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Paris nouveau et Paris futur

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IX

CONCLUSION.

Résumons-nous et concluons. Que résulte-t-il de cette étude sommaire? Qu'est-ce que Paris a gagné aux vastes travaux qui l'ont transformé de fond en comble, et qu'y a-t-il perdu?

Ce qu'il y a gagné, on le voit assez du premier coup d'œil, et il serait puéril de le dissimuler. Il y a gagné un certain aspect grandiose et monumental, résultant exclusivement de cette vue d'ensemble, de ce décorum, de cette uniformité, qui, suivant plusieurs, doivent constituer le caractère essentiel dune grande capitale. Il y a gagné de l'air, de la lumière et de l'espace. On a déblayé les quartiers insalubres, dégagé les monuments, tracé d'un bout à l'autre de la ville un savant réseau stratégique. Voilà tout, à peu près, et ce n'est point à moi qu'il faut s'en prendre si ce premier compte n'a pas été plus long à régler.

Quel dommage qu'on ait compromis et perdu ce beau résultat en ne sachant pas s'arrêter à temps, et que, d'une transformation utile, légitime et qui pouvait être si féconde, on se soit obstiné à faire, en la poussant à un intolérable excès, une révolution étayée sur un monceau de ruines, et sur des fondations pires que les ruines elles-mêmes! Ce n'est pas le principe que nous blâmons, c'est l'effrayant abus auquel il a servi de prétexte. On avait commencé par 89; on finit par 93. Le terrorisme de l'équerre et du compas plane sur nos têtes, et voici douze ans que le comité de l'expropriation sans appel siége à l'Hôtel de Ville. M. Haussmann pouvait être le second fondateur de la vieille cité historique; ce rôle n'a pas suffi à son ambition et il a préféré en être le destructeur. Il a voulu devenir le Fléau de l'édilité et l'Attila de la ligne droite.

Ce que Paris y a perdu, le bilan n'en sera pas si court à dresser. Il y a perdu le pittoresque, la variété, l'imprévu, ce charme de la découverte qui faisait d'une promenade dans l'ancien Paris un voyage d'exploration à travers des mondes toujours nouveaux et toujours inconnus, cette physionomie multiple et vivante qui marquait d'un trait spécial chaque grand quartier de la ville comme chaque partie du visage humain. Du faubourg Saint-Germain au faubourg Saint-Honoré, du pays latin aux environs du Palais-Royal, du faubourg Saint-Denis à la Chaussée-d'Antin, du boulevard des Italiens au boulevard du Temple, il semblait que l'on passât d'un continent dans un autre. Tout cela formait dans la capitale comme autant de petites villes distinctes,—ville de l'étude, ville du commerce, ville du luxe, ville de la retraite, ville du mouvement et du plaisir populaires,—et pourtant rattachées les unes aux autres par une foule de nuances et de transitions. Voilà ce qu'on est en train d'effacer sous la monotone égalité d'une magnificence banale, en imposant la même livrée à tous les anciens quartiers, en perçant partout la même rue géométrique et rectiligne, qui prolonge dans une perspective d'une lieue ses rangées de maisons, toujours les mêmes.

Paris sera bientôt un grand phalanstère dont toutes les aspérités, tous les angles, tous les reliefs auront disparu, égalisés et aplatis sous le même niveau. En place de toutes ces villes d'une physionomie si multiple et si accentuée, il n'y aura plus qu'une ville neuve et blanche, qui fait litière des souvenirs historiques les plus curieux ou les plus sacrés; une ville de boutiques et de cafés, qui vous poursuit de l'éternelle obsession de son étalage tapageur et de sa fausse richesse; une ville d'apparat, destinée à devenir la grande auberge des nations, le caravansérail des Anglais en voyage, et qui ressemble au baudrier de Porthos, d'or brodé par devant, de vil buffle par derrière.

Les travaux récents ont, d'ailleurs, l'inconvénient inévitable de ces vastes entreprises, qui sont le résultat d'un système préconçu plutôt que d'une étude attentive des besoins qu'elles prétendent satisfaire. Appliqués pour ainsi dire a priori, tout d'un bloc et avec une rigidité mathématique, aux diverses parties de Paris indistinctement, au lieu de rester soumis aux circonstances, de s'adapter aux nécessités et de sortir progressivement du cours naturel des choses, ils offrent, dans leurs transformations les plus radicales, ce caractère factice et superficiel auquel il est impossible de se méprendre. Ils se superposent aux anciens quartiers sans se fondre avec eux, sans se les assimiler, sans répondre à leurs besoins, et en transportant toutes les apparences, toutes les tyrannies du luxe, dans les centres populaires et industrieux qui ne peuvent qu'en souffrir. Ils chassent l'ouvrier, le petit commerçant et le mince bourgeois des lieux où il vivait en paix depuis des siècles; ils accolent les palais somptueux des boulevards aux humbles maisons des ruelles excentriques; ils brouillent tous les quartiers dans leur uniformité contre nature, aussi opposée à la variété des aspects qu'à la diversité des besoins d'une grande ville, ils jettent le faubourg Saint-Antoine dans le même moule que le faubourg Saint-Germain, promènent leur niveau sur le pays latin et les alentours de la Bourse pour les égaliser, transplantent le boulevard des Italiens en pleine montagne Sainte-Geneviève, avec autant d'utilité et de fruit qu'une fleur de bal dans une forêt, et créent des rues de Rivoli dans la Cité qui n'en a que faire, en attendant que ce berceau de la capitale, démoli tout entier, ne renferme plus qu'une caserne, une église, un hôpital et un palais.

Cette transformation de Paris, dont Paris se fût si bien passé, et pour laquelle on réclame non-seulement notre docilité, mais notre enthousiasme, l'administration nous la fait payer plus cher qu'elle ne vaut. De plus, elle nous a repris en détail tout ce qu'elle nous accordait en gros, et aussitôt qu'on était tenté de reconnaître son bienfait, elle se contredisait en le détruisant. Le développement des rues s'est fait aux dépens de celui des maisons et des appartements; les nouveaux boulevards ont introduit l'air et la lumière dans les quartiers insalubres, mais en supprimant presque partout sur leur passage les cours et les jardins, mis d'ailleurs à l'index par la cherté croissante des terrains; en exposant les riverains aux miasmes de la boue du macadam, qu'ils n'évitent qu'au prix d'une poussière non moins désastreuse. Enfin, tout en s'appliquant à donner aux rues un caractère grandiose et monumental, l'administration a marqué ses édifices de ce cachet particulier de mauvais goût et de pompeuse mesquinerie que nous avons constaté.

Peut-être quelque lecteur est-il tenté de me trouver bien sévère. Le sens de l'art et du beau se perd tellement dans les civilisations trop avancées qu'il se trouvera d'honnêtes gens, désintéressés dans la question, je n'en doute pas, pour accuser d'un parti pris de paradoxe ou de dénigrement ce qui n'est que l'expression bien incomplète, et forcément modérée, d'un jugement impartial. Cependant, en ce qui regarde les monuments du Paris actuel, je ne craindrais pas d'en appeler au sentiment public, et, j'ajoute tout bas, à celui même des architectes qui sont personnellement en cause, pourvu qu'il pût se produire en toute indépendance. S'ils se mettaient un jour à parler, ils en diraient bien d'autres: j'ai quelques raisons de n'en pas douter. Sauf pour le nouveau Louvre, qui semble avoir obtenu l'assentiment de la foule, à défaut de celui des connaisseurs, il n'y a qu'une voix, qu'un gémissement. Qui pourrait m'indiquer où les édifices qu'on nous inflige ont trouvé des approbateurs? «Dans le Constitutionnel,» me répondra-t-on. C'est précisément ce que je voulais dire.

Ce qui frappe comme le caractère général de cette architecture bâtarde, c'est l'absence d'un principe déterminé, le manque de suite et d'idéal, en prenant le mot dans son sens le plus restreint. Chaque monument porte la trace d'un effort nouveau, et toujours malheureux, où les plus grandes victoires de l'invention ne vont qu'à confondre les styles sous prétexte de les unir, à en bouleverser les dispositions fondamentales sous prétexte de les renouveler. L'ensemble n'est pas varié, il est décousu. C'est une série d'essais et de tâtonnements, qui, ne se tenant par aucun lien artistique, ne représentent rien, et où l'incohérence ne s'affiche pas seulement d'un édifice à l'autre, mais dans les diverses parties d'un même édifice. On commence d'une manière, on finit d'une manière différente; l'idée qu'on n'a pas pris le temps de mûrir, se modifie en chemin, ou se dénature sous toutes les alluvions étrangères qu'elle est condamnée à subir.

Et, non-seulement, on ne voit nulle part une forme caractéristique, originale, propre au temps, mais on ne voit pas même de persévérance et de fixité dans l'imitation. Il n'y a point là d'éclectisme, il y a de l'indécision: on dirait que l'art énervé n'a plus la force de sentir son impuissance et de choisir ses modèles. Lorsque toutes les époques, même les plus abaissées par la décadence, se sont crée, ou du moins ont adopté un genre, bon ou mauvais, mais auquel on les reconnaît à première vue, le seul cachet de l'architecture présente, celle de toutes pourtant qui aura le plus produit, est de n'en point avoir, et son style ne pourra se reconnaître qu'à l'absence de style. La confusion des langues a présidé à ces entreprises ambitieuses, et la grande Babel moderne, comme disent les professeurs de rhétorique, la ville où toutes les idées, toutes les croyances et toutes les passions se heurtent en une mêlée contradictoire, semble se mirer avec complaisance dans ce chaos de monuments disparates.

Une époque, ou plutôt une administration,—car je crois avoir établi que c'est là le fait particulier de l'administration,—qui lègue de tels édifices à la postérité comme le dernier effort de son imagination et de son goût, est définitivement jugée au point de vue artistique. Le programme de M. Duruy lui-même, que penserait-il et qu'aurait-il dit de l'état des beaux-arts au siècle de Louis XIV, qui n'est pourtant pas précisément un grand siècle architectural, si, au lieu des Invalides, de la colonnade du Louvre, de la porte Saint-Denis, il nous avait laissé comme le témoignage suprême de son génie, commandés par le roi, composés et dirigés par ses plus éminents architectes, surveillés et approuvés par ses ministres, exécutés par ses premiers ouvriers, chantés par ses poëtes officiels, admirés avec orgueil par ses critiques en titre, la mairie du premier arrondissement avec sa tour, la fontaine Saint-Michel et le Théâtre-Lyrique? J'aurais honte d'appuyer sur cette question: c'est déjà trop d'avoir pu la poser.—Il est vrai que nous ne sommes plus au siècle de Louis XIV.

N'est-il pas temps enfin de s'arrêter dans cette voie où, depuis douze ans, sans nous laisser respirer, on nous entraîne à toute vapeur vers un terme que nous n'apercevons pas encore, et qui recule toujours à mesure qu'on espère l'atteindre? Est-il nécessaire de faire un si long et si rude chemin, à travers tant de ruines et de fondrières, pour arriver au «dégrèvement des taxes locales,» et n'avons-nous pas bien mérité qu'on plante au frontispice de Paris nouveau le bouquet destiné à marquer le couronnement de l'édifice?

L'expérience est aujourd'hui concluante; elle ne peut plus rien nous apprendre, et de part et d'autre nous savons à quoi nous en tenir. Monsieur le préfet de la Seine, ayez pitié de nous! votre peuple vous demande merci; il tend vers vous ses mains suppliantes et vous implore, agenouillé dans la poussière de ses ruines. Grâce pour notre faiblesse! faites trêve à ces embellissements forcenés, implacables, dont l'éternelle menace trouble notre sommeil. Arrêtez d'un geste ce flot impétueux de démolitions, cette mer montante, déchaînée à votre voix, qui nous poursuit, nous traque dans notre fuite, et se reforme toujours à nos pieds, avec l'inexorable sévérité d'un châtiment fatal. Monsieur le préfet, laissez-nous le peu qui reste de notre vieux Paris, ne fût-ce que pour nous consoler du Paris nouveau que vous nous avez fait!

PARIS FUTUR


«Je ne fais que commencer.»
(Parole attribuée à M. Haussmann.)

«Ce qui reste à faire est au moins
aussi considérable que ce qui vient
d'être accompli.»

(Discours de M. le préfet de la Seine
à la Commission municipale, le 29
novembre 1864.)

En ce temps-là, j'eus une vision.

Il me sembla qu'ayant dormi longtemps d'un profond sommeil, je me réveillais tout à coup au moment où sonnait la première heure de l'année 1965.

Et l'ange préposé par Dieu à la garde de Paris, me soulevant par les cheveux, me transporta sur le haut d'un monument, d'où il me montra la grande ville étendue à mes pieds.

Et voici ce que je vis:

Je vis une merveille qui eût excité l'admiration de Barême, et fait tomber Monge et Legendre en extase.

Paris, pendant mon sommeil, avait successivement fait craquer ses nouvelles ceintures et débordé de toutes parts sur ses alentours, en les engloutissant dans son sein. Il avait maintenant plus de cent kilomètres de tour, et remplissait à lui seul le département de la Seine. Versailles était son royal vestibule; Pontoise s'enorgueillissait de former un de ses faubourgs. Chaque jour les citoyens de Meaux montaient sur les tours de leur cathédrale, pour voir si le flot de Paris n'arrivait pas enfin jusqu'à eux. D'étape en étape, les derniers tronçons de ses boulevards, partis de la plaine de Monceaux, venaient expirer sur les bords de la forêt de Chantilly, proprement taillée en parc à l'anglaise. Le boulevard de Sébastopol avait poussé sa pointe en éclaireur jusqu'aux portes de Senlis, et des îlots de maisons grandioses, semées çà et là à travers la plaine aride et nue, dans un désordre sagement réglé par le compas des ingénieurs, comme autant de jalons et de pierres d'attente, faisaient rapidement glisser Paris sur la route de Fontainebleau. Le temps était bien loin où une audace timide et arriérée voulait faire de l'Arc de Triomphe le centre de la ville, dont il était d'abord la sentinelle avancée: dépassé par la marée montante à laquelle il croyait servir de phare et de point de ralliement, le monument de Chalgrin n'était plus qu'une épave surnageant encore dans les lointains les plus reculés de la capitale agrandie, et cette porte d'entrée, qui avait voulu changer de rôle, maintenant punie de son ambition, ressemblait à une porte de sortie sur le vieux Paris. La ville avait fait la moitié du trajet au-devant de l'Océan, et l'Océan s'était avancé à sa rencontre, si bien que l'antique légende de Paris port de mer était enfin une vérité. Le monstrueux cancer, s'étendant toujours, avait rongé toutes les chairs vives autour de lui, et, d'annexions en annexions, la France entière était devenue sa banlieue.

À force de se transformer et de s'embellir, la grande cité avait fini par faire peau neuve des pieds à la tête. Il n'y restait plus aucun vestige de ce passé ténébreux qui déshonorait encore çà et là sa splendeur en l'an de grâce 1865. Un siècle de travaux assidus, dirigés par une demi-douzaine de préfets qui se transmettaient comme un héritage sacré la monomanie furieuse de la bâtisse et le delirium tremens de la démolition, en avait fait la capitale-type de la civilisation moderne.

Au centre s'étendait une vaste place d'une lieue de circonférence, autour de laquelle rayonnaient en tous sens, comme les corridors de Mazas autour de sa chapelle, cinquante boulevards, non plus beaux, mais juste aussi beaux les uns que les autres.

Chacun de ces cinquante boulevards avait cinquante mètres de large, et, par ordonnance, était bordé de maisons de cinquante mètres de haut et de cinquante fenêtres de façade. Toutes ces maisons, dont la largeur égalait l'élévation, formaient une longue série de cubes gigantesques, régulièrement alignés. Des lois sages en avaient déterminé, d'après une base uniforme, le mode de décoration extérieure et de distribution intérieure: chacune d'elles renfermait un égal nombre d'appartements, d'égale dimension. Les mêmes lois sages avaient également déterminé l'emplacement et la forme des boutiques de chaque espèce. Il y avait, par exemple, des cafés de première, de deuxième et de troisième classe, comme les préfets, et pour chaque catégorie était réglé avec prévoyance le nombre des salles, des tables, des billards, des glaces, des ornements et des dorures.

Les cafés de première classe, bien entendu, étaient seuls admis sur la ligne des boulevards. Ainsi l'œil n'était plus blessé par ces disparates choquantes que produit l'indiscipline de l'initiative individuelle abandonnée à elle-même, et le niveau centralisateur, cet instrument des civilisations complètes, avait passé partout. Les industries ouvrières, les fabriques, le petit commerce étaient parqués dans les quartiers intermédiaires: il y avait les rues de maître et les rues de service, comme il y a les escaliers de maître et les escaliers de service dans les maisons bien organisées.

De cette place, on pouvait d'un coup d'œil, en pivotant sur soi-même, embrasser Paris entier, et en apercevoir toutes les portes. Le milieu était occupé par une grande caserne monumentale de forme circulaire, surmontée d'un phare, œil immense et vigilant d'où, chaque nuit, un jet puissant de lumière électrique s'élançait sur tous les points de la ville; percée, vis-à-vis des cinquante boulevards, de cinquante embrasures par chacune desquelles passait la gueule d'un canon, et flanquée d'élégantes rotondes, qui étaient des postes de sergents de ville. Sur le fronton de la caserne, un bas-relief (utile dulci), œuvre d'un professeur de cette École des Beaux-Arts régénérée par l'intervention salutaire de l'élément administratif, représentait dans une gloire l'Ordre Public, en costume de fantassin de la ligne, avec une auréole au front, terrassant l'Hydre aux cent têtes de la Décentralisation; et une frise déroulait autour de l'édifice les épisodes les plus saisissants de cette grande bataille enfin terminée.

Cinquante sentinelles, postées aux cinquante guichets de la caserne, vis-à-vis des cinquante boulevards, pouvaient, avec une lunette d'approche, apercevoir, à quinze ou vingt kilomètres de là, les cinquante sentinelles des cinquante barrières. Un vaste système de fils électriques, rayonnant du centre aux extrémités, mettait de toutes parts ces cent postes en communication, et en une seconde envoyait de la tête à chaque membre les signaux nécessaires.

Un premier boulevard circulaire, de cent mètres de large, bordé d'arcades, faisait le tour de la place; un dernier, de la même dimension, faisait le tour de la ville, en suivant intérieurement l'enceinte des nouveaux remparts. Les anciennes fortifications, détruites et comblées, n'étaient plus qu'un sujet de dissertation pour les archéologues, comme l'enceinte de Philippe Auguste. Dans l'intervalle, échelonnés de kilomètre en kilomètre, s'arrondissaient concentriquement les uns autour des autres dix boulevards moins larges de moitié, car le Paris de l'an 1965, idéal de la symétrie, et où, par un prodigieux effort de l'imagination municipale, on avait trouvé moyen de ramener la ligne courbe elle-même aux principes de la ligne droite, offrait cet inappréciable avantage d'être rigoureusement fondé sur le système décimal. On pouvait le parcourir et l'étudier comme un problème de mathématiques.

À chaque intersection des dix boulevards circulaires avec les cinquante boulevards qui formaient les rayons de cette vaste roue, s'étendait, suivant les théories géométriques les plus pures, une place, dont le périmètre était exclusivement composé de monuments. Car on ne permettait pas aux monuments de s'éparpiller partout, sans ordre et sans méthode. Ils étaient centralisés. Les provinciaux et les étrangers n'avaient plus besoin de guides pour visiter Paris; il leur suffisait de suivre le boulevard droit devant eux en sortant de leur hôtel; le soir, ils se trouvaient de retour à leur point de départ, ayant vu à fond toutes les curiosités du premier cercle, sans avoir eu à s'enfoncer dans les rues latérales, abandonnées aux nécessités de la vie courante. Le lendemain ils recommençaient pour le cercle suivant. Ils savaient même d'avance où se trouvaient les églises et où se trouvaient les mairies, où les casernes et où les théâtres, qui alternaient comme les rimes dans un poëme épique, et ils pouvaient déterminer, par un simple coup d'œil jeté sur le plan de Paris, dans quelle direction il fallait chercher les diverses catégories d'édifices, absolument comme les mathématiciens déterminent le quatrième terme d'une proportion. Jamais un Anglais n'éprouvait le besoin de se hasarder en dehors des boulevards, et nul Parisien ne se souvenait d'en avoir rencontré un seul dans les rues. Les monuments avaient leurs lignes aussi bien que les omnibus: ici les monuments à dôme, et là les monuments sans dôme; à droite le style ancien, et à gauche le style moderne.

L'ingénieur en chef de la ville avait inventé une puissante machine pour transporter dans l'alignement les anciens édifices conservés. C'est ainsi que l'Hôtel de Ville avait été déplacé de cinq cents mètres, et que l'hôtel des Invalides avait dû tourner sur lui-même, pour occuper sa place dans la cité nouvelle. Les buttes de Saint-Roch, de Sainte-Geneviève et autres étaient venues se ranger docilement dans le bois de Boulogne, le bois de Vincennes et le parc de Monceaux, où elles figuraient parmi les curiosités naturelles, creusées en grottes et arrangées en cascades. Le mont Valérien avait été taillé en colosse de Rhodes, dont les deux mains tenaient élevée sur la ville une paire de flambeaux gigantesques, tandis que ses deux pieds logeaient une machine hydraulique d'où les eaux de la Seine partaient en canaux innombrables; Montmartre était coiffé d'un dôme, orné d'un immense cadran électrique qui se voyait de deux lieues, s'entendait de quatre et servait de régulateur à toutes les horloges de la ville.

On avait enfin atteint le grand but poursuivi depuis si longtemps: celui de faire de Paris un objet de luxe et de curiosité plutôt que d'usage, une ville d'exposition, placée sous verre, hôtellerie du monde, objet d'admiration et d'envie pour les étrangers, impossible à ses habitants, mais unique pour le confortable et les jouissances de tout genre qu'elle offrait aux fils d'Albion. Quand un Parisien avait la petitesse de se plaindre, on lui répondait qu'il n'y a que les esprits vils pour ne point savoir sacrifier leur commodité personnelle aux mâles joies de l'orgueil patriotique.

Le système monumental suivi dans le Paris de 1965 avait produit certaines conséquences que je me souvenais d'avoir vu poindre autrefois. Comme la construction des bâtiments et leur genre d'architecture étaient déterminés a priori par le plan général de la ville, au lieu de s'adapter platement aux besoins et aux destinations, il en résultait que les édifices étaient employés parfois à des fonctions imprévues. Les écoles primaires et les sapeurs-pompiers habitaient sous des dômes. Il y avait des palais qui n'étaient occupés que par leur concierge. Il y en avait d'autres qui ne logeaient qu'un jet d'eau. Une fois le palais bâti, on n'en savait que faire, et on se hâtait d'y mettre une statue, ou un jardin, ou bien de le faire peindre à fresque, ou bien encore de créer à son intention, afin de l'utiliser, un haut fonctionnaire qui ne servait à rien. Du reste, tous les palais, même ceux qui ne logeaient qu'un jet d'eau, avaient leur factionnaire, leurs gardiens, leur gouverneur et leur administration.

Les voies principales reproduisaient invariablement la disposition que voici: le long des maisons, un trottoir divisé en deux étages pour les deux courants de piétons marchant en sens opposé; le long des trottoirs, une chaussée pour les voitures, qui, suivant leur direction, prenaient un des côtés de la rue; au centre, séparées de la chaussée par un parapet, quatre rangées de rails pour les chemins de fer qui sillonnaient Paris en tous sens. Des passerelles joignaient, de distance en distance, les deux rives du remblai, et même dans les rues où ne pénétraient pas les chemins de fer, à tous les carrefours et sur les points les plus encombrés, des ponts volants, comme celui que j'avais vu jadis sur le canal Saint-Martin, aidaient le passant à franchir, sans courir le risque d'être éclaboussé ou écrasé, l'océan de fiacres et d'omnibus qui tourbillonnaient à ses pieds.

Chaque nuit, à deux heures du matin, après la rentrée des théâtres, et lorsque la ville entière était plongée dans les bras du sommeil, des machines à vapeur parcouraient les rues, enlevant la boue du jour et chassant les immondices dans les égouts. Cinq ou six régiments de balayeuses, suivis d'une armée de frotteurs, se répandaient sur les trottoirs, et entretenaient le bitume comme le parquet d'un salon.

Les cinquante boulevards qui rayonnaient du centre à la circonférence portaient les noms des principales villes de France; et les cinquante portes correspondantes, ceux des départements dont chacune de ces villes était le chef-lieu. Les noms des capitales de l'Europe avaient été réservés aux boulevards concentriques. Les places et les ponts les plus importants étaient baptisés au titre des victoires de l'empire; les places secondaires et les carrefours, au titre des victoires de la royauté. On avait distribué aux rues intermédiaires, dans un ordre logique et mûrement étudié, les noms des généraux, des ministres, des industriels et même de quelques écrivains, si bien que la connaissance de la géographie et de l'histoire aidait à se retrouver dans Paris, de même qu'une promenade dans Paris était une leçon d'histoire et de géographie. Rien qu'en conduisant leurs chevaux, les cochers étaient devenus les plus savants hommes de France, et ils songeaient en masse à se présenter à l'Institut. Tous les jeudis et les dimanches, on voyait les chefs de pension et les pères de famille promener méthodiquement des bandes d'enfants à travers la ville, en leur faisant remarquer avec soin les étiquettes et la direction des rues. Paris était comme un grand tableau mnémotechnique, synchronique et chronologique, et le plan de la capitale faisait partie des livres élémentaires adoptés par le conseil impérial de l'instruction publique pour les écoles mutuelles et les classes inférieures des lycées.

Il n'est pas besoin d'ajouter qu'on ne trouvait nulle part aucune de ces vilaines étiquettes qui écrivaient autrefois au coin de chaque voie l'histoire ténébreuse des mœurs et usages du vieux Paris. Plus de rues des Juifs, de la Truanderie, du Grand-Hurleur, des Mauvais-Garçons, du Fouarre, des Francs-Bourgeois, de Tire-Chape et de Vide-Gousset. Fi donc! cela puait le moyen âge et la mauvaise compagnie!

L'œil n'était plus davantage attristé par ces grands monuments, noirs et sombres, en style gothique, c'est-à-dire barbare, qu'un reste de superstition avait d'abord épargnés. À force de restaurations, Notre-Dame paraissait enfin présentable. On avait rasé Saint-Germain-l'Auxerrois, pour agrandir la place du Louvre, et, tout en regrettant le beffroi et la mairie, les habitants avaient applaudi à cette sage détermination. Les trois cadrans et le carillon du beffroi avaient été transportés dans la tour Saint-Jacques, devenue, au rez-de-chaussée, un poste de garde nationale, afin de servir au moins à quelque chose.

Je cherchai le faubourg Saint-Germain: il avait disparu; le faubourg Saint-Marceau: il n'y en avait plus trace; le faubourg Saint-Antoine: jeté aux tombereaux. Les boulevards de cinquante mètres trônaient partout avec l'égalité de leur splendeur. Sur l'emplacement des grands hôtels de la rue Saint-Dominique et de la rue de Varennes, ces asiles surannés de l'oisiveté aristocratique, comme aux lieux où s'ouvraient naguère les colléges et les cloîtres de la vieille Université, ces débris de la féodalité et de la scolastique, s'étendaient à perte de vue de belles rangées de magasins étincelants et de cafés dorés sur tranches. Par quelque bout qu'on prît la nouvelle ville, c'était toujours le même Paris, le Paris majestueux et splendide, comme il sied à la capitale du monde. Il n'avait plus ni queue ni tête, ni commencement ni fin: partout on se croyait au centre, ce qui fournissait aux poëtes (il en restait encore, hélas! et l'administration tolérait même ces insensés avec bienveillance, et les nourrissait à ses frais dans un prytanée, pour lui faire des cantates aux jours de fêtes) l'occasion naturelle de comparer la grande ville à la voûte des cieux.

En regardant les maisons de plus près, j'observai deux détails, qui m'avaient échappé d'abord, et qui intriguèrent singulièrement ma curiosité. À la façade de chacune d'elles était adapté un petit instrument, semblable à un compteur, dont je ne pus comprendre le but. Mon guide m'expliqua que c'était un aéromètre, servant à mesurer les mètres cubes d'air respirable strictement nécessaires à chaque appartement, et à vérifier si chaque locataire jouissait de la part d'oxygène à laquelle il avait droit. Sur tous les toits s'alignaient des séries de jolis pavillons qui, à ce que j'appris bientôt, étaient destinés à des locations supplémentaires. Les maisons avaient leurs impériales, à l'instar des chemins de fer et des omnibus. Tandis que les magasins du rez-de-chaussée coûtaient de cinquante à cent mille francs de loyer, que le moindre appartement montait à dix mille, le prix de ces pavillons ne dépassait pas mille écus. C'était l'asile ordinaire des employés du gouvernement et des journalistes célibataires. Quant aux ouvriers, relégués au delà du mur d'enceinte, ils faisaient matin et soir cinq ou six lieues en chemin de fer pour se rendre à leurs travaux; mais on les laissait entrer en casquette et en blouse dans les palais, et les candidats à la députation leur rappelaient de temps à autre qu'ils étaient «le peuple souverain.»

De vingt pas en vingt pas s'élevaient, sur toutes les lignes des boulevards, de charmantes vespasiennes à trois compartiments, en forme de tourelles gothiques; car l'administration, pour répondre aux calomnies de certains pamphlétaires, logés dans les pavillons des toits, avait tenu à prouver qu'elle comprenait tous les styles.

Les kiosques des marchands de journaux se dressaient à tous les coins de rues. Grâce aux lumières de l'opinion, éclairée par une longue expérience, et aux mesures salutaires d'une administration paternelle, qu'une ingratitude persévérante n'avait pas découragée, le nombre des feuilles rédigées dans un bon esprit s'était multiplié d'une façon rassurante pour l'ordre public. Le service de ces kiosques était fait par une escouade spéciale d'agents en uniforme, à qui d'autres agents du service de sûreté publique apportaient matin et soir les liasses de gazettes contenant les libres appréciations des agents supérieurs, sans uniforme, sur le gouvernement qui les payait fort cher, afin qu'ils le contrôlassent plus sévèrement.

J'étais descendu et je me promenais au hasard par les rues de l'ancien Paris, je veux dire du Paris de 1865, en compagnie de mon guide. Les boulevards s'allongeaient après les boulevards, les places succédaient aux places, les dômes aux colonnades et les colonnades aux dômes. Sans une cuisson douloureuse à la plante des pieds, il m'eût semblé que je restais immobile, au centre d'un vaste décor qui se déroulait autour de moi, en revenant perpétuellement sur lui-même. Au bout de quelques heures de marche, je débouchai tout à coup devant le Palais-Royal, et je vis avec satisfaction qu'on l'avait réuni au Louvre, comme les Tuileries. Je tournai ce dernier palais, cherchant le jardin et ne le trouvant pas: sauf la partie réservée au château, il était devenu invisible. Le Jeu de paume, le poste des municipaux, le café de la Terrasse et l'Orangerie avaient poussé de toutes parts leurs ramifications de pierres. Une modeste succursale de la machine de Marly se prélassait sur le grand bassin, relié par un canal souterrain à la Seine, et l'avenue des Champs-Élysées prolongeait sa bordure d'hôtels jusqu'à la place de la Concorde.

De l'autre côté de l'eau, deux boulevards se croisaient sur l'emplacement du parc du Luxembourg, qui avait si longtemps abusé de la tolérance municipale pour inutiliser cinquante ou soixante mille mètres d'excellent terrain, et enlever à la circulation des capitaux considérables. On avait réuni à travers le jardin la rue Soufflot à la rue de Fleurus, et la rue Bonaparte à la rue de l'Ouest, pour la plus grande commodité des charretiers et pour mettre Bobino en communication avec le Panthéon. L'avenue de l'Observatoire se mirait avec orgueil dans ses trottoirs d'asphalte verni. Une station de fiacres recouvrait la pelouse de l'Orangerie; aux lieux où fut la Pépinière, l'odeur des lilas était remplacée par l'odeur du troupier; on vendait de l'absinthe perfectionnée dans la grotte de Médicis, et les porteurs d'eau venaient remplir leurs haquets à la fontaine de Jacques de Brosse. Mais, en guise de dédommagement pour les âmes romantiques, l'édilité de l'an 1965 avait ouvert des squares sur la place Saint-Sulpice, autour de l'Obélisque et de l'Arc de Triomphe de l'Étoile, accordant ainsi à la nature son droit au soleil, toutefois sans lui permettre d'empiéter sur celui des boutiques. D'ailleurs un perfectionnement ingénieux s'était introduit dans la fabrication des squares. L'administration les achetait tout faits, sur commande. Les arbres en carton peint, les fleurs en taffetas, jouaient largement leur rôle dans ces oasis, où l'on poussait la précaution jusqu'à cacher dans les feuilles des oiseaux artificiels qui chantaient tout le jour. Ainsi l'on avait conservé ce qu'il y a d'agréable dans la nature, en évitant ce qu'elle a de malpropre et d'irrégulier.

Tout à coup, vers le milieu de l'ex-jardin des Tuileries, je débouchai sur une place immense, dont la coupole était vitrée, par mesure de précaution contre les injures du soleil et de la pluie. Le périmètre en était formé tout entier par quatre monuments, où se résumaient à merveille les intérêts principaux et les besoins essentiels d'une grande capitale: une mairie, une caserne, un théâtre et la succursale de la Bourse. Par une exception glorieuse et bien méritée, cette place, au lieu de porter le nom d'une victoire, portait le nom d'un victorieux,—de celui qui avait vaincu les ténèbres et les résistances du vieux Paris, du promoteur de ce grand mouvement de transformation, qu'on n'avait fait que suivre en le dépassant. Au milieu de la place, sur un haut piédestal de bronze, se dressait la statue colossale de ce second fondateur de la cité, en costume de Grand Édile, revêtu de la toge et du laticlave. À demi soulevé sur sa chaise curule, d'un geste impérieux et serein il étendait un doigt sur la carte de Paris déployée devant lui, et de l'autre main il tenait un compas ouvert, qui fulgurait comme un glaive. De petits génies jouaient à ses pieds avec des niveaux, des pioches et des truelles.

En m'approchant, je m'aperçus que cette statue servait en même temps de calorifère et de borne-fontaine. Elle avait un tuyau de pompe dans la poitrine et un tuyau de poêle dans le dos; elle jetait du feu par le haut du corps et de l'eau claire par le bas. De plus, elle tenait lieu de candélabre pendant la nuit. La flamme intérieure prêtait au bronze des reflets fantastiques dans l'ombre, et les bouches de chaleur, placées entre les lèvres, les paupières et les narines, se changeaient en bouches de lumière, répercutées à l'infini par la voûte de cristal. Cette manière d'utiliser jusqu'à l'inutile, et de régénérer l'art par une salutaire infusion d'industrie, me frappe comme la plus éclatante révélation du progrès dans ses rapports avec la nouvelle capitale.

Les quatre faces du piédestal étaient remplies par autant de bas-reliefs expressifs et ingénieusement choisis. Sur le devant on voyait la Ville de Paris, coiffée de ses tours, dirigeant la théorie des communes suburbaines, et venant à leur tête se prosterner aux genoux du Grand Édile, qui la relevait eu lui donnant sa main à baiser. À droite, le Grand Édile était assis à sa table de travail, plongé dans une méditation profonde et les yeux fixés sur un plan; de chaque côté de lui, l'Art et la Civilisation soulevaient leurs flambeaux pour l'éclairer, et la commission municipale, rangée en cercle dans un religieux silence, comme les gerbes du songe de Joseph, l'adorait. À gauche, le Grand Édile frappait du pied le sol et en faisait jaillir une forêt de dômes, de campaniles et de colonnades, qui venaient se ranger devant lui, aux sons enchanteurs d'un concerto de lyres exécuté par les Amphions de la commission municipale. Dans un coin, je distinguai vaguement un épisode où la Ville de Paris jouait un rôle dont je ne me rendis pas bien compte: je ne pus voir au juste si elle mettait la main sur son cœur, en signe de reconnaissance éternelle, ou sur sa bourse, pour payer les violons de la municipalité. La face postérieure du piédestal était divisée en deux parties: l'une représentait l'Assomption de la Ville de Paris, soulevée vers la nue sur les bras d'une légion d'architectes et d'ingénieurs, nus comme des Amours pour les besoins du style. La France, la main étendue, la contemplait dans une attitude d'admiration extatique, et Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg, Berlin, Rome et Constantinople, symétriquement rangées sur le premier plan, faisaient fumer de l'encens dans des cassolettes. L'autre partie représentait l'apothéose du Grand Édile, et je n'en ai plus qu'un souvenir confus. Je me souviens seulement que, dans un angle inférieur, la Postérité, sereine et grandiose comme l'ange qui apparut à Héliodore, chassait à coups de fouet, dans une trappe, les monstres hideux de l'Envie et du Dénigrement.

J'entendis un coup retentir. Ah! comme la Postérité frappait à tour de bras! Un second coup. Je m'agitai faiblement, croyant sentir déjà le fouet de la Postérité sur ma propre tête. Il me sembla qu'on marchait vers moi, et je me reculai d'instinct, en balbutiant quelques mots mal articulés. Un bras vigoureux me secoua.

Je me dressai sur mon séant. Par la fenêtre entr'ouverte pénétraient jusqu'à mon lit des flots de soleil, et des torrents de poussière. Le bruit des pics et des pioches, la chanson de la scie, de l'essieu des charrettes lourdement chargées et de la truelle Berthelet grinçant sur la pierre, emplirent mon oreille comme une trombe. Mon concierge était devant moi: il ressemblait à la Civilisation du bas-relief de droite.

«Un cauchemar, monsieur? fit-il, portant respectueusement la main à sa casquette.

—Non, non, un rêve, un bien beau rêve! Mais, si ce n'était qu'un rêve, pourquoi m'avez-vous éveillé?»

Il me tendit, avec un sourire doux et triste, un papier qu'il tenait à la main.

C'était une sommation de la Ville de Paris, la troisième depuis six ans, d'avoir à vider les lieux dans le délai de deux mois, pour faire place à la prolongation du boulevard Saint-Germain.

«Ah! m'écriai-je, vous voyez bien que ce n'était pas un rêve!»

APPENDICE


I

LES NOUVEAUX NOMS DES ANCIENNES RUES DE PARIS

Il ne sera pas hors de propos de compléter ce volume en soumettant au lecteur quelques observations et quelques doutes sur la récente liste des noms de rues, éditée par notre infatigable commission municipale le 24 août de l'an 1864. Ce sont remarques purement platoniques, si je puis ainsi dire,—comme il importe de s'y résigner pour toutes les critiques qui s'attachent au nouveau Paris, même quand il ne s'agit pas, comme dans la circonstance présente, d'un fait accompli.

Il faut rendre d'abord cette justice à la nomenclature de la commission, qu'elle a mécontenté à peu près tout le monde. Les journaux des opinions les plus diverses se sont rencontrés sur le terrain de l'opposition: je ne parle pas, bien entendu, des journaux officieux, qui ont des grâces d'état.

Il est possible, comme je l'ai lu dans un communiqué, que cette mesure ait pour résultat l'amélioration du service postal. Ce point de vue administratif est en dehors de la question qui nous occupe, et on nous permettra d'y être peu sensible. D'ailleurs, les analogies réelles, mais incomplètes, ou faciles à discerner nettement l'une de l'autre, qu'on pouvait signaler dans la liste primitive, n'ont jamais été un obstacle sérieux à la rapidité des communications, comme à Londres par exemple, ou elles sont innombrables et bien autrement compliquées. Il est à craindre que ce changement n'embrouille d'un côté ce qu'il éclaircit de l'autre, et n'apporte autant d'embarras nouveaux qu'il en détruira d'anciens[13]. Un homme qui a été incapable jusqu'à présent de distinguer la rue des Marais-Saint-Germain de la rue des Marais-du-Temple, et de marquer sur l'adresse de sa lettre s'il écrit à la rue Saint-Jean de Paris-Batignolles, ou de Paris-Montmartre, ne le sera-t-il pas tout autant de se loger dans la tête, sans erreur et sans confusion, cette foule de nouveaux noms substitués aux anciens; et est-il bien sûr que la tâche se trouvera simplifiée pour lui ou pour les intermédiaires qu'il emploie? Je souhaiterais savoir ce que les cochers et les commissionnaires, directement intéressés à la question, pensent du soulagement que l'administration leur a préparé. Pour ma part, je sens que le prétendu fil d'Ariane de la commission municipale va me dérouter pour longtemps.

Tant que le Paris de M. Haussmann ne sera pas terminé,—et les plus optimistes n'osent prévoir quand il le sera,—nous voilà tenus de renouveler tous les mois nos provisions de cartes et de Guides, de démeubler et de remeubler sans cesse notre mémoire, obligée par ces transformations incessantes à plus de déménagements encore que n'en a eu à subir le citoyen le plus traqué par l'expropriation. Les libraires demandent grâce, les géographes n'y peuvent suffire. À peine à l'étalage, le dernier plan de Paris n'est plus qu'un chiffon de rebut. Les Indicateurs s'essoufflent à vouloir fixer au vol la ville du jour, dont la mobilité raille tous leurs efforts, et ils en sont réduits à jeter leurs tableaux au pilon avant même de les avoir mis en vente. Paris se dérobe sans cesse devant l'esprit qui veut en prendre possession, comme ces siéges qu'un enfant taquin renverse derrière vous au moment où vous allez vous y asseoir. L'armée des éditeurs va pour la vingtième fois se remettre à l'œuvre; mais avant qu'ils aient fini, on aura percé deux ou trois nouvelles rues, raturé une douzaine d'anciennes, projeté cinq ou six nouveaux boulevards et dressé une nouvelle nomenclature, qui les forceront à recommencer. C'est leur affaire, après tout; ils ont eu le temps de s'y habituer, et le proverbe dit que l'habitude est une seconde nature. Si l'on n'avait depuis longtemps inventé l'art d'imprimer en caractères mobiles, M. le préfet de la Seine le leur aurait enseigné à lui seul.

Il y a deux points dans la question qui nous occupe: celle des noms supprimés, et celle des noms substitués. La division et la marche de cet examen se présentent d'elles-mêmes.

Examinons d'abord le premier point.

C'est une règle élémentaire, et dont personne, je crois, ne contestera la justesse, qu'il faut toucher le moins possible aux noms des rues, et seulement en cas de nécessité réelle,—nécessité matérielle ou nécessité morale,—tant pour ne pas apporter de trouble dans les habitudes consacrées, que par respect pour les traditions et les souvenirs que ces noms rappellent. La commission municipale ne semble pas se douter suffisamment que les anciennes étiquettes de nos rues ont une signification; qu'elles écrivent, pour ainsi dire, à tous les pas, la chronique des mœurs, des usages, des croyances, des divertissements de nos pères, l'histoire physique et civile de la plus illustre cité du monde. Avant les embellissements cruels qui ont produit dans la vieille ville l'effet désastreux de dix siéges et de trois ou quatre bombardements, on eût pu reconstituer, rien qu'avec ces noms, les annales de Paris. Je le répète, la commission municipale ne le sait pas assez, et il est fâcheux que, parmi les membres fort honorables dont elle se compose, on n'ait point songé à donner place, à côté des savants, des administrateurs, des commerçants, des artistes, à quelque archéologue qui eût étudié cette histoire, qui la comprît, l'aimât, et eût pu en enseigner le respect à ses confrères. Assurément, un avoué ni un ingénieur ne sont à dédaigner dans le conseil souverain de la ville; je ne trouve même nullement qu'un peintre comme Delacroix et un écrivain comme Scribe y fussent déplacés. Mais ce qu'il y faudrait surtout, puisqu'il s'agit d'un lieu universel, qui est la propriété de l'histoire, et non d'un domaine privé qu'on puisse tailler à sa guise comme le potager d'un bourgeois, c'est un homme qui connût vraiment Paris,—et c'est là justement, si j'en juge par les apparences, ce à quoi l'on n'a point songé.

Que l'on ait considéré comme absolument nécessaire de remplacer par de nouveaux noms, dans la liste des rues, ceux qui faisaient double emploi, je n'ai pas du tout l'intention d'aller à l'encontre. En principe, on ne peut blâmer cette idée, surtout après l'annexion de la banlieue, qui a considérablement accru le nombre de ces répétitions. Mais s'est-on strictement tenu dans ces limites, et tous les noms supprimés faisaient-ils bien réellement double emploi? On va en juger.

J'en remarque tout d'abord plusieurs qui ne rentrent en aucune façon dans cette catégorie. Il n'y avait ni deux rues de Cluny, ni deux rues Percier, et il est impossible de comprendre par quel motif on a débaptisé les seules qui existassent. Il était si facile de placer M. Cousin ailleurs que dans la première de ces rues, dont la dénomination exhalait un parfum gothique à réjouir le cœur des antiquaires! M. Cousin, qui est éclectique, se fût contenté de celle qu'on lui eût offerte. En sa qualité d'archéologue passionné, il a dû souffrir de raturer avec son nom celui d'une rue du treizième siècle, et je le préviens que les amateurs du vieux Paris ne le lui pardonneront pas sans peine. Si l'on tenait à le placer dans le voisinage de la Sorbonne, pour ne point déranger ses habitudes, il y avait la rue des Poirées, qui n'est pas fort jolie sans doute, mais dont un philosophe se serait probablement accommodé aussi bien que le chancelier Gerson,—ou la place Louis-le-Grand, que, par une contradiction singulière avec le principe même de la nouvelle nomenclature, la commission a mise encore sous le patronage du même chancelier.

Le 10e arrondissement possédait une rue de Chastillon, ainsi nommée de l'un des architectes qui ont construit l'hôpital Saint-Louis. Certes, Chastillon n'est pas un grand homme; mais s'il fallait effacer des rues de Paris tous ceux qui ne sont pas de grands hommes, la nouvelle liste de l'administration même courrait risque d'être diminuée d'un bon tiers. Je n'aurais point conseillé de le mettre; il fallait le laisser puisqu'il y était. L'avenue des Triomphes n'était pas davantage un double emploi; si l'on a craint une confusion avec la rue de l'Arc-de-Triomphe, c'est vraiment pousser le scrupule un peu loin. Quant à la rue de la Triperie, je conçois qu'on l'ait débaptisée sans autre motif que ce vilain nom qui faisait tache dans le nouveau Paris: nos pères n'étaient pas gens si délicats que M. le préfet de la Seine.

Comment et par où la rue Vendôme pouvait-elle se confondre avec la place ou le passage du même nom? Qu'on ait supprimé la rue de Beauvau, dans le 12e arrondissement, parce que cette désignation pouvait faire croire qu'elle conduisait à la place Beauvau, située bien loin de là; qu'on ait agi de même pour la rue Voltaire, qui avait le tort de ne pas aboutir au quai du même titre, soit! Mais ici, rien de pareil. Il est tout naturel qu'une rue qui conduit à une place porte le même nom que cette place, ne fût-ce que pour indiquer qu'elle y aboutit, et qu'un passage situé dans une rue porte le même nom que cette rue, ne fût-ce que pour indiquer l'endroit où il se trouve. Cela est si vrai que la commission elle-même, par une inconséquence bizarre, a suivi, dans ses dénominations nouvelles, une marche semblable à cette qu'elle condamnait dans les dénominations anciennes: on trouve dans sa liste la rue et la place de l'Argonne, la rue et l'avenue de Bouvines, la rue et le passage d'Alleray, etc., etc., comme si elle avait pris à tâche de se condamner de sa propre main.

Je ne vois pas davantage en quoi la rue des Amandiers-Sainte-Geneviève faisait double emploi soit avec la rue Sainte-Geneviève, soit avec la rue des Amandiers-Popincourt. Ce vocable avait pour lui l'avantage non-seulement d'être connu et consacré depuis longtemps, mais encore d'être tout à fait charmant, beaucoup plus, à coup sûr, que celui du géomètre Laplace. La rue du Moulin-de-Javelle se distinguait non moins aisément de toutes les autres rues du Moulin semées sur les divers points de Paris, et elle indiquait à ceux qui aiment à retrouver la trace des vieilles choses, l'emplacement de ce rendez-vous si fameux à la fin du dix-septième et au commencement du dix-huitième siècle, célébré dans tous les vaudevilles du temps et rendu presque illustre par une des plus spirituelles comédies de Dancourt.

Si c'est une règle élémentaire de ne toucher aux noms des rues de Paris qu'en cas de nécessité absolue, il n'est pas moins évident que les changements doivent porter de préférence sur les voies les moins anciennes, les moins historiques, les moins consacrées par le temps et les souvenirs, sur celles aussi qui font partie des obscurs et lointains parages de la banlieue et ne sont pas couvertes par cette longue possession du droit de cité qui était jadis une protection efficace. La commission, j'aime à lui rendre cette justice, a généralement suivi cette marche, hormis toutefois un certain nombre de cas que j'ai peine à comprendre. Si l'on voulait absolument effacer quelque part le nom de Rossini et celui du Ranelagh, portés à la fois par une rue et une avenue, les convenances populaires, comme les souvenirs historiques, commandaient de faire porter cette suppression plutôt sur des rues subalternes, ou destinées à disparaître prochainement, que sur d'importantes avenues, où le changement va produire une perturbation bien autrement considérable. On ne peut croire que la commission municipale, dans une pensée d'opposition coupable, ait voulu humilier Rossini, au moment même où il venait de recevoir la croix de grand officier de la Légion d'honneur; quant au Ranelagh, pour peu qu'elle ait eu l'imprudence de prendre ses renseignements sur son compte auprès des journaux officieux, peut-être a-t-elle cru, avec les grands érudits du Pays, qu'il avait été fondé par un officier d'ordonnance du vainqueur de Waterloo, et que dès lors elle faisait un acte patriotique en effaçant ce nom.

Il y avait deux rues Pavée, et deux rues des Marais, sans compter celles de la banlieue. Pourquoi avoir justement raturé, sur ces quatre étiquettes, celles qui étaient consacrées par la possession la plus ancienne? Pourquoi, parmi toutes les rues placées sous le vocable de Ménilmontant, avoir respecté celles qui se trouvent à Belleville et débaptisé celle de Paris, une voie historique, rappelant des souvenirs qui étaient pour ainsi dire incarnés avec son nom? Pourquoi?...

Tes pourquoi, dit le dieu, ne finiront jamais.

Arrêtons donc ici cette première partie de notre examen, et passons à la seconde, où nous aurons bien d'autres questions à faire.

J'ai cherché à me rendre compte des principes qui ont guidé la commission dans le choix des noms nouveaux qu'elle a substitués aux anciens, et je n'ai pu encore en venir à bout. Je vois bien dans sa liste des personnages de toute nature et de tout pays, depuis les plus illustres jusqu'aux plus inconnus, depuis des prélats et des missionnaires jusqu'à des athées; mais je ne vois pas quelle marche elle a suivie, et la logique de son plan m'échappe. On dirait qu'elle a mis pêle-mêle dans une urne cent quatre-vingt-seize noms choisis au hasard par un commis des bureaux de l'Hôtel de Ville, et qu'elle les a inscrits dans l'ordre où les lui présentait ce classique enfant aux yeux bandés, qui était chargé de symboliser la Fortune dans le tirage des anciennes loteries.

Sauf peut-être une demi-douzaine d'exceptions, qu'on est tenté de prendre pour un pur effet du hasard, elle ne paraît pas avoir cherché un moment à procéder autant que possible par voie d'assimilation, de manière à enchaîner en quelque sorte le nouveau nom à l'ancien souvenir. Il est évident que le hasard seul a pu substituer le nom de Raphaël à celui du Ranelagh, remplacer la rue d'Amboise par la rue Thibaud, l'impasse des Miracles par la rue Lancret, et la rue Notre-Dame par la rue Desbordes-Valmore. Dans le cinquième arrondissement, si la Sorbonne a rappelé à la commission le chancelier Gerson, le collége historique de Louis-le-Grand ne lui a rien rappelé du tout, ni son fondateur Guillaume Duprat, ni aucun de ses illustres professeurs; et le Collége de France n'a pas été plus heureux. L'arrondissement du Palais-Bourbon n'a obtenu en partage que des noms guerriers, sauf un seul, qui ne touche par aucun côté à l'éloquence parlementaire. Le nom de Charles Lebrun, le premier directeur des Gobelins, ne lui est même pas venu à la pensée, dans le treizième arrondissement. Enfin, car il faut abréger, lorsqu'il s'est agi de rebaptiser les alentours de la place Royale, elle n'a songé à aucun des hôtes fameux qui illustrèrent, au dix-septième siècle, cette place et les rues voisines, depuis le cul-de-jatte Scarron jusqu'à la marquise de Sévigné.

Une trentaine de saints ont été supprimés dans l'ancienne nomenclature, sans compter ceux qui l'ont été en double et en triple exemplaire. Pas un d'eux n'a été remplacé par un autre. Je n'en fais pas un crime à la commission: elle est de son siècle, où les saints ne sont pas en aussi bonne odeur que les chimistes. Qu'auraient dit les gens éclairés si elle avait eu la faiblesse de puiser dans le calendrier? Il faut reconnaître d'ailleurs qu'elle a eu du moins le bon goût d'admettre dans sa liste des noms comme ceux de Baussel, d'Affre et de Bridaine. Peut-être eût-il été de meilleur goût encore, pendant qu'elle en était aux prédicateurs, de ne pas s'arrêter à Bridaine et d'aller jusqu'à Lacordaire; mais je n'insiste pas sur ce point délicat. Ce que je voulais dire, c'est que les saints détrônés ont eu la plupart des géomètres et des naturalistes pour successeurs, ce qui est dans la logique des choses. Seulement il eût fallu prendre garde à certains contrastes pour le moins bizarres, dont je ne citerai qu'un exemple, celui de l'athée Lalande substitué au nom de Sainte-Marie.

Les savants et les mathématiciens de tout genre, particulièrement les ingénieurs, se partagent presque toute la liste avec les généraux. Quand je dis les généraux, ce n'est pas pour exclure les simples colonels, comme le colonel Brancion et le colonel Combes. La commission a traité l'épaulette avec une véritable munificence: elle a recueilli jusqu'à des noms comme ceux d'Allent et de Lemarrois, dont les profanes n'eussent même pas soupçonné l'existence. Le décret du 2 mars précédent avait distribué d'un coup les noms de dix-neuf généraux, tous du premier empire, aux dix-neuf sections de la rue Militaire transformée en boulevard. Mais les savants ont été plus généreusement favorisés encore. Le royaume de Paris est aux ingénieurs, et M. Haussmann leur devait bien cela. La gloire accordée aux ingénieurs morts est la garantie de celle qui attend les ingénieurs vivants. Tracez de nouvelles rues, messieurs, ne vous lassez pas; creusez, abattez, percez, nivelez! La voie que vous alignez au cordeau est peut-être celle qui dans vingt ans portera votre nom.

Les mathématiques ont enfin trouvé leur grand jour de gloire. La commission a mis une auréole à la table des logarithmes. Elle a fait monter en masse les géomètres au Panthéon. D'Alembert, Deparcieux, Poinsot, Laplace, Nollet, Fresnel, Vernier, Polonceau, Mariotte, Davy, Berzélius, Galvani, Oberkampf, etc., etc., flamboient comme des météores dans la liste, où Bayen, Gauthey, Cugnot, et nombre d'autres étoiles de dixième grandeur, complètement inaperçues jusqu'alors du commun des mortels, rayonnent d'un timide et modeste éclat. Connaissiez-vous Bayen? Aviez-vous quelque notion de Cugnot? Le nom de Lamandé avait-il jamais frappé vos yeux ou vos oreilles? Et n'êtes-vous pas émerveillé des trésors d'érudition qui se cachent dans le sein de la commission municipale, quand elle inscrit triomphalement sur sa liste les noms de Gomboust et de Rouvet, qui ne s'attendaient certes pas, de leur vivant, à l'honneur de servir un jour de parrains à deux rues de Paris?

Après les généraux et les ingénieurs, les artistes n'ont pas été oubliés. On a même ressuscité, pour la circonstance, le graveur Richomme, le musicien Wilhem et le serrurier Biscornet, ce qui est assurément pousser la condescendance aussi loin que possible. Mais, je ne sais pourquoi, les belles-lettres n'ont pas été aussi généreusement traitées, et l'Académie française, avec Quinault, Lacretelle, Casimir Delavigne, et... Dangeau, fait piètre mine à côté du brillant contingent fourni par ses sœurs, l'Académie des beaux-arts et l'Académie des sciences. Décidément l'Académie française n'est pas en faveur aujourd'hui.

Ce que la commission semble avoir particulièrement oublié, ce sont justement les noms auxquels elle eût dû penser avant tout, c'est-à-dire ceux des hommes célèbres nés à Paris. Je pourrais dresser ici sans peine une liste d'une centaine au moins de ces noms, qui n'ont pas encore trouvé place au baptême des innombrables rues de leur ville natale. Est-on bien fondé à dédaigner des hommes comme Anquetil-Du-Perron, Arnauld, le père Bouhours, l'ébéniste Boule, Charlet, Carmontelle, les sculpteurs Cartellier, Chaudet, Falconet, le comte de Caylus, le moraliste Charron, le dramaturge la Chaussée, Collé, la Condamine, madame Deshoulières, Dufresny, le jurisconsulte Dumoulin, l'économiste Dupont de Nemours, le maréchal de la Ferté, Nicolas Flamel, Furetière, Gail, Fréret, qui, déjà considérables en eux-mêmes, prennent une valeur bien plus grande lorsqu'on les compare à la majorité des élus? Si l'exécution d'un plan de Paris a mérité à Gomboust l'honneur de devenir le parrain d'une rue, à plus forte raison cet honneur n'était-il pas dû à Sauvat et à cinq ou six autres, qui ont écrit l'histoire de la ville, qui y vinrent au monde, et qui sont bien autrement connus? Comment se fait-il que Fourcroy, un chimiste pourtant, n'ait pas trouvé place là où l'on admettait Vernier et Laugier? Croit-on qu'Alexandre Hardy et Jodelle, en leur qualité de fondateurs de notre vieux théâtre, eussent été déplacés aux abords de quelqu'une de nos salles de spectacle? Où était la nécessité de recourir si largement aux pays étrangers, quand Gros, Guérin, le peintre Lebrun, le philosophe Malebranche, Naudé, Étienne Pasquier, Quatremère, Rollin, Sylvestre de Sacy, Jean-Baptiste Rousseau et Saint-Simon, l'auteur des Mémoires, sont encore exclus de la nomenclature des voies de Paris? Pense-t-on même que Laujon, Legouvé, Lemierre, le Nôtre, Patru, Perrault, l'abbé de Rancé, Tavernier, Santeuil, de Thou, l'orientaliste Rémusat et le poëte Villon n'eussent pas valu Biscornet, Yvart, Nicot, et tant d'autres, sur lesquels, outre l'avantage de la notoriété, ils ont celui d'être nés à Paris? Madame de Staël, elle aussi, est une Parisienne: pousserait-on la rancune jusqu'à lui faire porter, aujourd'hui encore, la peine de sa petite guerre de langue et de plume contre le premier empereur?

On a donné à deux rues les noms de Titien et de Beethoven, qui ne sont jamais venus chez nous: je suis loin de m'en plaindre, on le croira sans peine. Le génie est le patrimoine de tous les pays. Mais du moins n'eût-il pas fallu oublier d'autres noms aussi grands, plus grands encore, celui de Dante, par exemple, que recommandait spécialement à la commission municipale le voyage qu'il fit à Paris pour y conclure un traité au nom de la Toscane, et y suivre les cours de cette Université qui était alors la lumière du monde savant. Comme Dante, Boccace a séjourné à Paris: on croit même généralement qu'il y est né. Malgré cette circonstance, et bien que Boccace soit un des créateurs de la prose italienne et des plus grands érudits du quatorzième siècle, je comprendrais que le souvenir de son Décameron l'eût fait écarter, si la commission n'avait pris soin de détruire elle-même cette fin de non-recevoir en ajoutant Brantôme sur cette liste où figurait déjà Rabelais.

En s'écartant de ce point de vue exclusif, on trouverait bien d'autres oublis bizarres. Non, Dieu merci, nous ne sommes pas tellement pauvres en grands hommes qu'il fût nécessaire de fouiller, comme l'a fait la commission, dans les sous-sols de la célébrité, pour en exhumer les Ginoux, les Rébeval, les Galleron et les Christiani. Je crois volontiers que ces noms cachent des vies utiles et des actions honorables, sinon éclatantes; mais il faut avouer qu'ils les cachent bien. Toutefois je leur passerais volontiers cette usurpation innocente s'ils n'avaient pris une place que n'ont pu arriver à conquérir jusqu'à présent ni des noms célèbres comme Prudhon et Mathurin Régnier, ni des noms illustres comme madame de Sévigné et Turenne. Penser que Thibaud, Ginoux et Lamandé se prélassent dans cette nomenclature d'où Turenne est exclu, cela est rude, et nous excuse assurément de courir sus à Lamandé, Ginoux et Thibaud.

Mais s'il y a tant de noms que nous ne pouvons parvenir à reconnaître dans la nouvelle liste, c'est un peu la faute de la commission, qui ne les a pas suffisamment désignés. Ainsi de Thibaud, par exemple. C'est peut-être Thibaut de Champagne!... Alors il fallait le dire, et surtout y mettre l'orthographe. Thibaud tout court n'a pas plus de sens que Pierre, Paul ou Jean. Et Leblanc? Il y a dans la biographie trente Leblanc aussi connus, je veux dire aussi inconnus les uns que les autres. Est-ce le numismate, l'homme d'État, le théologien, le voyageur, l'amiral, le chirurgien, l'historien, le peintre, etc., etc.? Personne ne le sait. La rue Leblanc ne dit rien de plus à l'esprit que si elle s'appelait rue Durand ou rue Martin.

Pour d'autres voies, le nom donné par la commission, sans offrir la même obscurité, a l'inconvénient de laisser dans l'incertitude sur le personnage auquel il s'applique. Je trouve une rue Lesueur. Quel Lesueur? Est-ce le peintre ou le musicien? Une rue Mansart. Mais il y a deux Mansart, tous deux architectes, et tous deux à peu près aussi célèbres. Une rue Coustou. Fort bien, s'il n'y avait trois Coustou, qui se valent, ou peu s'en faut. Une rue Vernet. Comme les Coustou, les Vernet sont trois, et la gloire ou le talent de l'un ne l'emportent pas tellement sur ceux de l'autre, que l'on puisse deviner aussitôt duquel il est ici question. Sans doute, Horace est le plus connu de la génération actuelle, parce qu'il a vécu au milieu de nous; mais en sera-t-il de même dans cinquante ans? Peut-être a-t-on voulu les désigner tous trois: rien n'empêchait d'écrire rue des Vernet. J'en dis autant de la rue Dupin: il y a eu bien des Dupin; il y en a encore deux, que leur amitié fraternelle pourra seule empêcher de se disputer le privilége d'avoir baptisé l'une des voies de Paris. Quant à la rue Chénier, il est probable sans doute que c'est le souvenir d'André qu'elle rappelle plutôt que celui de Marie-Joseph, le poëte tragique. Mais pourquoi ne pas le dire? C'était l'affaire d'un simple prénom.

Je ne conçois pas cette horreur des prénoms affichée par la commission municipale. Vous n'en trouverez qu'un seul dans toute sa liste. Cette exception gracieuse a été faite en faveur de M. Victor Cousin, pour concentrer sans doute plus sûrement sur la tête du philosophe un honneur que des esprits malavisés eussent pu reporter au peintre et sculpteur Jean Cousin,—lequel, par parenthèse, eût bien mérité une place au soleil des rues de Paris, à côté de Jean Goujon. Mais si l'on n'a pas eu peur d'écrire: Rue Victor-Cousin, on ne voit pas pourquoi l'on craindrait d'écrire: Rue Horace-Vernet ou André-Chénier.

Je suis aussi fort perplexe pour la véritable origine du nom de la rue d'Albe. Il est peu probable qu'on ait voulu rappeler le souvenir du fameux duc qui fut le bras droit de Philippe II. La situation de cette voie me fait plutôt croire que son nom est une galanterie délicate à l'adresse d'une illustre famille moderne, en mémoire de l'hôtel, récemment détruit, qu'habitait un des membres de cette famille. Mon incertitude est plus grande pour la rue Erard. Quel est ce personnage? Les uns tiennent pour le facteur de pianos, les autres pour l'ingénieur, et, quoiqu'elle puisse sembler bizarre, cette dernière opinion ne manque pas de vraisemblance quand on a remarqué la part faite aux ingénieurs dans la nomenclature. Était-ce trop d'un simple prénom pour fixer les esprits à ce sujet?

Mais ce n'est pas seulement en oubliant de les caractériser, c'est aussi,—cas plus grave,—en les tronquant ou les défigurant, que la commission a rendu certains noms méconnaissables. Ainsi elle écrit d'Arcet et Danville, quand il faudrait, au contraire, d'Anville et Darcet. En disant Héricart pour Héricart de Thury, Brochant pour Brochant de Villiers, Dombasle pour Mathieu de Dombasle, elle se figure ne faire qu'une abréviation, et elle dénature un nom patronymique. Dans ce dernier cas, elle a cru sans doute que Mathieu n'était qu'un prénom: elle a eu tort. J'ai cherché longtemps ce que pouvait être ce d'Alleray, choisi pour parrain d'une rue et d'une place, et ce n'est pas sans peine que je suis parvenu à retrouver, sous ce tronçon informe, le magistrat Angran d'Alleray. Enfin en voulant perpétuer, dans le titre de la rue Rennequin, le souvenir de l'inventeur de la machine de Marly, la commission non-seulement a commis l'erreur banale qui a substitué le simple constructeur à l'inventeur véritable, mais elle a étrangement défiguré son nom. Il s'appelait, en effet, Rennequin Sualem, et Rennequin ne fait ici que l'office d'un prénom.

Que conclure de ces erreurs et de ces oublis? Rien, sinon que nous sommes tous faillibles, et que nous avons droit à l'indulgence de M. le préfet de la Seine s'il nous est arrivé à nous-même d'en commettre dans notre travail. Quant à la multitude de noms obscurs choisis par la commission, j'en tire la conséquence qu'elle a été guidée par la pensée philosophique et hautement nationale d'encourager les ambitions les plus modestes. Il est clair qu'aucun de nous ne doit désespérer de conquérir un honneur où Rébeval est arrivé, et qu'on peut se flatter, sans trop d'orgueil, de l'espoir d'obtenir quelque jour une place entre Thibaud et Ginoux, Biscornet et Christiani.

II

UN CHAPITRE DES RUINES DE PARIS MODERNE

Encore un peu de temps, et Paris deviendra un sujet d'études aussi obscur, aussi embrouillé, aussi enveloppé d'impénétrables ténèbres que Tyr et Babylone. Il n'a pas fallu à M. Flaubert plus d'imagination pour reconstruire Carthage, à M. Mariette et à M. Fiorelli plus de patience pour exhumer pierre à pierre Memphis et Pompéia, plus de science et de sagacité à Cuvier pour reconstituer le mastodonte à l'aide d'une seule dent du monstre, qu'il n'en faut aujourd'hui à qui veut retrouver le Paris de nos aïeux sous les ruines et les transformations innombrables qui l'ont bouleversé de fond en comble, et le faire revivre dans sa physionomie, dans ses mœurs, dans ses monuments et dans ses rues. On a si bien pris à tâche de trancher, sur tous les points à la fois, les liens de la tradition, et de rompre violemment jusqu'aux moindres anneaux de cette chaîne d'or qui rattachait le présent au passé, que l'histoire de Paris, pour peu seulement qu'on remonte à un siècle en arrière, ne se révèle qu'au prix des plus laborieux efforts, et qu'il faut extraire patiemment, à travers des monceaux de décombres, les lambeaux mutilés de ce tableau rétrospectif qui devrait, pour ainsi dire, éclater de lui-même au grand jour et s'afficher à chaque pas dans le Paris d'aujourd'hui. Les annales ecclésiastiques de la vieille cité ne sont pas moins difficiles à ressaisir, dans ces ténèbres qui s'épaississent chaque jour, que ses annales civiles et administratives, physiques et monumentales: peut-être même le sont-elles davantage encore, car elles ont été plus rarement et, en général, moins profondément explorées.

En relisant dernièrement l'Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, publiée en 1754 par l'abbé Lebeuf, et dont un érudit vient de donner une nouvelle édition, laborieusement complétée[14], j'étais frappé de voir à quel point cet ouvrage a doublé d'intérêt et de prix par le redoublement de ruines que nous fait la transformation radicale de la ville nomade. On peut dire, en un certain sens, que plus les derniers travaux lui donnent un caractère archéologique et rétrospectif, plus il y gagne d'actualité.

Il n'y a guère qu'un siècle que le savant académicien écrivait, et cet intervalle a suffi pour changer complétement le caractère de son livre. La revue qu'il avait entreprise n'est plus guère maintenant qu'une revue des fantômes, comme celle de la ballade allemande, et son histoire s'est métamorphosée en nécrologe. Des églises, des couvents, des colléges qu'il décrit, non-seulement la plupart ont été détruits, mais souvent même la trace en a disparu, et les éléments sur lesquels il appuie ses descriptions, les emplacements qu'il indique, les points de repère et de comparaison qu'il choisit, se sont modifiés ou évanouis comme les monuments, de telle sorte que l'obscurité s'accroît de toutes les précautions qu'il avait prises pour la dissiper. C'est un travail de le lire, et pour le bien comprendre, fût-ce avec le secours assidu du commentateur le plus compétent, il est bon de s'être préparé par des études préalables, et il est nécessaire d'avoir sous les yeux un plan de ce Paris du dix-huitième siècle, qu'on semble avoir voulu définitivement enterrer dans la fosse de l'ancien régime.

L'abbé Lebeuf avait trouvé intacts et debout à peu près tous les monuments fondés depuis l'origine de la monarchie. On considérait en ce temps-là les édifices du passé comme des témoins de l'histoire; c'était un trésor acquis, que l'on respectait en cherchant à l'accroître. Nous avons changé tout cela; Paris moderne est un parvenu, qui ne veut dater que de lui, et qui rase les vieux palais et les vieilles églises pour se bâtir à la place de belles maisons blanches, avec des ornements en stuc et des statues en carton-pierre. Au dernier siècle, écrire les annales des monuments de Paris, c'était écrire les annales de Paris même, depuis son origine et à toutes ses époques; ce sera bientôt, si M. Haussmann n'est enfin pris de remords, écrire tout simplement celles des vingt dernières années de notre existence.

Rien ne peut mieux faire mesurer l'étendue des ruines au prix desquelles la nouvelle capitale a payé sa splendeur géométrique, que la lecture des vieux historiens de Paris, naïf inventaire de tant de trésors admirables, gaspillés, jetés au vent par des héritiers prodigues, ou échangés contre tant de clinquant, de ruolz et de chrysocale. Et quand je dis l'édilité moderne, je n'entends point parler seulement de celle que nous subissons depuis une douzaine d'années; celle-ci est la plus coupable, mais non la seule. D'ailleurs, le vandalisme destructeur de la Révolution avait précédé le vandalisme de restaurations et d'embellissements de MM. les ingénieurs et les préfets de la Seine. Dans le chapitre des démolitions, 1795 est la préface de 1865. Sur le seul point abordé par l'abbé Lebeuf, la liste de nos pertes atteindrait des proportions invraisemblables. Les deux tiers pour le moins des églises qu'il passe successivement en revue, dont plusieurs étaient des œuvres d'art, dont plus les humbles même se recommandaient par quelque point à l'attention de l'historien et de l'archéologue; les trois quarts des couvents et des colléges, consacrés par tant de souvenirs, ont entièrement et définitivement disparu. Je ne puis songer à faire un relevé complet: rien que pour les deux volumes publiés jusqu'à présent dans la savante édition qui me sert de guide, il embrasserait une centaine de noms. Il me suffira d'aborder les premiers chapitres, afin de donner au lecteur une idée du reste.

L'abbé Lebeuf traite d'abord de Notre-Dame et de ses dépendances. Notre-Dame vit toujours: on l'a même restaurée avec un respect pieux, sur lequel nous ne sommes pas blasés, et que nous apprécions d'autant mieux. Mais que sont devenues les succursales dont elle était flanquée de toutes parts, et qui faisaient à la basilique comme une couronne d'églises: sur le côté septentrional, Saint-Jean-le-Rond, où était son baptistère; à quelques pas, en face, Saint-Christophe, un édicule gothique délicatement construit; par derrière, Saint-Denis-du-Pas, qui remontait pour le moins au dixième siècle? On sait ce que la populace parisienne a fait du palais archiépiscopal et de ses chapelles. La petite église de la Madeleine, célèbre par la haute et puissante confrérie où les rois de France tenaient à se faire inscrire en première ligne, qui avait pour abbé l'évêque de Paris et pour doyen laïque le premier président du parlement, a été détruite sous la Révolution, comme cette humble Madeleine de la Ville-l'Évêque, qui a eu pour héritier le fastueux temple grec du boulevard. Le nom de Saint-Pierre aux-Bœufs n'est plus qu'un souvenir. Un autre édifice religieux de la Cité, la microscopique église de Sainte-Marine, subsiste encore aujourd'hui, métamorphosée en ateliers, dans l'impasse du même nom. Les Parisiens ne se doutent pas de la quantité de couvents et de chapelles, débris souvent précieux du grand art du moyen âge, qui ont été absorbés par des maisons particulières, et cachent leurs ogives déshonorées au fond d'un entrepôt de charbons ou d'une boutique d'épicier, sans parler des autres monuments, comme Saint-Julien-le-Pauvre,—rare échantillon de la plus pure architecture gothique, où siégeaient jadis les assemblées générales de la glorieuse Université de Paris,—qui se dérobent à tous les regards au fond de ruelles détournées et de cours abjectes, dont les portes ne s'ouvrent que deux ou trois heures par semaine.

Dans la juridiction de Saint-Germain-l'Auxerrois, ce monument vénérable qui n'a échappé aux démolisseurs que pour tomber sous la main plus terrible encore des restaurants, on aurait peine à retrouver la trace de la chapelle de Saint-Éloi, bâtie par les soins de la riche corporation des orfévres, probablement sur les dessins de Philibert Delorme, et enrichie par le ciseau de Germain Pilon: de l'église collégiale de Sainte-Opportune, un spécimen de cette noble architecture des treizième et quatorzième siècles qui se fait aujourd'hui si rare; de Saint-Landry, où était le beau mausolée de Girardon; de l'église des Saints-Innocents, l'une des plus anciennes de Paris, contemporaine au moins de Philippe Auguste, déjà érigée en cure au douzième siècle, siége de la grande confrérie des crieurs de corps et de vin, si curieuse et si pittoresque avec sa haute tour et sa tourelle octogone à fanal, ses galeries, ses cellules construites pour servir d'asile aux recluses volontaires, son portait où l'on voyait sculptée en relief la légende des trois vifs et des trois morts, le fameux cimetière avec sa danse macabre, et ces charniers historiques où était installée une foire perpétuelle, et où les échoppes d'écrivains publics, de lingères, de marchands d'estampes, de marchandes de modes, masquaient les tombeaux et les épitaphes.

Saint-Thomas et Saint-Louis-du-Louvre, Saint-Honoré, Saint-Nicolas et cet illustre collége des Bons-Enfants, qui a légué son nom à une rue, et dont les pauvres écoliers parcouraient la ville en demandant leur pain à grands cris afin de pouvoir ensuite vaquer en repos à leurs études, n'ont pas été plus heureux. Qu'est devenu Saint-Jacques-de-l'Hôpital, avec son église et l'asile fondé en faveur des pauvres voyageurs par cette confrérie des pèlerins de Compostelle, dont la magnifique procession réjouissait tous les ans, au mois de juillet, les yeux des Parisiens émerveillés? Qu'est devenu Saint-Sauveur, ce Saint-Denis des vaillants farceurs de la rue et de l'hôtel de Bourgogne, qui gardait les tombes de Gaultier-Garguille, de Gros-Guillaume, de Turlupin, et de leurs successeurs Guillot-Gorju et Raymond Poisson? Où sont l'église des Filles-Dieu, la chapelle de la Jussienne, et l'antique hôpital de la Trinité, dont les confrères de la Passion avaient fait le berceau du Théâtre-Français?

Mais où sont les neiges d'antan?

Ainsi, sur le seul territoire de Saint-Germain-l'Auxerrois, voici une quinzaine d'édifices religieux balayés de la surface du sol, et si bien balayés que, pour la plupart, ils n'ont pas laissé l'ombre d'un vestige, et que, souvent même, il serait fort difficile d'en indiquer l'emplacement exact. Les rues de Paris ont la même instabilité que ses monuments: on a tellement remué et remanié le sol, les moindres coins de sa superficie ont si fréquemment changé de destination, de nature et de nom, tantôt impasses et tantôt larges avenues, hier chargés de maisons à six étages, aujourd'hui traversés par des boulevards de trente mètres, qu'il devient impossible de rien discerner sous ce flot mobile et changeant. Et je n'ai pas tout dit, car il resterait à énumérer encore je ne sais combien de communautés et de monastères, tous avec leurs églises, tous avec leur histoire et leurs souvenirs.

N'oublions pas Saint-Gervais et ses démembrements, dont il ne reste pour ainsi dire plus un seul aujourd'hui; l'église et le prieuré de Saint-Martin-des-Champs, occupés par le Conservatoire des arts et métiers, qui a établi sous les voûtes gothiques du sanctuaire un magasin de machines hydrauliques; le Temple, monument historique par excellence, consacré successivement par le séjour de l'ordre religieux qui lui a donné son nom, des Hospitaliers et des chevaliers de Malte, par la captivité de Louis XVI et de la famille royale; tour à tour lieu d'asile et de franchise, libre et profane académie où la muse familière de Chaulieu divertissait la cour du grand prieur de Vendôme, retraite religieuse où les prières des Augustines montaient jour et nuit vers le ciel comme une purification et une expiation. Tant de souvenirs n'ont pu sauver le Temple. Après 1848, ce n'était plus qu'une caserne; depuis 1854, ce n'est plus rien, qu'un square banal, orné d'arbres étiques et d'une maigre cascade.

La Révolution a détruit Saint-Julien des Ménétriers, élevé par la dévotion des jongleurs, ces poëtes et ces musiciens nomades du bon vieux temps. Elle a renversé aussi Saint-Jacques-la-Boucherie, dont la tour, longtemps occupée par une fabrique de plomb de chasse, restaurée et isolée de nos jours, a eu l'heureuse chance d'échapper à l'artillerie des alignements braqués de toutes parts autour d'elle. Le boulevard de Sébastopol a absorbé jusqu'à l'emplacement de cette curieuse et riche église du Saint-Sépulcre, où se réunissaient en confrérie les pèlerins de Jérusalem; et, en jetant à bas le Prado, il a fait disparaître les dernières traces de la vieille église de Saint-Barthéley, paroisse du Parlement.

Si le boulevard Sébastopol n'avait commis que ce méfait, nous lui pardonnerions aisément. Mais il en a commis bien d'autres, particulièrement sur la rive gauche, de concert avec le boulevard Saint-Germain et surtout la terrible rue des Écoles. Tous trois ont fait leur trouée au milieu d'un effroyable abatis de chapelles et de colléges historiques. Qu'il suffise de citer la magnifique tour de Saint-Jean-de-Latran, seule relique qui subsistât de l'église fondée à Paris par les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem; les restes de l'église Saint-Benoît, qui était devenue un théâtre intime, après avoir été un entrepôt de farines et de grains; le collége et la chapelle de Cluny, dont les débris charmants réjouissaient le cœur de l'antiquaire égaré dans les lointains parages de la rue des Grès; ce qui demeurait encore debout de l'église des Mathurins, illustrée par le dévouement des frères de la Trinité; tout ce qui rappelait le souvenir du collége du Trésorier, sur l'emplacement de la rue Neuve-Richelieu; du collége de maître Gervais, rue du Foin; des colléges de Bayeux, de Séez et de Narbonne, rue de la Harpe, et de dix autres non moins fameux dans l'histoire de cette vieille université qui fut la gloire de Paris et de la France. S'il fallait énumérer le reste des monuments disparus depuis deux tiers de siècle, toutes les ruines commencées par les précédentes administrations de la ville, achevées par le tremblement de terre des récentes démolitions, cet article se terminerait par un dénombrement aussi long que celui des vaisseaux grecs dans Homère. Est-il donc écrit que le présent ne puisse vivre que par la destruction du passé?

Ce passé, du moins, ne le laissons pas mourir dans la mémoire oublieuse des Français de l'an 1865 et des Parisiens de M. Haussmann. Qu'il garde, à défaut d'une autre, sa place d'honneur dans l'histoire. C'est surtout par ce temps de démolitions effrénées et d'embellissements implacables que des livres comme celui de l'abbé Lebeuf, malgré leur sécheresse, offrent une utilité et un intérêt particuliers. Corrozel, Du Breul, Sauval, Germain Brice, Lemaire, Félibien et Lobineau, je voudrais que tous ces vieux annalistes de Paris fussent entre les mains de chaque membre de la commission municipale, et que ceux-ci les apprissent par cœur. En leur enseignant l'histoire de la ville prodigieuse qui, dès le treizième siècle, était la capitale du monde, il est à croire qu'ils leur en apprendraient le respect.

III

LES PRÉCURSEURS DE M. HAUSSMANN.

À entendre la plupart des panégyristes du système actuel, il semblerait que les embellissements de Paris ne datent que d'aujourd'hui, et que les régimes précédents n'avaient rien ou presque rien fait dans ce but. On est toujours porté à oublier le passé devant le présent. La vérité est, au contraire, que tous les souverains, sans aucune exception, depuis Henri IV jusqu'à Louis-Philippe inclusivement, se sont préoccupés sans cesse d'embellir, d'assainir, de transformer leur capitale, et, pour y arriver, ont entrepris des travaux innombrables, ouvert de nouvelles rues, élevé de nouveaux monuments, planté de nouveaux parcs ou de nouveaux jardins, déployé en un mot, une activité qui, sans être aussi excessive que celle dont nous sommes les victimes, était mieux entendue et mieux réglée. Je ne veux pas rappeler ici tous ces travaux: on les trouvera énumérés à leur rang dans n'importe quelle histoire de Paris, et, en consultant cette liste si bien fournie, on sera étonné de voir que, depuis plus de deux siècles et demi, il n'est, pour ainsi dire, pas un règne qui n'ait en réalité plus fait pour Paris que le régime actuel, parce qu'il a mieux fait, et qui surtout n'ait légué plus de monuments durables à la postérité.

Tout le monde applaudissait à ces travaux: on ne voit pas qu'il se soit élevé alors ce concert universel d'oppositions, de récriminations, de lamentations, dont M. Haussmann semble avoir accaparé le privilége pour lui seul. Est-ce une contradiction, et faut-il croire que nous sommes devenus plus frondeurs que sous Louis XV, Charles X et Louis-Philippe? Non: c'est tout simplement qu'on construisait autrefois des édifices comme le Palais-Royal, le Luxembourg, l'Hôtel des Invalides, la Porte Saint-Denis, le Palais Bourbon, Saint-Sulpice, l'École Militaire, la colonne Vendôme, l'Arc de Triomphe, la Madeleine, le Palais du quai d'Orsay, tandis qu'on construit maintenant la fontaine Saint-Michel, la tour et la mairie Saint-Germain-l'Auxerrois, le Palais de l'Industrie et le Tribunal de Commerce; c'est surtout parce qu'on bâtissait alors sans détruire, ou en ne détruisant que le moins possible, tandis que de nos jours chaque voie nouvelle et chaque nouveau monument s'étayent sur un piédestal de ruines. Un seul détail servira de point de comparaison: de 1790 au premier septembre 1844, comme il résulte du Dictionnaire des rues de Paris, par M. Louis Lazare, on compte seulement trente-deux voies supprimées, et encore y a-t-il dans le nombre une douzaine d'impasses ou de ruelles infimes: c'est moins, en plus d'un demi-siècle, qu'on n'en supprime en un an aujourd'hui.

Mais mon but, je l'ai dit, n'est pas d'énumérer ici les travaux accomplis ou médités par les administrations précédentes. Je voudrais seulement présenter au lecteur, comme un commentaire naturel de ce livre, un certain nombre de projets enfantés par l'imagination féconde des utopistes pour l'embellissement et la transformation matérielle de Paris. M. Haussmann a eu une foule de prédécesseurs platoniques, dont les plans ingénieux ne lui auraient rien laissé à faire, s'ils avaient été en rapport avec un gouvernement digne de les comprendre, ou appelés à l'honneur de diriger les destinées de Paris. Un voyage très-abrégé à travers la curieuse galerie de ces fondateurs de Salente et de cités-modèles, dont les rêveries avaient devancé les réalités actuelles, ne sera peut-être pas dépourvu d'intérêt, et, sans diminuer en rien la gloire de M. Haussmann, qui assurément ne les connaît pas, il pourra lui fournir à lui-même une justification pour quelques-uns de ses travaux passés et des idées pour ses travaux futurs.

Le premier en date que nous rencontrons c'est ce Raoul Spifame qui publia vers 1560, ou un peu auparavant, un recueil d'Arrêts royaux, datés de 1556, où il émit toutes ses idées sur la réforme des lois, des institutions, des mœurs et usages, de la police, comme sur les embellissements et l'amélioration de Paris. Il a si bien réussi à donner à son recueil la forme et le caractère officiels, et, parmi bon nombre d'excentricités, sans préjudice de quelques extravagances, il a mêlé tant de vues excellentes et pleines de sens, il a rendu tant d'ordonnances dont le temps s'est chargé de démontrer la justesse, que plusieurs historiens ont été dupes de sa petite supercherie et ont fait honneur au roi Henri II des combinaisons politiques, administratives et sociales de maître Raoul Spifame.

Des trois cent neuf arrêts dont se compose le livre de Spifame[15], cinq ou six seulement ont directement rapport à la ville de Paris, et sur ce terrain son utopie se renferme dans les limites les plus modérées et les plus légitimes. Par les arrêts 291 et 292, il décrète l'établissement d'égouts, le pavement et l'élargissement des rues, le percement des impasses, enfin un système de travaux destinés à combattre «l'ordure et infection dont y viennent les pestilences et autres maladies incognues,» à procurer la sécurité au passant, à lui permettre d'échapper aux révoltes, aux séditions, aux attaques des voleurs, etc. Il veut que l'île Notre-Dame, réunie par un pont à l'île voisine, soit environnée de quais de pierre de taille, «y ayant plusieurs huisseries et poternes à dévaller à la rivière de toutes parts, pour du dedans des dicts quays par toute l'étendue de la dicte isle, en faire une place marchande à y descendre tout le bois, le vin, foin, paille, etc., sans plus en empescher le port de Grève, ni le port au Foing;» qu'on y bâtisse une succursale à l'Hôtel de Ville, «où sera le bureau et comptouer des dictes marchandises,» et à l'un des bouts une grosse tour qui servira tant à loger les munitions de guerre, la poudre «et autres choses périlleuses,» qu'à tenir en respect les ennemis en cas de siége et à protéger Paris. L'arrêt 509 et dernier ordonne que tous les métiers puants, malsains, bruyants soient renvoyés hors Paris et confinés dans la banlieue.

Après ce précurseur, que nous ne pouvions nous dispenser de mentionner, nous allons faire un saut de plusieurs siècles, pour arriver tout de suite à l'époque moderne, dont nous n'avions pas d'abord l'intention de sortir. Nous ne nous arrêterons même pas aux vastes projets de Henri IV, ni aux plans qui s'y rattachent et dont il reste des témoignages dignes d'attention. Est-il besoin de dire que nous n'avons nullement la prétention de faire une revue complète, qui demanderait un nouveau volume à elle seule? Parmi des centaines d'élucubrations inspirées de tout temps par le désir de transformer Paris, nous allons en choisir seulement comme types une douzaine des plus curieuses, des plus originales et des moins connues.

On sait tout ce que Louis XIV avait l'ait pour l'amélioration et l'embellissement de la ville. Le gouvernement de Louis XV fit beaucoup de choses aussi, et il en médita davantage, qui n'eurent pas de suites, et n'ont laissé de traces que sur le papier. Au long règne de madame de Pompadour se rattachent particulièrement un grand nombre de projets, qui ne visaient à rien moins qu'à renouveler la face de Paris. En première ligne venait, comme toujours, l'achèvement du Louvre; puis c'était le déblayement des quais, l'ouverture d'un certain nombre de jardins, la reconstruction de la Cité presque tout entière. Le frère de la favorite, M. de Marigny, surintendant des bâtiments, et le préfet de police, M. de Sartines, chacun dans sa sphère, secondaient ces travaux et favorisaient ces plans de tout leur pouvoir. Surexcités par des circonstances si propices, l'imagination des faiseurs de projets avait naturellement pris feu, et cent voix bruyantes se mirent à sonner la charge, à pousser en avant, à aiguillonner les lenteurs officielles.

Pendant douze à quinze ans, on vit paraître une foule de mémoires, d'estampes, de brochures, d'articles de journaux, de volumes, qui proposaient leur idée, bâtissaient leur système, apportaient leur rêve.

En 1748, après les succès de la guerre de Flandres et des Pays-Bas, paraissait dans le Mercure l'explication d'une nouvelle place monumentale, dite la Place de Mars, à établir au carrefour Buci, sur les plans de l'architecte Lagrené père: la place de Mars n'a jamais existé ailleurs que dans le Mercure. L'année suivante, le même journal publiait un mémoire sur l'achèvement du Louvre. En 1756, parut un ouvrage d'une portée plus vaste, et qui mérite une place à part dans cette exploration des limbes où s'élaborait théoriquement la ville de M. Haussmann. Je veux parler du Projet des embellissements de la ville et faubourgs de Paris, par Poncet de la Grave.[16] L'auteur n'était alors qu'un avocat au Parlement, mais les fonctions publiques qu'il occupa un peu plus tard, et le soin qu'il prend de nous révéler, dans l'avertissement préliminaire, qu'il a publié son ouvrage pour complaire à des personnes de la première considération, et élevées en dignité, donnent pour ainsi dire à ses idées un caractère semi-officiel, comme on s'exprimerait aujourd'hui.

Poncet de la Grave n'y va pas de main morte, et son zèle s'étend sur toute la surface de Paris. Il commence ses embellissements par la création d'une vaste place, sur les débris du préau de la Foire Saint-Germain et des rues adjacentes, qu'il abat. Il entoure cette place carrée de quatre magnifiques hôtels, bâtis dans le même goût et sur le même niveau que la colonnade du Louvre, et dont il décrit en détail la riche ornementation. Derrière ces quatre hôtels, il trace une rue de vingt pas de largeur, qui fait le tour des quatre façades, puis il déroule sur tous les côtés une colonnade double, où alternent les marbres verts, rouges et blancs, dont les chapiteaux et les bases sont de bronze doré, et qui sera couronnée d'une terrasse à balustrade. Aux quatre angles de la colonnade il élève quatre portes, sur lesquelles on placera des groupes de statues de grandeur naturelle. L'entre-deux des colonnes, du côté des rues, sera fermé par une grille de fer doré de quatre pieds de haut, et, en dedans, rempli par un piédestal de marbre supportant les statues des grands hommes. Enfin, au milieu de la place surgira, du fond d'un grand bassin rempli d'eau, une montagne de bronze dominée par la statue équestre du roi, d'une main tenant les rênes de son cheval, de l'autre montrant avec son bâton de commandement les portes du Temple de Janus, figurées à sa droite, à coté de l'entrée, avec les écussons des villes ennemies suspendus aux branches de palmier et de laurier entrelacées qui la recouvrent; la statue de la France dans le bas, couchée sur un amas de drapeaux, de tambours, de canons, et les deux figures symboliques de la Paix et de la Concorde.

Poncet de la Grave demande ensuite qu'on aligne la rue d'Enfer, en élevant au bout de cette rue un arc de triomphe à trois grandes portes, surmonté d'un statue équestre; qu'on achève le vieux Louvre, en abattant les maisons qui s'opposent à ce travail; qu'on perce une large voie en face du grand vestibule qui donne sur la place du côté de la rue Froid-Manteau, et qu'on embellisse les Champs-Élysées par l'adjonction d'une cascade et d'un magnifique bassin. Chaque barrière doit être remplacée par un arc de triomphe à deux portes, et Paris clos tout entier par un boulevard, formé d'un mur sur lequel on conservera une espèce de terrasse, et qui sera coupé de tours carrées et rondes alternativement. Il règle même la construction des maisons, qui devront être élevées de quatre étages, non compris les mansardes; terminées par une balustrade de pierre et ornées de balcons à toutes les fenêtres. Il propose pour les Tuileries et le Palais-Royal des embellissements que le lecteur aurait peine à comprendre aujourd'hui, à cause des nombreuses modifications apportées depuis lors à l'état des lieux; suggère des réparations et des améliorations pour tous les ponts existants, et en indique de nouveaux à bâtir sur divers points. Le Palais de Justice, les quais, les places, les fontaines, etc., sont ensuite l'objet d'observations et de propositions analogues, et il pousse la sollicitude jusqu'à indiquer l'emplacement de quatre casernes qui lui paraissent indispensables pour loger les troupes employées à la sûreté de Paris, vœu modeste et qui a été bien dépassé par la réalité.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Poncet de la Grave revient sur plusieurs de ses projets pour les agrandir et les compléter. Ainsi il demande qu'on abatte tout ce qui borne la vue des Tuileries jusqu'à la rue Saint-Nicaise et dans l'étendue entière de la perspective; qu'on forme alors une magnifique place, avec une grille percée de trois portes de marbre blanc qui seront ornées de statues. Pour dégager la colonnade du Louvre, qui venait d'être finie et réparée par les soins du marquis de Marigny, il propose de renverser toutes les maisons et tous les édifices qui se trouvent dans l'alignement, jusqu'au quai de l'École, en découvrant le frontispice de Saint-Germain-l'Auxerrois, et en traçant une place bordée de façades uniformes et décorée de deux fontaines; puis de percer une large rue neuve dans la direction de la principale entrée. Poncet de la Grave, comme on voit, est très-prodigue de places, de statues et de fontaines, et pour subvenir aux frais de tous ces plans, qu'on n'accusera pas de mesquinerie, il dispose d'une caisse des embellissements qui répond à toutes les objections, mais en oubliant de nous dire à quelle source elle doit s'alimenter.

Le projet le plus original de cette deuxième partie est celui du Palais des Savants, destiné à recevoir, en une longue et grandiose perspective, les statues de ceux qui se sont distingués dans les diverses branches des sciences humaines, et, au-dessus, les bustes de tous les grands hommes de France. L'entrée principale doit être précédée d'un perron monumental, et d'un rang de colonnes, avec les statues des premiers écrivains du monde entier; sur la cimaise de la porte, formée par l'inévitable arc de triomphe, qu'orneront tous les attributs des beaux-arts, s'élèvera la statue de Louis XV, que Poncet de la Grave fourre partout.

L'auteur s'applique ensuite à dégager, à déblayer le pont Neuf et la place Dauphine, le palais des Thermes, les quais et les rues, en entrant dans de minutieux détails; il énumère pour les théâtres Français et Italien des améliorations parmi lesquelles je signalerai simplement, bien qu'elle sorte du cadre de cet appendice, la suppression des lustres, qui a été réalisée dans nos nouvelles salles. Revenant à l'Hôtel de Ville, il voudrait que, sans le changer de place, on en construisît un autre dont la façade donnerait sur la Seine; dans la direction du parvis Notre-Dame, on construirait un superbe portail à l'Hôtel-Dieu. Pour tirer parti de ce beau point de vue, il ne s'agirait plus que de jeter sur la rivière, vis-à-vis la façade du nouvel Hôtel de Ville, un pont splendide, avec deux terre-pleins à droite et à gauche, comme celui du pont Neuf, destinés, l'un aux feux d'artifice, l'autre à recevoir un château d'eau, et, sur une plate-forme circulaire, les canons de la ville. Dans l'alignement du pont, on percerait une large rue, bordée d'une galerie de colonnes couplées, et des terrasses à balustrades sur le haut de toutes les maisons.

Le lecteur m'excusera sans peine de ne point suivre pas à pas la troisième partie comme j'ai fait pour les deux précédentes. Il y a là aussi pourtant plus d'un projet curieux ou grandiose, mais ce qui précède suffit pour donner le diapason de ce vaste plan, auquel manquent seulement les vues d'ensemble, et que l'auteur n'a pas coordonné d'après un système de principes fixes et généraux. Je me contenterai de signaler encore son plan d'une place de Louis XV au carrefour Buci, plan grandiose, entraînant à sa suite l'alignement et l'élargissement de toutes les rues adjacentes, de manière à ouvrir autour de la statue équestre du roi une série de magnifiques perspectives. Ce projet, que Poncet de la Grave reproduit tel qu'il lui a été envoyé (il ne dit pas par qui), rappelle celui de la place de Mars, que Lagrené avait proposé en 1748, et plusieurs autres, consacrés à la transformation du même lieu, et qu'il est étonnant qu'on n'ait pas encore repris aujourd'hui.

La même année, Croizet publiait son Plan du centre de la Cité (1756, in-8°), qui se rattachait au système général d'embellissements conçu par la favorite et son entourage. Trois ans plus tard, en 1759, la veuve de l'architecte et ingénieur R. Pitrou faisait paraître une série de onze planches, où son mari avait déroulé sous toutes ses faces son projet d'établissement dans la Cité d'une grande place circulaire décorée d'une statue du roi, s'arrondissant en avant d'un nouvel Hôtel de Ville, et desservie par un ensemble de larges rues neuves destinées à assainir et à déblayer le quartier[17].

Une foule d'autres témoignages contemporains, sur lesquels nous sommes obligés de courir rapidement, démontrent le mouvement d'idées que soulevait alors cette question de la transformation de la capitale. Ansquer, dans ses Variétés philosophiques et littéraires (1762), consacrait un chapitre curieux à Paris tel qu'il est, et Paris tel qu'il sera. Le savant Deparcieux donnait, en 1763, plusieurs mémoires sur le moyen d'amener à Paris les eaux de l'Yvette, et demandait l'établissement de fontaines publiques au coin de chaque rue. Les architectes Servandoni, Soufflot, Poyet, Patte et cinquante autres, soumettaient au public leurs projets et leurs plans. En 1767, Maille Dusaussoy, dans le Citoyen désintéressé, ou diverses idées patriotiques, demandait l'agrandissement des halles et marchés, l'achèvement du Louvre et l'établissement d'une vaste place devant le péristyle du palais, en répétant l'architecture de ce péristyle, mais suivant la forme circulaire. Il voulait qu'on reconstruisît Saint-Germain-l'Auxerrois sur le terrain de l'Hôtel des Monnaies, et celui-ci sur l'emplacement de l'Hôtel de Soissons. L'Hôtel de Ville devait être transféré dans le Louvre, et l'auteur n'avait garde d'oublier la statue monumentale du roi pour compléter la décoration. Il voulait également qu'on terminât les Tuileries, qu'on restaurât l'Hôtel-Dieu, et suggérait une foule d'autres améliorations partielles, dont plusieurs étaient très-raisonnables et ont été exécutées depuis. Ce qu'il y a de plus digne d'attention dans le livre de Maille Dusaussoy, c'est que, à côté des projets, il donne toujours les moyens d'exécution, et s'occupe d'établir les ressources financières à l'aide desquelles ils pourront s'accomplir. Il appuie à diverses reprises sur la nécessité de créer une commission et une caisse pour les embellissements de la ville.

Mercier a dispersé quelques idées sur ce sujet dans son Tableau de Paris, où il revient particulièrement, avec une certaine insistance, sur le projet de rendre la Seine navigable aux grands vaisseaux et de faire de Paris un port, par l'ouverture d'un canal qui communiquerait de la mer de Dieppe au faubourg Saint-Germain, et le creusement d'un bassin aux portes de la ville[18]. Ce projet, qui pouvait jadis paraître une utopie, est tombé aujourd'hui dans le domaine des gens pratiques, et il est probable qu'il ne se passera pas bien longtemps avant qu'il s'exécute. Mais c'est surtout dans l'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1770), que Mercier a lâché la bride à son imagination. Ce qu'il réforme principalement, il est vrai, dans ce salmigondis philosophique et humanitaire où il est question de tout et d'autre chose encore, ce sont les mœurs et les lois, mais il ne se fait pas faute non plus de transformer matériellement la ville. Son rêve le conduit dans de grandes et belles rues proprement alignées, suivant l'idéal commun à tous les précurseurs de M. Haussmann. Il n'entend plus aucun de ces cris désordonnés et bizarres qui déchiraient autrefois son oreille. Il entre dans des carrefours spacieux, où règne un si bon ordre qu'on n'y aperçoit pas le plus léger embarras, et où il ne rencontre pas de voitures prêtes à l'écraser. La ville offre un air animé, sans trouble et sans confusion, et un goutteux pourrait s'y promener à l'aise. Par malheur, Mercier a oublié de nous dire comment on s'y est pris pour arriver à ce beau résultat.

Le Louvre est achevé, et l'espace qui règne entre le Louvre et les Tuileries est devenu une place immense où se célèbrent les fêtes publiques. Ces deux monuments réunis forment le plus magnifique palais de l'univers, et il a pour habitants tous les artistes distingués. Il voit «une superbe place de ville qui pouvait contenir la foule des citoyens. Un temple lui faisait face; ce temple était celui de la Justice. L'architecture de ses murailles répondait à la dignité de son objet.» Une petite description n'eût pas été de trop pour servir de modèle à nos artistes. Le pont Neuf, devenu le pont Henri IV, est décoré, dans chacune de ses demi-lunes, de l'effigie des grands hommes qui n'ont voulu, comme le roi populaire, que le bien de la patrie. Les statues équestres des souverains qui ont succédé à Louis XV figurent au milieu de chaque pont, comme celle du bon Henri au milieu du pont Neuf. L'Hôtel de Ville s'étend en face du Louvre, et sur les débris de la Bastille, détruite de fond en comble, on a élevé un temple à la Clémence. L'Hôtel-Dieu, au lieu de concentrer un foyer d'infection sur un seul point au centre de la cité, est partagé en vingt maisons particulières aux extrémités du nouveau Paris.

Aux coins de toutes les rues, de belles fontaines font couler une eau pure. Les maisons, commodes et élégantes, sont surmontées de terrasses fleuries, que recouvrent des treilles parfumées, de sorte que les toits, tous d'égale hauteur, forment comme un vaste jardin, et que la ville, regardée du haut d'une tour, paraît couronnée de fleurs, de fruits et de verdure.

Arrêtons-nous sur cette riante vision: le reste n'est plus de notre ressort, et nous ne pourrions suivre Mercier dans sa description du Temple de Dieu[19]; nous ne pourrions l'accompagner au Monument de l'humanité, ni dans ce théâtre régénéré où l'on joue sans aucun doute la Brouette du vinaigrier, quoique sa modestie l'ait empêché d'en rien dire, encore moins dans ces cérémonies funèbres où les cadavres des morts sont réduits en cendres par d'immenses fourneaux toujours allumés, sans risquer de nous laisser entraîner trop loin en dehors de notre vrai cadre! Nous n'en sortirons pas du moins, en recueillant dans le premier chapitre de l'An 2440, cette note devenue bien plus juste encore aujourd'hui, et que nous aurions pu choisir pour épigraphe à ce volume: «Tout le royaume est dans Paris. Le royaume ressemble à un enfant rachitique. Tous les sucs montent à la tête et la grossissent. Ces sortes d'enfants ont plus d'esprit que les autres, mais le reste du corps est diaphane et exténué. L'enfant spirituel ne vit pas longtemps.»

Le nom de Mercier appelle naturellement celui de Rétif de la Bretonne, et il serait facile de pêcher çà et là plus d'une idée relative au même sujet dans les œuvres fourmillantes de cet utopiste de la borne et du ruisseau. Géomètres et romanciers, architectes et poëtes, pas un qui n'essaye d'apporter sa pierre à l'édifice; pas un qui ne veuille réformer Paris, en même temps que les lois, la foi et les mœurs. Tous les philosophes et tous les rêveurs de ce dix-huitième siècle, dont l'activité inquiète et fiévreuse n'allait à rien moins qu'à reconstruire la société entière sur d'autres bases, se rencontrent en une rare unanimité sur ce terrain commun. On ne peut ouvrir un journal du temps, depuis le Mercure jusqu'aux Lunes du cousin Jacques, sans s'y heurter à des multitudes de projets, dont les plus sérieux ne sont pas toujours les moins bouffons, mais dont plusieurs n'avaient que le tort d'être prématurés. En 1776, à la date du 10 novembre, je trouve le plan de la rue de Rivoli tracé très-nettement dans les Mémoires secrets. En 1780 (28 octobre), c'est la Correspondance secrète qui traite la question des embellissements du faubourg Saint-Germain, et parle de la prochaine prolongation de la rue de Tournon jusqu'à la rue de Seine, en abattant un pavillon du collége des Quatre-Nations (aujourd'hui l'Institut), pour créer une perspective superbe du Luxembourg aux Tuileries. Il n'est, d'ailleurs, pas un seul projet où l'on ne réclame à grands cris cette démolition des pavillons du palais Mazarin, capables de gâter un des plus beaux quais de Paris, d'entraver la circulation et de boucher un magnifique point de vue. Il faut convenir, en effet, que des raisons moins graves ont suffi pour condamner à mort bien d'autres monuments plus utiles et plus respectables, et l'on ne comprend pas trop quelle est la vertu secrète qui a sauvé ces pavillons au milieu de tant de ruines.

Dans ce chaos infini, dans cette course au clocher de plans audacieux ou timides, plaisants ou sérieux, qui vont de l'alignement d'une rue ou de la création d'une place à la transformation radicale de la ville entière, on dirait que chaque candidat a présente à la mémoire cette parole que Voltaire écrivait en 1749, et qui semble avoir servi de stimulant à tous les réformateurs, comme elle a servi d'apologie aux derniers travaux de M. Haussmann: «On peut, en moins de dix ans, faire de Paris la merveille du monde... Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente capitale de l'Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. Fasse le ciel qu'il se trouve quelque homme assez zélé pour embrasser de tels projets, d'une âme assez ferme pour les suivre, d'un esprit assez éclairé pour les rédiger, et qu'il soit assez accrédité pour les faire réussir!»

Voltaire eût-il prononcé son Eurêka devant M. Haussmann? Peut-être! Mais j'avoue que je n'en serais pas plus convaincu pour cela, tant je suis difficile à convaincre.

Il n'est pas jusqu'au prince de Ligne qui n'ait conçu lui aussi sa petite utopie pour la transformation de la grande ville. On a recueilli, dans le tome II de ses Œuvres choisies, un court Mémoire sur Paris, écrit vers 1780, ou quelque peu auparavant, qui n'est pas le moins curieux de tous ces vastes projets. Nous allons détacher les passages les plus piquants de ce Mémoire, où le spirituel et frivole Français de Bruxelles indique en quelques pages, écrites malheureusement d'un style un peu trop international, plus de transformations que beaucoup d'autres en plusieurs volumes, et bouleverse tout Paris de fond en comble sans avoir l'air d'y toucher.

«On fera une place depuis les Tuileries jusqu'au vieux Louvre: cela est tout simple; on doit s'attendre à cela![20] Tout ce Carrousel, ces baraques, cette rue Saint-Nicaise, déshonorent Paris par l'indigne petit moyen de faire argent de tout. La grande économie est de n'en pas avoir...[21] Des extrémités du pavillon de la Comédie française des Tuileries, on tirera une ligne de bâtiments qui fermera cette place et joindra le vieux Louvre. La décoration sera dans le genre des deux autres, sans y ressembler tout à fait. Un toit à l'italienne; vis-à-vis, des guichets, de magnifiques arcs de triomphe; au milieu de la place, une fontaine superbe par ses effets d'eau, sa grandeur et sa dignité.

«Depuis longtemps, l'air de ruine du vieux Louvre, le jardin de madame Infante, apportent la tristesse sur un quai où l'on ne doit voir régner que l'ordre et la magnificence. Après l'avoir rendu soigné, décoré, et l'avoir débarrassé de tout ce qui le défigure, on bâtira, depuis le vieux Louvre jusqu'au pont Neuf, une galerie ouverte par en bas, de même ordre que la colonnade qu'on admire avec tant de raison.... On rasera toutes les maisons qui sont à présent entre la rue de la Monnaie et le vieux Louvre, et, pour faire les superbes portiques sous lesquels on puisse se promener jusque-là, toutes les maisons qui bordent le quai[22]. De cette place, l'une des plus belles du monde, au milieu de laquelle il y aura, comme à l'autre, une fontaine immense, on pourra découvrir la rivière, sous cette galerie qui sera la première galerie du monde.

«Il faut bâtir la place de Louis XV, du côté du quai et des Champs-Élysées, de même que les deux bâtiments qui sont à droite et à gauche de la rue Royale... Il y a déjà assez de vide par le jardin, et il est nécessaire de renfermer la rivière jusque vis-à-vis de l'École militaire, où je veux que Paris finisse[23]. Il faudra bâtir tout le Cours-la-Reine. On y fera des écuries pour le roi, décorées avec tous les attributs et la magnificence possibles... Ce bâtiment immense fermera les Champs-Élysées du côté de la rivière, comme la rue Saint-Honoré fait de l'autre côté. Une grande grille depuis l'École militaire jusqu'à la Seine, une depuis la Seine jusqu'à ces écuries, et une autre derrière, de toute la largeur des Champs-Élysées jusqu'au faubourg Saint-Honoré, détermineront Paris du côté de Versailles et du bois de Boulogne, et iront joindre en angle droit une autre ligne qui enfermera les augmentations vers Monceaux et celles de la Chaussée-d'Antin jusqu'à la rue Charonne. Ces deux lignes tirées, bordées de huit rangées d'arbres, seront un autre boulevard dont il ne sera plus permis de sortir pour bâtir, puisqu'il faut finir une fois[24] et que, ne sachant pas se borner, on commence tout et l'on n'achève rien....

«On embellira les rues qui en sont susceptibles: celle de Tournon, par exemple, le serait aisément par des façades uniformes et des toits à l'italienne. C'est ce que je recommande beaucoup pour les nouveaux bâtiments à faire. La bourgeoisie de la tuile et de l'ardoise dégrade tout. Que de même les clochers soient défendus, si l'on s'avise de rebâtir des églises[25].... Les obélisques, les thermes, les pyramides, les colonnes placées partout où il s'est passé quelque grand événement, le consacreront pour jamais à la mémoire.... De même dans les Champs-Élysées, qui, sans cela, ne méritent pas d'en porter le nom, je veux voir le buste ou la statue équestre des héros à qui la France doit ses victoires.... Il pourrait y avoir des bosquets dédiés à des actions moins éclatantes, mais plus héroïques que des batailles.

«Je viens d'édifier pour le cœur, édifions pour l'esprit. Dans la cour immense, renfermée entre les fastueuses colonnades du Louvre, seront renfermés toutes les académies et les bustes de ceux qui ont fait le plus d'honneur et de plaisir... Les bâtiments publics qu'on peut faire pour l'ordre, le secours et la félicité publique, orneront, par une façade simple, noble et sage, le quai de l'autre côté, partout où l'on voit aujourd'hui de vilains chantiers, des casernes, des dépôts, des manufactures, tout ce qu'on voudra.

«Je deviens un Chamouzet[26], sans m'en douter. Mais pourrait-on me dire pourquoi, dans les pays où il n'y a point de rivière, on voit arriver des navires à trois mâts déposer les richesses du nouveau monde à la porte des commerçants, dans le temps qu'on ne connaît sur la Seine que la galiote de Saint-Cloud et le bac des Invalides? Les eaux en sont bien basses dans certains temps de l'année, mais on pourrait la rendre plus profonde en certains endroits. Le cours de la Seine jusqu'à la mer n'est pas assez long pour qu'on ne puisse le soigner.... Quel plaisir de voir passer les drapeaux de Neptune et de Pluton devant les vieux et les jeunes drapeaux de Mars; car le Gros-Caillou, rebâti en entier par de riches négociants, deviendrait une petite ville tout entière au commerce, et la continuation d'un port qui commencerait au pont Royal. C'est là qu'on emploierait une belle sévérité d'architecture, et que l'on élèverait au milieu un superbe bâtiment en arcades, pour la Bourse.

«Je vois l'air obscurci ou plutôt éclairé par des pavillons d'or et d'azur; je vois déjà flotter au gré des vents, au milieu de Paris, les banderoles de toutes les couleurs et de toutes les nations; je vois, etc.» Supprimons le reste de cette description enthousiaste, de peur que le lecteur ne s'écrie comme l'Intimé:

Quand aura-t-il tout vu?

«Partout, dans Paris, où l'œil sera choqué de l'âpreté des pierres qui en rendent quelques parties semblables à des carrières, des plantations et des tapis de verdure égayeront et adouciront le tableau, quand cela ne sera pas contraire à la dignité[27]. Il faut plaire quelquefois et ne pas toujours étonner; il faut que l'admiration se repose pour qu'elle soit plus vive lorsqu'on veut l'exciter. Du grand, du majestueux vers le centre de la capitale, on pourra passer au gracieux et descendre même au joli, vers les bords de cette immense cité.

«La rue Saint-Antoine est assez large pour qu'on s'occupe de sa décoration. Une grande place au lieu de celle de Saint-Michel: il n'y en a pas dans ce quartier. Une autre place dans le faubourg Saint-Germain, vers l'ancienne Comédie-Française: toutes en ordres différents d'architecture, et en évitant le même ton qui fatigue même en sa beauté... Partout des fontaines,—des cascades même, si cela est possible, dans quelques endroits: cela purifie, rafraîchit et vivifie tout... Que tout Paris ait l'air d'une fête: cela va si bien au caractère des Français!»

Cette conclusion est charmante; mais, si M. Haussmann veut y arriver plus sûrement, il fera bien de lire, dans le même recueil du prince de Ligne, certain Projet de ville agréable où, pour entretenir les cœurs en paix et en joie, le prince explique que la ville devrait être peinte de couleurs tendres et riantes; que les hommes y porteraient des tuniques vertes, rouges, jaunes, violettes ou pourpres, avec une écharpe, de grandes culottes larges, une fraise, et un bonnet aussi haut, mais plus léger que les turbans; les femmes, des lévites avec ceintures, des souliers plats sans boucles, les cheveux en tresses, sur la tête une grande toque de mousseline, en ayant soin d'habiller les brunes en bleu, les blondes en rose tendre ou en blanc. Il ne faut pas s'arrêter à mi-chemin dans la voie des réformes.

En 1791, le marquis de Villette écrivait les lignes suivantes, que je trouve dans le recueil de ses Lettres choisies, et que Prudhomme a reproduites dans le premier volume de son Miroir de Paris:

«Si l'on crée deux places d'édiles, j'en demande une pour moi. Je ne propose d'élever aucun édifice[28]. Pour faire de Paris une des plus belles villes du monde, il ne s'agit que d'abattre[29]: les chefs-d'œuvre sont faits[30]; il ne s'agit que de les montrer.

«Je renverserai des masures, et les passants seront enchantés à la vue des beaux monuments dont ils ne se doutaient pas. Je renverse la porte Saint-Martin, et je laisse la place nette[31]. Je renverse une demi-douzaine de maisons autour de la porte Saint-Denis, pour rendre hommage à cet arc de triomphe digne de l'ancienne Rome[32].

«Cent ouvriers, sous mes fenêtres, élèvent un parapet qui certainement n'avait besoin d'aucune réparation; et voilà que, me croyant logé sur les bords de la Seine, on m'escamote la rivière. Si l'on en usait comme à Londres, ce seraient des grilles de fer, qui n'exigent aucune réparation, et que la propreté anglaise a soin de peindre tous les ans; mais, en laissant là toute comparaison qui nous rendrait aussi petits en fait d'utilité commune que la Tamise ravale notre port Saint-Nicolas, n'y avait-il pas aujourd'hui des travaux plus essentiels à entreprendre?»

Ici Charles de Villette énumère rapidement une dizaine de ces travaux essentiels, qui sont tous faits aujourd'hui. Puis il continue:

«En réformant les choses, il faut aussi changer les noms. Nous n'avons plus ni Jacobins, ni Théatins, ni grands ni petits Augustins, ni toute cette nomenclature bizarre dont la raison et le bon goût s'offensaient à chaque pas[33].

«Les monastères seront convertis en hospices, en casernes, ou vendus, et des églises les unes seront érigées en paroisses, les autres seront supprimées[34]. Il faut donc les débaptiser dans la langue du peuple. Pourquoi ne donnerait-on pas à ces paroisses le nom des sections? C'est ainsi que les Jacobins, rue du Bac, seraient appelés paroisse de Grenelle. Cette dénomination paraît bien plus simple que le Pierre-aux-Bœufs ou Pierre-aux-Liens, Jacques-le-Majeur, Jacques-le-Mineur, Jacques-la-Boucherie, Jacques-l'Hôpital ou le Jacques-du-Haut-Pas[35].

«Vous feriez de la vaste église des Théatins un superbe magasin de blé: les bateaux de farine ou de grains, qui remontent la rivière, débordent commodément devant la porte[36].

«Vous enlèveriez en même temps ces deux pavillons du collége Mazarin, qui donneraient tout à coup au plus beau quai de Paris une face nouvelle, et vous renonceriez bien vite à vendre, comme on vient de faire, les trois premières maisons du quai de Conti, qui dépassent l'alignement de la Monnaie.

«Je propose d'enlever la grille d'or qui étincelle dans les boues, et qui écrase de son luxe tout ce qui l'environne devant le temple de la Justice. Une porte simple, d'un style sévère, conviendrait mieux. J'aimerais à voir cette grille fastueuse étalée au milieu du Carrousel. On renverserait sans pitié les cahutes infâmes qui nous cachent le plus beau des palais[37].

«Je demande encore la permission de dégager le pavillon de Flore[38], et de combler les fossés du Suisse, même sans égard pour sa buvette. Ce passage, aujourd'hui le plus fréquenté de Paris, où arrivent tant d'accidents dont je suis chaque jour témoin, ne serait plus un objet de terreur pour les vieillards, les enfants et les femmes. Je voudrais que l'on ouvrît toutes les arcades de la galerie, depuis le guichet neuf jusqu'à l'angle du pavillon...

«Les Capucines renversées feraient voir le boulevard[39]. Ces vastes monastères des Capucines et des Feuillants sont aujourd'hui du domaine de la nation: c'est là qu'il faut élever le temple de la Patrie, en face de la place Vendôme. Il se trouverait sur l'alignement des belles colonnades du Garde-Meuble; les Tuileries en seraient le jardin. Ce nouvel édifice nécessiterait le déblayement de la rue projetée, qui, en isolant tout à fait la demeure du prince, joindrait par contiguïté le Carrousel à la place Louis XV.

«Cette terrasse des Feuillants, sombre et effrayante dès le déclin du jour, ne pourrait-elle pas être métamorphosée en une immense et superbe galerie couverte, où le commerce, en étalant ses richesses, animerait tout de son mouvement? L'illumination de ces arcades en ferait la promenade de tous les soirs, et ce serait un abri contre les averses[40]. Si l'on avait encore quelques millions à dépenser, assurément il vaudrait mieux les jeter là qu'à Fontainebleau, Compiègne ou Rambouillet...

«Je me transporte aux deux extrémités de Paris, et j'y place deux monuments nationaux: sur ces immenses débris de la Bastille, j'aimerais à voir un obélisque de marbre noir; et pour conserver, non pas le souvenir, mais l'horreur du despotisme, enchaîner à sa base les quatre figures de bronze de la place des Victoires. Ces beaux modèles ne seraient pas perdus pour les arts: ils figureraient à merveille non pas le Batave ou le Germain, mais la tyrannie et l'oppression, la douleur et le désespoir. Groupez à l'entour les emblèmes de l'autorité, de la toute-puissance, et vous aurez devant les yeux le tableau parlant de tous les vices de l'ancien régime[41].

«Je place l'autre monument à l'Étoile. Par contraste, j'asseois en idée une pyramide de marbre blanc au même endroit où Louis XVI avait élevé une colonne de feu. Autour de cette pyramide seraient, encore en marbre blanc, les figures symboliques de la Concorde, de l'Abondance, de la Justice et de la Paix. Le suprême pouvoir exécutif qui a jeté par les fenêtres cent mille écus pour éclairer passagèrement la solennité de son occupation[42], n'aurait-il pas un plaisir plus cher à son cœur d'employer la même somme à nous laisser un monument durable de sa bonne foi et de son amour pour la constitution?

«Mais, avant d'embellir la capitale, il faut d'abord songer à garantir ses habitants des dangers qui les menacent du matin au soir.

«J'esquive à toutes jambes un cabriolet qui me poursuit. Je tourne le coin de la rue, et je reçois un timon précisément dans le bréchet. C'en est fait de moi, sans la boutique d'un marchand qui en laisse le passage libre au public, et que la Providence avait placé là pour mon salut.

«Si les rez-de-chaussée, si les boutiques des maisons qui forment les encoignures des rues étaient abandonnés aux gens de pied, comme il y en a déjà beaucoup, on ne saurait croire ce qu'il en résulterait d'utile, et combien de malheurs on préviendrait en même temps.

«En accordant ainsi, à chaque encoignure des carrefours, un espace en triangle de huit à dix pieds de côté seulement, on fournirait aux malheureux piétons le moyen d'échapper aux dangers presque inévitables de ces tournants.... Des bancs de pierre ou de bois y seraient d'un grand secours pour les infirmes, les femmes enceintes, les vieillards, et serviraient encore d'abri contre les averses, les orages, et d'asile la nuit pour les citoyens qui font la garde[43]

Je crois inutile de poursuivre plus loin cet exposé, qui montre que le marquis de Villette eût été digne de devenir le secrétaire de M. Haussmann.

Cependant, ce n'est là qu'un plan timide et mesquin, en regard de celui que nous allons maintenant transcrire, et qui a pour auteur Stanislas Mittié.

Stanislas Mittié a développé ses idées dans une brochure qui porte pour titre: Projet d'embellissements et de monuments publics pour Paris (in-8°, 1804). Il énumère ses vues colossales comme la chose la plus simple du monde, et c'est merveille de voir avec quelle magnifique et mythologique prodigalité il entasse à tous les points de Paris les statues, les fontaines et les colonnades.

Il décore la place de la Concorde d'un grand bassin, en forme de coquille, attelé de chevaux marins et conduit par des Tritons, où l'on verra Neptune assis sur son char, et ayant à sa droite Mars, sur la tête duquel une Renommée posera la couronne de l'Immortalité, tandis qu'une troupe de Nymphes et de Sirènes, précédée par un Génie, portera les palmes du Triomphe. En avant du pont du Carrousel et de la rue qui conduit au temple de la Madeleine, il établit des piédestaux surmontés de taureaux, emblèmes de la force, pour faire pendant aux chevaux de marbre. Quant aux balustrades des trottoirs de la place, elles supporteront des statues en gaîne, adossées à des barres de fer, sur lesquelles seront perchés des aigles, faucons, vautours, qui étendront un peu leurs ailes en tenant dans leurs becs les anneaux des lanternes.

Dans le jardin des Tuileries, indépendamment de nouveaux parterres et de nouvelles allées, de trois bassins à grands sujets mythologiques, d'un nombre infini de statues représentant toutes les métamorphoses de la Fable, de kiosques, de rotondes, etc., il construit sur les terrasses les temples de la Paix et de la Gloire, dont je regrette de ne pouvoir reproduire tout au long la description magnifique. Qu'il me suffise de faire savoir que, dans ce dernier, «l'intérieur sera en marbre blanc, les portes en bronze ciselé, les fenêtres en nappes d'eau transparentes, et les entre-croisées en colonnes hydrauliques, sur lesquelles descendront les eaux qui sembleront porter la galerie publique.... Ces entre-colonnes hydrauliques seront ornées de candélabres de porcelaine de Sèvres, et de grottes jaillissantes, sur lesquelles on mettra les bustes de nos plus grands capitaines.... La voûte en bas-relief sera parsemée de pierreries qui, taillées en pointe de diamant, étincelleront à la lumière. Dans les angles seront des divinités.... Un parquet, mélangé de bois de citron, d'ébène et d'acajou, formera une table mécanique de trois cents couverts, divisée en trois parties..., dont la troisième composera le plateau, qui, aussi grand que le théâtre de l'Opéra, offrira diverses décorations en relief, comme villes, rivières, campagnes, forteresses, armées rangées en bataille; une autre fois, le plateau sera remplacé par un bassin qui représentera la mer, sur lequel naviguera une flotille, etc.»

Dans les Champs-Élysées, Mittié établit quatre grottes à jour en forme d'arcades, du haut desquelles les principaux fleuves de France verseront leurs eaux à grand bruit dans des bassins. Sur les terrains vagues situés au-dessus de l'avenue de Matignon, il accumule d'élégants bocages, des berceaux mystérieux, des ruisseaux et des cascades, un labyrinthe offrant, à chacun de ses détours, les plus riantes imaginations de la Fable, et toutes sortes de petits édifices de fantaisie, tels que le temple de Jupiter, les bains et le boudoir de Vénus. Vers l'avenue des Veuves, il plante un bois d'arbres géants, dans le centre duquel s'élèvera le temple de Diane, «qui sera octogone, avec les emblèmes de la chasse, et entouré d'un balcon pour qu'on puisse voir de toutes parts lancer le cerf, et remarquer, à la fin des huit routes principales, les vestiges et les ruines de plusieurs constructions antiques de la Grèce et d'Herculanum.» Il y arrange ensuite un rocher, surmonté d'un fort, ou bien de la statue d'Apollon, ou d'un temple avec l'effigie d'Homère; ce rocher, couvert de mousse, de ronces, de coquillages et de rocailles, tirera ses eaux de la pompe à feu pour les verser à cascades et à gros bouillons dans la rivière des Amazones. Au bord de celle-ci, un pavillon en forme de baldaquin, dont les colonnes sont portées par des Amazones que surmonte la statue d'Actéon, et où l'on voit dans le plafond Diane entourée de ses Nymphes, qui semblent en mouvement dans les airs, servira aux danses champêtres et aux concerts d'harmonie.

Sur la rive droite du fleuve, il étend la vallée de Gargarathie, avec des chaumières, des vergers, des troupeaux de bétail et des ruisseaux coulant doucement jusqu'au bout de la colline, «d'où ils se précipiteront avec fracas sur les roues d'un moulin dont le mécanisme mettra en mouvement les ateliers de Vulcain, où les Cyclopes forgeront des foudres au son d'une musique infernale et au bruit d'énormes marteaux» sous des voûtes flamboyantes. Dans un profond caveau, masqué par des mausolées, des rameaux, des cyprès, et où l'on descendra par des escaliers rustiques, éclairé par les faibles lueurs de lampes mortuaires, les prêtres et les prêtresses de l'Opéra célébreront, en guise de spectacle, toutes les cérémonies et tous les sacrifices du paganisme,«au son d'une musique déchirante, de voix sépulcrales et de timbres sinistres de la mort, qui porteront dans l'âme des impressions de terreur et d'effroi.»

Ouf! restons-en là. L'imagination mythologique du citoyen Mittié est impitoyable, et l'on voit bien qu'il vient de passer par le Directoire. Après ces échantillons de son système d'embellissements, il est pour le moins inutile de nous arrêter aux choses splendides qu'il sème sur la place Vendôme, sur l'emplacement des Capucines et des Feuillants, sur la place de la colonnade du Louvre, qu'il agrandit en démolissant Saint-Germain-l'Auxerrois, le cloître et les rues voisines, etc. Le citoyen Mittié était pourtant un financier habile, qui avait acquis quelque notoriété dans les affaires d'administration. Il a soin de nous apprendre que l'architecte du premier consul, Fontaine, et l'architecte du gouvernement, avaient fort admiré son plan, et il est certain en effet qu'il peut passer pour admirable en son genre.

Sans aller aussi loin que le trop ingénieux Mittié, on sait tout ce que Napoléon Ier fit pour la transformation de la ville. Aussi, par une conséquence naturelle, les projets les plus grandioses se remirent-ils à éclore de toutes parts. Après le règne de Louis XV, le règne de Napoléon Ier est celui où, la verve des utopistes, d'ailleurs refoulée et tenue en respect sur la plupart des autres points, s'est donné la plus ample carrière au sujet de ces embellissements de Paris, que l'Académie française elle-même proposait pour sujet de concours aux poëtes en 1811[44]. Parmi les multitudes de brochures publiées sur ce sujet inépuisable, il faut d'abord distinguer celles de l'architecte Goulet, qui les a réunies et résumées, en 1808, dans son volume d'Observations sur les embellissements de Paris. C'est là qu'on pourra voir, entre autres choses, le plan du Temple des lois (on aimait beaucoup les temples alors), qu'il propose d'élever entre le Louvre et les Tuileries, et son projet pour compléter la décoration de la place de la Concorde, par l'adjonction aux quatre angles de quatre obélisques enrichis de statues, de bas-reliefs et d'inscriptions. Du reste, cet ouvrage est absolument impossible à analyser, par le nombre et la variété des points qu'il aborde. Puis Goulet est un homme pratique et positif, qui ne s'égare pas dans l'impossible, et la plupart de ses observations n'ont trait qu'à des réformes et à des améliorations de détail, ou tout au moins à des monuments décrétés, au sujet desquels il expose ses idées et ses vues.

Après lui, Caunet en 1809, et Raoul en 1811, célébrèrent les embellissements de Paris et exposèrent leurs systèmes dans deux brochures devenues aujourd'hui presque introuvables. L'année même de la chute de l'empire, en 1814, Amaury Duval, sous le titre du Nouvel-Élysée, traçait le plan d'un monument original à élever en l'honneur de Louis XVI et des plus illustres victimes de la Révolution. Enfin, pour nous borner là, Alexandre de Laborde, en 1816, publiait ses Projets d'embellissements de Paris (in-folio, avec 13 planches), qu'il avait conçus sous l'empire, pendant qu'il occupait la direction des ponts et chaussées du département de la Seine. Il y demandait particulièrement l'établissement de trottoirs dans toutes les rues, la création d'une vaste promenade nouvelle pour les voitures légères et les cavaliers dans la partie gauche des Champs-Élysées, depuis la place de la Concorde jusqu'à l'allée des Veuves, y compris le Cours-la-Reine; enfin l'érection de trois fontaines monumentales servies avec le même volume d'eau du canal de l'Ourcq réparti sur trois hauteurs différentes: la première sur le boulevard Bonne-Nouvelle, vis-à-vis la rue Hauteville; la seconde sur une place semi-circulaire créée au boulevard Montmartre, en face du prolongement de la rue Vivienne, de manière à former point de vue dès le Palais-Royal, et la troisième au milieu du Palais-Royal même. Il donne les dessins de ces trois châteaux d'eau, dont le second est d'une majesté, le dernier d'une grâce et d'une élégance très-remarquables. Quant à la place Royale, il voudrait qu'on la décorât d'une fontaine arabe, en marbre bleu des Pyrénées, imitation de la piscine de la cour des Lions, à l'Alhambra de Grenade.

Il n'y a rien là de bien étonnant, non plus que dans le Précis historique des agrandissements et embellissements de Paris,... avec l'indication des travaux qu'il conviendrait de faire, publié en 1827 par un anonyme. Heureusement, nous allons remonter, avec Amédée Tissot, jusqu'à la hauteur de Stanislas Mittié, pour le moins.

M. Amédée Tissot écrivait sous la Restauration. C'était un esprit fécond, original et hardi, qui a exercé sur tous les sujets son imagination inépuisable. La peine de mort, le jury, la télégraphie, le journalisme, les chambres, la littérature, la poésie, les arts, la police et la politique, ont tour à tour ou en même temps attiré ses méditations, et il a semé dans toutes les voies des aperçus où, au milieu de bon nombre de témérités et d'extravagances, les idées ingénieuses ne manquent pas. Il a inventé le polydrame, les vers de quatorze syllabes, la Société des gouvernements légitimes, réglée par des congrès périodiques, le Système de contre-harmonie universelle, et beaucoup d'autres choses qu'il serait trop long d'exhumer de toutes ses brochures.

On ne s'étonnera plus maintenant qu'Amédée Tissot, ou de Tissot, comme il signe, ait également inventé une nouvelle manière de construire les maisons et les villes. C'est dans son volume de Paris et Londres comparés (1830), que nous avons trouvé l'exposé de ce système, applicable surtout à Paris dans la pensée de l'auteur, et où M. Haussmann pourra certainement puiser plus d'une inspiration. On y verra aussi qu'en poussant les conséquences du système actuel à leurs limites extrêmes, mais logiques, dans la seconde partie de ce livre (Paris futur), je n'ai rien exagéré, et que je me trouve dépassé encore, sur plus d'un point, par quelques-uns de ceux qui ont rêvé, avec une bonne foi et une gravité parfaites, la transformation de la grande ville.

«Qu'on se figure des rues plus larges que nos boulevards. La partie centrale, de vingt-quatre à trente pieds de largeur, est creusée à la profondeur de douze à quinze pieds. Cette rue basse est destinée aux voitures, aux chevaux, au transport des fardeaux, etc. De chaque côté de cette rue basse sont les portes inférieures des maisons, les magasins de bois, de charbon, les remises, etc. Quant aux chevaux, on les éloigne des habitations, comme on le fait à Londres, pour s'épargner le bruit et l'odeur désagréable et dangereuse qui résulte du voisinage des écuries.

«De chaque côté de la rue basse est une balustrade à hauteur d'appui, et là, depuis le trottoir découvert, qui a douze à quinze pieds de largeur et qui doit être planté d'arbres, on voit sans danger se croiser les rapides voitures à vapeur[45], les omnibus, les dames blanches et les équipages des princes, des nobles et des parvenus.

«Entre les maisons et ce trottoir, il existe, à son niveau, une galerie vitrée de quinze à vingt pieds de largeur, dans le genre de celle du Palais-Royal, mais mieux ornée. Des tuyaux de chaleur, des poêles placés de distance en distance tempèrent, en hiver, la rigueur du froid.

«Des conduits de fraîcheur amènent, en été, l'air frais des passages souterrains et des jardins dans cette galerie, où des toiles teintes interceptent, quand on le veut, les rayons trop ardents du soleil.

«On se servira de préférence de portes à coulisses, qui ne causent aucun bruit, et tiennent moins de place que les portes battantes.

«Les maisons, qui n'ont pas moins de quatre étages au-dessus du sol, sont couvertes par des terrains ornés d'arbustes, de fleurs et de statues, et offrent en toute saison un abri pour prendre de l'exercice et respirer un air pur.

«On n'emploie que la pierre, les métaux, la brique et des matériaux incombustibles pour la construction de ces maisons[46]. On pourra avoir, pour monter et descendre, des machines mues par la vapeur ou par des moyens mécaniques. Tous les appartements d'une maison, eût-elle soixante locataires, seront chauffés simultanément par des calorifères, à un degré réglé par le thermomètre. Les escaliers et vestibules seront aussi chauffés de cette manière[47].

«Il y aura devant chaque maison un pont pour traverser la rue basse.

«Les galeries couvertes continueront leur cours, après s'être croisées, par-dessus la rue basse, au moyen de ponts en chaînes, en fils de fer ou autres.

«Il conviendra de varier la forme des maisons et d'employer, suivant les quartiers, différents ordres d'architecture[48], et même ceux qui, tels que l'architecture gothique, turque, chinoise, égyptienne, birmane, etc., ne sont point classiques[49].

«Les fontaines, les obélisques, les pyramides, les salles de spectacle, de concert, de bal, les casinos, les temples pour les différentes religions, les musées, seront toujours assez éloignés des autres constructions pour produire le plus bel effet possible.

«Les loyers de la ville centrale seront nécessairement chers, mais il faut considérer quelles économies feront ceux qui l'habiteront.

«On peut estimer que chaque individu, n'ayant pas équipage, économisera par année deux cents francs, qu'il aurait dépensés de plus en habillements, chaussures, voitures, etc., s'il avait vécu dans une ville comme Paris, où les cochers de fiacre semblent avoir fait avec l'ancienne police un pacte pour la conservation de la boue. Ce serait donc environ six cents francs par an d'économie par ménage. C'est au propriétaire de la maison qu'on payerait cet excédant, pour se trouver assuré matériellement contre l'incendie, contre le chaud et le froid, contre les voitures et les chevaux, contre la boue et la poussière, et généralement contre l'insalubrité, les maladies et les cruels accidents qui résultent de l'imperfection des villes actuelles.

«Si l'on observe combien ma nouvelle manière de construire les villes y diminuera la mortalité, il faudra ajouter aux considérations qui précèdent l'avantage de vivre, pour les uns, et celui de vivre plus longtemps et mieux portant, pour les autres.»

Ce plan est assurément fort ingénieux, mais Cyrano de Bergerac en avait exposé un plus ingénieux encore dans son Histoire comique de la lune. Il raconte que les indigènes de cet astre habitent des villes mobiles ou des villes sédentaires. Dans les premières, les maisons, construites d'un bois fort léger, reposent sur quatre roues, et peuvent se déplacer sans peine à l'aide de voiles qu'on déploie au devant de ces vaisseaux terrestres, ou plutôt lunaires. Dans les secondes, au moyen d'un mécanisme commode, on les fait au besoin rentrer sous le sol pour éviter les intempéries des mauvais jours. Ces maisons qui se replient sur elles-mêmes comme des lorgnettes, qui s'enfoncent en terre comme des escargots dans leur coquille, me semblent particulièrement dignes des méditations de nos architectes, et je les crois appelées à jouer un grand rôle dans les villes de l'avenir.

Puisqu'on refait Paris à neuf, rien ne s'opposerait à ce qu'on appliquât le système d'Amédée Tissot. Mais ce prédécesseur de M. Haussmann sait s'adapter à toutes les situations, et, «en attendant la reconstruction successive de tout le vieux Paris,» il termine son volume par un Projet d'embellissement et d'utilisation pour la place Louis XVI (de la Concorde) et les Champs-Élysées, projet qui pourrait être d'une application immédiate. Il est à remarquer que ces deux points de Paris sont ceux qui ont fourni le thème le plus inépuisable à tous les faiseurs de plans: on l'a déjà vu, et on le verra encore[50]. Voici les points les plus saillants du projet de Tissot:

Une double colonnade, allant de l'entrée des Champs-Élysées à la barrière de l'Étoile, en dessinant çà et là des places circulaires, servirait d'abri aux promeneurs contre le soleil, la pluie et toutes les intempéries des saisons; la partie supérieure formerait une galerie, également destinée à la promenade, et où l'on disposerait des gradins aux jours de fête. De distance en distance s'élèveraient, supportées par des colonnes ou pilastres, des maisons de plaisance, construites dans les architectures les plus variées et suivant tous les genres de fantaisie, surmontées de terrasses avec des vases de fleurs, statues, kiosques et rotondes, entourées de fontaines et de jardins anglais. On pourrait, près de la Seine, construire une montagne artificielle, surmontée d'un belvédère, embellie par une cascade, des grottes, un chalet suisse, et où l'on placerait en outre un observatoire public.

À l'entrée des Champs-Élysées, en face des Tuileries, on élèverait deux édifices, en harmonie avec le Garde-Meuble, décorés de tableaux monumentaux de vingt-cinq à trente pieds de hauteur sur soixante à quatre-vingts de large, soit en pierre de lave, soit en métal peint, soit en relief. Ces deux édifices, dont les salles devraient pouvoir contenir cinq à six mille personnes, seraient le Casino de Paris: on y donnerait concerts, bals, banquets, comédies, et on y ferait l'exposition des produits de l'industrie.

Il serait convenable de compléter la décoration de la salle par deux colonnes monumentales, torses et en partie dorées, d'une hauteur pour le moins égale à celle de la colonne Vendôme, mais d'une forme plus gracieuse, supportant l'une la statue de la Religion, l'autre celle de la Clémence. Dans le voisinage de la grande porte des Tuileries, et de préférence dans le jardin, l'auteur voudrait voir établir deux vastes rotondes vitrées, l'une contenant un magnifique escalier, l'autre une espèce de montagne russe, afin de descendre dans une superbe galerie souterraine, soutenue par une double rangée de colonnes massives, comme les temples que les Indous creusent dans les montagnes. Cette galerie souterraine, ornée de bas-reliefs, revêtue de pierre de lave peinte, traverserait la place comme le tunnel de Londres traverse la Tamise, et conduirait aussi au Casino.

«Il y a longtemps, ajoute Amédée Tissot, que j'ai formé le projet d'un édifice d'un genre neuf, mais très-simple, et destiné aux concerts. Il s'agirait d'une sphère de quatre-vingts à cent pieds de diamètre, dont une moitié serait enfoncée dans la terre et l'autre s'élèverait au-dessus du sol, sans parler des parties accessoires qui conduiraient dans ce vaste globe, pourvu de loges et de gradins. L'orchestre serait placé dans la partie centrale la plus basse. Je crois que ce globe, tout resplendissant de l'éclat des lumières et réunissant une brillante société, offrirait un spectacle unique, et que la musique devrait y faire le plus bel effet. Il est certain que le conseil municipal refuserait d'avancer quatre-vingts à cent millions pour des constructions dans les Champs-Élysées[51]. Mais si la ville accordait de grands avantages et une certaine somme pour couvrir les dépenses de pur embellissement à une société de capitalistes, ce projet serait peut-être réalisable.»

Nous allons de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet. Il semble difficile de pouvoir dépasser Amédée Tissot: c'est ce qu'a fait pourtant M. Ch. Duveyrier. Lisez dans le tome VIII du Livre des cent-et-un (1834), l'article intitulé la Ville nouvelle, ou le Paris des Saint-Simoniens, et vous aurez assurément le nec-plus-ultra du genre. Rien n'est bouffon comme la gravité prodigieuse avec laquelle M. Duveyrier, qui ne faisait pas encore de vaudevilles, décrit en style d'Apocalypse la configuration qu'il veut donner au nouveau Paris. C'est «la forme humaine mâle,» conformément à celle de la société elle-même:

«Paris! Paris! s'écrie Dieu,—le Dieu des Saint-Simoniens,—par la bouche de son interprète, les rois et les peuples ont obéi à mon éternelle volonté, quoiqu'ils l'ignorassent, lorsqu'ils se sont acheminés avec leurs palais et leurs maisons du sud au nord, vers la mer... Ils ont marché avec la lenteur des siècles, et ils se sont arrêtés en une place magnifique.

«C'est là que reposera la tête de ma ville d'apostolat, que je coucherai ainsi qu'un homme au bord de ton fleuve.

«Les palais de tes rois seront son front, et leurs parterres fleuris son visage. Je conserverai sa barbe de hauts marronniers, et la grille dorée qui l'environne comme un collier. Du sommet de cette tête je balayerai le vieux temple chrétien[52] usé et troué, et son cloître de maisons en guenilles; et sur cette place nette je dresserai une chevelure d'arbres, qui retombera en tresses d'allées sur les deux faces des longues galeries, et je chargerai cette verte chevelure d'un bandeau sacré de palais blancs, retraite d'honneur et d'éclat, pour les invalides des établis et des chantiers.

«Des terrasses qui saillent sur la grande place, comme les muscles d'un cou vigoureux et d'une gorge forte, je ferai sortir les chants et les harmonies du colosse. Des troupes de musiciens et de chanteurs feront retentir chaque soir la sérénade en une seule voix.

«Je comblerai les fossés de cette place et j'en ferai une large poitrine qui s'étalera, bombée et découverte... Au dessus de la poitrine de ma ville, au foyer sympathique d'où divergent et où convergent toutes les passions, là où les douleurs et les joies vibrent, je bâtirai mon temple, foyer de vie, plexus solaire du colosse[53]. Les buttes du Roule et de Chaillot seront ses flancs. J'y placerai la Banque et l'Université, les halles et les imprimeries.

«Autour de l'arc de l'Étoile, depuis la plaine de Monceaux jusqu'au parc de la Muette, je sèmerai en demi-cercle les édifices consacrés au plaisir des bals, des spectacles et des concerts, les cafés, les restaurants avec leurs labyrinthes, leurs kiosques et leurs tapis de gazon, aux franges de fleurs[54].

«J'étendrai le bras gauche du colosse sur la rive de la Seine; il sera plié en arc à l'opposé du coude de Passy. Le corps des ingénieurs et les grands ateliers des découvertes en composeront la partie supérieure, qui s'étendra vers Vaugirard, et je formerai l'avant-bras de la réunion de toutes les écoles spéciales des sciences physiques et de l'application des sciences aux travaux industriels. Dans l'intervalle qui embrassera le Gros-Caillou, le Champ-de-Mars et Grenelle, je grouperai tous les lycées, que ma ville pressera sur sa mamelle gauche, où gît l'Université. Ce sera comme une corbeille de fleurs et de fruits, aux formes suaves, aux couleurs tendres; de larges pelouses comme des feuilles les sépareront, et fourmilleront de troupes d'enfants comme de grappes d'abeilles.

«J'étendrai le bras droit du colosse en signe de force, jusqu'à la gare Saint-Ouen, et je ferai de sa large main un vaste entrepôt où la rivière versera la nourriture qui désaltérera sa soif et rassasiera sa faim. Je remplirai ce bras des ateliers de menue industrie, des passages, des galeries, des bazars... Je consacrerai la Madeleine à la gloire industrielle, et j'en ferai une épaulette d'honneur sur l'épaule droite de mon colosse. Je formerai la cuisse et la jambe droite de tous les établissements de grosse fabrique; le pied droit posera à Neuilly. La cuisse gauche offrira aux étrangers de longues files d'hôtels. La jambe gauche portera jusqu'au milieu du Bois de Boulogne les édifices consacrés aux vieillards et aux infirmes.»

Il faut renoncer à poursuivre l'exposé de cette métaphore hardie, que M. Duveyrier continue longtemps encore, avec un flegme de plus en plus stupéfiant, sans même s'apercevoir que son ingénieuse distribution ramènerait Paris, à force de progrès, jusqu'à cette époque du moyen âge où chaque industrie, chaque branche de commerce était parquée dans le même quartier. Ou ne pense pas à tout, et l'harmonie jouerait là un vilain tour aux habitudes et aux nécessités d'une grande ville. Il serait très-commode sans doute pour les environs de la gare Saint-Ouen d'avoir tous les bazars et les ateliers de menue industrie sous la main, mais cela ne serait nullement commode pour les habitants du quartier latin. Des hauteurs où il plane, M. Ch. Duveyrier rougirait de penser à ces minces détails.

Le Napoléon apocryphe de M. Louis Geoffroy (1841), va nous fournir une transition naturelle pour passer du domaine de l'utopie à celui de la raison pratique. On connaît ce curieux ouvrage, où l'auteur, refaisant l'histoire au gré de son audacieuse imagination, a écrit la biographie de Napoléon Ier depuis 1812 jusqu'en 1832, en le menant, à travers vingt années d'une grandeur incessamment accrue, jusqu'au terme logique de sa destinée, c'est-à-dire jusqu'à la conquête du monde et la monarchie universelle. Dans ce rêve gigantesque, conduit par le rêveur avec une dextérité rare, et qui, par moments, arrive à faire illusion, il n'a pas oublié la question de la transformation de Paris, qui préoccupa toujours au plus haut point l'esprit de l'Empereur, et que son neveu, héritier et continuateur de toutes les idées napoléoniennes, semble avoir voulu reprendre pour l'achever.

Le Napoléon de M. Geoffroy ouvre donc la magnifique rue Impériale, allant en droite ligne du Louvre à la barrière du Trône, «large partout de quatre-vingts pieds, plantée de quatre rangées d'arbres et bordée dans toute son étendue de palais réguliers et superbes, avec des galeries sous deux lignes d'arcades et de colonnes.... Une rue semblable, de même largeur et de même magnificence, et coupant à peu près à angle droit la rue Impériale, s'étendit depuis Saint-Denis jusqu'à Montrouge; elle divisait ainsi la capitale en deux moitiés. Cette rue fut nommée la rue Militaire, parce qu'elle conduisait en effet aux deux routes militaires du midi et du nord, et surtout parce que la grande plaine de Saint-Denis, qu'elle traversait, devint un immense Champ-de-Mars, s'étendant d'Aubervilliers à Saint-Ouen et de Paris à Saint-Denis. L'empereur fit défendre et entourer ce grand espace par des fossés larges et revêtus de maçonnerie, dans lesquels des canaux amenèrent les eaux de la Seine. Cette plaine étant dominée par Montmartre, il fit aussi construire sur cette élévation une forteresse.... Ce nouveau Champ-de-Mars avait la forme d'un losange, ayant son diamètre le plus long de Paris à Saint-Denis, et les deux autres angles à Saint-Ouen et Aubervilliers; à ces deux derniers points et à Saint-Denis, d'immenses casernes furent construites pouvant contenir chacune vingt mille hommes. C'étaient comme trois villes militaires gardant une capitale...

«La rue de Rivoli et la Bourse furent achevés.

«Presque toutes les places publiques furent restaurées et ornées des statues des maréchaux qui étaient morts.... Les bâtiments du quai d'Orsay furent terminés, et une suite d'hôtels réguliers et semblables à ceux de la rue de Rivoli furent construits depuis la rue du Bac jusqu'au pont Louis XVI, et prolongés au delà du Palais du Corps législatif. Ces palais furent réservés aux ambassadeurs des puissances étrangères.... Le quai, depuis le pont Louis XVI jusqu'au pont d'Iéna, fut terminé plus tard avec un grand luxe. On l'appela le quai des Ambassadeurs....

«Les galeries du Louvre étant terminées dans leur entier, les maisons particulières qui existaient dans l'intérieur furent démolies. L'arc de triomphe du Carrousel disparut aussi: «C'est un jouet d'enfant,» avait dit Napoléon. Ainsi la place du Carrousel s'étendit du Louvre aux Tuileries, et cet espacé immense ne fut plus divisé que par la grille qui ferme la cour d'honneur du château.

«On continua l'arc de triomphe de l'Étoile, qui devait être entièrement revêtu de marbre blanc.... Déjà Canova et Chaudet avaient achevé le modèle des deux statues colossales de la Gloire et de la Paix qui devaient, assises et adossées, couronner de leur repos majestueux le gigantesque édifice.» Mais l'empereur fit remplacer le marbre par le bronze provenant des canons pris dans la dernière guerre, et en 1828 ce bronze fut entièrement doré. Les deux colonnes de la barrière du Trône, dans la grande rue Impériale, furent aussi tapissées du bronze de ces canons, et l'on y grava les noms des victoires et des généraux qui s'y étaient le plus illustrés. Le mont Valérien fut taillé en pyramide funéraire, pour servir de Saint-Denis à la dynastie impériale, et sur la place de la Concorde, on éleva la colonne napoléonienne, monolithe de cent quatre-vingts pieds de haut et de vingt pieds de diamètre, en marbre blanc de Carrare, couvert de bas-reliefs qui déroulaient la vie de l'empereur, couronné d'un chapiteau d'ordre corinthien, et d'une statue de Napoléon, en or massif, haute de vingt-huit pieds.»

À la suite de tous ces projets fantastiques, nous rencontrons enfin l'œuvre très-sérieuse et très-approfondie d'un homme pratique, qui avait évidemment mûri ses vues pendant de longues années, et dont le volume, aujourd'hui encore, pourrait fournir un très-fructueux sujet de méditations à nos édiles. C'est Paris au point de vue pittoresque et monumental, ou Éléments d'un plan général d'ensemble de ses travaux d'art et d'utilité publique, par Hippolyte Meynadier (in-8, 1843). L'auteur s'y propose un triple but: l'assainissement, l'embellissement, et les perfectionnements apportés aux voies de communication. Suivant lui, en dehors de quelques rues de second ordre, il suffirait d'ouvrir sur la rive droite quatre grandes artères principales: d'abord la grande rue du Centre, entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin, partant de la place du Châtelet pour aboutir au boulevard, mieux encore jusqu'aux murs de clôture de Paris[55], où la perspective serait close par un rond-point au centre duquel s'élèverait une colonne monumentale; puis la grande rue de l'Arsenal, se dirigeant du quai des Célestins à la Bourse, en coupant la grande rue du Centre, où elle formerait deux des rayons d'un carrefour hexagone, décoré d'une grande fontaine monumentale; les deux autres rayons seraient formés par la grande rue du Nord-Est, allant du sud-est de la barrière Ménilmontant à l'angle nord-est de la colonnade du Louvre. Enfin la dernière de ces voies serait la grande me de l'Hôtel-de-Ville, appuyant sa tête au chevet de Saint-Germain-l'Auxerrois et partant de là vers la place de la Bastille. M. Meynadier suit pas à pas le tracé de ces rues, savamment calculé de manière à établir des rapports directs entre des points importants, à rapprocher considérablement les distances, en traversant des rues étroites, obscures, tortueuses, des quartiers populeux et malsains, en dégageant les monuments et en créant de beaux points de vue.

Sur la rive gauche, M. Meynadier indique également d'autres voies de communication de premier et de second ordre, combinées avec le même soin pour déblayer, assainir et animer les divers quartiers. Nous ne suivrons pas le livre dans tous ces développements, non plus que dans les idées qu'il suggère pour la construction d'une grande halle, d'un parc à l'anglaise situé à sept cent cinquante mètres du rond-point des Champs-Élysées, relié à l'Arc de Triomphe et au Bois de Boulogne par de courtes avenues, à la Madeleine par le boulevard Malesherbes (qui était déjà en projet depuis vingt-cinq ans, et sur l'ouverture duquel il insiste beaucoup); pour l'achèvement du Louvre, l'embellissement des Champs-Élysées, du pont Louis XVI, du Champ-de-Mars et de ses alentours, du rampant de Chaillot, où l'empereur avait rêvé d'élever, entre deux vastes parenthèses de colonnes, un rival du Louvre, avec une façade de six cents pieds de large, et que l'auteur voudrait voir couronné d'une flèche triomphale élevant la croix dans les nues, etc., etc.

Dans un des chapitres de son livre, sous le nom de Stades vertes, M. Meynadier, devançant encore une des créations de M. Haussmann, indique parmi les améliorations les plus utiles et les moins coûteuses, l'ouverture de petits squares sur différents points des rues de Paris. Dans un autre, il demande l'établissement d'un immense jardin d'hiver, analogue à celui qu'on avait créé, il y a quelques années aux Champs-Élysées. Pour subvenir aux frais de ces constructions et de ces embellissements, dont je n'ai pu donner ici qu'une analyse extrêmement sommaire et écourtée, l'auteur dresse un tableau des terrains et bâtiments inutiles, susceptibles d'être aliénés, de manière à «produire soixante-dix millions sans avoir fait tomber un seul monument,» et à pouvoir «élever avec cette somme vingt somptueux édifices, sans qu'il en coûte un centime au contribuable.» Il établit les chiffres et entre dans les plus menus détails, se préoccupant toujours du point de vue pratique, et s'écartant de toute combinaison qui ferait de son travail «un rêve des Mille et une nuits

M. Meynadier traite toutes ces questions en administrateur, et il vise toujours à l'économie. On entrevoit déjà par où il diffère de M. Haussmann. Il en diffère encore sur plus d'un autre point: il veut qu'on n'abatte aucun édifice recommandé par ses souvenirs et son architecture, que l'on conserve soigneusement à Paris son cachet pittoresque et sa physionomie générale, qu'on ne touche pas aux arbres, qu'on respecte les jardins et les promenades, en se gardant bien d'y bâtir des maisons ou des casernes, sous peine de montrer qu'on n'est que «des barbares et des carriers.» De tous les ouvrages que nous avons rencontrés jusqu'à présent dans cette revue rétrospective, celui-là est assurément le plus complet et le plus sérieux.

Si l'on se rapproche de notre époque, les projets, comme on le juge bien, ne manquent pas non plus. Les travaux de M. Haussmann ont donné l'essor, au moins dans l'origine, à une foule de plans bizarres ou grandioses, possibles ou impossibles, exposés par le moyen de la plume ou du crayon, et qu'il serait trop long d'énumérer les uns après les autres. C'est par exemple M. Hérard, architecte, qui publie en 1855 un projet de passerelles à construire au point de rencontre des boulevards Saint-Denis et de Sébastopol: ces passerelles, à galeries, figurent un carré continu, dont chaque côté est déterminé par l'angle que forment en se croisant les deux boulevards. C'est M. J. Brame, qui expose en 1856, dans une série de lithographies, son plan de chemins de fer dans les villes et particulièrement dans Paris, avec un système de voûtes supportant les rails, de voies de côté pour les piétons et de ponts volants pour mettre ces voies latérales en communication. C'est, toujours en 1856, un ingénieur en chef retraité, M. Beaudemoulin, qui se fait fort d'amener la suppression totale des ruisseaux, des vidanges et de la boue, par des moyens que je me reconnais impuissant à expliquer nettement. À peu près vers la même date encore, un avocat demande, par une Lettre au ministre du Commerce, l'établissement d'une série de tentes dans toute la longueur des rues, afin de préserver le piéton de la pluie, du soleil, des intempéries et des miasmes de la voie publique, de le dispenser de prendre une voilure ou un parapluie. Un peu plus lard, un architecte, dont j'ai oublié le nom, propose de reconstruire la Cité tout entière en style gothique, pour la mettre en harmonie avec Notre-Dame, et donner au berceau de Paris une physionomie en rapport avec son antiquité[56].

Mais il est temps de clore cet examen, qui s'est prolongé beaucoup plus que je ne le croyais, malgré mes efforts pour l'abréger et tout ce qu'il me resterait à dire encore. Un fait caractéristique d'ailleurs, c'est le silence et l'abstention où restent généralement aujourd'hui les faiseurs de projets. Ce phénomène paraît illogique, et cependant il est facile à comprendre. Au début des travaux actuels, on les avait vus se lever de toutes parts et accourir à l'Hôtel-de-Ville, les mains pleines d'idées; mais ils n'ont pas tardé à comprendre que leurs vues, si grandioses qu'ils les eussent jugées d'abord, étaient bien mesquines en face de la réalité, et qu'ils n'avaient plus qu'à s'effacer humblement devant leur maître à tous, au lieu de s'obstiner, comme des enfants, à venir jeter des verres d'eau à la mer. Ce n'est pas la moindre des victoires de M. Haussmann d'avoir réduit à une stupéfaction muette ces imaginations même dont la fécondité hardie semblait faite pour défier toute concurrence. Si le citoyen Miltié et M. Amédée Tissot revenaient au monde, il ne leur resterait plus d'autre ressource que de répéter avec le poëte:

Mon génie étonné tremble devant le sien.


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