Paris nouveau et Paris futur
The Project Gutenberg eBook of Paris nouveau et Paris futur
Title: Paris nouveau et Paris futur
Author: Victor Fournel
Release date: August 8, 2007 [eBook #22266]
Language: French
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PARIS NOUVEAU
ET
PARIS FUTUR
PAR
VICTOR FOURNEL
Je ne désespère pas que Paris, vu à vol de ballon, ne présente aux yeux cette richesse de lignes, cette opulence de détails, cette diversité d'aspects, ce je ne sais quoi de grandiose dans le simple et d'inattendu dans le beau, qui caractérise un damier. (V. Hugo, Notre-Dame de Paris.)
PARIS
JACQUES LECOFFRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
90, RUE BONAPARTE, 90
LYON, ANCIENNE MAISON PERISSE FRÈRESrue merciêre, 47, et rue centrale, 34
——
1865
TABLE DES MATIÈRES
| Avant-propos | |
| PARIS NOUVEAU | |
| I | Coup d'œil général. |
| II | Les rues. Plan stratégique du nouveau Paris. |
| III | L'expropriation pour cause d'utilité publique.—La ville des nomades. |
| IV | Les maisons |
| V | Les squares et les promenades. |
| VI | Les parcs et jardins. |
| VII | Intermède.—Promenade pittoresque à travers le nouveau Paris. |
| VIII | Les monuments. |
| IX | Conclusion. |
| PARIS FUTUR | |
| Paris futur. | |
| APPENDICE | |
| I | Les nouveaux noms des anciennes rues de Paris. |
| II | Un chapitre des ruines de Paris moderne. |
| III | Les précurseurs de M. Haussmann. |
| fin de la table. | |
AVANT-PROPOS
La loi reconnaît à tout citoyen le droit de critiquer, comme il l'entend, les actes de l'autorité; l'administration pousse la bienveillance jusqu'à l'inviter à le faire. Une circulaire célèbre a confirmé et étendu ce droit, en exhortant spécialement les préfets à ne point redouter le contrôlé public, qui n'a désormais d'autres limites que le respect de la constitution et de la dynastie. Rien, dans ce modeste volume, ne touche de près ou de loin à ces hautes sphères, où je n'ai pas l'habitude de me hasarder. Je borne mon ambition à discuter les faits et gestes, non pas même du pouvoir, mais de l'édilité parisienne, et je le fais beaucoup moins au point de vue politique, qui n'est pas mon affaire[1], qu'au simple point de vue artistique et pittoresque, qui a bien aussi son prix, ne fût-ce que pour montrer ce que valent des travaux qui ont coûté si cher. Je ne suis qu'un critique,—peu de chose, moins que rien,—protestant, avec une plume qui ne fera pas de barricades, contre l'idéal d'une municipalité souveraine, qui est libre de ne pas l'écouter, et qui, j'en suis sûr, usera de cette liberté comme j'use de la mienne. Je suis le cri plaintif et impuissant de Paris qui s'en va contre Paris qui vient.
Non que j'espère en aucune façon convertir l'administration à mes idées: je ne suis pas si naïf. J'ose à peine espérer d'être lu. Mais ce n'est plus mon affaire, et j'aurai mis du moins ma conscience d'artiste et d'archéologue en repos.
Toutefois, malgré l'évidence du droit, il convient d'aborder cette matière avec précaution. M. le préfet de la Seine n'est point avare de ses communiqués: il en produit autant que de nouvelles voies, et quelquefois il les fait presque aussi longs que la rue de Rivoli[2]. Les décisions de la commission municipale ont un protecteur chevaleresque et tout-puissant qui, non content de les convertir en œuvres, avec une rapidité littéralement foudroyante, ambitionne de joindre l'assentiment moral de ses administrés à leur soumission matérielle, et de les imposer à leur admiration comme à leur volonté. Il est difficile aujourd'hui de parler de Paris sans que, des plus hautes régions de la magistrature urbaine, parte une voix qui demande, je veux dire qui prenne la parole pour un fait personnel; et l'on doit chercher d'adroites circonlocutions pour arriver à dire que la mairie de Saint-Germain-l'Auxerrois ne vaut peut-être pas Notre-Dame, et que la fontaine Saint-Michel ne paraît pas tout à fait à la hauteur de l'ancienne fontaine des Innocents. Cela prouve, du reste, que M. le préfet de la Seine aime la discussion; nous l'aimons aussi, et nous ne demandons pas mieux qu'on nous réponde, pourvu que ce ne soit pas en nous fermant la bouche. Nous avons peu de goût pour ce système de riposte qui consiste à foudroyer l'adversaire à son aise, après avoir pris la précaution d'enclouer ses batteries, et nous ne tenons pas plus à le subir que nous ne tiendrions à l'imposer.
Ici, qu'on nous permette une réminiscence classique. Quand un général romain montait au Capitole, loin de s'inquiéter des quelques voix discordantes qui se mêlaient aux acclamations de la foule, il voulait les entendre, et les réclamait au besoin comme un assaisonnement du concert. On organisait une opposition par ordre derrière le char du triomphateur. C'était là, sans doute, un raffinement de sensualité païenne qui serait aujourd'hui déplacé, et je ne demande pas qu'on le ressuscite; chacun sait bien, d'ailleurs, que cette résurrection serait impossible. Mais, à une époque où nous avons emprunté tant de choses à l'histoire du peuple qui a produit Jules César, le souvenir m'a paru tout à fait de mise.
Les Parisiens, dit-on, admirent beaucoup leur nouvelle ville; on assure que les étrangers nous l'envient; les provinciaux nous apportent leur extase de tous les bouts de la France. J'ai lu dans le Constitutionnel, et dans plusieurs journaux également accrédités, auxquels un publiciste fameux a prêté récemment un concours inattendu, que la transformation de Paris est le miracle du siècle; il est d'usage de n'en point parler, dans les cantates et dans les discours qui ont gardé la tradition du grand style oratoire, sans y joindre l'épithète de prodigieuse, ou tout au moins d'admirable. Dernièrement, un homme d'esprit, en une comédie fameuse applaudie deux cents fois de suite sur un de nos premiers théâtres, faisait des embellissements de Paris son argument le plus victorieux contre les ganaches qui s'obstinent à nier le progrès de toutes choses et les charmes particuliers de l'époque actuelle. Contre un si rare accord qu'est-ce que la voix d'un contribuable obscur, qui n'est pas même fonctionnaire? Je suis honteux d'opposer à cette mer d'enthousiasme le grain de sable de ma critique. Mais, puisque j'ai le malheur d'être une de ces ganaches que l'argument ne suffit pas à convaincre; puisque j'ai le mauvais goût de ne point me trouver d'accord avec l'esthétique des cantates et du Constitutionnel, j'aurai du moins la franchise d'avouer ce ridicule, sans chercher à l'atténuer, et de me punir de mes torts en les expiant par une confession publique et sincère.
PARIS NOUVEAU
ET
P A R I S F U T U R
PARIS NOUVEAU
I
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL
Il y a quatre cents ans, lorsque Quasimodo, accoudé sur la balustrade des tours de Notre-Dame, regardait Paris étendu sous ses pieds, voici ce qu'il voyait: un océan de toits aigus, de pignons taillés, de clochetons sculptés, de tourelles accrochées aux angles des murs; un luxuriant fouillis de pyramides de pierre, d'obélisques d'ardoises, de donjons massifs, de tours aériennes, de flèches brodées en dentelles; un labyrinthe fourmillant et profond, où se confondaient dans un harmonieux pêle-mêle les devantures sculptées, les fenêtres historiées, les portes enjolivées, les solives curieusement ouvrées, les murailles crénelées, les églises aux grands porches ogivaux surchargés de statues, les hôtels somptueux et sévères avec leurs forêts de cheminées, de girouettes, de sveltes aiguilles, de pavillons, de herses de fer, de lanternes découpées à jour, d'arabesques étincelantes, de vis, de spirales, de gargouilles et de tournelles en fuseau. Un inextricable enchevêtrement de ruelles serpentait d'un bout à l'autre de la ville, faisant à travers les hautes maisons pittoresques des percées capricieuses et charmantes, ménageant aux regards des perspectives infinies, où l'imprévu naissait et renaissait à chaque pas; mêlant sans cesse, dans le plus amusant amalgame, le hideux à la grâce et le grandiose au burlesque.
Par ces mille voies sinueuses marchait une population bariolée de bourgeois en robes de laine, de seigneurs en robes de drap d'or, de magistrats et de prélats en robes de soie, embéguinés de velours et d'hermine; d'archers et de sergents de la prévôté, en hoquetons, côte à côte avec les truands de la cour des Miracles; de jongleurs en bas rouges menant un ours en laisse ou une truie savante attelée à son rouet; de trouvères, la harpe au dos et le tambourin pendu à la ceinture. Ici, une confrérie s'avançait, la bannière du patron en tête; là, un chapitre portait en procession la châsse de son saint; plus loin les chefs d'une corporation se rendaient au lieu de leur séance, escortés des compagnons en grand costume, et précédés de la bande joyeuse des ménétriers. Partout les écoliers turbulents de l'Université animaient la ville de leurs cris, de leurs rixes et de leurs fêtes. C'était un éblouissement, un rêve, souvent un cauchemar. Un grand poëte a décrit ce spectacle magique et prestigieux que présentait chaque jour le Paris du moyen âge, et je serais fâché qu'on pût croire que j'ai voulu recommencer la description après lui.
Aujourd'hui, lorsque M. Prudhomme, propriétaire, électeur, expert juré et capitaine de la garde nationale, monte au sommet de la colonne Vendôme, escorté de sa famille, et qu'il promène ses regards majestueux sur Paris, il voit sous ses pieds s'aligner à l'équerre, s'allonger au cordeau, une ville auguste et majestueuse comme lui. Les étroites et bizarres ruelles de la vieille cité sont devenues de larges artères, croisées à angles droits, le long desquelles une population correcte circule au pas d'ordonnance, sous le regard paternel et satisfait des sergents de ville. Il entrevoit dans le lointain des colonnades grecques et romaines, des gares solennelles, des halles classiques, de modernes églises gothiques, qui rappellent le moyen âge comme l'auteur d'Alonzo rappelait Chateaubriand; la Bourse, qui ressemble à la Madeleine, et la Madeleine, qui ressemble à la Bourse; des auberges qui singent des palais, des palais qu'on prendrait pour des auberges, des cafés suisses, mauresques, renaissance, turcs et chinois, et, couronnant le tout, des casernes monumentales, qui sont comme les phares de cette mer d'édifices, et les signes particuliers de la haute civilisation à laquelle nous sommes parvenus. Partout s'épanouit dans sa fleur ce beau style municipal et administratif, destiné à faire l'admiration des chefs de bureau. Partout flamboie sobrement et réglementairement une architecture égalitaire de stuc et de plâtre, où rien ne dépasse le niveau, où pas une pierre ne fait angle et ne sort du cadre: un de ces idéals d'architecture tel qu'en peut rêver un préfet de police dans ses songes les plus désordonnés.
La forêt touffue du vieux Paris a été émondée, taillée, rognée, peignée et lissée, comme le jardin de Boileau par son gouverneur Antoine, comme le parc de Versailles par le Nôtre et la Quintinie. L'édilité moderne, pour parler la langue officielle, a fauché à tour de bras la sombre forêt, pleine de ronces et de broussailles; puis elle l'a proprement taillée en losanges, en pyramides, en quinconces et en plates-bandes. La France, pays turbulent et fougueux, est possédée par la rage de l'élégance et de la correction classique. Elle n'a jamais assez de gouvernement, cette nation qui passe pour révolutionnaire, et qui l'est par soubresauts et par brusques réveils: il lui en faut dans ses arts comme dans ses mœurs, dans ses maisons comme dans ses lois. La toilette de Paris est devenue une question de cadastre administrée par des arpenteurs, et centralisée entre les mains d'une bureaucratie inflexible, une sorte d'appendice matériel aux articles du code Napoléon. La grande ville s'est disciplinée à la façon d'un régiment sous la main de son colonel; ses maisons font la haie, rangées de front par ordre de taille, échelonnées par uniformes, soigneusement astiquées du haut en bas, comme des soldats à la parade. Les bourgeois pour qui c'est une suprême jouissance de contempler au Champ de Mars des fantassins alignés à perte de vue, tous les mêmes, restant debout trois heures en plein soleil sans broncher d'un millimètre, sans que l'œil du caporal le plus rigide puisse distinguer l'ombre d'une différence dans les plis des guêtres, la direction du fusil ou l'expression des physionomies, ceux-là doivent trouver aussi ce spectacle admirable, car il présente à peu près la même opulence de lignes et la même variété d'aspects. Nous n'avons plus qu'une rue à Paris: c'est la rue de Rivoli. Non contente d'avoir poussé sa trouée jusqu'au bout de la ville, elle reparaît partout, en se déguisant sous une multitude de noms. Encore un peu de temps, et nous n'aurons plus de rues: il n'y aura plus que des boulevards.
Paris, au moyen âge, c'était un drame de Shakespeare: Paris, aujourd'hui, c'est une tragédie de M. Viennet, corrigée par S. E. le maréchal Magnan; ou, si on l'aime mieux, c'est un poëme épique revu par un professeur de grammaire. Sans mépriser les tragédies de M. Viennet, je préfère les drames de Shakespeare: j'espère que M. Viennet ne s'en offensera pas. On a opposé souvent avec complaisance Paris, la ville de marbre, à Lutèce, la ville de boue; mais il y avait bien des perles dans cette boue, tandis que ce marbre n'est parfois que du bois peint et du carton-pierre. Du reste, qu'on veuille bien le croire, je sais mesurer mes regrets, et me voici tout prêt à avouer qu'il en est probablement de ce Paris du moyen âge,—tant pleuré par les artistes, tant chanté sur la lyre et le mirliton par les faiseurs de poëmes et de romances,—comme de Cologne, de Constantinople et de beaucoup d'autres villes, qui sont belles surtout à distance, vues de loin ou de haut, et à la condition qu'on n'y entre point. Mais à chaque pas, au fond de ses ruelles sombres et sales, autour de ses places étroites et encaissées, à l'angle d'un carrefour ou d'un cul-de-sac immonde, étincelait tout à coup un bijou architectural qui, de sa vive lumière, éclairait joyeusement ces ténèbres. On pouvait, ce me semble, respecter les bijoux en changeant leurs écrins, et balayer la boue sans enlever les perles.
D'un autre côté, en faisant le procès du nouveau Paris, je suis le premier à lui accorder les circonstances atténuantes. Il a été ingrat et oublieux, comme un parvenu, pour l'antique cité qui l'a porté laborieusement dans ses flancs; mais il faut lui tenir compte de ce qu'il a fait de bon et de beau. Il a donné de l'air et de la lumière à ses habitants; il a ouvert ses portes au soleil, gratté la lèpre qui rongeait depuis des siècles ses plus hideux quartiers, secoué la vermine dont son épiderme était dévoré. Paris nouveau a tracé çà et là quelques promenades, a ouvert des squares, a dégagé des monuments: en élargissant ses rues, en déblayant ses quais, en jetant bas ses masures et ses cloaques, il a pourvu à son hygiène matérielle et à son hygiène politique; il a travaillé du même coup contre la peste et contre les révolutions. C'est bien, mais ce n'est pas tout; l'hygiène est une excellente chose, l'art aussi: il serait bon de les combiner ensemble, au lieu de les opposer. Je ne nie point en certains cas tout le charme de la ligne droite; je voudrais seulement qu'elle entrât au besoin en compromis avec la ligne courbe, qu'on ne s'obstinât pas à croire la perspective plus inviolable que l'histoire, et que messieurs des ponts et chaussées daignassent avoir quelques égards pour les chefs-d'œuvre gothiques du pauvre bon vieux temps. C'est ici tout simplement une question de mesure, de civilité et de bon goût.
Il n'y a plus que trois endroits dans Paris où l'on puisse retrouver une ombre de la physionomie disparue: la montagne Sainte-Geneviève, la Cité et le Marais. Je passais l'autre jour par la rue Vieille-du-Temple, et mon cœur d'antiquaire était réjoui. Après avoir dépassé la rue des Blancs-Manteaux, dont le nom me transporta un moment à quatre siècles en arrière, je m'arrêtai un quart d'heure dans la crotte, coudoyé par les beurrières et les garçons bouchers, pour contempler d'un œil attendri la jolie tourelle brodée d'arabesques qui fait l'angle de la rue des Francs-Bourgeois. Ce n'est pas assurément un rare chef-d'œuvre, mais il reste si peu de tourelles aujourd'hui à Paris! La première fois que je passerai par là, il est probable qu'elle n'y sera plus.
Prenons Paris tel qu'on nous l'a fait, ou défait: les lamentations des vieux partis n'y changeront rien. Le mieux est de s'accommoder du présent, en tâchant de se préparer à l'avenir, et sans prodiguer au passé de stériles regrets. C'est cette nouvelle ville que je me propose de parcourir avec soin pour en dire, à mon goût et sans parti pris, le bien et le mal, les embellissements et les enlaidissements. Je puis promettre d'être juste, mais ce ne sera pas ma faute si la justice me force plus souvent à condamner qu'à absoudre.
II
LES RUES.—PLAN STRATÉGIQUE DU NOUVEAU PARIS
Après ce coup d'œil général du haut des tours de Notre-Dame, descendons dans la rue, et vérifions en détail cette première vue d'ensemble.
Cet examen ne va pas sans difficulté, et quelquefois sans péril. La mue de Paris, commencée depuis douze ans, est une opération laborieuse et compliquée. Le monstre s'épuise en efforts, il crie, il geint, il se débat, il remplit l'air du fracas de ce rude travail, et couvre au loin le sol des débris de sa vieille peau.
Celui qui veut admirer le Paris nouveau doit donc se résigner à acheter son admiration au prix qu'elle mérite. Il est condamné au spectacle indéfiniment prolongé de la coulisse et à tout ce tripotage des machinistes que la toile de fond cache à l'Opéra. Il trébuche aux amas de décombres entassés dans tous les coins; il se heurte aux ouvriers effondrant une masure ou un palais à coups de pioche, faisant pleuvoir les pierres, ou attelés à une corde et tirant à grands cris un pan de mur, qui s'écroule dans un tourbillon de poussière, avec un mugissement d'avalanche. Il rencontre des myriades de maisons décapitées, éventrées, coupées en deux, s'affaissant dans la cave, trahissant par les fenêtres brisées ou les murailles abattues tous les secrets de leur aménagement intérieur, zébrées de ces raies noires et sinistres que laissent derrière eux les conduits des cheminées, et qui semblent le signe de ralliement des démolisseurs,—espèces de cadavres branlants, mi-debout, mi-couchés, résignés à l'abattoir, et dont l'aspect attriste l'âme et les yeux. Il faut à chaque pas manœuvrer, se courber, faire un détour, frôler les maisons ou prendre le milieu de la chaussée, écouter un gare! éviter à ses pieds un tas de moellons ou de mortier; à ses côtés, une charrette, un cheval, un maçon tout blanc de plâtre; sur sa tête, les pluies de tuiles ou de badigeon; et ainsi toujours esquivant, enjambant et regimbant, savourer jusqu'à la dernière note cet abominable concert formé du grincement de la truelle Berthelet sur la muraille, de l'aigre cri de la scie sur la pierre, de la petite chanson agaçante du cric et du cabestan, et des jurements enroués des Limousins.
Les rues de Paris sont en déménagement perpétuel comme ses habitants. Là où il y en avait hier cinq ou six, il n'y en a plus une seule aujourd'hui; là où il n'y en avait pas hier, en voici maintenant cinq ou six. Des maisons s'élèvent sur l'emplacement des anciennes voies; des voies nouvelles font leur trouée à travers des pâtés de maisons jetées bas. De toutes parts les avenues s'avancent au pas de charge, bouleversant, culbutant, nivelant tout sur leur passage; les boulevards font leurs razzias gigantesques, engloutissant les rues par centaines, comme ces monstrueux cétacés qui dépeuplent la mer pour s'arrondir, et ne peuvent ouvrir la bouche sans s'incorporer des myriades de petits poissons. On travaille sur le Paris existant sans plus s'en inquiéter que s'il n'existait pas. Une ville de douze cent mille âmes, laborieusement créée par l'effort persistant de quinze siècles, la première et déjà la plus belle du monde, est comme non avenue, et le Paris nouveau en prend à son aise avec elle, absolument comme s'il avait à se déployer de toutes pièces dans un espace vide. Au lieu de s'accommoder au Paris de Philippe Auguste, de Louis XIV et de Louis-Philippe, de s'associer à lui en se contentant de l'embellir et de le modifier au besoin, il préfère le renverser sans façon, comme ces mottes de terre qu'on écarte ou qu'on broie du pied sur son passage.
Vous avez vu ces fantômes que les physiciens créent et chassent à leur gré avec la rapidité de l'éclair; ainsi les rues apparaissent ou s'évanouissent, pauvres ombres chinoises obéissant au moindre clin d'œil de l'enchanteur M. Haussmann. Et l'instabilité de celles qui vivent n'est pas moindre que l'instabilité de celles qui meurent. Même quand on respecte leur existence, même quand elles ne sont pas rognées ou coupées en deux, même quand on ne les reprend pas pour les prolonger, en modifier la direction ou les élargir, les voies de Paris restent soumises à une mobilité perpétuelle et sont toujours en travail. On les empierre, on en change le niveau, on les hausse ou on les baisse, on déplante ou on replante les arbres, on y installe des pavillons et des vespasiennes, ou bien on les démolit; on expérimente les systèmes les plus divers sur la chaussée et sur le trottoir, on répare l'asphalte, on étend de nouvelles couches de bitume empesté et brûlant; on les éventre pour creuser un égout, on les referme; on les rouvre pour placer une conduite d'eau, on les recoud; on les fend de nouveau pour réparer les tuyaux de gaz, et pendant des semaines entières la rue est sillonnée de tranchées béantes, d'où s'exhalent des miasmes suffocants.
Tel est le premier trouble apporté à la jouissance des admirateurs du nouveau Paris. Il y en a un autre: c'est que la transformation n'est pas encore sans mélange, et que, malgré toute l'ardeur et la bonne volonté de nos magistrats, il reste toujours çà et là quelques débris de la vieille ville qui font tache et attristent le regard. La peau neuve de Paris a des bigarrures qui en détruisent l'unité et l'harmonie. À côté d'une artère de vingt mètres de large, voici une petite ruelle qui n'a pas dix pieds[3]; et derrière ce beau monument rectiligne, tout neuf et tout reluisant, on découvre dans le lointain un grand vilain bâtiment noir, sans colonnades, sans chapiteaux, et dont les pierres pourraient rendre de si grands services à la construction d'une caserne! Puis, partout des maisons en ruines, des démolitions commencées, des constructions inachevées, des barrières en bois, des clôtures de planches sales et disjointes, des échafaudages à perte de vue, tout l'appareil de la maçonnerie et de la charpenterie, choses désagréables à l'œil de l'amateur classique qui aime la propreté! Il s'avoue tout bas, en soupirant, qu'il est pénible d'assister à ces détails de toilette, dont il ne faudrait voir que le résultat, et qu'on est obligé de rendre pendant longtemps Paris bien laid avant d'arriver à le faire si beau.
Repassez dans vingt ans, mon ami: la toilette sera terminée, si elle doit jamais l'être. Plus ne sera besoin alors d'échafaudages et de clôtures en planches, parce qu'il n'y aura plus de vieilles rues ni de vieilles maisons à démolir; et quant à ces grands vilains bâtiments noirs, qui vous choquent à juste titre, on n'en gardera que tout juste ce qu'il faut pour produire un agréable contraste, une surprise piquante, après les avoir grattés, nettoyés, blanchis et redorés du haut en bas. Repassez dans vingt ans, et je vous promets à chaque pas des rues de trente mètres, des avenues bordées de palais, et des boulevards à bouche que veux-tu.
En attendant, il ne faut pas mépriser les résultats conquis. On fait ce qu'on peut. On nous a déjà donné une cinquantaine de boulevards nouveaux, sans compter les avenues, qu'il serait difficile de compter, et les rues, qui ne se comptent plus: les boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, de l'Alma, du Palais, de Port-Royal, de Saint-Germain, du prince Eugène, de Magenta, de Malesherbes, de l'Étoile et de Monceaux, le boulevard Beaujon et la rue de Rivoli prolongée, les boulevards des Trois-Couronnes et de la Santé, les deux boulevards Pereire, les boulevards Saint-Marcel, Arago, Saint-André, Haussmann, Richard-Lenoir, et tant d'autres qui n'attendent que le loisir des maçons occupés ailleurs. Nous en avions quatre-vingt-douze, il y a un an, nous devons en avoir, en y joignant les compléments prochains, plus de cent-vingt aujourd'hui. En vérité, la plume se fatiguerait à ces énumérations homériques, et l'historiographe du nouveau Paris apostropherait volontiers M. le préfet de la Seine, sur le ton de Boileau s'adressant à Louis XIV:
Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d'écrire.
Je ne puis déployer un plan de Paris et y jeter les yeux, sans découvrir de tous côtés des multitudes de larges avenues, nées d'hier ou à naître demain, et que je ne soupçonnais pas, sans m'étonner chaque fois davantage de la quantité de boulevards que peut contenir une capitale. Mais rassurez-vous, lecteur, je sais me borner malgré la contagion de l'exemple, et je me lasse plus vite d'enregistrer les voies nouvelles que M. le préfet de nous en faire.
Impossible d'ailleurs de suivre cette incessante mobilité de Paris. Ce qui est vrai au moment où nous l'écrivons ne l'est plus peut-être au moment où cela s'imprime. On a beau faire et vouloir fixer tous ces changements au vol, ils échappent sans cesse. Le courant vous dépasse, vous déborde, et flue entre les mains qui cherchent à le saisir.
Ces boulevards sillonnent toute la ville du sud au nord, de l'est à l'ouest, et l'embrassent en entier dans un vaste réseau stratégique artistement conçu. Il faut bien le dire: ce qu'on a appelé les embellissements de Paris n'est au fond qu'un système général d'armement offensif et défensif contre l'émeute, une mise en garde contre les révolutions futures, qui se poursuit depuis douze ans avec une infatigable persévérance, sans que le Parisien candide ait l'air de s'en douter. Tout est conçu dans les voies nouvelles à ce point de vue, fort légitime au fond: leur largeur, leur direction, leur position respective, leur point de départ et d'arrivée, tout, jusqu'à la nature du pavage adopté. Nous l'allons montrer aisément.
Qu'on étudie sur une carte le système général des rues neuves de Paris, on s'apercevra bien vite qu'il a été ordonné a priori dans le but de dégager les monuments qui peuvent devenir au besoin des centres et des forteresses pour l'insurrection, de couper les quartiers populeux et populaires, de ménager partout des issues inattaquables à la force armée, de mettre largement en communication, par des lignes de circuits ininterrompues, qui s'appuient et se complètent l'une l'autre, toutes les parties de la grande capitale; de relier enfin, sans laisser la moindre lacune dans l'intervalle, tous les édifices importants à de vastes rues, ces rues aux quais et aux ponts, les quais aux boulevards intérieurs, les boulevards intérieurs aux boulevards extérieurs et aux portes de Paris. Dix ans encore, et il sera impossible de choisir un point quelconque dans un quartier de la ville qui ne soit pressé, englouti, anéanti entre une quadruple rangée de boulevards convergeant vers lui à droite et à gauche, devant et derrière,—amples vomitoires, où les régiments pourront se déployer sans obstacles, où l'artillerie et la cavalerie chemineront à l'aise, où le canon, enfilant à pleine gueule ces belles rues toutes droites, tracées à souhait pour lui, fera rafle à tout coup. Une caserne s'élève à chaque point de jonction, et les forts dominent tout cela. Les professeurs de barricades auront désormais bien à faire. Le métier est gâté.
Si je n'admire pas beaucoup, comme on l'a vu, les embellissements du Paris impérial, je ne puis trop admirer, en revanche, le plan stratégique suivant lequel ils ont été dirigés. En vérité, c'est à croire que l'architecte en chef de la ville est un officier supérieur du génie militaire, ou que M. le préfet de la Seine a fait ses études à l'École polytechnique et les a complétées à l'École d'application de Metz. Vauban n'eût pas préparé avec plus de soin les opérations d'un siége. Voyez plutôt. Le boulevard Sébastopol, qui traverse tout Paris, en coupant la rue de Rivoli à angle droit, et qui met le palais du Luxembourg en communication avec les quais, les autres boulevards et la gare de l'Est, isole d'un bout à l'autre les deux redoutables rues Saint-Denis et Saint-Martin, tient en respect la Halle et le noyau des ruelles environnantes, et les vieux centres historiques de l'émeute: les rues Aubry-le-Boucher, du Cloître-Saint-Merry, etc. Sur la rive gauche, la partie supérieure de la même voie et le boulevard Saint-Germain, avec la rue des Écoles, lancés à travers le foyer turbulent du faubourg Saint-Marceau, divisent en tronçons et trouent par de larges saignées le repaire des étudiants et celui des chiffonniers. Les barrières de l'École de médecine et de l'École de droit, comme celles de la rue Clopin, sont percées à jour. Il reste encore quelque chose à faire en pleine montagne Sainte-Geneviève: on le fera, gardez-vous d'en douter.
Passons la Seine. Le boulevard Mazas et celui du Prince-Eugène, qui vont se réunir tous deux à la barrière du Trône, commandent ainsi au faubourg Saint-Antoine, que la large rue du même nom coupait déjà par le milieu. Ce boulevard du Prince-Eugène, qui a recueilli tant de malédictions pour le terrible abatis de théâtres qu'il a fait à son premier pas, on se fût bien gardé d'y renoncer, eût-il dû soulever mille fois plus d'anathèmes encore. Il n'en est pas un seul dans Paris qui ait été plus adroitement conçu, pas un qui ait fait plus de besogne d'un coup. Il troue en plein centre un quartier populeux et remuant, il ouvre et dégage le chemin de Vincennes, où il y a, comme on sait, un très-joli fort, plein de jolis soldats; il met en rapport la caserne du Château-d'Eau avec les chasseurs de la forteresse; enfin il complète de la manière la plus ingénieuse, après le boulevard Mazas d'une part, après les boulevards Bourdon et Beaumarchais de l'autre, une combinaison grâce à laquelle on peut prendre à tête et à queue ce formidable faubourg, qui se souvient un peu trop d'avoir renversé la Bastille, et l'investir pour monter à l'assaut de ses barricades. C'est une œuvre d'artiste, et l'auteur a dû s'y mirer avec complaisance.
Le point de départ du boulevard du Prince-Eugène s'appuie sur le flanc gauche d'une caserne, placée là à l'intersection de toutes ces grandes voies, comme le temple du genius loci. Sur le flanc droit de la même caserne s'appuiera le point de départ du boulevard Magenta: c'est le vieux mythe d'Antée qui reprenait des forces en touchant la terre. Le boulevard Magenta continue celui du Prince-Eugène en ligne droite, et, croisant celui de Strasbourg, il coupe par le milieu d'autres quartiers inquiétants, entre les boulevards intérieurs et les boulevards extérieurs. Ainsi seront dominés et tenus en échec les faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin et Poissonnière, et s'établira une communication directe entre la gare de l'Est et la fameuse caserne, centre où tout aboutit, et autour duquel rayonnent toutes les voies, comme jadis autour du forum.
Jetez maintenant les yeux sur l'Hôtel de Ville, le but naturel de tous les émeutiers, le siége de tous les gouvernements provisoires, le point le plus important et le plus disputé de Paris, aux jours de révolutions. Aujourd'hui l'Hôtel de Ville, dégagé de toutes parts, et trois fois pour une, par le quai, l'avenue Victoria et la continuation de la rue de Rivoli, en outre proprement flanqué à l'arrière d'une caserne respectable, ne peut plus devenir l'objet d'une surprise ni d'un coup de main.
Avons-nous besoin de poursuivre la démonstration? Restons-en là. Le lecteur pourrait se lasser de ces explications fastidieuses, qui étaient nécessaires pour établir un point dont ceux-là mêmes qui s'en doutent ne se doutent pas assez. Pas un détail n'a été négligé dans l'ensemble, et le gouvernement a retourné d'avance tous les atouts pour lui.
Ainsi partout l'émeute est déboutée et réduite en vasselage; partout ses quartiers généraux sont traqués dans leurs repaires et pris entre deux feux. Les nouvelles voies, larges, dégagées, découvertes, s'allongent en lignes droites au lieu de s'arrondir en lignes courbes comme les anciennes, et ce qu'on prend pour un simple amour de la symétrie est de plus un profond calcul stratégique. Celles mêmes qui paraissent tracées sans but direct, cette multitude d'avenues géométriques qui vont à l'aventure, d'ici, de là, à droite, à gauche, se poursuivant, se croisant, partant tout à coup comme des fusées sous vos pieds et courant à perte de vue n'importe où, d'une allure aussi intrépide que si elles allaient quelque part; ces gigantesques boulevards, en particulier, qui rayonnent par douzaines autour de l'Arc de Triomphe et vont tête baissée, à travers ravins et montagnes, aboutir aux endroits les plus extravagants et se jeter dans le vide, concourent encore indirectement à la réalisation du même plan.
À ces causes de déroute pour l'insurrection, joignez-en une autre, qui a sa valeur: c'est que le macadam a supprimé le pavé, cet élément essentiel de la barricade. Voilà ce qui protége le macadam contre les plus vives et les plus justes récriminations.
D'ailleurs, je ne suis pas de ceux pour qui c'est là de tous points une invention damnable, et je le trouve précieux aux jours de soleil, du moins pour les gens qui ont cinquante mille livres de rentes. Comme la plupart des transformations de Paris nouveau, il tend à favoriser le développement du luxe, en nécessitant l'emploi et en multipliant par là même le nombre des équipages. Quant aux piétons assez mal avisés pour ne pas comprendre les nécessités d'une ville de luxe, c'est à eux à se garer de la poussière; et quant aux arbres, ils ont déjà tant d'autres chances d'asphyxie, qu'une de plus ne signifie pas grand'chose: il serait bon seulement de les faire épousseter matin et soir. Si donc il n'y avait que des voitures à Paris et s'il y faisait toujours beau, il faudrait élever des statues à Mac-Adam. Mais le climat parisien est aussi variable que la physionomie d'une jolie femme: il n'use du soleil que dans les occasions solennelles, en guise de distraction au brouillard et d'antithèse à la pluie, et l'on sait quelle chose homérique, inénarrable et sans nom, devient le macadam par les jours de pluie.
Le macadam a, de plus, le tort grave d'exiger un continuel entretien de toilette, non-seulement fort dispendieux pour la bourse du Parisien, mais encore plus désagréable à la plante des pieds. Il engloutit des océans de cailloux, qu'il ne rend jamais. Le proverbe populaire: Pavé de bonnes intentions, ne peut mieux s'appliquer qu'au macadam, lorsqu'il est neuf ou qu'on le rempierre: j'en appelle à tous ceux qui ont traversé une rue de Paris dans ces dures circonstances. Si l'on ne voulait qu'un terrain égal et doux à la marche, il y aurait mieux que cela, et je conseillerais à ceux que ce soin regarde d'aller faire un tour en Hollande et d'y étudier ce pavage uni et propre comme un parquet, que la pluie même ne fait que laver sans le salir. Mais on veut toute autre chose, et la vraie raison est justement celle qu'on ne dit pas. L'administration a des pudeurs de vierge qui nous étonnent toujours de sa part.
Ainsi donc, sur ce chapitre des transformations de Paris, il serait bon désormais de s'entendre. Qu'on nous parle du réseau stratégique des nouvelles rues, qu'on nous les montre savamment tracées, combinées avec art, comme autant de parallèles, de sapes et de circonvallations, destinées à réduire une place rebelle; qu'on nous présente le nouveau Paris comme un vaste terrain soumis aux servitudes militaires et abandonné aux opérations des officiers du génie,—gens aimables, d'ailleurs, et qui ne demandent pas mieux que d'agrémenter çà et là leurs travaux par un petit jardin, et de voiler quelquefois leurs tranchées derrière un bouquet d'arbres ou un kiosque,—à la bonne heure, j'admirerai sans restriction. Encore une fois, je comprends et j'admets que le premier droit d'un gouvernement soit de prendre des précautions contre l'émeute. Mais il faudrait avoir le courage du mot propre et ne pas parler d'embellissements plus qu'il ne convient, car alors je n'admire plus du tout.
Ce caractère mathématique des rues se retrouve dans leurs moindres détails. Elles fauchent tout en droite ligne sur le sol comme sur les côtés. Pour éviter une courbe invisible à l'œil et insensible au pied, on fait des percées à travers le terrain comme pour les tunnels de chemins de fer. Un beau jour on taillera en pleine butte Montmartre, on ouvrira une voie géométrique à coups de pics et de sondes en creusant la montagne Sainte-Geneviève, dût-on démolir le Panthéon, ou l'isoler sur une cime, au haut d'un escalier de cinquante degrés. Il y a des maisons, sur les flancs du boulevard Malesherbes, qui sont perchées dans la nue, et aux extrémités de la rue de Rivoli, qui sont juchées sur des trottoirs de huit à dix marches; il y en a eu longtemps, de chaque côté du boulevard de Sébastopol (il en reste quelques-unes) qui semblaient bâties sous terre et extraites des fouilles d'un nouveau Pompéi: le sol était à la hauteur du deuxième étage. Au coin de la rue Monsieur-le-Prince et de la place Saint-Michel, il faut escalader une dizaine de degrés pour arriver aux rez-de-chaussée de droite, et en descendre presque autant pour arriver à ceux de gauche. À la jonction de la rue Victor-Cousin avec la rue Soufflot, on trouve d'un côté des ravins, de l'autre des montagnes, qui communiquent ensemble par un système de talus et d'escaliers compliqués. En face du Panthéon, on montait au Luxembourg comme à un grenier, et l'on y monte encore comme à un entresol; ailleurs, on descend comme dans une cave. Le quai de la Mégisserie et certaines ruelles adjacentes, les rues du Marché-Saint-Jean et de la Verrerie, le confluent de la rue de la Harpe avec le boulevard de Sébastopol, sur beaucoup de points les abords du boulevard Saint-Germain et de la rue des Écoles, offrent le spectacle de quartiers pris d'assaut. La rue Baillif n'arrive à joindre le Palais-Royal que par un escalier de quinze marches. Les maisons de la rue Bellefonds sont campées sur des escarpements sauvages et dominent de dix mètres le square Montholon, où l'on descend comme dans un entonnoir. La rue Marbeuf est divisée dans sa longueur en deux parties parallèles, dont l'une surplombe de quinze pieds et forme cul-de-sac. Les alentours du rond-point de l'Étoile, l'avenue de Saint-Cloud, le quartier Beaujon, défient toute description: il est prudent de faire son testament avant de s'aventurer dans cet inextricable dédale tout hérissé de ravins, de contre-forts, d'échelles et d'escaliers à pic[4]. La traversée de la Bérésina n'est qu'une plaisanterie près de la traversée de la rue du Bel-Air, et Dieu sait ce qui sortira de ce provisoire et combien de temps il doit durer. C'est la frénésie, l'ivresse, la folie furieuse de la ligne droite; c'est le chaos mathématique. Sur plus d'un point, M. le préfet de la Seine a trouvé moyen d'arriver à la confusion par l'excès et l'abus de la géométrie. Au rebours de Caussidière, il lui est arrivé de faire du désordre avec de l'ordre.
Dans la partie supérieure du boulevard Saint-Denis, les tranchées entreprises pour le passage du boulevard Magenta et les travaux qui en ont été la suite avaient produit les résultats les plus inouïs. Ce quartier semblait avoir été bouleversé par un cataclysme dont on a cherché à régulariser les traces sans pouvoir les faire entièrement disparaître. Ici, c'était un trottoir bordé de balustrades qu'on avait ménagé devant quelques boutiques, et qui filait en terrasse à hauteur de premier étage, absolument comme un balcon; là, c'étaient des maisons étagées de haut en bas, et qu'on reprenait en sous-œuvre pour faire des boutiques à la place des caves; ailleurs, un pont suspendu traversant la rue et servant de voie d'accès au bureau d'une fonderie, qui anciennement était au rez-de-chaussée et se trouvait maintenant au premier, sans avoir changé de place; ailleurs, des portes cochères qui s'ouvraient à deux battants à hauteur d'entresol. Le boulevard Bonne-Nouvelle, près la porte Saint-Denis, et surtout le boulevard Saint-Martin, font l'effet d'une gorge sombre entre deux montagnes. En s'accoudant aux garde-fous et en se penchant au-dessus du puits de l'abîme, on a le vertige à voir tourbillonner sous ses pieds cette flotte de fiacres et d'omnibus dans une mer de macadam. En Suisse, sur le mont Blanc, ce serait pittoresque; à Paris, devant le théâtre de M. Mélingue, c'est fort laid, et de plus c'est une contradiction. Comment se fait-il qu'on n'ait point abattu, afin de niveler le sol, ces quelques douzaines de maisons juchées en observatoire à droite et à gauche de la chaussée, comme pour faire la nique à l'architecture égalitaire du nouveau Paris? Est-ce respect humain?—Bah!—Est-ce économie?—Fi donc!—C'est tout simplement que M. Haussmann n'était pas encore préfet de la Seine.
III
L'EXPROPRIATION POUR CAUSE D'UTILITÉ PUBLIQUE.
LA VILLE DES NOMADES
En ce temps-là, l'expropriation pour cause d'utilité publique avait déjà fait son chemin; elle régnait, mais n'était point arrivée pourtant à la pleine possession de la redoutable dictature qu'elle exerce aujourd'hui. Les auteurs de cette loi ne prévoyaient guère le cruel abus qu'on en ferait un jour. Elle est devenue entre les mains de l'autorité spéciale une sorte de bélier aveugle, qui frappe comme un sourd; une catapulte inflexible et sauvage, poussée par tous les instincts d'une centralisation effrénée. Elle cogne de la tête et des pieds, elle frappe, elle démolit, elle pulvérise, elle broie, la monstrueuse machine; elle dévore sans cesse et ne peut se repaître. Ce n'est pas l'expropriation pour cause d'utilité publique; c'est l'expropriation pour cause de bon plaisir. Elle porte gravée au front le vers de Juvénal,—un poëte d'aujourd'hui, né dix-huit cents ans trop tôt:
Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.
Je n'en dis pas le quart de ce qu'en ont dit souvent les avocats devant les tribunaux, et pas la dixième partie de ce qu'en pense le public, qui subit, mais qui juge.
Aussi qu'arrive-t-il? C'est que, dans les débats entre la ville et les expropriés, l'opinion, représentée par le jury, prend invinciblement la défense de ceux-ci, et, ne pouvant faire mieux, proteste sans relâche par le chiffre des indemnités qu'elle alloue. Cette protestation n'en vaut peut-être pas une autre, mais, pour le moment, elle ne manque pas de logique et de force. Le jury sent bien que c'est lui, en définitive, qui paye ces indemnités-là; mais il proteste, parce qu'il est le jury,—et aussi parce que, en matière d'expropriation, on ne sait pas, ou plutôt on sait trop ce qu'on peut devenir un jour. C'est un bon procédé de confrère à confrère, à charge de revanche; c'est une semaille qui peut se changer en moisson.
Cet état de choses a donné naissance à une industrie nouvelle, celle de l'homme qui spécule sur son expropriation. Il y a des gens qui ont pris pour spécialité d'acheter, de bâtir, d'établir une maison de commerce dans un quartier qu'ils prévoient devoir bientôt disparaître. Le quartier n'est pas difficile à trouver: on n'a guère que l'embarras du choix. Cela est devenu une sorte de jeu de Bourse, mais plus sûr que les autres. On cite un limonadier, déjà démoli trois fois, par suite de savants calculs, et qui, d'indemnités en indemnités, est parvenu à reconstruire dernièrement un café monstre, une merveille,—qu'il espère bien voir démolir encore avant de mourir. Alors il se retirera, et il ira bâtir une maison de campagne dans une Arcadie lointaine où l'utilité publique n'aura rien à voir.
Cette industrie bizarre, un de ces bruits qui se chuchotent à l'oreille n'a pas même craint de la prêter à de hauts personnages, accusés d'imiter sur un autre terrain ces ministres déchus, qui passaient pour escompter rue Vivienne les bonnes nouvelles dont les fonctions publiques leur assuraient la primeur. M. de Girardin, qui a toutes les audaces, aussi bien en défendant ses amis qu'en attaquant ses ennemis, a osé le premier formuler nettement ces vagues rumeurs, contre lesquelles il n'avait pas besoin de s'indigner: elles n'ont d'autre signification que de condamner un système qui prête le flanc à de pareils commérages, et leur donne une ombre de vraisemblance aux yeux de la prévention ou de la malignité publique.
Nous avons tous appris par cœur, au collège, un joli conte du bonhomme Andrieux. Il s'agit d'un meunier têtu, dont le petit moulin est convoité par le grand Frédéric, pour l'agrandissement du château. L'intendant des bâtiments royaux le mande auprès de lui, et un dialogue intéressant s'établit entre eux:
«Il nous faut ton moulin: que veux-tu qu'on t'en donne?
—Rien du
tout, car j'entends ne le vendre à personne.
Il vous faut est
fort bon, mon moulin est à moi
Tout aussi bien au moins que la
Prusse est au roi.»
On rapporte le tout au prince; grand scandale. Il fait venir lui-même le meunier, presse, flatte, promet. Le dialogue continue:
«Il faut vous en passer, je l'ai dit, j'y persiste...
—Je suis le
maître.—Vous, de prendre mon moulin?
Oui, si nous n'avions pas des
juges à Berlin.»
Le monarque est désarmé par ce mot. Que voilà un monarque débonnaire, malgré sa réputation farouche, et qu'on voit bien que l'expropriation pour cause d'utilité publique n'était pas encore inventée alors! Figurez-vous donc un bonnetier de la rue Saint-Denis parlant sur ce ton aujourd'hui à un sous-chef des bureaux de l'Hôtel de Ville!
L'expropriation, devenue reine et maîtresse, se passe des fantaisies de sultan blasé. Elle achète le terrain et le bâtiment, démolit celui-ci et revend celui-là, rachète, revend encore, permet, retire, se ravise, et joue à la maison comme l'enfant au château de cartes. On l'a vue, après avoir laissé construire des édifices gigantesques sur le sol déblayé par elle, changer tout à coup d'idée, et le racheter pour les détruire, au moment où l'on y mettait la toiture. L'histoire du rond-point des Champs-Élysées restera célèbre dans les fastes de l'expropriation. Homère, qui a consacré plusieurs chants à la toile de Pénélope, eût fait tout un poëme sur le rond-point des Champs-Élysées. Ces coûteuses inconséquences sont le châtiment des volontés trop promptes et qui se savent trop maîtresses d'elles-mêmes. Leur incertitude naît de la hâte de leurs décisions, que rien n'arrête et ne mûrit au passage. Elles affichent leur insuffisance dans leurs variations. À chaque instant, l'édilité parisienne semble répéter le mot du médecin de la légende: Faciamus experimentum. Mais quand l'expérience est manquée, le patient en souffre plus que le médecin.
Un des plus curieux exemples de ces incertitudes dans l'absolu et de ces tergiversations après le fait accompli, est ce qui s'est passé, il y a quelques années, dans la cour intérieure du Louvre. Je cite ici ce détail, entre parenthèses, pour sa signification générale, et j'espère que les amateurs, qui suivent d'un regard philosophique les gestes de l'administration parisienne, ne l'ont pas encore oublié. On essaya d'établir d'abord des jardins en losanges; puis on les mit en carrés, avec des bancs, puis on supprima les carrés et les bancs pour revenir à de maigres plates-bandes. J'en passe, et fais peut-être quelque erreur de détail, mais en atténuant plutôt qu'en exagérant. Au centre de la cour, ce fut bien mieux encore. On y vit d'abord une fontaine ou un jet d'eau, puis le jet d'eau disparut devant une statue équestre, puis la statue équestre fit place à un petit massif de gazon et de fleurs, puis le massif s'évanouit, et aujourd'hui il n'y a plus rien. C'est pour arriver à ce beau résultat qu'on a bouleversé la malheureuse cour pendant deux ou trois ans. Il eût été plus simple et plus économique de commencer par où on a fini, c'est-à-dire de ne pas commencer du tout.
Cet axiome pourrait s'appliquer plus justement encore à quelques-uns des embellissements de Paris.
Quel chapitre instructif nous pourrions écrire en examinant par quels rapports étroits s'enchaînent ces abus de l'expropriation avec le mode de nomination de la municipalité parisienne, élue par le pouvoir qu'elle contrôle, et non par ceux qu'elle exproprie! Que de choses à dire aussi sur les conséquences économiques du système, sur ce mépris inouï de la dépense et cette insouciance magnifique pour la question d'argent, sur les proportions colossales de ce budget de Paris, qui, moins favorisé que celui de l'État, n'est pas même voté indirectement par le contribuable, qui a dévoré, par lui-même ou par ses annexes, près de six milliards depuis 1852, et, à l'heure qu'il est, dépasse des neuf dixièmes, c'est-à-dire de 180 millions, celui de la Suisse entière, et égale celui de l'Espagne!
Mais ce chapitre me mènerait trop loin, et sortirait de mon cadre. Je le laisse, avec bien d'autres, à ceux qui entreprendront l'histoire politique de ce temps.
Par quel miracle incessamment renouvelé la ville peut-elle subvenir à l'effroyable consommation de deniers que représentent ces travaux cyclopéens? C'est son affaire, mais c'est aussi un peu la nôtre. On assure qu'elle gagne sur la vente et l'achat des terrains; j'en suis enchanté pour elle, mais le mieux est de ne pas trop s'y fier. Elle a deux moyens plus infaillibles: l'emprunt, qui ne nous regarde pas, grâce à Dieu, et l'impôt, qui nous regarde beaucoup. Elle joue à merveille de ces deux instruments, dont elle a l'habitude; peut-être seulement en joue-t-elle un peu trop.
Cette grande orgie de boulevards a eu ses jours de fête et de triomphe, lors de l'inauguration solennelle des boulevards Malesherbes et du Prince-Eugène, du premier surtout. Ce jour-là, on avait renouvelé pour Sa Majesté l'attention galante du duc d'Antin pour Louis XIV, lorsqu'il fit scier dans la nuit et tomber à l'aube, comme d'un coup de baguette, sous les yeux du monarque, une forêt qui gênait le point de vue, et celle de Potemkin pour la czarine, à qui il montra des villages en toile peinte tout le long des déserts de l'Ukraine,—joli tour de prestidigitation en partie double qui se joue de temps en temps d'ailleurs sous les fenêtres de chaque Parisien. Le Constitutionnel a rendu compte de la fête dans cette langue dont il a le secret, et il a trouvé pour la circonstance des accents qui n'appartiennent qu'à lui. Lorsque les invités eurent admiré à loisir «le bel aspect que présentait la ligne du boulevard,» suivant l'heureuse expression du respectable M. Boniface, le Pindare de toutes les inaugurations, on procéda à l'apothéose du système, et l'Expropriation pour cause d'utilité publique apparut dans la nue, au milieu des flammes du Bengale, affable, souriante, l'air tout à fait engageant, et le front couronné de roses. À cette vue, l'enthousiasme des maçons s'éleva jusqu'au lyrisme: ils se jetèrent avec ivresse dans les bras les uns des autres, et toutes les maisons se décorèrent, comme par enchantement, d'inscriptions lyriques où dominait, parmi des couronnes de verdure, cette phrase que la postérité recueillera:
À NAPOLÉON III
les ouvriers du bâtiment reconnaissants!
C'est le véridique Constitutionnel qui le dit, et je le crois sans peine. Mais j'aime encore mieux le mot, identique au fond, plus coloré dans la forme, du représentant Nadaud à la Législative: «Quand le bâtiment va, tout va.»
Le triomphe de l'Expropriation fut complet: elle prouva, par une très-docte harangue, que tout est pour le mieux dans la meilleure des capitales, et que ceux qui se plaignent sont de grands enfants, qui ne savent pas tout le bien qu'on leur veut.
Nous avons eu récemment deux nouvelles éditions, revues et considérablement augmentées, de cette ingénieuse harangue; mais cette fois la chose s'est passée tout à fait en famille. Paris se rappellera longtemps le discours du trône prononcé, à l'ouverture de la dernière session municipale, par notre Grand-Édile. Il est impossible de boire à sa santé et de se porter un toast à soi-même avec plus de satisfaction naïve. Personne ne s'entend comme M. Haussmann à faire l'apologie de M. le préfet de la Seine, et nulle part on ne l'applaudit avec autant d'enthousiasme que dans le sein de sa commission: c'est pourquoi nous comprenons qu'il y tienne. L'accord est vraiment édifiant entre le chef et les membres du conseil de tutelle donné à cet éternel mineur qu'on appelle Paris. Le chef s'applaudit d'avoir choisi de si excellents membres, les membres s'applaudissent d'avoir été choisis par un si excellent chef. Les membres trouvent que le chef qui les a élus est le plus grand chef du monde, et le chef déclare à son tour qu'il est impossible de rêver de meilleurs membres que ceux qu'il a élus. Spectacle aimable, et bien propre à toucher quiconque a le sentiment de l'harmonie!
Seulement, dans ces discours pro domo suâ, pleins de vues si originales et si neuves, peut-être M. le préfet de la Seine abuse-t-il un peu de l'ironie, figure qui devient facilement monotone pour peu qu'elle se prolonge. Si les Parisiens actuels sont si nomades et si vagabonds, est-il bien généreux à M. le préfet de les en railler avec une si cruelle persistance? J'ai un ami qui a changé dix fois de domicile depuis dix ans. Il demeurait d'abord, quand je l'ai connu, rue des Mathurins-Saint-Jacques; la rue des Écoles l'en a chassé. Il s'est réfugié rue de la Harpe; le boulevard de Sébastopol a jeté sa maison bas. Il a cherché un nouvel asile derrière l'Odéon; la rue de Médicis l'a forcé de fuir. En désespoir de cause, il a passé l'eau: le boulevard Magenta, le boulevard du Prince-Eugène et cinq ou six autres l'ont poursuivi, traqué, acculé. M. Haussmann lui reproche de déménager trop souvent: il a bien raison. Pourtant mon ami trouve que M. Haussmann a la plaisanterie lugubre.
IV
LES MAISONS
Tout le long de ces rues et de ces boulevards nouveaux, nos architectes ont bâti des maisons dont il est temps de dire un mot. Il y a des quartiers où elles ressemblent à des palais: entrée monumentale, surmontée de rosaces et de bas-reliefs; du bronze et du marbre partout, de l'or au balcon, etc. J'ai examiné en détail un de ces palais dans la rue de Rivoli: il est habité au rez-de-chaussée par un marchand de vin et un charcutier; au premier par un tailleur; au second par une modiste; au troisième par un huissier. Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. Je ne m'en plains pas: je voudrais que tout le monde, même les huissiers, logeât «sous des lambris dorés.» Mais ce bronze est du zinc, cet or est du badigeon. Il en est un peu de ces palais comme des décors de théâtre: il faut les voir à distance, sans chercher à les toucher du doigt.
Les vieilles maisons de Paris, comme on en trouve encore au Marais, avaient bien leur prix. Pour l'élégance elles font piètre mine à côté des maisons modernes, et nos dandys consentiraient tout au plus à y loger leurs chevaux. Les portes d'entrée rustiques conduisent à des appartements carrelés; mais l'escalier est large et monumental, les couloirs sont vastes, les dégagements faciles, les plafonds élevés. Une famille patriarcale tiendrait sans gêne dans ces grandes pièces, où l'on n'en était pas venu encore à mesurer l'espace à un centimètre près. Les palais nouveaux, sépulcres blanchis, faits de plâtras et de rognures de pierre, que le moindre coup de vent ébranle du haut en bas, sont divisés verticalement et horizontalement en tranches exiguës, dans chacune desquelles un ménage parisien étouffe, faute d'air, de lumière et d'espace, comme une fleur (je suis poli) entre deux pavés. Ce que l'administration a rendu d'air à la ville en élargissant les rues, les propriétaires le retirent, et au delà, en rétrécissant les appartements. Il le faut bien: l'espace de toutes parts est rogné par l'ampleur et la multiplicité des nouvelles voies, qui sur quelques points se touchent, pour ainsi dire, ne laissant pas même entre elles un espace suffisant pour que deux maisons adossées s'y puissent développer à l'aise. Le terrain est hors de prix, et on l'économise précieusement comme s'il était d'or pur. Ah! si les Parisiens pouvaient loger dans la rue, ils seraient trop heureux!
Des mouches même auraient peine à respirer en ces réduits étroits, encombrés des mille et un brimborions de la mode. On y a constaté des cas d'asphyxie d'oiseaux. Les maisons récentes rappellent, pour la plupart, ces boîtes à compartiments où les caricaturistes nous montrent les voyageurs contraints de se camper, au moment des expositions et des trains de plaisir. Ce sont moins des maisons que des malles à six étages. Le propriétaire économise dans l'escalier une niche pour le concierge, qui n'est pas toujours aussi bien logé qu'un chien de garde, et sous la partie supérieure du toit une rangée de chambres, où l'on ne peut se tenir debout qu'au centre. Les paliers sont larges d'un mètre carré, la cour est un entonnoir ténébreux, hanté par des exhalaisons pestilentielles qui y tiennent lieu d'atmosphère, et où j'ai vu plus d'une fois, gracieusement adossés, la pompe des locataires et... le cabinet intime du portier.
Je demande pardon du détail, mais il complète le tableau. Ô bonnes gens de province, vous êtes bien vengés!
Tous ces palais semblent jetés dans le même moule, et il est aisé de comprendre pourquoi: l'administration impose l'alignement et l'élévation; elle n'impose pas le nombre des étages, mais elle fixe un minimum de hauteur pour chacun d'eux, et un maximum d'élévation pour la maison. Les propriétaires, qui n'aiment pas à perdre de place, au prix où sont les terrains, d'une part prennent généralement ce minimum pour règle et se gardent bien de le dépasser; de l'autre atteignent l'extrême limite de ce maximum, pour faire rendre au sol tout ce qu'il peut porter et compenser en élévation le peu d'étendue de la superficie. De là cette richesse et cette variété de coup d'œil qui, dès l'entrée d'une nouvelle rue, allonge dans une perspective d'une demi-lieue des rangées de maisons passées au même niveau, et offrant de la base au sommet le même nombre de fenêtres strictement rangées sur la même ligne.
Cent personnes vivent entassées les unes au-dessus des autres sur les différents échelons de ce perchoir. En montant sur une chaise, on peut toucher de la tête les pieds du voisin. Tous sont esclaves de tous, dans ces abominables cages parisiennes, où l'on est condamné à tous les bruits, à toutes les odeurs, à toutes les maladies de ses compagnons de chaînes. Bon gré mal gré, par les fenêtres vous recevrez les confidences olfactives de toutes les cuisines de la maison; par les portes, le piétinement de tout ce qui passe sur l'escalier; par les cheminées, des bribes de toutes les conversations et de toutes les disputes. Au-dessous, madame a la migraine: vous voilà condamné, par la galanterie et la compassion, à mettre des pantoufles et à marcher sur la pointe des pieds pendant huit jours; vis-à-vis, mademoiselle étudie son piano, et répète six mois de suite, du matin au soir, les exercices de Quidant: ce supplice est de ceux qui ne se décrivent pas. Des enfants qui jouent à la toupie dans l'appartement supérieur suffisent à vous rendre tout travail impossible. Le grincement d'une chaise ou de la porte d'une armoire vous donne des insomnies; un voisin qui se mouche au milieu de la nuit vous réveille en sursaut. Vous êtes bloqué et traqué par un essaim de bruits qu'il faut subir jusqu'au dernier. Et, pour comble, s'il prend fantaisie à votre concierge de manger de la soupe aux choux, il faudra bien aussi que, par l'escalier ou par la cour, ou des deux côtés à la fois, vous en avaliez toutes les exhalaisons une à une et jusqu'à la lie.
Je n'invente rien, je raconte ce que j'ai éprouvé moi-même,
Quæque ipse miserrima vidi,
Et quorum pars magna fui.
Telle est la règle commune. Je sais bien qu'il y a des exceptions, en particulier dans les maisons bâties à l'usage des millionnaires; il est inutile de me les opposer. La plupart des propriétaires, gens sagaces, ont imaginé un moyen ingénieux d'éviter à leurs locataires tous ces petits désagréments, en les remplaçant par d'autres qui les compensent avec avantage. Le plus simple serait de supprimer la cause première; comme cela ne regarderait qu'eux, ils n'y pensent même pas: cette cause est passée à l'état de principe et d'axiome, et il ne s'agit plus pour ces messieurs de faire des maisons conformes aux besoins des locataires, mais de se faire des locataires conformes aux vices de leurs maisons. Ce sont des rois absolus qui trouvent plus commode de réformer leurs sujets que de se réformer eux-mêmes, et qui bâtissent tout un système d'ordonnances et de prohibitions sur leurs propres défauts. Par exemple, pour éviter les odeurs, ils interdiront au concierge de manger de la soupe aux choux, ce qui est attentatoire à la dignité d'un citoyen libre. Pour éviter le bruit, ils interdiront au locataire d'avoir des enfants, ce qui est attentatoire à la moralité publique: il est vrai que l'exiguïté de ses appartements suffirait à elle seule pour le lui interdire. Les chiens sont mis à l'index, les oiseaux à peine tolérés. On commence même à proscrire le piano, ce qui est dur,—au moins pour les personnes qui en touchent. Les locataires sont mille contre un, et ils se laissent imposer tout cela, au lieu d'imposer eux-mêmes au propriétaire des cours mieux aérées, des appartements plus hauts et des plafonds plus épais.
Que diriez-vous d'un tailleur qui, non content de vous donner de l'orléans pour de l'elbeuf, à l'entrée de l'hiver, voudrait encore vous faire payer les frais de sa malhonnêteté et de sa ladrerie, et ne vous livrerait sa redingote qu'à la condition expresse que vous ne sortirez pas de chez vous, de peur de vous enrhumer? Le propriétaire parisien ressemble à ce tailleur, et voilà le beau marché que nous signons tous les jours, en payant fort cher pour cela.
Car, il faut bien en revenir là, ces appartements, ou plutôt ces compartiments mesquins, de si haute apparence et de si pauvre réalité, marbre au dehors et cendre au dedans, se cotent aux prix que vous savez, dix fois plus cher que ne se louaient autrefois ces grandes habitations dont je parlais tout à l'heure, quatre fois plus qu'elles ne se louent encore aujourd'hui. Il en est d'eux comme de ces restaurants splendides, où l'on mange de maigres biftecks, mais où l'on fait payer les dorures aux consommateurs. Toutes ces magnificences extérieures, commandées de plus en plus par la transformation et les embellissements de la ville, sont un leurre puissant à la vanité parisienne, qui de tout temps a mieux aimé et qui paye plus volontiers les apparences du luxe sans la réalité, qu'elle ne ferait de la réalité sans les apparences. Les propriétaires, aussi bien que les architectes, trouvent leur compte à ces goûts candides, et ils se rattrapent en dedans de leurs prodigalités du dehors, en économisant sur la solidité, l'espace et le confortable, ce qu'ils ont donné au plaisir des yeux. Vraie piperie, dont tous les Parisiens se rendent complices par l'empressement qu'ils montrent à se laisser duper.
Et puis, du moins dans les quartiers centraux, le remplacement des rues par des boulevards de trente mètres, l'élargissement prodigieux de toutes les voies nouvelles, ont singulièrement rétréci et par là même accru de valeur le domaine du sol habitable. Le terrain a décuplé et parfois presque centuplé de prix, en proportion des demandes, et pour bien d'autres motifs encore. Tel mètre carré, qui jadis valait vingt-cinq francs dans la rue de la Vieille-Harengerie, en vaut plus de mille aujourd'hui, au coin de la rue de Rivoli et du boulevard de Sébastopol. Les spéculateurs se sont jetés sur cette nouvelle proie. Tout ce que le Limousin renferme de maçons ne peut suffire à la tâche, et la multitude des bâtisses, comme on dit en style technique, a fait hausser la main-d'œuvre. Cela est naturel, et il est naturel aussi que les propriétaires profitent de toutes ces raisons, en les grossissant d'un bon nombre de prétextes, qui ne manquent pas davantage, pour élever le prix des loyers. Ils ne font qu'user de leur droit, même lorsqu'ils en abusent. Qu'on veuille bien croire que je ne réclame pas contre eux l'application du maximum. Il est vrai qu'on taxe le pain, et qu'un logement est, comme le pain, un objet de première nécessité; mais je trouve que nous avons bien assez de réglementation pour notre bonheur, et je crois qu'il est prudent de ne pas trop demander à l'État un certain genre de services, où il s'empresse toujours de dépasser nos désirs.
De temps en temps, quand les gémissements des locataires, ce pauvre peuple taillable à merci, s'élèvent en chœur sur un ton plus lamentable que d'ordinaire, l'administration s'inquiète et avise. Elle fait un discours éloquent, elle publie une note catégorique et concluante, d'où il appert, de la façon la plus nette du monde, qu'elle ne démolit pas une maison sans en bâtir sept pour la remplacer, qu'il y a actuellement quinze ou vingt mille logements vacants à Paris, et que, par conséquent, la cherté des loyers est un fait transitoire et anormal, absolument indépendant des derniers travaux, contraire à la logique des choses, et qui ne peut manquer de cesser dans un avenir prochain; que les embellissements de Paris n'ont causé aucune aggravation de charges aux Parisiens, et que le dégrèvement des taxes locales en sera, au contraire, la conséquence infaillible.
Et les loyers montent toujours.
Mais du moins, comme les malades de Molière, on a la satisfaction de savoir que l'on meurt dans les règles. Et cela est agréable.
Donc les appartements parisiens réunissent l'extrême cherté à l'extrême incommodité. On n'y loge pas, on y perche, on y campe entre ciel et terre, soumis à toutes les servitudes imposées par le propriétaire, le concierge et les voisins, toujours pressé d'en sortir, soit pour aller chercher dans la rue un peu d'air, de calme et de repos,—oui, vraiment, de repos; soit pour varier son supplice en changeant de logement. A-t-on jamais bien réfléchi à l'influence que ce genre d'habitation doit nécessairement exercer sur le tempérament physique et moral des Parisiens? Croit-on que tout cela n'ait aucune action sur ce caractère inquiet, sur cette irritabilité nerveuse qui en fait le peuple le plus mobile et le plus capricieux du monde? Rien n'est doux, rafraîchissant, salutaire à l'esprit et au cœur, plus calmant et plus bénin que le chez-soi. Sans paradoxe, je suis convaincu que le home anglais, cet intérieur si paisible et si confortable, si isolé de tous les tumultes du dehors dans les tranquilles jouissances de la maison, joue un grand rôle dans les prospérités de l'histoire politique et sociale de la nation, aussi bien que dans la patriarcale fécondité de ses mariages. Où est le chez-soi possible à Paris? Allez donc vous rafraîchir et vous retremper dans nos appartements de carton, si transparents au bruit, et pénétrés de tous côtés par la pression du dehors! L'administration urbaine, dans les travaux du nouveau Paris, n'a supprimé que les moyens matériels des révolutions, en supprimant les pavés et les enchevêtrements de ruelles; elle en laissera subsister l'une des principales causes morales, tant que subsisteront ces logis-compartiments, voués à toutes les tyrannies tracassières; tant qu'elle n'aura pas transplanté le home sur les bords de la Seine. Je sais bien qu'il est difficile de donner à chacun de nous, comme aux habitants de Londres, sa maison et son jardin. Il ne s'agirait de rien moins que de jeter bas toute la ville, et de reculer le mur d'enceinte de quelques lieues; mais M. Haussmann est-il homme à s'effrayer pour si peu!
Ô chère maison de province (ceci, lecteur, est presque une prosopopée), quel doux souvenir j'ai gardé de toi, et comme je te revois souvent, du fond de ces affreux appartements où l'on ne pénètre que par escalade, et d'où l'on ne sort qu'avec cette fatigue fébrile et cette espèce de courbature morale qui suivent un sommeil cent fois troublé par les bruits de la rue! Elle est bâtie au grand air, la maison de province, tout près de l'église, dont on voit le clocher de son lit, et à cinq cents pas du bois. Un tapis de gazon doux au pied la précède, un cep où pendent des raisins picorés par les moineaux la tapisse du haut en bas. On y entre sans grimper, et dès le seuil on est chez soi. Au rez-de-chaussée, la cuisine, grande comme un appartement parisien, la salle à manger, quelquefois un salon, ayant vue sur le bois; au premier étage, les chambres à coucher, et la chambre d'ami, cette bonne chambre que Paris ne connaît pas; au-dessus, le grenier; derrière, un jardin où babillent les oiseaux, où fleurissent les roses, où les pommiers et les groseilliers mûrissent; au bout, la rivière. Par la fenêtre, on voit des pêcheurs à la ligne, des bœufs qui passent et du linge bien blanc, étendu sur des cordes dans des prés tout verts; on entend les chansons des fillettes et les bons contes des lavandières entremêlés de vigoureux coups de battoir.
Elle est bâtie en briques rouges, la maison de province, et elle coûte dix mille francs! Pas d'œil dans votre vie, pas de pieds sur votre tête, pas de tête sous vos pieds, point de concierge, entendez-vous, point de concierge! On n'y vit pas sous la constante préoccupation du terme et sous la terreur du congé. Rien ne vous empêche d'y agir à votre gré et d'y dormir à votre aise quand il vous en prend envie. Vous êtes chez vous. Il n'y a qu'à fermer les volets pour s'isoler complètement du reste de la création. La famille y demeure depuis six générations; la mère y est morte, l'enfant y est né, vous y êtes né et vous y mourrez vous-même. Toute la maison déborde de traditions et de souvenirs; vous ne pouvez faire un pas, ni lever les yeux, sans qu'ils vous envahissent avec une irrésistible douceur par tous les objets qui vous entourent.
Et nous, pauvres victimes de la civilisation parisienne, campés sous des tentes nomades, réduits à chaque instant à emporter notre maison sous la plante de nos pieds, nous semons notre vie en détail à tous les coins de la grande ville, dans vingt logis banals dont aucun ne gardera notre trace et ne restera sacré pour nous par cette rêverie magique que chaque coup d'œil ramène à la pensée attendrie. Comme des grains de sable éparpillés sur la route, toutes les dates charmantes ou douloureuses de notre existence gisent oubliées çà et là. Hier, un étranger que je n'ai jamais vu habitait à cette place, qu'on vient de lui prendre pour me la donner, en attendant qu'on me la reprenne pour la passer à un autre, que je ne verrai jamais. Il me semble que j'ai succédé à un mort. La chambre d'auberge indifférente et glacée, le wagon toujours en mouvement, où, dès qu'un voyageur est descendu, un autre monte pour le remplacer, voilà l'image de la maison de Paris. Elle n'a pas de nom, elle ne porte que des numéros, comme ces cabanons de bagnes où l'homme lui-même devient un chiffre. On se rappelle vaguement, quand on a bonne mémoire, qu'on a perdu sa mère au numéro 24, qu'on s'est marié au numéro 15, qu'on a eu son premier enfant au numéro 36; c'est tout. Et on se demande à quel numéro l'on mourra.
Hier, une vision du passé s'était penchée sur mon cœur. Il faisait un doux soleil d'automne; le macadam avait la sérénité d'un ciel sans nuage, et le nouveau Paris lui-même me souriait d'un air tendre et tout à fait engageant. L'idée me prit de revoir encore une fois certaine maison que je sais. Je voulais seulement passer à pas lents sur le trottoir, lever les yeux à la hauteur du troisième étage et regarder l'endroit. Il y a ainsi des jours de soleil où l'on est heureux à bon compte. À peine arrivé, un grand serrement de cœur me prit. Il n'y avait plus rien; la rue même avait disparu, et sur l'emplacement de la maison démolie, des ouvriers étendaient une couche de bitume fumant, qui empestait l'air à cent pas.
Cruel Paris! Paris infâme! qu'il faut t'aimer follement pour te pardonner tout cela!
V
LES SQUARES ET LES PROMENADES
Maintenant, comme Télémaque sortant des Enfers pour entrer aux Champs-Élysées, je pousse un soupir de soulagement, en abordant enfin cette partie plus agréable de la description du nouveau Paris. Quoi qu'aient pu croire certains lecteurs en parcourant les précédents chapitres, la vérité est que j'ai faim et soif d'admirer, et que personne ne loue avec une satisfaction égale à la mienne, quand j'en puis trouver l'occasion. Je vais le prouver tout de suite.
L'administration parisienne, qui, par nature et par système, n'a pas souvent des idées riantes, a eu pourtant quelque chose qui en approche, le jour où elle s'est avisée d'ouvrir çà et là des squares, comme autant d'oasis dans ce grand désert de pierre où les lorettes et les vaudevillistes peuvent seuls respirer à l'aise. Elle nous devait bien ce petit dédommagement pour tant de plâtras, de moellons, d'asphalte et de becs de gaz. Grâce à cette innovation, le bourgeois de Paris, altéré d'ombre et de verdure, n'est plus condamné à les aller chercher au loin, jusqu'au Luxembourg ou au Jardin des Plantes: il a maintenant l'une et l'autre à quelques pas de sa porte, ou du moins il en a le semblant, et le Parisien n'en demande jamais davantage.
Dans l'histoire de l'édilité actuelle, c'est l'épisode des plantations que nous aimons le mieux. Il ne faudrait pas croire pourtant que cet épisode-là ne date que de nos jours. Les régimes précédents avaient bien fait quelque petite chose. Sous Henri IV, six mille pieds d'arbres furent plantés dans Paris par les soins et aux frais de Fr. Miron, lieutenant civil et prévôt des marchands, l'un des hommes qui ont le plus fait pour embellir Paris sans le bouleverser. Ce règne aussi et les deux suivants virent la création des jardins du Luxembourg, des Tuileries et du Palais-Royal (dont le public ne devait profiter que plus tard), du Jardin des Plantes, du Cours-la-Reine et d'une partie des Champs-Élysées. C'est là un ensemble respectable, et qui mérite qu'on en tienne compte, si l'on veut bien réfléchir surtout qu'on ne l'avait point fait payer par ces compensations désastreuses que nous verrons au chapitre suivant. Mais le passé est passé: revenons au présent.
Jusqu'aujourd'hui, on nous a donné une douzaine de squares, sans compter ceux des communes annexées. Il y en a sur la place Louvois, devant le Conservatoire des arts et métiers, sur l'emplacement du vieux Temple, à la tour Saint-Jacques, autour de la fontaine des Innocents, sur le terre-plein de Notre-Dame, sur la place du Carrousel, devant Sainte-Clotilde, derrière l'hôtel de Cluny, etc., sans parler des parterres qui s'étendent de chaque côté du Louvre, vis-à-vis le pont des Arts et l'église Saint-Germain-l'Auxerrois; sans compter aussi les massifs et les jardins anglais dont on a enrichi la maigre végétation des Champs-Élysées. Il y en a un rue Montholon, sur le prolongement de cette nouvelle rue Lafayette, qui va si heureusement poursuivre, mais non compléter, le réseau stratégique du Paris nouveau, en reliant l'une à l'autre les gares de l'Est et du Nord, et en coupant les faubourgs Poissonnière et Montmartre pour venir converger en plein boulevard, au confluent de cinq ou six autres larges voies sillonnant la ville dans tous les sens. Il y en aura aussi, dit-on, aux deux extrémités du nouveau pont Louis-Philippe. On en médite d'autres, dont la place est déjà marquée. Voilà ce qui s'appelle marier l'agréable à l'utile, et c'est proprement la perfection de l'art, suivant Horace et Boileau.
De plus, il est question de créer deux squares grandioses aux extrémités sud et nord de Paris: sur la butte Montmartre, un jardin anglais à triple étage, ayant le ciel pour horizon, la grande ville à ses pieds pour panorama, et dont les plateaux superposés communiqueraient les uns avec les autres par des escaliers monumentaux disposés en fer à cheval; à la Glacière, un parc de dix-huit hectares dont les pentes seraient disposées de telle façon que, de tous les endroits, on pût jouir du plus merveilleux point de vue, en particulier du magique coup d'œil qu'offre la vallée de la Bièvre, dominée par une colline couverte de maisons et, dans le lointain, par les dômes du Panthéon et du Val-de-Grâce. Ce sont là jusqu'à présent des projets, pas autre chose, et de la coupe aux lèvres il y a loin, dit le proverbe. Mais ce proverbe-là est bien vieux, et ne paraît plus guère de saison. Autrefois, on eût pu répondre hardiment: C'est impossible; aujourd'hui il faut répondre modestement: C'est très-probable. Le premier mot a pour synonyme actuellement le second dans le dictionnaire de l'édilité parisienne.
L'établissement du jardin anglais à triple étage sur la butte Montmartre offrant surtout des difficultés particulières, qui exigeront d'énormes dépenses, on peut parier avec quelque chance en sa faveur. Déjà des légions d'ouvriers sont installées aux buttes Chaumont et sur les carrières du Centre, comblées et nivelées, pour y installer à grands frais une promenade pittoresque et grandiose[5]. Un tel projet devait sourire à l'imagination titanique de M. le préfet de la Seine, qui serait bien aise, d'ailleurs, de se mesurer de près avec la mémoire de la reine Sémiramis, et de lui rendre des points en fait de jardins suspendus. Il est évident que le souvenir de Babylone et des sept merveilles du monde, chantées sur tous les tons par les poëtes-badauds de l'antiquité, n'a pas été sans influence sur les embellissements de Paris, après toutefois certaines pensées stratégiques que nous avons essayé d'indiquer plus haut,—et qu'on a la noble émulation de détrôner les anciens,—ne fût-ce que pour venger la civilisation moderne du mépris systématique des archéologues, et pour leur montrer qu'on peut vaincre aisément ces prétendus prodiges, admirés jadis par des peuples enfants! Nous reprendrons quelque jour, en l'appliquant à un autre héros, le projet de ce sculpteur qui voulait tailler avec le mont Athos une colossale statue d'Alexandre. Pourquoi les merveilles de l'âge actuel ne remplaceraient-elles pas celles de l'époque mythologique, dans les tableaux de l'histoire et les déclamations des classes?
Les jardins suspendus de Babylone dépassés par les jardins anglais des buttes Montmartre et Chaumont, «admirable matière à mettre en vers latins,» pour un prochain grand concours!—Beau paragraphe à ajouter à une nouvelle édition du programme d'histoire contemporaine de M. Duruy!
Nous sommes loin,—quoiqu'il y ait à peine huit ou dix années de cela,—du temps où il n'existait d'un bout à l'autre de Paris qu'un seul square, celui de la place Royale.
On crée maintenant un jardin ou un parc pour le moins aussi vite qu'une maison. On fait pousser à merveille du gazon sur le bitume et des massifs de verdure sur les pavés; au besoin, on se passerait parfaitement de ce qu'on appelle la nature pour arriver à tous les résultats qu'elle produit. Ce n'est plus qu'à la campagne qu'on a encore la naïveté de croire à la nécessité de la nature pour avoir des fruits et des fleurs, comme à la nécessité du raisin pour faire du vin. À Paris, nous sommes plus avancés que cela.
Ceux de mes lecteurs qui sont assez favorisés des dieux pour posséder une maison des champs savent ce qu'il en coûte de temps et d'attente avant de jouir de l'arbre qu'ils ont planté eux-mêmes. C'est quelquefois l'affaire de plusieurs générations. En confiant une quenouille à la terre, ils peuvent se dire, comme le vieillard de la Fontaine:
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Il semble donc qu'il y eût là un obstacle quasi insurmontable pour la création des squares; mais l'administration parisienne, féconde en ressources, avait deux moyens pour un de s'en tirer. Le premier, c'était de ne pas mettre d'arbres dans ses squares, et elle a usé pour quelques-uns de ce stratagème aussi ingénieux que simple. Qui empêche de faire des squares sans feuillage, et, s'il le faut, sans verdure, à l'instar de cet impresario de province qui donnait la Dame blanche en supprimant la musique, et de ces grands cuisiniers parisiens qui font tous les jours du civet de lièvre sans lièvre? L'autre moyen n'est, par malheur, ni aussi simple, ni aussi économique. Il consiste à enlever du sol qui les a vus naître des arbres tout entiers, avec leurs racines et le terrain adhérent, pour les transporter ainsi partout où l'on veut, à l'aide d'un appareil ingénieux, mais dont l'emploi coûte fort cher[6]. De plus, le sujet n'échappe pas toujours aux dangers de cette opération chirurgicale, encore aggravés par ceux du voyage. La nature se venge de ceux qui la violentent. L'arbre transplanté dans un autre sol semble pris de nostalgie; il maigrit, il jaunit, il se courbe, il dépérit à vue d'œil sous les tassements du sol et la mortelle poussière du macadam. On avait un géant dans la forêt; on n'a plus dans le square qu'un nain rabougri et contrefait. Là-bas il se nourrissait d'air vif et pur; ici il ne boit plus que les miasmes du gaz et de l'eau de Seine non filtrée. C'est en vain qu'on le soigne avec une sollicitude toute maternelle, qu'on l'arrose de douches et d'injections savantes, qu'on prodigue à ses racines les tuyaux de drainage, qu'on l'entoure et le protège de tout un appareil disgracieux de maillots, de parasols en toile, palissades, entonnoirs, bains de pieds, qui le font ressembler à ces petits vieux emmitouflés de flanelle et de coton, soutenus par des béquilles, chauves, branlants, ridés, exhalant à dix pas une odeur de tisane et de lait de poule: on peut bien le préserver de la mort, mais on ne peut le rattacher à la vie. Ces pauvres arbres étiques font peine à voir; ils vivent de régime comme des poitrinaires, et, par les chaleurs de l'été, on aurait plus envie, en conscience, de leur donner de l'ombre que de leur en demander.
Les squares, de dimensions fort diverses, sont jetés à peu près dans le même moule. Autour du monument qui sert de centre,—presque toujours une fontaine,—s'arrondit une pelouse, couverte çà et là de petits massifs de fleurs, agréablement disposés. Le long des grilles s'étendent de larges plates-bandes de gazon, émaillés de fleurs aussi, et d'arbustes au feuillage toujours vert. Ma profonde ignorance en botanique ne me permet pas une description plus brillante et plus pittoresque. Dans les allées, des bancs à claire-voie, au dossier renversé, attendent les promeneurs. Les plus aristocratiques de ces parcs en miniature y joignent des chaises pour leurs habitués du grand ton.
Quelquefois le square se compose exclusivement de rangées d'arbres, sans pelouse, sans fleurs et sans gazon, ce qui est d'un aspect assez triste, dès que l'automne ramène la chute des feuilles. Plusieurs sont vraiment d'une sobriété de végétation et d'une maigreur de physionomie qui rappellent par trop certains sites des environs de Paris, les jardins de la Villette et de Pantin, par exemple. Dans la plupart on trouve moins de gazon que de bitume, de fleurs que de cailloux. Ce sont des oasis qui semblent faites en pierre et en carton peint, et où l'on sent l'architecte encore plus que le jardinier. Retranchez-en les trottoirs, les grilles, les larges allées et les bancs, vous verrez ce qui restera. Presque jamais on n'y peut oublier un moment qu'on est dans la patrie du gaz, de l'asphalte et du macadam. Passe encore pour ceux qui ont été créés de toutes pièces! Mais pourquoi, par exemple, avant de tracer le square du Temple, a-t-on commencé par raser les grands arbres du jardin qui en occupait l'emplacement, au lieu d'en faire profiter le public? L'administration se croirait-elle déshonorée de conserver de beaux arbres qui ne lui coûteraient rien, au lieu d'en planter de chétifs qui lui coûtent fort cher?
À vrai dire, ce n'est pas là un inconvénient réel pour le vrai Parisien, le Parisien pur sang, celui qui, même dans le paradis terrestre, regretterait son petit ruisseau de la rue du Bac. Malgré l'amour effréné qu'il affiche pour la villégiature, au retour de chaque printemps, il n'est pas d'homme au monde qui aime et comprenne moins la nature. La campagne n'est pour lui qu'une affaire de mode et de genre, une petite gloriole de citadin enrichi. Au fond, soyez sûr que, sans le respect humain, le géranium qu'il arrose dans un pot, sur son balcon, suffirait amplement à ses instincts champêtres. Il lui faut la nature des environs de Paris, les fritures d'Asnières, la poussière de Romainville, les mirlitons de Saint-Cloud, les chalets suisses d'Auteuil, et les arbres à trois étages de Robinson, où l'on mange du filet au madère et des meringues à la crème, au milieu du roucoulement des modistes de la rue Vivienne et du gazouillement ingénu des fleuristes du Palais-Royal. Ce qu'il trouve et ce qui lui plaît, dans ces campagnes étiolées de la banlieue, c'est un demi-Paris, avec des ombres d'arbres qui lui rappellent ceux de ses boulevards, des restaurants qui ressemblent à ceux de la rue Montmartre, des marchands de coco, des marchandes de plaisir, des montagnes russes, et la vue du dôme des Invalides à l'horizon. Son idéal est d'aller manger un melon sur l'herbe, au bois de Meudon, en nombreuse société. Il déteste les trous où l'on ne voit personne, où il n'y a pas d'estaminets, où l'on ne rencontre dans ses promenades que de l'eau, de l'herbe, des arbres, des fleurs et des nuées de petits insectes; où l'on ne sait que faire pour tuer le temps. S'il loue une villa, il a soin de la choisir dans un endroit à la mode, et à proximité du chemin de fer. Pour rien au monde, le vrai Parisien ne voudrait d'une maison de campagne d'où il n'entendrait pas le sifflet de la locomotive. En vous montrant son jardin, il vous dit avec orgueil:«Le chemin de fer passe à deux pas; j'entends tous les trains.» Son rêve serait qu'on pût bâtir les villes à la campagne, ou transporter la campagne à Paris. Les squares sont justement faits pour répondre à ce rêve. C'est bien ce qu'il fallait au Parisien. Si l'on y avait mis plus de verdure et d'ombrage, il se plaindrait amèrement que les arbres l'empêchent de voir passer les omnibus.
Et pourtant l'ingrat ne hante guère ces squares qu'il admire tant: il se contente presque toujours de les regarder à travers les grilles, ou de les traverser pour abréger son chemin, et il en laisse la libre possession aux bonnes d'enfants et aux nourrices, qui en forment la population la plus assidue, et à peu près la seule permanente. L'élément populaire domine dans presque tous les squares: la redingote ne fait qu'y passer, la blouse s'y installe et s'y prélasse. Çà et là, on voit poindre un schako conquérant derrière une nourrice, et des duos de troupiers non gradés, se tenant par le petit doigt, errer comme des ombres autour du beau sexe. De vieux rentiers sont assis au soleil sur un banc, causant politique et traçant sur le sable, avec leurs cannes, des lignes stratégiques, destinées à démontrer la prise de Sébastopol, ou à résumer le plan d'une invasion infaillible, en cas de guerre contre les Anglais. Heureusement, des légions de babys roses tourbillonnent au milieu de ces graves conciliabules, semant partout, comme des rayons de soleil, leurs frais éclats de rire et leur joyeux babil.
La mode n'a donc pas adopté les squares: il faut en prendre son parti. Elle a moins adopté encore la promenade créée à grands frais sur l'ancien parcours du canal Saint-Martin, depuis la rue de la Tour jusqu'à la Bastille. On rencontre beaucoup plus de brouettes, de haquets et de tapissières que d'équipages armoriés sur ce magnifique boulevard, qui avait rêvé des destinées plus hautes et qui semble tout attristé d'une telle chute. Figurez-vous les arènes de Nîmes ou le Colysée, bâtis tout exprès pour servir de théâtre à un vaudeville de Vadé! Telle est l'impression qu'on éprouve en voyant cette royale esplanade bordée de chantiers et de marchands de vin, et sillonnée en tous sens par des marquises coiffées de foulards et des dandys armés de crochets en guise de sticks. On a pu métamorphoser le canal d'un coup de baguette, mais on n'a pu changer le quartier. En eût-on fait cent fois plus encore, il était difficile d'attirer le beau monde dans ces parages, bornés à tous les points cardinaux par le faubourg du Temple, le bureau central des pompes funèbres, l'abattoir et l'hôpital Saint-Louis, ce champ d'asile de ce que la médecine appelle en termes gracieux «les maladies cutanées.»
Avez-vous souvenir de ce qu'était l'ancien canal Saint-Martin, surtout dans la partie qui a fait l'objet des nouveaux travaux? Celle qui reste intacte vous en donnera au besoin une idée, quoique bien insuffisante. Avec ses ponts tournants, ses écluses, ses bords escarpés, ses berges encombrées, le jour il était d'un aspect hideux, la nuit d'un aspect sinistre. D'un accès toujours difficile et souvent périlleux, le vieux canal aux eaux croupissantes avait, comme la forêt de Bondy, sa légende pitoyable, grossie à plaisir par la terreur quasi superstitieuse des citadins. C'était un des plus infatigables pourvoyeurs de la Morgue. La police elle-même n'a jamais su au juste le nombre des piétons avinés qui ont trébuché, au milieu d'une chanson bachique, dans ce ténébreux cours d'eau. Des bandes d'oiseaux de proie y guettaient à l'affût, cachés parmi les complaisantes épaves de la rive, le passant désarmé et sans défiance. La physionomie du lieu semblait inviter au suicide ou à l'assassinat. Chaque soir, les ombres des victimes du canal Saint-Martin revenaient errer sur le boulevard du Crime, et pousser leurs gémissements lugubres dans les pièces de M. Dennery. La transformation opérée a relégué toutes ces lamentables histoires dans le domaine des mélodrames de l'Ambigu. Mais il est vrai de dire néanmoins qu'elle a restreint le péril plutôt qu'elle ne l'a fait entièrement disparaître, puisqu'elle ne s'est attaquée qu'à une partie privilégiée du parcours, et que, de la rue du Faubourg-du-Temple jusqu'à la Villette, le vieux canal reste ce qu'il était jusqu'alors. Messieurs les voleurs auraient encore beau jeu dans toute l'étendue de l'enclos Saint-Laurent.
Ceci est une première restriction, qui pourra paraître naïve, à force d'être naturelle. En voici une seconde qui n'est peut-être pas tout à fait si naïve: c'est que les gigantesques travaux exécutés par M. Alphand n'ont pas à beaucoup près, dans leur ensemble, un caractère d'utilité publique qui puisse être mis en balance avec les frais énormes qu'ils ont coûtés. J'y vois, comme dans bien d'autres créations du nouveau Paris, un emploi de moyens tout à fait en disproportion avec le but, comme pour faire croire à la grandeur du résultat par celle de l'effort.
Cette remarque ressemble à une contradiction, après tout ce que je viens de dire, et pourtant ce n'en est pas une. Soit que l'on voulût simplement ouvrir une large voie à la circulation dans ces parages d'un abord jusque-là si rebutant, soit qu'on voulût détruire une cause permanente de périls, il suffisait de déblayer, d'égaliser et d'élargir les rives du canal. On ne voit pas où était la nécessité de l'enterrer lui-même sous un chemin couvert, sinon pour le plaisir d'exécuter une de ces œuvres difficiles et dispendieuses, qui saisissent l'esprit par leur grandiose inutilité. Notez bien, en effet, que la partie centrale de cette vaste esplanade, celle qui cache le canal, étant couverte de petits jardins qui servent à dissimuler les prises d'air, ne peut profiter en rien à la circulation. Je ne suppose pas que ce soit pour le plaisir pastoral et champêtre de faire ces petits jardins qu'on a pris la détermination de recouvrir le canal. Un tel motif accuserait, de la part de l'administration, des goûts bucoliques, dignes d'être chantés sur le pipeau par Théocrite et Virgile, mais que rien ne nous permet de lui attribuer. J'aime mieux croire, encore une fois, qu'elle a cédé derechef à l'instinct séduisant du grandiose, et au désir de s'illustrer par un de ces chefs-d'œuvre qui fournissent une si belle matière aux articles de journaux, aux discours des préfets, voire aux descriptions de l'histoire officielle, et font pousser des exclamations admiratives au bon peuple de Paris.
L'esplanade du canal Saint-Martin se développe sur une largeur d'environ quarante mètres, dans un parcours d'une demi-lieue de long. Dix-huit petits squares, clos de grilles, y sont ménagés de distance en distance: on peut les voir à son aise, mais on n'y entre pas, ce qui en diminue singulièrement le charme. Une fontaine jaillissante s'élève au milieu de chacun d'eux, et à l'extrémité se cachent dans des massifs verdoyants les soupiraux circulaires, destinés à donner de l'air et du jour au canal souterrain. De temps à autre, on voit tout à coup jaillir de ces soupiraux des panaches de fumée, qui dénoncent au promeneur le passage invisible d'un bateau à vapeur sous ses pieds.
Mais ce spectacle du dehors n'est rien auprès de celui du dedans. Les amateurs d'émotions neuves ne peuvent pas plus se dispenser maintenant d'une excursion sur le canal Saint-Martin que d'un voyage en ballon. La première sensation qu'on éprouve est étrange, à se voir glisser sous terre, entre les murs d'une voûte de quatre mètres de haut et de quinze de large, avec les bruits lointains de la ville dans les oreilles et des roulements de fiacre sur sa tête. Il semble qu'on soit entré dans le royaume des gnomes. Le soleil, pénétrant par les soupiraux, découpe sur la voûte une série de cercles étincelants, et la lumière intérieure est assez abondante pour éclairer tout le trajet. D'un bout à l'autre, on y peut lire son journal sans se fatiguer les yeux. Cette expédition est curieuse à faire une fois, mais à la longue elle manque de pittoresque, ou du moins le pittoresque en est trop uniforme et sent trop la main des ingénieurs.
Les nouveaux travaux du canal Saint-Martin constituent une sorte d'appendice fastueux au chapitre des égouts parisiens. Ils ferment, par un trait final qui dépasse tous les autres, ce hardi développement de la ville souterraine, qui embrasse, dans ses ramifications infinies, une étendue de plus de cent trente lieues. Qu'on nous parle encore de l'aqueduc d'Ancus Martius et du cloaque de Tarquin! Ce sont des jouets d'enfants, bons à reléguer dans l'histoire ancienne avec les sept merveilles du monde, et qui feraient sourire de pitié le moindre de nos conseillers municipaux. Les Romains sont dépassés, voilà qui est entendu, et si quelque stoïcien incorrigible osait encore n'être pas suffisamment fier de son pays et de son époque, il ne resterait qu'à le renvoyer au canal Saint-Martin ou au grand égout collecteur.
VI
LES PARCS ET JARDINS
Lorsque Turenne eut été emporté par un boulet de canon, on créa huit maréchaux de France pour le remplacer, sur quoi la voix du peuple appela ces huit maréchaux la monnaie de M. de Turenne. Le mot me revient en mémoire comme tout à fait de circonstance, au moment où, après avoir parlé des nouveaux squares de Paris, je vais parler de ses anciens parcs et jardins. Assurément, c'est une heureuse innovation, je l'ai dit, que cette multitude de squares semés, comme autant d'îlots de verdure, sur toute la face de la ville; mais je les admirerais beaucoup plus, et sans arrière-pensée, si je pouvais y voir autre chose que la menue monnaie des grands parcs bouleversés et des grands bois réduits à la portion congrue.
Je ne veux rien exagérer: le boulet de canon de l'alignement, pointé par l'artillerie de l'utilité publique, n'a pas encore jeté bas ces beaux jardins qui faisaient l'orgueil et la joie de Paris; mais il les a rudement écornés et rognés au passage! Il n'y en a pas un qui n'ait plus ou moins senti les éclaboussures de cette terrible mitraille. Qui oserait se dire aujourd'hui complétement rassuré? Les habitués du Luxembourg, comme ces invités à la fête napolitaine donnée au Palais-Royal en 1850, sentent qu'ils se promènent sur un volcan. L'ombre de M. Haussmann, armé de sa baguette magique, les poursuit partout: ils appréhendent qu'une belle nuit la fantaisie ne lui prenne d'escamoter le jardin comme une muscade. Sous chaque marronnier et au détour de chaque allée, ils croient voir la silhouette menaçante d'un ingénieur armé de ses plans, le profil anguleux d'un architecte prenant ses mesures. C'est une obsession, c'est un cauchemar. Tant qu'on n'aura pas fini d'embellir Paris, ils sentiront l'épée de Damoclès suspendue sur leur tête, et ne dormiront pas tranquilles.
Comment leur en vouloir? Le passé les instruit et les met en garde contre l'avenir. On a déjà pris sur leur jardin l'espace nécessaire pour élargir la rue de l'Est, en leur donnant une grille neuve pour toute compensation. L'administration actuelle aime beaucoup les grilles neuves: peut-être en abuse-t-elle un peu. En outre, la voie complétement inutile, qui relie la rue de Vaugirard, à partir du derrière de l'Odéon, à la rue Soufflot, a coupé un grand tiers de l'admirable grotte de Médicis et de la terrasse gauche du parterre. On se souvient de l'émotion produite par l'annonce de ce projet, qu'on avait lieu de croire définitivement enterré, après son rejet par la commission municipale de 1849. Une pétition, signée par de nombreux habitants du quartier, vint porter au Sénat des doléances et des protestations qu'il accueillit avec empressement, mais qui eurent le sort de toutes les doléances de ce monde. Le Sénat lui-même ne les sauva pas de leur inévitable destin en les reprenant pour son propre compte. On put croire un moment que l'art, le bon sens et le bon droit, souvent suspects comme révolutionnaires, triompheraient sous l'égide de cette auguste assemblée, qu'on eût difficilement soupçonnée d'un esprit d'indépendance malséante et de tendance à la rébellion. Vain espoir! M. Haussmann, seul contre tous, semblable au Neptune de Virgile, tint tête à l'orage, et fit rentrer dans le silence les flots irrités du Sénat. Ce fut un beau spectacle, et plein d'enseignements. Le grand corps conservateur de l'empire français ne put même conserver son jardin: ce n'était pas encourageant pour un début dans la carrière de l'opposition. Espérons, en dépit de ce pronostic fâcheux, qu'il sera plus heureux pour la Constitution.
Et nunc erudimini, journalistes naïfs qui faites de l'opposition aux embellissements de Paris!
Il y a au monde un homme infaillible, et ce n'est pas le pape, ni le grand lama. Il y a en France un homme tout-puissant, et ce n'est pas l'empereur,—un homme du moins dont l'omnipotence dépasse celle même du chef de l'État, puisque celui-ci se croit tenu de rendre quelquefois compte de sa politique, et qu'il est contrôlé par un conseil législatif qu'il n'a pas élu lui-même. Cette omnipotence de M. le préfet est absolue, sans restriction, sans limites dans le cadre où elle s'exerce; elle a droit de vie et de mort sur la ville: Paris, c'est lui. M. Haussmann, avec son conseil de famille, marque l'idéal et l'apogée de la centralisation. Il l'avait prouvé déjà par tous ses actes, et il a pris soin de le déclarer tout récemment encore, dans un accès de condescendance superflue. Il marche dans sa toute-puissance, sans rien voir, sans rien entendre, les yeux fixés sur la postérité! Avec une sérénité hautaine et dédaigneuse, il dicte ses lois sans appel, comme un vainqueur à une ville prise d'assaut. Que le Sénat et les expropriés en prennent leur parti. Il ne reste plus, suivant la remarque de M. Guéroult, qu'à prier l'Esprit-Saint de répandre ses grâces sur l'esprit de M. Haussmann, d'illuminer sa volonté et d'inspirer ses décrets.
Depuis la mémorable séance du Sénat dont nous venons de parler, M. le préfet de la Seine a dû se répéter plus d'une fois, avec un légitime orgueil, le mot de la Médée de Corneille:
Contre tant d'ennemis que vous reste-t-il?—Moi.
Moi, dis-je, et c'est assez.
Hélas! oui, c'est assez; c'est même beaucoup trop.
Donc, après quelque délai accordé aux convenances,—car on est homme du monde, et le Sénat, après tout, malgré le déplorable exemple qu'il avait donné aux vieux partis, méritait certains égards,—on vit les ouvriers revenir à l'œuvre interrompue. Les tranchées s'ouvrirent: d'ignobles barricades en planches se dressèrent au travers du noble jardin envahi par des hordes de maçons; on abattit les grands platanes et les marronniers centenaires, sous les yeux des badauds consternés, mais curieux,—sous les yeux du Sénat, si mal récompensé de cette initiative, qui n'était encore de sa part qu'un acte d'obéissance à une invitation souveraine. On démonta la fontaine, on numérota les pierres, comme font les commis soigneux pour les volets d'un magasin, et on transporta proprement le tout, sans rien casser, à une vingtaine de mètres en avant. Aujourd'hui, les monuments et les arbres sont des colis; on les ficelle, on les empaquette et on les fait voyager, quelquefois tout d'un bloc, comme la fontaine du Palmier, sur la place du Châtelet. Il ne faut point médire du progrès: qui sait si, quelque jour, on ne transportera pas ainsi Saint-Eustache ou Saint-Séverin, sous prétexte qu'ils contrarient l'alignement? Cela vaudra encore mieux que de les démolir.
Ainsi raccourcie, la magnifique allée de platanes de la Grotte de Médicis a perdu toute sa poésie, en perdant sa plantureuse pelouse, remplacée par un vulgaire bassin; la longue perspective de ces sombres ombrages qui semblaient verser le frigus opacum chanté par Virgile, et le mystérieux lointain de sa fontaine, gâtée par l'adjonction d'un groupe blanchâtre qui choque comme une dissonance.
Joignez à ces pertes du jardin du Luxembourg celles qu'il avait déjà subies, sous le règne de Louis-Philippe, par l'agrandissement du palais à ses dépens, et vous aurez son bilan définitif,—définitif jusqu'à ce jour du moins. Il est temps de le clore, en vérité. Mais des bruits sinistres circulent depuis quelque temps au sujet de la Pépinière, ce délicieux réduit où le promeneur peut se croire à deux cents lieues de Paris, et respirer à pleins poumons, loin des becs de gaz et du roulement des fiacres, le parfum vivifiant des vignes et des rosiers en fleurs. En fait d'embellissements, tout est possible aujourd'hui, je le sais bien, surtout ce qui n'est pas probable; néanmoins je me refuse absolument à croire à celui-là, tant que je ne l'aurai pas vu de mes propres yeux. Je me refuse à croire, jusqu'à ce que le doute ne soit plus permis, qu'on puisse vendre le jardin Botanique à des entrepreneurs de bâtisses, et qu'on ait le courage de faire élever la nouvelle École polytechnique au beau milieu de la Pépinière. Le jardin des Tuileries a été un peu plus respecté. On s'est contenté d'abord de lui prendre çà et là quelques lopins de terre pour y construire un jeu de paume, et d'y tailler un jardin pour le château. Ce jardin, isolé par un fossé de deux mètres, a enlevé au public deux bassins sur trois. Je ne m'en plains pas, Dieu m'en garde! La nation et le souverain, c'est tout un. Mais le Parisien, qui a la mémoire tenace, n'a pu s'empêcher de se ressouvenir que, sous Charles X et Louis-Philippe, les Tuileries du prince avaient mieux respecté les Tuileries du bourgeois. Puis on a abattu le quinconce et les bosquets sur la terrasse du bord de l'eau, afin d'y élever une orangerie qui fait pendant au jeu de paume bâti du côté de la rue de Rivoli. L'orangerie se trouvait auparavant sous la galerie du Louvre; il paraît qu'on en a eu besoin pour une écurie. La terrasse a été ainsi dépouillée de son plus bel ornement; mais, pour diminuer les regrets du public, on l'a fermée à la circulation.
Les Champs-Élysées, en retour des coquets massifs de fleurs et des jolis petits parcs anglais dont on les a enrichis, n'ont guère perdu que le carré Marigny: c'est peu de chose. Il fallait bien que les saltimbanques supportassent leur part des embellissements de Paris: tous les citoyens sont égaux devant la loi! Mais je vous assure qu'on ne tardera pas à bâtir de belles maisons de chaque côté de l'allée centrale, comme il y en a plus haut, tout le long de l'avenue. Il est positif que tant de terrain perdu fait mal à voir. L'administration a là plusieurs millions sous la main, et chacun sait qu'elle n'aime point à laisser perdre les millions. Seulement, ce jour-là, elle nous donnera un beau square autour de l'Arc de Triomphe. Et d'ailleurs, ne nous a-t-elle pas déjà donné d'avance le bois de Boulogne, comme fiche de consolation?
Nous y voici donc enfin, à ce bois de Boulogne, l'une des merveilles de Paris nouveau! Parlons-en tout à notre aise. Mais, avant d'y entrer, arrêtons-nous en route, s'il vous plaît, dans cette petite cabane de fort piètre apparence, qui ne renferme pourtant rien moins qu'un paradis, d'après l'enseigne et les affiches apposées à la porte. Paradis artificiel, il est vrai, mais d'autant plus précieux, dans ce siècle d'industrie et de progrès! Ce jardin, fabriqué en entier par la main de l'homme[7], où tout est faux, depuis les feuilles des giroflées, des lilas et des géraniums, jusqu'aux boutons de rose et aux ceps de vigne; depuis les gouttes de rosée étincelant sur le gazon, jusqu'aux insectes buvant dans les corolles entr'ouvertes; depuis les lianes flexibles et grimpantes qui s'enroulent au plafond, jusqu'à la terre qui garnit les plates-bandes,—cet ingénieux jardin, travaillé bien mieux que nature, et où, pour comble de perfectionnement, on a supprimé le parfum des fleurs, qui ne sert qu'à donner des migraines, est tout bonnement un symbole, un mythe, et bien autre chose encore,—symbole du lieu et symbole du temps, où l'art remplace au besoin la nature et la supprimerait volontiers comme inutile et encombrante. Il donne à l'édilité une leçon utile, dont elle profitera, nous l'espérons: il lui enseigne discrètement l'art de créer à l'avenir, sur le premier point venu de l'asphalte, des squares et des parcs où l'on n'aura qu'à passer le plumeau chaque matin comme sur une étagère, et qui feront par leur propreté et le bon ordre de leur végétation l'admiration des amis d'une nature correcte, élégante et disciplinée, en harmonie avec les splendeurs égalitaires du nouveau Paris. En même temps, il est placé sur la route du bois de Boulogne, comme un avertissement et une préparation. C'est le prologue du poëme, le portique du temple.
Vous souvient-il du bois de Boulogne d'avant 1852? Une vraie forêt, un peu rachitique et malingre, sans doute, mais avec des arbres qui poussaient à tort et à travers, des sentiers qui allaient en zigzags, de la mousse, de grandes herbes qui vous gênaient les pieds, des mares, des fourrés sans queue ni tête,—un trou enfin! La nature s'y permettait çà et là, bien rarement pourtant, des caprices sauvages; la végétation s'en donnait à cœur joie. C'était intolérable. À la porte de Paris, du côté le plus aristocratique de la ville, jugez donc! Heureusement, on a mis fin à ce scandaleux désordre. Les ingénieurs ont passé là! Aujourd'hui le bois de Boulogne, convenablement décimé, est, en attendant mieux, le triomphe de la nature élégante, et, comme s'exprime le propriétaire du Paradis artificiel dans ses affiches, «un nouveau fleuron ajouté au laurier de l'industrie française.» On ne s'attendait guère à voir l'industrie en cette affaire.
Un architecte-paysagiste, M. Varé, et un ingénieur des ponts et chaussées, M. Alphand, ont donné leurs soins au plan du nouveau bois. Un architecte et un ingénieur, ô nature! Jamais forêt ne fut à pareille fête. L'architecte a arrangé les choses en paysage historique, à la manière de feu Bidault, avec des fabriques dans le fond, des moulins d'opéra comique, des pigeonniers crénelés et des cascades à grand spectacle; l'ingénieur a jeté là-dessus le charme prestigieux des avenues larges de cent mètres, des allées bordées de trottoirs et des cantonniers en costume administratif[8]. Grâce à leurs efforts combinés, le bois de Boulogne a été embelli absolument de la même manière et avec le même succès que la ville de Paris, dont il est la digne succursale champêtre. On en a fait un pendant à la rue de Rivoli.
Sauf la terre et les arbres, tout est factice dans le nouveau bois de Boulogne: encore a-t-on pris soin, pour remédier autant que possible à cette fâcheuse exception, de peigner et d'émonder les arbres, de ratisser, d'égaliser le sol et de l'encaisser de bitume. Le reste a été fait de main d'homme: les lacs, les îles, la butte Mortemart, construite par l'accumulation des terres extraites du lit de la rivière, et couronnée d'un vieux cèdre qu'on a transporté au sommet, les sentiers, les rochers, les cascades et surtout la grande chute d'eau, avec sa grotte et ses stalactites,—tout jusqu'aux poissons des lacs, couvés par M. Coste et éclos par les procédés de la pisciculture. Il n'y manque que le canard mécanique de Vaucanson. C'est un prodigieux travail à mettre sous verre, ou à exposer sur un guéridon avec la classique étiquette: «Le public est prié de ne pas toucher.»
Rendons, du reste, cet hommage à l'artiste qu'il y a souvent très-bien imité la nature. C'est presque ressemblant, en particulier la grande cascade, qui a absorbé à elle seule deux cents mètres cubes de blocs de grès pris dans les carrières de Fontainebleau. Les guides vous expliquent cela au mètre et à la toise, comme pour les marmites des Invalides. On y rencontre des notaires posés en points d'exclamation, et des photographes qui prennent des vues. C'est de la vraie eau qui coule dans les lacs, à telles enseignes qu'elle y est charriée par la pompe à feu de Chaillot. Tout cela, en outre, est agrémenté de bateaux peints, de ponts coquets, de chalets, de kiosques, de cafés-restaurants, et autres objets que la nature ne produit pas. Au nord et au sud, on a mis des grilles!
En de certains endroits, par exemple du côté de la porte Maillot, M. l'architecte et M. l'ingénieur des ponts et chaussées ont laissé des coins de nature toute nue, qui semblent honteux et dépaysés dans un ensemble de si noble mine. Les esprits incultes peuvent encore, de loin en loin,—à la mare d'Auteuil, où il reste un saule pleureur, et au rond des Chênes, où il y a des arbres âgés de trois siècles,—trouver des réduits à demi sauvages, que les habitués de Longchamp regardent avec dédain, ou plutôt qu'ils n'ont jamais vus. Est-ce oubli de la part de l'architecte, est-ce amour de l'antithèse, est-ce condescendance pour les goûts vulgaires des archéologues de la nature, ou désir de faire mieux valoir par le contraste la toilette du nouveau bois?
Mais je n'ai garde de médire des travaux qui ont transformé—et rogné—le bois de Boulogne! Jamais œuvre ne fut mieux appropriée à sa destination. On l'a fabriqué tel qu'il le fallait pour les goûts et les besoins de ses habitués. La ville de Paris a interrogé le bois, avec une variante au proverbe: «Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai ce que tu dois être.» La mare aux Biches et le parc aux Daims sont faits à souhait pour les rêveries de ces messieurs et de ces dames; la route du lac contient tout ce qu'il faut de nature pour les chevaux de notre jeunesse dorée, et les crinolines à la mode trouvent un théâtre digne d'elles dans le rond des Cascades. Longchamp, le Turf, le Pré Catelan, le parc de la Société d'acclimatation, l'Hippodrome, complètent les délices de ce jardin d'Armide, rendez-vous favori du jockey-club des deux sexes. On peut prévoir le moment où, grâce à cette mystérieuse loi de déplacement qui entraîne toutes les villes en les faisant glisser, comme des fleuves, d'orient en occident, c'est-à-dire dans un sens contradictoire au mouvement de rotation de la terre, le bois de Boulogne se trouvera en plein dans l'enceinte de Paris, et peut-être en deviendra le centre. Alors on le découpera en tranches, qu'on vendra fort cher, comme le parc des Princes, le domaine du Raincy ou le hameau de Saint-Cloud; et des hôtels se dresseront à tous les points pittoresques, pour exploiter la vue des lacs et de la grande cascade, comme ceux qu'on trouve au bord du Léman ou devant la chute du Rhin.
Le bois de Boulogne a son pendant à l'autre extrémité de Paris, dans le bois de Vincennes. À eux deux ils font, à l'orient et à l'occident de la grande ville, une ceinture d'arbres et de verdure, qui se complétera bientôt, au nord par les jardins suspendus de la butte Montmartre et les vastes promenades de la butte Chaumont, au midi par le grand parc de la Glacière. Vincennes est le Bois de l'est de Paris, l'Eldorado populaire des élégants du faubourg Antoine. Les artilleurs y abondent, promenant à leurs bras conquérants, parmi les bourgeois couchés sur l'herbe, les grisettes endimanchées du bal d'Idalie, qui valent bien les lorettes à toutes voiles de Mabille et du Château des Fleurs. Le boulevard du Prince-Eugène abrège le chemin d'un kilomètre, pour les habitants des quartiers du Temple et de Saint-Martin.
Ce dernier bois n'a pas échappé lui-même aux transformations et aux améliorations. On a voulu que les travailleurs eussent une promenade comparable en splendeur à celle des opulents et des oisifs; mais hâtons-nous de dire que, grâce à Dieu, on n'y a pas tout à fait réussi, et que les embellissements du bois de Vincennes ne l'ont pas enlaidi autant que ceux du bois de Boulogne.
Le lecteur me dispensera aisément de décrire les lacs, les rivières, les percées, les buttes factices, les villas jetées sur les flancs de la forêt, et tous les agréments ménagés dans le paysage. Ce qui me touche beaucoup plus que tout cela, c'est que, probablement à cause de sa destination plébéienne, on a bien voulu y laisser de l'herbe et de la mousse, et permettre aux arbres de pousser comme ils l'entendent. Vous savez, le peuple n'a pas les goûts raffinés du dandy: on a fait des concessions à ces natures simples. Le bois de Vincennes actuel, malgré sa physionomie un peu maigre et quelquefois étriquée, est dans son ensemble un fort joli morceau, qui a même des endroits tout à fait appétissants.
Mais, par un reste d'habitude, on a mis, devant presque tous ces endroits, des barrières en fil de fer, qui font vilain effet dans le paysage, et qui barrent désagréablement le chemin au promeneur toutes les fois qu'il a envie d'aller s'étendre à l'ombre. On voyage autour du bois plutôt qu'on n'y entre. C'est comme dans les expositions, où le public défile devant la pièce capitale, au cri sans cesse répété du gardien: «Circulez, messieurs, circulez!» L'administration a-t-elle peur qu'on ne lui use son herbe,—ou qu'on ne la mange?
J'allais oublier de dire que le bois de Vincennes a été diminué d'une bonne moitié par les empiétements successifs du génie militaire et du chemin de fer. On l'a refoulé par degrés pour bâtir, sur l'emplacement des vieux arbres séculaires, un polygone, une salle d'artifice, un corps de garde, une école de pyrotechnie, un fort et deux redoutes liées par une enceinte bastionnée, avec pont-levis, caserne voûtée à l'épreuve de la bombe et deux magasins à poudre. Si l'artillerie vient en aide aux architectes contre la nature, c'est trop, on en conviendra. Cela fait, on a coupé la partie comprise entre le château et le champ de manœuvre de Saint-Maur. Puis le chemin de fer est venu creuser ses tranchées et poser ses rails en pleine forêt. De quart d'heure en quart d'heure, le sifflet de la locomotive crie en passant aux promeneurs effarés: «Laissez passer l'expropriation pour cause d'utilité publique.»
J'ai gardé le parc de Monceaux pour la fin. Ici, je n'ai plus envie de rire, je vous jure. On en a fait une promenade publique, et on a bien fait, mais après l'avoir dépouillé, mutilé, après avoir abaissé au niveau d'un square vulgaire ce qui était le plus adorable jardin de France, l'idéal de la nature arrangée. Il y a des gens,—je les ai entendus, et ils paraissaient de bonne foi,—qui osent parler des embellissements du parc de Monceaux, et s'extasient sur les prodiges qu'y a opérés la baguette féerique de l'édilité parisienne. Ce serait à faire frémir le bon sens révolté, si l'on ne savait que les trois quarts de ces audacieux panégyristes n'avaient jamais vu l'ancien parc,—ce sont les seuls à qui l'on puisse pardonner,—et que le dernier quart se compose de personnages qui ont des motifs tout particuliers à leur admiration, de ces motifs qu'il est prudent de ne pas discuter. En dehors de ces deux catégories, nul homme doué de sentiment et de raison n'a le droit d'énoncer sérieusement une pareille ineptie.
Il faut le dire à haute et intelligible voix: le nouveau parc de Monceaux est le plus désastreux, le plus navrant échantillon du système suivi dans les restaurations des jardins publics. C'est encore M. Alphand qui a été ici l'exécuteur des hautes œuvres de la ville de Paris. Le bilan des améliorations est facile à dresser: un boulevard qui le coupe en deux, des routes carrossables,—pourquoi pas des chemins de fer?—qui le traversent de part en part; une grotte ridicule avec des stalactites et des stalagmites qui ressemblent à des joujoux en terre cuite, et qui sont gardés par un surveillant à demeure et par des écriteaux, de peur qu'on ne les casse; les ruisseaux restaurés, les cascades remises à neuf, un pont blanchi, les grands ombrages détruits, le silence et le mystère, qu'on y respirait partout autrefois, chassés pour toujours; un vernis banal de replâtrage et de rebadigeon jeté sur les ruines du vieux parc, et puis une grille encore,—voilà ce chef-d'œuvre en abrégé.
Il est bien entendu qu'on a profité de l'occasion pour le rogner en tous sens. On lui a pris de quoi faire je ne sais combien de grandes routes et bâtir je ne sais combien de maisons de plaisance. Oui, on a dépecé une partie du parc de Monceaux pour la vendre en lots aux amateurs, et l'on a choisi celle qui renfermait un délicieux parterre de fleurs et l'une des plus belles ruines du jardin. Sur la lisière du square actuel, non loin de la Naumachie, à travers ce qui reste d'arbres et d'ombrages, on voit se dresser un écriteau, et sur cet écriteau l'œil stupéfait lit ces mots Terrains à vendre!
Terrains à vendre! Ô les ingénieurs des ponts et chaussées! ô les barbares!
Ceux qui connaissaient l'ancien parc remportent du nouveau l'impression que leur ferait la vue du cadavre d'une personne aimée. Ils cherchent les points de vue pittoresques, les perspectives soudaines, les allées ombreuses, et ne les trouvent plus. Ce qu'on a respecté même semble avoir perdu son charme et son mystère. On a éclairci et régularisé partout. De tous les points, on aperçoit des boulevards, des grilles, du bitume, du macadam et des fiacres. L'ensemble est devenu monotone et glacial, comme tout ce que touche l'administration des travaux de Paris. Vous qui trouvez que cela est bien beau encore, vous avez raison peut-être; mais cela était divin autrefois! J'en appelle avec certitude à tous ceux qui ont gardé l'ineffaçable souvenir de l'ancien jardin, c'est-à-dire à tous ceux qui l'ont vu.
C'est là ce que le Constitutionnel, dans cet admirable article dont j'ai déjà parlé, appelle l'une des plus belles créations de M. Alphand: jugez de ce que doivent être les autres! Dumolard faisait des créations dans ce genre. Il dit encore, le Constitutionnel, qu'on a rajeuni entièrement le parc de Monceaux.—Oui, comme ces barbiers qui vous rajeunissent en vous coupant un bout d'oreille et un tronçon de nez, et en vous balafrant tout le reste. Pour Dieu, qu'on se borne à rajeunir nos lois, et qu'on ne rajeunisse plus nos jardins! Mais ce qu'on ne rajeunira pas, c'est le style et l'esprit du Constitutionnel.
VII
INTERMÈDE
PROMENADE PITTORESQUE À TRAVERS LE NOUVEAU PARIS
Muse, changeons de style et quittons la satire:
C'est un méchant métier que celui de médire;
À l'auteur qui l'embrasse il est toujours fatal.
Ainsi parle quelque part le prudent Boileau, qui n'avait eu garde pourtant de s'attaquer à Colbert et aux distributeurs de pensions. Je veux suivre un moment son conseil et, sans sortir du sujet, délasser le lecteur, et me délasser moi-même, par un petit intermède sur le pipeau rustique. Arrivé à mi-terme de l'âpre montée que j'ai entrepris de gravir, je me sens quelque peu las, et ne suis pas fâché de me détendre un moment: Les lecteurs graves,—professeurs d'humanités, poëtes épiques, diplomates et procureurs généraux,—sont loyalement prévenus d'avoir à passer ce chapitre. Si M. Nisard le lit, je l'avertis qu'il n'y rencontrera aucune vérité générale exprimée en un langage définitif.
Ceci posé et bien entendu, je commence sans autre exorde.
Le titre de ce chapitre étonnera beaucoup de lecteurs. Que peut-il y avoir de pittoresque dans le nouveau Paris? Peu de chose, je l'avoue, mais quelque chose néanmoins: on le va voir tout à l'heure, ou ce sera ma faute. La ville de marbre et de carton-pierre qu'on nous bâtit est grandiose, monumentale, épique, c'est convenu; mais j'ose croire que M. Haussmann lui-même n'a jamais élevé ses prétentions jusqu'à y mettre le moindre brin de pittoresque. J'ai fini pourtant par en trouver un brin en y cherchant toute autre chose, et je n'en suis pas plus fier qu'il ne faut.
L'immense mouvement de reconstruction de Paris a créé une foule de maisons neuves, dont les rez-de-chaussée, à peine terminés, sont accaparés aussitôt par de petites industries vagabondes, en attendant les vrais locataires, qui commencent à se faire attendre longtemps. Ces rez-de-chaussée, souvent sans portes et sans fenêtres, ouverts à tous les vents et à tous les regards, semblent faits exprès pour certains industriels de la rue, qui y cumulent le double bénéfice du toit hospitalier et de l'exposition en plein air. Ils leur permettent de s'établir au centre de Paris, dans des quartiers populeux et riches, pour une redevance modique, facile à prélever sur les recettes quotidiennes. On les loue au mois, à la semaine ou au jour.
Les industriels nomades des nouveaux rez-de-chaussée parisiens se partagent en trois catégories principales: les photographes populaires, les marchands de bric-à-brac, tenant bazars et boutiques à treize sous, les montreurs de curiosités et particulièrement de femmes colosses. Jusqu'à présent, ces intéressants personnages comptent parmi ceux qui ont le plus profité de la transformation de Paris. Ceci est une circonstance atténuante, que je porte au bénéfice de M. le préfet de la Seine.
Les bazars ne demandent pas une longue description. Ils n'ont rien d'oriental. Généralement, dans les rez-de-chaussée des maisons neuves, ils sont réduits à leur plus simple expression, et s'étalent sur une table portative ou même à terre. Ces bazars sont le lieu d'asile et la grande fosse commune de toutes les porcelaines en faïence, porte-monnaie en papier, bronzes en zinc, parapluies montés en jonc, cannes revernies et recollées, chaînes d'or en chrysocale, diamants en bouchons de carafe, épingles de corail à un sou, cristaux en verre, éventails en papier d'emballage. On y trouve des cadres historiés à trente centimes et des tableaux à l'huile à deux francs, exécutés à la mécanique par les jeunes aveugles ou les prisonniers. Les objets d'art y pullulent, en particulier les dessus de pendules, représentant Corinne sur le cap Misène, Malek-Adel aux genoux de Mathilde, ou le jeune et beau Dunois prenant congé de sa belle, avec son casque et sa guitare. Parmi les gravures en taille-douce et les lithographies coloriées, vouées au sentimentalisme à outrance, les planches intitulées: le Départ, le Retour, Heureuse mère, etc., obtiennent généralement un beau succès. Bélisaire et le Soldat laboureur sont aussi très-loin d'être usés, en dépit des plaisanteries impuissantes des petits journaux. Le peuple se moque bien des petits journaux, qui ont la prétention de régenter l'esprit français, et qui ne régentent que les loustics des brasseries! La fibre sentimentale domine chez les masses; elles ne se préoccupent que du sujet: quand il les attendrit, il est toujours traité avec beaucoup d'art. C'est ce qui assure le triomphe des mélodrames, de certains tableaux du Salon et de certaines romances poitrinaires.
Pour faire contre-poids au genre mélancolique, il y a aussi les lithographies gouailleuses et gauloises, à l'usage de la partie avancée de la population. Les ingénieuses estampes qui obtiennent le plus de succès dans ce genre, si éminemment français, sont celles qui représentent trois gros moines, ventrus et bourgeonnés comme des Silènes, attablés à un jeu de cartes devant une demi-douzaine de brocs monstrueux, et un curé qui, surpris à dîner un vendredi, fourre précipitamment un poulet sous la nappe, et ne laisse plus voir qu'un hareng dans son assiette, aux yeux de son visiteur édifié.
Assurément ces deux sujets sont beaux: ils ont je ne sais quelle fleur de raillerie attique, qui doit les rendre recommandables aux intelligences cultivées, et l'on y retrouve toute la force de dialectique et toute la puissance d'ironie qui caractérisent aujourd'hui nos immortels héritiers de Voltaire. Il faut, sans nul doute, applaudir à ces piquantes épigrammes qui entretiennent le feu sacré de la haine des jésuites chez la nation la plus spirituelle du monde. Oserai-je ajouter toutefois que je les trouve un peu faibles? Oui, et M. Cayla me comprendra, j'en suis sûr. Dans une autre lithographie, on voit un capucin qui confesse une jeune fille, en clignant de l'œil d'un air malin à l'aveu de certains péchés mignons, et en faisant une moue luxurieuse avec sa bouche lippue. Ceci est déjà mieux, sans être encore le dernier effort du genre. Toujours la gaudriole fut l'amie de la libre pensée, et il faut qu'elles marchent de concert et se complètent l'une l'autre pour achever l'émancipation de l'esprit humain, comme l'ont bien compris Rabelais, Voltaire, Diderot, et l'illustre ami de M. Perrotin, feu Béranger.
Les bazars vendent quelquefois, en outre, des almanachs de l'an passé et de petits livres au rabais, choisis parmi les plus instructifs, tels que les Aventures de Cartouche et les Mémoires de Vidocq. Leur population se compose généralement du marchand, de l'aboyeur, et d'un compère qui choisit avec acharnement, s'extasie avec ravissement, achète avec discernement, paye longuement et revient fréquemment.
Çà et là sont aussi installées de petites boutiques de comestibles où l'on débite des fragments de fromages, des fritures mystérieuses au grésillement provocateur, au fumet séduisant; des limonades polonaises, confectionnées avec des détritus de réglisse et des résidus de peau de citron; des crèmes à la vanille à un sou la tasse, et des glaces panachées à deux liards le verre. Généralement ces cuisines en plein vent sont desservies par des Arlésiennes ou des Cauchoises, dont les formes robustes et les bonnets insensés font l'admiration du gamin de Paris.
Aimez-vous la photographie?—Moi non plus,—comme disait Grassot, dont on me permettra d'emprunter en cette rencontre le spirituel langage. Je lui en veux d'avoir multiplié outre mesure les formes du laid. Mais si je n'aime pas la photographie, j'aime les photographes. Je les aime pour leurs longues barbes, leurs prospectus et leur bonne opinion d'eux-mêmes. Ce sont des artistes mitoyens, ni chair, ni poisson, adorés des bourgeois, et très-propres à réconcilier l'art avec les admirations de la masse. Les fruits secs de la peinture, les invalides d'atelier, les incompris des Salons, ont une consolation toute prête en se faisant photographes. L'invention de Daguerre est le champ d'asile des incapacités de l'art. Le métier est fort commode et fort couru, parce qu'il peut, à la rigueur, se passer d'études et d'intelligence, ce qui est toujours une condition facile à remplir.
Le plus grand des photographes connus, comme chacun sait, est Nadar, qui a six pieds de long,—quelques pouces de moins que la girafe. J'en ai découvert un autre dans un rez-de-chaussée du nouveau boulevard Malesherbes, à qui il ne manque, pour être aussi grand que lui, que ce qui manque à Nadar lui-même pour égaler la girafe. Ce n'est pourtant pas son élève: comme mademoiselle Lenormand et le célèbre Moreau, Nadar n'a jamais formé d'élèves. Mais s'il n'a pas d'élèves, il a des rivaux, je l'en préviens, surtout dans cette partie du boulevard de Sébastopol qui s'étend entre la rue Soufflot et la rue des Écoles. Là sont entassés, presque en plein air, une dizaine de photographes, tous plus étonnants les uns que les autres. Je défie M. Courbet de regarder sans enthousiasme leurs montres d'exposition. Ils travaillent dans tous les genres et dans tous les prix. Ce sont eux qui ont créé le portrait à un franc. Le dernier venu, plus audacieux encore, vient de lancer le portrait à vingt-cinq centimes, «le même que celui à un franc,» dit l'affiche. C'est un coup d'éclat et un coup d'État, supérieur à celui qui a illustré M. de Girardin, lorsqu'il créa la presse à quarante francs.
Ces industriels joignent quelquefois à leur art la vente des faux-cols et des cravates. Ils font, au besoin, votre silhouette avec du papier noir découpé, qu'ils collent sur un fond blanc et qu'ils recouvrent d'un verre. Ils vous offrent, au rabais, des portraits de Garibaldi et de mademoiselle Léonie Leblanc, et tout bas, à l'oreille, des vues stéréoscopiques, où les amateurs de ces sortes de choses jouissent du coup d'œil enchanteur de deux jambes de filles déchaussées trois lignes (ou pouces) plus haut que la police ne le permet.
Les comédiennes des divers théâtres de Paris fournissent le principal aliment de ces vues au stéréoscope et des galeries photographiques. On nous les montre dans toutes les postures et sous tous les costumes, faute de pouvoir nous les montrer sans costumes,—idéal suprême dont les régisseurs de spectacles et les photographes se rapprochent sournoisement chaque jour. Puisqu'on les représente ainsi, c'est qu'elles le veulent bien. Non-seulement elles le veulent bien, mais elles en sont enchantées: cela les popularise, c'est leur gloire, c'est un triomphe et une consécration. Elles envoient ces images à leurs amis de cœur et les répandent dans leur famille. La petite sœur y puise un noble sujet d'émulation, la mère en pleure de joie, et les camarades en crèvent de jalousie. Pauvres clowns de la publicité, misérables créatures, mettant toute leur gloire et toute leur âme à être les jouets banals du public, et rivalisant entre elles avec rage à qui lui sera servie le plus souvent, en chair et en os, nues par en haut, nues par en bas, riant, pleurant, grimaçant à volonté, montrant les dents, tirant la langue, faisant l'œil en coulisse, découvrant la gorge, cambrant les hanches, arrondissant la poitrine, en matelotes, en salmis, au beurre noir, à la crapaudine!
Revenons aux photographes des rez-de-chaussée.
Voici une affiche que j'ai copiée à la devanture de l'un d'entre eux:
PHOTOGRAPHIE DES FAMILLES
X***, Piémontais
MENTIONNÉ PAR LE SIÈCLE DU 19 SEPTEMBRE
Élève de M. Disdéri
PHOTOGRAPHE DE S. M. L'EMPEREUR
Rabais de moitié pour MM. les militaires
salon spécial pour les nouveaux mariés
Portraits instantanés
Ressemblants toute la journée.
C'est simple, mais c'est beau.
Le département des charlatans et saltimbanques est le plus curieux de tous. On y trouve des femmes à barbe, des veaux à deux têtes, des sauvages dévorant des carottes crues avec une voracité indomptable, des phénomènes de tout genre, des nains, des géants, et surtout des femmes colosses. Tant qu'il y aura des saltimbanques et des badauds, la femme colosse sera par excellence la grande attraction.
Pour ma part je connais actuellement trois femmes colosses sur le parcours des nouveaux boulevards; je les ai vues, je leur ai parlé. La plus remarquable des trois a dix-huit ans, à ce qu'assure l'affiche, et cette jeune personne pèse 250 kilog. Une annonce mirifique, qui trahit des intentions très-littéraires, occupe les deux côtés de la porte d'entrée:
«Venez voir la magnifique géante, née dans la Nouvelle-Castille, éclose comme une fleur des tropiques sur les bords du Guadalquivir, dont les eaux, semées d'or et d'argent, arrosent les rives enchantées de la belle Andalousie, et baignent Séville, cette superbe capitale, considérée comme la huitième merveille du monde.
«Elle a l'honneur de donner ici ses séances publiques, destinées à toutes les classes de la société, à tous les âges et à tous les sexes.
«La devise de la reine des géantes est politesse, décence et SOURIRE!»
Au-dessus s'étend une toile superbe, une œuvre d'art, signée du nom de Mauclair, le peintre ordinaire de MM. les saltimbanques. Elle représente la reine des géantes en costume de Célimène, un éventail à la main, la robe coquettement retroussée jusqu'au genou, ainsi qu'il se pratique dans le grand monde, et entourée d'un groupe d'hommes comme il faut, de belles dames et d'officiers supérieurs, dont les gestes et les attitudes sont empreints d'une profonde admiration.
Séduit par les sollicitations du pitre, qui a une bonne figure, pleine de candeur et de conviction, j'entrai. Le pitre me présenta à la reine des géantes, qui m'accueillit avec une politesse exquise; il m'assura d'ailleurs qu'elle avait reçu une éducation distinguée.
C'est peut-être elle qui a rédigé l'annonce.
Nous étions seuls. Elle me demanda un cigare. Le pitre m'expliqua que le médecin lui conseillait de fumer pour maigrir.
Un peu plus loin, le grand spectacle oriental vous offre la représentation de la Prise de Pékin. À la porte, un monsieur bien mis, mais râpé, parlant en termes élégants, mais émaillés de cuirs, annonce le spectacle:
«On verra, dit-il avec une fougue entraînante, les colonnes se former en masses serrées pour marcher à l'assaut du palais d'été. On verra les murailles s'écrouler avec fracas. On entendra le bruit de la trompette et du tambour, se mariant à la grande voix du canon.»
Une chandelle d'un sou et des fusées de deux liards représentent à merveille les bombes et les boulets. L'écroulement des murailles se résume en deux morceaux de carton disjoints et renversés à l'aide d'une ficelle; les colonnes serrées se composent de quatre soldats et d'un général découpés tout d'un bloc dans une image d'Épinal et collés sur bois; un bonhomme, poussant devant lui une brouette de papier, montre en action les travaux de sape et de mine de l'armée française; un autre, s'avançant par soubresauts saccadés, figure la fuite du Fils du ciel et de son peuple. Mais quoi! le propre de l'art le plus élevé est justement de faire beaucoup avec peu de chose. Je ne puis me lasser d'admirer le génie du saltimbanque. Vous eussiez donné ces bonshommes, hauts de deux pouces, à M. Victorien Sardou lui-même, qu'il eût été bien embarrassé d'en tirer parti, tandis que le directeur de ce modeste établissement, sans subvention, a trouvé moyen d'en faire sortir successivement la victoire de l'Alma, le siége de Sébastopol, la bataille de Magenta, et saura, au besoin, quand les comédies guerrières ne donneront plus, en tirer le drame du Courrier de Lyon.
On rencontre même parfois des spectacles instructifs et utilitaires, par exemple, ceux des messieurs qui ont inventé quelque chose, qui exposent un nouveau système d'aérostats ou de cabinets inodores.
Il y a quelque temps, un ancien professeur de mathématiques, de plus Allemand, exhibait, dans un rez-de-chaussée du boulevard de Magenta, le flûteur de Vaucanson, revu, perfectionné et augmenté: une femme, assise, avec un larynx en caoutchouc, doué d'une voix qui a une étendue de deux octaves, comme celle des fortes chanteuses, et exécutant toute sorte d'airs avec le timbre et l'accent, je n'ose dire avec l'intelligence d'une prima donna. Cette machine a dû coûter cher, moins cher toutefois qu'il n'en coûte au Conservatoire pour former et à l'Opéra pour payer un premier sujet. Qu'on juge des services qu'elle peut être appelée à rendre, le jour où les directeurs aux abois auront à lutter contre une grève des ténors. Ce tube en caoutchouc serait merveilleux pour les points d'orgue de madame Cabel; et, comme il ne craint pas les courants d'air, qui empêcherait de le faire chanter dans la coulisse, pendant que M. Mario, si souvent enrhumé, se bornerait sur la scène à ouvrir la bouche et à se livrer à une mimique expressive?
Vous trouverez aussi, parmi les saltimbanques utilitaires, des marchands de pommades pour les cheveux et d'onguent pour les cors, s'il est permis de ranger ces artistes parmi les saltimbanques. Vous avez vu sans doute, boulevard de Sébastopol, un pédicure accompagné d'une femme en châle jaune et d'un hibou. Une fenêtre sans vitres leur sert d'encadrement. Tous trois sont graves, mais le hibou est le plus grave des trois. La femme se tient droite et regarde les passants, qui regardent le hibou. Le hibou et le pédicure regardent aussi les passants.
Le pédicure est assis, mais le hibou, comme la femme, se tient perché tout le jour sur ses pattes. Le pédicure a une physionomie engageante. De temps en temps, il se lime les ongles et se cure les dents; alors la foule, toujours amassée devant son étalage, le regarde lui-même avec une curiosité avide. Une grande pancarte, plantée comme une bannière sur le devant de la scène, représente un monsieur très-distingué, un artiste, coupant un cor à une dame avec tant de dextérité et de belles façons que la dame lui sourit d'un air tout à fait heureux. Au-dessous, la légende explique que le pédicure a été admis à l'honneur de soulager un ancien ministre et plusieurs facteurs de la poste aux lettres. Toutes les dix minutes, le pédicure se lève et frappe la pancarte avec une baguette; alors la foule regarde la pancarte,—et c'est tout.
Je voudrais bien savoir à quoi pense la femme du pédicure, à quoi rêve le hibou!
On voit que le pittoresque ne perd jamais entièrement ses droits. Chassé du plein soleil, il trouve un asile dans les coins. Traqué de rue en rue, il s'installe au jour le jour dans des abris provisoires, qu'on lui ferme le lendemain. Il s'accroche partout, et tire parti même de son plus cruel ennemi. Comme le lièvre qui se réfugie entre les jambes du chasseur, le pittoresque aura prolongé sa vie en se précipitant au cœur même de la place, et il aura fait sa dernière apparition et obtenu son dernier triomphe dans les lieux destinés à lui servir de tombeau.
VIII
LES MONUMENTS
Le nouveau Paris a été rempli, bourré jusqu'au bord de monuments dans tous les styles et dans toutes les dimensions, comme ces jardins hollandais où leurs propriétaires entassent les curiosités par centaines,—rochers, bassins, grottes, statues, kiosques et cabinets. On n'a pas seulement tracé des squares, percé des boulevards, aligné des rues, déblayé et gratté les anciens édifices; on a élevé des palais et des halles, des églises et des théâtres, des hôpitaux et des casernes, des tours, des ponts, des fontaines. On a préparé sur tous les points de la ville une ample matière aux descriptions des Guides, à l'admiration des provinciaux et à la jalousie des Anglais.
Le premier de ces monuments, par sa date et par son importance, c'est le nouveau Louvre. Le régime actuel aura eu la gloire de mener rapidement à terme, grâce à la précaution qu'il avait prise de supprimer au préalable tous les obstacles, cette réunion des deux grands palais monarchiques, rêvée par Henri IV, Louis XIV et Louis-Philippe; rêvée surtout, comme la continuation de la rue de Rivoli, par Napoléon Ier, dont Napoléon III semble s'être proposé de reprendre tous les projets pour les achever; décrétée par le gouvernement provisoire, et toujours restée à l'état théorique. En cinq ans, moins de temps qu'il n'en faudra pour l'Opéra, l'œuvre a été définitivement achevée. Jetons un coup d'œil, puisque nous ne pouvons rien faire de plus dans les limites de ce volume, sur ce colossal impromptu de pierre et de marbre.
Au point de vue purement artistique, l'entreprise offrait des difficultés spéciales, dont il est juste de tenir compte. Le Louvre et les Tuileries, construits isolément et sans aucune idée de réunion future, ne sont pas situés dans le même axe: on a dissimulé cette divergence, d'ailleurs peu sensible, par la création de deux squares destinés à rompre la perspective, mais qui ne peuvent masquer le défaut de parallélisme des pavillons centraux qu'en masquant ces pavillons eux-mêmes, et tout au moins une partie des bâtiments, c'est-à-dire en cachant précisément le coup d'œil qu'on a voulu produire. Heureusement, ces squares sont plantés d'arbres parisiens, dont le maigre rideau de verdure laisse de nombreux interstices à la vue. Il fallait trouver, en outre, pour les constructions nouvelles, une forme qui s'harmonisât à la fois avec l'architecture du Louvre et avec celle des Tuileries, deux édifices bâtis à des époques diverses et d'un type complétement distinct, dont les parties mêmes, successivement greffées de siècle en siècle sur le tronc central, présentent des échantillons de tous les styles et des traces de toutes les fantaisies.
Cette tâche était de celles qui ne s'improvisent pas, et nous sommes sûr de n'étonner ni M. Haussmann ni M. Lefuel, en constatant qu'ils n'y ont que fort incomplétement réussi. Sans doute, à l'aide d'artifices élémentaires, on a bien pu voiler çà et là les différences de niveau des bâtiments et tourner quelques autres obstacles d'un ordre subalterne; mais, sur des points plus importants, les dernières constructions n'ont fait que mettre en relief ces discordances qu'elles devaient atténuer, et en accroître considérablement le nombre. Si l'on examine la façade récemment élevée sur la rue de Rivoli, on s'aperçoit que l'architecte, entraîné par le désir de créer un riche vis-à-vis au Palais-Royal, en a brusquement changé le style à la partie centrale, dont les panneaux sculptés, les ornements de la frise et des baies, la riche décoration, imitée de la fin du seizième siècle, jurent avec la simplicité sévère du reste de la façade. Dans l'aile neuve qui clôt à l'ouest, en retour d'équerre, le petit jardin ouvert sur la même rue, les fenêtres, sans cesser de reproduire la forme et les moulures de celles du vieux Louvre, prennent tout à coup une dimension différente, assez sensible pour blesser l'œil et briser désagréablement la perspective. Autant qu'on peut le deviner sous l'appareil d'échafaudages qui l'enveloppent du haut en bas comme une carapace, la reconstruction du pavillon de Flore va ajouter un trait de plus à cette confusion fâcheuse. Le gros œuvre du bâtiment, avec ses disgracieux œils-de-bœuf surmontés de petites lucarnes de deux ou trois pieds carrés, pareilles à celles d'un grenier, ne rappelle en rien jusqu'à présent l'architecture de Philibert Delorme, non plus que celle de Ducerceau. Le pan de galerie neuve adjacent à ce pavillon ne reproduit pas non plus le type de la galerie du bord de l'eau, qu'il déborde par une saillie de cinq ou six mètres, en faisant pour ainsi dire planer sur elle la menace assurée d'une démolition prochaine[9].
Il serait facile de multiplier ces observations. Les incohérences que nous venons de signaler, d'autres encore, dont l'énumération ne pourrait trouver place que dans un travail technique, ne sont pas, comme celles de l'ancien Louvre, le résultat naturel de la nécessité des circonstances et de la diversité des temps; elles sont nées de cette espèce de vagabondage artistique dont toutes les œuvres architecturales de ces quinze dernières années nous offrent le curieux et triste témoignage; elles viennent de la précipitation fiévreuse et meurtrière avec laquelle on veut bacler en trois ou quatre ans la tâche d'un demi-siècle.
Et pourtant ce ne sont là que les moindres griefs de la critique contre le nouveau Louvre. Elle doit lui adresser un reproche plus grave et qui porte plus haut. Du centre de la vaste place dessinée par le périmètre des deux palais, promenez un regard attentif sur l'œuvre de Visconti et de son successeur: ce qui vous frappera tout d'abord, en contraste avec l'abondance et la richesse des moyens mis en jeu, c'est la pauvreté de l'effet général. Si le grand art, suivant la définition des maîtres, est celui qui produit le plus d'effet avec le moins d'effort, le nouvel édifice est précisément le contraire du grand art. Cette médiocrité de l'effet tient en partie sans doute au peu d'élévation relative de cet immense parallélogramme de bâtiments, dont le niveau, suffisant pour la cour intérieure du Louvre, n'est plus ici proportionné à l'extension du point de vue; mais elle tient encore plus à l'absence de grandes lignes architecturales, au manque de style, à la stérilité de l'invention remplacée par l'exubérance de la décoration. Il faut étudier de près, fragment par fragment, cette œuvre de détails, sans chercher à l'embrasser dans l'harmonie d'un coup d'œil d'ensemble. Il y a trop d'arabesques, de colonnes, d'acrotères, de statues, de bas-reliefs, de cariatides (un ornement que nos architectes prodiguent aujourd'hui sans mesure et souvent à faux): plus l'art est élevé, plus il est sobre de ce faste décoratif, dont l'abus ne sert qu'à prouver son impuissance et l'étouffe au lieu de l'aider. Avec une simple ligne, gracieuse ou sévère, il en dit plus qu'avec toutes ces pompes amollies de la décadence, avec cet étalage théâtral qui fait ressembler le nouveau Louvre à un décor d'opéra, auquel il manque seulement, pour produire toute son impression, d'être éclairé par un jet de lumière électrique.
D'après le rapport de M. le ministre d'État, qui énumère scrupuleusement les kilogrammes de fonte, les mètres cubes de béton, les mètres carrés de zinc et de peinture à l'huile absorbés par cet immense ouvrage, il y a deux cent soixante et un morceaux de sculpture répartis dans les nouvelles constructions. C'est assurément la moitié de trop, pour le moins, si l'on en veut retrancher tous ceux dont l'effet est nul ou contraire au but qu'on se proposait. Ces longues files de statues, par exemple, qui s'alignent au-dessus des portiques, à l'aplomb de chaque colonne, écrasent l'architecture par leur masse, et, pour peu qu'on les examine à distance, elles confondent leurs profils sur la muraille du fond et se dérobent à la vue. Le luxe dépasse surtout la mesure dans les trois pavillons en avant-corps qui coupent chacune des façades neuves, et il est rendu plus sensible encore par le contraste avec les grandes surfaces planes et nues des galeries intermédiaires. Là, comme dans la partie centrale de la façade sur la rue de Rivoli, «ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.» Le regard monte de la base au sommet sans pouvoir trouver un point de repos, pas même sur les toits, dont les arêtes se cachent sous des ouvrages en plomb repoussé, d'un travail compliqué et minutieux, et dont les lourdes et bizarres cheminées forment à elles seules autant de monuments fantastiques du goût le plus extravagant. Cette ornementation implacable, en fatiguant l'œil par son éblouissement banal et continu, finit par blesser cruellement le goût. On se sent noyé, éperdu, désorienté devant cette profusion inouïe, qui ne vous laisse même plus la faculté de discerner les nuances; et, pour ma part, au sortir de cet examen, je me suis surpris plusieurs fois à contempler avec bonheur les grandes murailles blanches des plus humbles maisons voisines.
L'architecte a donné à son œuvre la toilette excessive d'une parvenue. On a envie de lui appliquer le mot de ce peintre ancien à son confrère: «N'ayant pu la faire belle, tu l'as faite riche.» Il n'y a pas trace d'une idée élevée, ni même d'une idée, dans cet ambitieux tapage de détails qui, considérés isolément, ne sont point sans mérite, mais ne semblent se réunir que pour se nuire l'un à l'autre, et que je comparerais volontiers à ces concerts à grand orchestre où nulle phrase mélodique ne se dégage du déluge de notes et du fracas des instruments, où la sonorité de la musique étonne les sens, et ne dit rien à l'esprit ni à l'âme. L'art a perdu là une de ces occasions solennelles comme il ne s'en rencontre pas deux en un siècle, même avec des préfets tels que M. Haussmann. Le nouveau Louvre est grand par l'étendue, il ne l'est point par la pensée ni par le style. «Il demeurera, aux yeux de la postérité, comme le type colossal du mauvais goût,» a pu dire M. de Montalembert, avec une sévérité qui n'est que de la justice. Un douloureux sentiment s'empare de l'observateur à l'aspect de tant de talent, d'habileté, de zèle et de dépenses prodigués en pure perte, d'un si vaste déploiement de forces pour aboutir à un si maigre résultat. Que l'administration se vante de la merveilleuse rapidité de cette immense improvisation, qui suffit, en effet, à justifier bien des étonnements, c'est son droit; mais le nôtre est de lui répondre par le mot d'Alceste: «Le temps ne fait rien à l'affaire,»—ou par le vers du poëte:
Le temps n'épargne pas ce qu'on a fait sans lui.
Je ne sais si mes lecteurs se souviennent encore du sujet proposé par l'Académie des Beaux-Arts, lors du dernier concours d'architecture pour le prix de Rome, et de la manière dont les élèves l'avaient traité. Il s'agissait du plan d'un escalier principal pour le palais d'un souverain, matière pleine d'actualité en présence de la reconstruction d'une partie des Tuileries. Sans doute, la maison pure et simple n'est pas admise à l'Académie, qui ne connaît que les palais, ou tout au plus les maisons romaines, comme celle du prince Napoléon: il était permis toutefois de voir dans ce programme une avance et une galanterie, dont elle a été bien mal récompensée par le décret du 15 novembre. En se bornant à demander un escalier, l'Académie avait fait acte de prudence. Par le luxe inénarrable de dorures, d'arabesques et de statues que les jeunes élèves, déjà rompus aux traditions présentes, avaient déployé dans ce fragment, on pouvait juger sans peine, mais non sans effroi, de ce qu'ils auraient mis dans un palais tout entier. Impossible de se conformer plus scrupuleusement au programme, qui recommandait, avec une sollicitude naïve, d'y prodiguer toutes les magnificences de l'art. Quel escalier, bon Dieu! Non, les palais cyclopéens de Ninive et de Babylone n'en avaient point de pareil. Instinctivement, le regard cherchait au bas des marches la reine Sémiramis, montée sur son éléphant blanc. Le fameux grand escalier du Louvre, où Percier et Fontaine avaient tenu à se surpasser, et dont le plafond était le chef-d'œuvre d'Abel de Pujol, cet escalier modèle qu'on a tout simplement démoli, comme s'il se fût agi d'une cloison, pour opérer un changement de distribution intérieure, eût paru digne à peine d'une chaumière à côté de ces conceptions gigantesques. M. Haussmann a mis le trouble et le vertige dans l'imagination de ces jeunes gens, dont le dévergondage architectural avait de quoi faire dresser les cheveux sur la tête aux membres de la commission municipale, s'il leur reste encore des cheveux.
D'après le plan de Perrault, lorsqu'il eut élevé la colonnade du Louvre, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois devait disparaître pour laisser le champ libre à une vaste place. Ce temps n'avait guère plus de respect que le nôtre pour l'antiquité nationale, et la barbarie gothique en particulier choquait toutes ces intelligences éprises de la noble régularité grecque. Aujourd'hui que la passion de dégager les monuments ne connaît plus de limites, on pouvait craindre que l'administration ne se souvînt du projet de Perrault. Un louable scrupule l'a fait reculer. Mais, après avoir si généreusement sacrifié l'une de ses manies, elle s'est dédommagée en donnant pleine carrière à l'autre: celle de l'alignement. Elle a cru dissimuler le défaut de parallélisme de l'église avec le palais, parce qu'elle l'a reporté sur une construction neuve qui ne fait, en le répétant, que l'accentuer davantage. Elle a voulu créer un pendant à un temple gothique avec une mairie, sans tenir compte de la diversité des siècles ni de celle des destinations, ou plutôt en tâchant de les combiner en un compromis barbare et monstrueux, qui reste absolument sans excuse aux yeux du bon goût et du bon sens. Ce que je vais dire ressemble à un blasphème artistique, et pourtant je le dis sans hésiter: mieux valait encore reprendre le plan de Colbert et de Perrault, et raser l'église, que de la déshonorer par cette hideuse association; que de lui river, en guise de boulet, cette copie bâtarde et dérisoire, où l'on a marié de force le seizième siècle avec le treizième, fait de la Renaissance avec les formes et les lignes du style gothique, du gothique en supprimant l'ogive, et qui reproduit son modèle avec la fidélité gravement bouffonne d'une caricature enfantine.
Une tour, ou plutôt une quille de pierre, mélange incompréhensible et prétentieux de tous les styles, et dont on cherche en vain la raison d'être, sert de trait d'union entre ces deux monuments qui, suivant le mot de J.-B. Rousseau, hurlent d'effroi de se voir accouplés. Cela fait, l'administration, saisie d'un mouvement de remords et de honte, s'est empressée de planter au devant cinq ou six rangées d'arbres pour en cacher l'aspect; mais, par une contradiction fâcheuse, elle va placer dans la tour, sans doute pour qu'elle serve à quelque chose, un carillon dont le tort sera de forcer les passants à lever la tête et à regarder le beffroi en entendant le concert.
Je ne crois pas que jamais l'architecture publique ait rien produit qui puisse rivaliser de ridicule et d'extravagance avec cette tour et cette mairie, devant lesquelles l'imagination recule confondue, et qui désarment la critique à force de la déconcerter. Mais ce n'est pas sur l'architecte qu'il faut faire retomber la responsabilité de cette conception. Je plains, je ne condamne pas cet instrument quasi-passif, chargé de la besogne matérielle, et responsable d'une œuvre qui n'est point la sienne. Il n'y a plus aujourd'hui d'architecture artistique; il n'y a qu'une architecture d'État, la contre-partie de ce journalisme officiel qui signe ses articles et ne les écrit point. L'idée première appartient évidemment à l'administration, et il était impossible qu'elle aboutît autrement. Que peut faire un malheureux artiste à qui l'on demande, c'est-à-dire à qui l'on impose d'exécuter, en quelques mois, une mairie renaissance, en la copiant sur une église gothique? Vitruve lui-même ne s'en fût pas tiré. Il est vrai qu'en pareil cas on a la ressource de s'abstenir; mais c'est un parti extrême qu'il serait cruel d'exiger des architectes, dans leurs rapports avec la ville de Paris. Nous pousserons la charité envers l'homme de talent qui a dû passer sous ces rudes fourches caudines de l'idée municipale, jusqu'à couvrir son nom d'un voile pudique et compatissant.
Malgré ses énormes, ses lamentables défauts, le nouveau Louvre, par la richesse et l'agrément de quelques parties, par le talent de détail qu'on y trouve, reste le chef-d'œuvre des travaux entrepris depuis douze ans à Paris, et il brille comme un soleil au-dessus des autres palais qu'on nous a construits dans le même intervalle.
Que dire, par exemple, du palais de l'Industrie, ce grand bâtiment lourd, monotone, d'une architecture massive et froide, à peine variée par des pavillons sans relief et sans style? De quelque endroit qu'on l'examine, il produit, au milieu des arbres de cette royale promenade, l'effet d'une immense cage de pierre et de verre déposée sur le sol, en attendant qu'on l'emporte. Tant qu'il était destiné à recevoir seulement les produits industriels, on pouvait lui trouver un caractère de solidité et de gravité suffisamment approprié à son but; mais, en dépit du titre que l'habitude lui conserve, c'est aujourd'hui l'édifice où l'art tient chaque année ses assises, et il ne répond pas à la grandeur de cette destination.
Ce malheureux palais a été si mal conçu que le but qu'on s'était proposé en le créant est justement celui pour lequel il est le moins propre. Il peut servir, et, en réalité, il sert à toute sorte d'usages, sauf à celui-là. Habituellement il est vide et ne semble avoir été construit que pour loger son jardin. Dans les intervalles des expositions de beaux-arts, les orphéons y donnent des concerts; on y organise des banquets, des assemblées, des expositions de fleurs; on y met des chevaux, des porcs, des brebis ou des volailles grasses. C'est un local pour tout faire, comme la grande salle de Lemardelay ou de l'Hôtel du Louvre. Mais quand il s'agit d'une exposition de l'Industrie, comme celle qui se prépare pour l'année 1867, on s'aperçoit que ce Palais de l'Industrie ne peut servir à rien, et qu'il faudra en élever un autre à côté, en couvrant de bâtisses provisoires tout le Champ de Mars.
Le nouveau Palais, ou plutôt la nouvelle façade du Palais des Beaux-Arts, sur le quai Malaquais, ne répond pas davantage à son but. Ce pourrait être aussi bien, sinon mieux, celle d'un grenier d'abondance. M. Duban s'est préoccupé avant tout de choisir un motif architectural qui puisse, selon les nécessités de l'avenir, s'étendre, en se répétant, par une simple juxtaposition à droite et à gauche, de telle sorte que l'unité de l'ensemble n'ait point à souffrir de raccords disparates. Mais,—sans s'arrêter plus qu'il ne faut à une œuvre secondaire, qui n'est après tout qu'une façade latérale, l'entrée d'une annexe,—il est impossible d'y reconnaître un style nettement déterminé, et l'on est en droit de lui reprocher la pauvreté de l'ornementation, le peu de caractère de l'ensemble, la singulière gaucherie de ces vastes baies, dont les plus larges dominent les plus étroites, et de ces énormes œils-de-bœuf alignés au sommet, d'où ils écrasent les étages inférieurs sous leur poids. Comme la cariatide, l'œil-de-bœuf est en grande faveur aujourd'hui, et l'on sait le désastreux effet qu'il produit encore dans la grande salle des États au Louvre, ce hangar splendide et difforme, sorte de joujou grandiose et inutile, qu'on ne peut que montrer, sans pouvoir s'en servir. Faut-il voir dans ce double triomphe une de ces lois de l'art qui sont fondées sur la secrète logique et le mystérieux symbolisme des choses?
Puisque nous sommes sur la rive gauche de la Seine, nous ne la quitterons pas sans avoir visité la fontaine Saint-Michel: triste visite, que nous abrégerons. Ce monument, édifié à grand labeur, dans des proportions colossales, sur le plus beau boulevard du nouveau Paris, n'est qu'un immense avortement artistique, devant lequel l'esprit le plus indulgent se sent frappé de surprise par la disproportion évidente de l'effort et du résultat. Toutes les splendeurs de la décoration n'ont même pu sauver la mesquinerie du premier aspect. La faute en est un peu, nous le reconnaissons, au parti pris d'adosser la fontaine à une maison construite dans des conditions défavorables, dont il a fallu subir la dure tyrannie. Évidemment, M. Davioud a été mis au supplice par cet énorme bâtiment, qu'il n'a pu parvenir à masquer en entier: l'élévation de la toiture lui a commandé celle du décor, et les deux aigles de plomb n'ont été plantés aux deux extrémités de ce terrible toit à plans convexes que pour le rattacher tant bien que mal au monument; mais rien n'a pu cacher la longue et prosaïque perspective des fenêtres, des lucarnes et des tuyaux de cheminée qui semblent converger au groupe de l'archange saint Michel. L'absence de soubassement de la fontaine, qu'on n'a même point rehaussée sur un socle pour aider au coup d'œil, et dont le bassin inférieur domine le trottoir de trente centimètres à peine, lui donne une épaisseur uniforme dans toute son étendue; et, à la voir ainsi plaquée et comme écrasée contre le mur, on la prendrait de loin pour une de ces couvertures en carton gaufré, si fameuses dans les distributions de prix des écoles primaires.
Ce ne sont là toutefois que des explications secondaires: il faut chercher les principales dans la sécheresse et l'incohérence de l'invention. Incohérence, c'est le nom de la fontaine Saint-Michel. Comme presque tous les monuments du nouveau Paris, et à un plus haut degré encore, elle révèle l'absence d'une conception forte, d'une idée dominante et suivie. On dirait une juxtaposition de pastiches divers, composés isolément par cinq ou six artistes, et soudés ensuite l'un à l'autre. Autant de parties, autant de styles: ici du grec, là du romain, ailleurs de la Renaissance et du dix-septième siècle. Autant d'ornements, autant d'idées sans lien et sans harmonie. Du moins ne puis-je deviner par où le groupe de l'archange terrassant le démon, centre et point de départ du monument, se rattache aux petits Amours enguirlandés de la frise et aux mythologiques Chimères qui flanquent les vasques inférieures; quel est le lien invisible des abeilles, des aigles du faîtage, des boucliers de bronze aux armes impériales, avec les cartouches marqués des initiales de Saint Michel et des insignes du vieil ordre monarchique institué par Louis XI?
On a voulu suppléer à la richesse de la conception par celle de l'exécution, en poursuivant la variété par l'emploi hasardeux des matériaux multicolores; on n'est arrivé qu'à la bariolure, sans parler des graves inconvénients qu'entraîne, pour la proportion apparente des objets, le défaut d'accord et d'harmonie dans ces teintes diverses. Si, par exemple, les quatre colonnes qui encadrent la niche centrale paraissent à la fois si maigres et si lourdes, il ne faut pas l'attribuer seulement aux dimensions disproportionnées de leurs bases et de leurs chapiteaux, mais à la façon disgracieuse dont le marbre blanc veiné des deux extrémités se relie au marbre rouge des fûts.
Une fois l'œuvre terminée, l'administration s'est aperçue de ces disparates: il était un peu tard, mais elle va si vite qu'elle n'a jamais le loisir de s'en apercevoir auparavant. Alors elle a entrepris les ratures et les corrections qui ont paru le plus indispensables. Elle a supprimé les anges qui menaient les Chimères en laisse; elle a remplacé, a l'attique, les plaques de marbre de diverses couleurs par une frise symbolique, représentant de petits génies qui jouent dans de vastes rinceaux. Mais c'est la fontaine tout entière qu'il eût fallu reprendre de fond en comble.
On ne refait point un poëme manqué en y changeant quelques vers et en y corrigeant deux ou trois solécismes.
Ces échecs répétés, qui semblent le dernier mot de toutes les entreprises de l'administration urbaine, tiennent d'abord à la précipitation de sa marche, comme nous l'avons dit, car rien ne s'improvise moins que la pureté du style, l'harmonie des lignes, et cette beauté d'ensemble qui résulte de la variété dans l'unité; mais ils tiennent aussi à l'absence de principe, à l'immixtion continuelle de l'idéal administratif, tantôt absolu comme un système, tantôt ondoyant et divers comme un caprice, dans l'idéal artistique, qu'il modifie et pétrit à son gré,—à l'intervention évidente de conceptions et de volontés contradictoires dans chaque monument public.
Le lecteur ne connaît peut-être pas la longue filière par où doit passer tout projet avant d'arriver à son exécution, et l'interminable hiérarchie d'architectes sectionnaires et divisionnaires, d'inspecteurs, de commissions, qu'il doit escalader degré par degré, au hasard de laisser un lambeau de l'idée primitive à tous les pas de cette marche laborieuse. L'artiste choisi fait d'abord un plan préalable, accompagné d'un devis sommaire, d'après les instructions qu'il reçoit d'un chef de bureau, et en se conformant aux indications générales, aux dimensions et à la forme du terrain concédé, aux conditions matérielles tracées par l'administration, qui n'est pas précisément et qui n'a pas mission d'être un corps artistique. Il le soumet à l'un des architectes chargés de la direction particulière des édifices. Quand tous deux sont d'accord, et il faut bien que le premier finisse toujours par tomber d'accord avec le second, l'avant-projet va à l'architecte en chef de la ville de Paris, qui l'examine et le modifie encore pour son propre compte. Quand tous trois sont d'accord, il passe au conseil des architectes, qui fait lui-même ses observations et ses retouches. Puis il arrive au préfet, qui recommence l'examen, indique des modifications nouvelles, ou approuve. C'est alors seulement qu'est tracé le projet définitif, qui repasse par la même filière pour y subir derechef les mêmes épreuves, et finit, après cette odyssée dont Ulysse eût été jaloux, par aborder au rivage de la commission municipale, qui alloue ou refuse les fonds. Il faut lui rendre cette justice qu'elle ne les refuse jamais.
Et je n'ai indiqué que les étapes officielles, qui parfois se compliquent de quelques autres. Qui oserait, par exemple, refuser au chef de l'État le droit d'intervention et de décision souveraine, même lorsque les travaux sont en cours d'exécution? Ce droit, il l'a, et il en use; il n'est pas besoin de dire que ce n'est jamais que pour le plus grand bien de l'art: on nous l'a souvent assuré, et nous ne commettrons point la mesquine impolitesse de le mettre en doute.
Mais,—en dehors, bien entendu, de cette dernière intervention, purement facultative,—il n'en est pas moins vrai que cette longue filière, qui semblerait devoir être une garantie, n'est le plus souvent qu'une gêne. Le projet soumis au vote bienveillant de la commission municipale n'entre au port que comme ces vaisseaux radoubés, qui ont été contraints de relâcher ici pour refaire leur carène, là pour acheter de nouvelles voiles, plus loin pour reconstruire leur grand mât, ailleurs pour remplacer leur équipage. Modifié par l'un d'après ses fantaisies et ses préférences personnelles, par l'autre d'après ses idées et ses traditions d'école, tiré au romain par celui-ci, ramené au grec par celui-là, nuancé d'assyrien par un cinquième, subissant le contre-coup de toutes les volontés contradictoires, de toutes les variations qui surviennent dans les conditions matérielles, dans les chiffres de la somme et les proportions du terrain alloué, il ne garde plus rien de l'esprit qui l'a conçu. Ah! que nous comprenons bien le gémissement de l'une des plus déplorables et des plus illustres victimes du système, qui s'écriait un jour en parlant de son monument: «Je ne puis me résoudre à passer devant. Toutes les fois que mes affaires me conduisent de ce côté, je baisse la tête et je fais un détour.»
Le principal personnage de cette hiérarchie artistique, le seul maître, ce n'est pas l'architecte en chef, c'est le préfet de la Seine: il serait naïf de démontrer cet axiome, et non moins naïf de s'en étonner. Ainsi, l'abus de la direction administrative finit par anéantir toute direction artistique, et, sur ce point du moins, l'excès de la centralisation nuit à l'unité. C'est par là que s'expliquent, d'une part, l'aspect décousu de tant de monuments; de l'autre, le retour permanent, par-dessus toutes ces fantaisies qu'il absorbe et recouvre de sa domination, de ce style neutre, impossible à définir, mais reconnaissable au premier coup d'œil, que la postérité baptisera le style Haussmann, comme on dit le style Louis XIV et le style Pompadour.
De la fontaine Saint-Michel, il n'y a, pour arriver à la place du Châtelet, que la Seine à franchir, en passant entre le Palais de Justice restauré et le nouveau Tribunal de commerce. Arrêtons-nous un moment devant ce dernier, pour contempler le dôme qui semble poussé comme une superfétation bizarre sur le toit de cet édifice juridique, où il ne peut avoir d'autre but que de masquer la courbe du boulevard Sébastopol et de clore dignement la perspective. L'histoire de cet ornement postiche, plaqué après coup sur un monument qui n'en avait que faire, serait curieuse et instructive à tous égards. Un jour, je suppose, M. le préfet a vu une photographie représentant le dôme de l'hôtel de ville de Brescia: il est charmé de ce petit morceau; il appelle l'architecte et lui ordonne de l'adjoindre à son plan. «Mais ce dôme ne répond nullement au caractère de l'édifice, et ne s'harmonise pas avec le système que j'ai adopté. Là-bas il est parfaitement à sa place, ici il fera disparate, et il faudra inventer tout un appareil de raccords disgracieux pour parvenir à asseoir sur la toiture ce supplément inattendu qui va tout gâter.—C'est égal: le dôme me plaît, il répond bien à la gare de l'Est qu'on aperçoit à l'autre bout de l'horizon. Je veux le dôme.» Et l'architecte met le dôme.
Encore une fois, est-ce à lui qu'il faut s'en prendre, et aurons-nous le courage de le blâmer?
Par le percement du boulevard de Sébastopol et de l'avenue Victoria, comme par le prolongement de la rue de Rivoli, la place du Châtelet est devenue une sorte de vaste carrefour ouvert aux quatre vents du ciel, qui laisse fuir le regard de tous les côtés et n'a, pour ainsi dire, point d'enceinte. Monuments et boulevards semblent s'être donné rendez-vous sur ce chétif emplacement, peu digne d'un tel honneur. Au centre trône la fontaine de la Victoire, qu'on a alourdie par l'adjonction d'un maussade piédestal orné de sphinx, moins alourdie toutefois que la fontaine des Innocents, qui, à force de réparations et de restaurations, en est venue à être méconnaissable. La fontaine du Châtelet a eu son heure de popularité, le jour où une ingénieuse et puissante machine l'a transportée, debout, à douze mètres de sa situation primitive, puis exhaussée sur son nouveau piédestal, absolument comme le cèdre de la butte Mortemart au bois de Boulogne. Les pessimistes chagrins qui nient le progrès du temps présent ne nieront pas du moins celui de nos machines, capables de transférer la colline Montmartre sur la place de la Concorde, au premier signe de M. le préfet, pour en faire le centre d'un square ou la base de l'obélisque.
De chaque côté se dressent deux théâtres, dus encore à M. Davioud, l'un des plus coupables, ou tout au moins des plus compromis, parmi les ministres ordinaires de M. Haussmann. Ces bâtiments étranges, qui ne ressemblent à rien de connu, affichent la prétention de créer un nouvel ordre d'architecture, non encore classé jusqu'à présent dans les Traités et les Manuels sur la matière. Ce sont des théâtres; on ne sait ce qui les empêcherait d'être des bazars ou des marchés couverts. Sauf quelques ornements des façades, rien n'y indique et n'y caractérise leur but. Les deux édifices, vus en bloc, sont jetés dans le même moule, et reproduisent le même aspect, à la fois bizarre et massif. Un péristyle percé de cinq arcades en plein cintre, immédiatement surmonté d'un foyer dont la disposition extérieure répète celle du rez-de-chaussée, puis d'un second foyer-terrasse, et le tout couronné en retrait par un attique percé de lucarnes rondes, que domine un toit convexe à pans coupés, semblable au couvercle d'une gigantesque boîte, telle est la physionomie générale de ces monuments. On dirait que chacun d'eux en renferme un second, qui a fini par briser son enveloppe en soulevant la tête.
Au théâtre du Cirque, le premier étage, qui forme galerie, allie à son arcature classique je ne sais quelles ambitieuses réminiscences du style oriental, qui tranchent d'une façon singulière sur le caractère général de l'édifice. Cette façade est, du reste, la moins lourde des deux. Mais au Cirque, comme au Théâtre-Lyrique, les côtés et le derrière, entièrement nus, présentent tout juste l'aspect harmonieux et grandiose d'une caserne. À défaut de lignes architecturales plus savantes et plus variées, n'eût-on pu du moins égayer de quelques décorations accessoires ces longs murs et cette interminable série de fenêtres, dont la simplicité outrée jure avec la destination des salles comme avec la physionomie monumentale de la façade, à laquelle tout le reste a été sacrifié? Il y a ici, de la part de l'édilité parisienne, une de ces contradictions bien propres à dérouter la critique, qui, si elle ne peut parvenir à goûter les travaux du Paris moderne, voudrait du moins en saisir l'esprit général, et cherche de bonne foi à les comprendre et à s'en rendre compte.
Par une autre contradiction, dont je ne me charge pas de trouver le motif, M. le préfet, qui partout ailleurs ne recule devant aucune dépense pour déblayer et isoler les salles de spectacle, comme il vient de faire pour le Théâtre-Français, s'est appliqué à entourer le Cirque d'un cordon de maisons particulières, destinées à des cafés, à des boutiques, à des hôtels garnis, et d'un caractère si peu architectural, que, à peine bâties, il a fallu se mettre en frais considérables pour dissimuler leur déplaisante apparence, en attendant peut-être qu'on les supprime. Il eût été plus simple de ne pas les bâtir. L'administration aura été prise cette fois d'un de ces accès d'économie qui saisissent de temps en temps les prodigues, et leur font mettre de côté un bout de chandelle au moment même où ils jettent les billets de banque par la fenêtre. Ou peut-être a-t-elle voulu apporter un léger tempérament à un état de choses auquel elle aura largement contribué pour sa part, et interrompre par quelques maisons habitées cette longue ligne d'édifices et d'établissements publics, qui, prolongée à droite et à gauche sur presque toute l'étendue des quais, a pour conséquence naturelle d'en détruire l'animation, d'en faire la nuit des endroits particulièrement déserts et dangereux, et d'isoler les deux rives de la ville en reculant leurs points de contact.
L'instinct populaire, si apte à découvrir du premier coup le défaut saillant d'une œuvre, celui par où elle touche au ridicule, et à le résumer d'un mot, a trouvé une métaphore trivialement pittoresque pour exprimer son jugement sur les théâtres de la place du Châtelet. Il les a comparés à deux grandes malles de voyage, comme il a comparé à un huilier colossal le groupe formé par la mairie Saint-Germain-l'Auxerrois et la tour qui l'unit à l'église. En regardant ces édifices à quelque distance, il est impossible de n'être pas frappé par la justesse de ce verdict du suffrage universel appliqué à l'art.
De tous les autres théâtres récemment construits, celui de l'Opéra, si je ne me trompe, est le seul auquel l'administration ait pris part, le seul aussi qui mérite de nous arrêter. Par une mesure excellente, à laquelle on ne perdrait rien de recourir plus souvent, le projet a été mis au concours, et, malgré l'insuffisance du délai, une avalanche de plans de bonne volonté a répondu à l'appel. M. Haussmann n'a qu'à frapper du pied la terre pour en faire jaillir des légions d'architectes. Parmi tant de vétérans chevronnés, c'est un jeune élève de l'école de Rome qui a remporté la palme. Nous ne pouvons juger encore directement son œuvre, qui commence à peine à sortir de terre, et à dessiner ses premières assises, à quelques pieds au-dessus du sol; mais, autant qu'il est permis de se prononcer d'après le plan en relief exposé à l'un des derniers Salons, il nous semble que les qualités et les défauts en sont à peu près les mêmes que ceux du nouveau Louvre, c'est-à-dire la richesse des détails poussée jusqu'à l'excès, et leur variété, jusqu'au décousu. Tout en louant la science et l'habileté incontestables dont l'architecte a fait preuve, et qui mettent son œuvre au-dessus de la plupart des autres monuments du Paris impérial, on y voudrait une plus grande sobriété d'ornementation, des lignes plus simples et plus suivies, une plus puissante unité. Le portique, trop étroit, semble ajouté après coup au corps de l'édifice, au lieu d'en être le point de départ, et il prend un caractère subalterne devant le développement des riches et élégants pavillons qui ornent les façades latérales. M. Ch. Garnier a cru devoir accuser extérieurement les trois grandes divisions du théâtre: l'emplacement des foyers, par un péristyle et une terrasse; celui de la salle, par une coupole écrasée, qui la couvre sans la dominer; celui de la scène, par un immense fronton triangulaire qui forme le point culminant. Mais cette disposition offre quelque chose d'incohérent et de morcelé qui déroute le regard, et il y a surtout une bizarrerie assez malheureuse dans ce fronton rejeté à l'arrière-plan et précédé d'une coupole, au-dessus de laquelle il plane, par une transformation imprévue de toutes les conditions habituelles de l'art. Ce serait ici le cas de rappeler à M. Garnier un proverbe populaire, qu'il connaît aussi bien que moi.
Les exigences du programme, la nécessité d'isoler les uns des autres les nombreux services de ce monument colossal, depuis les entrées du public et des abonnés jusqu'à celle de l'empereur; de relier au théâtre les magasins d'accessoires et toutes les ressources d'une administration monstre, l'ont conduit à ces placages plus ou moins dissimulés, qui rompent l'harmonie de l'œuvre, et ressemblent à des excroissances parasites et mesquines accrochées aux flancs de l'édifice. On pardonnera surtout beaucoup à l'architecte pour peu qu'on n'oublie pas la nature et la multitude des conditions qui lui étaient imposées, en dehors même des nécessités du programme, et les exigences contradictoires qu'il devait concilier dans son plan. Imposer à un théâtre outre ses magasins et ses ateliers, outre des remises couvertes pour les équipages et un grand corps de garde, lui imposer jusqu'à des écuries de trente chevaux pour l'attelage de Sa Majesté et pour son escorte, c'est vraiment pousser la centralisation trop loin, et vouloir absolument faire du nouvel Opéra un gigantesque pot-pourri architectural.
Est-il bien sûr aussi, malgré la garantie du concours, que l'œuvre primitive soit restée à l'abri de toute modification ultérieure, qu'elle ait pu se dérober entièrement à l'action de la fameuse filière? N'a-t-on imposé, je veux dire conseillé à l'artiste aucune de ces améliorations désastreuses qui, de progrès en progrès, finiraient par substituer le plan de la Bourse à celui du Parthénon? Si on me l'affirme, je tâcherai de le croire.
Le nouvel Opéra s'élève sur une place évidemment trop petite. L'administration a cette fois économisé le terrain, pour regagner une parcelle des trente millions, sans parler des suppléments, que lui coûtera ce palais de la musique et de la danse. Le Grand-Hôtel encombre de sa masse gigantesque les abords étriqués du théâtre. Pendant sa construction, le bruit courut, on s'en souvient, que l'édilité se repentait de l'avoir laissé bâtir, et qu'elle voulait l'abattre. Il n'y avait là rien que de très-vraisemblable et de très-conforme à la tradition. Un moment les maçons arrêtèrent leurs travaux, et le Grand-Hôtel, mélancolique comme une ruine dans ses murs inachevés, resta suspendu entre son berceau et sa tombe. Tout s'est borné à une modification du plan primitif de la Société, qui n'a fait, pour ainsi dire, que mettre plus en relief l'insuffisance de la place en y ajoutant une irrégularité choquante. Aujourd'hui qu'il est en pleine activité et en pleine splendeur, nous allons voir si l'administration se décidera à le racheter, en tout ou en partie, pour le démolir. Cela lui coûterait quelques millions de plus qu'alors[10]; mais qu'est-ce que trois ou quatre pauvres millions pour elle, qui a déjà manié des milliards? Une goutte d'eau dans l'océan. En vérité ce ne serait pas payer la leçon trop cher, si elle devait lui profiter.
Mais cela ne suffit point. Même en agrandissant la place, l'Opéra resterait sans perspective, puisqu'on s'est avisé trop tard qu'il ne se trouve pas dans celle de la rue de la Paix. Pour lui en créer une et déblayer le point de vue, on n'a rien trouvé de mieux que de percer deux nouvelles voies qui vont déboucher en face de lui sur le boulevard, car c'est là évidemment le seul but, la seule explication possible de ces rues, auxquelles on a voulu, par pudeur, attribuer l'intention assez plaisante de mettre en rapport la Bourse et le Théâtre-Français avec l'Opéra. La Bourse!... certes, je n'ignore point les rapports naturels qui existent entre le 5 pour 100 et le foyer de la danse, mais la Bourse fonctionne de jour et l'Opéra de nuit. Le Théâtre-Français! Je cherche en vain à qui pourra servir cette voie de communication entre les deux spectacles, puisque ceux qui iront à l'un n'iront pas en même temps à l'autre,—à moins que ce ne soit aux critiques pressés qui auront besoin d'assister à deux représentations le même soir. Tracer une rue tout exprès pour faciliter la tâche des critiques, cela est bien digne de la magnificence de M. Haussmann et me donne quelques remords de mon ingratitude.
Il est vrai que, pour achever l'œuvre, la rue Lafayette va mettre l'Opéra en rapport direct avec la Villette et son bassin! À la bonne heure, au moins! voilà une satisfaction donnée aux immortels principes de 89!
Pour se rendre compte du prix que coûtera l'Opéra, il convient donc d'ajouter aux trente millions de sa construction, et aux quarante millions des expropriations ordonnées pour lui faire place ou pour les rues aboutissantes, un nombre au moins égal de millions pour le tracé des autres voies dont nous venons de parler. Il y a de grandes villes qui n'ont pas autant coûté. Mais il sera beau!
Rendons cet hommage à la commission municipale et à son actif président que leur zèle étend sa sollicitude à tous les besoins. Après les théâtres et les casernes, les églises ont trouvé leur tour. On nous en bâtit de toutes parts dans les genres les plus variés, depuis le gothique pur et le gothique fleuri jusqu'au style de la Renaissance et du dix-septième siècle, sans parler du style byzantino-moscovite de la chapelle grecque, dont la grande coupole fait rêver les bons bourgeois parisiens aux minarets de Stamboul. Par un étrange renversement de rôles, dont il ne faut pas lui envier le privilége, car ce dédommagement lui était bien dû, la banlieue a accaparé les plus belles, quoique les moins coûteuses de ces églises: c'est sans doute qu'on n'a pas jugé nécessaire de surveiller d'aussi près et d'améliorer avec autant d'ardeur les plans de ces architectes suburbains, qui ont pu échapper ainsi, jusqu'à un certain point, aux perfectionnements de la redoutable filière. Parmi les édifices religieux élevés à Paris depuis dix ans, nous n'en connaissons pas qui vaillent Saint-Jean-Baptiste, de Belleville, Saint-Bernard, de la Chapelle, et Notre-Dame, de Clignancourt.
Malgré la date récente de son achèvement, Sainte-Clotilde, commencée en 1847, échappe au cadre de ce livre. Elle reste jusqu'à présent l'expérience la moins malheureuse inspirée par l'imitation de cette grande architecture gothique, qu'il est si difficile de faire revivre, parce qu'elle est un art tout d'inspiration, de hardiesse et d'élan, qui ne s'est jamais formulé en règles fixes comme l'architecture grecque. Rue Saint-Lazare, dans l'axe de la Chaussée-d'Antin, M. Ballu construit, selon le style de la Renaissance, l'église de la Trinité, qui, avec son grand porche surmonté d'une belle rosace, son clocher de soixante-cinq mètres de haut, son mur-pignon, couronné d'une balustrade découpée à jour et de deux tourelles, avec le square et la fontaine dont elle sera précédée, produira du boulevard l'effet d'un joli fond de décor pour fermer la perspective de la rue. L'église Saint-François-Xavier est trop peu avancée encore pour qu'il soit possible d'en rien dire. Dans le faubourg Poissonnière, l'église Saint-Eugène, improvisée en vingt mois,—avant le nouveau Louvre, cela pouvait passer encore pour une improvisation,—montre un échantillon du style gothique (il faut le croire du moins, sans pouvoir le spécifier davantage) réduit à sa plus simple expression, et marié à l'art industriel du dix-neuvième siècle. On sait que, par motif d'économie,—un motif qui échappe forcément aux discussions de la critique, car, selon le proverbe, nécessité n'a point de loi,—l'architecte de Saint-Eugène a inauguré l'emploi du fer et de la fonte substitués à la pierre dans l'ornementation de cet édifice.
Sans avoir cette excuse à invoquer, M. Baltard reprend aujourd'hui la même idée, pour l'appliquer sur une plus vaste échelle et dans des conditions incomparablement plus difficiles et plus grandioses, en son église de Saint-Augustin, dont le gros œuvre se dessine au point de bifurcation du boulevard Malesherbes. M. Baltard a été conduit à cette expérience délicate et dangereuse par son succès dans la construction des halles centrales. Mais d'une halle à une église, il y a toute la distance qui sépare la science et l'industrie de l'art. Je crains que M. Baltard n'ait sacrifié l'art à la science, et l'architecte à l'ingénieur. Il s'est laissé entraîner par l'attrait d'un problème à résoudre, d'une ressource nouvelle à créer; il a vu surtout dans son église une occasion favorable d'appliquer en grand ses calculs sur la statique et ses études sur la combinaison des forces et des résistances, plus encore que de créer un monument qui satisfît à toutes les lois de la beauté artistique: c'est en quoi je dis que l'ingénieur a dominé l'architecte. L'emploi du fer et de la fonte a pour premier résultat de donner à un édifice le vulgaire cachet d'un bâtiment commercial. Qu'on le réserve pour les gares, les marchés, les bazars, rien de mieux: on en peut même tirer là des effets heureux; mais, à moins d'une nécessité impérieuse comme celle qui existait pour la construction de Saint-Eugène, je voudrais qu'on l'exclût soigneusement de toute œuvre artistique et monumentale, spécialement des églises. Dans un édifice gothique surtout, la fonte, ce laid et utile produit de l'industrie moderne, de toutes les matières celle qui semble répugner le plus à se laisser façonner par la main de l'art, choque comme un contre-sens et un anachronisme. Tout au plus pourrait-elle faire bonne figure, à côté des becs de gaz, dans un temple protestant.
D'ailleurs, pour rester économique, ce qui est sa seule justification possible, l'emploi du fer et de la fonte impose à l'architecte une sèche et lourde monotonie d'ornementation. Les meneaux des fenêtres et des rosaces, les arcs et les colonnes, les nervures et les arêtes de la voûte, toutes ces parties dont chaque détail était si délicatement varié par le ciseau de l'ouvrier, coulées dans le même moule, vont reproduire partout une disposition uniforme. Là est la grande difficulté, à laquelle on n'échapperait qu'en multipliant et en diversifiant les moules, c'est-à-dire en reportant sur ce point les dépenses supprimées sur la matière première. Quand l'église Saint-Augustin sera terminée, nous jugerons de quelle manière s'y sera pris M. Baltard pour tourner cet obstacle, et nous proclamons d'avance que nul n'est plus capable que lui d'en venir à bout.
Ce que nous pouvons à peu près juger jusqu'à présent, c'est la conception et la physionomie extérieure du monument. Il est d'un style difficile à définir, essentiellement moderne, et qu'on ne peut rattacher complétement à aucune époque antérieure,—ni à la Renaissance, dont il n'a pas la légèreté, la richesse et la grâce; ni, malgré son dôme, au dix-septième siècle, dont il n'a pas l'imposante et harmonieuse majesté. En somme, c'est quelque chose de neuf, qui témoigne d'une louable indépendance et qui vise avant tout à l'originalité. L'ensemble n'est pas dépourvu de physionomie. En sa qualité d'architecte en chef de la ville de Paris, il est à croire que M. Baltard n'a pas eu à discuter avec l'esthétique de MM. les chefs de bureaux, et, en dehors de son contrôle personnel, n'a été soumis qu'à celui de M. le Préfet, qu'il est difficile d'esquiver. Il a fait preuve dans sa construction d'une habileté et d'une hardiesse réelles; il lui en a fallu beaucoup, rien que pour vaincre les difficultés de l'emplacement ingrat, en forme de triangle irrégulier, qu'on lui a assigné. Il ne manque à l'église Saint-Augustin que le caractère d'une église: au premier abord, à cette architecture solide et mathématique, on dirait d'une forteresse ou d'une prison. Si M. Baltard était homme à s'occuper des détails, je lui conseillerais d'en alléger la masse sévère par quelques sacrifices aux grâces, qu'on ne hante point assez dans les traités de statique et de géométrie.
Toutes les fois que nos yeux sont affligés par un de ces édifices déplorables dont l'art préfectoral continue à nous menacer, une pensée et un souvenir se représentent obstinément à notre esprit. Il y a deux ans, à l'inauguration du boulevard du Prince-Eugène, on avait disposé sur la place du Trône une décoration, composée d'un portique circulaire, d'une fontaine et d'un arc de triomphe, mais figurée provisoirement en charpente et en toile, afin de permettre les modifications nécessaires, conformément a l'effet produit. Or, cet effet fut tel, qu'après plusieurs essais de transformation on n'a rien trouvé de mieux que de supprimer le tout. Combien de mécomptes et de bévues épargnés à l'administration, si l'on avait eu la prudence d'appliquer le même procédé à la plupart des édifices nouveaux, avant leur achèvement définitif! Supposez que la mairie et la tour Saint-Germain-l'Auxerrois eussent d'abord été figurées en carton, je suis sûr que M. Hittorf et M. Ballu se fussent des premiers attelés à la corde des démolisseurs. Et quel soulagement pour nous, pour M. Davioud lui-même, si l'on avait pu, le lendemain de son inauguration, rouler la fontaine Saint-Michel comme une toile peinte! Quand on songe que, grâce à cette précaution élémentaire, il n'est peut-être pas un monument du nouveau Paris qui ne nous eût été épargné, on éprouve un sentiment de regret dont la vue même de Napoléon Ier en costume d'apothéose sur la cime de la colonne Vendôme ne peut suffisamment tempérer l'amertume.
Je doute qu'il y ait un seul des méfaits artistiques de l'administration actuelle contre lequel l'opinion publique se soit soulevée avec une plus énergique unanimité que cette fantaisie pseudo-classique, fruit d'une imagination égarée par le souvenir des Césars, et dont la solennité confine au burlesque. Au temps du premier empire, lorsque la littérature et l'art, sous la direction de l'abbé Delille et de David, professaient qu'il n'est point de salut en dehors de la mythologie, on pouvait comprendre encore ce caprice impérial; et la statue de bronze, revêtue de la toge romaine, à la veille des désastres de 1812 et de 1814, aurait pu répondre comme ce César mourant à ceux qui l'interrogeaient: Sentio me fieri Deum. Mais aujourd'hui, après la révolution qui a balayé tous ces oripeaux de la vieille friperie classique, sous un gouvernement qui se fait gloire d'être issu du suffrage universel et de révérer dans le chef de sa dynastie la plus haute expression des idées nouvelles et du droit populaire, c'est un énorme contre-sens historique et artistique d'avoir, au haut d'une colonne fondue avec le bronze des canons autrichiens, et déroulant en spirales, de la base au sommet, un immense fouillis d'épaulettes, de colbacks, d'uniformes modernes, substitué à la figure légendaire de Napoléon en redingote grise et en petit chapeau, telle qu'elle est restée dans le souvenir et le culte de la foule, je ne sais quelle banale effigie de parade et de convention, qui ne répond à aucun sentiment et n'en éveille aucun. Il y a là une puérilité emphatique et déclamatoire qui fait sourire. Était-ce bien la peine de tant nous moquer des Anglais et de leur statue de Wellington en costume d'Achille au sortir du bain?
Que nous parle-t-on de la colonne Trajane, et qu'a-t-elle à faire ici? La colonne Trajane s'élevait à Rome: il était tout simple que les artistes romains habillassent leurs empereurs en empereurs romains, et ils n'auraient pas songé à les déguiser en Pharaons, sous prétexte d'apothéose. Nous autres, nous sommes en France, à Paris, en l'an de grâce 1865, et cette statue théâtrale, dressée en place publique, à quarante mètres au-dessus de la sentinelle qui fait sa faction le fusil au bras, en face de l'État-Major devant lequel on peut voir rangés en ligne les tambours de la garde nationale, à dix pas du boulevard, des omnibus de la Bastille et du Grand-Hôtel, peut passer pour une mascarade à peu près aussi ridicule que l'Alcide, en perruque à triple marteau, de la Porte-Saint-Martin. Le contre-sens ressort encore plus vivement lorsqu'on rapproche ce sacrifice aux vieilles conventions académiques de l'arrêté par lequel M. le ministre de la maison de l'empereur, quelques semaines plus tard, dépossédait l'Académie de la direction de l'École des Beaux-Arts, lui reprochant d'endormir les élèves dans une routine déguisée sous le nom de tradition, et de ne pas suffisamment comprendre les nécessités de l'idéal moderne.
Voilà donc ce qu'on nous a donné en fait de monuments nouveaux! Si du moins on respectait les anciens, puisqu'on éprouve une telle impuissance à les remplacer! Quelques-uns sans doute, nous avons grand plaisir à le reconnaître, ont été restaurés avec soin, avec amour, par exemple la Sainte-Chapelle, dont les travaux étaient commencés dès les dernières années du règne de Louis-Philippe; Notre-Dame, où je ne regrette que les précieux souvenirs historiques des vieilles corporations qui avaient enrichi les chapelles de leurs mais et de leurs ex-voto; la tour Saint-Jacques, qu'on a isolée, en l'enchâssant, comme un joyau, dans un maigre écrin de verdure. Bien qu'elle ait pratiqué ces dégagements avec la furie d'exécution qu'elle apporte en tous ses actes, et qu'il ait fallu les payer chèrement par de véritables hécatombes de maisons, je sais gré à l'administration du zèle qu'elle a mis à déblayer les principaux édifices des pâtés de bâtiments où ils étaient enfouis.
Mais voici le revers de la médaille. Ce beau zèle, excellent en principe, ne sait point s'arrêter à temps dans ses applications. Comme il ne sent jamais le frein, il court à toute bride, emporté par l'ivresse d'un pouvoir absolu. En comptant bien, on ne trouverait guère plus d'une douzaine de monuments de la vieille ville qui soient restés debout, et encore non-seulement grattés, badigeonnés et recrépis, mais raccommodés et complétés à la dernière mode. Hormis les trois ou quatre que j'ai cités, devant lesquels,
À cet air vénérable, à cet auguste aspect,
Les meurtriers surpris sont saisis de respect.
ceux qu'on n'a pas détruits, on les a mutilés, et ceux qu'on n'a pas mutilés, on les a restaurés à la façon des tableaux du Louvre, c'est-à-dire en y remplaçant les teintes noires par de belles teintes blanches, et ces couleurs sombres qui attristaient l'âme par de jolies petites couleurs gaies qui réjouissent l'œil. Qui nous expliquera par suite de quel mystérieux enchaînement d'idées on a pu voir en même temps nos édiles faire pomper sur les monuments neufs une composition noirâtre destinée à les vieillir, et faire gratter les vieux monuments pour les rajeunir? Les trois quarts des plus vénérables édifices qui ont survécu à la destruction de l'ancien Paris sont employés à des usages divers, dont la nomenclature serait instructive. On sait que l'église Saint-Barthélemy, avant sa démolition, était devenue un bal d'étudiants, comme la tour Saint-Jacques une manufacture de plomb de chasse. On a installé le théâtre du Panthéon dans l'église Saint-Benoît (aujourd'hui démolie), un marché dans les Carmes de la place Maubert, des métiers à vapeur dans l'église romane de l'abbaye Saint-Martin. Des marchands de vin, des chambres garnies, des magasins, des fabriques, des maisons de bains, ont élu leur gîte dans la chapelle des Mathurins (dont les restes viennent de disparaître), dans le splendide hôtel de la Valette, dans l'hôtel de la Bazinière, dans les églises Saint-Sauveur et Saint-Jacques de l'Hôpital.
Mais ces profanations ne sont pas toutes, à beaucoup près, du fait de l'administration présente, et les précédentes en peuvent réclamer largement leur part. En outre, quelques-unes sont le résultat naturel et fatal de la marche du temps, des révolutions, de l'extinction des familles, du déplacement et du morcellement des fortunes. Autant vaut, d'ailleurs, un marchand de vins dans l'hôtel de la Valette qu'une caserne de gardes municipaux dans l'hôtel du maréchal d'Ancre, ou un mont-de-piété dans le couvent des Blancs-Manteaux. Ce qui est propre et particulier à la municipalité actuelle, c'est moins de gâter les vieux monuments ou de les profaner, que de les détruire. On ne se doute pas assez de tout ce que la rage de la ligne droite, la frénésie de l'alignement, ont ébréché ou renversé à Paris, en dix années, non-seulement de maisons historiques, mais d'édifices curieux ou ravissants, tombés en poussière sous la pioche et jetés en morceaux dans le tombereau des Limousins. Les Parisiens ne connaissent pas leur ville; et des centaines de monuments, qui échappaient à l'attention de la foule par leur petitesse ou se dérobaient sous d'affreux pâtés de maisons en plâtre, mais qui faisaient les délices de l'archéologue, ont pu disparaître sans qu'ils s'en doutassent.
Le seul tracé du boulevard de Sébastopol et de ses annexes, sur la rive gauche, a culbuté par douzaines les cloîtres, les chapelles, les colléges de la vieille Université. La rue des Écoles a fait une effroyable percée à travers tous ces antiques et vénérables asiles de l'étude qui peuplaient la montagne Sainte-Geneviève, ce lieu de pèlerinage où l'Europe entière venait chercher la science. La place de Grève, bien qu'elle ait gardé son Hôtel de ville, a perdu toute sa physionomie, et il ne lui reste, pour ainsi dire, plus rien des innombrables souvenirs historiques évoqués par son nom. Et voici qu'on parle de la prolongation du boulevard Saint-Germain, qui passera sur le ventre à l'École de médecine, pour traverser d'un bout à l'autre le noble faubourg, ce quartier paisible où les rues sont larges, le commerce et le mouvement presque nuls, rempli d'hôtels qui restent déserts tout l'été, sorte de Thébaïde de Paris qui n'a certes nul besoin qu'on y ouvre de nouveaux débouchés à la circulation, et où cette prolongation semblerait n'avoir d'autre but que de taquiner les vieux partis, en fauchant par centaines leurs grands jardins pour les recouvrir de moellons, et leurs grandes demeures pour les convertir en boutiques. Pourquoi le faubourg Saint-Germain serait-il plus heureux que le faubourg Saint-Honoré? C'étaient, à peu près, les deux seuls points de Paris où il y eût encore de vastes hôtels qui se développassent en largeur, au lieu de se développer en hauteur, des cours qui ne ressemblassent point à des puits artésiens, et des jardins ailleurs que sur le rebord des fenêtres. Cette anomalie ne pouvait durer. On ne veut permettre à aucun coin de la ville de garder sa physionomie propre, de se dérober à l'envahissement du commerce et à l'égalité du niveau commun.
Ces trouées des nouvelles rues vont tout droit devant elles, avec l'intelligence et la souplesse d'un boulet de canon. Gare devant! la maison de Nicolas Flamel et l'abbaye de Cluny, le collége de Bayeux et dix autres, la chapelle des Mathurins, la tour et l'enclos de Saint-Jean de Latran ne les feraient pas dévier d'un millimètre. En 1806, des faiseurs d'alignements, gens fort logiques, n'avaient-ils pas formé le projet de prolonger la rue des Prouvaires à travers l'église Saint-Eustache? En ce temps arriéré, le triomphe de la ligne droite était encore indécis: aujourd'hui, on n'eût point hésité, quitte à recoudre après coup une abside postiche à l'église, comme on a fait pour Saint-Leu. Le plus précieux bijou architectural du treizième siècle et une borne-fontaine sont absolument égaux devant la ligne droite: la ligne droite est un principe, et les monuments ne sont que des monuments. Périsse l'art plutôt qu'un principe! Peut-être est-ce acheter un peu cher l'honneur d'avoir une ville toute neuve, tracée au tire-ligne, au compas et au fil à plomb, et offrant dans ses voies principales, au lieu de ces rangées de vastes et antiques hôtels, une double haie de marchands de vin, de restaurants et de cafés.
Que serait-ce donc si, à côté des hôtels et des monuments de tout genre, nous voulions énumérer toutes les rues illustres ou fameuses,—ces rues qui écrivaient l'histoire entière de Paris dans leurs noms pittoresques,—disparues, englobées, rasées de fond en comble par ces insolents boulevards dont la splendeur triomphante est faite de ruines? Et comme si ce n'était pas encore assez, écoutez les faiseurs de projets, les mouches du coche de l'attelage municipal: ils vous démontreront dans leurs journaux qu'il importe, en attendant que le résidu de la vieille cité disparaisse jusqu'à la lie, de les débaptiser, pour enlever à Paris ce dernier fumet gothique et rance qui choque leur odorat. Les uns proposent de ne donner aux rues que des noms de grands hommes ou de victoires; d'autres, plus ingénieux encore, d'affubler chaque quartier du nom d'une province, et dans ce quartier chaque voie du nom d'une ville, d'un fleuve, d'une montagne, de manière à métamorphoser le plan de Paris en une carte de France[11].
En compensation de tant de ruines, on nous a bâti ce que nous avons vu: du moyen âge, style Tressan ou reine Hortense; du gothique débarrassé de l'ogive, qui a vieilli; du grec et du romain mêlés de chinois; de la Renaissance bâtardée de décadence; des imitations de Vitruve, des copies de Vignole, des réminiscences de Saint-Pierre, des calques du Parthénon; partout des pastiches, et, brochant sur le tout, ce style préfectoral dont nous avons parlé.
Mais il faut chercher ailleurs la véritable architecture du nouveau Paris. Les monuments où s'affirment et se démontrent le génie particulier de l'administration comme celui de l'époque présente, ce ne sont pas ceux qui affichent la prétention d'arriver jusqu'à l'art et de relever de lui seul, ce sont ceux qui offrent avant tout le caractère d'utilité, le cachet industriel et commercial, ou, d'autre part, qui sont inspirés par les besoins du luxe et du confortable, par les exigences croissantes du plaisir.
Dans la première catégorie, les gares, les ponts, les puits artésiens, les casernes, tout ce qui est œuvre d'ingénieur plutôt que d'architecte, voilà les vrais édifices, avant le Louvre et la fontaine Saint-Michel. J'ai nommé les casernes; on nous en a bâti sur tous les points: la caserne de gendarmerie, dans le voisinage du nouveau Tribunal de commerce; les trois immenses casernes d'infanterie, derrière l'Hôtel de ville et dans la Cité; la caserne typique du Prince-Eugène, celle de la Pépinière, celle du nouveau Louvre, celle que l'on construit pour l'état-major de la garde de Paris, près de la préfecture de police, cinq ou six postes-casernes, sans compter ce que j'oublie. On en bâtit encore. Les Parisiens peuvent dormir tranquilles: ils sont protégés.
Quant aux ponts, il n'en est presque pas un qui n'ait été reconstruit, sans qu'on puisse toujours comprendre au juste pourquoi, sinon par suite de cette fièvre de démolition, de réparation et de reconstruction qui pousse l'édilité actuelle à ne pas laisser un coin de Paris, pas une rue, pas un édifice, sans y apposer sa griffe et y marquer sa trace, et pour le plaisir d'incruster sur une plaque de marbre cette inscription qui nous apprend, de cent pas en cent pas, afin que la postérité n'en ignore, que tel monument, commencé par Louis XIV, a été terminé ou rebâti sous le règne de Napoléon III. De plus, on nous a donné deux ponts entièrement neufs, baptisés par nos récentes victoires: à coup sûr, ce sont de beaux ponts, solidement campés sur leurs arches hardies, comme il sied à des ponts qui ont coûté à eux seuls autant que trois ou quatre églises réunies; mais l'un d'eux, celui qui porte le nom de Solférino, soulève une réflexion qui n'est pas sans intérêt. Lorsqu'il était si facile, en le reculant d'une vingtaine de pas, de le placer dans l'axe de la rue Bellechasse, on se demande par quelle arrière-pensée inquiétante il s'étend en face du palais de la Légion-d'honneur, et si M. Haussmann, dans un esprit de prévoyante sollicitude, n'aurait point voulu se ménager ainsi un argument irrésistible pour raser quelque jour le palais[12].
Les deux chefs-d'œuvre de cette architecture utilitaire, qui appartient à l'art moins qu'à la science, c'est le grand égout collecteur et les Halles centrales. Le grand égout est une merveille souterraine, une création prodigieuse, que nous nous contenterons toutefois de signaler de loin à l'admiration. À la rigueur, on peut approcher les Halles de plus près, et même y entrer un moment. Pour nous, cette vaste construction, d'une hardiesse légère et d'une solide élégance, où l'air et la lumière pénètrent avec tant d'abondance, où tout a été si habilement calculé pour la commodité des aménagements et les besoins de la circulation, qui offre enfin un certain aspect monumental, tout en gardant la physionomie d'abri temporaire, et, pour ainsi dire, de tente gigantesque en fer et en brique, comme il convient à un marché couvert, est le vrai Louvre du Paris actuel, ce Gargantua insatiable qui absorbe chaque jour la nourriture de trois ou quatre provinces, et qui fait craquer successivement toutes les ceintures où l'on essaye de le contenir. Les Halles, de l'aveu universel, constituent l'édifice le plus irréprochable élevé dans ces douze dernières années. Quoi qu'en veuille faire croire la critique officielle, nous sommes à une époque de prose, et il y a là une de ces harmonies logiques qui satisfont l'esprit par l'évidence de leur signification.
Voici qui n'est ni moins logique, ni moins significatif. L'architecture, devenue stérile dans l'art, se retrouve quand il ne s'agit plus que du luxe et du confortable. Après les Halles, les monuments par excellence palais de Paris nouveau, ce sont le Grand-Hôtel et l'Hôtel du Louvre, ces deux caravansérails babyloniens de la civilisation la plus raffinée, ces deux cités modèles qui peuvent loger sous le même toit la population d'un chef-lieu d'arrondissement, en concentrant dans une centralisation puissante toutes les ressources de la vie matérielle et toutes les commodités de la vie élégante. Ce sont encore ces grands cafés, ces jardins féeriques, tous ces établissements frivoles et charmants, demeures royales élevées au plaisir devenu roi, et où les conceptions ambitieuses de l'architecture d'État sont vaincues par la souple adresse et les roueries habiles de l'art qui se fait le courtisan de la foule.
Je conseille à mes lecteurs de s'en convaincre en allant visiter le café Parisien, derrière le Château-d'Eau, le Grand-Café, au rez-de-chaussée du Jockey-Club, et l'Eldorado. Le premier, avec ses vastes proportions, ses statues, ses cariatides, ses parois de marbre, ses glaces innombrables, où ruisselle le reflet de ses milliers de lumières, sa belle fontaine aux eaux toujours jaillissantes sur son rocher de bronze, et le carillon joyeux qui émiette les heures à ses insouciants habitués;—le second, décoré par l'élite de la jeune peinture et les plus brillants élèves de l'école de Rome, avec ses trois plafonds, où M. Gustave Boulanger a représenté les Provinces aux grands crus défilant processionnellement entre deux haies prosternées de fidèles; M. Émile Lévy, la Nouvelle sainte-alliance des peuples fraternellement unis dans le culte sacré de la jouissance, et s'avançant en pèlerinage vers la Jérusalem de la civilisation moderne pour y admirer les merveilles de l'Opéra, de la Bourse et des estaminets; M. Delaunay, un élève de Flandrin, les allégories de l'Industrie, du Commerce, de l'Agriculture, de la Science, voire de la Poésie, qu'on ne s'attendait guère à trouver en pareil lieu;—enfin le troisième, avec sa façade agrémentée de sculptures, son comptoir splendide, surmonté d'un cadre en boiserie délicatement ouvragé, sa rotonde à deux étages, entrecoupée de seize arcades qui reposent sur de hautes et sveltes colonnes, sa galerie bordée de figures colossales aux attributs pittoresques, sa coupole au riche cadran, où les heures sont marquées par une ronde de douze nymphes, son balcon à jour ornementé de masques et de médaillons, son foyer, que décorent deux fontaines, un plafond peint et douze statues de Debay, enfin les moulures et dorures qui déroulent de la base au sommet leurs étincelantes arabesques; ce sont là, sans contredit, des monuments qu'on ne peut oublier parmi les magnificences du nouveau Paris.
Je n'ai pas à discuter ici l'illusion de quelques bonnes âmes, faciles à l'optimisme, qui, partant de ce principe que l'art et le beau élèvent l'esprit, et qu'il finit toujours par s'établir une certaine harmonie entre la physionomie d'un lieu et ses habitants, ont rêvé à ce propos je ne sais quelle influence moralisatrice dont on n'a pas encore aperçu les fruits. Mais j'avais le droit de constater le fait comme un symbole et un signe du temps.
Ce contraste entre l'impuissance de l'architecture visant au grand style, et son habileté féconde en ressources quand il ne s'agit que de confort et de luxe; entre l'art de l'architecte qui descend la pente rapide de la décadence, et celui du tapissier-décorateur, dont le progrès s'accroît chaque jour, est tellement vrai, tellement saisissant, que souvent il se marque dans un même édifice et s'y révèle côte à côte sous ses deux aspects. Nous en pourrions trouver une preuve au nouveau Louvre. Sans remonter jusque-là, qu'il nous suffise de renvoyer aux théâtres de la place du Châtelet, et d'indiquer simplement au lecteur la différence frappante qui existe entre l'architecture extérieure de ces édifices et leur architecture intérieure, entre la décadence du goût, si visible d'un côté, et les progrès d'élégance, de luxe et de commodité, si incontestables de l'autre.