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Paris romantique: Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)

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REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL

(Par Eug. Lami) (Collection J. B.)

REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL

(Par Eug. Lami) (Collection J. B.)

 

 

morale et d’un esprit cultivé, sans qu’elle se refuse à lui accorder cette estime que nos critiques les plus autorisés lui concèdent. Je peux dire que la France semble être honteuse de lui.

Vingt fois, il m’est arrivé, quand je demandais l’opinion des gens sur ses pièces, de m’entendre répondre:

«Je vous assure que je ne les connais pas; je n’ai jamais rien vu jouer de lui.

—Les avez-vous lues?

—Non, je ne peux lire les ouvrages de Victor Hugo.»

Quelqu’un, qui m’avait entendue à plusieurs reprises persister dans mes questions sur la réputation dont Victor Hugo jouit à Paris comme écrivain de génie et auteur dramatique, me dit qu’il voyait bien que, comme tous les étrangers généralement, et les Anglais en particulier, je regardais Victor Hugo comme une sorte de type de la littérature française du moment.

«Pourtant permettez-moi de vous assurer, ajouta-t-il gravement et avec conviction, qu’aucune idée n’a jamais été à ce point erronée. Il est le chef d’une secte, le Grand Prêtre d’une congrégation ayant aboli toutes les lois «morales et intellectuelles» qui jusqu’ici servaient de règles aux esprits humains. Il a atteint à cette prééminence que pas un autre, j’espère, ne tentera de lui disputer. Mais Victor Hugo n’est pas un écrivain populaire en France.»

C’est ce jugement ou un analogue que, neuf fois sur dix, j’ai entendu prononcer sur lui et ses œuvres quand j’en ai parlé; et je regarde cela comme la preuve d’une intelligence saine et de sentiments droits, état d’esprit extrêmement honorable et plus répandu chez nos voisins français que nous ne le croyons. J’en fus d’autant plus heureuse, que je m’y attendais moins. Il y a tant de faux éclat dans les œuvres de Victor Hugo—d’ailleurs avec de très réels éclats de temps à autre—que je pensais trouver la jeunesse et la partie la moins raisonnable de la population beaucoup plus chaudes dans leur admiration pour lui.

VICTOR HUGO EN 1835

(Extr. du Charivari)

Son goût passionné pour les scènes de vice et d’horreur, et son profond mépris pour tout ce que le temps a consacré comme bon, soit en matière de goût soit en

STATUETTE DE VICTOR HUGO

(Par Dantan) (Extr. du Musée Dantan)

morale, pouvait, à ce que je pensais, entraîner les cerveaux déréglés de notre temps; et, de la sorte, il ne pouvait manquer d’avoir la sympathie et la louange de ceux qui mettent ses théories en pratique. Mais il n’en est pas ainsi. On reconnaît la vigueur sauvage de quelques-unes de ses descriptions; mais c’est là le seul éloge que j’aie jamais entendu faire de l’œuvre dramatique de Victor Hugo, dans son pays natal.

Les incidents émouvants, hardis, effrayants de ses drames dégoûtants peuvent et doivent exciter un certain degré d’attention quand on les voit pour la première fois et il est évidemment dans l’intérêt des directeurs d’encourager des productions qui peuvent produire ces effets; cela ne peut donc être considéré comme une dégradation systématique du théâtre. C’est un fait que les affiches seules attestent suffisamment, que les pièces de Victor Hugo, quand elles ont épuisé leur première vogue, ne sont plus jamais reprises à la scène; pas une ne reste au répertoire. Ce fait, qui m’avait déjà été signalé par une personne parfaitement au courant du sujet, m’a été confirmé par beaucoup d’autres; et cela en dit plus qu’aucun critique ne le pourrait faire sur le bon sens du public...

XV

VERSAILLES.—MUSÉE PROJETÉ.—SOUVENIRS D’UN JARDINIER SUR LES BOURBONS.—LES GRANDES EAUX A SAINT-CLOUD.

Le château de Versailles, ce merveilleux chef-d’œuvre du goût splendide et de l’extravagance illimitée de Louis le Grand, est fermé, depuis dix-huit mois. C’est un gros désappointement pour ceux des nôtres qui n’ont jamais vu ces immenses pièces et leurs décorations somptueuses. La raison de cette exclusion momentanée du public est que les ouvriers occupent en ce moment tout l’édifice, non pas en vue de le restaurer pour le roi, mais de le préparer à devenir un musée universel pour le pays. Les bâtiments sont vraiment trop grands pour un palais, et tellement somptueux que je pense qu’aucun souverain moderne ne désirerait les habiter. Je me suis parfois étonnée que Napoléon ne se soit pas pris de goût pour cette immensité; mais je pense qu’il y aurait trouvé peu de charmes: il préférait convertir ses millions en nerf de la guerre que de posséder toutes les sculptures et toutes les dorures du monde.

VERSAILLES

(Par E. Lami) (Collection J. B.)

Si le musée qu’on projette est monté avec science, jugement et goût, et avec la magnificence accoutumée en France, on aura tiré un excellent parti de la fantaisie splendide du grand monarque.

On parlait l’autre soir dans une réunion, des travaux qui sont exécutés à Versailles, et quelqu’un disait que l’intention du roi était de convertir une partie du bâtiment en une galerie d’histoire nationale, qui contiendrait les tableaux représentant toutes les victoires françaises.

La réflexion que cela amena, m’amusa: elle est tellement française!—«Ma foi!... Mais cette galerie-là doit être bien longue... et assez ennuyeuse pour les étrangers.»

Bien que le château fût fermé, nous ne renonçâmes pas à notre expédition à Versailles. Là, chaque chose est intéressante, non pas seulement par sa splendeur, mais aussi par tous les souvenirs qui font revivre à nos yeux des scènes que l’histoire nous a rendues familières. Les horreurs du dernier siècle comme les gloires royales du précédent sont bien connues de tout le monde en Angleterre, et il faut qu’on nous ait transmis de France un nombre prodigieux de récits, pour que nous soyons au fait des événements qui se sont passés à Versailles tout aussi bien que nous le sommes de ceux qui avaient dans le même temps Windsor pour théâtre. Pourtant il en est ainsi...

SAINT-CLOUD

(Par E. Lami) (Collection J. B.)

Avant de visiter la confusion ordonnée des bosquets, des statues, des temples et des fontaines, nous nous fîmes conduire par notre guide à cheveux gris tout autour de chaque partie des bâtiments, tandis qu’il nous contait une série de vieilles histoires intéressantes sur Louis XVI, Marie-Antoinette, Monsieur et le comte d’Artois (car il semblait avoir oublié ou ne pas savoir qu’ils avaient porté d’autres noms que ceux qu’ils avaient dans sa jeunesse); et tous, ils occupaient la même place dans son imagination qu’ils y tenaient quelque cinquante ans plus tôt, quand il était aide du gardien de l’orangerie.

Il se glorifiait d’avoir approché jadis la famille royale; il raconta comment la reine avait donné son nom à un oranger parce qu’elle en trouvait les fleurs plus douces que celles de tous les autres; et comment il cueillait tous les jours pour Sa Majesté, sur un myrte aux larges feuilles et aux fleurs doubles, un bouquet que l’on plaçait sur la toilette de la Reine à deux heures. Ce vieil homme connaissait chaque oranger, sa naissance et son histoire comme un berger connaît ses moutons. Le doyen de la bande date du règne de François Iᵉʳ, et vraiment il est très vert pour son âge. Un autre, surnommé Louis le Grand, qui était frère jumeau, comme dit notre guide, de ce puissant monarque est regardé comme un jeune, et l’on assure qu’il n’a pas encore atteint son développement entier.

Oh! si ces orangers pouvaient parler! S’ils pouvaient nous raconter les scènes dont ils ont été témoins! s’ils pouvaient nous décrire les beautés sur lesquelles ils ont égrainé leurs ardentes fleurs, tous les héros, les hommes d’Etat, les poètes et les princes qui, dans leur promenade, se sont arrêtés sous leur ombre, que de remarques spirituellement méchantes, de graves conseils et de tristes réflexions nous aurions à entendre!...

La vue des grandes eaux à Saint-Cloud faisait partie du programme de notre journée; mais, pour y aller, nous fûmes obligés de monter dans un de ces indescriptibles véhicules qui transportent la joyeuse bourgeoisie de Paris de palais en palais, et de guinguette en guinguette. Nous avions abandonné notre confortable citadine, croyant n’avoir aucune difficulté à en trouver une autre. En quoi nous fûmes désappointés, car la quantité de voyageurs excédait les véhicules disponibles et nous nous considérâmes comme très heureux de trouver des places dans un équipage que nous aurions bien méprisé le matin, quand nous quittions Paris...

Quelques-uns de ces singuliers véhicules étaient tirés par cinq ou six chevaux. Ceux-là n’étaient au juste que des chariots peints de couleurs éclatantes, suspendus sur de grossiers ressorts, avec une tente à plat au-dessus. Dans plusieurs je comptai jusqu’à vingt personnes; mais il y en avait quelques-uns dont une ou même deux places demeuraient vacantes, et alors rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des efforts que faisait le conducteur, non moins gai qu’elle, d’ailleurs, pour obtenir des voyageurs qu’ils remplissent les sièges libres.

Chaque individu croisé sur la route se voyait invité par des hurlements à occuper les places vacantes. «Saint-Cloud, Saint-Cloud, Saint-Cloud!» ces mots, criés par le conducteur et repris en refrain par la compagnie, résonnaient dans les oreilles de tous les passants; et si l’on rencontrait un paisible voyageur se rendant dans la direction opposée, l’invitation était alors proférée avec une véhémence décuplée, et accompagnée d’éclats de rires, auxquels, loin de s’offenser, le promeneur répondait sur le même ton. Mais quand on rencontrait une voiture au plein galop se rendant à Versailles, c’est alors que la joie devenait indescriptible. «Saint-Cloud! Saint-Cloud! Saint-Cloud!... Tournez donc, messieurs, tournez à Saint-Cloud!» Les cris et les vociférations auraient suffi à effrayer tous les chevaux du monde, excepté des chevaux français; ceux-là sont tellement habitués au vacarme, qu’il y a peu de danger que le bruit les fasse partir. Je croirais même qu’ils prennent leur part de la gaieté générale; car ils secouaient leurs têtières et leurs glands, s’ébrouant et s’agitant comme s’ils étaient ravis de la fête.

Au total, nous et quelques centaines d’autres arrivâmes trop tard pour le spectacle, l’eau ayant manqué avant que la demi-heure de réjouissances promise fût écoulée. Les jardins, cependant, étaient pleins, et tout le monde paraissait aussi gai et content que si le spectacle n’avait pas manqué.

Je me demande si les Français deviennent jamais vieux, c’est-à-dire, vieux comme nous, assis au foyer, et ne rêvant pas plus de fêtes que de jouer à colin-maillard. J’ai vu là et ailleurs des hommes et aussi des femmes à cheveux gris, assez ridés pour être aussi graves qu’un vénérable juge au tribunal; mais je n’en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter, danser, valser et faire l’amour.

XVI

GENS REMARQUABLES.—GENS DISTINGUÉS.

Nous passâmes notre soirée d’hier dans la maison d’une dame qui m’avait été présentée avec cette recommandation: «Vous rencontrerez aux réunions de Mᵐᵉ de V... beaucoup de gens remarquables.»

C’est là, il me semble, exactement le genre de recommandation qui puisse donner le plus piquant intérêt à une nouvelle connaissance, mais surtout à Paris, car cette attrayante capitale possède une collection de gens remarquables plus divers par la nationalité, les classes et les croyances qu’aucune autre.

Néanmoins, il ne faut pas prendre à la lettre ce terme de «gens remarquables» et croire qu’il désigne toujours des individus si distingués que tout le monde ait les yeux sur eux; ce terme varie dans sa valeur et son application, selon les sentiments, les facultés et la situation de celui qui l’emploie.

Chacun a invariablement des «gens remarquables» à vous présenter; et je commence à savoir quel genre de «gens remarquables», je puis m’attendre à rencontrer dans chacune des maisons qui me sont ouvertes.

Quand Mᵐᵉ A... me murmure à l’oreille au moment où j’entre dans son salon: «—Ah! vous voilà! c’est bon; j’aurais été bien fâchée si vous m’aviez manqué; il y a ici, ce soir, une personne bien remarquable, qu’il faut absolument vous présenter», je suis sûre que je verrai quelqu’un qui a été maréchal, ou duc ou général, ou savant, ou acteur, ou artiste sous Napoléon.

Mais si c’est Mᵐᵉ B... qui me dit la même chose, je suis certaine que ce sera un respectable doctrinaire qui occupe, a occupé ou occupera une place, et qui a fait entendre sa voix du côté triomphant.

Mᵐᵉ C... au contraire, ne daignerait pas appeler «remarquable» un homme dont les désirs et les occupations fussent aussi terre à terre. Ce ne peut être que quelque philosophe, pâli par le travail de concilier des paradoxes ou de découvrir quelque nouvel élément.

Ma charmante, gracieuse, gentille Mᵐᵉ D... n’userait de ce terme qu’en parlant d’un ex-chancelier, ou chambellan, ou ami, ou serviteur fidèle de la dynastie exilée.

Quant à la fatale Mᵐᵉ E... avec ses lèvres minces et son sourire sinistre, bien qu’elle déclare tenir un salon où tout talent, quelle que soit sa nuance, est le bienvenu, je suis bien sûre qu’elle n’a de considération que pour ceux qui ont eu part aux grandes et immortelles iniquités d’une révolution quelconque. Elle n’est pas assez vieille pour avoir eu rien de commun avec la première, mais je ne doute pas qu’elle n’ait été fort occupée pendant la dernière et je suis sûre qu’elle ne sera tranquille ni jour ni nuit avant d’en avoir vu une autre. Si ses espoirs sont trompés sur ce point, elle mourra d’atrophie; car elle ne se nourrit que de l’espoir d’une rébellion contre toute autorité constituée.

Je crois qu’elle ne m’aime pas; et si je suis admise à l’honneur de paraître chez elle, c’est uniquement parce qu’elle pense que j’y entendrai des choses qui me seront désagréables. Elle s’imagine que je déteste de rencontrer des Américains, en quoi elle se trompe comme en beaucoup d’autres choses...

Les «remarquables» de Mᵐᵉ F... sont presque tous des étrangers du genre philosophico-révolutionnaire; des gens, qui ne sont pas particulièrement bien vus chez eux, et qui préfèrent être remarquables et remarqués à quelques centaines de lieues de leur pays.

Ceux de Mᵐᵉ G... sont principalement des musiciens. «—Croyez-moi, madame, dit-elle, il n’y a que lui pour toucher le piano... Vous n’avez pas encore entendu Mˡˡᵉ Z..., quelle voix superbe!... Elle fera, j’en suis sûre, une fortune immense à Londres.»

Les connaissances de Mᵐᵉ H... ne sont pas «remarquables» pour une chose spéciale à chacune d’elles, mais pour être en toutes choses exactement opposées les unes aux autres. Elle aime entendre dire: Les soirées antithestique[D] de Mᵐᵉ H.., et elle éprouve un plaisir particulier à voir assis côte à côte sous le manteau de sa cheminée, des gens qui se tireraient peut-être des coups de pistolet s’ils se rencontraient autre part. C’est là une manière bizarre d’arranger une réunion sociable; mais ses soirées sont de très amusantes soirées à cause de cela.

Les amis de Mᵐᵉ J... sont «distingués» et non pas «remarquables». J’ai rencontré dans sa maison un nombre extraordinaire de gens distingués.

Mais je ne vous fatiguerai pas en allant jusqu’à la fin de l’alphabet...

XVII

EXCURSION AU LUXEMBOURG.—LES FEMMES N’ENTRENT PAS AU PROCÈS MONSTRE.—GEORGE SAND EN HOMME.—COSTUME RÉPUBLICAIN.—LE QUAI VOLTAIRE.—INSCRIPTIONS MURALES.—COMMENT LE MARÉCHAL LOBAU DISPERSE LES ÉMEUTES.—UNE MANIFESTATION.

Depuis que le Procès a commencé au Luxembourg, nous avons l’intention d’aller jeter un coup d’œil sur le campement établi dans le jardin, sur l’appareil militaire déployé autour du palais, et, en un mot, sur tout ce qu’il peut être permis à des yeux féminins de voir d’un lieu si intéressant en ce moment par les affaires importantes qui s’y traitent.

J’ai donc fait tout ce que j’ai pu pour

UNE FEMME EN COSTUME MASCULIN «PASSONS VITE!»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

 

 

obtenir l’autorisation d’entrer à la Chambre pendant qu’elle siège, et de très aimables amis m’ont aidée; mais en vain: on n’admet aucune dame. Si les regrets féminins ont été augmentés ou diminués par les récits quotidiens qui sont publiés sur la conduite abominable des prisonniers, je ne m’aventurerai pas à vous le dire. C’est égal, nous ne pouvons entrer, que nous le désirions ou non. On dit que, dans une des tribunes réservées au public, on a vu un jeune garçon rajuster ses boucles avec une petite main blanche; et on dit, aussi, que ce garçon s’appelait George S..d; mais j’ai entendu déclarer partout que seuls pénétraient dans les limites proscrites ceux qui jouissaient de la prérogative d’une barbe au menton.

GEORGE SAND EN HOMME

(Par Calamatta) (Bibl. nat.)

Notre modeste projet de regarder les murs qui contiennent les rebelles tapageurs et leurs juges patients s’accomplit facilement, non sans nous procurer beaucoup d’amusement.

Deux aimables Français nous accompagnaient, qui avaient promis de nous expliquer les signes et les symboles qui pourraient tomber sous nos yeux sans que nous les comprissions. La matinée étant délicieuse, nous nous rendîmes à pied à l’endroit de notre destination et nous nous promîmes de nous reposer au retour en nous faisant cahoter dans un fiacre.

Notre route traversait le jardin des Tuileries, cette raison acheva de nous décider, et, comme d’habitude, nous nous accordâmes de passer une délicieuse demi-heure assises sous les arbres...

Trois jeunes gens suivaient l’allée où nous nous installâmes, absorbés en apparence par quelque affaire de terrible importance. En vérité, ils avaient l’air de caricatures animées et n’étaient rien d’autre.

C’étaient des républicains. On voit constamment de semblables personnages se pavaner sur les boulevards, ou flâner, comme ceux que nous voyions, dans les Tuileries, ou rôder en groupes sinistres dans le bois de Boulogne, chacun se croyant le front d’un Brutus et le cœur d’un Caton. Où et à quelque heure que vous les voyiez, leur aspect ne trompe jamais; il n’est pas à Paris un enfant de dix ans qui ne puisse dire en les apercevant: Ce sont des républicains. J’ai vu dans plusieurs magasins d’estampes, une explication des symboles de leur toilette qui permettrait au plus ignorant de les reconnaître. Le plus important est le chapeau, qui formerait un cône parfait si le fond en était seulement plus élevé de quelques pouces; l’ombre de Cromwell peut se glorifier en voyant combien de mauvaises têtes imitent encore sa coiffure. Ensuite viennent les longs cheveux emmêlés, qui pendent salement sous le chapeau. Le cou est nu, au moins de linge; mais une profusion de cheveux remplace celui-ci. Le gilet, comme le chapeau, porte un nom immortel: «gilet à la Robespierre,» telle est sa terrible appellation; et la dimension de ses revers augmente ou diminue selon la grandeur des principes de celui qui les porte. Au reste, un air farouche et sauvage est tout à fait nécessaire pour achever l’extérieur d’un républicain à Paris en 1835.

LE JARDIN DU LUXEMBOURG

(Collection J. B.)

Quelles grimaces j’ai vu défigurer le visage de ceux qui portent ce déguisement! Les uns roulent des yeux et froncent les sourcils comme s’ils voulaient intimider l’univers entier; d’autres fixent leurs sombres regards vers la terre, absorbés dans une effrayante méditation; pendant que d’autres, tristement appuyés à une statue ou un arbre, jettent des regards terribles, qui pourraient être interprétés dans le langage des sorcières de Macbeth.

«Nous devons, nous voulons—nous devons, nous voulons avoir du sang davantage encore—et devenir pires, et devenir pires.»

Les trois jeunes hommes qui passaient près de nous étaient ainsi faits...

Nous poursuivîmes notre promenade, et, ayant traversé le Pont Royal, nous longeâmes le quai Voltaire, pour éviter la rue du Bac; nous étions tous d’avis que cette rue, dont Mᵐᵉ de Staël parle si tendrement à distance, est loin d’être agréable de près.

Si ce n’était l’antipathie naturelle des Anglais pour la flânerie devant les vitrines, la promenade le long du quai Voltaire pourrait occuper une matinée entière. Depuis le premier étalage de «gens remarquables» à cinq sous pièce—et il y a des têtes parmi eux qui vaudraient d’être étudiées,—depuis cette galerie de gloires à cinq sous jusqu’à l’entrée de la rue de Seine, c’est une suite ininterrompue de boutiques: livres vieux et neufs, riches, rares ou sans valeur; gravures pouvant être classées de même; articles d’occasion de toutes sortes; et, par-dessus tout, de véritables musées de sculptures et de dorures, de chaises extraordinaires, de chandeliers effrayants, de pendules grotesques, et de tous les ornements sans nom que l’on ait pu trouver. C’est ici que l’opulent amateur du style massif de Louis XV entre avec une lourde bourse, de là qu’il repart avec une bourse légère. L’actuelle famille royale de France aime, dit-on, ce style princier mais lourd; et l’on voit souvent les voitures royales s’arrêter à la porte de ces magasins, si hétérogènes par leur contenu qu’on pourrait leur donner toute sorte de noms, sauf celui de magasins de nouveautés, et qui, au premier coup d’œil, ont vraiment l’air de boutiques de prêteurs sur gages...

En arrivant dans le quartier Latin, nous nous amusâmes à raisonner sur cette inclination des très jeunes hommes, qui sont encore soumis à la contrainte de leurs parents ou de leurs maîtres, à ruiner et détruire tout ce qui affirme l’autorité ou la discipline. Les murs abondent en inscriptions de ce genre: «A bas Philippe!» «Les Pairs sont des assassins!» «Vive la République!» et ainsi de suite. Les poires de toutes dimensions et de toutes formes, avec des traits pour le nez, les yeux et la bouche, sont nombreuses, et tout cela dénote le mépris de la jeunesse étudiante pour le monarque régnant. Un signe évident de cette haine de l’autorité, ce fut, il y a quelques jours, la manifestation de quatre ou cinq cents de ces jeunes hommes déréglés qui escortèrent avec des cris et des huées M. Royer-Collard, professeur nouvellement nommé par le gouvernement à la Faculté de médecine, depuis l’Ecole jusque chez lui, rue de Provence.

En pareil cas, ce gouvernement ou un autre devrait suivre l’exemple donné par le général Lobau. L’anecdote est généralement connue; peut-être, l’avez-vous déjà entendue? Mais je préfère que vous l’écoutiez une seconde fois, plutôt que de risquer que vous ne l’entendiez pas.

Une partie des jeunes gens de Paris, qui s’exercent à faire de petites émeutes républicaines, s’était assemblée en nombre considérable sur la place Vendôme. Les tambours battirent, le commandant fut prévenu et arriva. Les jeunes mécontents serrèrent leurs rangs, prirent en main leurs couteaux de poche et leurs cannes, et s’apprêtèrent à résister. On vit le général dépêcher un aide de camp, et quelques moments anxieux passèrent; enfin quelque chose qui semblait effrayant comme un engin militaire parut, s’avançant par la rue de la Paix. Etait-ce un canon?... Une foule de soldats en casques entouraient ce terrible objet, le firent tourner avec une précision militaire et l’approchèrent de l’endroit où les séditieux formaient leur phalange la plus épaisse. Un commandement fut donné, et en un instant la foule entière se vit inondée d’eau.

Beaucoup, parmi ceux qui virent la déroute et la fuite précipitée des héros que poursuivaient avec leurs tuyaux les pompiers amusés, déclarent que jamais aucune manœuvre militaire n’avait encore produit une retraite aussi rapide. Je découvre dans ce procédé de la garde nationale un indice frappant du mépris tranquille que sentent ces puissants gardiens du pouvoir présent pour leurs ennemis républicains.

Ayant atteint le Luxembourg et obtenu de pénétrer dans les jardins, nous nous arrêtâmes encore pour contempler une scène, non seulement tout à fait nouvelle, mais aussi très singulière pour ceux qui étaient accoutumés à l’aspect ordinaire du lieu.

Au milieu des lilas et des roses un campement de petites tentes blanches offrait son air martial. Des armes, des tambours, et toutes sortes d’objets militaires apparaissaient çà et là; tandis que des troupiers flânant, fumant, lisant, achevaient de donner à la scène une apparence inaccoutumée...

«CE SOIR A LA PORTE SAINT-MARTIN!—J’Y SERAI!»

(Grav. de A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Il semble que, depuis le commencement des jugements, le principal devoir des gendarmes—(je vous demande pardon, je voulais dire: de la garde de Paris)—soit d’empêcher tout rassemblement de gens conversant et bavardant dans les cours et les jardins du Luxembourg. Aussitôt qu’on voit deux ou trois personnes stationnant ensemble un sergent de ville s’approche et prononce sur un ton de commandement: «—Circulez messieurs! Circulez, s’il vous plaît!» La raison de cette précaution est que, tous les soirs, à la porte Saint-Martin, des jeunes gens se rassemblent pour faire un vain tapage sans aucune signification, mais dont l’écho, répercuté de rue en rue, arrive à prendre l’importance d’une émeute. Nous sommes présentement tellement habitués à ces insignifiantes émeutes, que nous n’y attachons pas plus d’importance que le général Lobau lui-même; néanmoins, on juge convenable de prévenir tout rassemblement à proximité du Luxembourg, de peur que la dame aux cent voix qui grossit les huées de quelques ouvriers paresseux jusqu’à en faire une émeute, ne propage à travers la France la nouvelle que le Luxembourg est assiégé par le peuple. Le tapage que nous entendîmes était occasionné par le rassemblement d’une douzaine de personnes; un agent était au milieu du groupe et nous entendîmes parler d’arrestation. En moins de cinq minutes, cependant, tout était calme; mais nous remarquâmes des figures si pittoresques dans leur républicanisme, que nous reprîmes nos sièges pour en faire un croquis, tout en nous amusant à imaginer quelles pouvaient être les sinistres paroles qu’ils échangeaient entre eux avec tant de circonspection. M. de L. nous assura que, sans aucun doute, ils se disaient:

«Ce soir, à la porte Saint-Martin!» Réponse: «J’y serai...»

XVIII

LIBERTÉ FRANÇAISE DE PROPOS.—«L’ODEUR DU CONTINENT.»—MALPROPRETÉ ET LUXE.—L’EAU NON INSTALLÉE DANS LES MAISONS.—DÉLICATESSE ANGLAISE.—SES CAUSES.

Parmi les usages français qui nous frappent par leur contraste avec les nôtres, je note d’abord la liberté stupéfiante avec laquelle, ici, et même dans la bonne société, on parle d’une foule de choses auxquelles on n’oserait faire la plus légère allusion chez nous, fût-ce dans les plus modestes classes. Il semble que l’opinion de Martine ne lui soit point du tout particulière, et que les Français pensent généralement avec elle que:

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien.

Il est impossible de ne pas admettre que la France manque de raffinement à ce point de vue, si on la compare à l’Angleterre. Aucun Anglais, je crois, n’est jamais revenu de Paris sans l’affirmer; et malgré la gallomanie qui règne chez nous, tout le monde reconnaît que, pour saisissantes que soient l’élégance et la grâce des plus hautes classes françaises, il leur manque encore cette délicatesse raffinée, si hautement estimée à tous les rangs de notre société, même les plus vulgaires. Les Français voient des choses et supportent des désagréments, qui nous feraient perdre l’esprit en juillet et nous pendre en novembre...

Il fut certainement un temps où l’usage voulut en Angleterre comme il le veut aujourd’hui en France, que l’on nommât les choses, pour grossières qu’elles fussent, «par leur véritable nom»; on en peut trouver la preuve jusque dans les sermons et à plus forte raison dans les traités, les essais, les poèmes, les romans et le théâtre.

Si nous voulions nous former une opinion sur le ton de la conversation en Angleterre, il y a un siècle, d’après le langage des comédies écrites et jouées à cette époque, nous constaterions que notre pays était alors plus éloigné encore du raffinement dont nous nous glorifions aujourd’hui, que nos voisins français ne le sont présentement.

Je ne fais pas allusion ici à l’immoralité, ou à un cynique aveu de l’immoralité; mais à une sorte de grossièreté qui peut être compatible avec la vertu, comme son absence n’est malheureusement pas une garantie contre le vice.

Si nous nous sommes corrigés de cela, sauf erreur, c’est bien plutôt grâce à l’opulence de l’Angleterre qu’à la sévérité de sa vertu. Vous direz, peut-être, que je m’éloigne à une immense distance de mon point de départ; mais je ne le crois pas: en France comme en Angleterre, je trouve des raisons nombreuses pour penser que je suis dans le vrai en attribuant moins cette différence à la disposition naturelle et au caractère propre des deux nations, qu’aux facilités accidentelles de progrès rencontrées par l’une et non par l’autre.

Il serait facile d’établir, à l’aide des divers ouvrages littéraires dont je viens de parler, que la délicatesse du goût en Angleterre s’est développée graduellement, en proportion de l’accroissement de la richesse et du soin que l’on y a pris d’éloigner de la vue tout ce qui peut choquer les sens.

Quand nous cessons d’entendre, de voir et de sentir les choses qui sont désagréables, il est naturel que nous cessions d’en parler; et il est, je crois, certain que l’Anglais prend plus de peine que tout autre peuple au monde pour que les sens—qui conduisent les impressions du corps à l’âme—apportent à l’esprit le moins de connaissance possible des choses désagréables. Tout le continent d’Europe (excepté une partie de la Hollande, qui montre à beaucoup de points de vue une ressemblance fraternelle avec nous) peut être cité comme inférieur à l’Angleterre sous ce rapport. Je me souviens de m’être beaucoup amusée l’an dernier, en débarquant à Calais, de la réponse faite par un vieux voyageur à un novice qui faisait son premier voyage.

«Quelle affreuse odeur! dit l’étranger non initié, cachant son nez dans son mouchoir.

—C’est l’odeur du continent, monsieur, répondit l’homme expérimenté.» Et c’était vrai.

Il y a des détails à ce sujet sur lesquels il est impossible de s’appesantir et qui malheureusement n’exigent pas de plume pour attirer l’attention. Ceux-là, s’il était possible, je les noierais volontiers plus encore dans l’ombre qu’ils n’y sont. Mais il est des faits, provenant de la pauvreté comparative du peuple, qui tendent à prouver par suite de l’enchaînement nécessaire des choses, ce manque de raffinement dont je parle.

Examinez la disposition intérieure d’une maison de Paris habitée par des gens de la classe moyenne, et comparez-la avec celle d’une maison de Londres aménagée pour des habitants du même rang. On trouvera à profusion dans un appartement parisien tous les articles d’ornementation et de décoration que l’on peut acquérir à bon marché. Miroirs, tentures de soie, moulures d’or sous toutes les formes, vases de Chine, lampes d’albâtre, et pendules—sur lesquelles le temps qui passe est marqué avec tant de grâce qu’on oublie qu’il ne reviendra pas,—tout cela se voit en abondance, et la dixième partie de ce que l’on considère comme nécessaire à Paris pour meubler un appartement ordinaire, suffirait à une jolie dame de Londres pour être enviée par ses voisines.

Mais après avoir admiré toutes ces élégances et leur joli arrangement, passons et entrons dans les chambres à coucher—non, entrons dans la cuisine, ou bien vous jugeriez mal la véritable différence des deux habitations.

A Londres, l’eau monte jusqu’au second étage, et souvent jusqu’au troisième, et on la trouve en abondance, sans que les domestiques aient plus de peine pour se la procurer que s’ils la tiraient d’une fontaine à thé. Dans une des cuisines de chaque maison, généralement dans deux, souvent dans trois, on trouve la même disposition. Au contraire, si l’on songe qu’à Paris chaque famille reçoit ce précieux don de la nature par deux seaux à la fois, que monte péniblement un porteur en sabots, en passant souvent par le même escalier qui conduit au salon, il est difficile de supposer qu’on y dépense aussi facilement et aussi libéralement cette eau que chez nous.

On peut opposer à cette remarque, il est vrai, avec assez de raison, le bas prix et la facilité d’accès des bains publics. Mais, en admettant que les ablutions personnelles, faites de la sorte, puissent suffire aux personnes qui ne regardent pas comme indispensable de trouver toutes leurs aises à leur domicile, encore ce manque d’eau est-il un obstacle à cette absolue propreté dans toutes les parties des maisons que nous considérons comme nécessaire à notre confort.

J’admire beaucoup l’église de la Madeleine, mais je trouve que la ville de Paris aurait eu infiniment plus de profit à employer les sommes qu’a coûtées cet imposant monument à construire des conduits destinés à alimenter d’eau les habitations privées.

D’ailleurs, si grands que soient les inconvénients résultant de la rareté d’eau dans les chambres et les cuisines, il est une autre imperfection bien plus grande et plus grave par ses conséquences. L’absence de puisards et d’égouts est le vice de toutes les villes de France; et c’est là un terrible défaut. Ce peuple qui, dès l’enfance, se voit obligé d’accoutumer ses sens et de les soumettre aux incommodités provenant de cela, ce peuple-là aurait-il moins de raffinement que nous dans ses pensées et dans ses paroles, ce ne serait que naturel et inévitable. Ainsi, comme vous voyez, je reviens à mon texte tel un prédicateur; et j’ai expliqué, je crois, suffisamment, comment j’avais raison de prétendre tout à l’heure que les indélicatesses qui si souvent nous offensent en France ne viennent pas d’une grossièreté d’esprit naturelle, mais sont le résultat inévitable de circonstances qui changeront sans aucun doute à mesure que s’accroîtra la prospérité du pays et que son peuple se familiarisera davantage avec les mœurs de l’Angleterre.

«CAUSERIE»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Cet éloignement de toutes les choses qui peuvent choquer les sens, cette élévation que procure à l’intelligence l’absence de tout ce qui pourrait évoquer une sensation pénible, est probablement le dernier point auquel parviendront jamais les efforts que fait l’homme pour embellir son existence.

Le plaisir et l’amusement nous ont demandé moins de travail assidu que ce soin scrupuleux d’éviter tout ce qui est importun; et il se pourrait que, de même que nous avons dépassé toutes les nations modernes dans ce tendre soin de nous-mêmes, nous soyons aussi les premiers à tomber du haut de notre délicatesse dans ce gouffre de scrupules qui a englouti la vieille Grèce et Rome. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter le bill de la Réforme et les autres horribles lois de ce genre?

Quant à cette autre espèce de raffinement qui, celle-là, regarde l’intelligence et qui, si elle ne saute pas aux yeux tout d’abord, est plus importante dans ses effets que celle qui a seulement rapport aux usages, il est moins aisé d’en parler avec assurance. La France et l’Angleterre ont l’une et l’autre une si longue liste de noms éminents à citer pour prouver que chacune d’elles a contribué plus que l’autre au progrès littéraire, que la seule façon de résoudre la question de savoir laquelle occupe le plus haut rang, c’est de reconnaître que chaque pays a raison de préférer ce qu’il a produit. Malheureusement, en ce moment, ni l’un ni l’autre ne peut avoir grande raison de se glorifier. Ce qui est bien est accablé et étouffé par ce qui est mal. Grâce à la liberté de la presse, il a paru depuis quelques années tant d’immondices, que je ne sais si la lecture de ce qui se publie est en général plus dangereuse pour la jeunesse en Angleterre ou en France.

Il est certain, je crois, que l’école de Hugo a mêlé du ridicule au mal, et il n’est pas impossible que cela agisse comme un antidote au poison. C’est une forme de mystification qui passera de mode aussi vite que les pilules de Morrison. Nous n’avons rien dans notre littérature d’aussi faible que cela; mais je crains bien, au point de vue du bonheur de notre pays, que nous ayons quelque chose de plus profondément dangereux.

Quant à déterminer ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, cela semble simple à première vue, et au fond c’est très embarrassant. En ouvrant un volume de Adèle et Théodore, l’autre jour,—ouvrage écrit spécialement sur l’éducation, et par un auteur que nous devons croire animé d’intentions honnêtes et parlant avec sincérité,—je tombai sur ce passage:

Je ne connais que trois romans véritablement moraux: Clarisse, le plus beau de tous; Grandison, et Paméla. Ma fille les lira en anglais lorsqu’elle aura dix-huit ans.

Je passerais encore sur le vénérable Grandison, bien qu’il ne soit nullement sans tache; mais qu’une mère parle de laisser sa fille de dix-huit ans, lire les autres, c’est pour moi un mystère difficile à comprendre, surtout dans un pays où les jeunes filles sont protégées et préservées de toute espèce de mal avec la plus incessante et la plus scrupuleuse vigilance. Je pense que Mᵐᵉ de Genlis aura seulement considéré l’objet et le but moral de ces ouvrages, qui sont bons, sans remarquer combien peut être mauvaise la grossièreté révoltante avec laquelle sont écrits quelques-uns de leurs plus puissants passages. Mais c’est un jugement osé et dangereux que celui-là quand il s’agit des études d’une jeune personne.

Je pense que nous pouvons trouver les symptômes du sentiment qui dicte un tel jugement, dans le ton de satire mordante avec lequel Molière attaque ceux qui prétendent bannir ce qui peut faire insulte à la pudeur des femmes.

Prêter à Philaminte les propos qu’il lui prête, fait rire quoi qu’on en ait; mais, chez nous, Sheridan lui-même n’aurait pas osé plaisanter sur ce sujet.

Mais le plus beau projet de notre Académie,
Une entreprise noble et dont je suis ravie,
Un dessein plein de gloire et qui sera vanté,
Chez tous les beaux esprits de la postérité,
C’est le retranchement de ces syllabes sales
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales;
Ces jouets éternels des sots de tous les temps,
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants;
Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes
Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

Une telle académie pourrait être, certainement, une institution très comique; mais les devoirs qu’elle aurait à accomplir, ne rendraient pas les fauteuils de ses membres des sinécures en France.

XIX

LE DIMANCHE A PARIS.—LE PLAISIR EN FAMILLE.—GAIETÉ NATURELLE.—LES POLYTECHNICIENS S’APPLIQUENT A RESSEMBLER A NAPOLÉON.—UN DIMANCHE AUX TUILERIES.

A Paris, le dimanche est un jour délicieux, plus que dans tous les autres pays que j’ai visités, à part Francfort. La joie est universelle et néanmoins très familiale, et, si je formais mon idée sur le caractère français d’après les scènes que j’ai vues le dimanche et non d’après les livres et les journaux, je dirais que le trait le plus marquant en est l’affection conjugale et paternelle.

Il est rare de voir un homme ou une femme en âge d’être mariés et d’avoir des enfants, sans que l’un ou l’autre soit accompagné de son époux et de sa petite famille.

C’est en famille qu’ils boivent une bouteille de vin léger; ce qui fait le plaisir de l’un le fait aussi de l’autre; et que l’on ait ce jour-là peu ou beaucoup à dépenser pour s’amuser, l’homme et la femme en profiteront également.

J’ai visité beaucoup d’églises pendant les messes du matin, dans différents quartiers de la ville, et je les ai trouvées toutes remplies de monde; et bien que je n’aie jamais remarqué aucun exemple de cette dévotion si fréquente dans les églises de Belgique où les bras douloureusement étendus font songer aux solennités hindoues, j’ai vu partout l’apparence de l’attention la plus pieuse et la plus sincère.

Une fois la grand’messe dite, le peuple se répand dans toutes les parties de la ville, non point tant pour chercher des distractions que pour en rencontrer. Et l’on est assuré d’en trouver; car on ne saurait faire dix pas dans aucune direction sans rencontrer un divertissement quelconque.

LE DIMANCHE AUX TUILERIES

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Rien ne me plaît autant que la vue d’un peuple nombreux dans ses réjouissances. Quand il s’assemble pour faire de la politique, je confesse que je n’ai pas grand amour ni admiration pour lui; mais quand il est joyeux, surtout quand les femmes et les enfants participent à la joie générale, le spectacle me paraît délicieux; et où pourrait-il l’être plus qu’à Paris? La nature des habitants, le climat, la forme et la disposition de la ville, tout favorise les plaisirs. C’est en plein air, sous la voûte du ciel bleu, devant des milliers d’yeux que les Parisiens aiment à s’amuser et à se chauffer au soleil. L’atmosphère claire et brillante de leur ville semble faite exprès pour cela; et quiconque traverse les boulevards, les quais, les jardins de Paris s’apercevra certainement combien leurs espaces étaient nécessaires aux citoyens pour s’assembler à leur aise.

Les jeunes hommes de l’Ecole Polytechnique font sensation le dimanche à Paris; ils n’ont la liberté de sortir dans la ville que les jours de fête; mais ces jours-là, dans les rues et dans les promenades publiques, on peut croiser à chaque pas de jeunes Napoléons.

(E. Lami del.) (Collection J. B.)

Il est très étonnant de constater qu’un principe ou un sentiment puissant, commun à un corps nombreux, peut avoir pour résultat de rendre extérieurement semblables les membres de ce corps, que la nature avait faits pourtant aussi dissemblables que possible. Bien que le plus âgé de ces jeunes Polytechniciens ne puisse guère être né avant les jours où Napoléon quitta la France pour toujours, il n’y a pas un seul d’entre eux qui ne rappelle plus ou moins l’aspect et la figure bien connus de l’Empereur. Qu’ils soient petits, qu’ils soient grands, qu’ils soient gras, qu’ils soient maigres, c’est tout de même. Pour avoir étudié évidemment leur modèle adoré sur les peintures, les gravures, les marbres, les bronzes et les vases de Chine, ils ont tous quelque chose qui approche de son regard et de son aspect, lesquels ne ressemblaient en rien à ceux du commun des Français, avant que le tyran le plus populaire qu’on ait jamais vu les eût rendus aussi familiers à tous les yeux que le soleil lui-même.

Il est certain que l’art du tailleur contribue beaucoup à donner une similitude extérieure à deux personnes; mais il ne peut donner toute cette ressemblance d’un élève de Polytechnique avec l’homme extraordinaire dont le nom, si longtemps après son exil et sa mort, est encore certainement celui que l’on prononce avec le plus d’émotion en France. La période qui s’est écoulée depuis sa chute a été importante et pleine d’événements importants pour l’humanité; pourtant sa mémoire est aussi vivante parmi eux que si c’était hier qu’il fût rentré dans les Tuileries, triomphant, après une de ses cent victoires...

Vous devez être lasse de m’entendre parler du jardin des Tuileries; mais je ne puis en sortir, surtout quand je décris le dimanche à Paris, car c’est là que se donnent rendez-vous les plus jolis groupes: on peut y lire l’histoire du jour entier. Aussitôt que les portes sont ouvertes, on voit des hommes et des femmes, en déshabille plus convenable qu’élégant, les traverser en tous sens pour gagner la sortie donnant sur le quai et de là les Bains Vigier. Ensuite arrivent les habitués d’après déjeuner; et ceux-là sont ravissants. D’élégantes jeunes mères en demi-toilettes accompagnent leurs bonnes et les gentilles créatures confiées à ces dernières, et elles regardent pendant une heure les gambades que la présence de la chère maman rend sept fois plus gaies que de coutume.

J’ai observé cela plusieurs fois avec beaucoup d’intérêt: souvent la jeune mère essaie de lire, mais elle n’y réussit pas plus de trois quarts de minute de suite; alors elle renonce, et, mettant le livre sur ses genoux, elle répond complaisamment à toutes les questions enfantines qui lui sont posées, tout en contemplant, avec une expression souriante d’heureuse maternité, chaque mouvement et chaque grimace de la charmante miniature où elle se revoit elle-même, et peut-être quelqu’un de plus cher encore.

De dix heures à une heure, les jardins fourmillent d’enfants et de bonnes; et qu’ils sont jolis et amusants, avec leurs robes toutes de fantaisie et leurs volontés de bébés! Arrive l’heure du dîner: les nourrices et les enfants s’en vont; et s’il était possible que pendant une heure un jardin de Paris restât vide, ce serait durant celle-là.

Le décor change par l’arrivée des plus beaux chapeaux, roses, blancs, verts, bleus. Les plumes flottent et les fleurs aux couleurs fraîches s’étalent. De joyeux vivants débouchent des rues de Castiglione et de Rivoli; des voitures déposent à tout instant leurs joyeuses charges dans les jardins. Deux, trois rangées de chaises sont occupées peu à peu sur le bord de chaque promenade, tandis que l’espace libre du milieu est plein d’une masse mouvante de flâneurs heureux.

La scène dure jusqu’à cinq heures; la foule élégante se retire alors, et une autre, peut-être moins gracieuse, mais plus animée, la remplace. Les bonnets succèdent aux chapeaux; et des rires ininterrompus, éclatants de jeunesse et de gaieté, remplacent les murmures galants, les silencieux sourires, et toutes ces façons qu’ont les personnes bien élevées d’échanger leurs pensées en troublant aussi peu que possible l’air qui les entoure.

De ce moment jusqu’à la nuit, la foule va augmentant sans cesse; et qui ne saurait que chaque théâtre, chaque guinguette, chaque boulevard, chaque café dans Paris est à cette heure plein à suffoquer, serait tenté de croire que la population entière se réunit sous les fenêtres du roi.

Pour la bonne société, le dimanche soir à Paris est exactement semblable à tous les autres jours. Il y a le même nombre de soirées, sans plus, le même nombre de dîners; on joue aux cartes, on danse, on fait de la musique, on va à l’Opéra, ni plus ni moins qu’en semaine; pourtant les autres théâtres sont laissés aux endimanchés.

XX

Mᵐᵉ RÉCAMIER.—SES MATINÉES.—PORTRAIT DE CORINNE, PAR GÉRARD.—PORTRAIT EN MINIATURE DE Mᵐᵉ DE STAËL.—M. DE CHATEAUBRIAND.—LES ÉTRANGERS PEUVENT-ILS COMPRENDRE TOUTES LES FINESSES DE LA LANGUE FRANÇAISE?—NÉCESSITÉ DE PARLER FRANÇAIS.

Parmi toutes les dames dont j’ai fait la connaissance à Paris, celle qui me paraît le type le plus parfait de la Française élégante est Mᵐᵉ Récamier,—cette même Mᵐᵉ Récamier que (je ne dirai pas combien il y a d’années) je me souviens d’avoir vue faire dans Londres l’admiration de tous. Chose surprenante! elle la fait encore. La première fois que je la vis, c’était en public; elle m’avait été désignée comme la plus jolie femme d’Europe; mais à présent que j’ai le plaisir de la connaître, je comprends, beaucoup mieux que vous ne le pouvez faire, vous qui ne la connaissez que par la réputation de sa beauté, pourquoi et comment des agréments, généralement si passagers, se trouvent chez elle si durables. Elle est véritablement le modèle de toutes les grâces. Tant par sa personne que par ses façons, ses mouvements, sa manière de s’habiller, sa voix, son langage, elle semble absolument parfaite; et je ne pense pas qu’il serait possible d’imaginer une meilleure manière d’achever l’éducation d’une jeune fille sous le rapport de la grâce, que de lui donner la possibilité d’étudier chaque geste de Mᵐᵉ Récamier.

Elle possède le monopole de tant de talents et d’attraits que ceux-ci et ceux-là suffiraient, s’ils étaient partagés, dans les proportions ordinaires, à faire une armée de femmes exquises. Je n’ai jamais rencontré un Français qui ne reconnût que, bien que ses jolies compatriotes soient charmantes par certains agréments qui leur sont très particuliers, les beautés sans défauts se trouvent en plus petit nombre en France qu’en Angleterre; seulement, ajoutait-il: «Quand une Française se mêle d’être jolie, elle est furieusement jolie.» Ce mot est aussi vrai en fait que piquant par son expression: une belle Française est peut-être la plus belle femme du monde.

La parfaite beauté de Mᵐᵉ Récamier a fait d’elle jadis «une chose merveilleuse»; et maintenant qu’elle a passé l’âge où la beauté est à son apogée, elle est peut-être plus admirable encore, car je ne sais réellement si elle a jamais excité plus d’admiration qu’aujourd’hui. Elle est suivie, recherchée, regardée, écoutée, et qui plus est, aimée et estimée par presque toute la première société de Paris, et l’on trouve dans son cercle quelques-uns des noms les plus illustres de la littérature française.

Son entourage, aussi bien qu’elle, est délicieux, et c’est là un fait si généralement reconnu qu’en ajoutant ma voix au jugement universel, je montre peut-être autant de vanité que de gratitude pour le privilège d’avoir été admise chez elle: mais personne, je pense, ayant la même faveur, ne pourrait, en parlant de la bonne société de Paris, manquer de citer le salon de Mᵐᵉ Récamier. Elle arrive à communiquer le charme qui la rend si remarquable même aux objets qui l’entourent, et tout est chez elle d’une élégance achevée qui exerce une attraction irrésistible: je suis souvent entrée dans des salons assez vastes pour contenir toute une suite d’appartements, et je les ai trouvés infiniment moins frappants avec toute leur richesse que le joli petit salon de l’Abbaye aux Bois.

MADAME RÉCAMIER

(D’après le médaillon de David) (Coll. J. Boulenger)

Les riches draperies de soie blanche, la teinte délicate du bleu qui se marie au blanc dans toute la pièce, les miroirs, les fleurs, tout cela donne à l’appartement un air qui s’harmonise merveilleusement à celui de sa jolie habitante. Il faut penser que Mᵐᵉ Récamier était pour toujours vouée au blanc, car aucune draperie ne tombe autour d’elle qui ne soit d’une blancheur de neige, et vraiment le mélange d’une autre couleur semblerait comme une profanation à la délicatesse exquise de son apparence.

Dans la journée, Mᵐᵉ Récamier admet de 4 heures à 6 heures un nombre limité de personnes, dont les noms sont donnés au domestique qui attend dans l’antichambre. C’est là que j’eus le plaisir d’être présentée à M. de Chateaubriand et la satisfaction de le rencontrer souvent ensuite, satisfaction que je n’oublierai jamais, et pour laquelle j’aurais sacrifié bien volontiers la moitié des belles choses qui récompensent de l’effort d’un voyage à Paris.

Le cercle qu’elle reçoit ainsi l’après-midi est toujours limité et la conversation y est toujours générale. La première fois que moi et mes filles y allâmes, nous ne trouvâmes que deux dames et une demi-douzaine de messieurs, dont M. de Chateaubriand. Une magnifique toile de Gérard, hardiment et sublimement conçue, et exécutée dans la meilleure manière du peintre, occupe tout un côté de l’élégant petit salon. Le sujet du tableau est Corinne dans un moment d’exaltation poétique, une lyre dans la main et une couronne de lauriers sur la tête. Si les costumes de ceux qui l’entourent n’étaient pas modernes, on pourrait prendre cette figure pour Sapho: et jamais cet être passionné, ce martyr de l’amour ne fut peint avec plus de grandeur, plus de sentiment poétique, ou plus d’exquise grâce féminine.

La vue de ce chef-d’œuvre fit tomber la conversation sur Mᵐᵉ de Staël. Son intimité avec Mᵐᵉ Récamier est aussi connue que sa repartie spirituelle à un malheureux monsieur qui, ayant réussi à se placer entre elles deux, s’écria maladroitement: «Me voilà entre l’esprit et la beauté!» A quoi il lui fut sur-le-champ répondu: «Sans posséder ni l’un ni l’autre.»

Ma connaissance de cette liaison me poussa à profiter de l’occasion pour demander à Mᵐᵉ Récamier si Mᵐᵉ de Staël avait eu l’intention de peindre son propre caractère dans celui de Corinne.

«Assurément, me répondit-elle, l’âme de Mᵐᵉ de Staël est entièrement développée dans son portrait de Corinne.» Et se tournant vers la peinture, elle ajouta: «Ces yeux sont les yeux de Mᵐᵉ de Staël.»

Elle me montra une miniature représentant son amie dans tout l’éclat de sa jeunesse, à un âge où véritablement Mᵐᵉ Récamier n’avait pu la connaître. Les yeux avaient certainement la même beauté profonde, la même expression inspirée, que celles que Gérard a données à Corinne. Mais là s’arrête la ressemblance; les lèvres épaisses et le menton gras et lourd de la véritable sibylle sont remplacés sur la toile par ce que l’on peut rêver de plus joli dans une beauté féminine.

L’aspect de la figure représentée sur la miniature indique le moment où celle-ci fut peinte; et cela ne nous donne pas une idée favorable du goût qui régnait à ce moment; car la tête surmontée de boucles à la Brutus est placée sur des bras et sur un buste, aussi dépouillés de toute draperie, mais plus rebondis que ceux de la Vénus de Médicis.

L’ABBAYE AUX BOIS EN 1838

(Col. J. Boulenger)

Pendant que nous regardions tour à tour une peinture puis l’autre, et que nous en parlions, je fus frappée du beau front, des yeux, de la voix et du langage singulièrement gracieux et choisi d’un gentilhomme qui était assis en face de moi, et prenait part à la conversation.

Je fis remarquer à Mᵐᵉ Récamier que peu de héros de romans avaient eu l’honneur d’être illustrés par une peinture comme celle de Gérard et qu’elle devait avoir grand plaisir à posséder celle-là.

«C’est vrai, me répondit-elle, mais ce n’est pas mon seul trésor en ce genre;—je suis assez heureuse pour posséder le dessin original de l’Atala, de Girodet, dont vous devez avoir vu souvent la gravure. Permettez que je vous le montre.»

Nous la suivîmes dans la salle à manger, où ce dessin si intéressant est placé. «Vous ne connaissez pas M. de Chateaubriand?» dit-elle. Je répondis que je n’avais pas ce plaisir.

«C’est lui qui était assis en face de vous dans le salon.»

Je la priai de me le présenter, ce qu’elle fit quand nous retournâmes dans le salon. La conversation reprit et de la façon la plus agréable; chacun s’y mêla. Lamartine, Casimir Delavigne, Dumas, Victor Hugo, et quelques autres, furent passés en revue et jugés avec légèreté, mais finesse et subtilité. Notre Byron, Scott, etc., suivirent; et il était évident qu’ils avaient été lus et compris. Je demandai à M. de Chateaubriand s’il avait connu lord Byron: il répondit: «Non», et ajouta: «Je l’avais précédé dans la vie, et malheureusement il m’a précédé au tombeau

On débattit la question de savoir jusqu’à quel point un pays peut apprécier la littérature d’un autre, et M. de Chateaubriand déclara qu’une telle appréciation ne pouvait être nécessairement qu’imparfaite. Ses remarques à ce sujet me parurent d’une vérité indiscutable, surtout en ce qui concerne certaines tournures et certaines nuances dans l’expression, dont la grâce subtile semble échapper dès qu’on tente de les traduire dans une autre langue. Cependant je suppose que la majorité des lecteurs anglais—ceux du moins qui comprennent le français—sont plus au fait de la littérature française que ne le pense M. de Chateaubriand.

L’habitude, tellement répandue parmi nous, d’apprendre la langue française dès l’enfance, nous rend cette langue plus familière qu’on ne le croit. M. de Chateaubriand doutait que nous pussions goûter Molière, et il nommait La Fontaine comme étant hors de portée de la critique ou de la jouissance de quiconque n’était pas Français jusqu’aux moelles.

Je ne puis être de cet avis, bien que je ne sois pas surprise qu’une telle idée existe. Tous les Anglais qui viennent à Paris sont obligés de parler français, qu’ils en soient capables ou non. S’ils s’y refusent, ils doivent perdre tout espoir de causer avec personne de quoi que ce soit. Il suffit d’ailleurs de s’exprimer d’une manière satisfaisante, car on ne peut réussir à parler une langue étrangère comme sa langue nationale. Tout Français qui a coutume de rencontrer des Anglais dans la société doit avoir les oreilles et la mémoire remplies de fausses consonances, de faux accords, et de faux accents; faut-il s’étonner, après cela, s’il pense que ceux qui écorchent une langue de la sorte ne sauraient la comprendre? Toutefois pour plausible que semble cette conclusion, elle ne me paraît pas absolument juste. Quel est celui parmi les hellénistes les plus remarquables, qui serait capable de soutenir une conversation familière en grec? Le cas est ici précisément le même; car j’ai connu des personnes qui pouvaient goûter jusque dans leur moindre finesse les beautés de la littérature française, et qui auraient été probablement inintelligibles si elles avaient essayé de converser dans ce langage durant cinq minutes de suite; tandis que, beaucoup d’autres, s’ils ont eu quelque domestique ou une bonne française, peuvent posséder une assez bonne prononciation et une grande facilité à s’exprimer, mais seraient embarrassés de traduire avec une exactitude scrupuleuse les passages les plus faciles de Rousseau.

Une grande partie des Français instruits lit l’anglais, et semble souvent comprendre tout à fait l’esprit de nos auteurs; mais il n’y a pas en France une personne sur cinquante qui prononcerait un simple mot de notre langage courant. Les Parisiens écoutent avec une gravité polie et parfaitement imperturbable les bévues les plus comiques que commettent les étrangers quand ils parlent français; mais ils ne voudraient pas courir le risque d’en commettre de semblables...

L’idée d’émettre une pensée, fût-ce la plus brillante et la plus élevée qui se puisse former dans une tête humaine, en une langue ridiculement incorrecte, leur inspirerait un sentiment de répugnance assez fort pour rendre calme le plus animé, et silencieux le plus loquace de tous les Français.

Dans ce temps de relations intimes et suivies entre les deux pays, c’est donc aux Anglais à faire abstraction de leur vanité s’ils veulent jouir de la conversation; qu’ils s’embrouillent consciencieusement dans la grammaire et dans l’accent pour avoir le véritable plaisir d’écouter en retour une de ces phrases ciselées, une de ces tournures gracieuses, une de ces épigrammes spirituelles, qui sont l’essence même du génie de la conversation française...

J’ai entendu plus d’une fois, durant les visites que je lui fis depuis, Mᵐᵉ Récamier parler de l’amie illustre qu’elle a perdue. Rien ne m’a jamais intéressée davantage que tout ce que cette charmante femme racontait de Mᵐᵉ de Staël: chaque mot qu’elle prononçait semblait un mélange de chagrin et de bonheur, d’enthousiasme et de regret. Il est triste de songer qu’elle ne trouvera jamais une autre femme qui soit capable de remplacer celle qui n’est plus. Elle semble le sentir, et s’entoure de tout ce qui peut contribuer à garder présent à son souvenir ce qui est à jamais disparu.

UNE SOIRÉE

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

L’original du portrait posthume de Mᵐᵉ de Staël par Gérard, que les gravures, les vases de Sèvres même et les caisses à thé ont rendu si familier à tous; la miniature dont j’ai déjà parlé; enfin la figure inspirée de Corinne, où Mᵐᵉ Récamier trouve une ressemblance avec son amie qui ne s’arrête pas aux traits, semblent être pour elle des objets de vénération et d’amour...

XXI

ÉMEUTE QUOTIDIENNE A LA PORTE SAINT-MARTIN.—INDULGENCE EXCESSIVE DU GOUVERNEMENT.—COMMENT FAIRE CESSER LES DÉSORDRES.

Bien que Paris soit en réalité aussi tranquille qu’une grande cité peut l’être, on continue à nous annoncer régulièrement chaque matin qu’il y avait une émeute hier soir à la porte Saint-Martin. Mais je vous assure que ce sont là passe-temps fort innocents; et quoique l’heure mystérieuse qui doit toujours amener une révolution s’écoule rarement sans quelques arrestations, les individus menés au poste sont toujours mis en liberté le lendemain matin, car on s’est aperçu que ces juvéniles agresseurs, qui ont rarement plus de vingt ans, sont aussi inoffensifs qu’une troupe de grenouilles coassant sur les bancs de sable de la Wabash. Néanmoins le récit continuellement répété de ces réunions nocturnes inspira, il y a quelques soirs, à deux de nos amis l’envie d’aller à cette célèbre porte Saint-Martin, dans l’espoir d’être témoins d’une de ces charmantes petites émeutes. Mais en arrivant à l’endroit fixé, ils trouvèrent tout parfaitement tranquille et plongé dans le silence d’une nuit tranquille et bien surveillée. Quelques militaires toutefois allaient et venaient près de là; et ce furent eux qui apprirent à nos amis la cause d’un calme si inusité dans ce quartier de la ville, devenu célèbre.

«Mais ne voyez-vous pas que l’eau tombe, messieurs? dit le garde national qui stationnait là; c’est bien assez pour refroidir le feu de nos républicains. S’il fait beau demain soir, messieurs, nous aurons encore notre petit spectacle.»

Déterminés à savoir ce qu’il y avait de vrai dans ces histoires et si le tout n’était pas une mystification, y compris la prédiction du militaire, ils tentèrent à nouveau l’aventure un autre soir, par un temps remarquablement beau; et cette fois ils virent des choses très différentes.

Il y eut ce soir-là, d’après ce qu’ils nous dirent, une petite émeute aussi jolie qu’on le pouvait désirer. Le rassemblement était d’au moins quatre cents personnes; des soldats à cheval et à pied se trouvaient parmi les manifestants; les chapeaux pointus abondaient comme les mûres en septembre, et aussi «les bannières flottant sans un souffle de vent» sur les épaules chancelantes de petits voyous qu’on avait loués deux sous pour les porter.

En cette soirée mémorable, dont quelques-uns des journaux républicains font grand état ce matin, une grande partie, la plus bruyante, de l’assemblée, fut arrêtée; mais, en somme, la force armée semble en avoir usé très doucement, et nos amis ont souvent entendu répondre à de violentes explosions d’éloquence qui auraient pu être considérées comme des crimes de lèse-majesté par cette joyeuse repartie: Vive le roi!

Sur un point, cependant, il y eut lutte autour d’un jeune héros, vêtu de pied en cap à la Robespierre, que deux gardes municipaux s’occupaient à arrêter, tandis qu’un petit garçon de dix ans environ, qui tenait une bannière plus lourde que lui et qui servait probablement de garde du corps au prisonnier, se dressait à quelques mètres, rugissant: Vive la République! aussi fort qu’il pouvait brailler.

Un autre, qui semblait appartenir à la plus basse classe, harangua, pendant tout le temps que le tumulte dura, ceux qui l’entouraient. Ses bras étaient nus jusqu’aux épaules et ses gestes extrêmement violents.

«Nous avons des droits! criait-il avec une grande véhémence, nous avons des droits!... qui est-ce qui veut les nier?... Nous ne demandons que la Charte... Qu’ils nous donnent la Charte!...»

Le tumulte dura environ trois heures, après quoi la foule se dispersa tranquillement; et il faut espérer que chacun de ceux qui y prirent part s’occupera honnêtement à son emploi jusqu’à la prochaine belle soirée qui le réunira de nouveau aux autres pour remplir le double rôle de spectateur et d’acteur à ce petit spectacle.

Le renouvellement périodique de ces émeutes semble maintenant ne plus inquiéter personne, et si des amendes et des arrestations constantes (quelquefois injustes d’ailleurs, et qui ne calment nullement les audacieuses démonstrations du mécontentement de la populace et des journaux qui la soutiennent),—si ces rigueurs ne montraient pas que l’on apporte quelque attention à ces manifestations, on pourrait attribuer l’indifférence du gouvernement à sa confiance dans sa propre force et au peu de crainte que lui inspirent les conséquences possibles de cette agitation.

Et c’est bien là, je crois, le sentiment du gouvernement du roi Philippe. Néanmoins il vaudrait beaucoup mieux pour Paris que, par un moyen quelconque, on mît fin à ces scènes déplaisantes...

Louis-Philippe n’est ni Napoléon ni Charles X. Il n’a ni les droits inaliénables de l’un ni la gloire accablante de l’autre; mais s’il était assez heureux pour assurer à ce beau pays, fatigué de luttes intestines, l’ère de tranquille prospérité qui paraît commencer, il pourrait être considéré par le peuple français comme plus grand que ces deux souverains...

ÉMEUTE A LA PORTE SAINT-MARTIN

(Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

S’il voulait entreprendre une croisade pour rendre l’indépendance à l’Italie, il convertirait chaque traître en héros. Qu’il adresse à l’armée recrutée pour ce projet les mêmes mots inspirés dont se servait Napoléon autrefois: Soldats!... Partons!... rétablir le Capitole... réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage... Tel sera le fruit de vos victoires. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: Il était de l’armée d’Italie!... Qu’il institue ensuite un nouvel ordre qu’il appellera «l’ordre impérial de la Redingote grise», ou «l’ordre indomptable des Bras croisés»; qu’il permette à tout homme qui en sera membre de faire broder un aigle sur le devant de son habit, à condition qu’il se soit conduit bravement et comme un Français sur le champ de bataille: aussitôt la porte Saint-Martin deviendra aussi paisible que le cabinet de toilette de l’autocrate à Saint-Pétersbourg...

XXII

SOIRÉE DANSANTE.—EN ANGLETERRE, LES JEUNES FILLES SONT ÉLEVÉES LIBREMENT ET AU BAL LES JEUNES FEMMES S’EFFACENT DEVANT ELLES.—EN FRANCE, C’EST TOUT LE CONTRAIRE.—ANECDOTE.—LE SPECTACLE DES FLEURTS, CONSOLATION DES VIEILLES DAMES CHAPERONS.—DISCUSSION SUR LA SUPÉRIORITÉ DE L’USAGE FRANÇAIS OU DE L’USAGE ANGLAIS.—LES JEUNES FILLES ANGLAISES CHOISISSENT ELLES-MÊMES LEURS MARIS.

L’autre soir, nous fûmes à un bal, ou, pour mieux dire, à une soirée dansante; car, en cette saison, on a beau danser du soir au matin, ce n’est pas un bal. Mais, qu’on appelle cette fête du nom qu’on voudra, elle n’aurait pu être plus gaie et plus agréable au mois de janvier qu’elle le fut en ce mois de mai.

Plusieurs Anglais y assistaient, qui, au grand étonnement de beaucoup, choisirent toujours leurs danseuses parmi les jeunes filles; et cela peut nous sembler naturel, mais cela passe ici pour un procédé extraordinaire.

Le rôle des jeunes filles dans les salons d’Angleterre et de France est fort différent, et c’est très remarquable pour qui n’est pas au fait des usages de la société française. Chez nous, ce qui passe pour le plus agréable à regarder, et ce que l’on invite en premier à danser, ce sont les jeunes filles. Brillantes par l’éclat de leur jeunesse, gracieuses et gaies comme des jeunes faons dans tous les mouvements de cet exercice si essentiellement juvénile qu’est la danse, éclipsant l’élégance de leur toilette par leur joliesse qui empêche nos yeux de s’arrêter sur autre chose qu’elles-mêmes, ce sont les jeunes personnes qui, en dépit des diamants et des dentelles, en dépit des beautés mariées et de leurs grâces savantes, semblent les reines d’un bal. Mais, en France, on n’est point de cet avis.

Quelquefois il arrive chez nous qu’une coquette matrone valse avec plus d’ardeur que de sagesse; mais, en le faisant, elle risque toujours d’être mal notée d’une manière ou d’une autre, et plus ou moins gravement, par les personnes présentes; en outre, je ne lui affirmerais point que son danseur n’aimerait pas beaucoup mieux tourner en compagnie d’une des brillantes jeunes filles, légères comme des sylphides, qu’il voit voler autour de lui, qu’avec la femme mariée la plus fashionable de Londres.

A Paris, il en va tout au contraire; et ce qui est assez étrange, c’est que, dans les deux pays, les raisons par lesquelles on explique cette différence sont inspirées par le souci de la morale.

En entrant dans un bal en France, au lieu de voir les plus jeunes et les plus jolies des assistantes occuper les places en évidence, entourées par les jeunes hommes, et habillées avec l’élégance la plus étudiée et la plus convenable, vous les verrez se tenir tout à fait au fond, sobrement habillées, et totalement éclipsées par les beautés épanouies de leurs amies mariées...

Le charme et la fascination par lesquels se distingue incontestablement une Française élégante ne lui appartiennent totalement et réellement que lorsqu’elle est mariée. Une jeune personne française parfaitement bien élevée regarde tout... comme il convient à une jeune personne parfaitement bien élevée; mais il faut avouer qu’aussi elle regarde comme si sa gouvernante (et une gouvernante vigilante!) regardait en même temps qu’elle par-dessus son épaule. Elle sera habillée, bien entendu, avec la plus exacte précision et la plus parfaite bienséance; son corset empêchera sa robe de faire un pli, et son friseur ne permettra à aucun cheveu de s’échapper de la place qui lui est assignée. Mais, si vous voulez

LES APPRÊTS POUR LE BAL

(Par Gavarni) (Extr. de L’Artiste)

admirer cette perfection gracieuse de la toilette, cette inimitable agacerie de costume qui distinguent une femme française de toutes les autres dans le monde, quittez mademoiselle pour madame. Le son de la voix même est différent. Il semble que l’âme et le cœur d’une jeune fille française soient endormis, ou au moins assoupis, jusqu’à ce que la cérémonie du mariage les réveille. Tant que c’est mademoiselle qui parle, le ton, ou plutôt le son de la voix garde je ne sais quoi de monotone, de terne, d’ennuyeux; mais quand madame s’adresse à vous, alors tout le charme que la manière, la cadence et l’accent peuvent ajouter à un organe apparaît.

«TAPISSERIES»

(Par Henri Monnier) (Bibl. nat.)

En Angleterre, au contraire, je ne connais rien de plus ravissant que le son de voix frais, naturel, doux et joyeux d’une jeune fille. C’est aussi délicieux que le chant de l’alouette quand il s’élève dans la fraîcheur du matin pour saluer le soleil. Il ne s’y trouve rien de retenu, de contraint, d’emprisonné par la peur de montrer trop tôt un pouvoir de sirène.

Jusque dans la danse, véritable arène où se déploient les grâces de la jeunesse, la jeune fille française est vaincue, quand on compare ses pas bien corrects aux mouvements aisés, caressants et fascinants de la femme mariée.

Dans cette naïve amabilité, qui suffirait à rendre tout à fait charmante une jeune fille simple et d’un bon naturel, si même elle n’avait pas d’autre séduction, il entre aussi une prudente contrainte. Une demoiselle française, quand elle serait la plus gentillement tendre créature du monde, serait empêchée par la bienséance de se laisser voir ainsi.

Un jeune Anglais de ma connaissance qui, bien qu’ayant beaucoup fréquenté la société française, n’était pas initié aux mystères de l’éducation féminine, me raconta l’autre jour une aventure qui lui arriva et que je rapporterai parce qu’elle est typique, encore qu’elle n’ait rien à voir avec notre bal. Ce jeune homme avait été pendant très longtemps reçu dans une famille française; il y avait très souvent accepté à dîner, et, en fait, il se considérait comme admis dans l’intimité de la maison.

Le seul enfant de cette famille était une fille, plutôt jolie, mais froide, silencieuse et plutôt éloignante par ses manières, bref presque gauche et n’inspirant aucun intérêt. Tout effort pour tirer d’elle quelque conversation était resté sans résultat, et, bien qu’il la vît souvent, notre Anglais croyait qu’elle le considérait à peine comme une relation.

Le jeune homme retourna en Angleterre, puis, après quelques mois, revint à Paris. Un jour qu’il était plongé, au Louvre, dans la contemplation d’un tableau, il fut soudainement accosté par une très jolie femme qui, de la manière la plus aimable et la plus amicale possible, lui posa une multitude de questions, lui fit mille demandes sur sa santé, l’invita à venir la voir le plus tôt possible, et termina en s’écriant: «Mais c’est un siècle depuis que je vous ai vu!»

«UN BAL A LA CHAUSSÉE D’ANTIN»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Mon ami la regardait avec autant d’admiration que de surprise. Il commença à se rappeler qu’il l’avait vue jadis, mais où et comment, il ne savait pas. Elle remarqua son embarras et sourit: «Vous m’avez oubliée donc? dit-elle. Je m’appelle Eglé de P... Mais je suis mariée...»

Mais revenons à notre bal.

Quand je vis toutes les femmes mariées invitées l’une après l’autre jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de danseur libre, je me sentis positivement en colère; car, malgré l’aide de mes ignorants compatriotes, il y avait encore au moins une demi-douzaine de jeunes filles sans cavalier.

Elles ne semblaient pas, d’ailleurs, aussi tristement désappointées que l’eussent été des jeunes filles anglaises en pareil cas. Elles étaient habituées à cette torture, comme les hommes l’étaient eux-mêmes à la leur faire subir, et elles battaient en cadence le parquet de leurs jolis petits pieds, tandis qu’elles voyaient les heureuses femmes mariées danser en couples—couples non mariés—devant leurs yeux.

Quand, à la fin, toutes les dames mariées, jeunes et vieilles, furent dûment pourvues de cavaliers, plusieurs messieurs sérieux et respectables émergèrent des encoignures et des sofas, et invitèrent les jeunes patientes qui les acceptèrent tranquillement et gracieusement, en souriant, et leur permirent de les faire danser.

Les vieilles dames comme moi, que le destin attache aux murs des salles de bal, trouvent leur consolation et leur distraction à des sources variées. D’abord, elles ont la conversation; ou, si elles restent silencieuses, elles peuvent écouter les plus jolis airs de la saison, merveilleusement bien joués. Puis l’arène entière, pleine de pieds glissants, est ouverte à leurs critiques et à leur admiration. Une autre consolation, et substantielle, se trouve dans le souper; quelquefois même une glace prise au plateau qu’on passe devant elles sera la très bienvenue des veilleuses fatiguées. Mais il y a d’autres sortes de distractions, qui feraient volontiers souhaiter à la plus jeune partie du monde civilisé que les vieilles dames portassent des lunettes et y vissent moins clair; je parle de la paisible contemplation d’une demi-douzaine de fleurts qui vont leur train autour d’elles,—certains si bien conduits! d’autres si maladroitement!

En pareil cas, en Angleterre, les vieilles dames s’arrangent soigneusement pour que l’on ne s’aperçoive pas qu’elles voient ce qu’elles voient, mais elles regardent autour d’elles sans aucun sentiment de gêne et sans se dire qu’elles préféreraient être ailleurs afin de ne pas assister à ce qui se passe aux environs. C’est qu’elles éprouvent la certitude très rassurante, du moins je le crois, que la jeune belle s’occupe non à se ruiner, mais à faire fortune. Or, ici encore je puis répéter ce que j’ai déjà dit si souvent: en France, on agit tout autrement, sinon mieux.

En Angleterre, si l’on voit une femme faire tout l’exercice du fleurt, depuis la première et chaleureuse phrase d’accueil: «Comment vous portez-vous?» jusqu’à ce dernier et doux sentiment, qui fixe immuablement les yeux sur le parquet, tandis que la tête semble s’incliner tendrement pour permettre à l’heureuse oreille de recevoir les enivrantes paroles du parfait amour,—quand on voit cela, en Angleterre, même si la dame n’a plus depuis longtemps ses dix-huit ans, on peut être assuré qu’elle n’est pas mariée; mais ici, je le dis sans médisance, sans l’ombre de médisance, on peut être assuré qu’elle l’est. Elle peut être veuve; ou bien elle peut fleurter dans l’innocence de son cœur, parce que c’est la mode; mais elle ne peut le faire si elle n’est pas mariée.

J’étais plongée l’autre soir dans ces observations, quand une dame d’un certain âge, qui, pour une raison ou pour une autre (et il n’est pas facile de deviner pourquoi), ne valse jamais, traversa la pièce et vint se placer auprès de moi. Bien qu’elle ne danse pas, c’est une charmante personne, et comme j’ai souvent causé avec elle, je la vois toujours s’approcher avec grand plaisir.

«A quoi pensez-vous, madame Trollope? me dit-elle; vous avez l’air de méditer?»

J’hésitai un moment à lui confier exactement ce qui se passait dans mon esprit; tout en réfléchissant je la regardais et je vis en elle quelque chose qui me fit croire que je pouvais lui livrer mes confidences sans craindre aucune sévérité de sa part; alors je répondis très franchement:

«Je médite, en effet, et c’est sur la situation faite en France aux femmes qui ne sont pas mariées.

—Des femmes qui ne sont pas mariées?... Vous n’en trouverez presque jamais en France, dit-elle.

—Pourtant ces jeunes femmes qui viennent de finir leur quadrille ne sont pas mariées?

—Ah!... mais vous ne devez pas les appeler des femmes non mariées. Ce sont des demoiselles.

—Soit! Mes méditations les concernaient.

—Eh bien?...

—Eh bien... il me semble que le bal n’est pas donné, que les musiciens ne jouent pas, que les messieurs ne sont pas empressés pour elles.

—Non, certainement. Et ce serait absolument contraire à nos idées de convenances, s’il en était ainsi.

—Chez nous, c’est différent. Ce sont toujours les jeunes filles qui sont les héroïnes de tous les bals.

—Les héroïnes visibles?» Elle appuya fortement sur l’adjectif et ajouta avec un sourire: «Chez nous les héroïnes visibles sont les réelles héroïnes en ces occasions.»

Je m’expliquai: «J’avoue, dis-je, que les héroïnes réelles sont, en certains cas d’ostentation et de parade, les dames qui offrent les bals.

—Bien expliqué, dit-elle en riant; mais je crois que vous devez avoir certainement une autre pensée. Vous trouvez donc, ajouta-t-elle, que nos jeunes femmes mariées prennent trop d’importance?

—Oh non! répliquai-je avec ardeur. Il est, à mon avis, impossible de leur donner trop d’importance, car de leur influence dépend entièrement le ton de la société.

—Vous avez tout à fait raison. Ceux qui ont vécu aussi longtemps que vous dans le monde n’en sauraient douter: et comment pourraient-elles avoir tant d’influence si dans les réunions elles étaient négligées, et si les jeunes filles, qui n’ont encore aucune situation dans le monde, leur étaient préférées?

—Mais assurément, être préférée pour une valse ou un quadrille, cela n’est pas le but important que se propose l’une ou l’autre de nous?

—Non, peut-être; mais c’est une conséquence nécessaire. Chez nous les femmes se marient jeunes, aussitôt, en fait, que leur éducation est finie, et avant qu’il leur ait été permis d’entrer dans le monde et de prendre part à ses plaisirs. Leur destinée, au lieu d’être la plus brillante que toute femme puisse envier, serait au contraire la plus triste, si on leur défendait de profiter des plaisirs naturels à leur âge et à leur caractère national, parce qu’elles seraient mariées.

—Pourtant, n’est-ce pas une dangereuse coutume que celle de lancer pour la première fois dans la société des jeunes femmes alors qu’elles sont irrévocablement engagées, et de les exposer à l’ambiance de jeunes hommes que leur devoir leur défend de trouver très aimables?

—Oh non!... Quand une jeune femme a de bonnes intentions, ce n’est pas un quadrille, ni une valse, qui la détournera du droit chemin. Si cela était possible, le devoir des législateurs de toute la terre serait de défendre à tout jamais ces exercices.

—Non, non, non! dis-je vivement; je ne pense pas cela; au contraire, je suis tellement convaincue, par mes propres souvenirs et par les observations des autres, que la danse n’est pas une source fictive, mais une source réelle et bien naturelle de plaisir, un penchant commun à tous, que, au lieu de désirer qu’elle soit interdite, je voudrais, si j’en avais le pouvoir, la rendre plus générale et plus fréquente qu’elle n’est, et que les jeunes gens ne se réunissent jamais sans qu’ils pussent danser à volonté.

—Et de ce plaisir, que vous appelez une espèce de besoin, vous excluriez toutes les jeunes femmes au-dessus de dix-sept ans, parce qu’elles seraient mariées?... Les pauvres!... Au lieu de les trouver si pressées d’entrer dans la vie active, nous aurions alors grand’peine à obtenir qu’elles nous permissent de monter un ménage pour elles. Le mariage, elles le prendraient en horreur, si telles étaient ses lois.

—Je ne les voudrais pas telles, je vous assure», répondis-je, assez embarrassée de m’expliquer clairement sans dire quelque chose qui puisse paraître ou grossièrement pensé, ou un cruel soupçon contre l’innocence, ou une attaque peu civile contre les mœurs nationales; je restai donc silencieuse.

Ma compagne semblait s’attendre à ce que je continuasse, mais, après un court intervalle, elle reprit la conversation en disant: «Alors quel arrangement proposez-vous pour concilier la nécessité du danger et les convenances qui veulent, selon vous, que les femmes mariées ne soient pas exposées au danger que vous semblez trouver qui s’en dégage?

—Je serais trop chauvine en répondant qu’à mon avis notre manière d’agir en ce cas est la meilleure.

—Telle est votre opinion?

—A parler sincèrement, oui.

—Voudriez-vous avoir l’amabilité de m’expliquer la différence qui existe à ce point de vue entre la France et l’Angleterre?

—La seule différence entre nous, c’est que, dans mon pays, les amusements qui réunissent les jeunes gens dans les circonstances les plus favorables, peut-être, à faire tenir aux hommes des discours de galanterie et d’admiration et à disposer les femmes à les écouter gracieusement, sont regardés comme faits pour les personnes non mariées.

—Chez nous, c’est exactement le contraire, répliqua-t-elle, du moins en ce qui regarde les jeunes femmes. En adressant une frivole et insignifiante galanterie, inspirée par la danse, à une jeune fille, nous estimerions violer la prudente et délicate réserve dont elle a été entourée. Une jeune personne doit être donnée à son mari avant que ses passions aient été éveillées ou son imagination excitée par la voix de la galanterie.

—Mais pensez-vous qu’il soit plus désirable que cela ait lieu après qu’elle a été donnée à son mari?

—Certainement, ce n’est pas désirable, mais c’est infiniment moins dangereux. Quand une jeune fille est mariée très jeune, ses sentiments, ses pensées, son imagination sont entièrement occupés par son mari. Son mode d’éducation l’y prépare, et ensuite c’est au mari à savoir gagner et retenir ce jeune cœur. S’il sait s’y prendre, ce n’est pas par une valse ou un quadrille qu’on le lui volera. Les maris n’ont en aucun pays si peu de raison de se plaindre de leurs femmes qu’en France; car en aucun pays la manière de vivre avec elles ne dépend autant d’eux. Chez vous, c’est le contraire, s’il en faut croire vos romans, et même les étranges procès rendus publics par vos journaux. Attachements antérieurs, affections d’enfance cassées par le mariage, renouées ensuite, ce sont les histoires que nous entendons et lisons; et elles ne nous induisent pas à adopter votre système pour améliorer le nôtre.

—La grande notoriété des cas auxquels vous faites allusion prouve leur rareté, répondis-je. Telles tristes histoires n’auraient que peu d’intérêt pour le public, soit comme roman, soit comme procès, si elles ne retraçaient pas des circonstances hors de la vie ordinaire.

—Assurément, mais vous avouerez pourtant, que, s’ils sont rares en Angleterre, ces scandales et ces hontes le sont encore plus en France.

—Les événements de cette espèce n’y produisent peut-être pas autant de sensation, dis-je.

—Parce qu’ils y sont plus fréquents, voulez-vous dire? Est-ce là votre opinion? (Et elle sourit avec reproche.)

—Ce n’est certainement pas cela que je veux dire, expliquai-je; et, en vérité, ce n’est pas une occupation gracieuse ni utile que de chercher de quel côté de la Manche se trouve le plus de vertu. Pourtant, peut-être serait-il bon pour chacun des deux pays de modifier ses procédés d’éducation en y introduisant ce qu’il y a de meilleur dans celle de l’autre.

—Je n’en doute pas, dit-elle; et quand nous aurons fait ainsi d’aimables échanges, qui sait si nous ne vivrons pas assez, vous et moi, pour voir vos jeunes filles un peu moins libres, tandis que leurs pères et mères leur chercheront un bon mariage, au lieu d’assumer entièrement cette tâche elles-mêmes? Et, en retour, nos jeunes épouses laisseront peut-être de côté leurs coquetteries et deviendront mères respectables un peu plus tôt. Quoique, à dire vrai, elles le deviennent toutes à la fin.»

Comme elle finissait de parler, une nouvelle valse commença, et une douzaine de couples, les uns mal, les autres bien assortis, glissèrent doucement devant nous. L’un d’eux se composait d’un jeune homme très distingué, avec des favoris et des moustaches d’un noir bleu, haut comme une tour, et semblant, à en juger par son aspect, très content de lui-même. Sa danseuse aurait incontestablement pu adresser à son mari, qui, assis non loin de nous, retirait pour la laisser passer, ses pieds goutteux sous sa chaise, ces touchantes paroles:

Trente fois déjà le char de Phœbus a fait le tour
De l’élément liquide de Neptune et de l’orbe de la terre,
Et trente fois douze lunes, avec leur éclat,
Sur le monde ont douze fois trente nuits brillé,
Depuis que l’amour de nos cœurs et l’Hymen ont nos mains
Unies par les liens les plus sacrés.

Ma voisine et moi échangeâmes un regard en les voyant et nous nous mîmes à rire.

«Au moins, vous avouerez, dit-elle, que voici un cas où une dame mariée peut satisfaire sa passion pour la danse sans craindre les conséquences?

—Je n’en suis pas tout à fait sûre, répondis-je, car si elle n’est pas trouvée coupable de péché, elle obtiendra avec peine un verdict qui l’acquitte de folie. Mais qui peut pousser ce magnifique personnage, qui regarde du haut de sa grandeur, à rechercher l’honneur de prendre cette taille vénérable dans ses bras?

—Rien de plus facile à expliquer. Cette jolie jeune fille assise dans le coin là-bas, avec ses cheveux si sévèrement tirés, est sa fille, sa fille unique et qui aura une noble dot. Comprenez-vous?... Et dites-moi, dans le cas où l’affaire n’aboutirait pas, ne vaut-il pas mieux que ce soit cette excellente dame, valsant comme un canard, qui reçoive sur son cœur d’acier toute l’éloquence que ce jeune homme déploie pour se rendre aimable, plutôt que la délicate petite jeune fille?

—Est-ce sérieusement que vous nous recommandez cette façon de faire l’amour par procuration, en substituant la maman à la jeune fille jusqu’à ce que celle-ci ait obtenu un brevet qui lui permette d’écouter elle-même le langage de l’amour? Si excellent que ce système puisse être, chère madame, il est vain d’espérer que nous l’introduisions jamais parmi nous. Nos jeunes filles diraient, ce que vous opposiez tout à l’heure à l’idée de faire accepter en France des innovations anglaises: Ce n’est pas dans nos mœurs

Je vous assure, mon amie, que je n’ai pas inventé à loisir cette conversation pour votre amusement, car je me suis rapprochée le plus possible de ce qu’on m’a dit; je ne vous ai pas tout conté, mais ma lettre est déjà assez longue.

XXIII

LES TROTTOIRS NOUVELLEMENT INTRODUITS.—POURQUOI LES PARISIENS PRÉFÈRENT LES APPARTEMENTS AUX MAISONS CONSTRUITES POUR UNE SEULE FAMILLE COMME A LONDRES.—LE PORTIER-FACTOTUM.—LE LUXE A PARIS EST MOINS COUTEUX QU’A LONDRES.—RICHESSE CROISSANTE DE LA FRANCE.

Parmi les récentes améliorations introduites à Paris, et qui doivent évidemment leur origine à l’Angleterre, celles qui frappent d’abord les yeux sont l’usage presque universel des tapis dans les maisons et l’agrément des trottoirs dans les rues. Dans peu d’années, à moins que tous les pavés n’aient été arrachés par ceux qui espèrent obtenir de l’immortalité par les barricades, il sera aussi facile de se promener à Paris qu’à Londres. Il est vrai que les vieilles rues ne sont pas assez larges ici pour permettre d’aussi grandes esplanades que celles qui s’étendent de chaque côté de Regent’s Street et d’Oxford Street; néanmoins l’espace nécessaire à la sécurité et à la commodité des passants pourra être ménagé; et ceux qui connurent Paris il y a une douzaine d’années, quand il y fallait sauter d’une pierre à l’autre, en pleine canicule, dans le fol espoir de conserver ses souliers secs, non sans craindre d’être écrasé par un chariot, un fiacre, un coucou ou une brouette, ceux qui se souviennent de ce temps-là, béniront le cher petit trottoir qui borde maintenant presque toutes les principales rues, à l’exception des intervalles nécessaires pour accéder aux portes cochères des hôtels privés et de quelques courts espaces qui semblent avoir été oubliés.

(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Une autre innovation anglaise, beaucoup plus importante, a été tentée sans succès: celle des maisonnettes, ou petits hôtels construits pour une seule famille. On en a bâti quelques-unes dans cette nouvelle partie de la ville qui s’étend derrière la Madeleine; mais on n’a obtenu là aucun bon résultat pour beaucoup de raisons que l’on aurait pu prévoir facilement, semble-t-il, et auxquelles il me paraît très difficile d’obvier à présent.

Pour qu’ils pussent convenir aux revenus moyens des Français, il faudrait que ces petits hôtels privés fussent construits sur une échelle trop médiocre pour qu’ils continssent de grandes chambres; or la vastitude des pièces d’habitation permet une espèce de parade qu’apprécient beaucoup de ceux qui vivent dans des appartements non meublés, qu’ils paient peut-être quinze cents et deux mille francs par an. Une autre commodité dont il serait pénible aux familles françaises de se passer et dont on peut jouir pour un faible prix, si l’on s’associe à plusieurs, c’est le portier et sa loge. Et si les Parisiens échangeaient leur système contre le nôtre, qui consiste à avoir un domestique spécialement occupé à porter les paquets et les lettres, ou à annoncer les visites, le nombre des serviteurs devrait être doublé dans chaque famille.

Remplir ces offices-là, ce n’est pas tout ce qu’a à faire ce domestique de tant de maîtres qu’est le portier; je ne suis pas assez compétente pour vous dire exactement quelles sont ses fonctions; mais il me semble qu’on me répond généralement quand je demande quelqu’un pour faire une commission: «Oui, madame, le portier (ou la portière) fera cela»; et si nous nous trouvions soudainement privés de ce factotum, je pense que nous serions immédiatement obligés de quitter notre appartement et de chercher un refuge dans un hôtel, car nous serions très embarrassés de savoir trouver les «aides» qui nous permettraient de vivre sans lui...

UN TILBURY

(Par A. Giroux) (Bibl. nat.)

Les Parisiens forment une population très aimable et ils ont l’apparence d’être très heureux; quel effet produirait sur chacun d’eux la possession tranquille d’une maison particulière? Ce qui est agréable à l’un et influence heureusement son caractère peut être désagréable à l’autre; et je ne suis pas certaine que la petite maison commode, qu’on se procurerait en payant un loyer équivalent à celui d’un joli appartement, ne calmerait pas cette légèreté et cette vivacité grâce auxquelles on voit des locataires sexagénaires gagner leur élégant premier en escaladant les marches par deux à la fois. Et les pieds les plus jolis et les mieux chaussés du monde, qui à présent se trémoussent sans souci sur l’escalier commun, ne se traîneraient-ils pas plus lourdement s’il leur fallait suivre un étroit corridor dont la propreté ou la malpropreté serait devenue une question privée et individuelle? Et le plus vif désir d’avoir dans son vestibule quelques statues et quelques lauriers-roses ne se calmerait-il pas si l’on avait à calculer ce qu’il en coûterait pour le satisfaire? Et quel mal de tête en pensant à ce vilain escalier à frotter du haut en bas! Toutes ces préoccupations, et beaucoup d’autres auxquelles les Parisiens échappent, leur incomberaient s’ils échangeaient leurs appartements pour des maisonnettes...

Rousseau dit que les paroles qui règlent tout à Paris sont: cela se fait et cela ne se fait pas. On ne peut nier que ces mêmes mots n’aient à Londres un pouvoir égal; et, malheureusement pour notre indépendance individuelle, il en coûte beaucoup plus pour leur obéir de notre côté de l’eau. Des centaines de francs sont actuellement dépensées sur des budgets très limités, sans procurer aucune jouissance à ceux qui les dépensent; mais on se soumet à cette nécessité parce que cela se fait ou cela ne se fait pas. A Paris, au contraire ces phrases impératives n’ont pas la même influence sur les dépenses, parce qu’on n’y a pas pour but unique de paraître aussi riche que son voisin, mais de se donner par son revenu, grand ou petit, le plus possible de plaisirs et d’agréments dans la vie.

Pour ces raisons, en cas de diminution ou d’insuffisance de fortune, il est très agréable d’habiter Paris. Certes une famille qui viendrait ici en pensant y trouver les choses indispensables à la vie à meilleur compte qu’en Angleterre serait grandement désappointée: certains articles sont moins chers, mais beaucoup sont considérablement plus chers, et je doute vraiment qu’à l’heure actuelle les choses strictement nécessaires à la vie ne soient à meilleur marché à Paris qu’à Londres.

Ce n’est donc pas le nécessaire, mais le superflu qui est moins coûteux ici. Le vin, l’ameublement, l’entretien des chevaux, le prix des voitures, les entrées au théâtre, les bougies de cire, les fruits, les livres, le loyer d’un joli appartement, les gages des domestiques, tout est à meilleur marché, et les contributions directes moins élevées. Encore n’est-ce pas pour cette seule raison que la résidence à Paris sera avantageuse pour des personnes qui ont quelques prétentions à tenir un certain rang et qui veulent un certain style à leurs maisons. La nécessité de paraître, qui est de beaucoup la plus onéreuse de toutes les obligations que le rang impose, peut être évitée ici en grande partie, et sans qu’on en subisse aucune déchéance. En somme, l’avantage économique de la vie à Paris dépend entièrement du degré de luxe que l’on désire. Il y a certainement beaucoup de détails de délicatesse et de raffinement dans l’existence anglaise, que je serais très peinée de voir abandonner parce que ce sont des particularités nationales, mais je crois que nous gagnerions énormément, à beaucoup de points de vue, si nous pouvions apprendre à ne plus faire dépendre notre manière de vivre de sa comparaison avec celle des autres...

Je suis persuadée que, si la mode prenait chez nous d’imiter l’indépendance des Français dans leur manière de vivre comme elle veut maintenant qu’on imite leurs mets, leurs chapeaux, leurs moustaches et leurs moulures dorées, nous y gagnerions beaucoup de jouissances. Si, à l’avenir, aucune dame anglaise ne se sentait plus l’angoisse au cœur parce qu’elle a compté dans le hall de son amie un plus grand nombre de valets de pied que dans le sien; si aucun soupir ne s’exhalait plus dans aucun cercle parce que le bouton de chemise du voisin est plus beau; si aucune grosse facture ne s’élevait chez Gunter, chez Howell, ou chez James, parce qu’il vaut mieux mourir que d’être surpassé,—nous serions incontestablement un peuple plus heureux et plus respectable que nous ne le sommes à présent.

On reconnaît assez généralement, je crois, que les Français sont maintenant plus avides de gagner de l’argent qu’ils ne l’étaient avant la dernière révolution. La sécurité et le repos que la nouvelle dynastie semble avoir amenés avec elle leur ont donné le temps et l’occasion de multiplier leurs capitaux; et la conséquence, c’est que les aptitudes au commerce que Napoléon nous reprochait si fort ont traversé la Manche, et commencent à produire ici de très grands changements.

Il est évident que la richesse de la bourgeoisie augmente rapidement, et les républicains s’en effraient: ils voient devant eux un nouvel ennemi, et commencent à parler des abominations d’une bourgeoisie aristocratique.

Cet accroissement des fortunes bourgeoises a plusieurs effets remarquables, mais aucun ne l’est plus que l’augmentation rapide des jolies demeures, lesquelles s’élèvent maintenant, aussi blanches et brillantes que des champignons frais, dans la partie nord-ouest de Paris.

C’est là tout à fait un nouveau monde, et cela me rappelle les premiers jours de Russel Square et du quartier alentour. L’église de la Madeleine, au lieu de se trouver placée, comme je me souviens qu’elle l’était jadis, tout à l’extrémité de Paris, voit maintenant une nouvelle ville s’étendre derrière elle; et si les constructions continuent de s’élever à la même allure qu’elles semblent le faire en ce moment, nous, ou du moins nos enfants, la verrons occuper une situation aussi centrale que Saint-Martin des Champs. Un excellent marché, appelé marché de la Madeleine, s’est déjà établi dans ce nouveau quartier, et je ne doute pas que des églises, des théâtres, et des restaurants innombrables ne le suivent rapidement.

Il faudra placer les capitaux, qui s’accroissent avec une rapidité américaine, et, quand cela arrivera, Paris s’étendra hors de ses limites actuelles de la même marche tranquille que Londres avant lui: d’ici à vingt ans, le bois de Boulogne pourra être aussi peuplé que Regent’s Park l’est aujourd’hui.

Ce soudain accroissement de la richesse est déjà cause de l’augmentation du prix de beaucoup d’articles vendus à Paris; si l’activité du commerce continue, il est plus que probable que les fortunes du boursier et du marchand parisien égaleront les fortunes colossales qui existent en Angleterre; alors les mêmes causes qui ont rendu la vie si coûteuse chez nous la rendront chère dans la France future. Bien des particularités dont on s’aperçoit aujourd’hui et qui forment les plus grandes différences entre les deux pays disparaîtront alors, car la grande richesse est tout ce qui manque à une famille française pour vivre comme une famille anglaise. Mais quand ce temps arrivera, les Parisiens ne perdront-ils pas plus de jouissances sans ostentation qu’ils n’en gagneront par l’augmentation du luxe? Pour moi, je suis absolument d’avis que Paris sera à demi gâté lorsque les ennuyeux dîners de cérémonie remplaceront les réceptions sans pompe et les visites sans parade; alors les Anglais pourront se décider à rester fièrement et orgueilleusement chez eux, car, au lieu du contraste brillant et vivant à leur manière de vivre qu’offre actuellement Paris, ils y pourront trouver une rivalité ennuyeuse, mais en chemin de réussir.

XXIV

ANECDOTE.—LE ROMANTISME ET LE SUICIDE.

Il n’y a pas longtemps que deux jeunes hommes—très jeunes—entraient dans un restaurant, commandaient un dîner d’un luxe et d’un prix inaccoutumés, et arrivaient à l’heure pour le déguster. Ils le firent avec toutes les apparences d’une juvénile gaieté. Ils commandèrent des vins de Champagne, qu’ils burent en se tenant par la main. Aucune ombre de tristesse, de pensées ou de réflexions d’aucune sorte ne sembla se mêler à leur joie qui fut bruyante, longue et incessante. A la fin, vinrent le café noir, le cognac, et la note: l’un d’eux la montra à l’autre et tous deux se mirent à rire. Ayant bu leur tasse de café jusqu’à la lie, ils appelèrent le garçon et lui ordonnèrent de faire venir le restaurateur. Celui-ci accourut sur-le-champ, pensant peut-être recevoir le montant de sa note, moins quelques extra que les joyeux mais économes jeunes gens pouvaient trouver exagérés.

Au lieu de cela, l’aîné des deux amis lui déclara que le dîner avait été excellent, ce qui était très heureux puisque ce devait être le dernier que son ami et lui mangeraient; que, pour la note, il fallait leur faire de nécessité excuse, attendu qu’ils ne possédaient pas un sou; que, dans aucune autre situation, ils n’auraient ainsi violé l’usage ordinaire au détriment de leur hôte; mais que, trouvant ce monde, ses peines et ses chagrins indignes d’eux, ils avaient décidé de jouir au moins une fois d’un repas que leur pauvreté les empêcherait de jamais recommencer, et ensuite de prendre congé de l’existence pour toujours; il ajouta que la première partie de leur résolution s’était accomplie fort noblement grâce au cuisinier et à la cave de l’établissement; que la dernière partie suivrait bientôt, car ils avaient mélangé au café noir et au petit verre de l’admirable cognac tout ce qui était nécessaire pour régler très rapidement leurs comptes.

Le restaurateur était furieux. Il n’ajoutait aucune foi à ce qu’il considérait comme une rodomontade n’ayant pour but que d’éviter le paiement de la note, et il parla bruyamment, à son tour, de les remettre dans les mains de la police. A la fin, sur leur offre de lui laisser leur adresse, il leur permit toutefois de partir.

«LA PEAU DE CHAGRIN»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Poussé par l’espoir d’obtenir son argent, ou peut-être craignant vaguement que le conte insensé que les jeunes gens lui avaient fait ne fût vrai, cet homme se rendit le jour suivant à l’adresse que lui avaient laissée ses clients. Là, il apprit que, le matin même, les deux malheureux jeunes gens avaient été trouvés couchés ensemble, la main dans la main, sur un lit que l’un d’eux avait loué quelques semaines auparavant. Quand on entra, il étaient déjà morts et tout à fait froids.

Sur une petite table dans la chambre, on découvrit beaucoup de papiers noircis d’écriture; tous exprimaient des aspirations à la splendeur obtenue sans travail, un profond mépris pour ceux qui se contentent d’une vie gagnée à la sueur de leur front, diverses citations de Victor Hugo, et la requête de vouloir bien transmettre aux journaux leurs noms et le récit de leur trépas.

On cite des cas nombreux d’amis intimes qui s’encouragent mutuellement ainsi à finir leur existence, sinon aux applaudissements du public, du moins avec un certain effet. Et bien plus souvent on trouve morts et serrés dans les bras l’un de l’autre un jeune homme et une jeune femme; ceux-là accomplissent à la lettre, avec le plus triste sérieux, la destinée prédite si gaiement dans la vieille chanson:

Gai, gai, marions-nous,
Mettons-nous dans la misère;
Gai, gai, marions-nous,
Mettons-nous la corde au cou.

J’ai entendu dire par plusieurs personnes qui regardent avec philosophie les traits caractéristiques du temps présent et de la race actuelle, ou plutôt peut-être de cette partie de la population qui vit dans une oisiveté dissolue, que ce qu’il y a de pis dans tout cela, c’est l’indifférence, l’insouciance et un mépris de la mort digne des gladiateurs antiques, que l’on enseigne, que l’on loue, que l’on exalte comme le fondement et la perfection de toute sagesse et de tout mérite humains.

XXV

«LE CHEVAL DE BRONZE» ET «LA MARQUISE» A L’OPÉRA-COMIQUE.—L’HEURE TARDIVE DU DINER NUIT AUX SPECTACLES.

Le Cheval de Bronze étant le spectacle par excellence de l’Opéra-Comique en ce moment, nous crûmes nécessaire de l’aller voir, et nous avons tous trouvé que les décors et la mise en scène étaient aussi bien que le théâtre le permettait. Nous en sortîmes très satisfaits, ce que nous n’avouâmes qu’en petit comité, parce que cela n’était pas très flatteur pour nos facultés intellectuelles.

Je ne comprends réellement pas comment on peut rester assis pendant trois heures entières, non seulement sans murmurer, mais encore sans autre occupation que de regarder une collection de choses dénuées d’intérêt autour desquelles circule sans cesse une foule de figurants. Mais c’est ainsi, et, en voyant tel arrangement de gazes blanches et bleues, éclairées par la lumière magique des feux de Bengale, et qui forment décidément la plus jolie fantaisie que l’on puisse imaginer, nous nous écriâmes: «Joli! joli!» comme l’aurait pu faire un enfant de cinq ans en voyant pour la première fois Polichinelle.

L’OPÉRA-COMIQUE

(Par E. Lami) (Collection J. B.)

La musique de M. Auber comprend quelques charmants morceaux, mais il a fait beaucoup mieux jadis; et le mauvais goût des principaux chanteurs me ferait désirer ardemment que l’excellent orchestre fût seul à l’interpréter.

Mᵐᵉ Casimir a eu et a encore une voix riche et puissante; mais la plus inculte petite fille d’Allemagne, qui arrange sa vigne en chantant ses airs nationaux, pourrait lui donner une leçon de goût qui lui serait plus profitable que tout ce que la science lui a appris...

Cette brillante bagatelle était précédée d’une petite comédie, appelée, la Marquise. Le sujet doit avoir été tiré, bien que très modifié, d’une histoire de George Sand, et ne vaut guère qu’on en parle; mais c’est un joli spécimen d’un genre très français, une petite pièce naturelle, facile, enjouée; en l’écoutant, vous êtes en sympathie avec les acteurs comme avec les caractères, et vous oubliez qu’il y a dans le monde beaucoup de tristesses et d’ennuis...

Les théâtres, surtout ceux de second ordre, semblent être très suivis; mais j’entends souvent observer, à Paris comme à Londres, que le goût du théâtre diminue dans les hautes classes; et cela vient, je crois, des mêmes causes dans les deux pays: d’abord, l’heure tardive du dîner, qui fait que, pour aller au spectacle, il faut déranger ses habitudes, et c’est là une difficulté dans la famille. L’Opéra, qui commence plus tard, est toujours plein: et, si je ne vivais depuis assez longtemps dans le monde pour savoir ce que la mode peut faire supporter, je serais étonnée qu’un peuple aussi gai que celui des Français se presse chaque soir pour assister à un spectacle aussi sérieusement ennuyeux...

Peut-être en France comme en Angleterre, si un nouveau génie théâtral «s’élevait un matin le front dans les nues», Paris et Londres se soumettraient-ils à dîner à cinq heures pour en jouir; mais l’heure tardive du dîner et la médiocrité des acteurs font actuellement du théâtre un amusement populaire plutôt qu’un divertissement élégant.

XXVI

L’ABBÉ DE LAMENNAIS.—SON ASPECT ET SA CONVERSATION.—SON ADMIRATION ET CELLE DES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS POUR O’CONNELL.

J’ai eu la satisfaction de rencontrer, l’autre soir, l’abbé de Lamennais. C’était chez Mᵐᵉ Benjamin Constant, dont le salon est aussi célèbre par la renommée de ceux qu’on y rencontre que par les talents et le charme de la maîtresse de la maison.

Extérieurement, cet homme célèbre ressemble à un dessin original de Rousseau que je me souviens d’avoir vu. Il est bien au-dessous de la taille ordinaire et très mince. Son aspect est très frappant et trahit l’habitude de la méditation; mais ses yeux profonds ont quelque chose de presque farouche, avec leurs regards rapides. Sa robe était noire et avait plus de négligence républicaine que de dignité ecclésiastique, et la petite cravate qu’il portait, bien serrée autour de sa gorge, lui donnait l’apparence de quelqu’un qui ne fait guère attention à la mode du jour ou aux coutumes des salons.

LAMENNAIS

«Galerie de la Presse» (Bibl. nat.)

Il avait dîné chez Mᵐᵉ Constant avec quatre ou cinq autres personnages distingués, et nous le trouvâmes profondément enfoncé dans une bergère qui cachait presque entièrement sa chétive personne, et entouré d’un cercle d’hommes à qui il parlait avec animation. D’un côté était M. Jouy, l’hermite bien connu de la Chaussée-d’Antin, et de l’autre un député très apprécié sur les bancs du côté gauche.

J’étais placée juste en face de lui et j’ai rarement observé le jeu d’une physionomie plus animé. Dans le courant de la soirée, il me fut présenté. Ses manières sont extrêmement distinguées; aucune raideur ni gêne, rien de rustique ni d’ecclésiastique n’empêche sa vivacité naturelle. Il tira immédiatement une chaise vis-à-vis du sofa où j’étais placée et causa fort agréablement, le dos tourné au reste de la société, jusqu’à ce que plusieurs personnes, dont beaucoup de dames, se fussent réunies autour de lui; alors il ne lui plut pas, je suppose, de rester assis tandis qu’elles étaient debout, et, se levant, il regagna sa bergère.

Il me dit qu’il ne resterait pas longtemps à Paris, où il fréquentait trop le monde pour travailler, qu’il allait promptement retourner dans sa profonde retraite, dans sa chère Bretagne, où il finirait l’œuvre qu’il avait commencée. Je ne sais si cet ouvrage est la défense des Prévenus d’avril, qu’il a menacé de publier contre ceux qui ont refusé de le laisser plaider au tribunal dans cette affaire, mais on s’attend à ce que ce document soit violent, puissant et éloquent...

M. de Lamennais, ainsi que plusieurs autres personnages aux principes républicains avec lesquels j’ai eu l’occasion de causer depuis que je suis à Paris, a conçu l’idée que l’Angleterre est en ce moment et bona fide sous la règle et le gouvernement de Mr. Daniel O’Connell. Il m’a entretenue de ce personnage avec la plus grande admiration et le plus profond respect: ne s’en rapporte-t-il pas aux journaux anglais pour croire à l’amour enthousiaste et à la vénération qu’on lui témoignerait dans la Grande-Bretagne!

XXVII

LES VIEILLES FILLES SONT RIDICULES EN FRANCE.—POURQUOI ELLES Y SONT BEAUCOUP PLUS RARES QU’EN ANGLETERRE.—SUPÉRIORITÉ DE LA MANIÈRE DE CONCLURE LES MARIAGES EN ANGLETERRE.—EN FRANCE, LES VIEILLES FILLES S’APPLIQUENT A DISSIMULER LEUR TRISTE ÉTAT.

Il y a plusieurs années que, passant quelques semaines à Paris, j’eus une conversation avec un Français au sujet des vieilles filles, et, bien qu’il y ait longtemps de cela, je vous la rapporterai à l’occasion d’un fait qui vient de m’arriver.

Nous nous promenions, je m’en souviens, dans les jardins du Luxembourg, et, comme nous marchions de long en large dans les longues allées, la causerie tomba sur le «misérable sort», comme l’appelait mon interlocuteur, des femmes célibataires en Angleterre. Mon compagnon déplorait cet état comme le résultat le plus mélancolique des mœurs nationales qui se pût imaginer.

«Je ne connais rien en Angleterre, déclarait-il avec la dernière énergie, qui me fasse plus de peine que la vue d’un grand nombre de ces femmes malheureuses, qui, encore que bien nées, bien élevées et estimables, se trouvent sans position, sans un état et sans un nom, si ce n’est celui dont elles désirent tant se débarrasser qu’elles donneraient pour cela la moitié des jours qui leur restent à vivre.

—Je crois que vous exagérez quelque peu le mal, répondis-je; pourtant, même si leur position est aussi triste que vous le dites, je ne vois pas en quoi les dames célibataires sont plus heureuses ici?

—Ici! s’exclama-t-il avec indignation: vous n’imaginez pas réellement qu’en France, où nous nous vantons de rendre nos femmes les plus heureuses du monde, nous pourrions souffrir que des jeunes filles infortunées, innocentes, sans appui, tombassent hors de la société, dans le néant du célibat, comme chez vous? Dieu nous garde d’une telle barbarie!

—Mais comment pouvez-vous empêcher cela? Il est impossible que, par suite des circonstances, beaucoup de vos hommes ne soient pas amenés à demeurer célibataires; et si le nombre des individus des deux sexes est égal, il s’ensuit qu’il doit y avoir aussi des femmes non mariées?

—Cela peut paraître ainsi, mais la réalité est tout autre: nous n’avons pas de femmes non mariées.

—Alors, que deviennent-elles?

—Je ne sais pas, mais si une Française se trouvait dans cette situation, elle se jetterait à l’eau!

—J’en connais une cependant, dit une dame qui était avec nous; Mˡˡᵉ Isabelle B... est une vieille fille.

Est-il possible? s’écria notre interlocuteur d’un ton qui me fit éclater de rire. Et quel âge a-t-elle, cette malheureuse Mˡˡᵉ Isabelle?

—Je ne sais pas exactement, répondit la dame, mais je pense qu’elle doit avoir passé trente ans depuis longtemps.

C’est une horreur!» s’écria-t-il encore, et il ajouta avec mystère, dans un demi-murmure: «Croyez-moi, elle ne supportera pas cela longtemps!»

J’avais certainement oublié Mˡˡᵉ Isabelle et ce qui la concernait, quand je rencontrai la dame qui l’avait citée comme étant la seule vieille fille qui fût en France. Comme je causais avec elle, l’autre jour, de tout ce que nous avions fait ensemble dans le temps passé, elle me demanda si je me souvenais de cette conversation. Je lui assurai que je n’en avais rien oublié.

«Alors, me dit-elle, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé trois mois environ après qu’elle eut eu lieu. Je fus invitée avec mon mari à aller voir une amie à la campagne, dans la même maison où j’avais rencontré cette Mˡˡᵉ Isabelle B... que je vous ai nommée. Le soir, en jouant à l’écarté avec notre hôte, je me rappelais notre conversation dans les jardins du Luxembourg et je m’enquis de la demoiselle en question:

«Est-il possible que vous n’ayez pas su ce qui lui est arrivé? me répondit-on.

—Non, en vérité, je n’ai rien appris. Est-elle mariée?

—Mariée?... Hélas! non, elle s’est jetée à l’eau!»

Ce dénouement terrible prenait une gravité solennelle après ce qui avait été prédit à cette jeune femme. Quoi de plus étrange que cette coïncidence! Mon amie me dit qu’à son retour à Paris elle raconta cette catastrophe à celui qui avait semblé la prévoir et qu’il reçut cette nouvelle par une exclamation caractéristique: «Dieu soit loué! Elle est maintenant hors de son malheur.»

Cet incident et la conversation qui suivit me portèrent à rechercher sérieusement ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, et il me semble, après enquête, qu’une femme célibataire, ayant passé trente ans, c’est un cas fort rare en France. Procurer à leurs enfants un mariage convenable passe aux yeux des parents pour un devoir aussi strict que de les envoyer en nourrice ou à l’école. La proposition d’une alliance vient aussi souvent des amis de la femme que de ceux de l’homme, et il est évident que cela doit beaucoup augmenter les chances d’établissement convenable pour les jeunes personnes; car, bien qu’il nous arrive d’envoyer nos filles jusqu’aux Indes dans l’espoir d’obtenir ce résultat désiré, il est peu de parents anglais qui soient allés jusqu’à proposer à quiconque, ou au fils de quiconque, de prendre leur fille.

Si nos usages étaient différents, si la demande en mariage d’une jeune fille était préparée par les amis au lieu de dépendre de la chance ou du hasard d’une rencontre, je ne doute pas que beaucoup de mariages heureux n’en résulteraient; et, d’ailleurs, un arrangement semblable, qui ne choque aucun sentiment des convenances, puisqu’il est conforme à une coutume nationale, peut donner à penser à la jeune fille que, par un privilège flatteur pour sa délicatesse, elle est absolument étrangère à cette affaire. Mais, nos jeunes filles anglaises consentiraient-elles, pour ne pas courir la chance de rester vieilles filles, à abandonner ce droit, qui leur est si précieux, de vivre dignement en célibataires jusqu’au jour où elles auront choisi elles-mêmes un époux—au milieu du monde,—et renonceront-elles pour cela au droit de dire oui ou non à leur guise et selon leur fantaisie?...

Le monde entier est persuadé que la France abonde en épouses aimantes, constantes et fidèles, et en maris de même; je ne pense pas que, s’il en est ainsi, ce soit une conséquence de la manière dont les mariages se font ici. Le plus fort argument en faveur de l’usage français, c’est assurément qu’un mari qui prend une jeune femme aussi neuve d’impressions de toutes sortes que doit l’être une jeune fille française bien élevée, ce mari-là a une meilleure chance, ou plutôt a plus le pouvoir de conquérir le cœur de sa femme qu’un homme qui s’éprend d’une beauté de vingt ans, laquelle a déjà entendu peut-être des aveux aussi tendres que ceux qu’il murmure à son oreille, faits par un autre homme qui, s’il n’avait pas le moyen d’épouser la jeune personne, avait du moins celui de l’aimer, et une langue pour la séduire aussi bien que le mari.

«LA BONNE FILLE»

(Par Devéria) (Coll. J. Boulenger.)

En revanche, que d’arguments contraires! Quel que soit le sentiment d’une Française pour son époux, celui-ci ne pourra jamais sentir qu’elle l’a choisi parmi les autres; certes, il arrive parfois qu’une belle créature soit élue par son fiancé à cause de sa beauté; mais, si la réponse a été faite sans même qu’on la consulte, sans doute elle peut tirer de cette demande une petite satisfaction de vanité, mais certainement rien qui approche d’un sentiment de tendresse venant du cœur.

L’habitude est si fortement invétérée qu’il est impossible à un pays de juger impartialement l’autre sur un sujet entièrement réglé par les coutumes. Donc, tout ce que je puis, comme Anglaise, m’aventurer à dire, c’est que je serais bien fâchée que nous adoptassions chez nous la mode de nos voisins français.

(V. Adam del.) (Collection J. B.)

Je pense, toutefois, que mon ami du jardin du Luxembourg exagérait beaucoup quand il m’assurait qu’il n’existait pas de femmes célibataires en France. Il en existe certainement, bien qu’en moins grand nombre qu’en Angleterre. D’ailleurs, il n’est pas aisé de les reconnaître. Chez nous, il n’est pas extraordinaire que des femmes célibataires prennent ce qu’on appelle en langage militaire un «rang de brevet». Ainsi miss Dorothée Tomkins deviendra Mrs. Dorothée Tomkins et quelquefois même tout bonnement Mrs. Tomkins, pourvu qu’il n’y ait aucune autre Mrs. Tomkins pour lui interdire ce titre; mais je n’ai pas souvenance qu’aucune dame dans cette situation se soit fait appeler la veuve Tomkins ou la veuve Un Tel.

Ici, on m’a assuré que le cas est différent et que les plus proches parents et amis sont souvent seuls à savoir quelque chose. Plus d’une veuve respectable n’a jamais eu de mari dans sa vie, et l’on m’a positivement affirmé que le secret est souvent si bien gardé, que les nièces et les neveux d’une famille ne savent pas si leurs tantes sont veuves ou non.

Cela tend à démontrer que l’on considère ici le mariage comme un état plus honorable que le célibat, quoiqu’il ne faille pas aller jusqu’à prétendre que les vieilles filles se jettent à l’eau...

XXVIII

L’ÉLÉGANCE INIMITABLE DES FRANÇAISES.—IMPOSSIBILITÉ A UNE ANGLAISE DE N’ÊTRE PAS CONNUE POUR TELLE AU PREMIER REGARD.—LES MAGASINS DE NOUVEAUTÉS ET LES BOUTIQUES.—LE GOUT DES BOUQUETIÈRES.—TOUT A PARIS EST ARRANGÉ AVEC GOUT.—PLUS DE ROUGE NI DE FAUX CHEVEUX.

Avouez, en pensant que c’est une femme qui vous écrit, que vous ne pouvez vous plaindre d’avoir été accablé de détails sur les modes de Paris: peut-être même vous plaindrez-vous de ce que tout ce que j’en ai déjà dit n’ait porté que sur le costume historique et fantaisiste des républicains. L’apparence de chacun et tout ce qui s’y rapporte a cependant une très grande importance dans la vie quotidienne de cette brillante ville; et bien que à ce point de vue, elle soit le modèle du monde entier, elle a su garder pour elle seule un aspect, une manière d’être que tout autre peuple chercherait en vain à imiter. Allez où vous voudrez, vous verrez des modes françaises; mais il faut venir à Paris pour voir comment on les porte.

Le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, la colonne de la place Vendôme, les moulins à vent de Montmartre ne sont pas plus caractéristiques de Paris que l’aspect des chapeaux, des bonnets, des guimpes, des châles, des tabliers, des ceintures, des boucles, des gants, mais surtout des bottines et des bas, quand ils sont portés par des Parisiennes dans la ville de Paris.

C’est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule à ce marché d’élégance, chacune portant assez d’argent dans sa poche pour se vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de plus riche; c’est en vain que chacune appelle à son aide toutes les tailleuses, coiffeuses, modistes, couturières, cordonniers, lingères et friseuses de la ville: quand elle aura acheté et mis comme il convient toute chose exactement de la façon qu’on lui aura prescrite, elle entendra, dans la première boutique où elle entrera, une grisette murmurer à une autre derrière le comptoir: «Voyez ce que désire cette dame anglaise»; et cela,—pauvre chère dame!—avant qu’elle ait pu prononcer un seul mot capable de la trahir.

Et ce ne sont pas seulement les Parisiens qui nous reconnaissent facilement—cela pourrait être dû chez eux à quelque inexplicable franc-maçonnerie; non, le plus fort est que nous nous reconnaissons nous-même l’un l’autre sur-le-champ: «C’est un Anglais!» «C’est une Anglaise!» Cela se voit plus vite qu’on ne le saurait dire.

Ces manières, cette allure, cette marche, l’expression des mouvements et, pour ainsi parler, des membres, que tout cela soit si spécial et impossible à imiter, voilà qui est vraiment singulier. Cela n’a rien à voir avec les différences d’yeux et de teint des deux nations, car l’effet est peut-être senti plus fortement encore quand on suit une personne que quand on la croise; il ressort de chaque pli comme de chaque épingle, de toutes les attitudes et de tous les gestes.

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