Paris romantique: Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)
L’ANGLAISE
(Par Guérin) (Coll. J. B.)
Si je pouvais vous expliquer ce qui produit cet effet j’en rendrais peut-être l’imitation moins malaisée; mais comme, après s’y être essayé pendant vingt ans, on a fini par regarder comme impossible de le définir, ne comptez pas sur moi pour cela. Tout ce que je puis faire, c’est de vous dire là-dessus ce que tout le monde sait, sans chercher à atteindre la partie mystérieuse de ce sujet, et à analyser cet effet magique.
Pour parler en termes de marchandes de modes, les dames «s’habillent» beaucoup moins à Paris qu’à Londres. Je ne pense pas qu’une Parisienne, après avoir quitté son déshabillé du matin, s’astreindrait, durant «la saison», à changer de robe quatre fois par jour, comme je l’ai vu faire à des dames de Londres. Et je ne crois pas que les plus précieuses en cette matière penseraient avoir commis une grave infraction à la bonne éducation si elles paraissaient à dîner dans la même toilette qu’on leur aurait vue porter trois heures auparavant.
Le seul article de luxe féminin plus généralement répandu parmi elles que parmi nous est le châle de cachemire. Le trousseau d’une jeune femme compte toujours au moins un de ces précieux châles, et c’est, je crois, de tous les présents, celui qui fait souvent, comme le dit Miss Edgeworth, oublier le futur à la fiancée.
Sous d’autres rapports, ce qui est nécessaire à la garde-robe d’une Française élégante l’est aussi à celle d’une Anglaise. Seulement on porte plus chez nous de bijoux et colifichets de toutes sortes que chez eux. La robe qu’une jeune Anglaise mettrait pour dîner est exactement la même qu’une jeune Française porterait à tous les bals, sauf à un bal costumé; au lieu que la plus élégante toilette du dîner, à Paris, ne se porterait chez nous que pour aller à l’Opéra.
Il y a beaucoup de très jolis magasins de nouveautés dans toutes les parties de la ville, et le cœur d’une femme peut y trouver tout ce qu’il désire quant à la toilette.
«MARCHANDES DE MODES»
(Par Gavarni) (Bibl. nat.)
Ces magasins sont des modistes et des coiffeuses excellentes, qui savent parfaitement fabriquer et recommander tous les produits de leur art fascinateur; mais il ne se trouve point ici de Howel et de James où s’assemblent à point nommé toutes les jolies femmes de Paris; on ne voit aucune assemblée de grand valets de pied attendant sur les banquettes à l’extérieur des boutiques, et qui fassent office d’enseigne pour les non-initiés en leur indiquant par leur présence combien d’acheteurs sont en train de marchander les précieux objets de l’intérieur. Les boutiques sont en général beaucoup plus petites que les nôtres, ou, quand elles s’étendent en longueur, elles ont l’air de dépôts de marchandises. On étale pour la montre et la décoration beaucoup moins d’objets, si ce n’est dans les magasins de porcelaines ou de bronzes dorés, protégés par des glaces. A vrai dire, partout où les articles peuvent être exposés sans danger aux injures de l’air, on en étale un nombre considérable; mais, dans l’ensemble, les boutiques n’offrent pas ici une aussi grande apparence de capitaux employés que chez nous.
Une des principales causes du gai et joli aspect des rues est la quantité et l’élégant arrangement des fleurs exposées pour la vente. Tout le long des boulevards, et dans chacun de ces brillants passages qui percent maintenant Paris dans tous les sens, vous n’avez qu’à fermer les yeux pour vous croire dans un parterre; et si, en ouvrant les yeux, l’illusion s’envole, vous trouvez à sa place quelque chose d’aussi charmant.
Malgré les abominations multiples des rues, les serrures des portes des salons semblables à des cadenas de prisons et l’odieux escalier commun à tous par lequel on y accède, il y a chez ce peuple un goût et une grâce qu’on ne trouverait certainement pas ailleurs. Et cela non seulement dans les vastes hôtels des riches et des grands, mais dans toutes les classes de la société, jusqu’à la plus basse.
La manière dont une vieille marchande de quatre saisons noue les cerises qu’elle vend pour quelques sous à sa clientèle de gamins, pourrait donner une leçon au plus adroit décorateur de nos tables de soupers. Un bouquet de violettes sauvages, dont le prix est à la portée de la soubrette la moins payée de Paris, est arrangé avec une grâce qui le rendrait digne d’une duchesse; et j’ai vu le modeste étalage d’une fleuriste dont toute la tente se composait d’un arbre et du ciel bleu, disposé avec un mélange de couleurs si harmonieux, que je suis restée plus longtemps et plus agréablement à la regarder que je ne suis jamais demeurée à contempler le palais de Flore lui-même dans le King’s Road.
Après tout, je pense que ce mystérieux art de la toilette, dont j’ai déjà parlé, vient de ce bon goût naturel, universel et inné. Il existe un à-propos, une bienséance, une sorte d’harmonie dans les différentes parties de la toilette féminine, que l’on constate sur les toques de coton aux teintes éclatantes assorties aux mouchoirs et aux tabliers, comme sur les chapeaux les plus élégants des Tuileries. Le mot si expressif pour qualifier une femme bien mise: faite à peindre, peut être bien souvent appliqué avec autant de justice à une paysanne qu’à une princesse; car toutes deux ont la même délicatesse naturelle de goût.
C’est ce sentiment national qui rend tellement supérieurs, à Paris, la mise en scène, le corps de ballet, et tout ce qui dans les théâtres forme tableau. Là, une simple erreur dans la couleur ou l’arrangement pourrait détruire l’harmonie entière et le charme de l’ensemble: mais vous voyez ici de pauvres petites filles, louées à la nuit moyennant quelques sous pour figurer des anges ou des Grâces, entrer dans la composition de la scène avec un instinct aussi infaillible que celui qui pousse les oies sauvages, volant à travers les airs, à se former en une phalange triangulaire admirablement ordonnée, au lieu de se disperser vers tous les points de la boussole, comme on le voit faire par exemple à nos figurantes à nous lorsque le maître de ballet ne les tient pas aussi rigoureusement en ordre qu’un bon chasseur rassemble sa meute.
C’est un soulagement pour mes yeux de constater que le fard n’est plus à la mode. Je ne comprends pas ceux qui disent qu’un regard brillant le devient plus encore par une légère touche de rouge habilement appliquée en dessous. En tout cas si on en met encore, c’est si adroitement que cela ne produit qu’un bon effet, et voilà un immense progrès sur la mode, dont je me souviens trop bien, de farder les joues des jeunes et des vieilles à un point réellement effrayant.
(E. Lami del.) (Coll. J. B.)
Un autre progrès que je goûte fort, c’est que la plupart des vieilles dames ont renoncé aux cheveux artificiels; elles arrangent maintenant leurs propres cheveux gris avec le plus d’élégance et de soin possibles. L’apparence générale de l’ensemble y gagne: la nature arrange les choses pour nous beaucoup mieux que nous ne le pouvons faire; et l’aspect d’une figure âgée entourée de boucles noires, brunes ou blondes, est infiniment moins agréable que celui d’un vieux visage accompagné de ses propres cheveux argentés.
J’ai entendu observer, avec beaucoup de justesse, que le fard n’est seyant qu’à celles qui n’en ont pas besoin: on peut dire la même chose des faux cheveux. Quelques-uns des édifices en cheveux noirs et brillants comme du jais que j’ai vus ici excédaient certainement en quantité de cheveux ce qui peut croître sur aucune tête humaine; mais quand cet édifice surmonte un jeune visage qui semble avoir droit à tous les honneurs que l’art des coiffeurs peut imaginer, il n’y a rien là d’incongru ni de désagréable, bien qu’il soit toujours dommage de mêler quoi que ce soit de faux à la gloire d’une jeune tête. Pour ce sentiment-là, Messieurs les Fabricants de faux cheveux ne me rendront pas grâces: après avoir interdit l’usage des fausses tresses aux vieilles dames, voilà que je désapprouve maintenant les fausses boucles pour les jeunes!
«1835»
(Par Gavarni) (Bibl. nat.)
Au reste, tout ce que je peux vous dire quant à la toilette, c’est que nos élégantes ne doivent plus espérer de trouver ici aucun article utile pour leur garde-robe à meilleur marché; au contraire, tout s’y paye beaucoup plus cher qu’à Londres; et ce qui doit également les empêcher de faire leurs emplettes ici, c’est que les différents objets que nous avions l’habitude de considérer comme mieux fabriqués que chez nous, spécialement les soieries et les gants, sont maintenant, à mon avis, décidément inférieurs aux nôtres en qualité: les articles qu’on peut acheter au même prix qu’en Angleterre, sont moins bons à l’usage.
Les seules emplettes que j’aimerais à rapporter chez moi, ce seraient des porcelaines: mais cela, nos tarifs de douane nous le défendent, et, sans cette protection, nos Wedgewood et nos Mortlake ne vendraient plus que peu d’articles d’ornement, car non seulement leurs prix sont plus élevés mais leur matière première et leur façon sont, à mon avis, extrêmement inférieurs. Il est réellement agréable à mes sentiments patriotiques de pouvoir constater honnêtement que, sauf ces objets et quelques articles de luxe, comme les bronzes dorés, les pendules d’albâtre et cætera, il n’y a rien ici que nous ne puissions trouver en abondance dans notre pays.
XXIX
L’ABBÉ LACORDAIRE.—SUCCÈS DE SES SERMONS A NOTRE-DAME.—LES MEILLEURES PLACES RÉSERVÉES AUX HOMMES.—DIMENSIONS DE NOTRE-DAME.—AFFLUENCE DE jeunes gens de Paris.—ILS FONT ET DÉFONT LES RÉPUTATIONS.—LACORDAIRE EST UN PRÉDICATEUR DÉPLORABLE.
La grande réputation d’un prédicateur nous décida dimanche à supporter deux heures d’attente fastidieuse avant la messe qui précéda son sermon. C’est de la sorte seulement qu’on peut s’assurer une chaise à Notre-Dame quand l’abbé Lacordaire y doit monter en chaire. L’ennui est grand; mais ayant successivement entendu dire de ce personnage célèbre qu’il était «envoyé par le ciel pour ramener la France au catholicisme»; qu’il était «un hypocrite laissant Tartuffe loin derrière lui»; que son «talent dépasse celui de tout prédicateur depuis Bossuet», et que c’était «un charlatan qui devrait prêcher de sa baignoire plutôt que de la chaire de Notre-Dame», je me décidai à le voir et l’entendre moi-même, quoique je sois peu capable de discerner où peut être la vérité entre les deux partis qui sont séparés par un abîme. Quelques circonstances vinrent d’ailleurs diminuer l’ennui de notre longue attente, et je dois avouer que ce ne fut point là la moins profitable partie des quatre heures que nous passâmes dans cette église.
NOTRE-DAME
(Coll. J. B.)
En entrant, nous trouvâmes l’immense nef close par des barrières, comme elle l’avait été le dimanche de Pâques pour le concert (car ainsi pourrait-on appeler l’office de cette fête). Quand nous voulûmes pénétrer dans cette partie réservée, on nous dit qu’aucune dame n’y était admise, mais que les bas-côtés contenaient beaucoup de chaises et qu’on y trouvait des places excellentes.
Cet arrangement m’étonna pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il est absolument contraire aux usages nationaux, car partout, en France, les meilleures places sont réservées aux femmes, ou du moins, en principe, j’ai toujours trouvé qu’il en fut ainsi. Ensuite parce que, dans toutes les églises où je suis entrée jusqu’à présent, l’assemblée, toujours nombreuse, est invariablement composée d’au moins douze femmes pour un homme. Aussi lorsque, en regardant dans la partie réservée, j’y remarquai assez de rangées de chaises pour recevoir quinze cents personnes, je pensai qu’à moins que tous les prêtres de Paris ne vinssent en personne faire honneur à leur éloquent confrère, il était assez peu vraisemblable que cette mesure peu galante fût nécessaire. Je n’eus pas le temps, au reste, de me perdre en conjectures, car la foule se pressait déjà à toutes les portes, et nous nous dépêchâmes de nous assurer des meilleures chaises dans les bas-côtés. Nous parvînmes à nous placer entre les piliers, juste en face de la chaire, et nous en fûmes satisfaits car nous ne doutâmes pas qu’une voix qui avait acquis une telle renommée ne pût se faire entendre dans les galeries latérales de Notre-Dame.
Lorsque je me fus installée aussi confortablement que possible sur ma chaise au dossier droit, j’eus une première consolation à ma longue attente en songeant que du moins elle se passerait entre les murs vénérables de Notre-Dame. C’est une glorieuse vieille église, et, bien qu’on ne puisse la comparer à l’Abbaye de Westminster, ou à Anvers, ou à Strasbourg, ou à Cologne, ou à beaucoup d’autres que je pourrais nommer, elle garde assez d’intérêt pour vous occuper pendant un temps considérable. Les trois rosaces élégantes qui jettent leur lumière colorée au nord, à l’ouest et au sud offrent par elles-mêmes une très jolie étude pour une demi-heure ou deux, et, d’ailleurs, elles rappellent, malgré leur minime diamètre de quarante pieds, la magnifique fenêtre ronde de l’ouest à la cathédrale de Strasbourg, dont le seul souvenir suffirait à faire passer un autre long espace de temps...
J’avais une autre source de distraction, et rien moins qu’insignifiante, à observer l’affluence des assistants. L’édifice renferma bientôt autant d’être vivants qu’il en pouvait contenir; et les places que nous jugions quelconques quand nous les prîmes, se trouvèrent si commodément situées que nous nous réjouîmes de les avoir choisies. Il n’y avait pas un pilier qui ne servît d’appui à autant d’hommes qu’il en fallait pour l’entourer, et pas un ornement en saillie, pas une balustrade des autels latéraux, pas un point élevé, qui ne fût comme si un essaim d’abeilles s’y était suspendu.
Mais ce qui attira le plus mon attention fut ce qui se passait dans la nef. Quand on me dit que c’était la partie de l’église réservée aux hommes, je pensai que j’y verrais des citoyens catholiques, respectables et d’un âge mûr, venus de tous les coins de la ville et peut-être du pays pour entendre le célèbre prédicateur; mais, à mon grand étonnement, je vis arriver par douzaines des jeunes gens joyeux, élégants, mis à la dernière mode, et tels que je n’en avais encore jamais vu à d’autres cérémonies religieuses. Parmi eux se trouvait une certaine quantité d’hommes plus âgés; mais la grande majorité ne dépassait pas trente ans. Je ne pouvais comprendre la raison de ce phénomène; mais tandis que je me creusais la tête pour en trouver l’explication, le hasard vint en aide à ma curiosité sous la forme d’un voisin communicatif.
Dans aucun endroit du monde il n’est plus aisé d’entrer en conversation avec un étranger qu’à Paris. A tous les degrés de la société il y règne une courtoisie et une sociabilité naturelles, et celui qui le désire peut facilement connaître l’état d’esprit de toutes les classes. Le temps présent est très favorable à cela, car le trait le plus remarquable des mœurs parisiennes, en ce moment, c’est une absolue liberté d’exprimer son opinion sur toutes choses.
J’ai entendu dire qu’il était difficile d’obtenir une réponse nette, précise et courte d’un Irlandais; d’un Français, c’est impossible: quand sa réplique à votre question équivaudrait au fond au sec anglicisme «I don’t know» [je ne sais pas], elle serait faite d’un ton et avec une tournure de phrase qui vous persuaderaient qu’on sera satisfait et même extrêmement heureux de répondre à toutes les autres demandes qu’il vous plaira de faire sur le même sujet, ou sur un autre.
Pour avoir déplacé ma chaise d’un pouce et demi en vue de la commodité d’un voisin à cheveux gris, celui-ci fut amené à prononcer: «Mille pardons, madame!» avec une remarque sur la gêne qu’apportait la réserve de toutes les meilleures places pour les messieurs. C’était tout à fait contraire, ajouta-t-il, à la coutume ordinaire des Parisiens, et de fait, c’était pourtant la seule disposition que l’on eût trouvée pour que les dames ne fussent pas incommodées par le flot impétueux des jeunes gens qui viennent régulièrement entendre l’abbé Lacordaire.
«Je ne vis jamais tant de jeunes gens dans aucune assemblée religieuse, dis-je, espérant qu’il pourrait m’expliquer ce mystère...
—La France, répondit-il avec énergie, comme vous pouvez vous en convaincre en regardant cette multitude, n’est plus la France de 1793, quand ses prêtres chantaient des cantiques sur l’air du Ça ira. La France est heureusement redevenue profondément et sincèrement catholique. Ses prêtres sont à nouveau ses orateurs, ses plus grands, ses plus hauts dignitaires. Elle peut encore donner des cardinaux à Rome, et Rome peut encore donner un ministre à la France.»
LACORDAIRE PRÊCHANT A NOTRE-DAME
(Coll. J. Boulenger)
Je ne trouvai aucune réponse à faire; et mon silence ne sembla pas lui plaire, car, après être resté assis quelques minutes en silence, il se leva de la place qu’il avait obtenue à si grand’peine et, se frayant un passage à travers la foule, il disparut derrière nous; mais je pus le revoir, avant de quitter l’église, debout sur les marches de la chaire... La messe terminée, je regardai la chaire; elle était encore vide, mais, en jetant les yeux autour de moi, je vis tous les regards tournés vers une petite porte dans le bas côté nord, presque immédiatement derrière nous. Il est entre là! dit une jeune femme près de nous, d’un ton qui semblait indiquer un sentiment plus profond que le respect, et qui vraiment touchait à l’adoration. Ses yeux restèrent fixés sur la porte comme ceux de beaucoup d’autres jusqu’à ce qu’elle s’ouvrît et qu’un jeune homme élancé, dans le costume du prêtre qui va monter en chaire, y apparût. Un bedeau lui fraya un chemin à travers la foule, qui, épaisse et serrée comme elle était, se reculait de chaque côté pour le laisser approcher de la chaire, avec beaucoup plus de docilité qu’elle ne l’eût fait poussée par une troupe de cavalerie.
Le silence le plus profond accompagnait sa marche; jamais je ne vis démonstration de respect plus frappante; et l’on prétend que les trois quarts de Paris considèrent cet homme comme un hypocrite!
Aussitôt qu’il eut atteint la chaire, tandis qu’il se préparait par une muette prière au devoir qu’il allait accomplir, un bruit se fit entendre dans la partie supérieure du chœur et l’archevêque, suivi de son splendide cortège ecclésiastique, s’avança vers la partie de la nef qui est immédiatement en face du prédicateur. En arrivant à l’endroit réservé, chacun gagna sans bruit la place qui lui était assignée d’après sa dignité, tandis que l’assemblée entière attendait debout respectueusement, et semblait
Il est plus facile de vous décrire tout ce qui précéda le sermon que le sermon lui-même. Ce fut un tel flot de paroles, un tel torrent, une telle averse de déclamations passionnées que, même avant d’en avoir entendu assez pour pouvoir juger du sujet, je me sentis disposée à mal juger du prédicateur, et à soupçonner ce discours d’avoir plus de fleurs et de fioritures de rhétorique humaine que de simple vérité divine.
Ses gestes violents me déplurent aussi excessivement. Le mouvement rapide et incessant de ses mains, quelquefois de l’une, quelquefois des deux, ressemblait plus à celui des ailes d’un oiseau-mouche qu’à aucune autre chose dont je puisse me souvenir; mais le bourdonnement partait de l’assemblée en admiration. A chaque pause—il en faisait fréquemment, et évidemment exprès, comme un mauvais acteur—une rumeur louangeuse courait à travers la foule.
Je me souviens d’avoir lu quelque part qu’un prêtre de naissance noble, de peur que ses ouailles ne devinssent familières avec lui, s’adressait à elles du haut de la chaire en ces termes: Canaille chrétienne! C’était mal—très mal, certainement: mais je ne sais si le Messieurs de l’abbé Lacordaire est beaucoup plus dans le ton convenable à un pasteur chrétien. Cette apostrophe mondaine fut répétée plusieurs fois pendant le discours, et j’ose dire contribua grandement à l’effet désagréable que me produisit l’éloquence du prédicateur. Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu un prédicateur que j’aie moins aimé, moins vénéré et moins admiré que ce nouveau saint parisien. Il fit des allusions très acérées à la renaissance de l’Eglise catholique romaine en Irlande et anathématisa cordialement tous ceux qui s’y opposeraient.
En vous racontant le prologue de deux heures qu’avait été la messe, j’ai oublié de vous dire que beaucoup de jeunes gens—non aux places réservées dans la nef mais de ceux qui étaient assis près de nous—lisaient pour échapper à l’ennui de l’attente. Quelques-uns des volumes qu’ils tenaient avaient tout l’air de romans provenant d’un cabinet de lecture; d’autres étaient évidemment des recueils de cantiques, probablement moins spirituels que pleins d’esprit.
Ce spectacle me découvrit une nouvelle page de Paris tel qu’il est, et je ne regrette pas les quatre heures qu’il m’a coûtées; mais une fois suffit: je ne retournerai certes pas entendre l’abbé Lacordaire.
XXX
LE PALAIS-ROYAL.—TYPES QU’ON Y RENCONTRE.—UNE FAMILLE ANGLAISE.—LES EXCELLENTS RESTAURANTS A 40 SOUS.—LA GALERIE D’ORLÉANS.—LES OISIFS.—LE THÉATRE DU VAUDEVILLE.
Bien que vous pensiez certainement qu’en ma qualité de femme le Palais-Royal doit m’intéresser peu, avec ses restaurants, ses boutiques de bijouterie, de rubans, de jouets d’enfants, etc., etc., etc., et tous les mondes de misère, de fête et de bonne chère qui s’y superposent d’étage en étage, je ne puis cependant passer sous silence un des lieux de Paris dont l’aspect est le plus caractéristique et le plus anti-anglais...
LA GALERIE D’ORLÉANS AU PALAIS-ROYAL
(Collection J. B.)
Tout le monde,—homme, femme ou enfant, noble ou roturier, riche ou pauvre,—en un mot toute âme qui pénètre dans Paris demande à voir le Palais-Royal. Mais si beaucoup d’étrangers y demeurent, hélas! trop longtemps, il en est beaucoup aussi qui, à mon avis, ne s’y arrêtent pas assez. Quand même, en faisant le tour de toutes les galeries, on aurait observé attentivement, l’œil le plus rapide ne pourrait saisir tous les types nationaux, tous les groupes pittoresques et comiques qui flottent là pendant vingt heures au moins sur vingt-quatre. Je sais que l’étude du Palais-Royal, dans ses recoins les plus cachés, serait à la fois difficile, dangereuse et désagréable à poursuivre: mais je n’ai rien à voir là; sans chercher à connaître ce que, après tout, il vaudrait mieux ignorer que savoir, il y reste assez d’objets à contempler pour fournir matière à observations...
Comment cela se fait-il? Je n’en sais rien, mais chaque personne que l’on rencontre là peut fournir sujet à méditation. Si c’est un élégant à la mode, l’imagination le conduit immédiatement vers un salon de jeu, et, si vous avez un bon naturel, votre cœur saignera en pensant combien de tristesses il rapportera chez lui. Si c’est une moustache épaisse, à demi distinguée, surmontée de grands, sombres et profonds yeux qui regardent ce qui les entoure comme si leur propriétaire cherchait quelqu’un à dévorer, vous pouvez être aussi sûre qu’elle se dirige également vers un salon que vous l’êtes qu’un homme qui porte une ligne sur son épaule va à la pêche. Cette jolie soubrette, avec ses petits talons et son joli tablier de soie, qui a évidemment quelques francs dans le coin noué du mouchoir qu’elle tient à la main, ne savons-nous pas qu’elle cherche à travers les vitrines de chaque bijoutier la paire de boucles d’oreilles en or assez tentante pour qu’elle sacrifie à l’acheter un quart de ses gages?
Nous ne devons pas perdre de vue—aussi bien serait-ce difficile!—cette famille caractéristique de nos compatriotes qui vient de tourner dans la superbe galerie d’Orléans. Père, mère et filles... qu’il est facile de deviner leurs pensées et même leurs paroles! Le père, au noble maintien, déclare que cette galerie ferait une Bourse magnifique: il n’a pas encore vu la Bourse de Paris. Il examine la hauteur, marche un pas ou deux, mesure par les yeux l’espace de tous côtés, puis s’arrête et dit sans doute à la dame qu’il a au bras (et dont les regards, pendant ce temps, errent parmi les châles, les gants, les bouteilles d’eau de Cologne et les porcelaines de Sèvres, d’abord d’un côté, ensuite de l’autre): «Ce n’est pas mal construit; c’est léger et majestueux et la largeur est très considérable pour un toit si léger d’apparence; mais qu’est-ce cela comparé au pont de Waterloo!»
Deux jolies filles, au teint frais, aux yeux de colombe et aux cheveux comme le blé, tombant en boucles innombrables et cachant presque leurs regards curieux, bien que timides encore, précèdent leurs parents; en filles bien élevées, elles s’arrêtent quand ils s’arrêtent et marchent quand ils marchent. Mais elles osent à peine regarder rien, car, quoique leurs yeux baissés puissent difficilement laisser deviner qu’elles les ont aperçus, ne savent-elles pas que ces jeunes gens aux favoris, aux impériales et aux cheveux noirs les fixent avec leurs lorgnons?
Là aussi, comme aux Tuileries, de petits pavillons fournissent de quoi désaltérer les assoiffés de politique; et là aussi, nous pouvons distinguer le mélancolique champion de la branche aînée des Bourbons, qui, au moins, est sûr de trouver des consolations dans sa fidèle Quotidienne et de la sympathie dans La France. Le républicain morose marche fièrement, comme d’habitude, pour se saisir du Réformateur; tandis que le confortable doctrinaire sort du café Véry en méditant sur le Journal des Débats et sur les chances de ses spéculations chez Tortoni ou à la Bourse.
Ce fut en nous promenant dans les galeries qui entourent le jardin que nous remarquâmes les figures dont je vous parle et bien d’autres trop nombreuses pour vous les dépeindre. Ce jour-là, nous nous étions promis, pour satisfaire notre curiosité, de dîner, non chez Véry ou dans quelque autre restaurant très renommé, mais tout bonnement à un restaurant à quarante sous par tête. Ayant fait le tour des galeries, nous montâmes donc au second étage du numéro..., j’oublie lequel: c’était là qu’on nous avait recommandé tout spécialement de faire notre coup d’essai. Et la scène que nous vîmes en entrant, après avoir suivi une longue file de gens qui nous précédaient, nous amusa par sa nouveauté.
Je ne dis pas que j’aimerais à dîner trois fois par semaine au Palais-Royal pour quarante sous par tête, mais je dis que j’aurais été très fâchée de ne pas l’avoir fait une fois et que, de plus, j’espère de tout cœur que je le ferai encore.
Le dîner était extrêmement bon et aussi varié que notre fantaisie le désira, chaque personne ayant le privilège de choisir trois ou quatre plats sur une carte qu’il faudrait un jour pour lire entièrement. Mais le repas était certainement la partie la moins importante dans notre affaire. La nouveauté du spectacle, le nombre de gens étranges, la parfaite aménité et la bonne éducation qui semblaient régner parmi eux tous, tout cela nous faisait regarder autour de nous avec tant d’intérêt et de curiosité que nous oubliâmes presque la cause ostensible de notre visite.
Il y avait là beaucoup d’Anglais, principalement des hommes, et plusieurs Allemands, avec leurs femmes et leurs filles; mais la majorité de l’assistance était française, et, d’après plusieurs petites discussions quant aux places réservées pour eux que l’on avait laissé prendre, d’après différentes paroles d’intelligence qu’ils échangeaient avec les garçons, il était clair que beaucoup d’entre eux n’étaient pas des visiteurs de hasard, mais avaient l’habitude quotidienne de dîner là.
Quel singulier mode d’existence et
PALAIS-ROYAL. (MARCHAND AMBULANT, CARDEUSE DE MATELAS, PORTEUR D’EAU, ETC.)
(Par Schmidt) (Coll. J. B.)
combien inconcevable à des Anglais!...
Une raison, je suppose, pour laquelle Paris est tellement plus amusant à regarder que Londres, c’est qu’il contient beaucoup plus de gens, en proportion de sa population, qui n’ont rien à faire en ce monde que de divertir eux-mêmes et les autres.
Il y a ici beaucoup d’hommes oisifs qui se contentent pour vivre de revenus que l’on regarderait chez nous comme à peine suffisants pour subvenir au logement; de petits rentiers qui préfèrent vivre libres avec peu de revenu que de travailler dur et d’être souvent ennuyés avec plus d’argent.
Je ne sais si cette manière de faire rend aussi heureux quand la jeunesse est passée; tout au moins, pour beaucoup, il est probable que, quand la force, la santé, l’intelligence s’amoindrissent, un peu plus de confortable et de facilité de vie deviennent alors désirables, mais il est trop tard pour les gagner; pour les autres, pour tous ceux qui forment le cercle autour duquel l’oisif homme de plaisir voltige légèrement, cette manière de vivre offre une ressource qui ne tarit jamais. Que deviendraient toutes les parties de plaisir qui ont lieu à Paris, le matin, l’après-midi et le soir, si cette race-là n’existait plus? Qu’ils soient mariés ou célibataires, ces oisifs sont également nécessaires, également les bienvenus partout où se divertir est l’affaire principale. Chez nous, seulement une petite classe privilégiée peut se permettre d’aller où le plaisir l’appelle; mais en France, aucune dame, lorsqu’elle arrange une fête, n’a à se poser cette terrible question: «Mais quels hommes pourrais-je avoir?»
XXXI
PATISSIERS ANGLAIS.—UN ANGLOPHOBE.—EXPÉRIENCE MALHEUREUSE SUR UN «MUFFIN».—LE ROI-CITOYEN SE PROMÈNE.
Nous avons été faire ce matin une tournée dans les magasins, laquelle s’est terminée dans une pâtisserie anglaise où nous mangeâmes des buns. Là, nous nous amusâmes à observer quelques Français qui entrèrent pour faire un goûter matinal de gâteaux.
Ils avaient tous l’air, plus ou moins, d’arriver sur une terre inconnue, laissant deviner leur étonnement à la vue des compositions d’outre-mer qui se présentaient à leurs yeux. Il y avait parmi eux un jeune homme qui, de toute évidence, avait pris à tâche de railler toutes les friandises étrangères que la boutique contenait, considérant certainement que leur importation était une offense aux produits nationaux.
LE PATISSIER ANGLAIS
(Par Th. Guérin) (Coll. J. B.)
«Est-il possible! dit-il gravement avec un air indigné et au moment où une des dames qu’il accompagnait parut sur le point de manger un «bun» anglais, est-il possible que vous puissiez préférer à la pâtisserie française ces comestibles étranges à voir?
—Mais goûtez-en! dit la dame en lui présentant un gâteau semblable à celui qu’elle mangeait: ils sont excellents.
—Non, non! c’est assez de les regarder! dit son cavalier en haussant les épaules. Il n’y a dans ces gâteaux aucune grâce, aucune élégance, aucune légèreté.
—Mais goûtez quelque chose, répliqua la dame en insistant.
—Vous le voulez absolument! s’exclama le jeune homme; quelle tyrannie!... et quelle preuve d’obéissance je vais vous donner!... Voyons donc!» continua-t-il, et il approcha de lui un plateau sur lequel étaient empilés quelques véritables «muffins» anglais, lesquels sont, comme vous le savez, d’une fabrication mystérieuse, et, quand on les mange non rôtis, du même goût qu’un morceau de peau de gant. L’infortuné connaisseur en pâtisserie prit ce il qu’il croyait être un gâteau, et s’exclama d’un air théâtral:
«Voilà donc ce que je vais faire pour vos beaux yeux.»
LE ROI-CITOYEN EN PROMENADE
(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)
En parlant, il prit une de ces pâles et molles choses, et, à notre extrême amusement, essaya de la manger. Tout le monde peut être excusé de faire des grimaces en telle occasion, et, le privilège des Français en ce genre est bien connu; mais ce hardi expérimentateur abusa de ce privilège; il paraissait subir une agonie complète, et ses haut-le-cœur, ses reproches furent si véhéments, qu’amis, étrangers, boutiquier, et tous, jusqu’à une petite bonne qui apportait un plateau de pâtés, furent pris d’un rire inextinguible, que l’infortuné, rendons lui cette justice, supporta avec une extrême bonne humeur, en faisant seulement promettre à sa jolie compatriote qu’elle n’insisterait plus jamais pour qu’il mangeât des friandises anglaises.
Si cette scène avait continué plus longtemps, j’aurais manqué un spectacle auquel j’eusse été bien fâchée de ne point assister, mais je n’aurais certainement pas quitté la pâtisserie avant que la torture du jeune Français fût terminée. Heureusement, nous arrivâmes sur le boulevard des Italiens à temps pour voir le roi Louis-Philippe, en simple bourgeois, passer à pied juste devant les Bains Chinois, mais sur le trottoir opposé.
Excepté une petite cocarde tricolore à son chapeau, il n’avait rien dans sa tenue qui le distinguât des autres passants. C’est un homme entre deux âges, replet, d’un bel aspect, ayant dans sa démarche une dignité qui, malgré l’air bourgeois dont il se promenait, aurait attiré l’attention et trahi son origine, même sans la cocarde tricolore indicatrice. Deux messieurs suivaient à quelques pas derrière lui, qui se rapprochèrent quand nous fûmes passés à ce qu’il me sembla; mais il n’avait pas avec lui d’autres personnes qui parussent être à son service. J’observai que beaucoup le reconnaissaient et que quelques chapeaux se levèrent sur son passage, y compris ceux de deux ou trois Anglais; mais sa présence excitait peu d’émotion. Je m’amusai cependant de l’air nonchalant avec lequel un jeune homme, en grand costume à la Robespierre, se servit de son lorgnon pour examiner la personne du monarque aussi longtemps qu’elle resta en vue.
Le dernier roi que j’avais rencontré dans les rues était Charles X. Il revenait d’un de ses palais suburbains, escorté et accompagné d’une manière vraiment royale. Le contraste entre les hommes et les habitudes était frappant et bien fait pour éveiller le souvenir des événements qui se sont passés depuis la dernière fois que j’ai regardé un souverain de France...
XXXII
POLITESSE DES MARIS FRANÇAIS.
Du moment où l’on est admis dans la société française, on s’aperçoit sur-le-champ que les femmes y jouent un rôle fort important. Les femmes anglaises en font certainement autant dans la leur; mais pourtant je ne puis m’empêcher de penser que, sauf exception, les dames en France ont plus de pouvoir et exercent une plus grande influence que celles d’Angleterre...
La France a été surnommée le paradis des femmes, et certes s’il suffit de considération et de respect pour constituer un paradis, c’est avec raison qu’elle a reçu ce nom. Je ne veux pourtant point admettre que les Français soient de meilleurs maris que les Anglais, quoique je sois assez portée à croire que ce sont des maris plus polis.
Mais j’entends là-dessous un million de mots.
Pour cesser toute plaisanterie, je suis d’opinion que ce ton et ces manières respectueuses, ou par quelque autre épithète qu’on veuille les désigner, sont loin d’être superficiels, du moins dans leurs effets. Je serais fort surprise si j’entendais dire qu’un Français bien élevé eût jamais parlé malhonnêtement à une femme.
Rousseau, dans un moment où il voulait être ce qu’il appelle lui-même souverainement impertinent, a dit qu’il est connu qu’un homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne. Mais ce n’est pas seulement en ne lui refusant rien qu’un mari français montre la supériorité que je lui attribue. Je connais bien des maris anglais qui sont tout aussi généreux. Pourtant si je ne me trompe, la considération générale dont jouissent les femmes françaises a son origine dans le respect domestique qui leur est officiellement témoigné. Je n’essaierai point de décider jusqu’à quel point peut être fondée l’idée généralement adoptée chez nous que les femmes mariées en France sont d’une vertu moins sévère que celles d’Angleterre; mais si j’en dois juger par le respect que leur témoignent leurs pères, leurs maris, leurs frères et leurs fils, je ne saurais croire, en dépit des récits des voyageurs, et même de l’autorité des contes moraux, qu’il n’y ait pas beaucoup de vertu là où il y a tant d’estime.
Dans un ouvrage récemment publié sur la France, l’auteur compare le talent des femmes anglaises et françaises pour la conversation, et il trace un tableau si exagéré de la frivole nullité de ses belles compatriotes que, si cet ouvrage jouissait d’un grand crédit en France, on y serait sans doute persuadé que les femmes anglaises sont tant soit peu Agnès.
Or, je crois ce jugement aussi peu fondé que celui de ce voyageur qui nous accusait toutes d’aimer l’eau-de-vie. Il est possible que les femmes avec qui cet illustre écrivain a entamé des conversations aient été si frappées d’effroi à la pensée de son immense réputation, qu’elles en soient restées muettes; mais dans tout autre cas, je pense que les femmes anglaises causent aussi bien qu’en aucun pays du monde.
LA MAUVAISE MÈRE
(Par Devéria) (Coll. J. Boulenger)
Il est certain pourtant que chez nous les femmes, surtout celles qui sont jeunes, se trouvent, sous ce rapport, dans une position très désavantageuse. La plupart d’entre elles sont aussi instruites et peut-être plus que la majorité des Françaises; mais malheureusement, il arrive souvent qu’elles éprouvent un effroi extrême à l’idée de le paraître. En général, elles craignent beaucoup plus de passer pour savantes que d’être rangées parmi celles qui sont ignorantes.
Heureusement pour la France, il n’y a point de marque distinctive, point de stigmate qui s’attache aux femmes douées de talents ou d’instruction. Toute Française montre avec autant de franchise que de grâce tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle sent sur quelque sujet que ce soit, tandis que chez nous la crainte d’être taxée de «bas bleu» jette un voile sur plus d’un esprit supérieur; des saillies d’imagination sont réprimées, de peur de trahir l’instruction ou le génie de mainte jeune fille qui aime mieux qu’on la croie sotte que savante.
C’est cependant là une bien vaine crainte, et pour le démontrer il suffirait de jeter un regard sur la société si nous n’étions pas aveuglées par nos préventions. Il se peut que, par-ci par-là, un sourire ou un haussement d’épaules accompagne l’épithète de bas bleu; mais ce sourire ou ce
LA CONVERSATION ANGLAISE
(Par Devéria) (Bibl. nat.)
haussement d’épaules étant toujours le fait de ceux dont le suffrage n’est d’aucune importance dans la société, on aurait grand tort de prendre, pour les éviter, un masque d’ignorance et de frivolité.
C’est là, je crois, la véritable cause qui fait que la conversation des femmes parisiennes se soutient sur un diapason plus élevé que celui auquel les femmes anglaises osent prendre le courage de monter. La politique elle-même, ce terrible écueil, qui engloutit une si grande partie du temps que nous consacrons à la société, et qui partage nos salons en des comités d’hommes et des coteries de femmes, la politique elle-même peut être traitée par elles sans inconvénient; car elles mêlent sans crainte à ce sujet malsonnant, tant de gai persiflage, tant de perspicacité et un tact si sûr, que plus d’une difficulté, qui a peut-être embarrassé de sages législateurs à la Chambre, est tranchée par elles dans leurs salons, et devient, grâce à la légèreté de leur esprit, parfaitement intelligible.
Il suffit d’être familiarisé avec cette délicieuse partie de la littérature française qui est formée par les recueils épistolaires et les mémoires, ouvrages dans lesquels les mœurs et l’esprit des personnages sont peints avec plus de vérité qu’ils ne sauraient l’être dans aucune biographie; il suffit, dis-je, de connaître l’aspect de la société, telle qu’elle se montre dans ces volumes, pour sentir que le caractère français a éprouvé un grand et important changement depuis un siècle. Il est devenu peut-être moins brillant, mais aussi moins frivole, et si nous sommes obligés d’avouer que la constellation littéraire, qui aujourd’hui paraît sur l’horizon, ne contient aucun astre aussi éclatant que ceux qui étincelaient sous le règne de Louis XIV, nous ne trouverions pas non plus à présent de ministre qui écrivît à son ami comme le cardinal de Retz à Boisrobert: «Je me sauve à la nage dans ma chambre, au milieu des parfums.»
En attendant, si l’on peut accorder une confiance entière à ces annales des mœurs, je dirai que le changement qui s’est opéré dans les femmes n’a point été dans la même proportion. Il me semble retrouver en elles le même genre d’esprit que Mᵐᵉ Du Deffand nous a fait si bien connaître. Les modes doivent changer, aussi les modes ont-elles changé, et cela non seulement quant aux habits, mais encore dans des points qui tiennent d’une manière plus profonde aux mœurs; mais toutes les parties essentielles sont restées les mêmes: une petite-maîtresse est encore une petite-maîtresse, et l’esprit d’une femme française est toujours ce qu’il était: brillant, enjoué, cependant plein de vigueur. Je ne puis m’empêcher de croire que si Mᵐᵉ de Sévigné elle-même pouvait tout à coup reparaître dans les lieux sur lesquels elle répandit tant d’éclat, et qu’elle se retrouvât au sein d’une soirée de Paris, elle ne sentirait aucune difficulté à prendre part à la conversation, de même qu’elle le faisait avec Mᵐᵉ de Lafayette, Mˡˡᵉ Scudéri et tant d’autres femmes d’esprit de son temps, pourvu toutefois que l’on ne parlât point de politique. Sur ce sujet-là, elle et ses interlocuteurs ne s’entendraient guère...
XXXIII
DE LA MANIÈRE DE FAIRE L’AMOUR A L’ANGLAISE.—ANECDOTE.
Il arrive parfois que l’on se trouve engagée dans la conversation la plus franche sans avoir eu la moindre intention, en commençant, de faire ou de recevoir des confidences.
Cela m’arriva ces jours derniers, en faisant une visite à une dame que je n’avais vue que deux fois encore et avec laquelle je n’avais pas échangé douze paroles. Mais nous nous trouvâmes à peu près en tête en tête et nous nous lançâmes, je ne saurais dire à quel propos, dans une causerie sans réserve sur les particularités de nos nations respectives.
Mᵐᵉ B... n’est jamais allée en Angleterre, mais elle m’assura que son désir de visiter notre pays était aussi fort que la passion de la découverte qui fit quitter son «home» à Robinson Crusoë pour visiter les...
«Sauvages, dis-je, finissant la phrase pour elle.
—Non, non, non! pour voir tout ce qu’il y a de plus curieux en ce monde.»
Ces mots «plus curieux» me semblèrent bizarres et je le lui dis en lui demandant si elle les appliquait aux musées ou aux naturels.
MÉNAGE ANGLAIS
(Par Th. Guérin) (Coll. J. B.)
Elle sembla hésiter un moment à répondre franchement; puis elle dit, mais d’une manière si enjouée et si gracieuse qu’elle aurait désarmé la colère nationale du patriote le plus susceptible:
«Eh bien!... aux naturels.
—Mais nous prenons grand soin, répondis-je, que vous ne manquiez pas de spécimens de la race à examiner et il me semble difficile que vous ayez besoin de traverser le canal pour voir des naturels. Nous nous importons en si prodigieuse quantité que je ne conçois pas que vous puissiez garder aucune curiosité à notre égard.
—Au contraire, répondit-elle, ma curiosité ne s’en trouve que plus piquée: j’ai vu chez nous tant d’Anglais charmants que je meurs d’envie de les voir chez eux, au milieu de ces singulières coutumes qu’ils ne peuvent apporter avec eux, et que nous ne connaissons que par les récits imparfaits des voyageurs.»
Il semblait, à l’entendre, qu’elle parlât du bon peuple de la crique de Mongo ou de la baie de Karakoo; mais, étant curieuse de savoir ce qu’elle entendait par: «Les Anglais chez eux» et par: «Leurs singulières coutumes», je fis de mon mieux pour qu’elle me racontât ce qu’elle avait appris là-dessus:
«Je vous dirai, reprit-elle, que ce que je désire connaître avant toute autre chose, c’est votre manière de faire l’amour tout à fait à l’anglaise. Vous êtes assez polis pour respecter chez nous tous nos usages; mais un de mes cousins, qui était, il y a quelques années, attaché à l’ambassade française à Londres, m’a dépeint votre façon de mener les entreprises amoureuses comme si... si romantique que cela m’a enchantée, et je donnerais le monde pour voir comment cela se fait!
—Dites-moi, je vous en prie, ce qu’il vous a raconté, répliquai-je, et je vous promets de vous dire fidèlement si son récit est exact.
—Oh! que c’est aimable!... Donc, continua-t-elle en rougissant un peu à l’idée, je suppose, qu’elle allait dire des choses bien atroces, je vous répéterai exactement ce qui lui arriva. Il avait une lettre d’introduction pour un gentilhomme de haute situation—un membre de votre Parlement—qui vivait avec sa famille dans un château, en province, où mon cousin adressa sa lettre de recommandation. Immédiatement, il reçut une réponse avec une invitation pressante à venir au château passer un mois pendant la saison des chasses. Rien ne pouvait lui être plus agréable que cette invitation, car elle lui offrait l’occasion la plus parfaite qui se pût d’étudier les mœurs du pays. Tout le monde peut traverser le détroit de Calais à Douvres et dépenser en six semaines la moitié des revenus de son année à se promener à pied ou en voiture dans les larges rues de Londres; mais très peu de gens, vous le savez, obtiennent d’être reçus dans les châteaux de la noblesse anglaise. Donc, mon cousin fut enchanté et accepta sur-le-champ. Il arriva juste à temps pour s’habiller avant le dîner, et quand il entra dans le salon, il fut ébloui par l’extrême beauté des trois filles de son hôte, qui étaient décolletées et aussi parées, m’a-t-il dit, que pour un bal. Il n’y avait pourtant d’autre invité que lui et il fut un peu étonné d’être reçu avec tant de cérémonie.
LA JEUNE INCONSÉQUENTE
(Par Devéria) (Coll. J B)
«Les jeunes filles, qui toutes jouaient du piano-forte et de la harpe, enchantèrent mon cousin, qui est très musicien. Si son admiration n’avait pas été si également partagée entre elles trois, il m’assura qu’il fût sans faute tombé amoureux avant la fin de cette soirée. Le lendemain matin, la famille entière se retrouva à déjeuner: les jeunes personnes parurent aussi charmantes que la veille, il continuait à ne pouvoir décider laquelle il admirait davantage. Tandis qu’il s’efforçait d’être le plus aimable possible et de leur parler avec tout le respect timide que les hommes français déploient vis-à-vis des jeunes filles, le père de famille étonna et certainement alarma mon cousin en disant tout à coup: «Nous ne pouvons chasser aujourd’hui, mon ami, car une affaire me retient à la maison, mais vous monterez à cheval dans les bois avec Elisabeth: elle vous montrera mes faisans. Allez vous apprêter, Elisabeth, pour sortir avec monsieur!...» Mᵐᵉ B... s’arrêta court et me regarda comme si elle pensait qu’ici j’allais faire quelque observation. «Eh bien? demandai-je.
—Eh bien! répéta-t-elle en riant; alors, réellement, vous ne trouvez rien d’extraordinaire dans ce procédé, rien qui soit en dehors des habitudes?
—Sous quel rapport? dis-je. Que voyez-vous là qui soit en dehors des habitudes?
—Cette question, dit-elle en joignant les mains, ravie d’avoir fait une découverte, cette question me met plus au fait que tout autre chose que vous me pourriez dire. C’est la preuve la plus forte que ce qui arriva à mon cousin n’avait rien de plus extraordinaire que ce qui se passe chaque jour en Angleterre.
—Qu’est-ce qui lui arriva donc?
—N’avez-vous pas entendu?... Le père des jeunes filles qu’il admirait tellement en choisit une et permit à mon cousin de l’accompagner dans une excursion dans les bois. Ma chère madame, les mœurs nationales varient si étrangement... N’allez pas supposer, je vous en supplie, que j’imagine que tout ne puisse s’arranger ainsi excessivement bien. Mon cousin est un jeune homme très distingué,—caractère excellent, beau nom,—et il aura un jour la situation de son père... Seulement, les manières sont si différentes...
—Votre cousin accompagna-t-il la jeune fille? demandai-je.
—Non, il ne le fit pas: il retourna à Londres sur-le-champ.»
Cela fut dit si sérieusement—plus que sérieusement—avec l’air de trouver cela si difficile à exprimer, que ma gravité et ma politesse m’abandonnèrent à la fois et que j’éclatai de rire.
Mon aimable compagne ne le prit pas mal, elle rit avec moi, et quand nous eûmes retrouvé notre sérieux, elle dit:
«Ainsi, vous trouvez mon cousin très ridicule d’avoir renoncé à cette promenade? Un peu timide peut-être?
—Oh! non, répondis-je, seulement un peu prompt.
—Prompt!... Mais que voulez-vous? Vous ne semblez pas comprendre son embarras?
—Peut-être pas tout à fait, mais je vous assure que son embarras aurait cessé entièrement s’il s’était promené avec cette jeune fille, suivie de son groom; je ne doute pas qu’elle ne l’eût conduit à travers une de ces belles réserves de faisans qui sont si intéressantes à voir, mais elle eût été fort étonnée et surtout embarrassée, si votre cousin avait eu l’idée de lui parler d’amour.
—Vous parlez sérieusement? dit-elle en me regardant en face avec intérêt.
—Très sérieusement, répondis-je, je suis absolument sérieuse et, bien que je ne connaisse pas les personnes dont nous avons parlé, je puis vous assurer positivement que c’est seulement parce qu’il ne supposait pas qu’un gentilhomme aussi bien recommandé que votre cousin fût capable d’abuser de la confiance qu’il lui témoignait, que ce père anglais lui permettait d’accompagner sa fille dans sa promenade du matin.
—C’est donc un trait sublime! s’écria-t-elle. Quelle noble confiance! Quelle confiance dans l’honneur! Cela rappelle les paladins d’autrefois.
—Je crois que vous raillez notre confiante simplicité, dis-je; en tout cas, ne me soupçonnez point, moi, de me moquer de vous; je ne vous ai dit que la vérité pure et simple.
—Je n’en doute pas le moins du monde, répondit-elle; mais vous êtes, en vérité, comme je l’observais tout à l’heure, supérieurement romanesques...»
XXXIV
INDULGENCE EXCESSIVE DU MONDE A PARIS.—INFLUENCE DU CLERGÉ ANGLAIS SUR LES MŒURS MONDAINES.
Quoique je demeure toujours convaincue que la véritable société française, c’est-à-dire celle qui se compose des personnes bien élevées des deux sexes, est la plus gracieuse, la plus animée, la plus séduisante du monde, je pense toutefois qu’elle n’est pas aussi parfaite qu’elle pourrait l’être, s’y l’on si montrait un peu plus difficile dans le choix des personnes que l’on y admet.
Quiconque connaît la bonne société en France doit être persuadé qu’il s’y trouve et des hommes et des femmes qui, aux grâces les plus aimables de la vie sociale, joignent les vertus les plus solides; mais il est impossible de nier que, tout admirables que soient quelques individus de ce cercle, ils exercent envers des personnes moins estimables qu’eux une tolérance qui ne laisse pas que de choquer nos opinions, quand le hasard nous apprend certaines anecdotes authentiques concernant ces personnes.
Il est heureusement impossible, et ce ne serait, en tout cas, pas très sage, de lire dans le cœur de tous les gens reçus chez une dame de Paris ou de Londres, afin de découvrir le mystère de ce qui s’y passe. On ne doit pas s’attendre que les maisons qui reçoivent beaucoup de monde puissent scruter ainsi toutes les personnes qu’elles admettent; mais partout où la société est bien ordonnée, il me semble que l’on ne devrait pas accueillir certains individus de l’un ou de l’autre sexe, de qui la conduite extérieure et visible a attiré les yeux du monde et la réprobation des gens vertueux...
Une des raisons, à mon avis, pour lesquelles il y a ici moins de sévérité dans la bonne société, c’est qu’il ne se trouve point d’individus, ou pour mieux dire, point de classe d’individus, dans le vaste cercle qui constitue ce que l’on appelle en grand la société de Paris, qui ait le droit de prendre la parole et de dire: «Ceci ne doit pas être.»
Heureusement, chez nous, le cas est différent, du moins pour le moment. Le clergé d’Angleterre, ses respectables épouses et ses filles si bien élevées forment une caste distincte, à laquelle rien ne ressemble sur tout le vaste continent de l’Europe...
Quand de telles personnes fréquentent habituellement dans la société comme elles le font en Angleterre, quand elles y amènent avec eux les femmes qui composent leurs familles, il n’est guère à craindre que le vice effronté ose s’y présenter aussi.
ÉPOUSE COUPABLE
(Par Devéria) (Coll. J. B.)
On ne saurait nier en effet que plus d’une femme de vertu douteuse, qui n’hésiterait pas à se montrer hardiment dans la société la plus distinguée, reculerait devant l’idée d’y rencontrer les dignitaires de l’église; et il est également certain que plus d’une donneuse de belles soirées, indiscrète, facile et insouciante, s’est privée de la satisfaction d’ajouter à l’éclat de son bal, en y invitant telle beauté célèbre, parce qu’elle s’est dit: «Il est impossible d’avoir milady A., ou mistress B., quand l’évêque et sa famille doivent venir...»
XXXV
LES PETITS SOUPERS D’AUTREFOIS REMPLACÉS PAR LES GRANDS DINERS.—AGRÉMENTS DES PETITES SOIRÉES.—LES DINERS D’APPARAT.
Combien je regrette les soupers de Paris et combien peu les somptueux dîners que l’on donne aujourd’hui dédommagent de leur perte! Je n’ignore pas qu’il y a une infinité de gens qui, à la lettre, vivent pour manger, et je sais que pour eux le mot de dîner est le signal et le symbole de la plus pure et peut-être de la plus grande félicité qu’il y ait sur la terre; pour eux, la vapeur des mets, la longue et fatigante cérémonie d’un dîner à quatre services n’offrent rien que joie et que bonheur. Mais il n’en est pas de même de ceux qui ne mangent que pour vivre.
Je ne connais pas de lieu où il se commette autant d’injustices et d’actes de tyrannie qu’à table; sur vingt personnes qui se trouvent à un grand dîner, il y en a peut-être seize qui donneraient tout au monde pour pouvoir ne manger que tout juste ce qui leur plaît. Mais l’amphitryon sait que, parmi ses convives, il y a quatre personnes lourdes, dont les âmes planent sur ses ragoûts, comme les harpies sur le festin de Phryné, et il ne faut pas les troubler, sans quoi des critiques, en place d’admiration, seront tout le fruit qu’il retirera de la dépense et de l’embarras que lui aura coûté le banquet...
La mode qui veut que l’on rassemble de nombreuses compagnies, au lieu d’en choisir de petites, fait le plus immense tort aux plaisirs de la société. C’est la vanité qui l’aura d’abord introduite. De belles dames auront désiré faire voir au monde qu’elles avaient cinq cents amis prêts à accourir à leur premier appel. Cependant comme tout le monde trouve cette mode insupportable, depuis Whitechapel jusqu’à Belgrave Square, et depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu au faubourg du Roule, il est probable qu’elle ne tarderait pas à changer, si une économie fort désagréable ne s’y opposait. «Une grande réunion abat, dit-on, tant d’oiseaux d’un seul coup.» J’ai entendu un jour une de mes amies, qui demandait à son mari la permission d’inonder d’invités, d’abord sa table, et puis son salon, dire qu’il n’y a rien de si coûteux que d’avoir une petite réunion. Or, cette observation est d’autant plus terrible qu’elle est vraie. Mais du moins ceux qui sont assez heureux pour avoir la richesse en partage pourraient, ce me semble, se donner la satisfaction de ne recevoir autour d’eux que le nombre d’amis qui leur convient; et, s’ils avaient l’extrême bonté de donner l’exemple, il est bien certain que la nouvelle mode ne tarderait pas, d’une façon ou d’une autre, à être si généralement adoptée, qu’il finirait par être du plus mauvais ton de rassembler chez soi plus de personnes que l’on n’a de chaises.
Maintenant que les délicieux petits comités, dont Molière nous présente le modèle dans sa Critique de l’Ecole des femmes, ne se rassemblent plus à Paris, les réunions du soir les plus agréables sont celles qui ont lieu à la suite de l’annonce faite par Mᵐᵉ Une telle, à un cercle choisi, qu’elle sera chez elle tel jour de la semaine, de la quinzaine ou du mois pendant la saison des réceptions. Cela suffit, et les jours indiqués, des réunions peu nombreuses se forment sans cérémonie et se séparent sans contrainte. Il ne faut pas d’autres préparatifs que quelques bougies de plus, après quoi les albums et les portefeuilles dans un des salons, une harpe et un piano dans un autre, prêtent leur secours, s’il est nécessaire, à la conversation qui se poursuit dans tous deux. On présente des glaces, de l’eau sucrée, des sirops, et des gauffres: et il est rare que la réunion se prolonge plus tard que minuit...
Aux soupers que je voudrais donner, tout serait pur, rafraîchissant, parfumé; point de foule, mais de l’aisance, de l’intimité, et tout l’esprit que des Anglais
SOUPER
(Par Devéria) (Bibl. nat.)
et des Anglaises y pourraient mettre.
Tant que cette expérience tentée de bonne foi n’aura pas manqué, je n’avouerai jamais que les femmes anglaises soient incapables de soutenir une conversation. L’esprit de Mercure lui-même ne résisterait pas à trois longs et pompeux services; et je suis convaincue que pour soutenir les fatigantes cérémonies d’un grand dîner, il faudrait à une femme une humeur plus gaie que celle d’une péri.
A dire vrai, tout cet arrangement me paraît singulièrement fautif et mal imaginé. Quelque résolution qu’une dame anglaise ait prise d’obéir fidèlement à la mode, il est impossible qu’elle attende jusqu’à huit heures du soir sans prendre une nourriture plus substantielle que celle de son premier repas du matin: en conséquence, il est inutile d’en faire un mystère, mais le fait est que toutes dînent de la manière la moins équivoque vers deux ou trois heures: il y en a même plus d’une qui, lorsqu’elle vient rejoindre ses amis affamés a déjà pris son café et son thé. Le dîner n’est-il pas après cela une ennuyeuse et mauvaise plaisanterie?...
Si nous pouvions persuader à nos seigneurs et maîtres, au lieu de se ruiner la santé par le long jeûne qui maintenant précède leur dîner, et pendant lequel ils se promènent, causent, montent à cheval, conduisent des voitures, lisent, jouent au billard, bâillent, dorment même pour tuer le temps et pour accumuler un appétit extraordinaire: au lieu de cela, dis-je, s’ils voulaient, pendant six mois seulement, essayer de dîner à cinq heures, et se donner après cela un peu de peine pour être aimables dans le salon, ils trouveraient que leurs saillies seraient plus pétillantes que le champagne dans leurs verres, et en moins de quinze jours ils recevraient de leurs miroirs les compliments les plus flatteurs.
Mais, hélas! ce ne sont que de vaines spéculations: je ne suis point une grande dame, et je n’ai nul pouvoir pour changer de tristes dîners en de gais soupers, quelque désir que j’en puisse éprouver...
XXXVI
ENCORE LE PROCÈS MONSTRE.—LA SOCIÉTÉ DES DROITS DE L’HOMME.—ANECDOTE.
Depuis longtemps, je me suis permis de ne vous rien dire du grand procès, mais ne vous imaginez pas pour cela que l’on s’en occupe moins à Paris.
Il me paraît réellement, après tout, que ce procès monstre n’est monstrueux que parce que les accusés n’aiment pas qu’on les juge. Je ne dis pas qu’il n’y ait eu peut-être quelques incongruités légales dans la procédure, provenant principalement de la difficulté qu’il y a de savoir précisément ce que dit la loi dans un pays qui a subi tant de révolutions. J’avoue que je ne suis pas moi-même bien satisfaite sur le point de savoir si ces messieurs ont été dès l’origine accusés de haute trahison ou bien si toute la procédure ne repose pas sur ce que nous appelons en Angleterre une atteinte à la paix publique (Breach of the peace). Il est pourtant assez clair, Dieu sait, tant par les dépositions que par les aveux des accusés eux-mêmes, que s’ils n’ont pas été accusés de haute trahison, ils en étaient bien certainement coupables; et, attendu qu’ils ont répété à plusieurs reprises qu’ils voulaient être tous acquittés ou condamnés ensemble, je ne vois pas le grand mal qu’il peut y avoir à les traiter tous comme des traîtres.
Ce n’est que depuis vingt-quatre heures que j’ai appris quel était le véritable but de leurs soulèvements simultanés du mois d’avril 1834. La pièce que l’on vient de me montrer a paru, je crois, dans tous les journaux, où, sans doute, je l’ai vue dans le temps, mais mon œil aura glissé sur elle, comme il arrive si souvent, sans que la vue ait communiqué aucune idée distincte à mon esprit. Il est probable que vous avez été moins inattentive que moi et, en conséquence, je ne répéterai pas ici tous les arguments que cette pièce emploie pour démontrer que la Société des Droits de l’Homme a été le grand ressort qui a fait agir toute l’entreprise; mais dans le cas où les noms expressifs, donnés par le comité central de cette association à ses diverses sections, vous auraient échappé, je vais les transcrire ici, ou plutôt une partie d’entre eux, car ils sont assez nombreux pour lasser votre patience et la mienne si je vous les citais tous. Or, voici ceux qui m’ont frappée, comme indiquant plus spécialement la tendance et les goûts des différentes bandes d’employés de cette Société: Section Marat, section Robespierre, section Quatre-vingt-treize, section des Jacobins, sections de Guerre aux châteaux, d’Abolition de la propriété, de Mort aux tyrans, des Piques, du Canon d’alarme, du Tocsin, de la Barricade Saint-Méri, et celui-ci, quand il fut donné, n’était que prophétique, section de l’Insurrection de Lyon. Voilà, je pense, une indication assez claire de l’espèce de réforme que ces hommes préparaient à la France, et il n’est guère possible de considérer comme un acte de tyrannie ou de monstruosité de faire le procès aux membres d’une pareille société, pris les armes en main et en état de rébellion ouverte contre le gouvernement existant.
La partie la plus monstrueuse de l’affaire est l’idée que la plupart d’entre les accusés se sont faite que, s’ils refusaient de se défendre ou, comme ils s’expriment, de prendre aucune part aux procédures, ce devait être une raison suffisante pour faire suspendre immédiatement ces mêmes procédures. Remarquez que ces hommes ont été pris les armes à la main, en flagrant délit d’excitation de leurs concitoyens à la révolte, et parce qu’il ne leur plaît pas de répondre lorsqu’on les interroge, la cour chargée de faire leur procès est stigmatisée par eux, comme composée de monstres et d’assassins pour ne pas les avoir renvoyés chez eux.
Si une pareille prétention pouvait réussir, nous verrions adopter partout, avec plus de promptitude que le plus joli chapeau de Leroy, la mode pour les assassins de refuser de se défendre, comme un moyen à la fois sûr et facile de conserver l’impunité...
A cette occasion, je vais vous raconter une petite anecdote au sujet du procès monstre. Un Anglais de nos amis assistait l’autre jour à la séance de la cour des pairs, quand l’accusé Lagrange devint si bruyant et si importun que l’on fut dans la nécessité absolue de l’éloigner. Il avait commencé à prononcer d’une voix éclatante, évidemment dans le but d’interrompre les travaux de la cour, une harangue emportée et inflammatoire qu’il accompagna de gestes très véhéments. Ses coaccusés l’écoutaient et le contemplaient avec les marques les moins équivoques d’étonnement et d’admiration, pendant que la cour s’efforçait en vain de rétablir l’ordre et le silence:
«Eloignez l’accusé Lagrange, dit à la fin le président, et les gardes s’apprêtent à obéir. Cependant, l’orateur se débattait avec violence et continuait toujours sa rapsodie.
—Oui, s’écriait-il, oui, concitoyens! nous sommes ici en sacrifice... Voici nos poitrines, tyrans!... Plongez dans notre cœur ces poignards assassins! nous sommes vos victimes... Condamnez-nous tous à la mort, nous sommes prêts; cinq cents poitrines françaises sont prêtes à...»
Sur ce, il s’arrêta tout à coup et, en même temps, il cessa de lutter contre les gendarmes, et pourquoi?... Parce qu’il avait laissé tomber sa casquette, cette casquette qui non seulement défendait sa patriotique tête, mais au fond de laquelle était encore cachée la copie manuscrite de son éloquence improvisée. Ce fut en vain qu’il la chercha sous les pieds de ses gardes. La foule l’avait déjà envoyée bien loin, et l’orateur, réduit au silence, se laissa emmener avec la douceur d’un agneau.
La personne de qui je tiens ces détails ajouta qu’elle en avait cherché le lendemain le récit dans plusieurs journaux et que, ne l’ayant pas trouvé, elle avait exprimé à un de ses amis, témoin comme elle de cette aventure, son étonnement de ce qu’aucune feuille publique n’en eût parlé.
XXXVII
UNE LECTURE DES MÉMOIRES DE M. DE CHATEAUBRIAND A L’ABBAYE-AUX-BOIS.
Lors de plusieurs visites que nous avons faites dernièrement à la délicieuse Abbaye-aux-Bois, la question s’est élevée de savoir s’il serait possible que j’assistasse aux lectures des mémoires de M. de Chateaubriand.
UNE LECTURE DES Mémoires d’outre-tombe A L’ABBAYE-AUX-BOIS
(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)
L’appartement que ma charmante amie et compatriote, miss Clarke, occupé dans cette même exquise abbaye, fut le théâtre de plusieurs de ces angoissantes consultations. A l’encontre de mon désir,—car je n’étais pas si hardie que d’avoir des espérances,—il y avait d’abord que ces lectures si jalousement privées, bien que si célèbres dans le public, étaient pour le moment suspendues: le lecteur lui-même n’était pas alors à Paris. Mais que ne peut le zèle de l’amitié! Mᵐᵉ Récamier prit ma cause en mains et un jour me fut désigné, ainsi qu’à mes filles, pour jouir de cette grande faveur...
La réunion assemblée chez Mᵐᵉ Récamier à cette occasion ne dépassait pas dix-sept personnes, compris Mᵐᵉ Récamier et M. de Chateaubriand eux-mêmes. Plusieurs des assistants avaient entendu les premières lectures. Les duchesses de La Rochefoucauld et de Noailles et une ou deux autres dames de la noblesse étaient présentes. En voyant entrer la petite-fille du général Lafayette, qui est mariée à un gentilhomme que l’on dit appartenir à l’extrême côté gauche, je compris que le génie n’est d’aucun parti car je remarquai qu’ils écoutaient tous deux avec autant d’intérêt que nous les détails émouvants de ce qu’on lisait. Et qui donc aurait pu faire autrement? Cette dame était assise sur un sofa entre Mᵐᵉ Récamier et moi; M. Ampère, le lecteur et M. de Chateaubriand avaient pris place sur un autre sofa, faisant angle droit avec le nôtre; de la sorte, j’eus le plaisir de contempler une des plus expressives physionomies que j’aie jamais vue cependant que l’on nous communiquait ce beau témoignage de sa tête et de son cœur. De l’autre côté de moi était un homme que je fus extrêmement heureuse de rencontrer, le célèbre Gérard, et j’eus le plaisir de causer avec lui avant que la lecture ne commençât. Il est de ceux dont l’aspect et les paroles ne déçoivent pas, quoi que
laisse attendre sa haute réputation. Il n’y avait pas de cercle formé; les dames s’approchèrent du sofa placé aux pieds de Corinne et les messieurs se groupèrent derrière elles. Le soleil pénétrait délicatement dans la chambre à travers les rideaux de soie blanche; des fleurs délicieuses embaumaient l’air; les tranquilles jardins de l’Abbaye s’étendaient sous les fenêtres à une distance suffisante pour nous éviter tout le bruit de Paris; bref, l’ensemble était parfait. Serez-vous étonnée si je vous dis que j’ai été enchantée et si j’ai pensé que ces heures-là resteront l’un de mes plus doux souvenirs?...
XXXVIII
UNE EXCURSION A MONTMORENCY.—LE PASSAGE DELORME.—LES CHEVAUX ET LES ANES.—SOUVENIRS DE ROUSSEAU.—«DINER SUR L’HERBE».—ACCIDENT.
Il y a plus de quinze jours, je crois, que nous fîmes, avec une très agréable société de vingt personnes, une longue promenade en voiture hors de Paris et un très gai dîner sur l’herbe. Il n’est pas aisé de trouver un jour qui permette à vingt personnes d’être libres à la fois et de pouvoir quitter Paris. Mais l’occasion fait surmonter bien des obstacles! Nous avions décidé que nous irions à Montmorency et nous sommes allés à Montmorency. Ce fut réellement une très joyeuse journée, bien qu’elle ne se soit point passée sans mésaventures. Nous en subîmes une au moment du départ qui pensa faire avorter notre projet tout entier. Nous nous étions fixé la galerie Delorme comme lieu de rendez-vous pour nous et nos paniers, et c’est là que les voitures, commandées par celui de nous qui s’en était chargé, devaient venir nous prendre. A dix heures précises, notre premier détachement fut déposé, avec ses bagages, à l’extrémité sud de la galerie; d’autres, puis d’autres suivirent, jusqu’à ce que nous nous trouvâmes tous là. Les paniers étaient empilés les uns sur les autres et les passants lisaient notre histoire à la fois dans ces paniers et dans nos regards, dirigés avec anxiété vers le chemin par lequel les voitures devaient arriver.
Quel supplice!... Chaque minute, chaque seconde faisait retentir à nos oreilles des roulements de voitures, mais nous étions toujours désappointés: les roues continuaient à tourner, aucune voiture ne s’arrêtait pour nous, et nous restions in statu quo à nous regarder nous et nos paniers!...
Enfin, les jeunes gens de l’assemblée, s’éveillant soudainement de leur indifférence, déclarèrent que les demoiselles ne seraient pas désappointées; et, après avoir décidé le nombre et l’espèce de véhicules que chacun d’eux aurait la consigne d’aller chercher—et trouver au risque de perdre sa réputation,—ils s’élancèrent, nous laissant l’esprit et le cœur ranimés et capables de braver tous les regards des curieux.
Notre demi-douzaine d’aides de camp revint triomphalement au bout de quelques minutes, chacun dans sa delta ou dans sa citadine, et bientôt nous laissâmes la galerie Delorme loin derrière nous...
Arrivés au fameux Cheval blanc, à Montmorency (dont l’enseigne, rapporte l’histoire, fut peinte par la main de Gérard lui-même qui, dans sa jeunesse, ayant fait, avec son ami Isabey, un pèlerinage à ce lieu consacré au romanesque, se trouva sans autre moyen de payer sa dépense que de brosser une enseigne pour son hôte), nous quittâmes nos citadines fatiguées et fatigantes, et nous mîmes en devoir de choisir parmi les nombreux chevaux et ânes qui stationnaient, sellés et bridés, à la porte de l’auberge, vingt bonnes montures, plus une ou deux bêtes de somme, pour porter nous et nos provisions vers la forêt.
Oh! le tumulte qui accompagna ce choix! Une multitude de vieilles femmes et de gamins nous assaillaient de tous côtés:
«Tenez, madame, voilà mon âne! Y a-t-il une autre bête comme la mienne?...
—Non, non, non, belles dames! Ne le croyez pas, c’est la mienne qu’il vous faut...
—Et vous, monsieur, c’est un cheval qui vous manque, n’est-ce pas? En voilà un superbe...»
L’ERMITAGE DE JEAN-JACQUES A MONTMORENCY
(Par A. Pollet) (Coll. J. B.)
Les vieilles voix rauques et les aigres jeunes voix, jointes à nos propres accents joyeux, produisirent un tapage qui attira autour de nous la moitié de la population de Montmorency; enfin, nous nous trouvâmes montés, et, ce qui était infiniment plus important et plus difficile, nos paniers le furent aussi.
Mais, avant de nous occuper de l’arbre vert et du gai repas qu’il devait abriter, nous avions un pèlerinage à faire au sanctuaire qui a donné à cette région toute sa gloire. Jusqu’ici, nous ne nous étions occupés que de sa beauté: qui ne connaît les vues ravissantes de Montmorency? Même sans l’intérêt spécial que le souvenir de Rousseau donne à chaque sentier, il y a assez de beautés dans ses collines et ses vallées, ses forêts et ses champs, pour réjouir l’esprit et enchanter les yeux...
A l’Hermitage, devant la fenêtre de cette petite chambre obscure qui donne sur le jardin, s’élève un rosier planté de la main de Rousseau qui, nous dit-on, a fourni une forêt de roses. La maison est aussi sombre et triste qu’il est possible, mais le jardin est joli et arrangé d’une manière gracieuse qui me fit penser qu’il devait être demeuré tel que Rousseau l’avait laissé.
MONTMORENCY
(Par E. Lami) (Coll. J. B.)
Les souvenirs de Grétry auraient produit plus d’effet vus ailleurs, du moins je le pense; cependant, je croyais entendre les doux accents de: O Richard, ô mon roi! résonner à mes oreilles, tandis que je contemplais toutes ces vieilles choses et ces reliques domestiques sur lesquelles était son nom; mais les Rêveries du promeneur solitaire valent toutes les notes que Grétry ait jamais écrites.
Une colonne de marbre s’élève dans un coin ombragé du jardin et porte une inscription qui rappelle que Son Altesse Royale la duchesse de Berri a visité l’Hermitage et pris sous son auguste protection le cœur de Grétry, injustement réclamé par les Liégeois à la France, son pays natal. Comment et où Son Altesse trouva le cœur du grand compositeur, je n’ai pu le savoir...
Nous laissâmes derrière nous l’Hermitage et toutes les émotions qu’on y ressent, et jamais compagnie moins larmoyante n’entra dans la forêt de Montmorency. Quand nous arrivâmes à l’endroit que nous avions choisi d’avance pour salle à manger, nous descendîmes de nos diverses montures, qui furent immédiatement dessellées, et se mirent à brouter, attachées par groupes pittoresques. Aussitôt, toute notre bande s’installa dans cet indescriptible et joyeux désordre qui ne se rencontre que dans un pique-nique...
Nous restâmes assis sur le gazon durant au moins une heure et demie, nous souciant fort peu de ce que les sages pouvaient dire. Notre escorte de vieilles femmes et de garçons était assise à distance convenable et mangeait et riait d’aussi bon cœur que nous, tandis que nos animaux, que l’on apercevait au travers des ouvertures du bosquet où on les avait parqués, et leurs couvertures bigarrées, empilées à l’entrée, au pied d’un vieil églantier, achevaient de donner à notre repas l’apparence d’un festin de romanichels. Enfin, le signal du départ fut donné et la troupe obéissante fut sur pied en un clin d’œil: les chevaux et les ânes furent sellés sur-le-champ, chacun reconnut le sien et se mit en selle; un concile fut ensuite tenu afin de savoir où l’on irait. Tant de sentiers s’étendaient sous bois dans des directions différentes, qu’on ne savait lequel choisir: «Donnons-nous rendez-vous au Cheval blanc dans deux heures», dit quelqu’un qui avait plus d’esprit que les autres. Sur quoi, nous partîmes à notre gré, par deux et par trois, pour employer ce moment de liberté et de plein air de la meilleure manière possible.
La vue du Rendez-vous de chasse est magnifique. Tandis que nous l’admirions, notre vieille femme commença de nous parler politique. Elle nous raconta qu’elle avait perdu deux fils, tous deux morts en combattant aux côtés de notre grand Empereur, qui fut certainement le plus grand homme de la terre; pourtant, c’était un grand bonheur pour le pauvre peuple que d’avoir le pain à onze sous, et ce bonheur-là c’était le roi Louis-Philippe qui le leur avait donné.
Après notre halte, nous nous dirigeâmes vers la ville et poursuivions paisiblement notre délicieuse promenade sous les arbres, quand un: «Holà!» poussé derrière nous nous arrêta. C’était un des garçons de notre escorte qui, monté sur le cheval de l’un de nous, galopait à notre recherche. Il nous apprit une très désagréable nouvelle: un de nos compagnons avait été jeté à bas de son cheval et on l’avait cru mort; lui-même avait été envoyé pour nous rassembler et savoir ce qu’il fallait faire. Le monsieur qui était avec nous partit immédiatement avec ce garçon; mais comme le blessé m’était tout à fait étranger et qu’il était déjà entouré par beaucoup de personnes de la compagnie, moi et mes compagnons nous décidâmes de retourner à Montmorency et d’attendre au Cheval blanc l’arrivée des autres. Un médecin avait déjà été envoyé. Quand, à la fin, nous nous trouvâmes tous réunis, à l’exception du malheureux jeune homme et d’un ami qui resta avec lui, nous apprîmes que quatre d’entre nous avaient été jetés à bas de leurs chevaux ou de leurs ânes; mais, heureusement, trois de ces accidents n’avaient eu aucun fâcheux résultat. Le quatrième était beaucoup plus sérieux; heureusement, le rapport du chirurgien de Montmorency, que nous eûmes avant de quitter la ville, nous assura qu’aucun danger grave n’était à craindre...
Ainsi finit notre excursion à Montmorency qui, en dépit de nos nombreux désastres, fut déclarée par tous une journée très réussie.
XXXIX
LA CHALEUR.—LE BOULEVARD DES ITALIENS.—TORTONI.—LA GRACE DES FRANÇAISES.—BEAUTÉ DE LA MADELEINE AU CLAIR DE LUNE.
Tout le monde se plaint de la chaleur excessive qu’il fait ici. Le thermomètre monte jusqu’à... j’oublie, car leur échelle n’est pas la mienne; mais je sais que le soleil n’a pas cessé de briller toute cette dernière semaine, et que tout le monde se déclarait cuit. Or, de toutes les villes du monde, celle où il vaut le mieux être cuit, c’est Paris. Je lisais cette jolie histoire de George Sand, intitulée Lavinia, et j’avais choisi pour salle de lecture l’ombre profonde du jardin des Tuileries. Si nous avions pu rester assis là tout le jour, nous n’aurions éprouvé aucun désagrément du soleil, mais, au contraire, nous l’aurions vu d’heure en heure caressant les fleurs, et s’efforçant en vain de faire pénétrer ses rayons dans le délicieux abri que nous avions choisi. Malheureusement nous avions des visites à faire et des engagements à tenir; et nous fûmes forcés de rentrer chez nous afin de nous apprêter pour assister à une grande soirée.
Nous trouvâmes plus joli que jamais le boulevard, que nous suivîmes pour rentrer chez nous. Des éventaires de fleurs délicieuses nous y tentaient à chaque pas: pour cinq sous, on pouvait avoir une rose et son bouton, deux branches de réséda et un brin de myrte, le tout arrangé si élégamment, que le petit bouquet en valait une douzaine faits avec moins de goût. Je n’avais jamais vu autant de gens assis l’après-midi; chacun semblait se reposer par nécessité, comme s’il s’était arrêté, trouvant impossible d’aller plus loin. En passant devant Tortoni, un groupe nous amusa: c’était une très jolie femme et un très joli homme, assis sur deux chaises rapprochées l’une de l’autre, qui fleuretaient apparemment à leur grande satisfaction, tandis que la troisième figure du groupe, un petit Savoyard, qui avait probablement commencé par demander la charité, semblait sous le charme, et restait les yeux fixés sur le couple élégant comme s’il étudiait une scène de cette gaie science dont la mandoline qu’il portait, semblait le faire un disciple. Nous nous amusâmes de la persévérante contemplation du petit ménestrel, comme de la complète indifférence des objets de son admiration.
(A. Hervieu del.) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)
Quelques pas plus loin, nos yeux furent retenus à nouveau par la vue d’un élégant qui, ayant ôté son chapeau, peignait délibérément ses boucles noires, tout en se promenant. Il eût sans doute blâmé lui-même tant de laisser-aller chez tout autre dandy, mais il le jugeait propre, chez lui, à relever la beauté de son front et la grâce générale de ses mouvements. Je fus contente qu’aucune fontaine ou qu’aucun lac limpide ne s’étendît à ses pieds, car il eût inévitablement subi le sort de Narcisse.
Hier soir, nous avions l’intention de faire une visite d’adieux au théâtre Feydeau, ou plutôt à l’Opéra-Comique, mais heureusement nous n’avions pas retenu de loge, et nous gardions le droit de changer nos projets, droit toujours précieux, mais inestimable par cette température. Au lieu d’aller au théâtre, nous restâmes à la maison jusqu’à la tombée du crépuscule, plus frais de quelques degrés, mais non beaucoup moins étouffant. Puis, nous sortîmes pour aller prendre des glaces à Tortoni. Tout Paris semblait s’être assemblé sur le boulevard pour respirer: c’était comme un soir de foule au Vauxhall, et des centaines de chaises semblaient jaillir du sol pour les besoins du moment, car un double rang de gens assis occupait déjà chaque côté du trottoir.
BOULEVARD DES ITALIENS
(A. Provost del.) (Coll. J. Boulenger)
Les Françaises sont si jolies dans leurs robes de promenade du soir, que j’aime mieux les voir ainsi que très habillées. Un salon rempli de femmes élégamment vêtues est un spectacle auquel des yeux anglais sont accoutumés, mais la vérité m’oblige à confesser qu’il serait inutile de chercher dans aucune promenade, à Londres, une scène semblable à celle qu’offrait le boulevard des Italiens hier au soir. Qu’il en soit ainsi, c’est la plus étrange chose du monde, car il est certain que ni les chapeaux, ni les jolies figures qu’ils abritent ne sont inférieurs en Angleterre à tout ce que l’on peut voir ailleurs; mais les Françaises ont plus que nous l’habitude et l’art de paraître élégantes sans être en grande toilette. Il est impossible d’expliquer cela par le détail; peut-être une couturière ou une modiste saurait-elle le faire; et encore la plus habile en serait probablement bien embarrassée: pour moi, je ne puis que constater le fait qu’une promenade du soir dans Paris est plus élégante qu’a Londres.
Nous fûmes assez heureux pour prendre les places d’une nombreuse compagnie qui, au moment où nous entrions, quittait une fenêtre du premier étage à Tortoni. Là le spectacle est aussi totalement anti-anglais que celui des restaurants du Palais-Royal. Les pièces, en haut et en bas, sont remplies de gens gais, chaque groupe réuni autour d’une petite table de marbre supportant une grande carafe d’eau glacée, dont le glaçon ne fond qu’à mesure qu’on en désire et dont la vue seule, même si l’on ne boit pas de cette masse fondante, procure une impression de fraîcheur. Les pyramides de glaces colorées avec leur accompagnement de gaufres, que les garçons apportent incessamment, les brillantes lumières à l’intérieur, le murmure de la foule au dehors, la fraîcheur du mets délicat, et la gaieté que tout le monde semble partager à cette heure charmante d’oisiveté, tout cela est incontestablement français, et, plus incontestablement encore, n’est pas anglais.
TORTONI
(Par E. Lami)
Pendant que nous nous trouvions encore à notre fenêtre à nous récréer de tout ce qui se passait dedans et dehors, quelques brillants éclairs commencèrent à percer un épais nuage noir que j’admirais depuis quelque temps pour le magnifique contraste qu’il formait avec le vif éclat des lumières sur le boulevard. Comme aucune pluie ne tombait encore, je proposai une promenade vers la Madeleine, qui, à ce que je pensais, nous donnerait quelques beaux effets de lumière et d’ombre dans une soirée comme celle-ci. La proposition fut acceptée d’emblée, et nous nous éloignâmes, laissant derrière nous la foule et le gaz. Nous arrivâmes à l’extrémité de la rue Royale, et nous dirigeâmes lentement vers l’église. L’effet était plus beau qu’aucune chose que j’eusse jamais vue: la lune était depuis quelques jours dans son plein; et, même quand elle était cachée par les nuages épais qui s’amoncelaient de toutes parts dans le ciel, elle éclairait faiblement, toutefois encore assez pour nous permettre de discerner le vaste et superbe portique. On eut dit du pâle spectre d’un temple grec. D’un commun accord, nous nous arrêtâmes au point où ce spectacle était le plus beau et le plus parfait; et je vous assure qu’avec la lourde masse de nuages noirs devant et derrière, avec la douce lumière de «l’inconstante lune» par moment visible, et par moment cachée derrière un nuage, qui se reflétait sur les colonnes, c’est là le plus bel objet d’art que j’aie encore admiré...
XL
UN «MOUVEMENT».—LES TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET AUX INNOCENTS.
Il faut aujourd’hui que je vous rende compte des aventures qui me sont arrivées pendant une course à pied que j’ai faite au marché des Innocents. Vous saurez qu’au coin de ce marché il y a une boutique, spécialement consacrée aux dames, où l’on débite tous ces objets impossibles à classer sous une dénomination quelconque, et que chez nous on appelle haberdashery, terme qui m’a été un jour expliqué par un célèbre étymologiste comme venant des deux mots français avoir d’acheter. Le magasin dont je parle, A la Mère de famille, marché des Innocents, mérite bien son nom, car il y a peu d’objets dont une femme puisse avoir besoin, qu’elle ne trouve à y acheter. Or je me rendais à ce lieu, où toutes les choses utiles se trouvent rassemblées, quand j’aperçus devant moi, et précisément sur le chemin que je devais suivre, une foule considérable que, dans le premier moment, je pris pour une émeute. Et, quoique plus tard ce rassemblement prit une apparence beaucoup moins inquiétante, comme j’étais seule, je me sentis plus disposée à retourner sur mes pas qu’à avancer. Je m’arrêtai un moment avant de prendre une résolution, et voyant une femme debout devant une boutique, non loin du lieu du tumulte, je me risquai à lui demander la cause qui réunissait tant de monde dans un quartier si paisible. Malheureusement la phrase dont je me servis m’attira plus de railleries que les étrangers n’ont coutume d’en souffrir de la part des Parisiens, d’ordinaire si polis. Mes paroles furent, si je me les rappelle bien, celles-ci:
«Pourriez-vous me dire, madame, ce que signifie tout ce monde?... Est-ce qu ’il y a quelque mouvement?»
Ce malheureux mot de mouvement l’amusa infiniment, car c’est celui dont on se sert en parlant des véritables émeutes politiques qui ont eu lieu, et dans cette occasion il était tout aussi ridicule de s’en servir que si, en voyant à Londres une cinquantaine de personnes rassemblées autour d’un filou qu’on vient d’arrêter ou d’une voiture versée, on allait demander s’il va y avoir une révolution.
«Un mouvement! répéta cette femme avec un sourire très expressif. Est-ce que madame est effrayée?... Mouvement?... oui, madame, il y a beaucoup de mouvement... mais cependant c’est sans mouvement... C’est tout bonnement le petit serin de la marchande de modes là-bas qui vient de s’envoler...
TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET
(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)
Je puis vous assurer de la chose, ajouta-t-elle, car je l’ai vu partir.
—Est-ce là tout? dis-je; est-il possible qu’un oiseau qui s’envole puisse rassembler tant de monde?
—Oui, madame: rien autre chose... Mais regardez: voilà des agents qui s’approchent pour voir ce que c’est... Ils en saisissent un, je crois... Ah! ils ont une manière si étonnante de reconnaître leur monde.»
Cette dernière remarque me décida à ne pas aller plus loin, et je me retirai en remerciant l’obligeante bonnetière des renseignements qu’elle m’avait donnés.
«Bonjour, madame, me dit-elle avec un sourire très mystifiant, bonjour, soyez tranquille, il n’y a pas de danger d’un mouvement.»
Je suis bien sûre que cette femme était l’épouse d’un doctrinaire; car il n’y a rien qui offense plus le parti tout entier, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, que l’expression du plus léger doute sur la durée de sa chère tranquillité. Dans cette occasion pourtant, je n’avais eu réellement aucune intention; toute ma faute était dans la phrase dont je m’étais servie.
Je retournai chez moi pour chercher une escorte, et quand je l’eus trouvée, je me remis en route pour le marché des Innocents, où j’arrivai cette fois, sans autre mésaventure que d’avoir été éclaboussée deux fois, et trois fois à peu près renversée par des voitures. Mes emplettes faites, je me préparais à reprendre le chemin de mon logis, quand la personne qui m’accompagnait me proposa d’aller voir les monuments élevés en l’honneur de dix ou douze révolutionnaires, tous enterrés non loin de la fontaine le 29 juillet 1830...
Nous arrivâmes assez près des tombeaux pour me permettre de lire leurs épitaphes et de prendre note de l’une d’elles. La victime de Juillet qui reposait sous cette tombe s’appelait Hapel. Elle était du département de la Sarthe et fut tuée le 29 juillet 1830.
On ne peut rien voir de plus mesquin que cet étalage de drapeaux, de piques et de hallebardes qui ornent ces tombeaux des Immortels. Il y en a encore quelques-uns du même genre dans la cour orientale du Louvre et, à ce que je crois, dans plusieurs autres lieux encore. Il me semble que, s’il était convenable de placer de pareils monuments dans les carrefours d’une capitale, il aurait fallu du moins leur donner quelque dignité, tandis qu’à présent leur aspect est tout à fait ridicule. Si les corps des personnes tuées sont réellement déposés dans ces bizarres enclos, on témoignerait beaucoup plus de respect pour eux et pour leur cause, en les transportant au cimetière du Père-Lachaise, avec tous les honneurs qu’on jugerait leur être dus, et en inscrivant sur le monument qu’on leur consacrerait l’époque et le genre de leur mort.
Il y aurait au moins en cela l’apparence d’un sentiment national et respectable, tandis que les drapeaux et les franges qui flottent aujourd’hui sur leurs restes ressemblent à la friperie d’une troupe de comédiens ambulants...
TABLE DES MATIERES
(E. Lami del.) (Coll. J. B.)
NOTES:
[A] L’ouvrage a été déjà traduit en français, assez inexactement, sous ce titre: Paris et les Parisiens en 1835, publié par Mᵐᵉ Trollope. (Paris, H. Fournier, 1836, 3 vol. in-8º.)
[B] Les mots que l’on trouvera imprimés en italique sont en français dans l’original.
[C] Toute la phrase est en français dans l’original.
[D] Sic dans l’original.