiques, ce sont les offres, les transactions, les marchandages qui ont lieu d'une phase à l'autre du trajet accompli par la marchandise, c'est avant tout la paresse exagérée de l'acheteur, qui trouve trop longue la distance qui le sépare de la boutique du coin, qui veut avoir à sa disposition sept détaillants, alors qu'un seul suffirait par quartier et qu'il faut plusieurs rappels pour faire payer ce seul à supposer qu'il finisse par payer. Tontes ces complications du commerce peuvent et doivent être supprimées, car elles exigent une dépense exagérée de travail national et un emploi inutile de capitaux, travail et capitaux dont on pourrait faire un emploi vraiment productif. Ce n'est pas une question indifférente, mais une question d'économie nationale et de législation que celle de savoir s'il faut fournir un travail représentant celui d'un corps d'armée, pour assurer dans une grande ville la distribution du tabac, du papier à lettres et du savon.
IV.—Au-dessus d'une certaine unité raisonnable de fortune, tout héritage appartient à l'État. La limite supérieure de la fortune pouvant être transmise par héritage est fournie par la forme économique de l'agriculture dont la continuité et le succès ne peuvent, d'après l'état actuel de nos connaissances, être assurés que par l'exploitation privée et par la transmission successorale. En revanche, toutes les raisons qu'on cite en faveur de la conservation des latifundia reposent soit sur des jugements de circonstance, soit sur des vues erronées, attendu que le fonctionnement de n'importe quelle branche économique, technique et capitaliste de la grande exploitation peut être assuré par l'association. Le passage progressif des héritages dans la possession de l'État peut être obtenu par une imposition élevée, progressive, tenant compte de l'importance de la fortune et du degré de parenté. Le scandale des héritages revenant à des personnes ne faisant pas partie de la famille du défunt, au sens le plus restreint du mot, doit être supprimé aussi tôt que possible.
Dans une certaine mesure pourront être soustraits à la mainmise de l'État des legs charitables, certaines fondations au sens large du mot, sur le rôle desquels nous aurons encore à revenir. Même des fondations familiales pourront être admises jusqu'à un certain degré, pour autant qu'elles seront destinées à l'instruction et à l'éducation, à des fins morales et culturelles. Les plus belles œuvres et les plus beaux monuments de la nature, de l'art et de l'histoire ne pourront pas être hérités.
Toutes ces mesures exerceront sur l'ensemble des rapports éthico-sociaux une influence plus grande que celle qu'ont jamais exercée les plus grandes transformations enregistrées par l'histoire moderne. La vie extérieure apparaît sous un nouveau point de vue. À côté des liens qui le rattachent à sa classe, on verra naître des rapports profonds entre l'individu et la collectivité à qui il doit ses origines et à laquelle il revient, une fois sorti de sa maison. L'existence isolée, mais s'appuyant en même temps sur la masse, deviendra une absurdité. La vie civique ne représente une réalité que pour autant qu'elle sert et qu'elle rend des services; elle devient une illusion, dès qu'elle a avoué son inutilité. L'existence de luxe, vide de tout contenu, disparaît et, avec elle, disparaît l'assujettissement créé par l'héritage; les conceptions particulières se rapprochent les unes des autres, jusqu'à se fondre en un sentiment national. La domination exercée par des natures vaniteuses, criminelles, irrespectueuses du bien d'autrui devient une rare exception; l'action tend à se pénétrer de plus en plus du sentiment de respect. L'éducation revêt de nouvelles formes et acquiert une nouvelle efficacité; léger équipement jadis, elle devient maintenant une arme vitale. La nécessité devient de plus en plus évidente de rechercher et d'encourager toutes les aptitudes; la récompense qu'en retire la société consiste dans une éternelle moisson de forces spirituelles, comme on n'en a vu que pendant les périodes de grands bouleversements. La femme reconquiert sa dignité de mère et sa responsabilité domestique qui ont failli sombrer dans l'égoïsme mondain, dans une vie faite de corvées vaines et sans intérêt. Devant tout homme de bonne volonté s'ouvrent une perspective et une possibilité d'ascension; personne n'est repoussé ni méprisé; seuls sont exclus ceux qui méprisent.
Une dernière contradiction doit encore être éclaircie.
Lorsqu'on considère le fonctionnement actuel des grandes fortunes privées, en se plaçant au point de vue purement mécaniste et sans tenir compte du côté éthico-social du problème, on constate que ces fortunes remplissent une mission, étrangère à leur nature, mais importante au point de vue économique: elles assument le risque de l'économie mondiale.
Toutes les entreprises du système de travail capitaliste ont ceci de commun qu'elles exigent de grands moyens et sont dangereuses. Toute administration fiscale est capable de créer des moyens; mais elle est incapable de supporter les risques, car il lui manque la stimulation passionnée, grâce à laquelle on surmonte les soucis de la responsabilité, de même qu'elle ne possède pas le jugement instinctif qui, dans ses espoirs et prévisions, voit loin au-delà du danger. Les profanes se trompent, lorsqu'ils croient que ce jugement peut être remplacé par l'étude et la compétence professionnelles: ces moyens ne sont d'aucun secours, lorsqu'il s'agit de résoudre de grandes questions qui engagent l'avenir; les opinions des autorités se contredisent alors les unes les autres et, lorsqu'elles se trouvent enfin rapprochées dans une certaine mesure, le moment d'agir est passé.
Le capital privé s'adapte à la grandeur de la tâche par l'association; il fait face aux risques de ses entreprises, grâce à la recherche inlassable du succès et du profit; il s'applique à échapper aux reproches de l'avenir, grâce au choix consciencieux de ses collaborateurs et au grand nombre de ses essais.
Jusqu'à présent, cet emploi était réservé aux seuls capitaux en excédent, c'est-à-dire à ceux qui, après la satisfaction des besoins personnels des gens riches et aisés, étaient susceptibles d'investissement et de multiplication; les plus petites épargnes se contentaient volontiers d'une plus grande sécurité et d'un moindre amour d'aventures.
La question qui se pose maintenant est celle-ci: quelles sont les nouvelles formes capitalistes, susceptibles de remplacer les moyens servant aux entreprises privées, lorsque les grandes richesses privées auront disparu, pour faire place à leur tour, au bien-être général uniforme?
Jetons un coup d'œil sur le grand nombre d'entreprises pouvant vraiment être considérées comme des modèles du genre, non sur celles que nous a léguées l'histoire, mais sur celles qui existent et sont en voie de devenir (car la substitution de la raison d'être s'observe partout), et nous constaterons ceci:
Presque sans exception, toutes ces entreprises présentent la forme impersonnelle d'une société. Aucune d'elles n'a un propriétaire permanent; la composition de l'ensemble multiforme, qui est le maître de l'entreprise, varie sans cesse. La forme primitive que revêtait une entreprise, lorsque plusieurs négociants aisés se réunissaient pour fonder une affaire dont les charges dépassaient les forces d'un seul, cette forme est devenue une fiction historique. C'est presque en passant qu'un tel ou un tel acquiert plusieurs parts d'une entreprise, parts qu'il appelle d'une manière très significative papiers; il attend un revenu ou une hausse de valeur; dans beaucoup de cas, il songe à la vente aussi rapide que possible de ces papiers. Il a à peine conscience du fait qu'il est devenu membre d'une société fermée; le plus souvent, il s'est, pour ainsi dire, contenté de jouer sur la prospérité de telle ou telle branche d'industrie, les papiers qu'il a achetés étant le symbole de ce jeu.
Mais le même individu possède encore d'autres, peut-être beaucoup d'autres, papiers; il devient comme le point de croisement de nombreux droits de possession, et il peut changer à volonté la composition de ces droits. Parfois il ne connaît que de nom les entreprises dont il est le co-propriétaire; on lui a conseillé l'achat de telle ou telle autre valeur; il a acquis telle ou telle valeur, sur la foi d'une notice favorable qu'il a lue dans les journaux; il a suivi, dans beaucoup de ses achats, le mouvement général.
C'est la dépersonnalisation de la propriété. Les rapports personnels qui existaient primitivement entre l'homme et un objet saisissable, exactement connu, se sont transformés en un droit impersonnel à un revenu théorique.
Mais la dépersonnalisation de la possession signifie en même temps l'objectivation de la chose. Les droits de possession sont tellement divisés et mobiles que l'entreprise en acquiert une vie indépendante, comme si elle n'appartenait à personne, une existence objective, comme autrefois dans l'État et dans l'Église, dans l'administration communale corporative ou dans celle des ordres religieux.
Ce rapport entre la propriété et les ayants-droit s'exprime dans le processus vital de l'entreprise comme un déplacement du centre de gravité. Le centre de l'entreprise est constitué par les organes dirigeants d'une hiérarchie de fonctionnaires; c'est l'ensemble des propriétaires qui garde le droit souverain de décision, mais ce droit devient de plus en plus théorique, la plupart confiant la défense de leurs droits à d'autres organismes, tels que les banques, qui deviennent de ce fait les administrateurs directs de l'entreprise.
Dès aujourd'hui il est possible d'imaginer le cas paradoxal d'une entreprise devenant son propre propriétaire: il lui suffit d'employer ses revenus à racheter les parts des porteurs de titres. La loi allemande a apporté des restrictions à cette procédure, en exigeant que le porteur auquel a été rachetée sa part conserve son droit de vote; il n'existe cependant pas de contradiction organique, interne, dans le fait de la séparation complète entre le propriétaire et la propriété.
La dépersonnalisation de la possession, l'objectivation de l'entreprise, la dissolution de la propriété nous orientent vers un point où l'entreprise se transforme en une sorte de fondation ou, plutôt, en une sorte d'administration d'État. Cet état de choses, que je désignerai sous le nom d'autonomie, peut être réalisé par plusieurs moyens. Nous avons déjà mentionné le moyen qui consiste à rembourser le capital. Un autre moyen consiste à répartir la possession entre les employés et les fonctionnaires de l'entreprise; il a été partiellement appliqué par un industriel allemand. La possession peut être rattachée à certaines institutions gouvernementales, à des universités, à des administrations communales ou provinciales, comme ce fut le cas des premières exploitations minières en Allemagne. Il suffit alors que des règlements suffisants et efficaces assurent à l'entreprise une direction aussi parfaite que le permettent les circonstances du moment.
Si l'administration de l'entreprise est bien conçue, elle sera à même de faire face à l'avenir à tous les besoins de capitaux, quelque grands qu'ils soient. Elle dispose d'abord de la rente qu'elle avait jusqu'alors à payer tous les ans à ses propriétaires. Elle peut ensuite faire des emprunts à court ou à long terme. Elle peut, en cas de besoin, faire un pas en arrière et émettre des titres représentant des parts amortissables; placée sous la protection d'un État inépuisablement riche et soumise au contrôle de cet État, elle pourra avant tout compter sur l'aide de celui-ci, cette aide ayant pour contre-partie certaines obligations. Plus que cela: l'État lui-même souhaitera et exigera que les entreprises autonomes soient prêtes à chaque instant à le décharger et à utiliser, sous une surveillance spéciale, les capitaux qui se trouvent en excédent dans ses caisses.
À la tendance objective à l'autonomie correspond le développement psychologique subjectif de l'entreprise et de ses organes.
Les entrepreneurs privés qui existent encore ont depuis longtemps pris l'habitude de considérer leur entreprise, sous la forme objective d'une firme, comme une entité indépendante. Cette entité a sa propre comptabilité, elle travaille, s'accroît, conclut des contrats et des alliances, se nourrit de son propre revenu, vit comme une fin en soi. Elle nourrit son propriétaire, il est vrai: si ce n'est pas là toujours un effet secondaire, il n'en reste pas moins que ce n'est pas là non plus son but principal. Un homme d'affaires intelligent aura toujours une tendance à restreindre sa propre consommation et celle de sa famille, en la réduisant au strict nécessaire, afin de laisser à sa firme des moyens suffisants pour sa consolidation et son extension. La croissance et la puissance de cet organisme sont pour son possesseur une source de joies plus grandes que celles que lui procure le revenu. L'avidité cède le pas à l'ambition ou à la joie de créer.
Cette manière de voir atteint son plein épanouissement chez les dirigeants de grosses entreprises collectives. D'ores et déjà, on y voit régner le même idéalisme de fonctionnaires que dans les administrations de l'État. Les organes dirigeants se préoccupent d'un avenir, où, d'après les prévisions humainement possibles, ils ne feront plus partie de l'entreprise. Presque tous, sans exception, ils luttent pour assurer à l'entreprise la plus grande partie des bénéfices, pour en diminuer autant que possible les frais généraux, et cela sans se soucier de leur propre intérêt et sans se laisser arrêter par cette considération que ce sont leurs successeurs qui profiteront des effets de leur administration. Un fonctionnaire supérieur de haute valeur, ayant à choisir entre le doublement de ses revenus et son entrée dans la direction, préférera la responsabilité à la richesse. La puissance et la perfection de l'institution seront devenues le but absolu de la vie extérieure; en tant que mobile d'action, le sentiment de la responsabilité aura définitivement remplacé l'amour du gain.
C'est ainsi que les facteurs psychologiques de l'entreprise agissent dans la même direction que le développement du régime de la possession, c'est-à-dire dans le sens d'une autonomie croissante.
Mais le sens économique du mouvement dans son ensemble est, en définitive, celui-ci: ce n'est plus l'amour du gain du riche capitaliste qui crée l'entreprise; c'est l'entreprise elle-même, devenue une personne objective, qui se maintient toute seule, crée ses propres moyens, se pose des buts, empruntant les moyens dont elle a besoin à ses propres revenus, à des placements temporaires, à des prêts accordés par l'État, à des fondations, à l'épargne réalisée par ses employés, fonctionnaires, ouvriers, etc.
C'est ainsi qu'entre les administrations de l'État et les entreprises privées vient s'intercaler une couche de formations intermédiaires, d'entreprises autonomes qui, nées de l'initiative privée et dirigées par l'initiative privée, sont soumises au contrôle de l'État, vivent d'une vie indépendante et représentent, par leurs caractères essentiels, une phase de transition de l'économie privée à l'économie d'État. Tout permet de présumer que cette possession, devenue objective et impersonnelle, sera, dans les siècles à venir, la principale modalité d'existence de tous les biens permanents; à côté de cela, les biens de consommation resteront propriété privée, et les biens d'utilité générale propriété de l'État; les monopoles des services publics affecteront la forme d'entreprises économiques mixtes.
La législation relative à la propriété devra tenir compte des conditions des entreprises autonomes, au même titre que des fondations dont l'importance est également appelée à grandir avec le temps. Entreprises autonomes et fondations devront être autorisées à accepter des legs, pour autant qu'il s'agira dans les deux cas de buts universellement reconnus comme étant d'utilité publique. C'est ainsi que la possibilité sera donnée au fondateur d'un organisme économique de réaliser son désir ayant pour objet la continuation de son œuvre, sans que des générations oisives se voient gratifiées de droits de propriété et de rentes; le vouloir économique est perpétué, dans la mesure où il est productif; il disparaît dans la mesure où il n'avait pour objet que l'accumulation de biens. La fondation objective devient le véritable monument d'une vie se manifestant au dehors; une fois édifié, le monument se détache de la personnalité qui l'a créé et commence à mener une vie indépendante; et, sinon par son contenu spirituel, du moins par son existence absolue, il acquiert une analogie avec la création idéale d'une œuvre d'art.
Le fait que chez nous autres Allemands, qui sommes cependant un peuple tourné vers ce qui est essentiel et idéal, les œuvres de fondation, ne servant pas à des fins étroitement familiales, sont beaucoup moins nombreuses qu'en Amérique ou même en Grèce, prouve que l'idée de l'entreprise n'est pas d'origine purement allemande et n'a par conséquent pas pu, jusqu'à ce jour, manifester tous ses effets. Mais ces effets, qui ne doivent être destinés à servir ni l'intérêt individuel, ni l'intérêt de la famille, parce que nul organisme bâti sur des intérêts égoïstes ne saurait subsister à la longue, se manifesteront pleinement dès que l'héritage qui, par une fausse analogie créée par l'habitude, a été appliqué à ces œuvres, aura perdu son caractère. Ce qui n'est aujourd'hui qu'une rare exception, sera devenu la règle; ce qu'une génération aura créé, recevra une valeur générale et servira aux générations à venir; ce n'est plus la famille qui formera l'unité économique, mais la collectivité, non seulement la collectivité schématique de l'État, mais encore, à côté d'elle, un peuple idéal formé par des individualités économiques, envisagées non en tant qu'hommes, mais en tant qu'incarnant chacune une volonté humaine.
Rien ne s'oppose d'ailleurs au principe des fondations familiales, destinées à assurer à la descendance une certaine culture et une certaine préparation matérielle en vue de la future carrière, mais cela dans la mesure où les services rendus par ces fondations ne seront pas incompatibles avec l'intérêt général; ce qu'il ne faudra jamais admettre, c'est que ces fondations transforment leurs bénéficiaires en rentiers et qu'elles deviennent des pépinières de classes privilégiées.
Si, maintenant, nous jetons un coup d'œil sur un pays supposé avoir réussi à réaliser les principes de cet ordre nouveau, nous constaterons les effets suivants.
La production a changé d'aspect. Toutes les forces du pays sont devenues actives; ne restent oisifs que les malades et les vieillards. L'importation et la fabrication de produits superflus, laids et nuisibles, sont réduites au minimum; un tiers du travail national se trouve économisé de ce fait, la production des objets nécessaires est devenue meilleur marché et plus abondante.
La limitation de la production du pays aux objets nécessaires et utiles augmente l'efficacité du travail humain par rapport à ces produits qui deviennent de plus en plus suffisants. La population consomme davantage et, à travail égal, le niveau de vie s'élève de plus en plus.
Alors que le bien-être total du pays augmente du double et du triple, grâce au travail imposé aux bras jusqu'alors oisifs et grâce à la rationalisation de la production, l'accumulation de richesses privées se trouve entravée, ce dont la propriété collective ne peut que profiter. Cette propriété collective augmente en effet, et cela dans deux directions.
En premier lieu, l'État devient incroyablement riche.
Il peut suffire à toutes ses tâches dans une mesure de plus en plus grande. Il peut supprimer toute misère et tout chômage, servir les intérêts généraux à un degré qui n'avait jamais été atteint, et cela sans charger les citoyens de nouveaux impôts. Les fonctions dont l'État ne s'acquitte aujourd'hui qu'à l'aide d'une fiscalité éminemment préjudiciable aux intérêts économiques du pays, pourront être remplies sans aucune recherche de bénéfices. Ce principe, appliqué au seul problème des communications et des transports, signifie une multiplication de la force de production et une baisse incroyable du coût de la production, car pratiquement tout le domaine des communications devient gratuit, et l'effet est le même que si toutes les usines et tous les moyens de production étaient concentrés dans un centre unique. On peut en dire autant de la production et de la répartition des forces.
L'État devient le gardien et l'administrateur de grands moyens de placement qu'il met, moyennant un bénéfice modéré, à la disposition des artisans, à la condition qu'ils acceptent un revenu de travail normalisé. Une nouvelle classe moyenne se forme, grâce à l'encouragement financier que l'État accorde à ces professions, dont le maintien à côté de la grande industrie est toujours utile. L'intervention des capitaux d'État diminue le taux d'intérêt qui grève l'industrie du pays et permet la fondation d'entreprises moyennes.
L'État se trouve en même temps en mesure de séparer le travail intellectuel du mécanisme de la vie matérielle et de lui assurer un revenu digne de lui, indépendant du hasard de la réussite brutale. L'artiste, le savant et le penseur deviennent indépendants du jugement et des décisions d'un marché qui, en principe, ne récompense le mérite réel que lorsqu'il a la chance de se présenter comme apparent.
À côté de la prospérité de l'État, on voit augmenter celle du peuple, non sous la forme de grandes fortunes privées, mais sous celle de l'aisance bourgeoise. Les oppositions de classes ont disparu, l'indépendance et la responsabilité sont accessibles à tous et les moyens de s'instruire sont à la portée de tout homme capable d'en profiter. Personne n'a plus à lutter contre la phalange fermée des privilégiés; à la séparation des classes a succédé un mélange constant, un mouvement ininterrompu d'ascension et de descente, grâce auquel les gouvernés d'hier deviennent les gouvernants d'aujourd'hui et chacun cherche à se rendre, et le devient, utile à son tour. À mesure que l'accumulation de l'épargne et, avec elle, l'obtention de crédits économiques deviennent plus faciles et que le fait de nouvelles existences commençant leur carrière dans les colonnes des travailleurs moins qualifiés entre de plus en plus dans les mœurs, les luttes pour les salaires perdent leur caractère aigu, et cela d'autant plus que les fonctions et la vocation sont déterminées, pour la plus grande part, par les qualités morales et intellectuelles. Mais ce qui a surtout changé, ce sont les conditions de l'offre de travail. L'abondance et la facile obtention de capitaux, l'augmentation de la production permettent de gagner une avance sur l'offre de travail: alors qu'il arrive parfois de nos jours que des bras restent sans emploi, cependant que les machines et les moyens de travail fonctionnent sans relâche, on verra, dans le régime nouveau, machines et capitaux attendre l'afflux de bras, ce qui assure à ceux qui voudront travailler une plus grande part de la valeur de travail.
La couche des nouvelles formations, des entreprises autonomes qui s'intercaleront entre l'économie privée et l'État, contribuera dans une grande mesure à produire cet effet. C'est que l'organe économique autonome ne voit pas uniquement dans les gros bénéfices les raisons décisives de son existence et de son fonctionnement; il n'accumule les excédents que dans la mesure où il en a besoin pour se renouveler et s'étendre; l'opposition qui existait entre son intérêt et celui du salaire se trouve de ce fait notablement atténuée. Bien plus: certaines de ces formations adoptent le principe de la participation des collaborateurs au produit du travail; d'autres chercheront à obtenir les avantages d'une forme économique indépendante des intérêts pécuniaires des actionnaires et capitalistes, en améliorant la quantité et l'efficacité du travail par la constitution d'une catégorie d'ouvriers largement rémunérés. L'existence et la concurrence de ces établissements autonomes exerceront une réaction stimulante sur le marché du travail.
Dans un pareil régime économique on pourra réaliser l'égalité de l'éducation et la sélection consciencieuse des vocations, ce qui contribuera à la consolidation de l'édifice national, alors que de nos jours les velléités les plus sincères d'éducation populaire impartiale se brisent contre la barrière souvent infranchissable qu'opposent les différences d'origine, de prédispositions physiques et intellectuelles. Mais un peuple ne peut manifester toute sa maturité, tout l'ensemble de ses forces morales et intellectuelles que si l'on utilise toutes les graines et que si l'on assure à chaque bourgeon des possibilités de développement compatibles avec la dignité et la destination divine de l'esprit humain.
Afin que nulle conclusion erronée ne vienne fausser l'exposé en apparence utopique d'un ordre de choses réalisable, nous allons le résumer dans les propositions suivantes:
1° Il faut élever le niveau de la production et du bien-être du pays, ce qui aura pour effet:
La suppression du gaspillage;
La transformation de la production superflue en production utile;
La suppression de l'oisiveté et l'utilisation de toutes les forces disponibles, en vue de la production intellectuelle et matérielle;
Le maintien de la libre concurrence et de l'esprit d'initiative chez les particuliers;
La responsabilité entre les mains des hommes moralement et intellectuellement doués.
2° L'accumulation de richesses excessives et improductives est rendue impossible.
3° Les cloisons étanches qui séparaient les classes sociales sont abattues; la division en membres supportant les charges et en membres imposant les charges, est remplacée par un mouvement de va-et-vient qui caractérise la vie et par une osmose organique.
4° Ainsi s'accroissent:
La puissance de l'État, sa force matérielle et sa force de nivellement;
Et, en même temps, naît un bien-être moyen uniforme qui pénètre toutes les classes, supprime les oppositions et conduit la nation à la plus haute manifestation imaginable de ses forces spirituelles et économiques.
II
LE CHEMIN DE LA MORALE
C'est une erreur de notre époque de nier cette notion de développement progressif qui a été tant vantée pendant un siècle.
Certes, le développement s'effectue dans le temps et dans l'espace, et lorsque nous osons élever notre regard vers l'Absolu, tout ce qui est relatif dans le temps et dans l'espace disparaît. Nous sommes libres de qualifier d'immobile tout ce qui se trouve au-delà, bien que cette notion elle-même n'échappe pas au temps et à l'espace, qu'elle pousse vers le point zéro, et bien que nous procédions beaucoup plus radicalement, en mettant à la base de nos symboles des contrastes formés par des catégories inconnues. Il se forme ainsi un tableau du monde insuffisant et qui peut être schématisé ainsi: repos au centre de l'être, mouvement croissant à mesure qu'on avance vers la périphérie du monde phénoménal.
Ce raisonnement perd cependant toute son importance, dès que nous abordons la scène sur laquelle se déroulent les phénomènes. Nous sommes placés dans ce monde phénoménal pour agir; ce monde est dominé par la pensée intellectuelle; ici les fantômes espace, temps et mouvement deviennent des choses réelles.
La lumière que reçoit la scène lui vient d'autres régions; cette lumière est la morale. La région d'où elle vient n'est plus celle de l'intellect: la force spirituelle qui permet à l'homme de pénétrer dans cette région, c'est son âme.
Ici se révèle la naïve erreur de toute philosophie qui avait prétendu, avec la seule force de l'intellect, de la logique, de la table de multiplication, pénétrer dans toutes les régions, sans jamais se demander si cette force, représentée par la pensée intellectuelle, est vraiment une force absolue, si elle est même la seule force de l'esprit, si chaque monde que nous voulons soumettre à notre connaissance n'exige pas des forces spirituelles différentes de celles qui nous permettent de connaître un monde voisin et si ces forces spirituelles, autres que la pensée intellectuelle, ne se manifestent pas dans notre vie intuitive et dans l'amour qui anime notre âme. Pendant des millénaires on a vu se poursuivre des efforts ayant pour but de dévoiler les mystères à l'aide de la table de multiplication, efforts infructueux, puisqu'ils n'ont jamais réussi à procurer la moindre satisfaction aux aspirations de l'âme.
Ici se trouve le point de partage de deux considérations fondamentales: devons-nous chercher à décrire l'absolu dans le langage de l'intellect, et le monde phénoménal dans le langage de l'âme? Au point de vue de l'âme, le monde phénoménal n'est qu'une image, une scène sur laquelle nous sommes placés pour créer et subir des destinées mobiles, selon la volonté du dramaturge; au point de vue de l'intellect, l'au-delà exige une montée. Le point d'indifférence de ces deux considérations est formé par notre devoir moral qui nous révèle la nécessité de les rattacher l'une à l'autre, qui nous dit qu'il n'est pas permis de voir dans le phénomène soit uniquement une fin en soi, soit uniquement un jeu. C'est par l'intermédiaire du devoir moral que l'âme instruit l'intellect et se révèle comme étant d'origine supérieure.
Troubler la vie réelle par la considération transcendante de l'immobilité, ou la région transcendante par l'introduction de préoccupations terrestres, c'est opérer une confusion inadmissible.
En considérant le monde des phénomènes au point de vue intellectuel, nous avons le droit et le devoir d'envisager l'intervention de l'âme comme le point de départ d'une ascension et d'un développement, bien qu'au point de vue transcendant l'essence de l'âme n'ait ni commencement ni fin.
Celui qui considère les choses économiques, historiques et sociales ne doit jamais perdre de vue qu'il évolue sur la scène des phénomènes. Il doit prendre la vie réelle telle qu'elle est, croire à la science et au développement, dans les limites de la tâche qu'il s'impose et pour autant qu'il s'agit de ce qui existe. Mais dès qu'on se trouve en présence de fins, c'est la notion morale qui assume la direction. Sans devenir secondaire, ce qui existe cesse alors d'être décisif; bien que venant de très loin, l'exigence morale agit avec une grande puissance, semblable en cela à l'action que la force des astres exerce sur les marées. La réalité subsiste, mais devient plastique comme un métal affiné. Et nous devons nous en remettre au développement du soin d'amener à un état plus clair et plus parfait, de rapprocher de la région de l'âme tout ce qui est rebelle, tout ce qui semble devoir durer éternellement, alors même qu'il s'agirait des passions, des erreurs, des désirs humains.
Si le monde a pu, depuis l'extinction des idéaux dogmatiques et absolus, avancer de quelques pas, malgré sa lourde armure mécanique, cela s'explique par le fait que l'humanité a conservé, dans quelque recoin de sa conscience, des restes de ses croyances de jadis, d'origine transcendante, mythologique, fétichiste, animiste, restes qui, bien qu'isolés les uns des autres, n'en exercent pas moins une action d'ensemble, de direction et d'orientation.
C'est un fait incompréhensible et qui dépasse l'imagination qu'on soit obligé de se représenter ce monde dans lequel circule une quantité de forces spirituelles comme on n'en a jamais vu, comme étant abandonné aux constellations accidentelles de besoins matériels, d'équilibres physiques, d'aspirations concurrentes, sans le contre-poids d'une seule tendance morale inébranlable, sans la conviction de la nécessité d'un bien absolu, sans la croyance à une fin commune qui enlace la vie et la mort, sans un critère valable qui dise: ceci est bon et cela est mauvais.
Certes, les intérêts peuvent, eux aussi, engendrer la foi. Un agrarien élève son profit annuel à la hauteur d'une conception religieuse et politique. Un partisan du libre échange confère à sa conception commerciale la dignité d'un déisme lucratif. Le savant se crée une transcendance professorale qui le flatte dans sa spécialité. Un dynaste échange des services avec sa divinité. Le pauvre diable se venge et destitue l'un et l'autre. Comment ne s'est-on pas encore aperçu que dans ce vaste monde il n'y a personne dont les convictions soient en opposition avec ses intérêts?
Devons-nous donc abandonner l'orientation du monde, son vouloir spirituel à la diagonale des forces qui résulte de l'innombrable quantité d'intérêts transcendantalisés?
Et pourtant la région de l'âme s'étend devant les yeux de tous et, avec elle, le monde des idéaux et des fins, rangés d'une façon plus organique et plus claire que le monde trouble des réalités.
Un autre fait, bien que moins important et qu'on s'étonne de constater, étant données les tendances pragmatiques de notre époque, est celui-ci: l'homme, qui cherche à explorer toutes les régions du ciel et de la terre, est toujours dans l'ignorance absolue quant à la valeur de l'homme; il ne connaît ni n'apprécie son prochain, son semblable.
Des systèmes d'appréciation périmés provenant de toutes les époques et de toutes les zones s'entre-croisent dans la conscience de l'humanité, aucun d'eux ne réussissant à assumer la direction, faute d'une conception générale et fondamentale du monde et de la vie.
Dans la conscience des peuples occidentaux et dans leur conception esthétique domine la polarité germanique du courage et de la peur. Est estimée toute qualité qui atteste le courage; est méprisé et haï tout défaut qui repose sur la peur. Toute action violente est excusable, lorsqu'elle est compatible avec la franchise, la fidélité, le courage; la lâcheté du mensonge, de la ruse, de la traîtrise est considérée comme une honte qui déshonore. Le reproche et le blâme ne s'adressent qu'à la lâcheté; l'honneur, c'est le courage reconnu. Le courage dont on fait preuve dans un combat singulier guérit l'honneur attaqué. Intelligence, énergie, piété, pitié sont des qualités indifférentes, utiles ou nuisibles, qu'on peut, suivant les cas et selon leurs rapports avec les systèmes de valeurs voisins, estimer ou non, mais qui n'ont aucune valeur propre au point de vue du critère subconscient et décisif. Dans la poésie, les manifestations du courage et de la sincérité provoquent des sentiments de sympathie et d'approbation. Un personnage poétique peut, malgré sa paresse, sa violence, son manque d'intelligence, son ignorance et son égoïsme, provoquer la sympathie du lecteur; mais un personnage foncièrement lâche, menteur et perfide ne trouve pas place dans la poésie; c'est d'ailleurs pourquoi le personnage principal d'une œuvre poétique porte le nom significatif de héros. Le conflit tragique porte à sa plus haute expression cette antinomie, inconsciente pour le sentiment populaire; le héros est courageux et éveille la plus vive sympathie; quant aux qualités indifférentes, il les dépasse ou il en est dépourvu, et c'est pourquoi, lorsqu'il a à lutter contre un monde ou contre un sort auquel ces qualités ne sont par hasard pas indifférentes, il succombe, emportant avec lui la sympathie et l'admiration du spectateur dont le cœur bat à l'unisson du sien. Dans la poésie française il suffit que le héros soit brave et, à l'occasion, généreux; il peut ensuite se montrer menteur, ombrageux, intriguant, comme Julien Sorel dans le célèbre roman de Stendhal, sans rien perdre de la sympathie des lecteurs; au contraire, dans la poésie allemande et anglo-saxonne, la sympathie n'est acquise qu'aux personnages dont le courage et la bravoure ne sont pas obscurcis par des taches d'ombre.
On nous a inculqué une conscience théorique qui nous fait attacher de la valeur, à côté du courage, aux qualités purement orientales de la pitié et de la prudence, à l'idéal patriarcal qui répugnait au moyen âge allemand et a empêché nos poètes de chercher leur inspiration dans la Bible.
Le caractère professionnel que l'art avait revêtu au cours du siècle dernier a créé les éléments d'une échelle de valeurs d'ordre intellectuel. L'assimilation de l'aptitude spirituelle au talent et de l'aptitude intuitive au génie est devenue un fait décisif qui a fini par détacher complètement ces aptitudes des conditions morales auxquelles elles doivent être subordonnées.
La pensée mécanisée estime le succès. On a vu alors apparaître une nouvelle hiérarchie de valeurs qui poussait des racines de plus en plus profondes dans la conscience populaire. Ce fut la hiérarchie américaine de la force de travail, de la persévérance, de l'esprit de décision et de la volonté impatiente de toute contrainte extérieure.
L'enregistrement successif des conceptions morales sur le parchemin des lois correspond, dans son insuffisante coordination, à la confusion des systèmes. Le mensonge est admis, même devant le tribunal, mais le faux serment est défendu. Les attentats contre la propriété sont sévèrement punis, surtout lorsqu'ils trahissent la lâcheté et la félonie. La preuve du courage dans le combat singulier est également défendue, mais, pour donner satisfaction au sentiment populaire et au sentiment de classe, il est toléré dans certaines limites.
Les valeurs sociales révèlent la même confusion utilitaire. La lâcheté et les procédés frauduleux sont proscrits, lorsqu'ils sont devenus manifestes et de notoriété publique. Le mensonge, la rapacité, la félonie, la mauvaise foi, la calomnie, la méchanceté, le manque de pitié, l'orgueil, la vanité, l'ingratitude, l'avarice, la paresse, la convoitise, la grossièreté, tous ces vices et tous ces défauts sont tolérés, tant qu'ils ne sont pas préjudiciables au succès dans la vie de tous les jours. L'application, l'énergie, la force de volonté, la promptitude, le talent, l'esprit, la mémoire, sont des qualités reconnues, mais particulièrement admirées, lorsqu'elles conduisent au succès. La bonté, la noblesse de sentiments, l'esprit de sacrifice, les dons naturels sont loués et approuvés, dès l'instant où ils portent l'estampille de la consécration publique.
Tel est, à peu près, l'inventaire des valeurs humaines de notre époque, telles qu'elles existent dans la subconscience et dans la conscience, telles qu'elles sont reconnues légalement et socialement. Il y a cependant en Europe un millier d'hommes qui s'ignorent et dont les yeux se sont ouverts à la lumière. Ils portent en eux une nouvelle échelle de valeurs; bien plus: ils possèdent ce coup d'œil fatal qui voit à travers les choses humaines comme à travers un cristal. Ils lisent non seulement sur les livres et dans les yeux, mais aussi sur le front, sur le visage, sur les mains; le choix et l'intonation d'un mot prononcé au hasard, la partie inexprimée d'une association d'idées, le mouvement involontaire, tout choix, toute préférence et toute aversion manifestées à l'égard de choses, d'idées et d'hommes, le moindre lien qui rattache l'homme à son milieu et à son entourage, la moindre nuance dans sa manière d'agir et de vivre, sont autant de signes, grâce auxquels ces porteurs de valeurs nouvelles aperçoivent l'essence de l'être avec une perspicacité et une certitude qui ne sont accessibles à la foule qu'à travers la lentille de la vision poétique.
On parle souvent de la connaissance des hommes, et nombreux sont ceux qui se représentent ce don sous la forme d'une ruse méfiante qui cherche à découvrir les mobiles cachés, les défaillances et les faiblesses humains, pour pouvoir d'autant plus facilement exploiter leurs semblables. Cette fausse vertu, qui est une vertu d'esclaves, ne peut procurer que de petits avantages immérités, car elle n'est à la portée que de natures inférieures. La véritable connaissance des hommes est le don de natures ayant une conscience profonde de leur responsabilité, de natures de maîtres, qui n'ont d'ailleurs nullement besoin d'être géniales. La confiance royale de Guillaume Ier dans les hommes reposait sur une force de ce genre et a sauvé pour un siècle l'idée rigoureusement monarchique.
La profonde connaissance des hommes ne conduit jamais ni au mépris des autres, ni à l'exagération de sa propre valeur.
Le sentiment organique sur lequel elle repose conçoit la nécessité de la création complète qui trouve sa réalisation dans l'harmonie simultanée de toutes les possibilités, dans l'édification vivante de tous les degrés successifs. Mépriser, c'est être doublement aveugle: envers soi-même et envers la multiplicité et la variété de la nature.
Ici l'échelle des valeurs perd le caractère pharisaïque qui, inhérent à toute morale bornée, la rend insupportable aux natures créatrices. Il ne s'agit plus de savoir ce qui est meilleur et pire, ce qui est juste et méprisable, ce qui est rédimé et condamné; mais la question qui se pose est plutôt celle-ci: qu'est-ce qui fait partie du passé et qu'est-ce qui appartient à l'avenir? qu'est-ce qui doit être conservé et qu'est-ce qui doit être épargné? quelles sont les choses qui aspirent à la vie, et quelles sont celles qui penchent vers la mort?
Mais si l'on demande à ces hommes, qui ont appris à voir clair dans les choses humaines, vers quels pôles se dirige leur appréciation inconsciente et infaillible, ils ne savent que répondre. Nous le savons et nous voulons le confirmer une fois de plus: ils s'orientent d'après la distance qui les sépare de l'âme. Ces hommes ont eu l'intuition de l'opposition qui existe entre l'homme sans âme et l'homme doué d'âme, et ils voient dans toutes les manifestations humaines autant de degrés et de phases de cette opposition.
Dans des ouvrages antérieurs j'ai, en en indiquant l'origine, exposé cette opposition fondamentale: d'une part, les esprits qui ont leur centre de gravité dans l'absolu, qui cherchent leur équilibre dans la transcendance, l'intuition et l'amour; d'autre part, ceux dont le centre de gravité est dans le monde des phénomènes et qui cherchent leur équilibre dans les désirs et les angoisses. L'esprit transcendant s'abandonne à l'invisible dont il consent à être le serviteur; il recrée le monde des phénomènes et il le domine, non par l'arbitraire et en vue de la jouissance, mais avec la conscience de sa mission et de sa responsabilité. L'esprit attaché à la terre est dominé par le monde, par les besoins du corps, par les joies et les souffrances, par les choses et les hommes. Croyant s'affranchir, il lutte pour la vie et la jouissance, afin de satisfaire ses sens, pour le savoir et la possession, afin de se rendre maître des choses, pour la puissance et la domination, afin de subordonner les hommes. Triple erreur, démentie par l'insatisfaction, le doute et la mort.
Les notes dominantes de cet esprit sont constituées par le désir et par la crainte; leur objectivation est ce qu'on appelle fin. Sa force consiste dans l'intellect analytique pur; les tentatives désespérées de cette force unilatérale, incapable de s'élever à la transcendance et de dépasser des buts utilitaires, de créer une image du monde ou une doctrine morale, forment le contenu de toute la philosophie antérieure. Ces tentatives n'ont jamais pu aller au-delà d'une limitation et d'une abdication de l'intellect; lorsque, par hasard, elles réussissaient à faire un pas au-delà, on voyait aussitôt se glisser honteusement par la porte entr'ouverte les forces intuitives dont on avait nié l'existence. Remarquables au point de vue psychologique sont les phénomènes d'effroi qu'on voit se produire toutes les fois que la force intellectuelle se heurte aux murs de cristal du domaine voisin, ainsi que les désignations variées qu'elle lui applique, tout en le niant. Toute morale reposant sur l'intellect qui poursuit des buts devait nécessairement aboutir à l'utilitarisme; la honte provoquée par cet attachement aux choses terrestres, le désespoir de trouer une justification dialectique d'utilités n'ayant aucun caractère obligatoire ont engendré des solutions palliatives singulières et bâtardes.
Utilitaires avant tout restent la morale et la religion pratiques de l'esprit intellectuel. Ni l'une ni l'autre ne dépassent le do ut des du commerce. En admettant la possibilité d'une foi sans preuves, l'intellect est de nouveau acculé à l'abdication, pour autant qu'effrayé par sa propre recherche il ne s'en tient pas à la révélation historique. Et alors même qu'il agrandit le monde phénoménal, en lui superposant un au-delà théocratique, et la vie humaine, en lui donnant un prolongement posthume, ce sont toujours l'espoir ou la crainte, l'action et le but qui restent les facteurs décisifs. Nommez cet ensemble comme vous voudrez: la seule notion qui l'anime est celle d'utilité.
C'est un fait remarquable que même les religions les plus pures, les plus incontestablement transcendantes se matérialisent, dès qu'elles deviennent l'apanage de populations intellectuellement utilitaires; qu'elles aboutissent à la roue, aux prières ou aux reliques, elles suivent toujours la voie qui les conduit de la foi exempte de désirs à l'action prudente et avisée.
Pour l'esprit transcendant il existe, non une conduite morale, mais plutôt un état moral. L'âme pure, exempte de désirs, plongée dans la contemplation de la foi, ne peut se tromper, quoiqu'elle fasse; elle ne connaît pas de préceptes. Elle ne possède aucun moyen, et ne désire en posséder aucun, de devenir plus heureuse qu'elle n'est; elle le devient par l'afflux des forces qu'elle respire. Ici finit toute compromission entre le vice et la vertu, entre la volonté et la satisfaction; le processus moral se détache de l'ordre intellectuel et se réfugie dans sa propre essence.
J'ai déjà montré à plusieurs reprises ce dont la connaissance manque le plus à notre époque. Elle a un besoin urgent de savoir par quelles radiations humaines reconnaissables se manifeste l'essence de ce qui est intellectuel, de ce qui n'est guidé que par la crainte et par des considérations utilitaires; comment le souci et l'attachement à la terre trouvent leur expression dans un mode de penser et de sentir égocentrique; notre dépendance par rapport aux hommes, dans l'ambition et les faux désirs, le bavardage et le mensonge; notre dépendance par rapport aux choses dans l'avidité et le besoin de connaître; l'ensemble de l'orientation, dépourvue de toute transcendance de notre esprit, dans une attitude critique, injuste, froide à l'égard du monde et de ses créatures, dans une conduite incertaine, qu'aucun instinct ne guide, dans le mépris du moment qui passe, dans l'obsession de l'avenir, dans l'amour de tout ce qui frappe les sens, de tout ce qui est déclamatoire et pathétique, dans le penchant à la superstition et à la piété intéressée.
Jamais aucun de ces caractères ne se présente à l'état isolé; jamais son expression n'échappe à l'œil sensible. Ces caractères forment la mesure extérieure de la distance qui sépare l'individu et le peuple de l'âme. Ils permettent de mesurer le passage progressif aux manifestations de la transcendance, à l'amour créateur, à la vérité, à l'objectivité, à l'intuition, à la liberté par rapport aux choses, aux hommes et au moi, à la communion avec les choses pour les choses elles-mêmes, avec l'amour pour l'amour lui-même, à la pitié que ne souille aucun désir, à la gratitude, au dévouement. C'est là la véritable voie humaine; qu'elle soit suivie par l'individu ou par un peuple, ce sont là, en même temps que les étapes de cette voie, les critères véritables et certains du développement humain.
À ceux qui possèdent inconsciemment ces critères, ce que nous disons là n'apprendra rien de nouveau; c'est tout au plus si notre exposé leur fera apparaître avec plus de clarté des rapports qui s'imposent à la pensée consciente. Mais il est de la plus haute importance de savoir enfin d'avance quel genre de discipline implique l'adoption par l'humanité d'une échelle de valeurs générales: elle implique la disparition des restes morts de systèmes éthiques contradictoires, de systèmes louant et recommandant des choses différentes, ce qui fait que chacun envisage son sort avec suffisance et assurance, comme un numéro de loterie qui doit nécessairement sortir lors d'un tirage quelconque, après quoi la justice régnera dans le monde. C'est un signe réjouissant qu'une minorité, qui n'a subi l'influence ni de prophètes ni de zélateurs, ait adopté de nos jours, par un accord inexprimé, cette échelle de valeurs et cherche, sans haine et sans zèle de prosélyte, à en retrouver les éléments dans chaque individualité; et il ne se passera pas beaucoup de temps, avant que l'Allemagne, du moins, retrouve la voie humaine, avec ses buts et son échelle de valeurs.
L'intellect est d'une antiquité préhumaine. L'humanité a vieilli à son école; à la faveur d'une hérédité transmise par des générations innombrables, elle manie avec une maîtrise inconsciente ses règles de pensée et ses enseignements utilitaires. L'âme est jeune; chacun de nous doit, pour son propre compte, apprendre à s'en servir; son langage est encore un balbutiement; par rapport à elle, nous sommes encore des enfants. Les nations, ces jeunes formations dont l'existence ne dépasse pas quelques milliers d'années, se sont, dans leur conscience collective, emparées des méthodes collectives et les ont fait servir à leur organisation intérieure, à leur défense extérieure; leur conscience psychique, encore à ses débuts, ne s'est exprimée jusqu'à présent que dans des formations collectives telles que la langue, les mœurs, la tradition, le mythe, plus tard dans des œuvres d'art collectives, dans la construction de villes et de cathédrales, dans la fabrication d'ustensiles, dans la chanson populaire; quant à la transcendance religieuse, la conscience collective n'a jamais manqué de l'intellectualiser et de la rabaisser à un ensemble de rites et d'institutions ecclésiastiques; une conscience politique se manifestant au dehors n'est pas encore née, et les États se comportent les uns à l'égard des autres comme des êtres amoraux.
Une des œuvres les plus formidables de l'intellect pur avait consisté dans la création de la science européenne et dans sa matérialisation, qui a abouti à la période mécaniste de l'histoire mondiale. Nous avons déjà énuméré, et nous n'y reviendrons pas ici, toutes les circonstances intérieures et extérieures, augmentation de la population, actions réciproques exercées les unes sur les autres par des couches de population opposées, luttes entre l'esprit intuitif et l'esprit intellectuel, qui ont dû contribuer à provoquer ce mouvement. Ici je tiens seulement à relever le fait que l'époque mécaniste, encore éloignée de son apogée, commence à engendrer d'elle-même les forces opposées qui, sans être destinées à détruire la mécanisation dans ses manifestations pratiques (car, en tant que levier contre la force de gravité des masses mortes, elle demeure indispensable), sont de nature à lui enlever la domination sur l'esprit et à faire d'elle la servante de l'humanité.
Plus, en effet, les formes de pensée, les méthodes de recherche et d'action qui caractérisent la mécanisation, qu'il s'agisse de leur application à la science, à la technique, à l'économie ou à la politique, deviennent le patrimoine commun et le bien héréditaire des civilisations, après avoir été pendant deux siècles le moyen secret et le privilège d'une minorité intellectuelle, plus ces formes et ces méthodes, assimilées par l'inconscient, cessent de conférer à ceux qui les manient une supériorité et des prérogatives spéciales, et plus l'esprit purement créateur, intuitif et responsable, s'affirme efficacement et impérieusement, dans ses diverses manifestations, et revendique la direction.
Déjà de nos jours, dans la politique et l'économie d'abord, dans la technique et dans la science ensuite, il y a pléthore de forces intellectuelles et offre insuffisante de forces intuitives, de ce qu'on appelle les caractères. L'intellect commence à être considéré comme une condition naturelle et indispensable; ce qui compte, c'est l'élévation que lui confèrent des éléments plus nobles. Les défauts et les insuffisances de l'intelligence commencent à devenir évidents; la désespérante ressemblance qui existe entre toutes les choses pensées ou faites, qu'il s'agisse de grandes ou de petites, fraie le chemin à la supériorité inouïe de ceux qui hissent Pelion sur Ossa, qui couronnent la force de l'entendement par l'intuition. Un certain degré normal d'intellectualisme est accessible à tous, même dans des choses qui ne peuvent s'enseigner; on peut même arriver à produire une œuvre d'art médiocre, à peindre un tableau supportable, à écrire un roman lisible: tout cela n'exige qu'une instruction moyenne, associée à une certaine faculté d'imitation qu'on ne confond que trop souvent avec le talent créateur. La signification morale de l'appréciation exacte des facultés humaines devient une nécessité sociale, car seules les qualités humaines supérieures sont capables de vaincre la tyrannie de la mécanisation et de donner à ses forces une orientation salutaire. Un jour viendra où l'on aura de la peine à comprendre que nous ayons pu, faute de discernement, abandonner la direction, la responsabilité et la puissance à la libre concurrence de facultés et de dons dépourvus de noblesse, voire dépourvus d'honnêteté; que nous ayons pu estimer de confiance des qualités telles que l'adresse, la promptitude, le mépris tranquille de la vérité, le bavardage, la brutalité, l'égoïsme, l'empressement, la prudente bassesse, l'arrivisme, l'obséquiosité, toutes les fois que les possesseurs de l'une ou de l'autre de ces qualités réussissaient à se servir avec quelque succès de l'un des leviers de la mécanisation; que nous ayons pu permettre aux forces diaboliques, comme s'il s'était agi d'une nécessité inéluctable, d'accaparer la plus grande partie du respect et de l'estime terrestres; que nous n'ayons pas eu honte de laisser périr de nobles natures, parce qu'elles ne pratiquaient pas le manque de scrupules dans le choix des moyens de lutte; que nous n'ayons même pas été capables de reconnaître les signes extérieurs qui se manifestent avec le premier regard, avec le premier mot, et cela malgré que le nombre de ceux qui sont capables de voir et de reconnaître fût suffisant pour fonder une science de l'homme qui, répandue dans les écoles et les salles de conférences, aurait pu ouvrir à la jeunesse les yeux et les oreilles. Au lieu de nous être efforcés de fonder cette science, nous nous en tenons toujours aux préceptes illusoires de systèmes moraux théoriques, de provenance et d'orientation diverses, se contredisant et se réfutant réciproquement, au point d'engendrer l'indifférence complète et de nous acculer à nous contenter, pour tout critère d'application, de l'exigence minima de ce qu'on appelle les convenances. Un homme convenable, au sens de ce qui reste de la morale européenne, est celui qui paie ses dettes les plus urgentes, ne se laisse pas prendre en flagrant délit de mensonge, ne cause pas de scandale en public, conduit ses affaires de façon à ne pas se mettre en opposition avec le Code pénal, verse son obole aux souscriptions publiques, ne refuse pas le duel, porte de bons habits, possède des connaissances moyennes et peut prouver que son père possédait les mêmes qualités. Aujourd'hui, en 1915, dans tous les pays civilisés, pour autant qu'il s'agit du sentiment moral, ces qualités donnent droit, à celui qui les possède, à l'estime de tous, à toute revendication économique, à toute responsabilité, et celui qui possède, en plus de ces qualités, quelque disposition ou connaissance utile plus ou moins prononcée, peut même prétendre à l'exercice du pouvoir.
Si l'on admet que toute science économique et sociale n'est que de la morale appliquée; qu'un État, une économie, une société méritent de disparaître, lorsqu'ils ne signifient qu'un état d'équilibre d'intérêts réfrénés, lorsqu'ils ne sont que des associations de production et de consommation, armées ou désarmées; que seul le contenu psychique de la vie a le droit d'exister; que ce contenu se crée lui-même sa forme et son revêtement dans les choses et les institutions qui retombent en poussière, dès que le souffle en est parti; si l'on admet tout cela, disons-nous, et si on l'admet d'un accord unanime, on se trouve placé devant la tâche qui consiste à rechercher les réactions réciproques se produisant entre le lit du ruisseau et le ruisseau lui-même, entre la volonté créatrice et l'institution créée.
Nous avons déjà donné la description des institutions que nous avons, dans le «Chemin de l'économie», déduites d'une loi générale. Ici nous allons considérer les variations de la conscience qui doivent accompagner, précéder et suivre l'évolution des institutions. Un rapide coup d'œil nous a révélé la confusion de la conscience métaphysique et morale, la méconnaissance de l'homme et l'absence de tout critère de son appréciation. Les exigences qui en résultent doivent être satisfaites, et les satisfactions qu'elles recevront devront être intégrées dans le tableau de l'avenir.
C'est dans le renoncement que nous avons découvert le rayon de lumière destiné à éclairer la moralité sociale; dans le renoncement au culte du superflu, aux choses en tant que source de puissance, à l'égoïsme familial; dans l'aspiration à ce qu'il y a d'essentiel dans la vie extérieure, à la solidarité, à la soumission au bien collectif; dans le rejet de toute revendication injuste et immorale; dans le transfert de la responsabilité à des puissances spirituelles et morales.
Si tel est le chemin visible, il nous incombe de décrire le chemin invisible, de montrer la courbe des sentiments humains qui doit régler le trajet du mouvement extérieur. Nous savons que la conscience d'aujourd'hui est rebelle à cette cinétique; on ne réussirait qu'à serrer, à comprimer, voire à détruire le mécanisme de la vie extérieure, si on voulait lui imposer de force, prématurément et sans aucune préparation préalable, des rythmes nouveaux. Connaître est la première chose qui importe; la formation d'une nouvelle manière de sentir vient ensuite, lentement, mais irrésistiblement. Et, alors, le système rigide devient tout à coup fluide, cherche un équilibre nouveau, en même temps que naissent des exigences et des problèmes supérieurs qui, à leur tour, s'imposent à la connaissance.
Nous devons examiner les mobiles spirituels qui maintiennent l'organisation actuelle et s'opposent à l'ordre futur; nous pourrons alors nous rendre compte si, et dans quelle mesure, ils sont en voie de disparition ou de transformation en d'autres, ayant plus de rapports avec la vie de l'âme. Nous aurons à parler de paresse, de sensualité, de passion, de vanité, d'ambition et des forces qui les neutralisent et les inhibent; si nous acquérons la conviction qu'une nouvelle conscience sociale est capable de réaliser l'équilibre nouveau, nous y trouverons une confirmation de la futilité des théorèmes qui attendent des institutions la réalisation de la paix et de la justice ou postulent la possibilité de supprimer les contradictions ou de briser les révoltes de la nature humaine par la violence ou par des discours.
Certes, notre faculté de variation devra être portée au plus haut degré, mais il ne faut pas s'abandonner à la croyance illusoire que cette maturation de notre faculté de variation pourra être obtenue par une brusque adaptation, par la création hâtive de modèles, voire par des martyres individuels. Il est impossible d'abréger le chemin de la connaissance, en s'engageant dans des chemins de traverse. En revanche, il ne s'agit pas non plus de visions lointaines et brumeuses; les deux derniers siècles ont vu se produire de plus grandes variations de la conscience que celle que nous exigeons. Les serfs de jadis qui baisaient le bord de l'habit de leur maître et craignaient les verges, sont devenus soit des hommes ayant la mentalité bourgeoise, soit des adversaires organisés des bourgeois. Trente années avaient suffi autrefois pour faire naître, des classes solides de la bourgeoisie et des paysans, un prolétariat abandonné, condamné à la pauvreté et à l'asservissement; et il a fallu seulement trois siècles pour faire surgir, sur les ruines des chaumières misérables et des villes déchues, les esprits de nos chercheurs et de nos penseurs, de nos poètes et de nos guides. Surgie du sol dans l'espace de quelques générations seulement, la classe des fonctionnaires et des officiers prussiens a acquis une conscience morale sans exemple, d'une rigidité et d'une force de renoncement qui dépassent tout ce que nous pouvons exiger ici. Dans le bref intervalle d'une période guerrière, l'esprit spartiate du peuple armé, avec tout ce qu'il comporte de dévouement, de sacrifices et de sentiment d'honneur, s'est répandu sur tout le pays, subissant ainsi un essor beaucoup plus grand que celui que nous pouvons attendre d'une nouvelle variation.
Quelque invariables que nous paraissent les sentiments les plus profonds du cœur, amour et haine, joie et souffrance, passion et connaissance, il n'en reste pas moins que rien n'est plus variable que les appréciations et les opinions, le choix des forces inhibitrices et stimulantes, les convictions. Il y a là une sorte de mouvement auquel nous devons cependant les lentes modifications qui nous ont conduits de l'animalité à l'humanité et nous conduiront de l'humanité à la divinité. Ce que nous attendons et souhaitons, c'est seulement, toutes proportions gardées, une de ces légères transformations de nos valeurs et de notre vouloir, soit en plus, soit en moins, comme il s'en est produit tant pendant les deux millénaires de l'histoire de l'Allemagne.
Si l'Allemagne n'est pas le pays où toute action pratique constitue l'application voulue de valeurs morales transcendantes, et ne constitue que cela, alors nous devons dire que nous nous sommes trompés sur la mission de l'Allemagne. Si nous croyons au devoir et au droit absolus, nous devons faire comme Kepler: au lieu d'admettre que les penchants et instincts humains demeurent immobiles et intangibles au centre du mouvement pragmatique, nous postulerons un mouvement primordial et nécessaire de toute éternité, accompli par la terre et les planètes autour d'un centre formé par le soleil de la transcendance.
Ce n'est pas le caprice de nos vanités qui détermine la marche du monde. La connaissance vient en premier lieu, les institutions la suivent; et de celle-là à celles-ci, l'humanité accomplit son calvaire le plus pénible qui la conduit au sacrifice et à la liberté.
Nous avons donc à nous demander quelle est la variation du sentiment moral collectif qui doit précéder et accompagner, être à la fois la cause et l'effet de l'ordre nouveau que nous rêvons. Nous savons déjà quels sacrifices s'imposent à nous dans l'ordre économique: renoncement à tout un ensemble de jouissances que procure l'argent; renoncement à une partie considérable du revenu acquis par le travail ou en vertu d'une prescription; renoncement à toute carrière qui, pour conduire au but, n'exige qu'un service léger, une tension minime de l'esprit et peu de caractère; renoncement, enfin, à tout privilège économique permanent, résultant d'une situation de famille assurée.
À ces quatre exigences fondamentales dans l'ordre économique, correspondent des mobiles, soit de stimulation, soit d'inhibition. La sensualité, l'ambition, la passion d'accumuler sont principalement en opposition avec les deux premières de ces exigences; l'ambition et l'orgueil de famille avec les deux dernières; la connaissance insuffisante des hommes et l'absence d'une échelle de valeurs avec la troisième, alors que le développement insuffisant du sentiment collectif et de la conscience des liens qui rattachent chacun de nous à l'État se trouve en opposition avec toutes les quatre exigences.
Nous n'allons pas entrer dans des détails à propos de la sensualité, de la nonchalance et de la paresse. Ce n'est pas que nous considérions comme invariables ces mobiles stimulants et permanents, mais ils se rapprochent tellement de notre nature physique que la connaissance ne peut les atteindre qu'indirectement. Nous devons soumettre à une analyse d'autant plus profonde le groupe des mobiles de puissance qui sont les seuls mobiles vraiment mauvais de l'âme humaine.
Les bons mobiles disent: je veux créer et être; les mauvais: je veux avoir et paraître.
Que veux-tu avoir? D'abord, le nécessaire: ce qui soulage la misère, calme les sens, abrège le travail, consolide la liberté. À cela, rien à redire. Tant que les sens et la paresse ne sont pas sans frein, tant que la liberté se confond avec l'équilibre intérieur, ces exigences ne signifient pas grand'chose. Les deux tiers de ses peines seraient épargnées au monde, si tous voulaient se contenter de ce sort.
Que veux-tu de plus? Ce qui donne la sécurité, ce qui est de nature à assurer à moi et aux miens la jouissance indéfinie de ces premiers biens. Et pourquoi? Parce que je pense à l'avenir et que je le redoute.
S'assurer contre les tristes effets de la vieillesse et contre la maladie, cela peut être une précaution raisonnable, tant que l'insuffisance de nos mœurs est telle que les malades et les vieillards sont honteusement abandonnés. À notre époque, si riche, rien ne serait plus facile que de rendre cette précaution inutile. Seulement, ici nous percevons pour la première fois un souffle venant de l'abîme: la peur, source de tout ce qui est mauvais et méchant, malédiction originelle, legs de l'animalité, ligne de séparation entre le sang noble et le sang vulgaire.
Ta subsistance et ta sécurité sont assurées; que veux-tu de plus?—Ce qui manque aux autres, ce qui fait impression, inspire le respect, dispense la puissance. Et pourquoi le veux-tu?—Je n'en sais rien.
Tu as raison: tu n'en sais rien, car tout ce que tu pourrais exprimer par des mots: ambition, passion d'accumuler, volonté de puissance, tout cela ne serait que la transcription d'une seule et même chose: de l'énigme. Ce côté le plus obscur de la nature humaine est tellement répandu, tellement inné et insondable que nous le considérons, non plus comme problématique, mais comme évident.
Ne confondons pas les vains penchants, tels que l'ambition, le désir de domination, la mauvaise joie et l'amour des apparences, avec la vraie force de volonté qui crée et organise, qui domine, tout en servant et sert, tout en gouvernant; ne les confondons pas avec la force organique de la responsabilité qui trouve son repos dans la direction, et cela seulement dans la mesure où elle est obligée, elle aussi, de s'incliner devant une loi et un être supérieurs; ne les confondons pas avec la force du sacrifice qui se donne sans attendre une récompense et qui, si elle en reçoit une, renonce à en jouir, mais verse son obole intacte dans le circuit de l'ordre nécessaire. Si nous donnons à cette force créatrice le nom de responsabilité et si, pour ne pas attacher un sens unique au mot ambition, qui a un double sens, nous appelons soif de pouvoir cette force vaine qui s'attache aux signes extérieurs et aux apparences de la domination, nous voyons surgir une question qui peut être formulée ainsi: comment la passion, qui s'appelle soif de pouvoir, a-t-elle pu naître et subjuguer le monde, au point de fournir son appui à l'institution de l'esclavage?
Le connaisseur des peuples, des races et des hérédités nous dira que cette passion n'a pu naître que chez des hommes et dans des tribus obsédés par la peur et qui ne pouvaient opposer au joug de l'oppresseur qu'un seul espoir, celui d'être à même un jour de retourner la page et de mettre le pied sur la nuque de l'oppresseur: c'est ainsi que de nos jours encore on voit se développer une ambition effrénée chez des enfants tyrannisés, plus ou moins doués. Il peut, ce connaisseur, expliquer la psychose de la peur par les souvenirs laissés par les souffrances de l'esclavage, voire par certaines raisons tirées de la vie sexuelle, et attirer notre attention sur les singuliers rapports qui existent entre la soif de puissance et la faible virilité. Il peut enfin nous montrer comment l'ascension et le développement des classes inférieures des États européens ont mis au jour les propriétés les plus terribles qui remplissent le canevas de l'histoire humaine.
À ce connaisseur de la société nous pouvons répondre: le phénomène mondial que nous appelons mécanisation, lorsque nous l'envisageons du dehors, a dû nécessairement engendrer une certaine sensibilité, une certaine attitude affective à l'égard du monde et de l'époque, aussi unilatérale, dure et étonnée que le mouvement lui-même. Celui qui vole ou nage éprouve le sentiment de voler et de nager, le pèlerin éprouve la sensation de la marche tranquille; le ton affectif de la mécanisation consiste dans la soif de puissance, avec ses subdivisions: soif de nouveauté, soif de savoir, soif d'argent, amour de la critique, manie du doute et du rapetissement.
Il nous suffit d'établir que la soif de puissance doit être considérée comme la négation pragmatique de toute transcendance. Celui qui voit dans l'apparence, à laquelle nous donnons généralement le nom de réalité, l'essence de tout être, rêvera sans doute au bonheur présomptueux qui consiste à se soumettre à tout ce jeu captivant de couleurs, de tons et de charmes, afin de le posséder et de le dominer, de même que l'enfant voudrait saisir de ses mains destructrices une étoile et un papillon. Mais celui qui conçoit l'existence comme supérieure à l'apparence ne perdra pas son temps à se livrer à ce jeu meurtrier; il sent que la possession est une source de destruction, lorsqu'elle est et veut réaliser autre chose que le devoir et la protection; que la puissance corrompt, lorsqu'elle est et cherche à être autre chose que la responsabilité; il sait qu'il ne doit pas sacrifier ses forces les plus sacrées à la volupté d'un rêve, que celui-là ne mérite pas d'exister qui nie la soumission au monde et rit avec condescendance, lorsqu'on lui parle de soumission à ce qui dépasse le monde.
Nous montrons ailleurs qu'il y a, non une activité morale, mais un état moral. La volonté ayant son centre de gravité dans l'âme, l'esprit attaché au transcendant, tout l'être orienté vers le divin: voilà ce qui est à la fois la morale et le bonheur, et à côté de tout cela l'activité a peu de poids; seule la bona voluntas, la sincérité intérieure, fournit un critère de jugement.
La soif de domination, lorsqu'elle émane d'une conviction, signifie qu'il est juste qu'un homme intervienne dans l'ordre de la création pour couvrir de son ombre ce qu'il est incapable de créer et de protéger; qu'il est juste d'abaisser hommes et choses à l'état de moyens, de délimiter suivant son caprice et sa passion l'espace sur lequel doit évoluer la vie de chacun, de prétendre exercer une tutelle sur des hommes majeurs. La mauvaise joie est celle qui a saisi chez ses semblables le germe mortel de désirs terrestres insatisfaits, d'une irrémédiable cécité pour ce qui est éternel, d'une jalousie dévorante. Elle cherche à entretenir cette maladie et à l'aggraver, jusqu'à provoquer une explosion de l'amertume accumulée ou de la servilité qui détruira la dignité de l'image de Dieu et la mettra à la merci de la puissance hostile. Elle cherche à exploiter la faiblesse de l'homme, jusqu'à la destruction de son âme. Ce faisant, elle prononce sa propre condamnation et révèle sa satanique nature.
Ce qui, même à la plate lumière de la réalité de tous les jours, atteste l'antinomie de ces deux forces que sont la possession et la puissance, c'est la terrible irréalité de l'une et de l'autre.
Abstraction faite des aises corporelles et de la satisfaction des sens, qu'est-ce que la possession? C'est un ensemble de choses qu'on peut impunément déplacer, enfermer, détruire ou échanger contre d'autres choses qu'on peut, à leur tour, déplacer, enfermer ou détruire. Ces choses acquièrent une vie pour ainsi dire morte, et leur propriétaire ne les connaît et, dans une certaine mesure, ne les possède que lorsqu'elles sont peu nombreuses, lorsqu'il peut s'en servir dans le sens de ses passions. Elles n'acquièrent une vie vivante que lorsqu'on s'en sert pour des fins de création, d'organisation, d'administration, avec un sentiment de responsabilité. Mais alors elles cessent d'être une propriété; elles ne sont qu'un bien confié; elles sont au créateur, sans lui appartenir; elles appartiennent à un propriétaire, sans être ses choses. La notion de propriété devient tout à fait relative. La forêt appartient au forestier, non à la commune; le paysage appartient au promeneur, non au propriétaire foncier; la galerie de tableaux appartient à l'amateur d'art, non au fisc. L'œuvre d'art dure, en tant que propriété, non de celui qui l'a achetée, mais de l'artiste qui l'a créée.
Puissance! Oublions certains accès qu'elle nous facilite, la satisfaction qu'elle nous procure de ne pas être exclus de certains cercles, indifférents au fond. Qu'en reste-t-il? Certaines formes et formules honteuses dont on se sert pour pousser l'homme à s'humilier, à s'incliner devant le puissant, le plus souvent parce que ces hommes veulent quelque chose qu'ils sont incapables de créer. À qui s'adresse la jubilation de la foule lors de l'entrée d'un triomphateur? À une enveloppe humaine, à cheval ou en voiture, qui s'incline et salue. L'homme lui-même est assis rêveur, et une vague rumeur, qui s'adresse à une forme et à une représentation dont il ne sait rien, vient frapper son oreille. Entre les bouches dont émanent les cris joyeux et son oreille, il y a un abîme infranchissable, et le soir, avant de s'endormir, notre triomphateur reste avec son dieu dans un tête-à-tête aussi isolé que le dernier de ses suivants. Seul l'amour peut arracher la puissance à son isolement; mais malheur au puissant qui prend pour de l'amour les effusions de ceux qui ont besoin de lui; profondément méprisé, il se sent, lui aussi, rabaissé à l'état de moyen et, ne voulant pas confondre ses flatteurs, il leur dispense des faveurs, en feignant de croire à leurs assurances. Et nous ne disons rien de l'irréalité qui finit par révéler, trop tard parfois, à l'homme conscient de sa puissance la relativité des puissances en général; plus, en effet, il monte, et plus il devient dépendant de ce qui est au-dessus et au-dessous, de sorte que finalement le tyran n'obéit plus qu'à la plèbe, sur les épaules de laquelle il s'est élevé. Mais son ascension lui a valu une double proscription: la haine de ceux qu'il a dépassés, le mépris de ceux auxquels il voulait se joindre.
Il ne reste de la puissance, comme de la propriété, que la création responsable, laquelle d'ailleurs n'a pas besoin de la puissance, celle-ci n'en étant qu'en effet indésirable; elle dépouille la puissance de toutes les formes qui rendent l'ambitieux heureux, qui sont la seule chose dont il se contenterait, et ne garde que les soucis, les douleurs et les peines qu'il a en horreur. La puissance est remplacée par l'action; la domination par la responsabilité; le bruit par le souci. La réalisation complète de la puissance équivaut à sa suppression.
L'amour de la puissance et la rapacité sont des passions sans objet et sans effet. À l'irréalité théorique correspond l'irréalité pratique.
Tant que la civilisation sera dominée par la méconnaissance la plus grossière de ce qui est humain, il pourra arriver et il arrivera que des hommes portant sur le front et sur le visage sur la tête et sur les membres le signe de réprobation visible à tous les yeux, que des hommes dont la mise et la parole, les mouvements et les attitudes révèlent au premier coup d'œil la vulgarité de caractère et l'absence d'âme, que ces hommes trouveront ouverts devant eux tous les chemins qui conduisent à l'estime et à la confiance, alors que des natures nobles, auxquelles ne manque que la ruse de serpent, seront honnies et méprisées et périront punies et déshonorées. Tant que nos yeux seront affectés de cette cécité plébéienne qui doit commencer à disparaître, les hommes avides et âpres au gain auront beau jeu de faire leur chemin en s'aidant de leurs dons naturels: impudicité, mensonge, ruse, importunité, persuasion sophistique, mendicité, expédients malpropres; et lorsqu'ils seront arrivés à leurs fins, ils seront accueillis avec des honneurs comme des modèles de sagesse, d'ingéniosité, d'activité. Mais, même favorisés par la mécanisation effrénée, par l'anarchique jeu de forces de son époque, ils ne pourront pas aller plus loin, ils seront incapables d'atteindre à la création objective, de devenir les serviteurs utiles du monde. La propriété d'un tel homme peut s'accroître et sa puissance augmenter; mais ce qu'il désire comme couronnement de ses efforts, à savoir que son existence devienne une nécessité, lui sera refusé. Le mal qu'il cause, en cherchant à accaparer le plus d'espace possible, en étalant sa corruption, nous tait un devoir de nous défendre contre sa nature et ses effets: mais la puissance dernière et responsable n'a besoin d'aucune protection contre lui, car elle appartient à ceux qui servent et sont loyaux, à ceux qui possèdent la force du renoncement et la force créatrice de la fantaisie.
Est-il donc présomptueux d'affirmer que la passion du pouvoir et celle de la possession, ces principaux moteurs de la vie mécaniste du monde, sont mortelles et même que, bien qu'elles soient actuellement à leur zénith méridien, elles sont déjà en voie de disparition? N'est-il pas plus désespérément présomptueux de croire que l'humanité, qui se rend compte de leur vide, soit condamnée à jamais à être dupée et asservie par les puissances de mensonge, dans lesquelles nous voyons des puissances hostiles au ciel, profondément coupables, irréelles et inefficaces? Si nous ne devons pas croire que la connaissance et la volonté morale suffisent à chasser le vice acquis et à détruire la marque d'esclavage héréditaire, il ne reste plus au rêveur moral qu'une issue: se retirer du monde sans bruit et le plus rapidement possible.
Or d'aucuns viendront nous dire: comment une humanité vieillie peut-elle changer? Avons-nous jamais vu quelqu'un sacrifier une passion?
À quoi nous répondrons: nous avons vu des choses bien plus grandes. Nous avons vu plus d'une chute et plus d'une transformation de choses bonnes et mauvaises. Nous avons vu naître et disparaître les sacrifices humains, le meurtre de vieillards, l'inceste, l'idolâtrie, la vengeance sanglante et beaucoup d'autres horreurs. À chaque époque, toutes les passions, tous les péchés et toutes les folies sommeillent dans l'homme; chaque passion, chaque péché, chaque folie peut être réveillé ou réprimé. La répression peut venir de l'individu, poussé par la peur, lorsqu'il a une âme basse, ou par les exigences morales, lorsqu'il a une âme noble; la répression peut aussi venir de la société, gardienne des mœurs. C'est pourquoi il faut toujours le répéter: le mal mortel de notre époque vient du manque d'une force d'orientation, de ce qu'elle a cru pouvoir se composer une conscience sans convictions, en utilisant les souvenirs mourants des époques antérieures; et la nouvelle conception du monde est appelée à augmenter à l'infini la tension des forces qu'elle se propose d'organiser et de redresser. Tous ceux qui sacrifient de nos jours à l'amour et donnent leur vie sont-ils naturellement des héros et des hommes remplis d'amour? S'ils ne le sont pas, ils apprennent à l'être, et cela grâce au redressement subit d'une collectivité qui a encore le courage d'ordonner des sacrifices dans des moments difficiles. Ce qui n'est pas créé par la volonté libre, est créé par la connaissance, qui devient un jugement de valeur général. La conscience collective qui, aujourd'hui, ne méprise encore que le mensonge et la lâcheté, condamnera demain la passion du pouvoir et l'avidité, la recherche des plaisirs et la vanité, la mauvaise joie et la bassesse. Cela ne veut pas dire que chacun sera aussitôt débarrassé de ses vices, mais leur domination sera brisée; ce qui, aujourd'hui, étale un orgueil provocant, sera libéré, et sa liberté agira sur chaque âme, en la modelant et en l'incitant à créer.
Le monde sera véritablement libre, parce qu'exempt de tous les acharnements de la lutte. N'oublions pas ceci: ce qui empoisonne la vie, ce n'est pas la lutte pour l'existence, mais la lutte pour le superflu, la lutte pour le néant.
En amortissant les deux moteurs surchauffés des fausses joies, nous verrons aussitôt chaque membre du corps contracturé de l'humanité reprendre sa tension normale. Ç'en sera fini du culte sanglant de l'argent, qui fait que chacun défend et cache ce qu'il possède et ce qu'il a acquis, comme un sanctuaire de sa vie. L'air et l'eau, bien que plus indispensables, sont libres, facilement accordés et distribués, parce que personne ne craint de manquer de ces éléments, parce que personne n'est assez sot pour les accumuler et que personne ne dédaigne le léger effort qu'il faut faire pour s'en approvisionner. Le jour où nous saurons nous procurer notre subsistance sans passion et avec modération, comme nous nous procurons l'eau pure, qui n'est pas contaminée par des pestiférés, le culte sanglant disparaîtra.
Mais l'approvisionnement devient libre et facile, lorsque ma propre avidité cesse de réclamer le superflu et que l'avidité des autres cesse de vider toutes les sources, pour gaspiller en futilités et frivolités un tiers du travail mondial. L'homme qui réfléchit ne peut se défendre d'une certaine stupéfaction à la vue des innombrables boutiques, magasins, dépôts de marchandises, usines et ateliers qui encombrent les rues. La plupart des objets qui y sont accumulés, avantageusement exposés et offerts à des prix élevés sont horriblement laids, destinés à satisfaire des goûts vulgaires, absurdes et nuisibles, insignifiants et caducs. Est-il vrai et possible que des millions d'hommes soient occupés à produire ces objets, à les transporter, à les vendre, à fabriquer et à réunir les outils, machines et matières premières destinés à leur fabrication; que d'autres millions soient condamnés à acquérir ces objets et d'autres millions encore à les désirer et à être désolés de ne pouvoir les posséder? Il faut une foi robuste, pour ne pas désespérer d'une humanité qui vit de choses pareilles et pour des choses pareilles. Qu'en fait-on? On les accumule dans les maisons, on les consomme à l'excès, on s'en sert pour couvrir les corps, pour orner les cheveux et les oreilles, pour remplir les poches; puis elles échouent chez les brocanteurs, dans les salles de vente, dans les monts-de-piété, pour recommencer un deuxième et un troisième cycle, pour finalement échouer quelque part en Afrique, quand elles n'ont pas été jetées au rebut ou qu'elles n'ont pas subi une transformation après refonte. Quel est le but que poursuit une humanité civilisée, en donnant libre cours à cette fringale de marchandises, à cette passion pour les objets qui se vendent et s'achètent? Elle cherche, sans doute, à se procurer quelques aises et quelques plaisirs. Mais elle cherche surtout, et avant tout, l'apparence, encore et toujours l'apparence. Il faut que l'objet ait «l'air de quelque chose». On a vu quelque part une chose superbe et on voudrait en avoir une pareille; à défaut, on se contenterait d'une autre chose qui lui ressemble. On veut faire impression, étonner, rendre les autres jaloux. On voudrait paraître plus riche qu'on ne l'est, car, dans la terrible manière de voir de notre époque, l'honneur est associé à la richesse. Ce règne de la sottise, cette joie d'esclaves ne peuvent pas durer, et ne dureront pas éternellement. S'il devait en être autrement, il faudrait renoncer à tout espoir de voir naître une humanité fière et digne. Cette situation doit prendre fin; il suffit que la conviction de la nullité des joies impures, acquises à prix d'argent, de leur nocivité et laideur radicales s'empare seulement de quelques milliers de consciences, pour que la fleur diabolique perde toutes ses feuilles. On ressentira de la joie devant la beauté non convoitée; la nature et l'art pur, la force et la noblesse du corps humain, le culte de l'esprit et l'adoration du divin deviendront des réalités et des vérités; la camelote et le fatras qui nous rendront ridicules aux yeux de nos petits-enfants, se réfugieront sur des continents obscurs où ils pourront traîner leur existence jusqu'au jour du dernier jugement.
Ce n'est pas sans hésitation que nous opposons à cette assurance une observation qui, sans être faite pour nous décourager, n'en mérite pas moins d'être prise en sérieuse considération: elle concerne les femmes.
J'ai montré dans d'autres ouvrages dans quelle énorme mesure la mécanisation a bouleversé la vie des femmes. Les occupations domestiques de la femme bourgeoise ont disparu depuis cent ans. La division du travail lui a enlevé le filage et le tissage et s'est chargée de lui assurer le vêtement, de lui fournir la lumière, le chauffage et la nourriture; le jardin et la cour ont disparu; il ne lui resta plus que la direction de la maison, l'éducation des enfants et la cuisine. Le bien-être accru a créé la dame bourgeoise; le travail a été remplacé par l'instruction. Dans les classes élevées, on a vu naître les commencements de la sociabilité; aux conversations dans la rue avec des voisines et aux fêtes populaires, ont succédé des visites et des réceptions dans des salons qui commençaient à devenir une des pièces indispensables de la maison bourgeoise. L'atelier se sépara de la maison d'habitation, la maison de commerce de la propriété familiale; la durée du travail est devenue plus longue; l'homme d'affaires, le fonctionnaire, le savant commençaient à être absents de chez eux toute la journée, et le cadre de la communauté ininterrompue fut brisé.
Deux sphères se trouvèrent ainsi constituées: une extérieure et une intérieure; l'extérieure, qui est la sphère de l'activité professionnelle, gouvernée par l'homme; l'intérieure, qui est la sphère de l'ordre et de la conservation, confiée à la femme, laquelle est devenue la maîtresse de maison, l'administratrice et, ainsi que l'exige l'économie basée sur l'argent, l'acheteuse. L'homme gagne, la femme dépense. Jadis la femme achetait bien de temps à autre un plat de cuisine, plus rarement un vêtement, exceptionnellement un meuble: c'est le mari qui avait affaire aux artisans, aux ouvriers. Aujourd'hui, la femme est la seule acheteuse, et elle achète à jet continu; les femmes remplissent les magasins, les rues et les moyens de transport des villes; elles font des commandes et des calculs, décorent, organisent, font construire.
L'effrayante décadence des métiers manuels, qui se produit depuis quatre-vingts ans et que les plus sérieux efforts sont impuissants à enrayer, a pour cause moins la machine que la femme acheteuse. C'est qu'il manque à celle-ci le coup d'œil capable d'apercevoir dans ce qui est fait à la main les qualités de solidité, d'authenticité, d'adaptation parfaite à l'usage; elle manque également de fermeté pour vouloir le nécessaire, pour prendre des décisions irrévocables; elle est incapable de résister à la première impression, à la vague ressemblance avec l'authenticité, à l'occasion, à la brillante apparence, au calcul trompeur, au bavardage du vendeur. Toutes les honteuses habitudes du commerce de détail sont nées du fait qu'il ne s'adresse guère qu'aux femmes; ce qui exaspère l'homme qui a eu la malchance de s'égarer dans un magasin quelconque, constitue le plus souvent un moyen d'exploiter les faiblesses de la femme acheteuse. Disons encore ici en passant ce que nous avons exposé ailleurs avec plus de détails: depuis que les hommes professionnels ont, pour favoriser la femme, renoncé au sérieux de l'instruction; depuis que les salles de théâtres et de concerts, les collections de tableaux et les conférences sont devenus le domaine de la femme, depuis que les femmes sont devenues lectrices de livres et de débats, amies des artistes et protectrices de leurs œuvres, l'art et la critique d'art se sont à leur tour engagés sur la pente de la décadence et sont également menacés dans leur existence. La sentimentalité stérile de la littérature post-romantique a été le premier produit des salons, et c'est peut-être parce qu'ils ont eu l'intuition de ce rapport que les deux derniers esprits libres de notre époque, Schopenhauer et Nietzsche, ont conçu une hostilité à l'égard des femmes.
C'est ainsi que la femme du nouvel ordre économique s'est trouvée placée sans transition, d'une façon violente, dans des situations jusqu'alors inouïes: poussée hors de l'enceinte domestique, chargée d'instruction, ayant à s'acquitter d'obligations sociales, à entretenir des relations utiles, à assurer la tenue extérieure de la vie, souvent engagée dans des professions masculines, elle a tenu tête aux exigences les plus dures auxquelles ait jamais eu à satisfaire la nature humaine, et cela sans aucune préparation. Elle n'a pas succombé à la tâche et a donné à notre siècle un aspect mixte, masculo-féminin.
Mais de graves effets secondaires devaient se manifester inévitablement. Les habitudes prises par les femmes de calculer, d'acheter, de circuler dans les rues, de vivre d'une vie extérieure, de ne dépendre que d'elles-mêmes n'étaient pas faites pour rendre plus profond le côté maternel de la nature féminine. L'amour extra-conjugal que l'homme savait réprimer autrefois devait fatalement prendre un grand développement, et l'on a vu surgir une des particularités les moins réjouissantes de notre civilisation: la femme de luxe. Les anciens devoirs de représentation des femmes de la noblesse étaient en voie de disparition, en même temps que disparaissaient les devoirs de protection qui incombaient autrefois aux hommes à leur égard: ce qui restait de cet ancien cérémonial versait de plus en plus dans la caricature. La société nouvellement enrichie demandait une facilité de relations exclusive de toute contrainte, afin de s'exercer dans la richesse et jouir de tous les avantages que peut présenter la vie de société. Ce jeu dangereux et risqué était devenu une sorte de devoir, une occupation, un genre de vie. On passait le temps en conversations d'où le cœur était absent. On n'était préoccupé que d'habitations luxueuses, de domesticité, de bijoux, de robes, de soins du corps, de bonne chère, de réceptions d'invités de marque. Des intrigues amoureuses, souvent lucratives, animaient seules cette vie; les conversations roulaient sur des chevaux, des chasses, des voyages, sur les arts ravalés au niveau des interlocuteurs; quelques actes de charité, des rapports avec la cour, des cabales politiques, fournissaient à cette vie un semblant de justification; l'éducation et la direction de la maison étaient assurées par un personnel mercenaire et, en dehors de quelques discussions avec le mari sur les intérêts communs, la femme croyait avoir rempli tous ses devoirs en mettant au monde, sous la narcose, deux ou trois enfants.
Cette vie dépravée de la femme fut non seulement tolérée, mais même glorifiée, au sommet de l'échelle de la société mécanisée; les femmes du peuple supportaient tout le fardeau du travail et fournissaient les contingents de la prostitution; celles des classes moyennes ne connaissaient que les soucis et les calculs; celles des classes supérieures luttaient pour la représentation, pour l'instruction, pour la conquête des professions masculines. Ces déformations de la vie mécanisée ont affecté la nature même de nos femmes. La convoitise, l'amour des apparences, le désir d'en imposer, la coquetterie sont devenus leurs traits dominants, alors que l'Allemagne d'autrefois n'avait connu ces traits que sous la forme de bizarreries inoffensives, vite réprimées. Les conséquences morales de ces vices sont graves, leurs effets économiques et sociaux sont tout simplement désastreux. À la jalousie éprouvée à l'égard d'une voisine, au regard voluptueux d'un passant, à la faiblesse et à la condescendance des hommes nous sacrifions le travail de jour et de nuit de millions d'ouvriers. Qu'est-ce qu'on trouve dans le commerce de détail? À côté du tabac et des boissons alcooliques, on y trouve surtout des choses qu'achètent les femmes, des objets inutiles, laids, caducs, qu'on veut avoir, parce que d'autres en ont, parce qu'ils sont à la mode, parce qu'on en a vu de pareils de loin, sur des tableaux, chez des gens qu'on croit distingués; on les croyait alors d'un prix inabordable, et voilà qu'on les offre ici à des prix dont le bon marché est déconcertant: ce sont des vêtements et des parures conçus de façon à exciter la sensualité masculine, vêtements et parures qu'on porte aussi longtemps que le permettent la faible solidité des matériaux avec lesquels ils sont fabriqués et le bon désir du marchand; ce sont des objets sans nom, dits articles, qu'on achète pour acheter et qu'on donne ensuite pour s'en débarrasser. Et la loi de la mode exige qu'à des périodes déterminées toute cette camelote soit reconnue inutile et sans valeur, pour être remplacée par une autre, tout aussi inutile et sans valeur.
Ce jeu pouvait encore être toléré, tant qu'il n'était qu'une affaire privée d'une organisation domestique absurde. Mais dès l'instant où nous nous rendons compte que cette fringale de marchandises, cette passion d'acheter constitue une des plaies les plus dangereuses de notre vie économique, l'extirpation de ces vices devient un affaire d'État et d'humanité.
Ce serait offenser les femmes que de leur annoncer avec un sourire complaisant qu'elles sont responsables des misères de notre époque. Nous devons leur dire que si elles arrivent, par leurs actions charitables, à faire sécher quelques larmes, elles en font couler infiniment plus par leur attachement à ces riens inoffensifs qu'elles achètent et emportent chez elles, enfermés dans des boîtes ou des paquets ou qu'elles se font livrer par des voitures.
Si la mère est responsable de ce qu'il y a de mauvais dans l'homme, l'amant et le mari sont responsables des erreurs et des égarements de la femme. Le garçon finit par échapper à la mère, et ses erreurs de jadis restent irréparables; mais la femme peut toujours être modelée par l'amour, et les portes du repentir céleste lui sont toujours ouvertes. C'est à l'homme de lui montrer le chemin, car c'est lui qui est le plus responsable, le plus coupable du terrible désarroi dans lequel se débat la femme d'aujourd'hui.
Grâce à la mécanisation de la vie, l'homme a arraché la femme à son foyer protecteur, l'a lancée dans le monde et dans la vie économique, a fait tomber les clefs de ses mains et lui a confié la bourse; il l'a mise en demeure de choisir entre les comptes de ménage, la coquetterie, le travail au dehors et la vie solitaire. Le plus coupable, ce n'est pas le tyran domestique, l'égoïste ou le seigneur féodal, mais l'homme oisif, le coureur de femmes qui a fait de la femme un jouet, un objet de bonheur, une source de plaisirs, qui a éveillé l'instinct hésitant qui sommeille dans chaque femme, pour le transformer en vice, pour tuer l'âme. Si les tendances sexuelles primitives qu'on avait réussi à réprimer pendant des siècles se sont de nouveau manifestées dans la vie des femmes de notre époque, avec un cynisme qui étonnera nos arrière-petits-enfants, la faute en est à l'homme.
Nous devons être reconnaissants aux femmes de ce que leurs recherches désespérées d'une solution aient fait naître et aient favorisé un mouvement qui se trompe seulement quant au but. À nous incombe le devoir de dévoiler ce but qui ne peut avoir rien de commun avec la domination extérieure. Il ne s'agit pas d'imposer à la femme le retour à la cour et au jardin déserts, à la quenouille et au métier hors d'usage, et il ne s'agit pas davantage de lui rendre plus facile l'accès des chancelleries et des tribunaux. Il faut s'appliquer avant tout à lui donner une haute idée de sa dignité humaine, de lui inculquer le mépris du bonheur qui s'achète, de l'ornement absurde, de l'oisiveté, source de tous les vices; il faut chercher ensuite à lui faire comprendre que c'est elle qui est responsable du bonheur intérieur et de l'ordre du grand ménage que forme la collectivité humaine. Plus la société deviendra responsable du bien-être et de l'éducation, de la culture et de l'ornement de la vie, plus purs et plus importants seront les nouveaux devoirs de la femme; et pourvu que le contenu de ces devoirs reste féminin et naturel au sens le plus élevé du mot, nous ne devrons pas reculer devant les formes qu'ils pourront revêtir, alors même qu'il faudrait, pour les obtenir, faire intervenir certains moyens d'organisation, un plan de construction rationnel, certaines entraves.
Nous allons maintenant examiner le dernier des moteurs qui maintiennent le fonctionnement de notre monde mécanisé: l'égoïsme familial.
Il faut commencer par éliminer l'erreur morbidement inconsciente, qui consiste à expliquer et à justifier la mystérieuse passion d'accumulation par le désir d'assurer l'avenir des descendants, ce qui n'empêche pas les possesseurs de la fortune de la garder jalousement jusqu'à leur mort, en réduisant parfois leurs enfants à la portion congrue et en réservant la jouissance complète de l'héritage à des descendants plus éloignés. Il faut également éliminer la vanité posthume, très répandue, de ces ambitieux qui savourent d'avance, comme une volupté, l'étonnement de l'exécuteur testamentaire à la lecture des clauses du testament. Seuls méritent de nous occuper ici la forme vraie et noble de l'orgueil familial, la joie qui se rattache au maintien d'un nom sonore, le joyeux souvenir des mérites des ancêtres, le souci affectueux d'assurer le bonheur de la postérité.
Les effets de la division millénaire de l'Europe en deux couches font, pour ainsi dire, partie de notre sang. Nous ne sommes toujours pas un peuple, nous sommes à peine un État. Mais une noblesse véritablement dirigeante, un patriciat exerçant le pouvoir, doit rester fermé; son mélange avec d'autres couches sociales marque sa décadence, son appauvrissement, entraîne sa ruine. La noblesse expirante du xviiie siècle a eu un dernier sursaut de mépris pour le bourgeois et le serf pour lesquels elle a inventé les noms de roture et de canaille. Le temps serait venu de nous sentir un peuple, et il y a des moments où le sentiment de la communauté devient puissant. Lorsque nous voyons marcher et mourir nos armées, nous nous sentons tous unis par l'amour et nous croyons chacun sentir le feu qui doit nous fondre en une seule masse; mais ce n'est là qu'un rêve, car les peuples divisés ne s'unissent jamais. Une noblesse, hautaine dans la richesse, souple lorsqu'elle a subi des revers, renouvelée de multiples façons, ayant subi toutes sortes de mélanges, apparentée aux classes industrieuses, une noblesse dont une moitié porte des noms bourgeois, l'autre des noms historiques: telle est la classe qui gouverne et exerce les pouvoirs militaire et politique. Une classe de riches contrôle les grandes industries, exerce une influence occulte et ouverte, cherche à pénétrer dans la noblesse gouvernementale et foncière, se complète par une étroite sélection intellectuelle opérée sur ce qui reste des classes moyennes et se défend contre une désagrégation par en bas. Une classe moyenne en voie de dépérissement, qui voit les métiers manuels lui échapper, son terrain se rétrécir, qui se défend contre la chute dans le prolétariat, cherche à entrer dans la hiérarchie des fonctionnaires de la ploutocratie, se met à la suite de la classe riche et se contente finalement d'être, au sein de cette classe, une sorte de prolétariat d'opposition, de prolétariat spécial, impuissant et désarmé, parce qu'il n'ose pas s'attaquer aux bases de sa propre existence bourgeoise, d'un niveau relativement élevé. Et tout à fait en bas, un prolétariat profondément remué, terriblement silencieux, un peuple à part, une mer insondable d'où sort parfois un regard ou un cri qui arrivent jusqu'au sommet: synthèse de tous les péchés et de toutes les fautes de la société mécanisée.
C'est cet ensemble, composé de quatre parties, que nous appelons peuple. Il y eut des aveugles pour nier qu'au moment d'un danger national, la communauté de langue, de pays, d'événements vécus soient capables de réaliser l'unité du vouloir; il y a des aveugles pour espérer que la communauté de sacrifice suffira à transformer un dévouement passager en une résignation durable. Nous qui mettons au-dessus de tout l'humble responsabilité du pouvoir et la fière joie de la soumission, nous qui voyons dans ces deux facteurs des forces organiques, complémentaires l'une de l'autre, nous ne pouvons estimer que comme étant contraires à la nature, comme étant un mal et une injustice, le service anonyme de la caste héréditaire, la condamnation irrévocable d'un peuple à des corvées dépourvues de tout élément spirituel, à des désirs et à des joies d'où l'âme est absente. L'unité du peuple est incompatible avec sa division en classes: qui veut l'une doit s'élever contre l'autre. Celui qui veut voir se former l'homme allemand doit s'opposer à l'existence du prolétaire allemand immobilisé dans son sort. Nous savons cependant que c'est seulement par la pénétration continuelle, par l'alternance incessante de la direction et de la soumission que se forme un peuple; et nous savons aussi que l'hérédité des droits et des devoirs, des destinées et des manières de vivre désagrège un peuple et forme des castes.
L'antipathie à l'égard du peuple, la volonté d'imposer aux hommes de basse extraction une soumission et un esclavage sans nom, la tendance à rompre les liens qui rattachent entre eux les fils d'un même peuple, tous ces sentiments ont leur source dans l'égoïsme et l'orgueil familiaux. Égoïsme, en tant qu'on ne se contente pas de transmettre un nom noble, avec tous les avantages que procure l'éducation et le fait d'appartenir à un certain cercle social, mais qu'on réclame en plus la certitude de ne jamais être troublé dans la possession des biens acquis et de pouvoir en acquérir constamment de nouveaux, pendant que les autres peineront à la sueur de leur front. Celui qui s'est rendu compte qu'il n'y a pas de jouissance héréditaire sans qu'il y ait, d'autre part, esclavage héréditaire, que la multiple nature humaine ne supporte impunément aucun abus héréditaire, qu'il s'agisse de celui de la liberté de ne pas travailler ou de celui du travail imposé, celui-là découvrira dans l'égoïsme de caste le péché radical de la société humaine; si, au contraire, il persévère dans la tendance à l'isolement égoïste, il n'osera plus parler de l'unité et de la fraternité d'un peuple, mais avouera franchement son mépris pour une plèbe marquée par le sort et affirmera sa volonté de la dominer éternellement.
L'égoïsme de maison, de famille ou de classe ne peut donc en aucune façon être considéré comme un des moteurs naturels, moralement justifiés, de la société humaine, et le monde est libre de renouveler à chaque époque le choix de ses esprits dirigeants et des forces qui doivent le conduire. L'hérédité corporelle et matérielle doit céder la place à l'hérédité spirituelle qui règne déjà aujourd'hui dans les domaines immatériels; ce ne seront plus les fils qui hériteront des pères, mais les disciples des maîtres, et le népotisme sera remplacé par l'élection. Notions morales et idées théoriques deviendront la propriété du peuple, l'éducation sera une fonction de la collectivité; le peuple, promu lui-même à la noblesse, à la fois son propre serviteur et son propre maître, deviendra l'auteur de ses propres destinées et le gardien de ses élus.
Mais pour qu'il en soit vraiment ainsi, pour qu'aucun élément étranger ne vienne altérer la noblesse du peuple, pour que la responsabilité coïncide vraiment avec la force morale et intellectuelle, pour que les mauvais bergers, les esclaves souples soient mis dans l'impossibilité de se glisser jusqu'au pouvoir, il faut la présence d'un facteur dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises et dont on commence à apercevoir l'intervention: la connaissance et l'appréciation infaillibles des qualités humaines et des valeurs qu'elles représentent.
Car il est un danger que nous ne devons pas perdre de vue: à mesure que les destinées deviennent plus mobiles et indépendantes de toute pression et détermination extérieures, que les liens résultant de la tradition et de la naissance se relâchent et perdent leur pouvoir d'orientation impérieuse, l'arène sur laquelle luttent les forces spirituelles et morales devient de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus exposée à être envahie par des chevaliers d'industrie, des menteurs intellectuels et des hypocrites moraux. Déjà le régime ploutocratique de nos jours encourage une sélection immorale au plus haut degré, puisque fondée sur le succès; il existe tout un ensemble de carrières moyennes où le menteur et le bavard, le rusé et l'arriviste, l'incompétent et l'homme âpre au gain, l'hypocrite et le flatteur, l'insolent et l'escroc l'emportent incontestablement sur les hommes doués de qualités morales et compétents. Déjà de nos jours nous courons le danger de voir la vie économique envahie par des flibustiers, l'opinion publique devenir un instrument entre les mains des avocats et les qualités nobles et modestes être condamnées à la misère et à la mort.
Mais les forces opposées commencent à se réveiller. Lorsqu'un de ces rares hommes qui sont devenus clairvoyants entre par hasard dans une solennelle réunion de représentants de nos classes intellectuelles et dirigeantes, il est tout étonné de saisir sur leurs visages des signes de préoccupation, d'entendre dans certaines paroles des accents de repentir et de remords, signes et accents qui s'effaceront et disparaîtront l'instant d'après, mais qui, sur le moment, échappent aux chefs et à la foule malgré eux, indépendamment de leur volonté et en dehors de leur conscience. Lorsque deux hommes clairvoyants se rencontrent, ils conçoivent à peine que leur clair savoir et leur claire vision restent pour la foule un mystère... Ils sourient mélancoliquement, lorsqu'ils voient des célébrités reconnues étaler leur nudité morale, leur absence d'âme, et cela au premier mot par lequel elles expriment leur assurance satisfaite et qui ne doute de rien. Ils se sentent remplis de joie, lorsqu'ils croient saisir dans le regard ou l'exclamation d'un homme moyen la manifestation d'une âme profonde, pure, pleine de dignité. Aujourd'hui, un homme est méprisé, parce qu'il a subi la flétrissure de la prison pour un crime ou un délit commis dans un moment d'égarement, ou parce que la pauvreté l'oblige de se livrer à un travail humiliant; mais d'autres, qui portent bien plus visiblement les marques de l'esclavage sur leurs visages, leurs membres et dans leur cœur, prononcent des jugements revêtus de robes rouges, bénissent sous des dais, dirigent des destinées humaines et gardent le sceau de la puissance.
Dans les temps à venir on ne connaîtra pas le mépris, car le mépris est un crime contre la dignité divine. Au lieu de mépriser et torturer l'homme resté en arrière, encore esclave de corps et d'âme, on tâchera de l'élever par l'amour. Seulement, on ne le chargera d'aucune responsabilité, avant qu'il ait atteint l'état de pureté; on n'aura pas confiance en lui, avant qu'il ait conquis la vérité; on résistera impitoyablement à toutes ses protestations et railleries, à tous ses subterfuges et accès d'exaspération, à toutes ses flatteries et supplications. Il faut que les enfants soient déjà à même de reconnaître et de tenir à l'écart ces poisons qui devront être désignés par des noms clairs et intelligibles. Les vocations qui ont besoin de ces qualités, les genres de vie, les dispositions, les plaisirs qu'elles trahissent, rien de tout cela ne pourra être considéré comme honorable; on estimera davantage le travail d'un vidangeur que celui d'un bavard; les égarements morbides seront punis moins sévèrement que le luxe provocant et l'apparat; on méprisera moins les maisons de tolérance que les endroits où l'on profane et déforme l'art.
Pour se rendre compte de la force de direction que peut imprimer à un peuple une conviction consciente, il faut tourner ses regards vers un pays qui ne doit pas nous servir de modèle et où les notions étroites et inconscientes de dignité seigneuriale et de tradition de caste sont devenues le canon de tout jugement humain. Le mot menaçant: «ceci n'est pas conforme à la dignité d'un seigneur», et ceci «n'est pas dans la tradition», maintient des millions dans les limites d'une conduite conforme, à la rigueur, à certaines exigences intellectuelles et morales. Mais au devoir et aux besoins transcendants de notre avenir ce maigre impératif ne pourra plus suffire. La question qui se posera alors est celle ci: «Qu'est-ce qui est conforme à la dignité de l'âme humaine et conciliable avec cette dignité?»; et devant le mot d'ordre catégorique, qui laisse loin derrière lui tous les devoirs empiriques, intellectuels et utilitaires, on verra pâlir caractères et vocations, talents et droits, tout ce qui domine et gouverne le monde d'aujourd'hui, et l'on verra s'établir un état de paix et de tranquillité dans lequel les hommes, les choses et la divinité retrouveront les droits qui leur sont dus.
Nous approchons de notre dernière analyse, qui est aussi la plus sérieuse. Les puissants mobiles de nos actes volontaires, passion pour l'apparence et la représentation, pour le clinquant et les futilités, égoïsme et isolement familiaux, ont disparu: n'est-il pas à craindre que le mécanisme de la société, privée de toutes ces forces motrices, s'arrête à son tour, que le travail de civilisation qui s'était poursuivi jusqu'ici sur la terre se trouve interrompu et que les biens matériels et spirituels de l'humanité périssent? Ou bien, après la disparition de ces forces, en restera-t-il d'autres susceptibles d'assurer l'évolution planétaire dans des conditions plus pures?
S'il était vrai que la fin justifie non seulement les moyens, mais aussi les mobiles, que la vie de l'humanité sur la terre n'a pu s'édifier et se maintenir qu'à la faveur d'instincts mauvais et absurdes, on pourrait dire sans hésitation qu'une vie qui est née et se maintient dans des conditions pareilles ne mérite qu'un sort: disparaître. Mais c'est seulement si nous sommes pénétrés de la foi sacrée en l'éternelle moralité du devoir universel, que nous avons le droit d'être moraux autrement que par lâcheté et que nous savons que pour vivre nous n'avons besoin d'aucun mobile mauvais, d'aucune action méchante.
On s'explique difficilement pourquoi le travail bienfaisant doit affecter de nos jours la forme d'une lutte pour l'existence, d'une lutte chargée de haine et d'animosité, dans une arène inondée de larmes et de sang. Qu'elle est inhumaine, l'indifférence avec laquelle la société regarde le jeune lutteur descendre sans conseils et sans préparation dans cette arène pour disputer à chaque instant aux convoitises et à l'égoïsme des autres le droit à la vie civique, à la nourriture, à l'abri, à la culture pour lui et les siens! Un regard égaré, un pas irréfléchi, une défaillance momentanée suffisent pour le faire abattre; et si l'homme intérieur est incapable de résister au sort, la chute peut entraîner, en même temps que la mort du corps, la destruction de l'âme. La société doit assurer la sécurité à chacun de ses membres; elle a aboli la sécurité assurée autrefois par les métiers qui étaient, en même temps qu'un moyen de subsistance, une source d'inspiration créatrice, et elle a créé, à la place du cercle de devoirs formé par les anciens métiers, une arène de combat d'où ne sortent vainqueurs que ceux qui savent attaquer en traîtres et user d'armes empoisonnées. Aussi la société a-t-elle le devoir urgent de sacrifier les dépenses d'un mois de guerre pour enlever à la lutte pour l'existence son caractère grossièrement meurtrier. Alors seulement disparaîtront la profonde angoisse et l'amertume avec laquelle des milliers d'humains pensent au lendemain; alors seulement disparaîtront et le poison de la servitude qui fausse les convictions et la passion impure qui s'attache aux questions du mien et du tien. Alors seulement on aura fait place aux formes pures, destinées à déterminer les manifestations de la volonté future.
Ces forces ne sont cependant ni nouvelles, ni étrangères. De nos jours déjà toute création supérieure leur obéit. Ce qu'on demande, c'est qu'à l'avenir elles président à toute création, de façon à ce qu'il n'y ait plus de création inférieure.
Toute création est noble, lorsqu'elle n'a pas d'autre but que de créer; toute création est sans valeur, lorsqu'elle s'effectue sous l'aiguillon du désir, sous le fouet de l'angoisse, lorsque, au lieu de se suffire à elle-même, elle sert à une fin.
C'est l'amour admirable, paternellement divin pour les choses créées qui communique aux vieux objets de l'époque des métiers manuels vie et substance, beauté et langage; les marchandises en série, fabriquées par nos industries utilitaires, manquent d'âme et de vie, brillent d'un éclat trompeur et sont destinées à finir leur vie éphémère sur le tas d'immondices le plus proche. L'amour sans bornes qui communiquait à l'ustensile du vieux temps une beauté désintéressée et une ornementation appropriée à sa forme a été remplacé par la phrase calculée de l'ornementation mécanique.
Levons nos regards des misérables travaux effectués en vue d'un gain utilitaire, vers un de ces travaux de création qui impriment leur marque à notre époque. Nous constations que la vie créatrice n'existe que là où on travaille et produit indépendamment d'un but ou d'une intention quelconque, pour l'objet lui-même. L'artiste est poussé par l'amour et par le besoin de créer des formes, le savant par le besoin de connaître et l'esprit d'ordre, l'homme d'État par la force de sa volonté et la contrainte qu'exercent sur lui les idées, et même les professions les plus attachées à la terre cherchent à réaliser des choses pensées, à animer ce qui se prête à l'organisation. Le financier et l'organisateur, qui créent pour s'enrichir, sont des ignorants et des boutiquiers; jamais une graine féconde n'est tombée de leurs mains, car la parole et l'œuvre qui servent deux maîtres, la chose et le profit personnel, sont sans force aucune et succombent sous la puissance de la parole et de l'œuvre libres qui ne servent que la chose et sont, de ce fait, plus simples.
La seule chose dont nous ayons donc besoin est celle-ci: il faut que le libre esprit, inhérent à l'amour pour la chose, qui guide aujourd'hui toute création supérieure, réussisse à animer également les créations moyennes et inférieures. Il n'est pas un seul travail sur la terre qui ne puisse être animé par l'amour, ennobli par l'esprit et la volonté. La nature humaine présente autant de variétés que les vocations humaines, elle crée non seulement le soldat-né et l'ecclésiastique-né, mais aussi l'imprimeur, le bicycliste, le joueur d'échecs, le sténotypiste. Il faut que l'homme soit libéré de corvées héréditaires et de misère. Il faut que chacun soit libre de choisir sa profession. Ce sont des conditions dont nous avons déjà parlé; elles sont réalisables. Et quand elles seront remplies, nous n'aurons plus besoin de la stimulation de forces d'ordre inférieur, du coup de fouet despotique de la convoitise et de l'angoisse; ce qui maintient vivante la structure humaine, ce ne sont ni la faim, ni la luxure: c'est l'amour.
Mais d'où viendra l'impulsion passionnée, susceptible de mettre en œuvre les forces de direction et de domination? Dans une société qui méprisera la vanité et aura dompté l'ambition, quel est celui qui voudra assumer le double travail et les doubles soucis de la lutte et de l'ascension de la vie pour lui-même et pour les autres? Le monde peut-il se passer de ces derniers leviers qui sont aussi les plus forts, de ce moyen automatique de sélection?
Déjà aujourd'hui il peut s'en passer et jamais plus il n'en aura besoin. Pas plus que l'amour du gain ne crée les véritables valeurs économiques, l'amour de la puissance personnelle n'est capable de réaliser la domination véritable. Le dominateur vaniteux est le plus faible; il est plus faible que le dominateur borné, plus exposé que le méchant. La vanité tue la chose. La vanité exige une vie à part, une seconde vie, à côté de celle consacrée à la création, une vie qui absorbe les forces de l'homme à un tel point qu'il ne lui reste plus une heure à consacrer à la contemplation, à la méditation, à la création solitaire et désintéressée, dégagée de toute préoccupation étrangère. Le respect de la vérité et de la nécessité disparaît, hommes et choses cessent d'être des fins en soi, pour devenir des moyens, les décisions n'ont plus de caractère et de direction et deviennent un jeu. On n'arrive au but qu'en suivant la direction droite et en sachant clairement ce que l'on veut; quelle que soit la direction suivie, pourvu qu'elle soit droite, on arrive toujours à traverser le taillis et à revoir la claire lumière du jour; en tournant dans un cercle, on s'égare et on se perd. On s'écarte de la bonne direction, dès qu'on veut servir à la fois la chose et la personne. À celui qui a consacré des années de sa vie au travail pénible qui lui fut imposé par les nécessités et les besoins quotidiens, le monde et la vie apparaissent, non plus comme le jardin du Seigneur, mais comme une estrade en planches sur laquelle la cabale et l'intrigue se donnent libre jeu. Jamais son œil n'apercevra plus le pur éclat, jamais son bras n'éprouvera la force nerveuse, jamais son cœur ne ressentira la volonté enfantine qui bénit la semence et la moisson. La chose exige l'homme entier, elle veut l'avoir à elle jour et nuit, et en présence de cette exigence le plus fort et le mieux doué succombe, s'il ne sait s'abstraire de sa propre vie et de son bien-être personnel.
Jamais un ambitieux n'a créé quelque chose de définitif. Celui qui citerait l'exemple du puissant démon qui ferma derrière lui la porte du vieux monde et s'engagea sur le chemin du nouveau, dans lequel il pénétra sans le reconnaître, celui-là prouverait qu'il n'a pas compris l'esprit du Corse ambitieux. Ce fanatisme de l'objectivité ne peut exister que chez celui qui vit, non pour lui-même, mais pour l'objet; et alors même que l'objet est une idole, le damier où se joue une volonté furieuse, irraisonnée, il n'en est pas moins royal, puisqu'il ennoblit l'homme, en l'arrachant à lui-même et aux vulgaires plaisirs. Ce n'est pas pour la parade et la représentation, mais pour la conquête du pouvoir impérial, qu'à Notre-Dame et à Erfurt Napoléon a dépouillé son cœur de tout élément humain. Mais il a succombé, parce qu'il fut impuissant à aller jusqu'au bout, à établir une séparation complète entre l'idée et l'homme.
La responsabilité est la seule force qui puisse prétendre à la domination et soit capable de la justifier. Elle ne réclamera jamais la domination à cause de ses attributs extérieurs, elle ne réclamera jamais le pouvoir à cause des joies humaines qu'il procure. Le pouvoir responsable est un service, non un service mystique s'adressant à un dieu despotique, non un service arbitraire comme ce dieu, exigeant qu'on s'incline devant lui comme lui-même se prosterne devant son dieu: c'est un service au nom d'une idée idéale et qui demande la participation de tous à l'œuvre commune. Le pouvoir responsable transforme le roi en esclave, l'esclave en roi, non pour humilier l'un et élever l'autre, mais pour rendre tous égaux en esprit. Il exige, non la soumission et l'obéissance, mais la collaboration et l'adhésion; il méprise génuflexions et intrigues, il a en horreur la pompe et l'idolâtrie. Celui qui veut régner sur des esclaves est lui-même un esclave évadé; n'est libre que celui qui est volontiers suivi par des hommes libres et sert volontiers des hommes libres.
La joie que procure le despotisme découle du sentiment exagéré de sa propre valeur et de l'humiliation qu'on inflige aux autres. On aime encore le despotisme pour les aises qu'il procure, pour l'éclat et la gloire qui y sont associés, pour la jalousie qu'il suscite; et lorsque, par hasard, on sacrifie les aises, c'est toujours en échange d'autres joies du même genre. La joie que procure la responsabilité découle de la conscience du danger, du travail et des préoccupations: c'est la joie de la création. Mais la création, pour autant qu'elle comporte des sacrifices, est amour actif et, comme tel, la plus haute garantie de notre droit transcendant. Si jamais l'humanité de la planète tellurique devait comparaître devant le tribunal universel, il lui suffirait de dire: «J'ai cherché mon bonheur dans l'amour créateur», pour être jugée et absoute.
Grâce à la responsabilité, se trouve éliminée du nombre des mobiles humains cette fausse stimulation qu'on appelle recherche des honneurs; grâce à elle, se trouve réalisée cette tension passionnée de toutes les forces de l'âme et de l'esprit dont le monde a besoin pour ne pas manquer de direction. La responsabilité comporte non seulement la persévérance à laquelle rien ne reste refusé au cours d'une vie, mais aussi la justice d'une sélection qu'aucun facteur extérieur ne vient influencer. L'ambition favorise les faibles et les sots qui sacrifient le grand moment à la course après des mirages, tandis que la recherche de la responsabilité désigne le capable et l'élu: c'est que chacun n'aime que ce qu'il peut, et ne peut que ce qu'il aime d'un amour véritable et désintéressé.
Nous avons vu naître de nouvelles formes de morale sociale, nous avons vu s'opérer des transformations des forces déterminantes, des valeurs et des fins. Or, nos exigences et leur réalisation n'ont rien qui soit étranger à l'humanité, rien qui se rattache à une aspiration utopique, car chacun de nos espoirs se trouve déjà réalisé, sans qu'ils en aient conscience, dans tous les esprits honnêtes et purs de notre époque. Qu'est-ce qui est plus présomptueux: attendre jusqu'à ce que le grand nombre finisse par comprendre ce qui n'est encore compris de nos jours que par quelques natures exceptionnelles, ou nier à jamais la possibilité pour les hommes de s'élever au sentiment libre? Le négateur devrait au moins avoir le courage de reconnaître que toute pensée et tout acte qui portent la marque du vouloir moral, impliquent la confirmation d'une prérogative éternelle pour leurs auteurs et d'une réprobation éternelle pour les autres.
La constance du progrès, le développement des germes qu'abrite notre époque nous deviendront de nouveau visibles, si nous essayons d'envisager à la lumière des lois entrevues l'ensemble des symptômes qui témoignent en faveur d'une évolution morale du monde.
La vie extérieure devient plus calme, les grossières séductions et tentations ayant cessé d'agir, n'exerçant pas plus d'attrait que les sucreries, les perles en verre, les pois fulminants; les offres insistantes et bruyantes, l'insolente réclame du vendeur ne sont plus considérées comme choses naturelles et convenables; l'homme ne peut plus retomber dans la misère et son enrichissement constitue un fait indifférent. La hâte est angoissante; la bousculade et l'affolement des hommes, aujourd'hui excusables en tant que moyens d'échapper à la ruine et au désespoir, deviendront indignes le jour où la vie et le bien-être de chacun seront assurés; le désir de se pousser, d'arriver à tout prix soulèvera l'indignation générale. La manie, l'obsession des achats seront éteintes et, avec elles, la détresse mortelle de l'industrie, avec ses luttes d'intérêts. Le travail devient sérieux, calme et digne; le souvenir de notre époque apparaît sous l'image d'une époque de brocante et de bric-à-brac. Les centres du luxe empoisonneur et des joies empoisonnées, des plaisirs matériels et des grossières excitations se déplacent, se trouvent transférés d'abord dans les faubourgs et les cités industrielles, ensuite dans les Balkans et finalement dans les régions tropicales. Tous ceux qui sont en opposition avec la collectivité civilisée sont libres d'y émigrer ou de les visiter; il n'en demeure pas moins que la débauche et la corruption n'osent plus s'étaler avec la même audace qu'autrefois. Il y aura peut-être encore des femmes qui se promèneront dans les rues, ornées, comme des négresses, de chiffons bariolés, de plumes d'oiseaux, de pierreries éclatantes; qui, par des déhanchements provocants et des danses lascives, chercheront à attirer des prétendants; qui bouderont dans des coins capitonnés et parfumés et s'emploieront à séduire les derniers commis voyageurs en vins ou en modes; mais ces femmes sauront ce qu'elles font, car la conscience collective aura depuis longtemps reconnu la fonction créatrice de la femme. Des fournisseurs enrichis auront beau accumuler et dissiper derrière des grilles et des murs des objets précieux, des meubles, des provisions de bouche, ils auront beau gaspiller des forces humaines, réserver à leur usage exclusif des œuvres d'art et des beautés naturelles: ils ne seront enviés et admirés que par quelques rares individus ayant la même mentalité qu'eux, mettant consciemment les anciennes joies associées au désir de posséder et de paraître au-dessus du jugement de la collectivité qui s'est élevée à une culture supérieure. La surenchère matérielle qui, par la vulgarité dont elle a su marquer les façades des maisons, les vitrines d'étalage, les objets d'usage courant et les costumes, était un perpétuel défi au bon sens et au bon goût, a disparu; l'enrichissement a cessé d'être une fin générale, naturelle, approuvée; le luxe, au lieu d'être admiré, suscite un étonnement attristé. La technique reste toujours au service de la vie, mais son but ne consiste plus uniquement à rendre l'accomplissement de toutes les fonctions plus rapide et plus facile. Son devoir consiste toujours à dompter les masses, à spiritualiser le travail, à libérer l'homme des fardeaux et des corvées incompatibles avec sa dignité, à assurer la subsistance de la population sans cesse croissante de la terre. Il est enfantin de tomber en admiration devant toute intensification des excitations et des actions à distance; ce sont là des joies qu'il faut réserver pour quelque temps encore aux Américains; mais elles ne conviennent pas à une communauté spirituelle.
La note qui domine aujourd'hui dans les relations humaines est celle de la division et de l'hostilité. On ne doit pas adresser la parole à celui qu'on ne connaît pas. On doit tout au plus lui opposer la rudesse des intérêts, mitigée par une politesse toute de surface. Dans les affaires d'argent, a dit un ministre prussien, il n'y a pas place pour la cordialité. Lorsqu'on se connaît mieux, la politesse s'exagère jusqu'à la bouffonnerie, mais l'hostilité persiste, car elle a sa raison profonde et terrible dans les dangers dont la lutte économique menace la vie de chacun. Le jour où l'homme sera assuré contre le manque d'abri et la faim, contre la misère et la maladie, comme il est défendu aujourd'hui contre le meurtre et le vol, l'inimitié perdra tous ses droits, et celui qui continuera à nourrir des sentiments hostiles contre ses semblables prouvera qu'il est dévoré par l'avidité et l'égoïsme. La méfiance, la moins chère de toutes les sagesses, est aujourd'hui pour plus d'un d'entre nous un fruit de notre expérience de la vie, et il se peut qu'une génération qui est incapable d'apprécier les qualités humaines, d'interpréter leurs signes, ne se heurte que trop souvent à l'abus de confiance, au mensonge et à la perfidie; n'est-ce pas, en effet, cette même génération qui prête une oreille attentive aux mensonges de milliers de bavards, se laisse éblouir par la réclame du vendeur et est incapable de résister aux plus grossiers moyens de séduction? Le jour où l'humanité sera affranchie de l'angoisse et de la convoitise, elle recouvrera sa faculté de jugement, retrouvera sa dignité et sa confiance en elle-même; et quand l'homme aura acquis l'habitude, sans exagération ni mépris, de juger impartialement les qualités physiques et spirituelles de son prochain, il saura dans quelle mesure il doit se fier à lui, ce qu'il peut lui demander, ce qu'il est en droit d'en attendre et ce qu'il lui doit lui-même. La méfiance étroite et aveugle aura disparu; l'homme regarde dans les yeux de l'homme et reconnaît en lui son frère.
Sous l'aiguillon de la cupidité et de l'ambition, l'hostilité sociale s'exacerbait pour devenir une lutte féroce pour les biens de la vie extérieure. Le cri furieux: «renonce, pour que je possède; sacrifie, pour que je jouisse; meurs, pour que je vive!» a poussé les peuples à s'entre-déchirer et à s'entre-tuer et a transformé l'unité du peuple fraternel en une guerre héréditaire de classes et de castes. Toute réflexion, toute considération humaine était faussée par la question du mien et du tien. On est arrivé à un point tel qu'aucune considération politique n'était plus capable de diriger les forces du peuple vers une fin pure, que l'unité du vouloir, si forte fût-elle, était impuissante à imprimer l'intensité d'une force de la nature à l'aspiration de la justice intérieure: toutes les valeurs ont été remises en question, et au-dessus de tout s'élève, tacitement reconnue, la force fatale des intérêts.
Seuls le nivellement et la dépréciation de la richesse, la réconciliation des hostilités héréditaires, la suppression de la division en membres éternellement passifs et membres éternellement actifs, l'unification de la société humaine en un organisme vivant, souple, se renouvelant lui-même; seule, disons-nous, cette transformation ayant sa source dans les profondeurs de la conscience morale, telle que la conçoit notre nouvelle doctrine, pourra arrêter et arrêtera la lutte fratricide des hommes et des peuples. Il ne s'agit pas de créer des paradis terrestres, de rendre la vie plus douce à celui-ci, d'épargner des blessures à celui-là, d'assurer le triomphe de la justice ou, moins encore, de la pitié: ce dont il s'agit, c'est de remplir l'éternel devoir qui consiste à appeler les hommes à des luttes nouvelles et dures, afin d'empêcher le monde de mourir dans sa prison matérielle, de lui rendre sa dignité, de lui montrer le chemin d'un vie plus difficile à conquérir, de la vie de la communauté et de l'âme, sous la protection de Dieu.
C'est le sentiment de la solidarité qui devient alors le sentiment le plus intime de la vie humaine. Si, de nos jours, tout ce qui n'est pas défendu est permis, si, aujourd'hui, chacun cherche à atteindre les limites des droits qui lui sont accordés, un jour viendra où chacun cherchera à atteindre les extrêmes limites de ses forces utiles. La vie, affranchie de l'angoisse de la souffrance et de la cupidité des jouissances, cessera d'être un jeu froid ou un sport ennuyeux des membres et des cerveaux; nous aurons gardé la force royale de la volonté, qui, au lieu d'être au service de fins se détruisant elles-mêmes, sera animée par la conscience d'un devoir envers la divinité qui nous a mis dans cette vie, qui nous rend responsables de tous nos actes extérieurs, de tous nos sentiments intérieurs et qui veut que, nous conformant à la loi de la divinisation, nous cherchions à nous élever de l'existence animale à l'existence spirituelle et de celle-ci à la vie de l'âme.
Qu'il est facile de se détourner avec un sourire de cette sainte assurance et, alléguant avec résignation l'éternelle immutabilité de la nature humaine, de remettre les fins supérieures à un avenir brumeux et insondable, afin de pouvoir s'occuper avec d'autant plus de liberté des questions du jour!
Ces questions du jour, auxquelles vous sacrifiez vos jours et vos nuits, que sont-elles? Elles ressemblent aux chemins que suivent les sources et les ruisseaux non captés; en l'absence de toute volonté spirituelle, susceptible de diriger leur cours, ils transforment le terrain en marécage où une poutre ou un bloc de pierre, jetés çà et là, sont destinés à fournir au pied hésitant un appui qui s'enfonce sous les pas. S'abandonner aux questions du jour, c'est renoncer à poursuivre l'idéal d'une humanité meilleure, que nous portons cependant en nous-mêmes; c'est se livrer à l'arbitraire de l'époque qui, après avoir gaspillé des milliers de vies, ébranle un équilibre instable qui étouffe toutes les forces, jusqu'à ce que l'avalanche se détache et se mette à rouler, à la recherche d'un point de repos, en détruisant et en écrasant tout sur son chemin. Ne s'occuper que des questions du jour, c'est pratiquer une politique du moindre effort, c'est chercher à réaliser ce qui est le plus facile et le plus possible, et non ce qui est le plus nécessaire, le plus difficile et le plus pénible; c'est établir un compromis entre les volontés existantes, non parce qu'on reconnaît à toutes des droits égaux, mais uniquement parce qu'il est impossible de les détruire ou qu'elles sont trop nombreuses. Le monde laisse à ces sottises, vanités et petits besoins le soin de décider de l'ordre dans lequel ils seront satisfaits, et la première place est prise par celui qui crie le plus fort. Aucune des époques historiques qui ont précédé la nôtre n'a jamais renoncé à soumettre ses aspirations à un jugement de valeur et à les conformer à son idéal intuitif; c'est à nous, qui sommes dominés par l'intellect plein de sagesse et de science, qu'il a été réservé de livrer notre vie terrestre et divine au jeu des forces du hasard, de la majorité, des origines, des derniers préjugés et des valeurs éclectiques et de discuter les questions du jour avec une gravité quasi sénatoriale.
Immutabilité de la nature humaine! Quel doux prétexte pour ceux qui possèdent, qui ont tout à perdre et rien à gagner, qui doutent de l'avenir et infligent eux-mêmes un démenti à ce doute, en se plongeant dans des travaux et des questions du jour. Certes, le rire et les pleurs, l'amour et la haine, le plaisir et la douleur sont de toutes les époques et de tous les peuples. Et, cependant, le Boschiman et le Papou ne sont plus que le souvenir d'époques que l'humanité a dépassées; et, cependant, le Christ a divisé l'existence humaine en deux phases; et, cependant, il a suffi de trois siècles pour fonder sur la pensée toute l'activité des peuples occidentaux, de quatre générations pour faire d'une masse obscure une bourgeoisie capable des plus grandes actions et pour renouveler du dedans l'organisme national allemand; et, cependant, il a suffi d'une volonté royale pour faire de la Prusse l'organe chargé de l'administration et de la défense du pays. À notre époque qui, par paresse intellectuelle et aveuglement volontaire, a pris l'habitude de refuser à des peuples entiers le droit à l'existence, bien qu'elle sache que dans chaque collectivité parricides et menteurs, fous et malades, penseurs, guerriers, saints, travailleurs, jouisseurs et créateurs, se retrouvent en nombre égal, dans des proportions égales et dans le même ordre; à notre époque, disons-nous, il est difficile de faire comprendre que le changement de l'aspect historique comporte, non la transformation universelle, mais seulement l'ascension de nouvelles couches, la revalorisation des principales valeurs, l'extension de la sphère dans laquelle se manifeste l'action de la pensée directrice, de l'idée. La nature n'aime pas les transformations radicales; elle préserve les vestiges du passé dans des compartiments de plus en plus éloignés et isolés; le mollusque primitif et l'homme de l'âge de pierre vivent toujours, et l'homme intellectuel de nos jours, rempli d'angoisse et de convoitise, vivra encore dans des milliers d'années, mais la maîtrise du monde ne lui appartiendra plus. La nature ne s'embarrasse pas de considérations tirées du temps et du nombre; elle ne pousse pas les hommes comme un troupeau vers les portes du paradis, mais elle crée, comme le fait un artiste qui n'anime du souffle de son âme que le bloc de pierre qu'il a choisi. La mer reste une étendue immuable, établie une fois pour toutes, et cependant elle change de couleur et d'aspect à toute heure sous l'influence des vapeurs qui s'étendent à sa surface, des vents qui la remuent, des nuages qui la recouvrent de leurs ombres, des étoiles qui s'y reflètent. C'est ainsi que dans chaque nation toutes les croyances et toutes les connaissances, toutes les pensées et toutes les volontés existent et agissent simultanément, mais ce qui donne à une époque sa couleur spirituelle, ce n'est pas la décision de la majorité, mais l'organisation et la cohésion plus ou moins fortes de la nation. La puissance la mieux organisée et la plus unie devient la puissance dominante, et sa domination une fois assurée, elle acquiert le pouvoir majoritaire d'assimiler à elle les éléments incolores et indifférents et de transformer peu à peu sa prédominance en un pouvoir reconnu et approuvé par la majorité. Toute action assimilatrice repose sur cette loi; et c'est pourquoi ne sont capables de coloniser et de civiliser que les nations ayant réalisé chez elles l'unité morale et l'accord des volontés.
Ce n'est pas une transformation morale radicale, rapide et s'effectuant simultanément chez toutes les nations, qui forme le but et la prémisse de notre doctrine et la condition de la phase future de l'humanité: c'est d'abord une ascension et une extension imperceptibles de la puissance spirituelle dominante, puissance d'union et de cohésion; c'est ensuite le brusque réveil et la lente amplification de l'appel et de l'accord de l'âme qui finiront un jour par faire résonner les vases même les moins harmonieux. Le premier son est émis; il est encore très faible; mais il ne s'éteindra plus jamais; il sera repris par des voix hésitantes, et déjà de nos jours l'appel devient perceptible. Quand il aura franchi le seuil de la conscience, ne fût-ce que d'une seule collectivité nationale, on verra se déclancher la série de transformations de la vie morale, et quand ces transformations auront, en vertu de la loi de la dominance, acquis leur pleine efficacité, nous assisterons aux débuts d'une époque caractérisée par des exigences nouvelles et rigoureuses.
D'où nous vient cette certitude? Telle est la question qui se dresse ici et nous oblige de revenir, pour le confirmer d'ailleurs, à notre point de départ. D'où nous vient, pour la première fois depuis des siècles, l'assurance justificative que nous pouvons arriver à une nouvelle unité de la foi et des valeurs, alors que ce monde intellectualisé et mécanisé ne connaît que des convictions partielles, s'interdit toute appréciation absolue, en l'étouffant sous le poids des comparaisons, a rompu toute obligation et n'a consolidé que la volonté individuelle? Ne sommes-nous pas, en pleine incompatibilité avec une foi ardente, abandonnés au caprice aveugle des mouvements de majorités, aux tristes compromis des intérêts et besoins matériels, qui doivent en fin de compte, ainsi que l'exige la conception matérialiste de l'histoire, se plier aux lois anonymes des forces naturelles et les aider à triompher de la pensée humaine? N'avons-nous pas, en dernière analyse, sacrifié l'autonomie de l'esprit au sort mécanique de l'équilibre?
Le triomphe de l'unité des volontés humaines et de la certitude morale sur les faits matériels était assuré, tant que la religion révélée déterminait toutes les manifestations du vouloir collectif. Ce triomphe s'est évanoui le jour où le miracle a disparu de la vie quotidienne, pour céder la place à la loi; le jour où le soleil et la lune ont cessé de se conformer aux ordres de Dieu, parce que la pensée leur a imposé un repos agité et un mouvement mort. Ce triomphe devait s'évanouir, parce que la religion révélée, une fois disparue, ne revient plus, à moins de se consolider tous les jours, comme c'est le cas en Orient, par des annonces et des signes. Le miracle primitif devient un fait historique, la foi devient dogmatique et le message se transforme en loi. La divinité se cléricalise. La communauté des initiés devient église mécanisée, la piété se mue en politique, la transcendance primitive se transforme, à la faveur d'interprétations successives, en une puissance terrestre, faite pour lutter contre des réalités, après être devenue incapable d'en créer. La domination d'une religion révélée suppose un peuple qui n'a pas encore franchi le chemin infernal qui aboutit à l'intellect; elle suppose le renouvellement continuel à l'aide de signes et de miracles qui maintiennent vivant le contenu transcendant primitif et fournissent constamment une interprétation nouvelle et irréfutable des rapports existant entre ce contenu et la marche de la réalité. Ce ne sont ni les édits de prêtres ni les conciles qui maintiennent et renouvellent l'unité religieuse et préservent sa primauté: ce sont les prophètes.
La primauté de la religion a été ruinée par la raison. Le courage et la conscience des peuples de souche germanique n'ont pu s'accommoder des consolations matérialisées de la mystique et cherchaient à établir un accord entre la foi et la pensée. Ces peuples ont créé une forme religieuse qui devait pendant des siècles servir à l'humanité de compagnon de route, parce qu'elle rendait accessible au regard la transcendance primitive de l'Évangile; mais elle n'eut pas la force nécessaire pour devenir une puissance spirituelle universelle, parce qu'elle était schismatique, ne reposait pas sur une prophétie, laissa toute liberté à la pensée scrutatrice et se mit dès le premier jour sous la protection du pouvoir politique auquel elle devait son existence. Au fond, le protestantisme a toujours vécu d'une vie privée, alors même qu'il a réussi, grâce à la protection officielle, à acquérir dans certains États monarchiques une influence politique; il n'a ni pu ni voulu conquérir le pouvoir suprême qui consiste à fixer des valeurs pour toutes les circonstances de la vie; le prédicateur de cour n'était nullement disposé à suivre le chemin des prophètes et des martyrs.
L'esprit intellectualisé des peuples était dominé par la raison. Une fois de plus, comme à l'époque de la naïve pensée pré-chrétienne, c'est à la philosophie qu'est échue la mission de fixer les valeurs. Elle fut peu écoutée, car le monde allait être absorbé pendant des siècles par le travail sans exemple de la mécanisation. Science, technique, capital, échanges, organisation de l'État, art de la guerre, division en classes, conduite de la vie, art: tout cela devait être adapté au surpeuplement du globe, aux transformations survenues au sein de chaque peuple. La plus violente de toutes les révolutions terrestres avait pour corollaire la liberté individuelle illimitée; des forces et des nationalités opposées étaient appelées à prendre part au travail mondial, lequel n'aurait jamais pu être mené à bonne fin sans la liberté illimitée de la pensée et de ses méthodes. Inévitablement devait naître la grande erreur, d'après laquelle l'analyse triomphante pouvait oser le dernier pas: poser des fins à l'humanité. Erreur analogue à celle qui consisterait à prétendre que l'imprimeur doit montrer le chemin au poète, le mécanicien de locomotive au voyageur, le marchand de couleurs au peintre ou le canonnier au général en chef.
Fidèle à son devoir et inquiète, la philosophie se remettait sans cesse à réunir les fils dispersés, à imaginer des directions, des lois, des impératifs éternels. Vain travail! Elle a abordé toutes les questions critiques, elle a appris à douter de toutes les notions et du monde lui-même, de Dieu et de l'existence, mais sa raison pure ne l'a pas empêchée de passer, sans l'apercevoir, à côté de la plus simple des questions préalables, à savoir si l'intellect qui pense, mesure et compare, si l'art du «deux fois deux» et du «pourquoi» constituent et restent les seules forces dont l'esprit éternel dispose pour pénétrer ce qui est à la fois humain et divin. Elle est restée philosophie intellectuelle. Elle s'est comportée comme le ferait un théoricien des vibrations qui voudrait expliquer à l'aide de courbes et de diagrammes l'émotion que fait naître en nous une symphonie; comme le ferait un météorologiste qui voudrait, à l'aide de cartes du temps, rendre compte de l'état d'âme que suscite une matinée de printemps; comme le ferait un hydraulicien qui voudrait expliquer à l'aide de calculs la sensation que nous éprouvons à la vue de la mer se brisant contre les falaises. Elle n'a pas vu que les agitations de notre âme ne se laissent pas expliquer par des procédés logiques et mathématiques et que l'observation et l'analyse des notions ne sont pas applicables aux faits les plus intimes. Elle n'a pas été frappée par la mesquinerie et la platitude de ses définitions, lorsqu'elle se hasardait à aborder les forces internes de l'amour, de la nature, de la divinité. Elle ne s'est jamais demandé pourquoi ses doctrines morales étaient dépourvues du caractère d'obligation absolue, et elle se demandait encore moins quelles sont en général les conditions de l'obligation absolue. C'est qu'à l'argument tiré de l'utilité générale, chacun est en droit de répondre: «Je renonce»; et à toute construction théorique de devoirs: «Je m'y soustrais, sous ma pleine et entière responsabilité». La pensée logique peut légitimer le droit et les mœurs, mais jamais les valeurs et la morale absolues, défiant toute objection. Ces valeurs et cette morale ne peuvent avoir leur source que dans l'Absolu, dans ce qui est impalpablement divin, et l'homme n'aurait le droit de se contenter de formules morales conventionnelles établies par sa raison scrutatrice que si le chemin qui mène à la transcendance lui était fermé et inaccessible. Mais ce chemin lui est largement ouvert; ce n'est pas le chemin des églises et des couvents, des dogmes et des rites, mais celui de la vie intérieure et de l'intuition, celui-là même qui a été suivi, en partie du moins, par tous ceux qui, n'écoutant pas les avertissements utilitaires de la pensée intellectuelle, ont pu, ne fût-ce que pendant un instant, s'abandonner sans désirs et en silence à l'amour, à la nature, au divin. Sans doute, en nous engageant sur ce chemin nous devons prendre congé de la vieille sagesse, de l'expérience pratique qui ne s'étonne de rien et qui nous accompagne sur les chemins battus de l'intellect, toujours les mêmes et dont nous connaissons les moindres détours. Nous nous égarons, nous balbutions, nous nous arrêtons frappés d'étonnement devant les portes de ce royaume dont la description échappe à notre langue; mais une éternelle certitude nous pousse toujours en avant, et lorsque nous rentrons chez nous, nous avons les yeux pleins d'images ineffaçables dont nous retrouvons l'expression dans les préceptes et doctrines des plus grands d'entre nous qui ont tous dit et annoncé la même chose: le commandement de l'amour, le royaume de l'âme, la communion avec Dieu.
Ces mots semblent vieux et usés; ils échappent à toute analyse. Et, cependant, il n'est pas une question vitale, il n'est pas une question, même de celles se rattachant aux choses les plus lointaines et les plus mesquines de la vie, qui, trempée dans cette source, ne laisse apparaître le lumineux rayon de sa vérité et de sa gravité. Il n'est pas d'ensemble si embrouillé, d'erreur si compliquée qui ne se laissent facilement démêler à la lumière de la vérité entrevue. Toutes les valeurs viennent, grâce à elle, se ranger dans l'ordre hiérarchique, tous les jugements deviennent des sentiments vécus et éprouvés, et même la vie terrestre, si fugitive, se trouve légitimée, non en tant que dernière instance ayant le droit de faire de ses besoins le critère du bien et du mal, mais en tant que Orbis pictus que nous cherchons à dépasser. École du cœur et de la volonté, palestre de notre corps périssable, la vie, ainsi comprise, loin d'être une fin en soi, la source du suprême bonheur et de la suprême tristesse, loin de mériter d'être l'objet de nos suprêmes passions et de notre suprême désespoir, se présente à nous comme un devoir, un legs, une destinée passagère que nous devons accepter avec gravité et dignité, voire avec amour.
Ce n'est pas la philosophie de l'intellect qui nous a montré le double chemin, l'ancien et le nouveau, qui conduit vers le monde et vers Dieu: c'est la force d'intuition, qui avait déjà reçu auparavant plusieurs noms et que nous appelons connaissance intime. C'est elle qui se chargera de conduire l'humanité, charge dont la religion ne peut plus s'acquitter et que la philosophie intellectuelle est incapable de remplir, et comme nous vivons et mourons avec la foi dans cette connaissance, la question relative à la certitude de la doctrine se trouve épuisée.
On pourrait croire que le monde et la vie ainsi conçus deviennent presque un jeu; que si le monde et la vie étaient ainsi faits, beaucoup de forces actives et de passions efficaces seraient perdues et que l'humanité, satisfaite et rassasiée, passerait son temps dans une contemplation quiétiste. Sans doute, la convoitise et l'angoisse, l'arrogance et la tristesse désespérée ne joueraient plus le même rôle que dans le passé. Mais ce ne sont pas ces passions qui ont créé ce qu'il y a de grand sur la terre. L'admiration devant l'intellect mécaniste et ses exploits aura diminué, car nous commençons déjà à nous rendre compte qu'il constitue une force d'une uniformité routinière et facile à acquérir, une force capable de niveler, non de créer, une force perspicace, mais non éclairée. Mais malgré le discrédit dans lequel sera tombé l'intellect, le monde ne deviendra pas moins sage. Il fut un temps où les actes de marcher et de parler étaient nouveaux et exigeaient la tension de toutes les forces spirituelles des hommes; aujourd'hui, ces actes nous sont familiers, et nous sommes à même de parler en marchant et de marcher en parlant. La pensée quotidienne nous est devenue, elle aussi, familière; elle remplit nos journées et pas mal de nos nuits; il y a même des moments où nous voudrions arrêter le courant de nos pensées impitoyables et indésirables. Nous nous plongeons dans le sommeil, parfois dans la méditation. Le fait que nous sommes bien plus conscients de nos pensées, même abstraites, et de nos résolutions capitales que de notre respiration, prouve à quel point nous sommes encore écoliers, combien fragile est encore notre maîtrise dans cet art insignifiant. Plus nous accorderons de place à l'intuition méditative, exempte de désirs, plus nous soumettrons nos pénibles jugements au contrôle et aux corrections de la connaissance pure et désintéressée, et plus notre travail intellectuel deviendra silencieux et sûr et pénétrera dans la sphère des choses dépassées. Comparez la clarté, la pureté et la certitude qui caractérisent les résolutions des hommes libres et ayant reçu une heureuse éducation avec le travail borné et plein d'effort auquel se livrent, dans l'incertitude qui les entoure, les caractères purement intellectuels, et vous aurez une idée de la maîtrise inconsciente et modeste à laquelle peut atteindre un jour le travail intellectuel et qui rendra à l'humanité des services infiniment plus grands que l'avantage insignifiant et pourtant si envié dont jouissent nos quelques natures dressées dans l'art de penser.
Cet avenir que nous entrevoyons sera caractérisé, non par l'absence de sagesse, mais par l'absence de toute sagesse banale et par la certitude du jugement intime. L'incertitude dont font preuve notre époque et ses représentants les plus sages dans leurs appréciations et jugements est sans exemple, car jamais auparavant les hommes n'ont connu un pareil débordement de l'intellect, dépourvu de tout frein, déchaînant et justifiant sans discernement les sentiments les plus arbitraires. Nos amours et nos haines, dans leurs changements incessants, nos jugements relatifs à ce qui est admissible, juste et exigible, ne sont pas moins hésitants et dépourvus d'instinct que nos jugements esthétiques qui n'ont pour effet que de déparer et de défigurer le monde. Comme tout peut être démontré, tout est démontré tous les jours, et chaque démonstration est acceptée. Et, pourtant, chaque jour apporte, à quelques-uns du moins, la preuve qu'il y a dès maintenant quelques rares hommes qui façonnent le monde en créateurs, parce qu'ils puisent leur être et leur jugement dans les profondeurs de l'intuition, et que ces hommes, qui sont les meilleurs d'entre nous, sentent et annoncent, quelles que soient leurs origines et leur vocation, la même chose dans toutes les grandes questions, à la gloire et à la louange de la vérité absolue. Il n'y a rien d'extraordinaire à espérer qu'un temps viendra où le nombre aura augmenté de ceux qui seront capables d'interroger leur cœur et leurs sentiments et de se laisser guider dans toutes les choses de la vie journalière, du monde et de l'éternité par des jugements puisés dans leur fond le plus intime. La vie ne deviendra pas pour cela un jeu froid, alors même que l'angoisse, les apparences, les futilités en auront disparu et, avec elles, quelques joies stupides, quelques plaisirs inavouables. La volonté supérieure stimulera les passions les plus fortes et, comme le domaine de cette volonté ne sera plus fondé sur la misère, la contrainte et l'animalité, il portera la marque de la liberté. Ce n'est pas vers l'indifférence à l'égard des hommes, vers la froide pitié et vers l'éloignement poli que nous nous acheminons, car lorsque les moyens qui servent dans la lutte brutale pour le pain et la considération seront épuisés, lorsqu'auront disparu notamment la concurrence et la fraude, la jalousie mortelle et la mauvaise joie, l'hypocrisie et le désir de dominer, on verra naître, comme c'est déjà le cas aujourd'hui chez les meilleurs d'entre nous et comme ce fut le cas pendant toutes les grandes époques, la responsabilité, le souci de la collectivité, le sentiment social et la solidarité. Nous n'avons à craindre ni l'une ni l'autre de ces deux manières de penser opposées et également terre à terre: le nihilisme et la crédulité matérielle, car le désespoir qui mène à la négation aura disparu, tout comme la misère qui croit à toutes les fausses prières et à tous les rites superstitieux, destinés à procurer des avantages terrestres. Et c'est alors que l'esprit de la reconnaissance et de la soumission, du silence et de l'amour s'élèvera à la transcendance véritable.
La triple devise: «foi, espérance, amour» a été annoncée par le dernier prophète aux millénaires à venir, et tout ce qui concerne les rapports entre l'homme, le divin et la vie terrestre est résumé dans ces trois mots. Une époque morte, privée de révélation, a pu les rejeter dans l'ombre. La foi est considérée comme un devoir désagréable, mais nécessaire, de tenir pour vraies des choses dont on sait pertinemment qu'elles ne le sont pas; de sacrifier non seulement l'intellect, mais aussi la conscience, à un commandement. L'espérance, mal interprétée, consiste à s'attendre à ce que, en vertu du principe de la réciprocité, le sacrifice ne reste pas vain, mais rapporte des avantages. Quant au commandement de l'amour, il y a longtemps qu'il est mort; ce qui en reste, c'est la pitié et une intervention froidement mesurée en faveur de la diminution de la misère: c'est la seule oasis de paix dans la lutte des convoitises. L'amour humain actif n'a pas réussi à s'atténuer à côté de l'amour sexuel, de l'amour des proches et des amis.
Nous parlerons de la foi future dans un autre ouvrage. Ici il est question de la société humaine. Aussi n'interpréterons-nous les paroles de saint Paul qu'en leur donnant un sens social, en tenant compte des besoins de notre époque et de l'évolution que nous venons d'esquisser. Ainsi interprétées, voici ces paroles: liberté autonome et responsable, solidarité et transcendance.
Lorsque nos successeurs jetteront un jour un coup d'œil rétrospectif sur notre époque, ils se demanderont avec un étonnement effrayé comment les quelques siècles au cours desquels s'est effectué le mélange des peuples européens ont pu suffire à la pensée intellectuelle pour atteindre son apogée et imprimer au monde entier la marque de la mécanisation. Nous éprouvons un sentiment analogue, lorsque nous nous reportons à l'aube du genre humain, à ses débuts qui ont certainement duré des centaines de milliers d'années, et que nous pensons à ses premières conquêtes, telles que la marche bipède, le langage, le feu; seulement, au sentiment que nous éprouvons ne se mêle pas l'amertume dont ne pourront se défendre nos futurs juges. C'est seulement par l'arrivée au premier plan des couches inférieures, asservies depuis un temps immémorial, qu'ils pourront expliquer ce qu'il y avait de bas et de primitif dans notre époque, à savoir la passion pour les futilités chez les hommes et chez les femmes, le manque de courage devant la vie, l'hostilité réciproque, la passion d'accumuler les moyens de subsistance, l'inconsistance dans les appréciations, l'absence de morale obligatoire, de responsabilité, de sentiments de dignité, de solidarité. Comme toutes les époques de rupture de servage et d'ascension brusque des couches inférieures de la population, comme l'époque de la Grèce décadente et celle de l'Empire Romain, notre temps peut être considéré à la fois comme une fin et comme un commencement; mais ce qui restera à titre de mérite sans exemple de nos générations, c'est que la régénération sera l'effet, non d'une soumission à un joug étranger, mais d'un vouloir intime et profond.
Et, maintenant, est-il possible et utile de hâter ce qui doit venir, d'accélérer le devenir à l'aide de lois et d'institutions, de symboles et de manifestations? N'oublions pas que ce qui anime les institutions, c'est la mentalité qui les crée; les idées du temps, l'évolution du monde s'imposent aux esprits qui obéissent, tout en résistant, comme le ressort d'une montre. Le mouvement d'horlogerie vient après, car on a beau faire avancer les aiguilles de la montre, le mouvement ne s'en trouve pas accéléré. Une époque mûrit lentement, et c'est aujourd'hui seulement qu'elle commence à être touchée dans sa conscience la plus profonde. Ni les orages printaniers de la guerre, ni les rayons chauds de la paix ne sont à même de troubler le calme profond de la terre où germe la graine de la vie. C'est l'esprit qui engendre l'esprit, c'est une chose qui sert de point de départ à d'autres choses. L'esprit ne dépend même pas de la volonté, laquelle ne peut ni le créer, ni le détruire. Quand le moment sera venu, les voix réclamant une nouvelle justice deviendront de plus en plus nombreuses et ne se tairont plus, jusqu'à ce que la certitude de nouvelles valeurs, de vérités inattaquables naisse de la nuit du doute. Mais ces valeurs et vérités, que notre époque commence à entrevoir, sont des biens de l'âme. L'annonce de leur règne est faite aujourd'hui, comme il y a mille ans; leur sens n'a pas changé; seule leur forme temporelle est autre. Mais ce règne commence dans les profondeurs de la conscience, et c'est seulement après s'y être épanoui, qu'il apparaît à la lumière du jour. N'obéissant qu'à sa volonté du moment, l'individu, plein de doute ou de confiance, peut bien se frayer tel ou tel chemin à travers les épaisses broussailles mourantes. Peu importe! La résistance de masses mortes est impuissante à ralentir quoi que ce soit, et le sacrifice portant sur des choses matérielles ne peut rien accélérer. Qu'une conscience éveillée fasse un sacrifice de ce genre: nous devrons y voir un témoignage, un symptôme, mais non un acte décisif, car une nouvelle injustice profitera de ce sacrifice. À la lumière du jour, l'éveil de la conscience économique sera complet, lorsque la propriété ne sera plus envisagée que comme un bien confié dont on doit rendre compte, lorsque l'arbitraire du possédant sera remplacé par la responsabilité, lorsque la vie et le travail n'auront plus pour but l'acquisition et la jouissance.
Le sens du développement consiste donc en ceci: l'idée et la foi qui suppriment l'isolement de l'activité politique et morale de l'individu et subordonnent à la vie d'une unité supérieure toutes les conventions particulières, ainsi que les limites de l'activité de chacun et sa responsabilité, cette même foi et cette même idée, disons-nous, auront pénétré l'existence économique et sociale et remplacé la liberté inférieure par une liberté supérieure. La liberté individuelle se manifestera dans l'intuition et la vie intérieure, dans les créations inspirées par l'une et par l'autre, dans les œuvres de transcendance, du cœur, de l'art et de la pensée.
Le jour où ce dernier domaine de l'activité humaine, la vie économique et sociale, sera affranchi de l'arbitraire qui le caractérisait pendant la période pré-étatique, le jour où il sera soumis, lui aussi, à la loi de la responsabilité commune, de la volonté divine, et élevé au niveau supérieur de l'âme,—bref, le jour où le vouloir le plus matériel de l'humanité sera animé d'une nouvelle morale et soumis à un déterminisme plus spirituel, ce jour-là il sera impossible de confier à n'importe quelle forme politique la charge et la responsabilité d'une limitation aussi grande et d'une domination aussi serrée. On verra alors se poser la question politique de la nouvelle organisation de l'État. C'est là une préoccupation qui a été considérée pendant des siècles comme la fonction la plus élevée et la plus importante de la pensée théorique, de la religion et de la philosophie et qui a fini par devenir, dès le début de l'époque mécaniste et nationaliste, une affaire de routine historique et ethnique, d'équilibre entre la tradition et l'utilité du jour.
Si, pour remédier à l'absence de frein et de direction qui caractérise encore le mouvement humain et les modes d'association humains, il faut rattacher celui-là et ceux-ci à l'absolu et au transcendant, les transformer conformément à une nouvelle morale et à des mœurs nouvelles, on est obligé de convenir qu'un État se réclamant de la tradition et vivant au jour le jour ne saurait suffire à cette tâche. Aussi notre exposé comporte-t-il une suite qui doit être consacrée au chemin politique. Nous avons suivi le chemin de la morale jusqu'au bout: il a son point de départ dans la loi de l'âme et aboutit à la loi de la responsabilité et à la conception d'une vie consacrée à la recherche, non du bonheur et de la puissance, mais de la justice et de Dieu.
III
LE CHEMIN DE LA VOLONTÉ
Au moment où je me propose de m'engager dans le troisième chemin, qui est celui de la volonté, de la volonté collective, base et mobile de toute activité politique, je dois faire une confession personnelle, et ce sera pour la première fois depuis des années que je parlerai de moi-même.
J'écris ces mots dans l'après-midi du 31 juillet 1916, la veille du deuxième anniversaire de la guerre européenne. Dans des milliers de villes seront lues et écoutées des réflexions fières et graves, sérieuses et rassurantes, et les commencements imperceptibles de la lassitude s'évanouiront devant l'espoir prometteur de victoire, de puissance et de bonheur.
Par-dessus les cimes des arbres qui sont devant ma fenêtre j'aperçois dans le lointain les prés bleuâtres, les champs d'un blond pâle, la ligne de collines à l'horizon. La moisson est abondante, et l'approvisionnement de l'année est assuré. Au dehors, sur les frontières sanglantes de l'Est et de l'Ouest, la folle attaque de l'ennemi faiblit de nouveau, nous dit-on; cette attaque était d'ailleurs la dernière; après elle viendra la paix. Devons-nous exiger beaucoup ou peu? C'est que les partis en présence luttent pour le comment, et non pour le si.
Il y a aujourd'hui deux ans que je me suis séparé de la manière de penser de mon peuple qui voyait dans la guerre un événement salutaire.
Il y a des années que j'ai aperçu le crépuscule du peuple et que je l'ai dénoncé par la parole et par la plume. J'en ai aperçu les signes dans l'insolente débauche qui s'étale dans les rues des grandes villes, dans l'arrogance de la vie matérialisée, dans la folie des milliards de la fête séculaire de 1813, dans l'ironie des épigrammes historiques de Kœpenick et de Saverne, et surtout dans la mortelle indolence de notre bourgeoisie fuyant les responsabilités, noyée dans les affaires. Un an avant l'explosion de la guerre, j'ai, pour la dernière fois, attiré l'attention sur l'issue qui approchait: le malheur devait venir, non parce qu'il était une nécessité politique, mais en vertu d'une loi transcendante, la Prusse n'ayant jamais rien appris autrement que sous les coups.
Dans le bonheur estival du soleil de juillet, le peuple de Berlin, riche et heureux de vivre, répondait avec joie à l'appel de la guerre. Les vivants et ceux qui étaient déjà marqués pour la mort, en habits clairs, l'œil joyeux, se sentaient au sommet de la puissance vivante et à l'apogée de l'existence politique. Une ombre de haine traversa tout à coup la mer humaine en mouvement: le bruit s'est répandu qu'un espion russe a été arrêté sur les marches de la cathédrale; déguisé en facteur des postes, il a été trouvé porteur de projectiles. Mais les yeux ne tardèrent pas à s'éclaircir, la haine disparut dans la tension extraordinaire produite par l'espoir de la victoire et la soif de la lutte.
Je ne pouvais que partager l'orgueil du sacrifice et de la force; mais cet enivrement m'était apparu comme une fête de la mort, comme le prélude symphonique d'une tragédie que je devinais obscure et terrible, d'autant plus terrible qu'elle paralysait en moi l'enthousiasme.
Et pendant que se déroulait la marche victorieuse vers l'Ouest, qu'on s'approchait de Paris et qu'on commençait à entretenir un second couronnement victorieux à Versailles, je pensais: ce qui importe, c'est de nous sauver de la détresse, de l'étreinte de fer, de la haine mortelle qui va se prolonger jusque dans la paix. Je siégeais alors au ministère de la Guerre, pour aider de mes conseils à neutraliser les effets du blocus; et pour prouver que ce ne sont pas des souvenirs trompeurs qui me font exagérer les préoccupations que j'avais à cette époque-là, je rappellerai seulement les mesures qui, proposées par moi, ont été appliquées pendant des années avec une efficacité à laquelle des experts ont rendu justice.
Je croyais, et j'y crois encore, à la possibilité d'un salut honorable et providentiel; mais quant au bonheur dans la paix, je n'y crois pas plus que je n'y croyais pendant ces jours pleins d'enthousiasme de notre histoire nationale. Et, une fois de plus, les raisons qui me dictaient ma croyance étaient d'ordre, non politique et militaire, mais transcendant.
Je ne crois pas à notre droit, ni au droit de qui que ce soit de régenter définitivement le monde, car ni nous, ni aucun autre peuple n'avons mérité ce droit. Aucun titre ne nous autorise à régler les destinées du monde, car nous n'avons pas encore appris à régler les nôtres. Nous n'avons pas le droit d'imposer aux nations civilisées de la terre nos pensées et nos sentiments, car quelles que soient les faiblesses des autres nations, il est au moins une chose qui nous manque encore, à nous: l'acceptation voulue de notre propre responsabilité.
Je crois fermement et avec certitude à une heureuse issue; mais je redoute ce qui viendra après. Car cette guerre n'est pas un commencement, mais une fin, et elle laissera après elle des ruines. Et tous vont se disputer ces ruines: peuples, partis, classes, familles, Églises. Si toute décadence ne portait en elle les germes d'une vie nouvelle, nous serions aujourd'hui incapables de respirer. Mais la vie nouvelle ne peut résulter que du réveil de l'âme, et ce réveil est annoncé; c'est le seul germe qui reste capable de bourgeonner, alors que tous les autres sont écrasés sous les pieds. Si nul de nous autres vivants ne doit voir la réalisation de la promesse, en quoi cela importe-t-il?
Cela importe beaucoup et peu: nous sommes sûrs de l'avenir, mais nous mourrons comme une génération de transition, comme une génération sacrifiée, destinée à servir d'engrais, indigne de voir la moisson.
Quel rapport y a-t-il entre ces confessions et les perspectives d'avenir? Ce que nous venons de dire signifie le passage du libre royaume de la pensée, dans lequel nous avons évolué, aux misères du jour. Il est impossible de se soustraire à l'obligation de rattacher à la réalité les ensembles d'idées dont l'objectif et la possibilité de réalisation ne sont liés à aucune époque déterminée; car si ces idées sont vraies, il faut, alors même qu'elles semblent en contradiction avec ce qui existe, rechercher, dans la solide structure du présent, les joints, pratiquer les brèches par où puisse pénétrer le premier souffle du monde nouveau. C'est là un travail pénible, un travail de recherche portant sur le donné, sur ce qui est lié au temps, au lieu, au hasard, un travail au cours duquel on perd parfois la netteté des idées, le contact avec l'air. Ce travail exige des instruments résistants; frapper les murs de coups légers, en personnes bien élevées, ne suffit plus; la hache devra s'attaquer à beaucoup de choses devenues chères.
Puisque, en quittant la lumière du jour pour descendre dans les bas-fonds, on éprouve un sentiment d'oppression, n'est-il pas presque inhumain de montrer aujourd'hui à un peuple, le plus pur de tous, à un peuple couvert de plaies saignantes, transformé en une armée et accomplissant des exploits incroyables, n'est-il pas inhumain, disons-nous, de lui parler avec une dureté qui ressemble à de l'ingratitude et qui, au fond, n'est que de l'amour, en lui révélant les côtés sombres et défectueux de son être? N'est-il pas plus dur encore, alors que la trêve de Dieu péniblement maintenue s'est transformée en une guerre de tous contre tous, d'élever la voix, non pour annoncer la paix, mais pour condamner des œuvres et des valeurs qui semblaient éternelles?
Pendant une année, cette douloureuse réflexion m'avait empêché de continuer mon travail. Je le reprends aujourd'hui, car le devoir m'oblige à ne pas taire ce qui m'est dicté par ma conscience, et parce que dans le désaccord entre une considération relative et une aspiration absolue, le choix qui fait abstraction des contingences ne peut pas conduire à l'injustice.
Il nous faut élucider une série de questions préalables qui n'ont pu qu'être effleurées précédemment.
1. Tradition et idéal.—Depuis cent ans, on se sert, en Allemagne, dans les questions politiques, de la seule méthode historique. Aussi ne serait-il peut-être pas hors de propos de combattre cette méthode, en l'opposant à elle-même.
Dans la mesure où nos fins généralement reconnues ne représentent pas uniquement des intérêts matériels déguisés, elles ne sont pas le produit du travail héréditaire d'esprits politiques qui, dans les pays occidentaux, s'objective dans le gouvernement de parti et, dans les pays orientaux, dans la tradition dynastique, mais elles résultent uniquement de la pratique professorale des savants allemands. C'est que nos partis sont jeunes, dépourvus d'expérience responsable, absorbés par des intérêts matériels urgents; tandis que notre couronne, qui a toujours défendu une forme de gouvernement déterminée, n'a été elle-même jusqu'à présent qu'un parti.
Or, le savant, par ses dispositions essentielles, se trouve en opposition radicale avec l'homme d'action, avec le politique et l'homme d'affaires, qui, eux, sont en contact direct avec la réalité. Son véhicule consiste dans la démonstration, qui est à l'opposé de l'instinct indémontrable, de l'intuition. Au cours de l'action, il s'agit moins de savoir si un fait donné est vrai que de savoir lequel de deux ou plusieurs faits ou ensemble de faits présente plus d'importance ou de poids. Faire des investigations scientifiques, c'est chercher; et chercher, ce n'est pas peser. Sans doute, le savant consciencieux aura souvent l'occasion, lui aussi, dans la sphère de son travail, de faire des pesées, comme dans les cas où il s'agit de probabilités documentaires; mais il le fera que dans les limites des usages consacrés et admis, la pesée étant pour lui un expédient auxiliaire, et non un procédé fondamental.
Or, bien qu'important, le procédé de la pesée n'est pas le procédé ultime. Ce qui importe plus que tout le reste, c'est ceci: sentir en soi des fins qui sont données, non par la recherche et l'érudition, mais par une conception du monde obtenue par une intuition consciente ou inconsciente. Des connaissances solides, une bonne mémoire et des méthodes de pensée typiques et éprouvées sont, pour le savant, des moyens de travail indispensables. Pour l'homme d'action, ce ne sont que des moyens occasionnels. L'homme d'action travaille sur des faits incessamment renouvelés, sa mémoire doit à chaque instant se vider et se remplir de nouveau. Les méthodes qui président à sa pensée et à ses décisions doivent à tout instant changer, et souvent à l'improviste, car son activité est une lutte. Seul le but qu'il poursuit doit conserver une direction invariable. Celui qui est fait pour l'action, n'est pas fait pour la recherche, et l'obligation de se rendre dépendant de la pensée des autres et des matériaux accumulés par d'autres ne pourrait que paralyser ses mouvements. Et, inversement, celui qui est fait pour la recherche ne peut que voir un élément irrationnel, une preuve de présomption dans la tension constante qui aboutit à des résolutions indémontrables. Le domaine de l'action se rapproche infiniment plus de la création artistique que de l'érudition.
Lorsque le savant veut se livrer à l'action politique, il doit chercher à déduire ses fins de ce qui est donné, et cela, par exemple, sous la forme de l'extrapolation d'une courbe. Si la Providence avait suivi ces méthodes, l'histoire n'aurait jamais connu de grands tournants et de grands écarts: à chaque instant donné, la direction, par de légères oscillations asymptotiques, aurait tendu vers le point zéro, sans jamais l'atteindre.
Au point de vue subjectif, la politique des savants apparaît comme une tendance avouée à se conformer à la tradition, à tout déduire de conditions de lieu et de temps, de conditions physiques et humaines; elle manifeste une antipathie pour tout ce qui est immédiat et pour l'idéal, lequel est volontiers qualifié de dogmatique et de spéculatif.
À première vue, la continuité du passé semble justifier la conception politique des historiens érudits. Mais il y a là une triple illusion optique. En premier lieu, il y a la patine du temps qui semble rapprocher, rattacher les unes aux autres des choses dissemblables, en attribuant un caractère local et historique même aux faits paradoxaux. Dans deux mille ans, si tous les documents qui s'y rapportent sont détruits, la campagne de Russie de Napoléon sera peut-être considérée, dans sa paradoxalité, comme un mythe solaire; mais à nous, qui en connaissons les détails, elle apparaît comme une entreprise française par excellence. En deuxième lieu, la continuité elle-même est une illusion, car on ne l'établit qu'après coup. Lorsque quelqu'un attend l'épanouissement inconnu d'une nouvelle plante, il peut, d'après le tronc et les feuilles, imaginer plusieurs formes possibles; c'est seulement lorsqu'il se trouve en présence du fait accompli que la nécessité de la forme et de la couleur voulues par la nature lui apparaît évidente. Il aperçoit a posteriori une continuité qui lui semble univoque, jusqu'à ce qu'il ait constaté qu'une plante de la même espèce peut donner une variété de fleurs, s'assurant ainsi qu'une seule et même fonction est susceptible d'aboutir à des résultats multiples. Et, enfin, le coup d'œil rétrospectif modifie les prémisses. Lorsqu'il se produit quelque chose d'absolument imprévu, il est facile au spectateur de découvrir, dans les nuages qui recouvrent les événement antécédents, de nouvelles conditions ayant jusqu'ici échappé au regard et qui, une fois découvertes, transforment et le passé et ses prémisses. L'image du présent est presque aussi subjective que celle de l'avenir, et le passé lui-même, si objectif en apparence, est sujet aux changements.
Objectivement considéré, le traditionalisme est l'élément d'inertie et, comme tel, légitime. La labilité des institutions et des destinées d'un peuple ne doit pas dépasser un certain degré, faute de quoi nous aurions le tableau d'une république nègre. Sans doute, les profondes racines de l'intérêt suffisent à maintenir ce qui existe; lorsque vient s'y ajouter l'action retardante de la tradition, le degré d'inertie augmente, et lorsque la tradition devient prédominante, le système se survit à lui-même. Quand ce cas se présente dans un pays comme le nôtre, qui manque déjà d'initiative politique et ne possède pas assez d'imagination pour trouver des formes nouvelles, il faut un grand effort d'idéalisme spéculatif et un grand essor intuitif, pour secouer le fardeau de ce qui existe.
Et c'est en ceci que se résout l'antinomie entre la tradition et l'idée: la tradition aura toujours la force matérielle nécessaire pour attirer à son niveau et s'assimiler ce qui vient de l'idée et pour assurer ainsi la continuité du devenir; quant aux éléments ayant leur source dans les idées, quelque abstraits et inaccoutumés qu'ils puissent paraître, ils sont destinés à insuffler de nouvelles tendances à ce qui est pétrifié et ossifié.
2. La notion allemande de la liberté, qui est, elle aussi, un produit de l'érudition, signifie, lorsqu'on la dépouille de son appareil métaphysique, à peu près ceci: «Tu ne dois pas désirer la licence effrénée; entre celle-ci et la liberté il y a la limitation organique; tu n'es soumis à aucune autre restriction qu'à cette limitation organique, voulue de Dieu» (Ce syllogisme est rarement démontré et, le plus souvent, on se tire d'affaire, en disant qu'il n'en va pas autrement ailleurs). «Si tu es pénétré de cette vérité, tu possèdes la liberté intérieure; il te reste, en outre, la liberté transcendantale, morale, esthétique et religieuse.»
Il est certain qu'on peut, à l'aide de cet enchaînement d'idées, justifier aussi bien l'esclavage ancien et moderne que l'inquisition, l'absolutisme, le servage, le sweating system et les excès coloniaux, car n'avons-nous pas la proposition intermédiaire, en vertu de laquelle les individus soumis à la tutelle se voient accorder la liberté transcendante? Mais ce qui est décisif dans cette proposition, c'est la notion de l'organique, et ce qui prouve que cette notion reçoit des partisans de ce raisonnement une interprétation très étendue, c'est qu'ils rangent parmi les choses voulues de Dieu la dépendance héréditaire d'homme à homme, de classe à classe, de religion à religion, et même, à l'occasion, de peuple à peuple.
Mais si la dépendance soi-disant voulue de Dieu n'a en réalité rien d'organique, elle se transforme en une contrainte arbitraire qui ne se laisse ramener à aucune notion de liberté, quelque philosophiquement qu'elle soit conçue; et le caractère intolérable de la contrainte s'accentue, en même temps que l'arbitraire ne trouve plus sa justification ni dans la tradition historique ni dans l'autorité.
Les savants professionnels, ceux-là mêmes qui ont créé la notion allemande de liberté, ayant en outre l'habitude de se prononcer sur sa casuistique et ses critères, il est très instructif d'examiner, dans leurs rapports avec les conceptions en vigueur, les aptitudes civiques de ces savants. La situation sociale d'un savant en place est uniquement fonction de l'estime dont il jouit auprès de ses pairs. Il ne dépend ni d'un public, comme un artiste professionnel, ni de la législation et des règles auxquelles obéissent les industriels, ni de parlements, de chefs et de souverains comme l'homme d'État, ni d'une classe d'entrepreneurs, comme le prolétaire. Intellectuellement et socialement, le savant vit dans une république de savants, dans une sorte d'État dans l'État, dans lequel ne pénètrent que la Providence, la législation fiscale et la très douce autorité du ministre des cultes. Une large autorité sur ceux qui sont au-dessous assure la réputation de la chaire; des relations cordiales avec ceux qui sont au-dessus assurent au titulaire de la chaire les honneurs académiques, les faveurs de la Cour et une influence politique. Flottant ainsi à l'état d'équilibre élastique à l'intérieur du corps fluide de la société, nos savants sont dépourvus de tout désir, et leur situation peut être considérée comme la parfaite expression de la liberté politique. Ici une contrainte organique se montre compatible avec la mobilité spirituelle et civique; l'autorité et la domination avec une subordination tolérable. Faire l'éloge de la carrière d'un savant allemand, c'est faire l'apologie de la liberté allemande.
Admettons cependant, ce qui n'est d'ailleurs pas à craindre, que le savant se déclare un jour embarrassé pour formuler son avis sur l'interprétation de la notion de liberté dans un cas donné: quelle possibilité aurions-nous encore de formuler un jugement personnel?
Sans doute, le critère de la contrainte organique n'a rien d'absolu; mais il ne s'en laisse pas moins enfermer dans certaines limites. Une contrainte cesse d'être organique, lorsqu'elle n'est plus nécessaire. Et elle n'est plus nécessaire, lorsqu'il est possible de démontrer qu'on peut atteindre le même but avec des moyens moins limités. Mais le but découle de notre manière de concevoir le monde, c'est-à-dire de la conception qui forme l'instance décisive, parce que, indépendante des désirs et intérêts personnels, elle est dictée par la profonde conviction qui réside dans le cœur des hommes.
Mais, dirait-on, à remplacer l'énigme de la liberté par l'énigme de la conception du monde, on ne gagne pas grand'chose. Erreur! On gagne beaucoup, car à partir de ce moment ce ne sont plus l'historien, le juriste et l'administrateur qui sont chargés de se prononcer sur ce qui est liberté ou oppression: c'est l'homme d'État pratique qui est appelé à décider si les chaînes sont indispensables et qui emprunte ses lumières à ceux qui ont créé et adopté la conception du monde donnée. Toute contrainte individuelle cesse alors d'être une fin en soi, voulue de Dieu, intangible. Le problème de la liberté redevient vivant; il devient le problème du développement et des faits les plus élevés de notre existence. Celui qui formule des revendications ne peut plus être renvoyé du seuil, au nom d'une conscience morale supérieure: c'est aux privilégiés et aux favorisés qu'incombe la tâche de justifier par des preuves et leur conception du monde et leur conduite pratique. Mais une conception du monde n'est pas un ensemble d'intérêts quelconque ayant reçu une certaine interprétation: elle est une croyance harmonieuse, formant un tout complet et plongeant par ses racines dans ce qu'il y a de plus profondément humain et divin. Celui qui repousse cette croyance, en brandissant l'épée de sa puissance, défend le droit à la violence et se place en dehors des luttes de l'esprit, sur l'arène où se combattent les intérêts. Il peut recruter des complices ayant les mêmes intérêts que lui, mais il se prive du droit de convaincre humainement.
De toutes les conceptions politiques de nos jours, il en est une qui s'appuie sur une vue d'ensemble du monde: c'est la conception conservatrice, pour autant qu'elle se fonde sur le christianisme, considéré, non comme une confession, mais comme une croyance absolue. C'est ce qui explique la belle unité de sentiments que fait naître cette conception et la force éducative des convictions qu'elle comporte. Pour justifier cependant les contraintes existantes, elle doit quitter le cercle des vérités évangéliques, s'abstraire des sentiments du christianisme du moyen âge, pour se placer sur le terrain des intérêts.
En opposition avec la manière de penser traditionnelle, cet ouvrage cherche à déduire ses postulats, qui dépassent en partie le domaine de la politique pratique et forment ainsi une politique transcendantale, d'une conception du monde formant un ensemble complet et fondée sur l'essence et le devenir de l'âme. À une réserve près: les tâches pragmatiques de cette dernière partie exigent, si nous voulons pénétrer plus profondément la nature des choses et des institutions existantes, une prémisse empirique. Cette prémisse n'est autre que le principe de la puissance de l'État, principe qui ne se prête pas à une démonstration transcendantale absolue. Nous en faisons l'objet de notre troisième question préalable.
3. La croissance intérieure d'un État exige-t-elle l'accroissement de sa puissance extérieure? Si la réponse affirmative à cette question apparaît toute naturelle, lorsqu'on se place au point de vue des intérêts politiques, elle ne peut être que douteuse au point de vue purement humain. Personne ne s'aviserait de mépriser un citoyen de la Confédération Suisse ou des Pays-Bas, parce que son État n'est pas une grande puissance, n'entretient pas d'ambassadeurs et n'est pas toujours appelé à prendre part à des Congrès. À mesure que se poursuivra le morcellement national de l'Europe, on verra de plus en plus souvent des cas où des États moyens, petits, voire insignifiants seront plus vivement sollicités par les grandes Puissances que les États impérialistes, difficiles à mettre en mouvement, et cela parce qu'il suffit souvent d'un très petit poids pour rétablir l'équilibre dans les conflits. Si la balkanisation de l'Europe se poursuit encore pendant quelques générations, on verra se produire une telle mobilité de groupes d'États, lâches ou serrés, qu'à l'exception de quelques rares États strictement nationaux, chaque nationalité formera une sorte d'unité fractionnaire, entrant dans des combinaisons multiples et variables. Et c'est seulement dans la mesure où elle fera partie d'une de ces combinaisons que chacune de ces unités jouira d'une puissance en rapport avec ses conditions géographiques et physiques.
On ne peut admettre non plus l'affirmation abstraite, d'après laquelle il existerait, dans l'économie spirituelle du monde, une culture tellement indispensable qu'elle doit, pour le salut de tous les autres, être importée et implantée partout. La civilisation possède une force d'extension et d'expansion qui repose sur l'unité, la similitude du genre de vie. Mais la culture ne possède pas de force de ce genre, car elle exprime précisément l'originalité et l'unité d'un ensemble de manifestations spirituelles. La plus forte et la plus immortelle de toutes les cultures que nous connaissions, la culture grecque, était à l'époque de son apogée, le patrimoine d'une population libre, moins nombreuse que celle d'une moyenne ville de province allemande. Après la disparition physique de ses créateurs, cette culture est devenue la maîtresse de leurs vainqueurs et s'est étendue, sans propagande, au-delà de l'Europe, jusqu'en Chine, en Amérique et en Australie. La culture morale de la Palestine s'est emparée du monde après l'extinction politique du pays où elle est née, et cela tant qu'elle n'était liée à aucune confession: c'est aujourd'hui seulement qu'elle commence à trouver un contre-poids dans les formes de croyance libres. On dirait presque que le phénomène de la culture ressemble au soleil qui n'embrase l'horizon qu'au moment où il disparaît. Mais il est certain que ce phénomène n'est jamais perdu pour le monde. Lorsqu'une nation a dépassé l'époque de son épanouissement, elle n'est plus capable, à moins de renouveler complètement son sang, que de se répéter, se parodier elle-même; mais ce qu'elle a créé entre dans la conscience de l'esprit planétaire, malgré la destruction de parchemins, de bronzes et de pierres.
L'essor de la vie reste cependant irrépressible. Mais si toute créature a une vie limitée, l'esprit collectif d'une nation, comme tout autre esprit, exprime visiblement sa volonté de vivre par la croissance et la multiplication. La croissance implique la volonté de la destruction, car la vie se maintient par la mort, et seule l'âme, dès sa première ébauche, échappe par l'amour à cette loi originelle. Des esprits collectifs qui, comme ceux des nations, présentent un degré de constitution élevé, sont jeunes, de centaines de milliers d'années plus jeunes, et plus primitifs que les apparents esprits individuels des hommes; et alors même qu'on réussirait un jour à purifier leur vouloir-vivre, en l'affranchissant de l'instinct du meurtre, la lutte pacifique ou passionnée pour les moyens nécessaires à la vie fournira ici, comme dans toute la nature organique, la preuve irréfutable et de ce vouloir-vivre et du droit à la vie.
Si nous admettons ce vouloir-vivre des nations et la façon combative dont il s'exprime et se manifeste pour assurer sa défense, l'évolution séculaire de la vie des peuples, évolution dont il nous est impossible de faire abstraction, nous oblige à reconnaître aux nations le droit d'aspirer à l'accroissement de leur puissance.
Nous devons maintenant caractériser la manifestation de la volonté de puissance, propre à notre époque. Sa désignation par les deux tendances du nationalisme et de l'impérialisme peut être maintenue, bien que ces tendances n'expriment que le double aspect de la mécanisation de la vie politique.
Vers la fin du xviiie siècle, un mouvement qui avait duré depuis un millier d'années a pris fin en Europe: la fusion des deux couches de population dont se composaient les nations historiques. Jusqu'alors l'histoire avait été exclusivement celle de la couche supérieure. Ce qui se passait dans la couche inférieure était soustrait à l'histoire, comme chez les peuples orientaux. C'est pourquoi nous ne savons à peu près rien de la vie et des origines de ces hommes inférieurs, non-libres, qui n'étaient peut-être pas nombreux au début de l'époque historique, mais se sont multipliés plus rapidement que leurs maîtres, en absorbant, entre autres, les éléments prolétariarisés de la couche supérieure. De leur manière de vivre, de penser et de sentir nous savons peu, et ce peu est pour la plupart négatif. Ils n'avaient ni conscience nationale, ni volonté politique. Plus ou moins protégés par l'État ou privés de droits, ils constituaient une propriété. Que leur maître fût un Italien, un Français, un Polonais ou un Suédois, qu'il fût un seigneur ou un prince de l'Église originaire du pays ou étranger au pays, peu leur importait. Lorsque de nos jours certains conservateurs romantiques qualifient cet état de patriarcal, nous ne devons pas oublier que, malgré les quelques soins qu'ils recevaient, dans le genre de ceux qu'on prodigue aux animaux utiles, ces hommes pouvaient être vendus comme une marchandise et que leurs propriétaires les traitaient parfois tout simplement de canaille, sans attacher à ce mot un sens péjoratif.
Ce sont les descendants de ces hommes inférieurs qui, pour la plus grande partie, forment le corps et constituent la force de l'Europe. Ils ont détruit le vernis dont les couches supérieures, d'origine germanique, ont couvert les pays européens, ils ont dégermanisé les peuples et créé une nouvelle communauté de caractère qui se manifesta dans l'aspect extérieur, dans la formation intellectuelle et dans le genre de vie. En opposition avec le germanisme, ils ont introduit les nouvelles formes de pensée de l'époque mécanisée, ils ont inventé de nouvelles langues, de nouveaux arts et métiers, de nouvelles conceptions de la vie ayant leurs racines dans la vieille sagesse populaire, dans l'obéissance disciplinée, dans l'activité dépourvue de tout cachet d'individualité. Une intuition populaire, qualitativement exacte, mais erronée quant à l'explication causale, a souvent rendu les Juifs responsables des révolutions spirituelles les plus violentes de notre époque et des époques précédentes: c'est qu'on se rendait compte que la manière de penser des Juifs s'harmonisait singulièrement avec celle de l'époque mécanisée. Mais ce serait faire des Juifs les maîtres du monde et considérer les peuples européens comme dépourvus de toute valeur que d'attribuer aux quelques centaines de mille Juifs le mérite et le tort de la mécanisation, et cela surtout dans des pays qu'ils n'habitaient pas et à des époques où ils ne jouissaient d'aucun droit civique. Le mouvement universel dont nous parlons n'est né que parce que le monde occidental avait changé d'aspect; et le monde occidental devait fatalement changer d'aspect, lorsque la vague humaine violemment grossie a fait éclater l'enveloppe aristocratique et germanique, devenue trop mince, et qu'une nouvelle population s'était répandue sur l'Occident, pour la première fois depuis la grande migration des peuples.
Notre historiographie, se souvenant de la prospérité qu'elle devait à la protection officielle, envisage la Révolution Française principalement à travers le prisme de la Restauration. Au lieu de la considérer comme un phénomène capital de l'histoire de la population, elle y voit un incident historique de nature suspecte, occasionné par de mauvaises affaires et une mauvaise récolte, provoqué par la plèbe d'une grande ville; et elle la décrit comme un événement malheureux qui a été suivi d'une série d'expériences surprenantes, dogmatico-rationalistes, et fut pour les peuples bien pensants une source d'ennuis sans nombre. À cette manière de voir, qui vise principalement à l'intimidation, s'oppose toujours la conception d'après laquelle le bouleversement en question signifiait tout simplement l'annonce brusque, explosive, pour ainsi dire, de l'achèvement du processus d'intervention des couches sociales en France. Cette explosion a provoqué des détonations successives dans les pays voisins et a eu pour conséquence indirecte l'établissement d'un nouvel équilibre, même dans des pays autres que la France.
Ce qui est très spécifique de notre caractère allemand, c'est que nous n'avons éprouvé les effets de ce grand événement que d'une façon indirecte, que la révolution est restée chez nous à l'état latent et ne s'est manifestée que sporadiquement par des échauffourées et des congrès, par des luttes de partis et des guerres civiles. C'est là une preuve de plus que nous manquons du sentiment de responsabilité politique, défaut qui, ainsi que nous le verrons plus tard, constitue une des causes les plus profondes de la guerre actuelle. Quoi qu'il en soit, l'interversion des couches sociales s'est produite également chez nous, et c'est sur elle que repose le phénomène qui nous occupe ici: le nationalisme.
La couche supérieure de la population européenne, d'origine germanique, était homogène, en vertu d'une sorte de parenté internationale, dans le genre de celle qui relie les unes aux autres les dynasties actuelles et les familles de haute noblesse, par-delà les frontières et malgré les différences de confession religieuse. Ces dynasties et familles actuelles forment en effet comme une seule famille cosmopolite qui ne connaît qu'une frontière, laquelle leur est d'ailleurs imposée par les lois régissant leur constitution intérieure: la frontière qui les sépare des classes inférieures. C'est seulement lorsque, par héritage, par mariage ou à la suite d'une combinaison politique quelconque, l'une de ces familles ou dynasties se trouve portée au pouvoir ou à la souveraineté, qu'elle s'approprie et prétend être la seule à représenter toutes les particularités nationales et confessionnelles, telles qu'elles sont définies par la convention. Cette liberté de déplacement dont jouissaient les supérieurs, cette liberté d'adhérer à telle ou telle nation, à tel ou tel culte, ne se heurtait d'ailleurs pas à des oppositions découlant de différences de culture. Partout où ils se tournaient, les supérieurs retrouvaient la même domination spirituelle de l'Église, les mêmes usages de chevalerie, la même langue de gens raffinés, la même instruction et la même culture. C'est seulement avec l'interversion des couches sociales qu'on a vu naître la bourgeoisie des villes et, avec elle, les divisions sociales qui ont fini par s'étendre jusqu'à la religion.
Lorsque les couches inférieures eurent acquis une influence décisive sur les destinées des peuples, elles trouvèrent ces divisions accomplies et achevées et s'en servirent pour créer le sentiment national. L'homme de basse extraction n'a qu'une patrie, qu'une langue, qu'une foi, qu'une tradition: celles de ses pères. Tout ce qui est étranger lui est incompréhensible et haïssable. Il entoure de clôtures sa propre maison; tout ce qui est au-delà de ces clôtures excite son mépris; la tribu voisine lui est suspecte; le peuple voisin parlant une autre langue que la sienne est son ennemi-né. Les écailles de la haine aveuglent comme celles de l'amour; seul celui qui regarde au-delà est capable de concilier les contrastes et de saisir les traits communs. Un sentiment national, qui embrasse tout un pays, suppose ou une grande uniformité des caractères physiques et psychiques ou un élargissement de l'horizon intellectuel; nous autres Allemands commençons seulement aujourd'hui à posséder un sentiment national pur et complet.
Le nationalisme politique a moins besoin de ce sentiment que de l'expérience consciente ou représentée de l'hostilité qui l'oppose aux autres peuples. Il est possible, à l'aide de moyens bien simples, de rendre cette expérience agissante à chaque complication et avant toute entrée en campagne, et cela bien au-delà de la limite des faits contrôlables. Nous comprenons difficilement que les guerres d'autrefois n'aient laissé derrière elles ni haines nationales, ni même, dans beaucoup de cas, souvenirs amers, sauf lorsqu'il s'est agi d'atrocités inconnues et inaccoutumées. Il est vrai aussi que nous nous rendons difficilement compte que les guerres allemandes des trois derniers siècles n'ont guère été que des guerres civiles. Les guerres d'autrefois dépendaient de la volonté d'un maître ou de l'apparition d'une comète; seuls les professionnels entraient en campagne; les moissons pouvaient être broyées et les maisons incendiées, aussi bien par le compatriote et l'ami que par l'ennemi: c'était le hasard qui décidait.
Ce sont les guerres napoléoniennes qui ont été la grande école du nationalisme. L'adversaire était un Français infernal, en chair et en os, son peuple a causé des ravages impitoyables et les armées mercenaires de l'Europe étaient impuissantes à tenir tête à la nation française armée. Les princes se sont vu obligés de se mêler à leurs peuples, de devenir leurs frères d'armes, tout en se rendant vaguement compte qu'ils ne faisaient ainsi qu'achever l'interversion des couches sociales en Europe ou, pour parler leur langage, que «servir la révolution». Mais en France même, dans le pays qui pendant presque une génération entière, a bu à la coupe de l'enthousiasme national, le nationalisme proprement dit était si peu éveillé, si peu différencié que le tzar a été salué comme un libérateur et qu'on n'a gardé aucune haine contre les conquérants de Paris.
Les peuples sont devenus, sinon les auteurs de leurs destinées, les porteurs de leur idéal politique. À la place de l'ambition et de l'arbitraire, ils se sont mis à exiger la responsabilité ou, tout au moins, l'affranchissement de la domination étrangère et l'unité nationale. En Allemagne, l'idée d'unité n'a trouvé des partisans que dans une partie de la classe instruite; aussi a-t-elle pu être réalisée, non par le peuple, mais par le vainqueur agissant en dictateur, à la suite d'une guerre civile et d'une guerre de conquête.
C'est ainsi que le xixe siècle est devenu l'époque des grandes divisions et unifications nationales. C'est à ce mouvement que l'Empire ottoman était redevable de son existence européenne et africaine, et c'est lui qui forme l'événement central de la politique occidentale, événement qui a engendré toutes les crises européennes, à l'exception du règlement de comptes franco-allemand. Ne sont restées intactes jusqu'à présent que les deux agglomérations formées par la Russie et par l'Autriche, chacune cherchant actuellement à hâter par la force la désagrégation de l'autre.
Ce qui a, plus que tout le reste, contribué à exalter l'idée nationaliste, ce furent les conséquences économiques mondiales du processus d'interversion des couches sociales.
L'augmentation de la population, l'accroissement du bien-être, le besoin croissant de choses ne servant pas à la satisfaction de nécessités immédiates, tout cela a rendu insuffisante, dans les États civilisés, à population dense, une structure économique reposant sur l'agriculture. On commença à demander des produits mécanisés, dont la fabrication exige des matières premières provenant de toutes sortes de sources minérales et organiques. Nul pays européen ne possède un sous-sol et un climat suffisamment riches et variés, pour pouvoir tirer de ses propres ressources tous les moyens dont il a besoin: ceux-ci doivent, en grande partie, être achetés au dehors et payés. Le paiement s'effectue d'abord avec l'excédent des produits de fabrication locale; mais ceci fait, les pays du continent européen ont encore beaucoup à acheter et à payer. Comment s'effectue le paiement dans ce dernier cas? À l'aide du travail salarié. On achète plus de matières premières que n'en exige la propre consommation du pays, on les travaille et on exporte le produit manufacturé, compensant ainsi, par la différence entre la valeur de ce produit et celle des matières premières ayant servi à sa fabrication, les frais de la consommation locale. On devient l'ouvrier salarié du monde, le pays se transforme en un vaste atelier travaillant pour le dehors. Et comme chaque pays se sent capable de prendre part au travail commun, il en résulte une concurrence de tous les pays sur le marché mondial du travail, concurrence qui affecte les formes d'une lutte pour l'exportation.