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Paris romantique: Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)

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The Project Gutenberg eBook of Paris romantique: Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)

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Title: Paris romantique: Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)

Author: Frances Milton Trollope

Translator: Jacques Boulenger

Release date: October 30, 2019 [eBook #60594]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS ROMANTIQUE: VOYAGE EN FRANCE DE MRS. TROLLOPE (AVRIL-JUIN 1835) ***

TABLE DES MATIERES

MÉMOIRES ET SOUVENIRS
PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
F. FUNCK-BRENTANO

PARIS ROMANTIQUE

VOYAGE en FRANCE de Mrs. TROLLOPE

(Avril-Juin 1835)

Traduit et publié par
J A C Q U E S   B O U L E N G E R
ET ILLUSTRÉ D’APRÈS LES DOCUMENTS DU TEMPS

PARIS
ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR
18 ET 20, RUE DU SAINT-GOTHARD, 18 ET 20

Droits réservés

UNE LOGE AU THÉATRE ITALIEN

(Par Gavarni) (Bibliothèque nationale)

FRONTISPICE DE «PARIS AND THE PARISIANS», PAR MRS. TROLLOPE

PARIS ROMANTIQUE

INTRODUCTION

VIE DE MRS. TROLLOPE.—DATES DE SON VOYAGE A PARIS.—COMMENT NOUS AVONS TRADUIT SA CORRESPONDANCE.—UNE ANGLAISE CHARMÉE PAR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.—QUI ELLE A VU.—«L’ODEUR DU CONTINENT».—LA POLITIQUE DE MRS. TROLLOPE.—LE «PROCÈS MONSTRE».—LITTÉRATURE.

L’auteur des souvenirs de voyage que nous publions et d’une incroyable quantité d’autres ouvrages (en tout 151 volumes), Frances Trollope, naquit à Stappleton, Bristol, en 1780. Élevée à Heckfield-Vicarage, North Hampshire, elle épousa, en 1809, Thomas-Anthony Trollope, avocat et membre du New College à Oxford. En 1827, son mari se trouvait à peu près ruiné; elle le quitta et partit pour Cincinnati avec son fils cadet et ses deux petites filles. Mrs. Trollope était femme de ressources: en conséquence, à peine arrivée aux États-Unis, elle y fonda une sorte de bazar à l’européenne, dépensa 50.000 francs, et acheva rapidement de se ruiner tout à fait. Pourtant les trois années qu’elle avait passées en Amérique ne lui furent pas sans profit; elle en tira un livre, en effet: Usages domestiques des Américains, qui parut en 1832 et attira fort l’attention. Le tableau qu’elle y traçait des manières, défauts et faiblesses des Yankees était si peu que les U. S. A. tout entiers s’en sentirent indignés. Aussitôt, le livre se vendit à un nombre considérable d’exemplaires. En réalité, les remarques satiriques de Mrs. Trollope avaient un fond de vérité, mais elles étaient d’un pessimisme et d’une sévérité excessifs. La bonne dame ne pardonnait pas aux compatriotes des habitants de Cincinnati le dédain que ces derniers avaient marqué à son magasin. Elle ne le leur pardonna jamais: tous ses ouvrages sur la vie en Amérique sont gâtés par le même ressentiment, car, bien qu’elle ait pu voir beaucoup de choses qui eussent eu besoin d’amélioration, il n’est guère admissible, même pour les plus prévenus, qu’elle en ait vu si peu qui méritassent des louanges.

MAL E-POSTE

En 1833, Mrs. Trollope publia un roman intitulé The Abbess et, en 1834, un livre sur la Belgique et l’Allemagne occidentale, pays qui semblent lui avoir mieux plu que l’Amérique, attendu que son grief le plus sérieux contre l’Allemagne, c’est la fumée du tabac, dont l’usage commençait alors à se répandre universellement chez nos voisins comme chez nous, et contre l’odeur de laquelle elle s’élève avec une énergie qui aurait mérité un meilleur sort.

Parmi ses romans, il faut citer le Vicaire de Wrexhill, 1837, la Veuve Barnabé, 1839, et sa suite, la Veuve remariée, 1840; on y trouve des tableaux de mœurs un peu conventionnels, mais pittoresques. Parmi ses récits de voyage, on doit mentionner son livre sur Vienne et les Autrichiens, paru en 1838, amusant, encore qu’un peu gâté par des préjugés déraisonnables.

DILIGENCE

En 1841, elle se rendit en Italie d’où elle rapporta une nouvelle étude, moins bonne que les autres: A Visit to Italy, parue en 1842. C’est qu’elle ne s’y est point tenue à la description des mœurs, et son style ni son talent ne se prêtaient point du tout à dépeindre la beauté italienne. Elle se plaisait pourtant à Florence; à partir de 1842, chaque année elle y passa l’hiver, et n’habita plus l’Ecosse que durant quelques mois de l’été. Toujours curieuse du monde, elle cherchait à se procurer des relations en Toscane; dans une lettre du 7 septembre 1844, qui nous a été conservée, et où il vante «l’amour particulier que la célèbre femme de lettre anglaise porte à notre malheureuse patrie», l’un des champions du Risorgimento, Terenzo Mamiani, recommande chaudement à son amie, la marquise Torrigiani, Mrs. Trollope qui vient s’établir à Florence avec son fils aîné et sa fille.

CABRIOLET DE PLACE

C’est donc en Toscane que Frances Trollope composa pour vivre ses derniers ouvrages. Ils sont inférieurs aux premiers; écrits à la hâte, ils paraîtraient, je crois, peu lisibles aujourd’hui. Son mari était mort près de Bruges en 1835. Elle-même expira à Florence le 6 octobre 1863, à l’âge de 84 ans, en laissant cinq enfants: trois filles et deux fils, Antony et Thomas-Adolphus, qui tous deux suivirent la carrière des lettres et dont le premier tint à Florence un salon qui eut de l’influence.

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Ce qui nous intéresse ici, c’est le voyage, qu’âgée de 55 ans, Mrs. Trollope fit à Paris, au printemps de 1835, et dont elle a rédigé le récit sous forme de lettres adressées à l’une de ses amies. Ces lettres—qu’elles aient été envoyées ou non—ne sont point datées; seules, la première porte la date du 11 avril 1835, et la dix-huitième, celle du 6 mai 1835. Mais Mrs. Trollope nous apprend elle-même qu’elle resta neuf semaines à Paris. C’est quand elle fut revenue à Londres qu’elle publia ses lettres—en les faisant précéder d’une courte préface (datée de «décembre 1835») et suivre d’un post-scriptum ou conclusion—sous le titre que voici:

Paris || and || the Parisians || in 1835 || by Frances Trollope || author of Domestic manners of the Americans. || Tremordyn cliff, etc. || [Epigraphe:] «Le pire des états, c’est l’état populaire.» Corneille. || In two volumes || Vol. I.[II.]= London:|| Richard Bentley, || New Burlington street || Publisher in ordinary to His Majesty. || 1836. 2 vol. in-8º, de XV-418 et IX-412 pages[A].

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CABRIOLET DE MAITRE

Nous n’avons pas reproduit intégralement cette correspondance, car Mrs. Trollope s’y montre souvent d’une verbosité qui dénoterait clairement qu’on rétribuait son style «à la ligne», s’il n’était patent que toutes les Anglaises d’un certain âge lui ressemblent sur ce point. Quoi qu’il en soit, la bonne dame raisonne, elle «pense» (pour ainsi dire) à propos de toutes choses avec une aisance redoutable, et plusieurs de ses épîtres ne sont que les vues d’une philosophie qui devait paraître un peu modeste même à des «insulaires» de 1835, ou des considérations sur la morale, la politique et la littérature, dont le charme de nouveauté s’est entièrement perdu, il faut l’avouer, depuis Louis-Philippe. C’est pourquoi nous avons retranché—au reste en indiquant nos coupures par des points de suspension—bien des développements et des commentaires qui faisaient longueur, et de même, nous ne nous sommes pas cru obligé de réimprimer une sorte de nouvelle dont l’ennui nous a paru excessivement intolérable. Mais, si nous avons de la sorte coupé une bonne part de l’idéologie politique et critique de Mrs. Trollope, en revanche nous avons conservé toutes ses observations directes des faits et ses comparaisons des usages de la France à ceux de l’Angleterre, où elle révèle avec une ingénuité parfois bien délicieuse ce que la société parisienne présentait déjà, aux yeux d’une lady comme elle, d’irrésistible ensemble et de «shocking».

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On verra, en parcourant les pages qui suivent, à quel degré Mrs. Trollope est britannique, et c’est ce qui rend à tout moment ses mémoires infiniment réjouissants pour nous. Qu’on lise, par exemple, le chapitre où la décente lady traite de ce qu’il y a de choquant pour la pudeur et la «délicatesse» anglaises dans les manières et les libres propos à la parisienne,—ou bien le chapitre, où cette fille de clergyman explique comment «le clergé d’Angleterre, ses respectables épouses et ses filles si bien élevées», fréquente à Londres la «société» et quels heureux effets cela produit sur la vertu mondaine. Avec quelle conviction ne déplore-t-elle pas chez nous les progrès de «l’indecorum»! De quel sérieux elle proteste à ses compatriotes que les «sociétés» où elle a eu l’honneur d’être admise n’ont rien offert à ses observations personnelles qui autorisât la plus légère attaque contre les mœurs du monde parisien! Et tout cela est, certes, éminemment comique,—mais ce qui est touchant, c’est de voir combien cette lady est séduite et charmée par la simplicité, la gaieté spirituelle, la cordialité et ce qu’elle nomme elle-même «l’effervescence» françaises.

En 1835, notre pays n’était pas aussi infecté d’anglomanie qu’aujourd’hui. Il y avait encore chez nous de cette bonne grâce sans cérémonie qui, avant la Révolution, donnait à la vie cette douceur dont parlait M. de Talleyrand: «Dans aucun lieu de l’univers, il n’est plus aisé d’entrer en conversation avec un étranger qu’à Paris», constate Mrs. Trollope, tout de même que l’avait fait, au siècle précédent, le voyageur sentimental de Sterne. En 1835, les gens du monde eux-mêmes gardaient encore l’horreur française pour la roideur et la contrainte. Ils étaient allègres sans aucun remords.

«J’ai vu—déclare notre lady—des hommes et aussi des femmes à cheveux gris, assez ridés pour être non moins graves qu’un vénérable juge au tribunal, mais je n’en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter, danser, valser et faire l’amour.»

Certes, il n’est plus guère de différence aujourd’hui entre les gentlemen gourmés de Londres et de Paris. Mais nos dandys Louis-Philippe n’arrivaient encore qu’à grand’peine à ce «flegme britannique» qu’ils admiraient si fort. Ils échappaient mal à la vivacité nationale; en cas de brouille, par exemple, il leur était malaisé de renoncer au plaisir d’échanger des mots cruels, et ils réussissaient rarement à s’ignorer tout à fait, comme ils font en Angleterre. Les relations mondaines aussi gardaient beaucoup de la familiarité d’autrefois:

«J’ai vu une comtesse de la plus vieille et de la meilleure noblesse recevoir les visiteurs à la porte extérieure de son appartement avec autant de grâce et d’élégance que si une triple chaîne de grands laquais portant sa livrée avaient passé les noms des arrivants du vestibule au salon», note Mrs. Trollope avec étonnement; «et ce n’était pas le manque de richesse,—ajoute-t-elle,—seulement, cocher, laquais, suivante et tout ce qui s’ensuit, la comtesse les avait envoyés en course.»

A cette simplicité qui lui paraît admirable, et qui l’est en effet, la bonne dame oppose la pompe, l’ostentation et la raide étiquette qui régissent les relations sociales dans son pays. Et cent fois, elle revient ainsi sur le plaisir de ces réunions quotidiennes, sans parade, qu’ignorent ses compatriotes, sur le ton enjoué et familier de la conversation et sur la bonhomie spirituelle des Parisiens.

LA VEILLÉE, PAR LÉON NOEL

(Collection J. B.)

Il semble que les gens du peuple aient moins changé que les gens du monde, depuis 1835. Mrs. Trollope vante en toute occasion la vivacité, la gaieté et la bonne humeur de la foule parisienne. Le jour de la fête du roi, elle va se promener aux Champs-Elysées; une immense cohue s’y presse au milieu des baraques foraines, des théâtres en plein vent et des vendeurs de limonade:

«Ce peuple mérite réellement des fêtes—ne peut-elle s’empêcher de s’écrier;—il se réjouit si cordialement, et en même temps si paisiblement!» Dans son enthousiasme, elle vante même la tempérance populaire et jusqu’à la politesse des marchandes de friture.

Un autre jour, pour se rendre de Versailles aux «grandes eaux» de Saint-Cloud, elle monte avec ses compagnons dans un de ces véhicules à cinq ou six chevaux que l’on nomme aujourd’hui tapissières: les voyageurs s’y entassent, ce qui n’empêche pas que les cochers ne prétendent à faire entrer toujours de nouveaux clients dans leurs voitures: «Rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des efforts que faisait le conducteur pour remplir les vides», note la bonne lady. Quand elle arrive à Saint-Cloud avec les milliers de personnes qui viennent comme elle de Versailles, déjà les «grandes eaux» ont cessé; «néanmoins, tout le monde parut aussi gai et content que si le spectacle n’eût pas manqué». Et l’un des traits caractéristiques du public de chez nous, c’est peut-être encore cette patience gouailleuse.

LES TUILERIES VERS 1835

(Coll. J. B.)

Mais c’est au jardin des Tuileries que Mrs. Trollope se sent le plus touchée par le goût français. La disposition même de ces charmants jardins, leurs arbres taillés, leurs orangers en caisse, leurs massifs de fleurs réguliers, tout cela l’enchante mieux, avoue-t-elle, qu’un parc à l’anglaise, mais moins encore que le public qui y fréquente. Certes, elle déplore que, depuis la révolution de Juillet, on y laisse pénétrer tous ceux qui se présentent; auparavant, les factionnaires ne permettaient d’entrer qu’aux promeneurs bien vêtus, et Mrs. Trollope trouvait cela bien plus conforme au «decorum» vraiment. Pourtant, elle ne cesse de chanter l’agrément qu’on y goûte, et elle passe ses dimanches à observer la foule railleuse et gaie qui s’y presse et où font sensation les républicains par les détails symboliques de leur mise, comme les dandys par la noirceur invariable de leur chevelure et de leurs favoris, mais surtout les polytechniciens par cette ressemblance avec Napoléon, leur héros, à laquelle ils s’exercent et, paraît-il, arrivent tous.

BOUQUETIÈRE

(Bibliothèque Nationale) (Gavarni)

Enfin, que ce soit aux Tuileries ou dans les salons à l’heure des visites, à Tortoni, sur le boulevard des Italiens, dans les restaurants à 40 sous du Palais-Royal ou chez Mᵐᵉ Récamier, Mrs. Trollope célèbre la grâce inimitable des Parisiennes. «S’il arrive que l’on rencontre une femme habillée ridiculement, ce qui est très rare, il y a cinq chances contre une pour que ce ne soit pas une Française», dit-elle; et elle tente d’expliquer cette «élégance simple et parfaite», qui ne s’obtient que dans «le seul pays du monde où l’on sache repasser», c’est-à-dire à Paris, et qui désespère les étrangères.

«C’est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule à ce marché d’élégance, chacune portant assez d’argent dans sa poche pour se vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de plus riche: quand elle aura acheté et mis comme il convient toute chose exactement de la façon qu’on lui aura prescrite, elle entendra, dans la première boutique où elle entrera, une grisette murmurer à une autre derrière le comptoir: «—Voyez ce que désire cette dame anglaise», et cela (pauvre chère dame!) avant quelle ait pu prononcer un seul mot capable de la trahir...»

Et c’est parce qu’elle a senti de la sorte le charme des Parisiennes et le goût dont la moindre marchande ambulante compose ses bouquets de deux sous ou noue les cerises qu’elle débite aux gamins dans la rue, que l’on pourra excuser cette Mrs. Trollope, si même elle ne s’est pas toujours doutée de l’impertinence qu’il y avait à placer (comme elle l’a souvent fait) au-dessus de notre France son Angleterre. Elle savait bien notre langue, à en juger par les phrases «parisiennes» dont elle parsème son texte—nous les avons imprimées en italiques—et où l’on ne relève que rarement des tournures un peu trop anglaises dans le genre de: «Mais c’est un siècle depuis que je vous ai vu!» Grâce à cet usage qu’elle avait du français, Mrs. Trollope put utiliser les lettres de recommandation dont elle avait eu soin de se munir abondamment et qui lui assurèrent l’entrée de cette société parisienne qu’elle trouve si agréable.

CAMION

Malheureusement, elle ne nous nomme guère les personnes qu’elle y rencontra. Parmi les femmes du monde, elle cite en passant Mᵐᵉ Benjamin Constant; ailleurs, elle conte comment elle connut Mᵐᵉ Récamier chez qui elle causa avec Chateaubriand et entendit une lecture des Mémoires d’outre-tombe. C’est dommage: on eût aimé à savoir quelle était cette «dame métaphysicienne», notamment, qui lui tint des propos si abscons à une soirée dansante, ou cette aimable personne qui désirait tant d’avoir des éclaircissements sur «la manière de faire l’amour à l’anglaise», et toutes les maîtresses des «maisons où elle était reçue», dont elle dessine, sans les nommer, des croquis amusants. Et l’on aurait voulu aussi qu’elle citât plus souvent les noms des hommes notoires qu’il lui fut donné d’approcher, comme Lamennais, dont elle a peint un bon portrait, ou comme Chateaubriand. Mais en 1835, on n’entendait pas le reportage à la manière d’aujourd’hui. Aussi bien, nous pouvons nous consoler de la discrétion de Mrs. Trollope, car l’intérêt de sa correspondance est moins encore dans les portraits qu’elle y trace que dans les observations sur les mœurs qu’elle y fait; et parce que l’on trouve beaucoup plus souvent, dans les autres mémoires du temps, les croquis des personnages en vue que des remarques comme les siennes sur le déplaisir qu’il y a chez nous à rester jeune fille, et la honte que sentent de leur triste état les vieilles demoiselles.

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On trouvera au chapitre XXXIX un tableau enchanteur du boulevard des Italiens, de ses bouquetières, de ses dandys, de ses promeneuses et du glacier Tortoni. Au chapitre XXXI, Mrs. Trollope peint les illustres galeries du Palais-Royal, dont la vogue commençait à céder à celle du boulevard, et conte avec émotion comment elle fut dîner là dans un restaurant à 40 sous où la cuisine lui sembla incomparable. Ailleurs, elle célèbre le Luxembourg, le concert Musard, les Champs-Elysées, ou bien elle fait un chaleureux récit d’un pique-nique à Montmorency. Mais elle est sévère pour nos rues.

En 1835, déjà la «voirie» parisienne était déplorable. Nos pères connaissaient très peu les égouts, à peine les trottoirs, et point du tout l’invention récente de M. Mac-Adam. La nuit, il leur fallait chercher leur chemin à tâtons sous le lumignon jaune des réverbères à huile, alors qu’à Londres le gaz brillait presque partout. Le jour, ils se voyaient arrêtés à chaque pas par un encombrement, salis par quelque vieille cardant des matelas devant sa porte, ou forcés, pour éviter quelque chaudronnier ambulant, de se crotter dans le ruisseau qui coulait au centre de la chaussée mal pavée.

(E. Lami del.) (Coll. J. B.)

C’est que les Parisiens, contrairement aux Anglais, aimaient le luxe et ignoraient le confortable. La moindre petite bourgeoise de chez nous possédait assez de choses luxueuses pour faire pâlir d’envie une grande dame britannique, s’il en faut croire Mrs. Trollope. En revanche, elle n’avait pas d’eau à volonté, car l’eau ne montait guère dans ces grands immeubles à appartements que les Parisiens préféraient aux maisonnettes à la mode de Londres, et les canalisations n’existaient point. C’était le porteur d’eau qui procurait ce qu’il fallait de seaux pour la cuisine, la toilette et le ménage; d’où Mrs. Trollope conçoit certains doutes sur la perfection du ménage et de la toilette qui ne sont peut-être point absolument injustifiés, et qui expliqueraient assez bien ce que ses compatriotes appelaient alors, parait-il, «l’odeur du continent»; mais elle a réellement tort de se demander ensuite si le «raffinement» de son pays sur ce point n’indique pas que l’Angleterre va tomber incessamment dans la décadence de la Grèce et de Rome.

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En politique, en art, en littérature ou en morale, Mrs. Trollope est réactionnaire. Voici pourquoi: c’est parce que les libéraux ne sont que des whigs et qu’elle est elle-même une lady tory. Un gentleman fort comique, qui vivait dans le même temps qu’elle et qui a laissé d’amusants souvenirs, Thomas Raikes, était également tory parce qu’il était tory; ne lui demandons pas d’autre raison, celle-là est d’un très bon Anglais.

Si l’on tente d’approfondir les griefs de Mrs. Trollope contre les libéraux français, ce qu’on démêle de plus clair, c’est qu’elle leur reproche d’avoir favorisé les progrès de l’indecorum: en élevant des barricades dans les rues, les insurgés de 1830 ont démoli celles de la société, dit-elle, et l’on sent tout ce que cet argument a d’irréductible. Néanmoins elle en aurait pu trouver pas mal d’autres.

En 1835, les «Trois Glorieuses» étaient récentes. On voyait toujours, près des Halles, les tombeaux élevés aux «héros de Juillet». Au musée d’Artillerie, on lisait encore une pancarte priant lesdits héros de rapporter les fusils qu’ils avaient empruntés pendant l’émeute et qu’ils n’avaient sans doute point eu, depuis, le loisir de rendre...

Quel est le parti le plus généralement respecté en France? se demande Mrs. Trollope. Elle passe en revue les légitimistes, les carlistes qui diffèrent des légitimistes en ce qu’ils n’acceptent point l’abdication de Charles X, les doctrinaires partisans de Louis-Philippe, et les républicains dont elle fait des croquemitaines. (Elle ne dit pas un mot du parti bonapartiste pour cette raison qu’il n’existait pas et que la noblesse de l’Empire ne formait même pas un milieu spécial et comparable aux milieux légitimiste, doctrinaire ou républicain.) On ne doit point s’étonner si Mrs. Trollope répond à la question qu’elle s’est posée, que le parti le plus estimé en France est celui des légitimistes. Toutefois, elle ajoute prudemment: «Il ne faut pas déduire de cela que la majorité des Français soit disposée à risquer son précieux repos pour rétablir les Bourbons sur le trône», car chacun est trop heureux «de jouir en paix de ses spéculations à la Bourse, des florissants restaurateurs, des boutiques prospères et même de ses propres tables, chaises, lits et cafetières». Et ici il semble bien qu’elle ait vu la vérité.

Certes, Louis-Philippe n’était encore rien moins que populaire, dans ces premières années de «juste-milieu». Stendhal nous a dit dans Lucien Leuwen par quelles bordées de sifflets les provinciaux s’amusaient à accueillir ses fonctionnaires, et Mrs. Trollope elle-même a remarqué l’indifférence du peuple pour le souverain le jour de la fête du roi. Par amour de la paix et de la tranquillité, la France avait accepté Louis-Philippe, mais elle ne s’en était pas éprise: elle n’avait fait avec lui qu’un mariage de raison. Elle lui demandait une administration sage qui permit aux affaires de fructifier et à la nation de prospérer, et Mrs. Trollope observe finement que rien n’était plus propre en 1835 à offenser un doctrinaire que «l’expression du plus léger doute sur sa chère tranquillité»: c’était à ce point que le gouvernement préférait ignorer les émeutes et la manifestation à peu près quotidienne des républicains à la Porte-Saint-Martin.

A ce qu’on réclamait de lui, Louis-Philippe répondit très bien. Quand on voyait le roi-citoyen faire sa promenade à pied sur les boulevards, à la façon d’un bon bourgeois à qui ne manque que sa dame et sa demoiselle, tel que Mrs. Trollope nous le montre: le parapluie sous le bras, et distingué seulement du commun des hommes par une innocente petite cocarde à son chapeau, on ne saluait guère, mais au fond on n’était pas fâché.—Et l’on ne doit pas oublier, non plus, que Louis-Philippe était l’homme le plus spirituel de son royaume.—Malheureusement, il régnait sur un siècle romantique, et il faut avouer que le «juste-milieu» n’était pas très exaltant pour l’imagination... Comprimé, le romantisme politique éclata, comme on sait, par cette révolution de «quarante-huit», qui fut sans doute la plus niaise de toutes les révolutions françaises.

MARIE DORVAL

(Gravure de Léon Noël) (Bibliothèque Nationale)

 

 

Le grand événement qui passionnait l’opinion en ce printemps de 1835, c’était le Procès-Monstre.

Depuis les «Trois Glorieuses», le parti républicain n’avait cessé de s’agiter contre le gouvernement de Louis-Philippe, à qui il reprochait d’avoir «escamoté» la République. Il était peu nombreux et dénué d’argent, mais bien organisé en sociétés secrètes, et composé d’hommes résolus: ouvriers luttant pour améliorer leur vie et étudiants enflammés de lyrisme. Depuis 1831, les insurrections n’avaient pas cessé. En avril 1834 des émeutes éclatèrent dans diverses villes. Du 9 au 13 avril, les ouvriers lyonnais tinrent tête à la troupe. Dès que la nouvelle de leur soulèvement parvint à Paris, le 13 avril, les républicains de la capitale commencèrent à faire des barricades; et un officier de la petite armée que M. Thiers déploya contre eux ayant été blessé devant le nº 12 de la rue Transnonain, ses soldats entrèrent dans la maison et y massacrèrent tout, compris les femmes et les petits enfants. A Lunéville, Grenoble, Marseille, Poitiers, etc., il y eut également des troubles.

Le gouvernement résolut d’en finir et déféra 164 émeutiers, accusés d’avoir comploté contre la sûreté de l’Etat, à la Chambre des Pairs constituée en Haute-Cour de justice. Le Procès des accusés d’avril, surnommé le Procès-Monstre, dura de mars 1835 à janvier 1836. On avait interdit aux femmes l’entrée du Luxembourg; seule, paraît-il, George Sand, vêtue en homme, put assister à quelques séances. Mais Mrs. Trollope qui était une honnête lady, n’avait pas coutume de fumer des cigares ni de revêtir des pantalons à pont: elle ne put entrer. Toutefois elle donne une quantité de détails amusants sur l’état de l’opinion et les précautions du gouvernement.

ANTONY: «ELLE ME RÉSISTAIT JE L’AI ASSASSINÉE!»

(Lith. de V. Adam) (Collection J. B.)

En littérature, comme en politique, Mrs. Trollope est réactionnaire. Au théâtre, ce qu’elle préfère, ce sont les pièces anciennes et même les grandes coquettes de cinquante-six ans, telle l’illustre Mˡˡᵉ Mars. En revanche, ce qu’elle déteste le plus c’est la nouvelle école des romantiques, «l’école du décousu», comme elle l’appelle. On trouvera plus loin quelques-unes de ses diatribes contre les «horreurs à la mode»... Et vraiment elle n’y a pas tort.

Car, lorsqu’elle parle de la littérature romantique, Mrs. Trollope pense presque toujours au théâtre. C’est sur ses pièces qu’elle juge Victor Hugo. De la romancière George Sand, elle dit au contraire: «La dame qui écrit sous ce nom ne saurait être rejetée, même par le défenseur le plus austère des mœurs publiques, sans un soupir», et elle consacre tout un chapitre à pousser ce soupir-là. Quant à M. d’Arlincourt, il est vrai qu’elle se montre rigoureuse pour lui, mais vraiment ce vicomte était trop ridicule. Encore un coup, ce ne sont pas les poèmes ni les romans, mais les pièces de la nouvelle école que Mrs. Trollope appelle «les horreurs à la mode».

Or, que vit-elle jouer pendant son séjour à Paris? Charlotte Brown, de Mᵐᵉ de Bawr... Si elle «éreinta» de la belle manière cette consœur, excusons Mrs. Trollope.—Quoi encore? Le Monomane, de Duveyrier, mélodrame en cinq actes, à l’Ambigu. En ce temps-là, les mélodrames étaient des pièces «littéraires»; on n’y allait pas du tout, en souriant, pour pleurer, mais gravement, et on les trouvait sublimes. Si vous connaissez Le Monomane de Duveyrier, histoire abracadabrante d’un procureur du roi agité de la folie du sang, intrigue mêlée de somnambulisme, poison, assassinat sur la scène, et tout ce qui s’ensuit, vous excuserez encore Mrs. Trollope de n’avoir pas admiré ce drame autant que les «jeunes gens de Paris»; et vous lui pardonnerez également, je pense, d’avoir un peu ri à la Tour de Nesles, de Gaillardet et Dumas, qui en 1835, ne passait pas moins que Le Monomane pour une pièce de haute littérature.

LA TOUR DE NESLE: «REGARDE ET MEURE»

(Lithographie de V. Adam) (Coll. J. B.)

Enfin, pour tout achever, la pauvre femme vit jouer le Roi s’amuse et Angelo, tyran de Padoue, de Victor Hugo. On venait de faire autour de la première représentation d’Angelo une réclame incroyable. Le Théâtre-Français avait engagé spécialement Mᵐᵉ Dorval pour figurer aux côtés de Mˡˡᵉ Mars... Cette fois encore, peut-on en vouloir à Mrs. Trollope de se livrer à d’innocentes plaisanteries sur ce «tyran pas doux du tout», qu’elle trouve ridicule non sans raison, et a-t-elle tort lorsqu’elle constate que Victor Hugo a parfaitement réussi à mêler le tragique au comique, car la «catastrophe se produisant par le moyen du poignard et du poison, la pièce est une tragédie sans contredit, mais les incidents et les dialogues ayant été traités dans l’esprit le plus gai, cette même pièce est sans faute une comédie»?

En ce temps-là, on s’amusait beaucoup des quatrains comme celui-ci:

Où, ô Hugo! jucheras-tu ton nom?
Justice encor faite que ne t’a-t-on?
Quand donc, au corps qu’académique on nomme,
Grimperas-tu de roc en roc, rare homme?

C’était drôle... Pardonnons au vieux classique qui blasphémait de la sorte notre Hugo: sans doute il n’avait pas lu les Feuilles d’automne, et c’était peut-être un spectateur d’Angelo.

Jacques Boulenger.

PARIS ROMANTIQUE

I

L’ARGOT A LA MODE.—LES JEUNES GENS DE PARIS.—LA JEUNE FRANCE.—ROCOCO.—DÉCOUSU.

Je suppose que, chez tous les peuples et dans tous les temps, une certaine partie de ce que nous appelons argot s’insinue dans la conversation familière, et même ose quelquefois se faire entendre à la tribune et sur la scène. Mais il me semble que la France prend en ce moment de bien grandes libertés vis-à-vis de sa langue maternelle. D’ailleurs, pour traiter convenablement ce sujet, il faudrait être Française soi-même, et, de plus, érudite. Je me contente de noter sous toutes réserves, comme une chose qui m’a frappée, que cette innovation paraît s’accentuer visiblement.

Je le sais: on peut dire que tout mot nouveau, qu’il soit fabriqué ou emprunté, ajoute quelque chose à la richesse du langage; et, sans doute, il en est ainsi. Mais la langue française, telle qu’on l’écrivait au Grand Siècle, présente une telle grâce, une élégance si accomplie, que cela supplée au manque d’abondance qui lui a été quelquefois reproché. Augmenter sa force en lui donnant de la rudesse, ce serait comme si l’on échangeait un cheval de race contre un cheval de brasseur:

«Vous gagnez en puissance ce que vous perdez en grâce, dira le brasseur.

—Il se peut; mais beaucoup de gens, même en ce temps d’activité et d’utilitarisme où nous sommes, regretteraient l’échange.»

Au reste, c’est là un sujet, comme je l’ai déjà dit, sur lequel je ne me sens pas le droit de disserter. Personne ne devrait se permettre d’examiner ni de discuter les finesses d’une langue qui n’est pas la sienne. Mais, sans se permettre un examen aussi présomptueux, il y a des mots et des phrases qui sont à la portée de l’observation d’une étrangère et qui me frappent comme remarquables en ce moment, soit par la fréquence de leur emploi dans la conversation, soit par le sens emphatique qu’on leur donne.

Les jeunes gens de Paris[B] me semble une de ces expressions-là. Traduisez-la en anglais et vous n’y trouverez aucune signification plus remarquable qu’à celle-ci: «Les jeunes gens de Londres» ou de toute autre métropole. Mais entendez cette locution à Paris... Miséricorde! elle résonne comme la foudre. Ce n’est pas cependant qu’elle soit bruyante et fanfaronne, elle a plutôt un sens imposant ou mystique; elle semble symboliser le pouvoir, la science,—oui, et la sagesse entière de toute la nation.

La jeune France est une autre de ces expressions cabalistiques qui laissent sous-entendre quelque chose de grand, de terrible, de volcanique, de sublime. Je dois vous avouer que ces deux phrases, prononcées, comme elles le sont toujours, avec une mystérieuse emphase qui semble dire que ce qu’elles expriment dépasse ce qu’on entend, produisent sur moi un effet stupéfiant. Je me rends parfaitement compte que je ne saisis pas complètement toutes les nuances à quoi elles font allusion, et je redoute de demander des explications qui me rendraient peut-être les choses encore plus inintelligibles...

En dehors de ces phrases et de quelques autres que je pourrai peut-être citer dans la suite comme difficiles à comprendre, j’ai appris un mot tout nouveau pour moi et que je crois tout récemment introduit dans la langue française; du moins, il n’est pas dans les dictionnaires et je suppose que c’est une de ces heureuses innovations qui viennent de temps à autre enrichir et renforcer le langage. Comment l’ancienne Académie aurait-elle traité ce vocable? Je ne le sais. Mais il me semble fort expressif et je pense qu’on peut très convenablement s’en servir; en tout cas, je l’utiliserai souvent comme un adjectif des plus utiles. Ce mot nouveau-né, c’est rococo. Il me paraît désigner, pour tout ce qui est jeune et nouveau, tout ce qui porte l’empreinte du goût, des principes ou des sentiments du temps passé.

LA JEUNE FRANCE

(Par Tony Johannot) (Extrait de Jérôme Paturot)

L’épithète de rococo peut s’appliquer à cette partie de la population française qui a gardé les modes surannées, le goût des habits galonnés et des nœuds d’épée en diamant, comme à celle qui, par un fier royalisme, reste dévouée à son roi légitime, bien qu’elle n’en puisse plus rien attendre; tel est du moins le sens du mot rococo dans la bouche d’un doctrinaire. Mais entendez maintenant un républicain le prononcer: il l’appliquera à toute espèce d’autorité régulière, même au pouvoir actuel, et, en fait, à tout ce qui se rapporte à la loi ou à l’Evangile.

Il y a un autre adjectif qui me paraît être employé très fréquemment et qui mérite tout autant d’être considéré comme étant à la mode. C’est un bon vieux mot régulier, admirablement expressif, et aujourd’hui d’une utilité plus qu’ordinaire:

MADEMOISELLE MARS

(A. Lacanchie del., 1836) (Bibl. Nat.)

l’adjectif décousu. Les esprits raisonnables semblent s’en servir pour qualifier la divagation de la nouvelle école littéraire et tous ces lambeaux d’opinions qu’ont recueillis au hasard les jeunes gens qui dissertent sur la philosophie, comme il est en ce moment de bon ton de le faire à Paris.

Si la population entière devait être classée en deux grandes divisions, je doute qu’elle le pût être plus explicitement que par ces deux termes: les Décousus, les Rococos. Je vous ai dit de quoi se composerait la classe des Rococos. Celle des Décousus comprendrait toute l’école ultra-romantique: romanciers, poètes, auteurs dramatiques; les républicains de toutes nuances, depuis ceux qui avouent admirer «l’ardent Robespierre», jusqu’aux paisibles disciples de Lamennais; enfin la plupart des écoliers et toutes les poissardes de Paris...

II

Mˡˡᵉ MARS DANS ELMIRE DE Tartuffe. ETERNELLE JEUNESSE DE L’ACTRICE.

J’avais quelque crainte de passer pour atteinte de «rococoïsme» quand j’osai, peu de temps après mon arrivée, avouer que je désirais ardemment détourner mon attention des choses nouvelles, et voir une fois encore Mˡˡᵉ Mars dans le rôle d’Elmire de Tartuffe.

Je n’étais pas non plus sans redouter que le délicieux souvenir qu’elle m’avait laissé ne fût effacé par le changement que sept années avaient dû produire en elle. J’avais peur de montrer à mes enfants une réalité qui détruisît le beau idéal que je leur avais tracé de la seule parfaite actrice que l’on voie encore au théâtre.

Mais Tartuffe était affiché, et peut-être ne le serait-il plus de longtemps. Nous dînâmes hâtivement et de bonne heure, et bientôt je me trouvai une fois de plus devant le rideau que j’avais vu se lever si souvent pour Talma, Duchesnois et Mars.

Je m’aperçus avec un grand plaisir, en arrivant au théâtre, que les Parisiens, si inconstants en toutes choses, étaient restés fidèles à leur adoration de Mˡˡᵉ Mars, car bien que ce fût la cinq centième fois, peut-être, qu’elle jouait Elmire, les barrières étaient aussi nécessaires, la queue aussi longue et aussi nombreuse, que lorsque, quinze ans plus tôt, j’avais remarqué pour la première fois le prodigieux pouvoir exercé par une actrice qui avait depuis longtemps déjà dépassé le premier épanouissement de sa jeunesse et de sa beauté. Si les Parisiens pouvaient justifier leur amour du changement comme cette singulière preuve de fidélité, ce serait bien. Il y a malgré tout en elle un étrange enchantement...

AU LOUVRE

Je consentirais volontiers à mourir pour quelques heures, si cela pouvait faire revivre Molière et lui laisser voir Mars jouant un de ses rôles préférés; quel ne serait pas son plaisir à voir la créature de son imagination vivre exquisement devant lui, et à remarquer en même temps le frémissement que son esprit, transmis par cette charmante actrice, fait courir à travers les rangs pressés dans la salle, ainsi qu’un courant d’électricité! Pensez-vous que le meilleur sourire de Louis le Grand ait jamais valu cela?...

III

LE SALON AU LOUVRE.—IMPERTINENCE QU’IL Y A A RECOUVRIR LES CHEFS-D’ŒUVRE ANCIENS PAR DES TABLEAUX CONTEMPORAINS.—SALETÉ DU PUBLIC.—L’ÉGALITÉ EST UNE NIAISERIE.

Je me suis si peu préoccupée des dates et des saisons que j’ai absolument oublié, ou plutôt que j’ai négligé de dire que le moment de notre arrivée à Paris était celui de l’exposition des artistes vivants au Louvre; et il ne serait pas facile de vous décrire la sensation que j’éprouvai quand je vis, dans la Galerie, des tableaux si différents de ceux que j’avais coutume d’y trouver.

UN TABLEAU DU SALON DE 1835

(Extrait de l’Artiste)

D’ailleurs l’exposition est très belle, et tellement supérieure à tout ce que j’ai vu jusqu’ici de l’école moderne, qu’après notre premier désappointement, nous eûmes la consolation de nous y plaire et même d’en jouir.

Pourtant il n’est certainement pas un système moins capable d’attirer l’admiration que celui qui consiste à couvrir Poussin, Raphaël, Titien et le Corrège, par les productions des palettes modernes!...

Il doit être excessivement désagréable pour les artistes—qui, je crois, rôdent fréquemment incognito et affectant l’indifférence autour de leurs toiles préférées—d’ouïr des remarques comme celles que j’entendais hier dans cette partie de la Galerie où se trouvent les Saint Bruno de Le Sueur! «Certainement, les rubans de la robe de cette dame sont d’un bleu délicat, disait le critique, mais la draperie de Le Sueur, qui se trouve en dessous pour mes péchés, est identique. Pourrait-on désirer un meilleur contraste que celui de cette figure sans expression, froide, lisse, à la peau vernie, aux membres inanimés et à la mollesse inexprimable, qui a pour nom Portrait d’une Dame, avec le chef-d’œuvre qu’elle cache?...»

L’exposition remplit environ les trois quarts de la Galerie; et, à l’endroit où elle cesse, un horrible rideau, suspendu en travers, cache les précieuses œuvres des écoles espagnoles et italiennes qui occupent l’extrémité de la galerie. Peut-on inventer un tel supplice de Tantale? Et quel artiste vivant pourrait être apprécié en toute justice dans ces conditions?

Pour rendre l’effet plus frappant encore, on laisse entre ce triste rideau et le mur orné, quelques pouces d’intervalles, qui permettent à la doucereuse teinte brune d’un Murillo bien connu d’attirer les yeux sans les contenter. Certainement tous les professeurs de toutes les académies existantes ne sauraient découvrir une manière de montrer les artistes français modernes à leur plus grand désavantage. Espérons qu’ils auront du succès malgré cela.

Puisque je parle de Paris, il est presque superflu de dire que l’entrée dans cette exposition est gratuite.

Je ne puis abandonner ce sujet sans ajouter quelques mots sur le public ou tout au moins sur une partie du public, dont il m’a semblé que l’apparence offrait des preuves non équivoques du progrès des esprits et de celui de l’indécorum. Dans tous les endroits où la foule des amateurs était le plus dense, on voyait et on sentait un nombre considérable de citoyens et de citoyennes particulièrement graisseux. Mais, comme dit le proverbe:

«La noix la plus douce a l’écorce la plus amère.»

et ce serait ici une trahison, je suppose, que de douter qu’il ne se cache, sous ces blouses sales et ces jupons usés, autant de raffinement et d’intelligence que nous pouvons espérer d’en trouver sous le satin et la dentelle.

GRAVURE DE A. HERVIEU

(Extrait de Paris and the Parisians, par Mrs. Trollope)

C’est un fait indiscutable, je crois, que, lorsque les immortels de Paris élevèrent des barricades dans les rues, ils démolirent plus ou moins les barrières de la société. Mais c’est là un mal que n’ont pas besoin de déplorer les gens qui songent à l’avenir. La nature elle-même, du moins telle qu’elle se montre quand l’homme abandonne les forêts, pour vivre en société dans les cités, la nature prend soin elle-même de remettre tout en ordre.

«La force veut dominer la faiblesse».

et quand, un matin, tous les hommes se réveilleraient égaux, l’heure du coucher ne serait pas arrivée que certains auraient déjà compris que la destinée leur impose de faire le lit des autres. Telle est la loi naturelle. La force brutale de la foule n’est pas plus capable de l’enfreindre que le bœuf de nous faire tirer la charrue ou l’éléphant de nous arracher les dents pour en faire des jouets à ses petits.

En ce moment, toutefois, un peu de la lie que la promulgation des Ordonnances a soulevée, flotte encore à la surface, et il est difficile d’observer, sans sourire, en quoi consiste principalement cette liberté pour laquelle ces immortels ont versé leur sang. Nous pouvons bien dire, en vérité, que la population de Paris est philosophe et qu’elle est reconnaissante de très petites choses, puisqu’un des plus remarquables, parmi les droits qu’elle s’est nouvellement acquis par la révolution, est certainement celui de se présenter sale devant ses chefs.

Je suis sûre que vous vous souvenez combien, jadis, c’est-à-dire avant la dernière révolution, la vue de la foule formait une partie agréable de l’aspect du Louvre et des jardins des Tuileries. Les dames et les messieurs étaient là semblables à ce qu’ils sont partout; mais on y admirait la coquetterie soignée des jolis costumes populaires—ici une cauchoise, là une loque,—la méticuleuse netteté des hommes, et surtout le joli aspect des tout petits, qui, avec leurs tabliers de soie à longue taille, leurs mignons bonnets blancs et leurs chaussures impeccables, trottaient aux côtés de leurs parents. Tout cela rehaussait l’agrément et la gaieté du spectacle. Mais maintenant, jusqu’à ce que la population se soit nettoyée de la saleté (et non certes du lustre) qu’elle a gagnée en travaillant aux Trois Journées, il faudra tolérer la vue des habits crasseux, des casquettes innommables, des blouses sordides, et des déplorables bonnets ronds qui semblent servir jour et nuit. C’est dans l’obligation de cette tolérance que consiste la principale marque extérieure de l’accroissement de liberté qu’a gagnée le peuple de Paris.

IV

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.—INFÉRIORITÉ DE L’ANGLAISE.—SIMPLICITÉ CHARMANTE DES RÉUNIONS.—ABSENCE DE CÉRÉMONIE ET DE PARADE.—L’IMMORALITÉ FRANÇAISE EST UN PRÉJUGÉ DES ANGLAIS.

J’aime toutes les curiosités de Paris—et je désigne par ce terme aussi bien ce qui est grand et durable, que ce qui est toujours changeant et toujours nouveau;—mais je suis plus portée, comme vous le croirez facilement, à écouter des conversations intéressantes qu’à contempler toutes les merveilles que l’on peut admirer dans la ville.

J’ai donc accueilli avec joie les aimables avances qu’on a bien voulu me faire de divers côtés; et j’ai déjà la satisfaction de me trouver en termes très agréables et en relations familières avec des gens charmants, dont beaucoup sont très distingués et qui, heureusement pour moi, diffèrent autant que le ciel et la terre par leurs opinions sur toutes choses, depuis le plus haut degré du rococo jusqu’à la plus parfaite expression de l’école du décousu.

Et ici, laissez-moi vous dire, ainsi qu’à tous mes compatriotes aux oreilles de qui ces notes parviendront, que tout voyage à Paris, quel que soit l’esprit d’entreprise qu’on y apporte et les sommes que l’on se sente disposé à y dépenser, sera sans valeur si l’on ne peut entrer en relations avec la bonne société française.

Il est vrai qu’il est quelquefois beaucoup plus amusant pour un étranger arrivant à Paris de regarder simplement toutes les nouveautés extérieures qui l’entourent. Cet air indescriptible de gaîeté qui fait que chaque jour de soleil a l’air d’un jour de fête; cette légèreté d’esprit qui semble appartenir à tous les rangs; le timbre plaisant des voix, les regards pétillants des yeux; les jardins, les fleurs, les statues de Paris, tout cela produit un véritable enchantement.

Mais «l’habitude diminue les merveilles» et quand l’excitation joyeuse des débuts est passée et que nous commençons à nous sentir las de son intensité même, alors nous tombons dans l’abattement et le mécontentement.

A partir de ce moment le touriste anglais ne parle plus que de larges rivières, de ponts magnifiques, de trottoirs prodigieux, d’égouts inimitables et de porto authentique. C’est alors que, pour prolonger et augmenter son enchantement, il devrait cesser d’examiner l’extérieur des maisons, et s’efforcer de s’y faire admettre afin de sentir le charme plus durable qui y règne.

On a déjà tant parlé et tant écrit sur la grâce et la séduction de la langue française dans la conversation qu’il me paraît tout à fait inutile d’insister là-dessus. Que les bons mots ne puissent être dits dans aucune autre langue avec autant de grâce c’est un fait qui ne peut être ni nié ni plus affirmé qu’il ne l’est. Heureusement, l’art d’exprimer une heureuse pensée dans les meilleurs termes possibles n’est pas mort avec Mᵐᵉ de Sévigné, et aucune révolution n’a pu encore le détruire.

Ce n’est pas seulement pour s’amuser une heure que je conseillerais aux Anglais de cultiver assidument la bonne société française. Les relations qu’une longue paix a permises entre Paris et nous ont grandement amélioré nos habitudes nationales. Nos dîners ne sont plus déshonorés par l’ivresse, et nos compatriotes hommes et femmes, quand ils arrangent une partie pour se divertir, ne sont plus séparés par l’étiquette pendant la moitié du temps que dure la réunion.

Mais nous avons beaucoup à apprendre encore, et le ton général de nos réunions quotidiennes peut être très perfectionné par l’exemple des usages et des manières parisiennes.

Ce n’est pas à ces grandes et brillantes réceptions qui se renouvellent trois ou quatre fois par saison dans les maisons très élégantes, que nous trouverions beaucoup à apprendre. Une belle fête chez lady A., dans Grosvenor Square, est aussi semblable à une grande réception chez lady B., dans Berkeley Square, qu’une belle soirée à Paris l’est à une à Londres. Il y a beaucoup de jolies femmes, d’hommes élégants, de satins, de gazes, de velours, de diamants, de chaînes, de décorations, de moustaches, d’impériales, et peut-être très peu, parmi tout cela, de véritable plaisir.

Je croirais, même, à vrai dire, que nous avons plutôt l’avantage dans ces réunions nombreuses: en effet, nous changeons fréquemment de place, car nous passons d’une pièce à l’autre pour prendre nos glaces, et, comme les assistants jouissent par groupes de ce répit dans la suffocation, on trouve chez nous non seulement l’occasion de respirer, mais aussi celle de parler durant quelques minutes sans être dérangés.

MOBILIER D’ANTICHAMBRE, PAR HENRI MONNIER

(Bibl. Nationale)

Ce n’est donc pas dans les réunions nombreuses que j’étudierai les caractères des salons de Paris, mais dans les relations familières et quotidiennes. Là, on observe un ton enjoué, une absence de toute pompe, de tout orgueil, de toute cérémonie, dont malheureusement, nous n’avons aucune idée. Hélas! avant d’oser nous aventurer à passer une heure de la soirée dans le salon de notre amie, il nous faut savoir un mois à l’avance, par carte spécialement imprimée, qu’elle sera «at home» ce jour-là, que ses domestiques en livrée nous attendront, et, que son habitation sera illuminée. Voyez-vous une dame de Londres recevant entre huit et onze heures, une demie-douzaine de ses plus chères amies qui arriveraient en châles et en bonnets, sans avoir été invitées! Et combien cela serait pour nous étrangement nouveau, que les plus amusants et les plus recherchés engagements de la semaine fussent précisément ceux qu’on a formés sans cérémonie et sans ostentation, et naquissent d’une rencontre accidentelle!

C’est cette aisance, cette absence habituelle de cérémonie et de parade, cette horreur de la contrainte et de l’ennui sous toutes ces formes, qui rendent le ton des manières françaises infiniment plus agréable que celui des nôtres. Et à quel point je dis vrai, seuls le savent ceux qui, par quelque heureux hasard, possèdent un bon «Sésame, ouvre-toi!» pour les portes parisiennes.

En dépit de la vanité surabondante que l’on attribue aux Français, ils en montrent certainement infiniment moins que nous dans leurs rapports avec leurs semblables.

J’ai vu une comtesse, de la plus vieille et de la meilleure noblesse, recevoir les visiteurs à la porte extérieure de son appartement avec autant de grâce et d’élégance que si une triple chaîne de grands laquais portant sa livrée eût passé les noms des arrivants du vestibule au salon. Or, ce n’était pas là manque de richesse: cocher, laquais, suivante et tout ce qui s’ensuit, elle les avait; seulement elle les avait envoyés en course, et jamais il n’était entré dans son esprit que sa dignité pourrait avoir à souffrir de se montrer sans eux. En un mot, la vanité française n’apparaît pas dans les petites choses; et c’est précisément pour cette raison que le ton charmant de la société est débarrassé de l’inquiète, susceptible, fastueuse et égoïste étiquette qui entrave si étroitement la société anglaise.

Beaucoup de nos compatriotes, mon amie, trouveront dangereuses ces louanges du charme de la société française, parce qu’elles glorifient et donnent en exemple les manières d’un peuple dont la moralité est considérée comme beaucoup moins stricte que la nôtre. Si je pensais, en approuvant ainsi ce qui est agréable, diminuer de l’épaisseur d’un cheveu l’intervalle que nous croyons exister entre eux et nous à cet égard, je changerais mon approbation en blâme, et ma louange superficielle en noire réprobation; mais, à ceux qui m’exprimeraient une telle crainte, je répondrais en leur assurant que l’intimité des milieux dans lesquels j’ai eu l’honneur d’être admise n’a rien offert à mes observations personnelles qui autorise la moindre attaque contre la moralité de la société parisienne. On ne trouverait nulle part, on ne saurait souhaiter un raffinement plus scrupuleux et plus délicat dans le ton et les manières. Et je suspecte fort que beaucoup des tableaux de la dépravation française que nous ont rapportés nos voyageurs ont été pris dans des milieux où les recommandations que j’engage si fort mes compatriotes à se procurer n’étaient pas absolument nécessaires pour pénétrer. Mais on ne pense pas, je suppose, que je parle ici de ces milieux-là.

V

INQUIÉTUDE CAUSÉE PAR LE PROCHAIN JUGEMENT DES PRISONNIERS DE LYON.—LE «PROCÈS MONSTRE».

Nous avons éprouvé une véritable panique causée par les bruits que l’on fait courir sur le terrible procès qui est tout près d’avoir lieu. Beaucoup de gens craignent que des scènes terribles ne se passent dans Paris quand il commencera.

Les journaux de tous les partis en sont remplis à tel point qu’on n’y peut trouver autre chose; et tous ceux qui sont opposés au gouvernement, de quelque couleur qu’ils soient, parlent de la façon dont la procédure a été menée comme de l’abus de pouvoir le plus tyrannique que l’on ait encore vu dans l’Europe moderne.

Les royalistes légitimistes déclarent la procédure illégale, parce que les accusés ont le droit d’être jugés par un jury composé de leurs pairs, à savoir, les citoyens français, tandis que ce droit leur est retiré, et qu’on ne leur accorde pas d’autres juges et jury que les pairs de France.

Je ne sais si cette accusation est fondée; mais il y a pour le moins une apparence plausible dans l’objection qu’on peut lui faire. Il n’est pas difficile de voir que l’article 28 de la Charte dit:—«La Chambre des Pairs prend connaissance des

CAUSERIES DU SOIR, PAR E. LAMI

(Bibl. Nationale)

crimes de haute trahison et des attentats contre la sûreté de l’Etat, qui seront définis par la Loi.»

Or, quoique cette définition par la loi ne soit pas encore, à ce que l’on m’a dit, un travail tout à fait terminé, les crimes, pour lesquels les prisonniers seront jugés, paraissent quelque chose de si semblable à de la haute trahison, que la première partie de l’article peut s’appliquer à eux.

«GARRRE A VOUS, GUERRRDINS DE RRRÉPUBLICAINS»

(Extrait du Charivari, 1835)

Pour les journaux, les pamphlets, et les publications républicaines de toutes sortes, la détention et le procès sont une violation scandaleuse des droits nouvellement acquis par «la jeune France»; et ils disent, ils jurent même qu’aucun roi couronné, aucun pair, aucun ministre, n’avait encore osé jusqu’ici prendre une décision tyrannique à ce point.

Tout ce que l’infortuné Louis XVI fit jamais ou permit de faire, tout ce que Charles X le banni projeta, tout cela n’a jamais indigné autant que cet acte sans nom que le roi Louis-Philippe Iᵉʳ est sur le point de perpétrer.

Enfin, l’horrible chose a été baptisée et elle s’appelle: le Procès Monstre. Cet heureux nom m’évitera un flot de paroles inutiles. Avant que l’on eût trouvé cette appellation expressive, chaque paragraphe où il était question du procès commençait par une vaste description de la terrible affaire; maintenant toute éloquence préliminaire est devenue inutile: Procès Monstre! simplement, Procès Monstre! ces deux mots expriment d’abord ce qu’on veut dire, et ce qui suit n’est plus que nouvelles et récits.

Ces nouvelles et ces récits, d’ailleurs, varient considérablement et nous laissent fort inquiets sur ce qui va arriver. Celui-là affirme que Paris peut d’un moment à

L’ABBÉ CŒUR, CHANOINE HONORAIRE DE NANTES

(Par Delacluze) (Bibliothèque Nationale)

l’autre être mis en état de siège et que tous les étrangers, sauf ceux appartenant à l’ambassade, seront priés de partir. Un autre déclare que tout cela est une pure invention; mais ajoute qu’un fort cordon de troupes entourera probablement Paris, et veillera nuit et jour de peur que les jeunes gens de la capitale n’entreprennent, dans leur excitation, de laver dans le sang de leurs concitoyens la honte que la naissance illégitime du Monstre a répandue sur la France. D’autres annoncent qu’un corps dévoué de patriotes a juré de sacrifier une hécatombe de gardes nationaux, pour expier une abomination dont ils accusent lesdits guerriers d’être les auteurs.

Beaucoup enfin déclarent que le procès ne sera jamais jugé; que le gouvernement se sert audacieusement de l’image du Monstre pour effrayer les gens; et qu’une amnistie générale terminera l’affaire. En vérité, ce serait une tâche fatigante que de rapporter seulement la moitié des histoires qui courent en ce moment à ce sujet; mais je vous assure que voir tous ces préparatifs et écouter tout cela, c’est assez pour devenir nerveuse; et beaucoup de familles anglaises ont trouvé plus prudent de quitter Paris...

VI

ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.—L’ABBÉ CŒUR.—SERMON A SAINT-ROCH.—ÉLÉGANCE DU PUBLIC.—COSTUME DU JEUNE CLERGÉ.

Depuis mon retour dans cette changeante France, j’ai constaté une nouveauté qui m’a été très agréable, c’est la considération et le goût que l’on y a maintenant pour l’éloquence de la chaire...

Il y a environ une douzaine d’années, je voulus savoir si l’on trouvait encore à Paris quelques traces de la glorieuse éloquence des Bossuet et des Fénelon. J’entendis des sermons à Notre-Dame, à Saint-Roch, à Saint Eustache; mais jamais course au talent fut aussi peu couronnée de succès. Les prédicateurs étaient cruellement médiocres; aussi bien, ils avaient l’air d’hommes communs et sans culture, ce qui était d’ailleurs, et est encore, je crois, bien souvent le cas. Les églises étaient à peu près vides; et les rares personnes dispersées çà et là dans leurs splendides bas-côtés étaient généralement des vieilles femmes du peuple.

Que le changement est grand aujourd’hui!... «Avez-vous entendu l’abbé Cœur?» Cette question me fut posée dans la première semaine de mon arrivée, par quelqu’un qui, pour rien au monde ne voudrait être considéré comme rococo. A l’effet que produisit ma réponse négative, je m’aperçus que j’étais bien peu au courant de ce qui devait être connu à Paris. «—C’est réellement extraordinaire! je vous engage à aller l’entendre sans délai. Il est, je vous assure, non moins à la mode que Taglioni.»

La conversation continua sur les prédicateurs en vogue, et je me rendis compte que j’étais tout à fait dans l’ignorance. D’autres noms célèbres furent cités: Lacordaire, Deguerry, et quelques autres que je ne me rappelle pas, et on parlait d’eux comme si leur réputation devait nécessairement s’étendre d’un pôle à l’autre, mais, en vérité, je ne connaissais pas plus ces messieurs que les chapelains privés des princes de Chili. Toutefois j’inscrivis leurs noms avec beaucoup de docilité; et plus j’écoutais, plus je me réjouissais en pensant que la Semaine Sainte et Pâques allaient venir bientôt; car j’étais bien décidée à profiter de cette époque si favorable à la prédication pour connaître une chose parfaitement nouvelle pour moi; un sermon populaire à Paris.

Je perdis peu de temps pour réaliser ce projet. L’église de Saint-Roch est, je crois, la plus à la mode de Paris, et là nous étions sûres d’entendre le célèbre abbé Cœur: ces deux raisons nous décidèrent à écouter à Saint-Roch notre «sermon d’étude»! Je m’enquis immédiatement du jour et de l’heure où l’abbé devait monter en chaire.

Comme nous demandions ces renseignements à l’église, on nous apprit que, si nous désirions nous procurer des chaises, il nous serait indispensable de venir au moins une heure avant la grand’messe qui précédait le sermon. C’était assez effrayant pour des hérétiques qui avaient une foule d’affaires sur les bras. Mais je voulus absolument exécuter mon projet et je me soumis, avec une petite partie de ma famille, à la pénitence préliminaire d’une longue heure silencieuse en face de la chaire de Saint-Roch. La précaution était, au reste, parfaitement nécessaire, car la presse était effroyable; mais, ce qui nous consola, elle était toute composée de personnes très élégantes, si bien que l’heure nous sembla à peine assez longue pour passer en revue les toilettes, les plumes ondoyantes et les fleurs épanouies, qui ne cessaient de s’entasser autour de nous.

Rien de plus joli que cette collection de chapeaux, si ce n’était celle des yeux qu’ils abritaient. La proportion des femmes aux hommes était peut-être de douze à un.

«—Je désirerais savoir», demanda près de moi un jeune homme à une jolie femme, sa voisine, «je désirerais savoir si par hasard M. l’abbé Cœur est jeune?»

La dame ne répondit que par une figure indignée.

COSTUME DU JEUNE CLERGÉ, PAR A. HERVIEU

(Extrait de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Quelques instants après, les doutes du jeune homme, s’il en avait eu, cessèrent. Un homme, fort loin de paraître malade et plus loin encore de paraître vieux, monta dans la chaire, et tout aussitôt quelques milliers d’yeux brillants se rivèrent sur lui. Le silence et la profonde attention avec lesquelles ses paroles étaient accueillies, sans que le moindre bruit, ni un mot, ni un coup d’œil les vinssent interrompre, montra combien devait être grande son influence sur l’élégant et nombreux public qui l’écoutait, et combien son éloquence irrésistible. Au reste, quoique «d’une autre paroisse», je comprenais son pouvoir, car «il était convaincu». Sa voix, bien que faible et parfois nerveuse, était distincte et sa diction claire: je ne perdis pas un seul mot.

Son ton était simple et affectueux; son langage fort mais sans violence; il s’adressait plus au cœur de ses auditeurs qu’à leur intelligence, et c’étaient bien leurs cœurs qui lui répondaient, car beaucoup pleuraient abondamment.

Un grand nombre de prêtres assistaient à ce sermon, revêtus de leurs costumes ecclésiastiques et assis aux places qui leur sont réservées en face de la chaire. Ils se trouvèrent de la sorte près de nous, et nous eûmes ainsi toute facilité de remarquer sur eux les résultats de ce «progrès des esprits» qui produit actuellement de si étonnantes merveilles sur la terre.

Au lieu de cette tonsure d’autrefois, qui nous inspirait du respect parce que, faite souvent sur une épaisse chevelure dont le noir d’ébène ou le châtain brillant parlaient encore de jeunesse, elle marquait le sacrifice d’un avantage extérieur à un sentiment de dévotion,—au lieu de cela, nous aperçûmes des têtes sans tonsure, et même plus d’une paire de favoris florissants, évidemment entretenus, arrangés et calamistrés avec le plus grand soin, tandis que quelque sévère capuchon à trois cornes pendait derrière les riches et ondoyantes chevelures de ces jeunes têtes. L’effet d’un tel contraste est singulier. Toutefois, en dépit de cet abandon de la tonsure sacerdotale par le jeune clergé, il y aurait eu dans la double rangée de têtes qui regardaient la chaire, plusieurs belles études à faire pour un artiste; et rien, depuis que l’humanité expie la faute d’Adam, ne pouvait être mieux en harmonie que les physionomies et l’habillement religieux de ceux à qui ces têtes appartenaient. Les mêmes causes produisent, je pense, en tous temps les mêmes effets; et c’est pourquoi, parmi les vingt prêtres de Saint-Roch, en 1835, il me sembla reconnaître l’original de plus d’un noble et pieux visage avec lequel les grands peintres d’Italie, d’Espagne et des Flandres m’ont familiarisée.

Le contraste entre les yeux profonds et l’expression austère de quelques-uns de ces fronts consacrés, et la brillante et vive élégance des jolies femmes qui les entouraient, était saisissant; et la lumière douce des vitraux, la majestueuse dimension de cette église formaient un spectacle émouvant et pittoresque...

Avant que nous quittassions l’église, cent cinquante garçons et filles, de dix à quatorze ans, s’assemblèrent pour le catéchisme qui leur fut fait par un jeune prêtre derrière l’autel de la Vierge. Le ton de celui-là était familier, caressant et bon, et ses cheveux, qui cachaient ses oreilles, lui donnaient l’air d’un jeune saint Jean.

VII

LONGCHAMPS.—LE CARÊME.

Je crois que vous savez, mon amie, bien que pour ma part je l’ignorasse, que le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte les Parisiens font chaque année une sorte de pèlerinage à cette partie du bois de Boulogne qu’on nomme Longchamps. J’étais intriguée par l’origine de cette gaie et brillante promenade de personnes et d’équipages, qui ne se rassemblent évidemment qu’afin de se donner le plaisir d’être vus et de voir, et cela pendant des jours généralement consacrés aux exercices religieux. L’explication que j’en ai eue, je vous la communique, espérant que vous l’ignorez. «Longchamps» est, paraît-il, une sorte de cérémonie dévote ou l’a été dans les premiers temps de son institution.

Quand le beau monde de Paris adopta l’habitude de se rendre à Longchamps le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte, il y existait un couvent dont les nonnes étaient célèbres pour chanter les offices de ces journées solennelles avec une piété et une pompe toutes spéciales. Elles soutinrent longtemps cette réputation et pendant beaucoup d’années tous ceux qui obtinrent la permission d’entrer dans leur église s’y pressèrent afin d’entendre leurs douces voix.

Le couvent fut détruit à la Révolution (par excellence), mais les équipages parisiens continuent de se diriger vers le même endroit quand arrivent les trois derniers jours du carême.

Ce spectacle ravissant peut rivaliser avec celui d’un dimanche de printemps à Hyde-Park quant au nombre et à l’élégance des équipages, mais le surpasse par la longueur et la beauté de la route que l’on suit. Bien que l’on appelle toujours «aller à Longchamps» cette promenade de tout ce que Paris compte de riche, d’important et d’élégant, les voitures, les cavaliers et les piétons ne sortent guère de cette noble avenue qui conduit de l’entrée des Champs-Elysées à la barrière de l’Etoile.

De trois à six heures, ce vaste espace est plein de monde; et je n’imaginais réellement pas que tant d’équipages bien attelés pussent être réunis ailleurs qu’à Londres. La famille royale avait là plusieurs belles voitures; celle du duc d’Orléans était particulièrement remarquable par la beauté de ses chevaux et son élégance d’ensemble.

TILBURY

Les ministres d’Etat et toutes les légations étrangères étaient là également; plusieurs dans des équipages vraiment parfaits, avec des chasseurs à plumets de diverses couleurs; beaucoup avaient attelé à quatre de très beaux chevaux, réellement bien harnachés. Enfin une quantité de particuliers montraient aussi des voitures, ravissantes par les jolies femmes qu’elles renfermaient et tout cela contribuait fort à l’éclat de la scène.

Le seul personnage toutefois, à part le duc d’Orléans, qui eût deux voitures, deux chasseurs emplumés et deux fois deux paires de chevaux richement harnachés, était un certain M. T..., commerçant américain, dont la grande fortune, et encore plus les colossales dépenses, consternent les compatriotes raisonnables. On nous a assuré que l’excentricité de ce gentleman trans-atlantique est telle que, pendant les trois jours qu’a duré la promenade de Longchamps, il s’est montré chaque fois avec des livrées différentes. Apparemment qu’il n’a aucune raison de famille pour préférer une couleur à une autre.

CALÈCHE

On voyait çà et là plusieurs cavaliers anglais très élégants, et la réunion en était ornée, car les gracieuses lançades, l’allure, la robe luisante de ces charmants animaux que sont les chevaux de selle anglais étaient des plus attrayantes parties du spectacle. Il ne manquait pas non plus de Français sur de très belles montures. Sous les arbres, dans la contre-allée, se pressaient des milliers de piétons élégants. Si bien que la scène entière était comme une masse mouvante de pompe et de plaisir.

LANDAU

Néanmoins le temps était loin, le premier jour, d’être favorable: le vent était si aigrement froid que je décommandai la voiture que j’avais demandée, et, au lieu d’aller à Longchamps, nous restâmes à nous chauffer assis au coin du feu; avant trois heures, la terre était déjà couverte de neige. Le jour suivant promettant d’être meilleur, nous nous aventurâmes; mais le spectacle fut fâcheux; beaucoup de voitures étaient ouvertes et les dames qui les occupaient frissonnaient dans leurs claires et flottantes robes de printemps. Car c’est à Longchamps que paraissent d’abord les modes de la nouvelle saison; et avant cette promenade décisive personne ne peut dire, pour renseigné qu’il soit sur ce chapitre, quel chapeau, quelle écharpe, quel schall, ou quelle couleur sera préféré par les élégantes de Paris durant la saison à venir. Conséquemment les modistes avaient fait leur devoir et avancé le printemps. Mais c’était une tristesse de voir tant de ravissantes branches de lilas, de gracieuses et flexibles cytises, dont chacune était une œuvre d’art, tordues et torturées, pliées et cassées par le vent. On eût dit que le paresseux printemps, humilié de voir imiter si parfaitement les fleurs qu’il avait lui-même oublié d’apporter, envoyait ce souffle inclément pour les détruire. Tout fut abîmé. Les rubans aux teintes tendres furent bientôt couverts de grésil; tandis que les plumes, au lieu de flotter, comme elles auraient dû sous la brise, livraient une furieuse bataille au vent.

EN PROMENADE

(Achille Giroux del.) (Collection J. B.)

Ce ne fut donc que le jour suivant—le dernier des trois—que Longchamps montra réellement le brillant assemblage de voitures, de cavaliers et de piétons dont je vous ai parlé. Ce dernier jour, bien qu’il fît encore froid pour la saison (l’Angleterre même eût été honteuse d’un tel temps le 17 avril), le soleil se montra et sourit pour consoler en quelque sorte les pieux pèlerins.

Nous restâmes, comme tout Paris, à nous promener en voiture au milieu de la foule élégante jusqu’à six heures, moment où graduellement on commença à se retirer et à rentrer chez soi pour le dîner.

SALLE DU PROCÈS MONSTRE, PRISE DU BANC DES TÉMOINS A DÉCHARGE

(Delanniers lith.) (Extrait du Charivari, 1855)

VIII

LA CHAMBRE DE JUSTICE AU LUXEMBOURG.—L’INSTITUT.—M. MIGNET.—CONCERT MUSARD.

Par une faveur très grande et toute spéciale, nous avons pu voir la nouvelle chambre qui a été construite au Luxembourg pour le jugement des prisonniers politiques. L’extérieur en est très beau, et, quoique la salle soit bâtie entièrement en bois, elle s’harmonise bien au vieux palais dont elle imite le style massif et riche. Les lourdes balustrades, les gigantesques bas-reliefs qui la décorent, sont tous grands, solides et magnifiques; et quand on pense que tout cela a été élevé en deux mois, on est tenté de croire qu’Aladin est devenu doctrinaire et a mis sa lampe la plus diligente au service de l’Etat.

La salle d’audience est vaste, mais par suite du grand nombre des accusés et du nombre plus grand encore des témoins, il s’y trouvera peu de place pour le public. La prudence, peut-être, a fait cela autant que la nécessité; on ne peut s’étonner qu’en cette occasion les pairs de France désirent avoir affaire aussi peu que possible à la foule parisienne.

Je remarquai qu’un espace considérable avait été réservé pour les couloirs, pour les antichambres et pour les dégagements de toutes sortes; c’est une mesure fort sage, car on devra peut-être déployer beaucoup de force armée. De fait, je crois que les troupes sont et seront toujours le seul moyen de maintenir en respect un peuple remarquablement libre...

En quittant le Luxembourg, nous allâmes au bureau du secrétariat de l’Institut demander des places pour la réunion annuelle des cinq Académies, qui eut lieu hier. On nous les accorda très obligeamment—(oh! si nos institutions, nos Académies, nos cours, à nous, étaient aussi libéralement organisés!)—et, grâce à cela, nous passâmes deux heures très agréables.

Je voudrais bien que les polytechniciens quand ils eurent la fantaisie de changer l’ancien régime de la France, eussent compris l’uniforme de l’Institut dans leurs proscriptions: ce perfectionnement aurait été moins contestable que beaucoup d’autres.

Comment peut-on admettre, en effet, que tant de savants académiciens de tous les âges, parfois sveltes et élancés comme des hommes de 30 ans, mais souvent lourds et protubérants comme des vieillards de 80, s’affublent tous uniformément d’un costume bleu brodé de feuilles de myrte! C’est la meilleure preuve de l’intérêt des choses dites à cette séance, qu’il ne m’ait pas fallu plus d’une demi-heure pour cesser de m’étonner de ce surprenant habit.

Nous assistâmes d’abord à la distribution des récompenses; puis nous entendîmes un ou deux membres dire, ou plutôt lire leurs compositions. Mais le grand attrait de la fête fut le discours prononcé par M. Mignet. Ce gentleman était trop célèbre pour n’avoir pas excité en nous le désir de l’entendre; mais jamais désir ne fut aussi heureusement satisfait. Aux avantages d’une figure remarquablement belle, M. Mignet ajoute un son de voix et un jeu de physionomie qui assureraient à eux seuls le succès d’un orateur. Mais ce n’est pas à des dons de ce genre qu’il dut son succès: son discours était en tous points admirable; sujet, sentiment, composition et diction,—tout fut excellent...

Vous avouerez que nous ne sommes pas paresseux, quand je vous aurai dit qu’après tout cela, nous allâmes dans la soirée au concert Musard. C’est là un de ces divertissements dont nous n’avons pas jusqu’à présent l’équivalent à Londres. A sept heures et demie, vous entrez dans une belle et grande salle bien éclairée, qui se remplit sans retard; un bon orchestre vous joue pendant une couple d’heures la musique la meilleure et la plus à la mode de la saison; et, quand vous en avez assez, vous vous en allez vous habiller pour une soirée, ou manger des glaces chez Tortoni, ou sobrement boire votre thé chez vous et vous coucher de bonne heure. Pour entrer à ce concert vous payez un franc; et cet humble prix, non moins que le genre de toilette (les femmes portent simplement le chapeau et le châle), laisserait supposer que ce divertissement est pour le beau monde des faubourgs, si la longue file des

VUE DU JARDIN DES TUILERIES

(Par Arnout) (Coll. J. Boulenger)

voitures de maître remplissant la rue ne montrait, que, malgré sa simplicité et son manque de prétentions, ce concert attire la meilleure société de Paris.

La facilité avec laquelle on y entre me fit penser aux théâtres d’Allemagne. J’y remarquai beaucoup de dames sans cavalier, venues deux ou trois ensemble. Dans les entr’actes, on se promenait autour de la salle; là on se rencontrait, on se réunissait, et il me sembla que c’était une des plus agréables manières qu’eussent les Français de satisfaire ce besoin de se distraire hors de chez soi qui est contagieux à Paris.

IX

DÉLICES DU JARDIN DES TUILERIES.—LE LÉGITIMISTE.—LE RÉPUBLICAIN.—LE DOCTRINAIRE.—LES ENFANTS.—LA GRACE DES PARISIENNES.—LES MOUSTACHES, LES IMPÉRIALES ET LES CHEVEUX NOIRS DES DANDYS.—LIBRE ENTRÉE DES JARDINS DEPUIS LES TROIS GLORIEUSES.—ANECDOTE.

Existe-t-il rien en ce monde de comparable aux jardins des Tuileries? Je ne le crois pas...

L’endroit lui-même, indépendamment du mouvement perpétuel de la foule, est fort à mon gré: j’affectionne tous les détails de ses ornements, et j’aime passionnément l’aspect brillant et heureux de son ensemble. Mais je connais sur ce sujet une foule d’opinions différentes: beaucoup parlent avec mépris des lignes droites, des arbres taillés, des massifs de fleurs réguliers, des vilains toits, quelques-uns médisent même des orangers, parce qu’ils poussent dans des caisses carrées et n’agitent pas leurs branches au vent comme des saules pleureurs!

Moi, je n’admets aucune de ces objections. Il me paraît aussi raisonnable et d’aussi bon goût de reprocher à l’abbaye de Westminster de ne pas ressembler à un temple grec que de critiquer les jardins des Tuileries parce qu’ils sont disposés en jardins français et non en parcs anglais. Pour ma part, je ne voudrais pas changer, si j’en avais le pouvoir, même le plus petit détail dans un lieu si plaisant: à quelque heure et par quelque côté que j’y entre, il semble toujours m’accueillir par des sourires et des amabilités.

Nous passons rarement un jour sans aller nous asseoir un moment sous ses ombrages et parmi ses fleurs. De l’endroit de la ville où nous habitons maintenant, la porte vis-à-vis de la place Vendôme est l’entrée la plus proche; et peut-être d’aucun lieu l’aspect général n’est-il aussi beau que du haut de la verte promenade en terrasse à laquelle cette porte donne accès.

A droite, la sombre masse des arbres non taillés,—rehaussée en ce moment par des marronniers en fleur, qui poussent aussi fièrement et aussi librement que le jardinier anglais le plus difficile le pourrait désirer,—conduit la vue à travers une délicieuse perspective d’ombrages jusqu’à la magnifique porte qui ouvre sur la place Louis-Quinze. A gauche, on voit la vaste façade du palais des Tuileries; la disgracieuse élévation des toits de ses pavillons s’oublie bien vite et se trouve tout à fait compensée par la beauté des jardins qui s’étendent à leurs pieds. Et juste à l’endroit où l’ombre des grands arbres cesse et où les brillants rayons du soleil commencent, quelle multitude de fleurs ravissantes dans tout l’éclat de leur épanouissement! Une teinte de lilas mauve semble en cette saison s’étendre sur tout l’horizon, et chaque brise qui passe, nous arrive toute pleine de parfums. Ma promenade quotidienne est presque toujours la même, et je l’aime tant que je ne désire pas la changer. Nous suivons la terrasse ombragée par laquelle nous entrons jusqu’à l’endroit où elle descend au niveau de la magnifique esplanade, en face du palais; là nous tournons à droite, et supportons l’éclat du soleil, jusqu’à ce que nous arrivions à la superbe allée qui part du pavillon central et qui s’étend à perte de vue, à travers des fleurs, des statues, des orangers et des bosquets de marronniers, sans autre repos pour l’œil qu’au loin la majestueuse arche de la barrière de l’Etoile.

Ce coup d’œil est tellement magnifique que je ressens toujours un nouveau plaisir à en jouir. Je confesse être de ceux qui prennent du plaisir à ces jardins taillés. J’aime l’élégance étudiée, la grâce soignée de chacun des objets qui flattent les yeux en un endroit comme celui-ci. J’aime ces princières plantes exotiques, élevées avec amour, ces vieux orangers majestueusement rangés; et j’aime plus encore les groupes de marbre, qui parfois se dressent si noblement en pleine lumière, et parfois se cachent à demi sous l’ombre des arbres. Toutes ces choses-là semblent parler de goût, de luxe et d’élégance.

Après qu’on s’est avancé en flânant depuis le palais jusqu’à l’endroit où le soleil finit et où l’ombre commence, on découvre une nouvelle sorte de distraction. Des milliers de chaises, éparses sous les arbres, sont occupées par de jolis groupes infiniment variés.

Au bout de combien de mois d’attention suivie me lasserai-je d’observer l’ensemble et les détails de ce brillant tableau! En tant que spectacle, sa beauté, en tant qu’étude de mœurs nationales, son intérêt sont incomparables. Là, on peut voir et examiner tout Paris, et nulle part il n’est aussi aisé de remarquer les caractères respectifs des différentes classes populaires.

«MORNING AT THE TUILERIES»

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Ce matin, nous avons pris possession d’une demi-douzaine de chaises sous les arbres devant le beau groupe de Pætus et Arria. C’était l’heure où paraissent tous les journaux, et nous eûmes la satisfaction d’étudier trois individus, dont chacun aurait pu servir de modèle à un artiste qui aurait voulu représenter l’idéal de leurs particularités. Nous reconnûmes, sans le moindre doute possible, un royaliste, un doctrinaire et un républicain, qui se donnèrent, pendant la demi-heure que nous restâmes là, pour deux sous de politique chacun dans le genre qu’il préférait.

Un vieux monsieur, cérémonieux, mais très gentilhomme, arriva d’abord, et ayant pris un journal au petit kiosque,—la France, ou la Quotidienne, probablement—il s’installa non loin de nous. Pourquoi étions-nous certains qu’il était légitimiste? Je pourrais difficilement vous l’expliquer, et cependant nous n’avions aucun doute à cet égard. Il avait l’air tranquille, à demi fier, à demi triste de se tenir à l’écart; une physionomie aristocratique; un visage pâli par le chagrin et une coupe de vêtements que ne pouvait porter un homme vulgaire, mais que ne porterait pas non plus un homme riche d’aujourd’hui. C’est tout ce que je peux vous dire de lui: mais il y avait dans l’ensemble de sa personne je ne sais quoi de trop royaliste pour qu’on se méprît, et de trop délicat de ton pour pouvoir être peint à grands traits. Sans le connaître, nous nous sentîmes assurés de ce qu’il était; et si je découvrais jamais que ce vieux monsieur est doctrinaire ou républicain, de ma vie je n’oserais plus juger personne sur l’apparence.

Celui qui se présenta ensuite était un républicain de toute évidence; mais cette découverte fait peu d’honneur à notre discernement, car ces sortes de gens s’efforcent de ne laisser aucun doute sur eux-mêmes et ils s’appliquent à ce qu’il n’y ait pas un détail de leur extérieur qui ne soit le symbole, le signe, le témoignage et le stigmate de la folie qui les possède. Notre républicain tenait en mains un journal, et sans nous risquer à approcher de trop près un si terrible personnage, nous ne nous fîmes pas scrupule de nous confier les uns aux autres que le journal qu’il lisait si attentivement était certainement le Réformateur.

Comme nous venions de décider à quelle espèce appartenait l’homme qui passait devant nous si majestueusement, un superbe bourgeois en uniforme de garde national arriva, qui se mit tout incontinent à prendre sa ration quotidienne de politique avec l’air d’un homme satisfait à l’avance de ce qu’il trouvera, et qui, au surplus, l’est trop de lui-même pour se soucier excessivement des affaires publiques. Chaque trait de son joyeux visage, chaque courbe de sa face, disait le contentement et la bonne santé. Il appartenait probablement à cette race très nouvelle en France: celle des commerçants qui font une fortune rapide. Pouvait-on douter que le journal qu’il tenait ne fût le Journal des Débats? Pouvait-on croire qu’il fût autre chose lui-même qu’un doctrinaire heureux?

De la sorte, sur le terrain neutre de ces délicieux jardins, se rencontrent des esprits hostiles, qui, sans se mêler, jouissent en commun de l’ombre fraîche, de l’air exquis, et du luxe de quelque journal tout frais, cela au milieu d’une cité remplie de partis divisés, et aussi calmement que si chacun d’eux se promenait dans un domaine princier qui lui appartînt.

Pour un observateur non enclin au spleen, que d’études vivantes à faire, en suivant les allées et venues des minuscules dandys et des petites maîtresses en miniature qui, à toute heure du jour, volettent dans l’ombre et le soleil des Tuileries comme oiseaux-mouches? Ou ces petits enfants français se conduisent merveilleusement bien, ou quelque surveillance attentive les empêche de crier, car je n’ai certainement jamais vu tant de jeunesse réunie s’abandonner si rarement au salutaire exercice de développer ses poumons en hurlant—exercice qui fait souvent tressaillir lorsqu’on s’approche de cette:

«Douce enfance, qui ne peut rien, sinon crier!»

Les costumes de ces jolies créatures sont par eux-mêmes un amusement; ils sont souvent si fantaisistes, qu’ils donnent parfois l’air de masques aux enfants qui les portent. J’ai vu de petits bonshommes jouant au cerceau dans un uniforme complet de garde national; d’autres qui se balançaient vêtus en montagnards écossais; et d’innombrables petites dames habillées de tous les ajustements possibles, à part celui de leur âge.

Le plaisir d’examiner les passants et d’étudier les costumes dans les jardins des Tuileries n’est pas limité à la partie la plus jeune de l’assistance. Dans aucun pays je n’ai vu d’habillements aussi grotesques que ceux de quelques personnages que l’on rencontre quotidiennement et à toute heure flânant dans ces allées. D’ailleurs, cette observation ne s’applique qu’aux hommes; il est très rare de rencontrer une femme habillée ridiculement, et, si cela arrive, il y a cinq cents chances contre une pour que ce ne soit pas une Française. L’élégance simple et parfaite est, je pense, le caractère le plus frappant du costume de promenade des dames de Paris. Les petits détails de leur toilette semblent être plus étudiés encore que la pelisse et la robe. Toute femme que vous rencontrez est bien chaussée, bien gantée. Ses rubans, s’ils ne sont pas semblables à sa robe, s’harmonisent certainement avec elle; et quant à ces garnitures délicates, dont le soin incombe à la blanchisseuse, il semble que Paris soit le seul pays du monde, où l’on sache repasser.

LA GRANDE ALLÉE DES TUILERIES

(Coll. J. B.)

Au contraire, les fantasques caprices du vêtement masculin dépassent tout ce que l’on pourrait dire. On croirait vraiment que l’air de Paris a la qualité de rendre d’un noir de jais tous les impériales, favoris et moustaches que renferment les murs de la capitale. A distance, on jurerait que les jeunes hommes se sont bandé la figure d’un ruban noir pour se guérir des oreillons; et cette sombre chevelure, qui, naguères, faisait généralement bien, est devenue si commune, que cela nuit considérablement aujourd’hui à son heureux effet. Quand tous les hommes ont la moitié de la figure couverte par des poils noirs, cela cesse d’être une bien précieuse distinction pour chacun d’eux. Peut-être, aussi, les nombreuses annonces de compositions infaillibles pour teindre les cheveux en toutes nuances, excepté celle que Dieu leur a voulue, contribuent-elles à nous faire suspecter beaucoup cette séduisante couleur méridionale. Je ne doute pas qu’en ce moment, un gentleman soigné, bien rasé, septentrional, ne serait fort goûté dans tous les salons de Paris.

On ne peut méconnaître que les «glorieuses et immortelles journées» ont beaucoup nui à l’aspect général des jardins des Tuileries. Avant elles, il n’était pas permis d’y entrer vêtu d’une blouse, d’une camisole ou d’une casquette, et ni homme, ni femme, portant des paniers ou des paquets, n’avait le droit de traverser ces jolis lieux, consacrés au délassement et à la gaîté. Mais, liberté et habillement sordide ne font qu’un dans l’esprit du peuple—souverain... pas tout à fait: la populace n’est encore que vice-reine à Paris;—elle a toutefois obtenu, comme une marque du respect dû à ses volontés, un nouvel arrêté de circulation, grâce auquel ces jardins royaux sont devenus une sorte d’arche de Noé, où peuvent entrer les animaux propres ou non.

(Gravure de Tony Johannot) (Extr. de Jérôme Paturot)

Peut-on souhaiter un meilleur exemple de ce que peut l’autorité pour le bonheur de ceux qui préfèrent avoir ce qu’ils appellent la liberté? Pas un de ceux qui pénètrent aujourd’hui dans ces jardins n’était privé auparavant d’y entrer; seulement il devait pour cela s’habiller décemment,—c’est-à-dire mettre ses habits du dimanche ou des jours de fête,—seuls jours, semble-t-il, où les classes ouvrières puissent désirer la permission de se promener dans un jardin public. Mais l’obligation de paraître propre dans le jardin du palais du Roi était une entrave à la liberté; aussi a-t-on aboli cette formalité; et les gens du peuple ont obtenu le noble privilège d’y paraître aussi sales et mal habillés qu’ils aiment à l’être.

Jadis, la sentinelle avait ordre, là où elle stationnait, de refuser l’entrée à toute personne mal vêtue, et cela donna naissance à une assez amusante histoire qui eut pour acteur un garde national. Ce militaire avait été placé en faction à la porte d’une certaine mairie, le jour de quelque fête, avec ordre de ne laisser entrer aucune personne mal-mise. Un incroyable se présente, non seulement vêtu à la mode, mais au delà. La sentinelle le regarde, et, croisant sa baïonnette devant la porte, prononce d’une voix de commandement:

«On n’entre pas!

—On n’entre pas?—s’écrie l’élégant, ahuri du résultat de sa merveilleuse toilette;—on n’entre pas? Me défendre d’entrer, monsieur? Impossible! à quoi pensez-vous? Laissez-moi passer, vous dis-je!»

La sentinelle imperturbable restait comme un roc devant l’entrée: «Mes ordres sont précis, dit-elle, et je ne puis les enfreindre.

«LE MARCHAND DE LUNETTES»

(Par Gavarni) (Bibl. nationale)

—Précis! Vos ordres vous précisent de me refuser, moi?

Oui, monsieur, précis, de refuser qui que ce soit que je trouve mal-mis.»[C]

X

SALETÉ DES RUES.—CARDAGE DES MATELAS EN PLEIN AIR.—CHAUDRONNIERS AMBULANTS.—CONSTRUCTION DES MAISONS.—PAS D’ÉGOUTS.—MAUVAIS PAVÉ.—RÉVERBÈRES A L’HUILE.

Ma dernière lettre était sur les jardins des Tuileries, un sujet qui me fournit tant d’observations, que je crois que je laisserais mon enthousiasme m’entraîner aujourd’hui à en parler encore, si je n’avais point souci de la variété. Mon humeur, ou, si vous voulez, ma mauvaise humeur l’exigeant ainsi, je vous parlerai aujourd’hui de la police des rues à Paris.

Je ne vous dirai pas qu’elle est mauvaise, car je ne doute pas que beaucoup d’autres n’aient dit cela avant moi; mais je vous dirai que je la considère comme quelque chose de puissant, de mystérieux, d’incompréhensible et de parfaitement étonnant. Dans une ville où chaque chose, destinée à être vue, est obligée d’être un ornement gracieux; où les boutiques et les cafés ont l’air de palais de fée; où les places des marchés sont ornées de fontaines dans lesquelles les plus délicates naïades pourraient se baigner avec délices; dans une ville où les femmes sont trop délicates pour être tout à fait terrestres et les hommes trop raffinés et trop galants pour souffrir qu’un souffle impur s’approche d’elles; dans une ville comme celle-là, vous êtes choquée à chaque pas que vous faites, ou à chaque secousse de votre voiture, par la vue et l’odeur de mille choses qu’on ne saurait décrire.

LA RUE BASSE-DES-URSINS

(Par Trimolet) (Collection J. B.)

Chaque jour porte mon étonnement à un plus haut degré que le précédent, car chaque jour un nouveau fait me montre qu’une partie considérable du bonheur et de la facilité de la vie est détruite à Paris par la négligence et la mollesse de la police municipale, qui pourrait pourtant éviter aisément au peuple le plus élégant du monde le dégoût qu’il doit sentir de ce perpétuel outrage à la simple décence des rues.

Sur ce sujet, il est impossible d’en dire davantage; mais à d’autres points de vue, l’insuffisance de la police des rues est aussi manifeste, quoique moins révoltante en apparence; et je vous les énumérerai par curiosité, puisqu’ils peuvent être décrits sans inconvenance; mais quand on les rapproche de cette passion pour la grâce des ornements, qui est si particulière au peuple français, ils offrent à l’esprit une anomalie tellement forte qu’on est tout déconcerté pour les expliquer.

Vous ne pouvez, en cette saison, suivre aucune rue de Paris, pour élégante qu’elle soit par sa situation, ou distinguée par ceux qui la fréquentent, sans être obligée de vous détourner à tout instant, afin de ne pas heurter deux ou plusieurs femmes couvertes de poussière, et parfois de vermine, travaillant à carder leurs matelas dans la rue. Debout ou assises, elles ne s’occupent de personne, mais peignent, tournent et secouent la laine sur les passants, prennent toute la place et forcent les promeneurs à faire un détour dans la boue, qui ne les empêche pas de frôler le matériel et d’avaler la poussière qui sort de ces dépôts autorisés.

Il y a une demi-heure, en allant du boulevard des Italiens à l’Opéra, j’ai vu une vieille femme occupée à cette dégoûtante opération. Elle y a sans doute travaillé toute la journée et dérangera son attirail juste à temps pour permettre au duc d’Orléans de passer en voiture en se rendant à l’Opéra sans se heurter à elle, mais certainement pas assez tôt pour que le prince ne reçoive pas une partie des impuretés animées ou inanimées qu’elle éparpillait dans l’air depuis plusieurs heures.

Il y a quelques jours, je vis un gentleman très élégant se faire une forte contusion à la tête et voir son vêtement complètement sali, par une chute qu’il fit en se prenant les pieds dans l’appareil d’un chaudronnier ambulant; celui-ci travaillait dans la rue et avait étalé son feu de charbon, son soufflet, son creuset et tous les autres objets nécessaires au métier d’étameur sur l’étroit trottoir de la rue de Provence.

Au moment où l’accident arriva, toutes les personnes qui passaient semblèrent prendre un grand intérêt au malheur du gentleman; mais aucune n’eut un mot de reproche ni une simple remarque sur cette invasion de la rue par le chaudronnier ambulant; et celui-ci ne sembla pas même imaginer qu’il dût faire des excuses ou seulement changer la disposition de son établissement.

A Londres, quand on construit ou quand on répare une maison, la première chose que l’on fait, c’est d’entourer les lieux d’une haute palissade qui empêche que les allées et venues nécessaires incommodent en aucune manière le public dans la rue. Après quoi, on établit un trottoir provisoire, protégé par des planches, afin que l’invasion inévitable du trottoir ordinaire par les travailleurs soit aussi peu gênante que possible.

(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Si vous passez dans Paris à un endroit qui soit dans les mêmes conditions, vous vous imaginerez tout d’abord que quelque terrible accident—le feu peut-être, ou la chute d’un toit—a occasionné ces difficultés, cet embarras de circulation qu’on croirait tolérable une heure à peine; mais les autorités municipales ne s’occupent pas de cela: aucun ordre de leur part n’empêche que les choses restent en cet état pour le tourment et le danger de mille passants, pendant des mois. Si un tombereau doit être chargé ou déchargé dans la rue, il peut prendre et garder la position la plus gênante pour la circulation, sans qu’on se soucie du danger ou du retard qu’il occasionne aux voitures et aux piétons qui ont à passer par là.

Des incongruités et des abominations de toutes sortes sont déposées sans scrupule dans les rues à toute heure du jour et de la nuit et y restent jusqu’à ce que le balayeur les enlève au matin. L’humble piéton peut se considérer comme heureux si, seuls, son nez et ses yeux souffrent de ces ordures, et s’il ne prend pas contact avec elles dans leur sortie sans cérémonie par la porte ou la fenêtre. Quel bonheur! s’exclame-t-il, quand il échappe; et, s’il est éclaboussé des pieds à la tête, il se console en jetant sur ses habits un regard plein de tristesse, et d’ailleurs nullement irrité.

Quant à cette barbarie d’un ruisseau tracé au milieu des rues pour recevoir toutes les ordures, qui gâte une grande partie de cette belle ville, je puis seulement dire que la patience avec laquelle des hommes et des femmes de mil huit cent trente-cinq la supportent me paraît inconcevable.

(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Il me semble en vérité que les égouts et les puisards soient une chose que tous les hommes du monde sachent faire, sauf les Français. L’autre semaine, après une violente pluie d’une ou deux heures, cette partie de la place Louis-XV qui est près de l’entrée des Champs-Elysées resta couverte d’eau. Le ministère des Travaux publics, ayant attendu un jour ou deux pour voir ce qui adviendrait et trouvant que ce lac boueux ne disparaissait pas, commanda vingt-six vigoureux ouvriers, qui se mirent à creuser une rigole, telle que les petits garçons s’amusent à en faire auprès d’un étang. Grâce à ce remarquable exploit, l’eau stagnante fut enfin conduite au ruisseau le plus proche; les pioches furent rangées, et un canal boueux à ciel ouvert orna cette superbe place qui, si on se donnait la peine de l’arranger, serait probablement le lieu le plus beau dont aucune ville au monde se pût glorifier.

Peut-être serai-je trop exigeante en mettant parmi mes lamentations sur les rues de Paris, mon regret qu’on n’y ait pas encore adopté notre dernière et plus luxueuse amélioration. Je peux affirmer, après avoir passé quelques semaines ici, que les rues macadamisées de Londres doivent devenir un sujet de joie pour nous. Le bruit excédant de Paris, qui provient du mauvais état du pavé des rues, comme de la construction défectueuse des roues et des ressorts, est si violent et si incessant qu’il semble avoir une cause ininterrompue; c’est une sorte de torture dont une très longue habitude peut seule empêcher que l’on souffre. Et les rues macadamisées auraient en plus cet avantage d’embarrasser les futurs héros de barricades.

Il y a un autre défaut, dont le remède serait plus aisé, et qui a pour seule cause, à mon avis, la défectueuse administration des rues: c’est la profonde obscurité qui règne dans les parties de la ville où les propriétaires des boutiques ne s’éclairent pas avec le gaz. Sur les boulevards, les cafés et les restaurants en sont si brillamment illuminés que l’on oublie le réverbère à la vieille mode, suspendu à de longs intervalles au-dessus du pavé. Mais aussitôt que vous avez quitté ces lieux de lumière et de gaieté, vous vous trouvez plongée dans la plus profonde obscurité; et il n’y a pas une petite ville en Angleterre, qui ne soit incomparablement mieux éclairée que celles des rues de Paris dont l’éclairage est assuré par la seule municipalité.

Comme il est évident que des conduites de gaz s’étendent actuellement dans toutes les directions pour alimenter les nombreux particuliers qui l’emploient dans leur maisons, je ne comprends pas qu’on use de ces lugubres réverbères à l’huile, au lieu de leur préférer cette ravissante lumière qui égale celle du soleil; je me suis dit qu’il y avait probablement un contrat qui n’était pas encore expiré entre la Ville et les entrepreneurs de lumière. Mais si la commodité du public était aussi sérieusement considérée en France qu’en Angleterre, aucune prétention de tous les marchands de lumière du monde, quoi qu’il en coûte pour les satisfaire, ne saurait faire que les citoyens marchassent à tâtons dans l’obscurité, quand il serait si aisé de leur assurer un bon éclairage.

Pour ne point paraître ingrate, je ne m’étendrai pas plus sur les inconvénients qui déparent certainement cette admirable cité; mais je peux assurer, sans crainte d’être contredite ni blâmée, qu’une administration des rues, semblable à celle de Londres, serait le plus grand cadeau que le roi Philippe pût faire à sa belle ville de Paris.

XI

LA FÊTE DU ROI.—INQUIÉTUDES.—ARRIVÉE DES TROUPES.—LES CHAMPS-ELYSÉES.—POLITESSE NATURELLE DES GENS DU PEUPLE.—CONCERT DANS LE JARDIN DES TUILERIES.—LA FAMILLE ROYALE AU BALCON: INDIFFÉRENCE DU POPULAIRE.—FEUX D’ARTIFICE.

Nous sommes allés, il y a quelques jours, voir les préparatifs que l’on fait pour la fête du roi: peut-être n’égalent-ils pas ceux que l’on faisait du temps de l’empereur, quand toutes les fontaines de Paris versaient du vin, mais ils sont splendides néanmoins, et, s’ils sont plus sobres, ils sont peut-être aussi plus princiers. Ce ne sont que théâtres, salles de bals, orchestres dans les Champs-Elysées, magnifiques feux d’artifice sur le pont Louis-Seize, concert en face du palais des Tuileries, illuminations partout, et spécialement dans les jardins. Mais ce qui nous a frappés le plus, ç’a été le nombre sans cesse croissant des troupes. Les gardes nationaux et les soldats de la ligne se partagent les rues; et comme une grande revue fait naturellement partie du programme, cela ne se remarquerait pas, si les partis politiques n’avaient persuadé au peuple que le roi Philippe trouvât nécessaire de se tenir sur la défensive.

(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Je vous laisse à imaginer les sous-entendus qui ont été émis à ce sujet; et il m’a été assuré confidentiellement, dans plusieurs maisons, que les revues de troupes seront à l’avenir un des divertissements les plus fréquents, sinon les plus populaires des Parisiens. Si vraiment il est nécessaire de déployer des forces pour assurer la tranquillité dans ce pays sans cesse agité, le gouvernement a raison de le faire; mais si ce ne l’est pas, il y a quelque imprudence à montrer tant de soldats, car

Une riche armure portée dans la chaleur du jour
protège, mais étouffe.

Hier, 1ᵉʳ mai étant, d’après le calendrier, le jour consacré à saint Jacques et à saint Philippe, était regardé comme la fête du roi actuel de France. Le temps était superbe, et tout semblait gai, surtout dans la partie de la capitale qui avoisine les Champs-Elysées et les Tuileries.

Comme un sage spectateur m’avait assurée que c’est dans les nombreux rassemblements que se manifestent les impressions populaires, et, comme je désirais me promener aux Champs-Elysées, j’étais sur le point de commander une voiture pour nous conduire; mais mon ami m’arrêta:

«Vous pouvez aussi bien rester chez vous, me dit-il; de votre voiture vous ne verrez qu’une masse de gens; tandis que si vous vous promenez au milieu de la foule, vous pourrez peut-être découvrir si le peuple pense à quelque chose ou à rien.

—A quelque chose ou à rien? répondis-je. Le «quelque chose» amènerait peut-être une révolution? Réellement dites-moi si vous croyez qu’il y a des chances d’émeute?»

LES CHAMPS-ÉLYSÉES

(Collection J. B.)

Au lieu de répondre, mon ami se tourna vers un gentleman qui revenait de la revue des troupes passée par le roi.

«Avez-vous assisté à la revue? demanda-t-il.

—Oui, j’en reviens justement.

—Et que pensez-vous des troupes?

—Ce sont de superbes militaires, de remarquablement beaux hommes que les gardes nationaux et les soldats de la ligne.

—Et sont-ils en force suffisante pour assurer la tranquillité de Paris en cas d’une crise de folie?

—J’en suis persuadé.»

Ces mots nous décidèrent à nous rendre aux Champs-Elysées, laissant par prudence la plus jeune partie féminine de notre compagnie à la maison.

Si l’on n’a pas assisté à une fête publique à Paris, on ne peut se faire une idée de l’impression que donne en ce cas la ville entière: la tête me tourne encore à y penser. Imaginez une centaine de balançoires enlevant à travers les airs leurs cargaisons joyeuses; une centaine de bateaux ailés tourbillonnant, et dont chacun porte comme équipage un couple d’amoureux en tête à tête; imaginez des centaines de chevaux de bois, levant leurs sabots vers le ciel et se poursuivant infatigablement autour du même cercle, les naseaux en feu; des centaines de saltimbanques, jacassant et baragouinant leur incompréhensible jargon, habillés les uns en généraux, les autres en Turcs, d’aucuns offrant leurs secrets sous le costume d’un juif arménien, d’autres encore faisant la culbute sur une estrade, et présentant une drogue avec une affreuse grimace. Nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour regarder comment procédaient ces personnages quand ils avaient réussi à attirer une proie: la pauvre victime était cajolée et enjôlée jusqu’à ce qu’on lui eût bien persuadé que nulle maladie ne l’atteindrait plus si elle avait confiance dans le seul spécifique certain et efficace.

De chaque côté de nous s’étendaient de longues files de baraques ornées de marchandises étincelantes: bagues, fermoirs, broches, boucles, plus séduisantes les unes que les autres, et toutes à cinq sous. C’est assez amusant d’observer les regards de convoitise que jettent sur ces magasins de fausse élégance féminine les jeunes filles accompagnées de leurs complaisants amoureux. Hélas! c’est peut-être pour elles le commencement du chagrin.

Sur la plus grande place des Champs-Elysées, deux scènes de théâtres se dressaient, pouvant contenir dans l’espace ménagé entre elles deux, m’a-t-on dit, vingt mille spectateurs. Pendant que sur l’une se joue une pièce, une pantomime, je crois, l’autre savoure une relâche et se repose; mais dès que le rideau de la première tombe, la toile de la seconde se lève, et l’océan de têtes qui remplit la place, tourne et ondule comme les vagues de la mer, fluant et refluant en avant et en arrière selon la marée.

Quatre grands enclos al fresco, destinés à la danse et munis chacun d’un orchestre respectable, occupaient les coins de cet espace; et malgré la foule, la chaleur, le soleil et le tapage, la danse ne cessa pas un seul instant pendant toute cette journée d’été. Quand un couple de danseurs était fatigué, un autre le remplaçait. L’activité, la gaieté et la bonne humeur générale de cette immense foule ne se démentirent pas du matin au soir.

Ce peuple mérite réellement des fêtes; il se réjouit si cordialement, et en même temps si paisiblement!

Tels furent les faits les plus frappants dans ce jubilé; mais nous ne faisons pas un pas à travers la foule sans y découvrir quelque trait caractéristique de la joie parisienne. Je fus charmée de constater pendant toute ma promenade que, suivant le mot de notre ami: «Personne ne pensait à rien.»

Mais ce qui me plut davantage que tout le reste fut la sobriété que montre le peuple dans ses rafraîchissements. Les hommes, jeunes et vieux, les respectables matrones et les gentilles demoiselles étanchaient leur soif avec de la limonade glacée, que des fontaines ambulantes fournissaient en quantité incroyable, au prix d’un sou le verre. Heureusement pour elle, cette population au cœur léger, et qui aime tant les fêtes, ne se divertit pas dans les palais du gin.

LA MARCHANDE DE BEIGNETS

Cependant il faut satisfaire la faim comme la soif: pour contenter le goût friand du peuple, on voyait donc des réchauds par douzaines, sous les arbres, à chacun desquels présidait une vieille femme, brandissant sur les charbons une poêle à frire d’où s’échappait un parfum d’oignons, et vantant d’une voix perçante les qualités de ses saucisses et de son foie. Ce fut pour moi le seul désagrément de la journée: l’odeur de ces cuisines en plein air n’avait rien, je l’avoue, d’agréable; mais tout le reste me plut extrêmement. Je voyais pour la première fois une populace entière en fête, et je ne croyais pas que ce spectacle pourrait autant m’amuser et sans m’effrayer aucunement. Devant une de ces cuisines à la terrible odeur, j’admirai en quel style poli une vieille, qui avait profité de l’ombre d’un arbre pour son restaurant, défendait son installation contre l’invasion d’un marchand de pain d’épice:

«Pardon, monsieur!... ne venez pas, je vous prie, déranger mon établissement.»

La vue de ces deux vieilles grotesques têtes, avec leur accoutrement, rendait exquise cette simple apostrophe. La réponse fut un salut et le départ du marchand de pain d’épice. Ici, je ne puis m’empêcher de songer au langage énergique qui aurait été tenu, en semblable circonstance, à la foire de Bartholomew.

UN AGENT DE POLICE

En somme, nous revînmes ravis de notre expédition, mais je ne crois pas avoir été de ma vie aussi fatiguée. Néanmoins je me trouvai suffisamment reposée pour parcourir dans la soirée une grande partie des Tuileries, où l’on nous assura que deux cent mille personnes étaient réunies. La foule était vraiment très grande, et nous fûmes obligés de nous séparer; trois heures plus tard nous nous retrouvâmes tous, sains et saufs, au même hôtel d’où nous étions partis.

L’attraction qui, durant la première partie de la soirée, attira le plus la foule fut l’orchestre en face du palais. Une musique militaire y jouait, tandis que des milliers de lampes s’allumaient dans les jardins.

A ce moment, le roi, la reine et la famille royale parurent au balcon. Et alors se produisit la seule faute de toute cette jolie journée, faute si grave d’ailleurs qu’elle me produisit l’effet le plus désagréable. Du premier au dernier, on sembla avoir oublié la cause des réjouissances; pas un son d’aucune sorte n’accueillit l’apparition de la famille royale. Je trouvai absolument étonnant qu’un peuple si gai et si démonstratif, assemblé en si grande quantité et en une telle occasion, restât la tête levée à regarder son souverain sans qu’une seule voix proférât un cri. D’ailleurs, s’il n’y eut pas de bravos, il n’y eut pas non plus de sifflets.

La scène en elle-même était d’une gaieté enivrante. Devant nous s’élevaient les pavillons illuminés des Tuileries: les brillants lampions mettaient en pleine lumière, à travers les lauriers-roses et les myrtes, la famille royale, qui se tenait sur le balcon. De chaque côté, on voyait des arbres, des statues, des fleurs éclairés par d’innombrables pyramides de lampions, tandis que les sons d’une musique martiale résonnaient au milieu de la fête. Les jets d’eau, retenant la lumière artificielle, s’élevaient dans l’air comme des flèches de feu, se transformaient en brindilles et retombaient en pluie lumineuse, en répandant sur la foule une délicieuse fraîcheur. Enfin, derrière eux, et aussi loin que les regards pouvaient atteindre, s’étendait la forêt suburbaine, illuminée par des festons de lampions qui semblaient s’allonger, en diminuant peu à peu, jusqu’à la barrière de l’Etoile. Véritablement, ce spectacle était délicieux, et il eût été parfait si, au lieu de ce lourd silence, des acclamations venant du cœur avaient accueilli le jour de fête d’un roi aimé.

Les feux d’artifice aussi furent superbes; et bien que tous les théâtres de Paris fussent ouverts gratuitement au public, et, comme nous le sûmes ensuite, absolument pleins, la multitude, qui les regardait, me sembla assez grande pour peupler douze villes. C’est que les Parisiens, riches et pauvres, jeunes et vieux, ont tellement accoutumé de vivre dehors, que la plus légère tentation suffit à faire sortir tous ceux d’entre eux qui sont capables de marcher seuls; et, en vérité, il ne reste guère dans les maisons que ceux qui ne sauraient quitter leurs fauteuils ou les bras de leurs nourrices.

Tous les feux d’artifice furent tirés sur le pont Louis-Seize. On n’aurait pu choisir un meilleur endroit; en effet, on les voyait parfaitement du haut des terrasses des Tuileries; et, sur tous les quais, le long des deux rives de la rivière, jusqu’à la Cité, les spectateurs pouvaient admirer les feux de toutes couleurs qui y étincelaient. Une des plus jolies inventions des feux d’artifice, ce sont ces fusées, bleues, blanches, rouges que l’on fait se succéder rapidement, et qui semblaient, ainsi que j’entendis un jeune républicain le dire, «être les messagers ailés portant le drapeau chéri jusqu’au ciel». Je me gardai de répondre que, si ces messagers racontaient là-haut tout ce que le drapeau tricolore a fait, ils auraient d’étranges mots à dire.

Le bouquet, cette dernière grande pièce du feu d’artifice, était tout à fait splendide, mais ce qui me parut le plus beau, ce fut la vue de la Chambre des Députés, dont toute l’architecture était marquée par des lignes de feu: les magnifiques escaliers qui y conduisent avec leurs lignes ininterrompues de lumières semblaient un signe mystique de cette épreuve de l’élection populaire que doivent subir ceux qui veulent entrer dans le temple de la Sagesse.

Combien délicieux me parut mon thé bouillant sur ma lampe de nuit! et quelle reconnaissance j’éprouvai ce matin vers une heure, en pensant que la fête du roi s’était paisiblement terminée! Je m’endormis aussitôt couchée dans mon lit.

XII

REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL.—LA GARDE MUNICIPALE.—LA GARDE NATIONALE.

Nous avons assisté sur la place du Carrousel à une revue de très belles troupes, composées de gardes nationaux, de soldats de la ligne, et de ce superbe corps municipal appelé la garde de Paris. Ce dernier, il me semble, remplit dans Paris, depuis la révolution de 1830, les fonctions policières de ce que l’on appelait anciennement la gendarmerie; mais ce nom étant tombé en discrédit dans la capitale—les jeunes gens, par exemple, considéreraient comme une insulte le nom de gendarme—on a pris à sa place celui de garde de Paris; les gendarmes ne se trouvent plus qu’en province. D’ailleurs, qu’ils s’appellent d’un nom ou d’un autre, je ne vis jamais un corps avoir plus belle apparence. Les hommes et les chevaux, les équipements et la discipline, tout m’y sembla parfait...

L’apparence de la garde nationale réunie sous les armes, comme à cette revue, est aussi très imposante. On s’aperçoit au premier coup d’œil que ce ne sont pas là des troupes ordinaires. Tous les équipements sont en excellent état, et leurs uniformes, confectionnés non en gros drap de soldat, mais en drap fin, contribuent à rehausser leur éclat. Inutile de dire que l’uniforme lui-même, bleu foncé, avec son délicat pantalon blanc, est particulièrement joli dans une parade; le blanc est beaucoup plus seyant, à mon avis, que le pantalon rouge des troupes, il est peut-être moins pratique en campagne.

Le roi et ses fils étaient à cheval. L’état-major entier était brillant et élégant, et d’un style aussi aristocratique qu’un prince le peut désirer. Des cris de «Vive le roi!» fournis et gais, se faisaient entendre le long des rangs; et, si cela est un indice des sentiments de l’armée envers Philippe, le roi peut rester indifférent à toutes les prédictions de mauvais avenir.

Mais, dans cette cité de contradictions, on ne peut jamais tirer aucune conclusion sûre de ce qu’on observe; car, cinq minutes après, celui-ci ou celui-là vient vous affirmer que vous êtes dans l’erreur, que vous vous abusez complètement, et que c’est le contraire exactement de ce que vous supposez qui est la vérité. Ainsi, lorsque je racontai dans la soirée la réception cordiale que les soldats avaient faite au roi le matin même, on me répondit: «Je le crois bien, madame; les officiers leur commandent de le faire

Nous restâmes un bon moment sur le terrain de la revue, et nous vîmes aussi bien qu’on peut voir du fond d’une voiture. Comme toute parade de troupes bien équipées et bien commandées, celle-là formait un spectacle brillant et joli; et en dépit de la caustique réponse à mon enthousiasme que je viens de vous rapporter, je reste d’avis que le roi Philippe peut être content de ses troupes et de la manière dont elles l’ont accueilli...

XIII

SOIRÉE.—LE CAUSEUR QUI FAIT MYSTÈRE DE TOUT.

6 mai 1835.

... Nous tînmes hier l’engagement que nous avions pris de passer la soirée chez Mᵐᵉ de L***; j’eusse été fâchée d’y manquer, car la première séance du Procès-Monstre qui avait eu lieu le matin même, semblait avoir réveillé et excité l’esprit de chacun. Peu de choses me plaisent autant que d’écouter une conversation parisienne libre et bien nourrie; surtout, comme c’était hier le cas, quand la société est restreinte et animée...

Il y avait là un monsieur qui avait une manière fort irritante de provoquer l’attention. Il n’était pas tout à fait comme le Timante de Molière dont Célimène dit:

«Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.»

Mais, au milieu d’une conversation qui intéressait tout le monde, il s’écriait soudain:

«Par exemple! J’ai entendu aujourd’hui la meilleure histoire possible sur le roi. Voulez-vous l’entendre, Mᵐᵉ B...?»

La dame à qui cette question s’adressait, étant une doctrinaire décidée, répondit naturellement en secouant la tête; mais comme un demi-sourire accompagnait cette réponse, et comme la dame se penchait vers le questionneur, elle, mais elle seulement, entendit «la meilleure histoire possible» murmurée à l’oreille.

A un autre moment, il s’adressa à la maîtresse de maison; mais, comme il parlait au milieu du cercle, il attira non seulement son attention mais celle de tout le monde:

«Madame, dit-il subitement, laissez-moi vous dire un petit mot de la trahison.»

—«Comment? de la trahison? A propos de quoi, s’il vous plaît?... Mais c’est égal, contez toujours.»

En recevant cette réponse, le conteur de bonnes histoires quitta la profondeur de son fauteuil,—entreprise difficile, car il n’était ni vif ni léger dans ses mouvements,—et contournant délibérément toutes les chaises, il se plaça derrière Mᵐᵉ de L***, et lui murmura dans l’oreille quelque chose qui fit rougir et secouer la tête; mais elle se mit à rire en lui disant qu’elle haïssait les politiques timides, et qu’elle n’avait aucun goût pour des histoires de trahisons qui n’étaient pas hautement prononcées.

Cet avis le remit à sa place; mais il le prit très bien, car, au lieu de murmurer davantage, il se mit soudain à raconter de bizarres et interminables potins, d’ailleurs en termes si vivants que cela les rendait semblables à d’amusantes histoires...

XIV

VICTOR HUGO.

J’ai appris à nouveau quelques détails curieux sur l’état actuel de la littérature française. Je pense vous avoir déjà dit que j’ai entendu uniformément traiter avec mépris l’école du décousu, et cela non seulement par les partisans vénérables du bon vieux temps, mais aussi par des hommes distingués de ce moment, distingués par leur position comme par leur savoir.

Concernant Victor Hugo, le seul de cette école auquel je ferai allusion, parce qu’il a été suffisamment lu en Angleterre pour que nous le regardions comme une célébrité, ce sentiment est plus remarquable encore. Je n’ai jamais parlé de lui ou de ses ouvrages à une personne d’une bonne

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