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Des larmes remontèrent aux yeux de Pierre, pénétré, soulevé par cette affection ardente.

—Ah! que je voudrais te croire, tenter la guérison! Déjà, c'est vrai, un vague réveil s'est fait en moi. Mais revivre, non! je ne le pourrai, le prêtre que je suis est mort, un sépulcre vide.

Un tel sanglot le brisa, que Guillaume, éperdu, fut gagné par ses larmes. Les deux frères, aux bras l'un de l'autre, étroitement serrés, pleurèrent sans fin, le cœur noyé d'un attendrissement immense, dans cette maison de leur jeunesse, où le père et la mère revenaient et rôdaient, en attendant que leurs chères ombres fussent réconciliées, rendues à la paix de la terre. Et, par la baie large ouverte, toute la douceur noire du jardin entrait, tandis que, là-bas, à l'horizon, Paris s'était endormi, dans l'inconnu monstrueux des ténèbres, sous un grand ciel tranquille, criblé d'étoiles.

LIVRE TROISIÈME

I

Ce mercredi, la veille du jeudi de la mi-carême, il y avait une grande vente de charité, à l'hôtel Duvillard, au bénéfice de l'Œuvre des Invalides du travail. Les appartements de réception du rez-de-chaussée, trois vastes salons Louis XVI dont les fenêtres donnaient sur la cour carrée intérieure, nue et solennelle, allaient être livrés à la cohue des acheteurs, car cinq mille cartes, disait-on, avaient été lancées dans tous les mondes parisiens. Et c'était un événement considérable, une manifestation, cet hôtel bombardé qui invitait ainsi la foule à entrer, la porte cochère ouverte à deux battants, le porche libre aux piétons et aux équipages. On disait tout bas, il est vrai, qu'une nuée d'agents de police gardaient la rue Godot-de-Mauroy et les rues voisines.

Duvillard avait eu cette idée triomphante, et sa femme, devant sa volonté formelle, s'était résignée à tout ce tracas, pour l'Œuvre qu'elle présidait avec une distinction si pleine de nonchalance. La veille, le Globe, sous l'inspiration de son directeur Fonsègue, administrateur de l'Œuvre, avait publié un bel article annonçant la vente, faisant ressortir ce que cette initiative charitable prise par la baronne, qui donnait son temps, son argent, jusqu'à son hôtel, offrait d'attendrissant, de noble, de généreux, après l'abominable crime qui avait failli réduire cet hôtel en poudre. N'était-ce pas la magnanime réponse d'en haut aux passions exécrables d'en bas? et quelle réponse péremptoire à ceux qui accusaient la bourgeoisie capitaliste de ne rien faire pour les travailleurs, les blessés et les impotents du salariat!

Les portes des salons devaient s'ouvrir à deux heures, pour ne se fermer qu'à sept, cinq heures pleines de vente. Et, à midi encore, pendant que rien n'était terminé au rez-de-chaussée, que des ouvriers et des femmes finissaient de décorer les comptoirs, de classer les marchandises, au milieu de la bousculade dernière, il y avait, comme les autres jours, dans les petits appartements du premier étage, un déjeuner intime où quelques amis étaient conviés. Ce qui venait de mettre au comble l'effarement de la maison, c'était que, le matin même, Sanier avait repris, dans la Voix du Peuple, sa campagne de dénonciation, au sujet de l'affaire des Chemins de fer africains. Il demandait, en phrases d'une virulence empoisonnée, si l'on comptait amuser longtemps le bon public avec l'histoire de cette bombe et de cet anarchiste, que la police n'arrêtait pas. Et, cette fois, il nommait carrément le ministre Barroux comme ayant touché une somme de deux cent mille francs, il s'engageait à publier prochainement les trente-deux noms des sénateurs et des députés corrompus. Mège allait donc reprendre sûrement son interpellation, qui devenait dangereuse, dans l'énervement où la terreur anarchiste jetait Paris. D'autre part, on disait que Vignon et son parti étaient résolus à un effort considérable, pour profiter des circonstances et renverser le ministère. Toute une crise s'annonçait, inévitable, redoutable. Heureusement, la Chambre ne siégeait pas le mercredi, et elle s'était ajournée au vendredi, voulant fêter le jeudi de la mi-carême. On avait deux jours pour se retourner.

Eve, ce matin-là, était plus douce et languissante que de coutume, pâlie un peu, avec une préoccupation triste au fond de ses beaux yeux. Elle mettait cela sur le compte de la fatigue vraiment excessive que lui avaient causée les préparatifs de la vente. Mais la vérité était que, depuis cinq jours, Gérard l'évitait d'un air de gêne, après avoir esquivé tout rendez-vous nouveau. Certaine qu'elle allait enfin le voir, elle avait osé encore se mettre en soie blanche, cette toilette jeune qui la rajeunissait; mais, toute belle qu'elle était restée, avec sa peau de blonde, sa taille superbe, son noble et charmant visage, les quarante-six ans d'âge se faisaient durement sentir dans le teint qui s'empourprait et dans la flétrissure des lèvres, des paupières, des tempes délicates. Et Camille, elle aussi, bien qu'elle fût désignée naturellement comme une des vendeuses les plus achalandées, s'était obstinée à son ordinaire toilette, une robe sombre, couleur carmélite, si peu jeune fille, sa toilette de vieille femme, comme elle la nommait elle-même avec son rire aigu. Mais sa longue face de chèvre mauvaise luisait d'une joie cachée, et elle arrivait à être presque belle, à faire oublier son épaule contrefaite, tant ses lèvres fines et ses grands yeux étincelaient d'esprit.

Dans le petit salon bleu et argent où elle attendait les convives, avec sa fille, Eve eut une première déception, en voyant entrer seul le général de Bozonnet, que son neveu Gérard devait amener. Il expliqua que madame de Quinsac s'était levée un peu souffrante et qu'en bon fils Gérard avait tenu à rester près d'elle. D'ailleurs, tout de suite après le déjeuner, il viendrait à la vente. Pendant que sa mère écoutait, en s'efforçant de cacher sa peine, sa crainte de ne pouvoir, en bas, forcer Gérard à une explication, Camille la regardait de ses yeux dévorants. Eve dut avoir, à cette minute, l'instinct sourd du malheur dont la menace l'enveloppait, car elle regarda sa fille à son tour, inquiète, pâlissante.

Puis, ce fut la princesse Rosemonde de Harth qui fit son entrée en coup de vent. Elle était aussi vendeuse au comptoir de la baronne, qui l'aimait pour sa turbulence, pour la gaieté imprévue qu'elle lui apportait. En toilette de satin feu, extravagante, avec sa tête bouclée, sa maigreur de gamin, elle riait, racontait un accident, qui avait failli couper en deux sa voiture. Et, comme le baron Duvillard et son fils Hyacinthe arrivaient de leurs chambres, toujours en retard, elle s'empara du jeune homme, le gronda, parce que, la veille, elle l'avait vainement attendu jusqu'à dix heures, malgré sa promesse de la conduire dans une taverne de Montmartre, où il se passait des horreurs, disait-on. D'un air ennuyé, Hyacinthe répondit que des amis l'avaient retenu, une séance de magie, pendant laquelle l'âme de sainte Thérèse était venue réciter un sonnet d'amour.

Mais Fonsègue arrivait avec sa femme, une grande femme maigre, silencieuse, insignifiante, qu'il n'aimait point sortir, allant partout en garçon. Cette fois, il avait dû l'amener, car elle était dame patronnesse de l'Œuvre, et lui-même venait déjeuner comme administrateur, s'intéressant à la vente. Il entra de son air gai habituel, pétulant dans sa petite taille d'homme resté brun à cinquante ans, portant la redingote avec la correction d'un brasseur d'affaires qui avait charge d'âmes, le bon renom de la république conservatrice, dont le Globe était l'organe. Ses paupières cependant battaient d'inquiétude, pour qui le connaissait bien, et son premier regard interrogea Duvillard, anxieux sans doute de savoir comment celui-ci supportait le nouveau coup du matin. Quand il le vit fort tranquille, superbe et fleuri ainsi qu'à l'ordinaire, plaisantant avec Rosemonde, lui-même se mit à l'aise, en joueur qui n'avait jamais perdu, ayant toujours su vaincre la fortune, même aux heures de trahison. Et, tout de suite, il montra la liberté de son esprit, en causant administration avec la baronne.

—Avez-vous vu enfin monsieur l'abbé Froment, pour ce vieillard, ce Laveuve qu'il nous a si chaudement recommandé?... Vous savez que toutes les formalités sont remplies et qu'on peut nous l'amener, car nous avons un lit vacant depuis trois jours.

—Oui, je sais, mais j'ignore ce que l'abbé Froment est devenu, voici plus d'un mois qu'il n'a donné signe d'existence. Et je me suis décidée à lui écrire hier, en le priant de venir aujourd'hui à ma vente... De cette façon, je lui annoncerai la bonne nouvelle moi-même, de vive voix.

—C'est bien pour vous en laisser la joie, que je ne l'ai pas averti, administrativement... Un charmant prêtre, n'est-ce pas?

—Oh! charmant, nous l'aimons beaucoup.

Duvillard intervint, pour dire qu'on ne devait pas attendre Dutheil, car il avait reçu une dépêche du jeune député, qu'une brusque affaire retenait. L'inquiétude reprit Fonsègue, dont les yeux de nouveau interrogèrent le baron. Mais celui-ci, qui souriait, voulut bien le rassurer, en lui disant à demi-voix:

—Rien de grave. Une commission pour moi, une réponse qu'il ne pourra m'apporter que tout à l'heure.

Puis, l'emmenant à l'écart:

—A propos, n'oubliez pas d'insérer la note que je vous ai recommandée.

—Quelle note? Ah! oui, cette soirée où Silviane a dit une pièce de vers... Je voulais vous en parler. Ça me gêne un peu, à cause des éloges extraordinaires qu'elle contient.

Si plein de sérénité tout à l'heure, avec son grand air de conquête et de dédain, Duvillard maintenant pâlissait, pris de détresse.

—Mais je veux absolument qu'elle passe, cher ami! Vous me mettriez dans le plus mortel embarras, car j'ai promis à Silviane qu'elle passerait.

Et tout son désarroi de vieil homme acoquiné, prêt à payer de n'importe quel prix le plaisir dont on le sevrait, apparut dans l'effarement de ses yeux et le tremblement de ses lèvres.

—Bon! bon! dit Fonsègue qui s'égaya discrètement, heureux de cette complicité, du moment que c'est si grave, la note passera, je vous en donne ma parole d'honneur!

Tous les convives se trouvaient là, puisqu'on n'avait à attendre ni Gérard, ni Dutheil. Et l'on passa enfin dans la salle à manger, pendant que les derniers coups de marteau montaient des salons de vente, en bas. Eve était entre le général de Bozonnet et Fonsègue; Duvillard, entre madame Fonsègue et Rosemonde; et les deux enfants, Camille et Hyacinthe, occupaient les deux bouts. Ce fut un déjeuner un peu hâté, un peu bousculé, car des femmes de service, à trois reprises, vinrent soumettre des difficultés, demander des ordres. Continuellement, les portes battaient, les murs eux-mêmes semblaient être secoués par le branle inusité dont les derniers préparatifs agitaient l'hôtel. Et l'on causa à bâtons rompus, tous gagnés par la fièvre, sautant d'un bal donné la veille au ministère de l'intérieur, à la fête populaire qui aurait lieu le lendemain, jour de la mi-carême, retombant toujours à l'obsession de la vente, le prix qu'on avait payé les objets, le prix qu'on les vendrait, le chiffre probable de la recette totale, tout cela noyé dans d'extraordinaires histoires, dans des plaisanteries et des rires. Le général ayant nommé le juge d'instruction Amadieu, Eve dit qu'elle n'osait plus l'inviter à déjeuner, tant elle le savait pris au Palais; mais elle espérait bien qu'il allait venir lui faire son offrande. Fonsègue s'amusait à taquiner la princesse Rosemonde sur sa robe de satin feu, où il prétendait qu'elle cuisait déjà de tous les flammes de l'enfer, ce qui la ravissait au fond, dans son satanisme, sa passion du moment. Duvillard se montrait correctement galant à l'égard de la silencieuse madame Fonsègue, tandis qu'Hyacinthe, pour étonner la princesse elle-même, expliquait en mots rares l'opération de magie, par laquelle on faisait un ange d'un homme vierge, après l'avoir dépouillé de toute virilité. Et Camille, très heureuse, très excitée, jetait de temps à autre un regard brûlant sur sa mère, qui s'inquiétait et s'attristait davantage, à mesure qu'elle la sentait plus vibrante, plus agressive, résolue à la guerre ouverte et sans merci.

Comme le dessert s'achevait, la mère entendit sa fille dire très haut, d'une voix perçante de défi:

—Ah! ne me parlez pas de ces vieilles dames qui semblent jouer encore à la poupée, fardées, habillées en communiantes. Au fond, toutes des ogresses! Je les ai en horreur.

Nerveusement, Eve se leva, s'excusa.

—Je vous demande pardon de vous presser ainsi. Vraiment, on ne sait si l'on déjeune. Mais j'ai peur qu'on ne nous laisse pas prendre le café... Et, tout de même, nous allons respirer un peu.

Le café était servi dans le petit salon bleu et argent, où fleurissait une admirable corbeille de roses jaunes, cette passion que la baronne avait pour les fleurs, et qui changeait l'hôtel en un continuel printemps. Tout de suite, leurs tasses fumantes à la main, Duvillard emmena Fonsègue dans son cabinet, pour fumer un cigare, en causant librement; et, d'ailleurs, la porte resta grande ouverte, on entendait leurs grosses voix confuses. Le général de Bozonnet, ravi d'avoir trouvé en madame Fonsègue une personne sérieuse et résignée, écoutant sans jamais interrompre, lui racontait la très longue histoire de la femme d'un officier qui avait suivi son mari dans toutes les batailles, en 1870. Hyacinthe ne prenait pas de café, qu'il appelait avec mépris un breuvage de concierge. Il se délivra un instant de Rosemonde, occupée à boire un petit verre de kummel, à légers coups de langue, et il vint dire tout bas à sa sœur:

—Tu sais, c'est stupide ce que tu as lancé tout à l'heure, pour maman. Moi, je m'en moque. Mais ça finit par se voir, et je t'avertis que ça manque de distinction.

Camille le regarda fixement de ses yeux noirs.

—Toi, je te prie de ne pas te mêler de mes affaires.

Il fut pris de peur, il flaira l'orage et se décida à conduire Rosemonde dans le grand salon rouge voisin, pour lui montrer un tableau nouveau que son père avait acheté la veille. Le général, appelé par lui, y amena madame Fonsègue.

Alors, la mère et la fille se trouvèrent un instant seules, en présence. Eve, comme brisée, s'était appuyée à une console, lasse au moindre chagrin, d'une molle bonté toujours prête aux larmes, dans son naïf et complet égoïsme. Pourquoi donc sa fille l'exécrait-elle ainsi, s'acharnait-elle à troubler le dernier bonheur d'amour où son cœur s'attardait? Elle la regardait, navrée, plus désespérée qu'irritée, et elle eut l'idée malheureuse, au moment où la jeune fille allait, elle aussi, passer dans le salon, de la retenir, pour lui faire une observation sur sa toilette.

—Tu as bien tort, ma pauvre enfant, de t'entêter à t'habiller en vieille femme. Ça ne t'avantage guère.

Et, dans ses yeux tendres de belle femme courtisée, adorée, apparaissait clairement sa pitié, à l'égard de cette créature laide et contrefaite, qu'elle n'avait jamais pu s'habituer à reconnaître pour sa fille. Une épaule plus haute que l'autre, de longs bras de bossue, un profil de chèvre noire, était-ce possible qu'une telle disgrâce fût sortie de sa beauté souveraine, cette beauté qu'elle avait passé sa vie entière à aimer elle-même, à soigner avec dévotion, la religion unique qu'elle eût pratiquée? Toute sa peine et toute sa honte d'avoir eu une pareille enfant tremblaient dans sa voix.

Camille s'était arrêtée net, comme si un coup de cravache l'avait cinglée en plein visage. Elle revint près de sa mère. Et l'abominable explication partit de là, de ces simples paroles, dites à demi-voix.

—Tu trouves que je m'habille mal... Il fallait t'occuper de moi, veiller à ce que mes toilettes fussent de ton goût, m'apprendre ton secret d'être belle.

Déjà, Eve regrettait son attaque, ayant horreur des impressions pénibles, des querelles aux mots blessants. Elle voulut se dérober, surtout à ce moment de hâte, lorsqu'on les attendait en bas, pour la vente.

—Voyons, tais-toi, ne fais pas la méchante, lorsque tout ce monde peut nous entendre... Je t'ai aimée...

D'un petit rire contenu, terrible, Camille l'interrompit.

—Tu m'as aimée!... Ah! ma pauvre maman, quelle drôle de chose tu dis là! Est-ce que tu as jamais aimé quelqu'un? Tu veux qu'on t'aime, et ça, c'est autre chose. Mais ton enfant, un enfant, est-ce que tu sais seulement comment on l'aime?... Tu m'as toujours abandonnée, écartée, lâchée, me trouvant trop laide, indigne de toi, n'ayant d'ailleurs pas assez déjà des jours et des nuits pour t'aimer toi-même... Et, ne mens donc pas, ma pauvre maman, tu es encore à me regarder là, comme un monstre qui te répugne et qui te gêne.

Dès lors, ce fut fini, la scène dut aller jusqu'au bout, dans un chuchotement de fièvre, visage contre visage, les dents serrées.

—Je t'ordonne de te taire, Camille! Je ne puis supporter un tel langage.

—Je n'ai pas à me taire, lorsque tu cherches à me blesser. Si j'ai le tort de m'habiller en vieille femme, c'est que peut-être une autre a le ridicule de s'habiller en jeune fille, en mariée.

—En mariée, je ne comprends pas.

—Oh! tu comprends parfaitement... Je veux pourtant que tu le saches, tout le monde ne me trouve pas aussi laide que tu sembles t'efforcer de le faire croire.

—Si tu es laide, c'est que tu t'arranges mal, je n'ai pas dit autre chose.

—Je m'arrange comme il me plaît, et très bien sans doute, puisqu'on m'aime telle que je suis.

—Vraiment, quelqu'un t'aime? Qu'il nous le fasse donc savoir, et qu'il t'épouse!

—Mais certainement, mais certainement! Ce sera un bon débarras, n'est-ce pas? et tu me verras en mariée!

Leurs voix montaient, malgré leur effort. Camille s'arrêta, reprit haleine, ajouta d'une voix basse et sifflante:

—Gérard doit venir, ces jours-ci, vous demander ma main.

Blême, Eve parut ne pas avoir compris.

—Gérard... Pourquoi me dis-tu cela?

—Mais parce que c'est Gérard qui m'aime et qui va m'épouser... Tu me pousses à bout, tu me répètes toujours que je suis laide, tu me traites en monstre dont personne ne voudra. Et il faut bien que je me défende, que je t'apprenne ce qui est, pour te prouver que tout le monde n'a pas ton goût.

Il se fit un silence, la querelle parut finie, devant l'affreuse chose, tout d'un coup évoquée, dressée entre elles. Mais il n'y avait plus là une mère et une fille, c'étaient deux rivales qui souffraient et combattaient.

Eve respira longuement, regarda, dans l'angoisse, si personne n'entrait pour les voir et les entendre. Puis, résolue:

—Tu ne peux pas épouser Gérard.

—Pourquoi donc ne puis-je pas épouser Gérard?

—Parce que je ne le veux pas, parce que c'est impossible.

—Ce n'est pas une raison, cela. Dis-moi la raison.

—La raison, c'est que ce mariage est impossible, voilà tout.

—Non, la raison, je vais te la dire, moi, puisque tu m'y forces... La raison, c'est que Gérard est ton amant. Mais qu'est-ce que ça fait, puisque je le sais et que je veux bien de lui tout de même?

Ses yeux enflammés ajoutaient: «Et que c'est pour cela surtout que je le veux.» Sa longue torture d'infirme, sa rage d'avoir, depuis le berceau, vu sa mère belle, courtisée, adorée, la soulevait, se vengeait en un triomphe méchant. Enfin, elle le lui prenait donc, cet amant si longtemps jalousé!

—Tu es une malheureuse, bégaya Eve défaillante, frappée au cœur. Tu ne sais ce que tu dis et ce que tu me fais souffrir.

Mais elle dut se taire de nouveau, se redresser et sourire, car Rosemonde, accourue du salon voisin, lui criait qu'on la demandait en bas. Les portes de l'hôtel allaient être ouvertes, il fallait qu'elle fût à son comptoir. Oui, tout de suite, elle descendait. Et elle s'appuyait à la console, derrière elle, pour ne pas tomber.

—Tu sais, vint dire Hyacinthe à sa sœur, c'est idiot, de vous disputer comme ça. Vous feriez bien mieux de descendre.

Camille le renvoya durement.

—Va-t'en, toi! et emmène les autres. Ça vaudra mieux qu'ils ne soient pas sur notre dos.

Hyacinthe regarda sa mère, en fils qui savait et qui trouvait ça ridicule. Puis, vexé de la voir si peu énergique devant sa gale de sœur, comme il nommait celle-ci, il haussa les épaules, les abandonnant toutes les deux à leur bêtise, se décidant à emmener les autres. On entendit les rires de Rosemonde qui s'éloignait, tandis que le général descendait avec madame Fonsègue, à laquelle il racontait une nouvelle histoire. Mais, à ce moment, quand la mère et la fille se crurent seules, des voix encore vinrent à leurs oreilles, les voix toutes voisines de Duvillard et de Fonsègue. Le père était toujours là, qui pouvait les entendre.

Eve sentit qu'elle aurait dû quitter la place. Et elle n'en trouvait pas la force, c'était impossible sur le mot qui l'avait frappée comme d'un soufflet, dans la détresse où la jetait la crainte de perdre son amant.

—Gérard ne peut t'épouser, il ne t'aime pas.

—Il m'aime.

—Tu t'imagines qu'il t'aime parce qu'il s'est montré bon pour toi, par gentillesse, en te voyant délaissée... Il ne t'aime pas.

—Il m'aime... Il m'aime, parce que d'abord je ne suis pas une bête, comme tant d'autres, et il m'aime surtout parce que je suis jeune.

C'était une blessure nouvelle, faite avec une cruauté moqueuse, où sonnait la joie triomphante de voir enfin se mûrir et se faner cette beauté dont elle avait tant souffert.

—La jeunesse, ah! vois-tu, ma pauvre maman, tu ne sais plus ce que c'est... Si je ne suis pas belle, je suis jeune, je sens bon, j'ai des yeux purs, des lèvres fraîches. Et tout de même j'ai tant de cheveux, et si longs, qu'ils suffiraient à m'habiller, si je voulais... Va, on n'est jamais laide, quand on est jeune. Tandis que, lorsqu'on n'est plus jeune, ma pauvre maman, va, c'est bien fini. On a beau avoir été belle, s'entêter à l'être encore, rien ne reste que des ruines, que la honte et le dégoût.

Elle avait dit cela d'une voix si féroce, si aiguë, que chaque phrase était entrée dans le cœur de sa mère, comme un couteau. Des larmes en montèrent aux yeux de la malheureuse, frappée en sa plaie vive. Ah! c'était vrai, elle restait sans arme contre la jeunesse, elle n'agonisait que de vieillir, que de sentir l'amour s'en aller d'elle, maintenant qu'elle était pareille au fruit trop mûr, tombé de la branche.

—Jamais la mère de Gérard ne consentira à ce qu'il t'épouse.

—Il la décidera, ça le regarde... J'ai deux millions, on arrange bien des choses avec deux millions.

—Veux-tu donc le salir, dire qu'il t'épouse pour ton argent?

—Non, non! Gérard est un garçon très honnête et très gentil. Il m'aime, il m'épouse pour moi... Mais, enfin, il n'est pas riche, il n'a pas de situation assurée, à trente-six ans, et c'est tout de même à prendre en considération, une femme qui vous apporte la richesse avec le bonheur... Car, entends-tu, maman, c'est le bonheur que je lui apporte, le vrai, l'amour partagé, certain de l'avenir!

Une fois encore, elles se retrouvaient visage contre visage. L'exécrable scène, coupée par les bruits environnants, abandonnée, reprise, s'éternisait, tout un drame assourdi, d'une violence de meurtre, mais sans éclat, les voix étranglées. Ni l'une ni l'autre ne cédait, même sous la menace d'une surprise possible, avec toutes les portes ouvertes, les domestiques qui pouvaient entrer, la voix du père qui continuait à sonner gaiement, là, près d'elles.

—Il t'aime, il t'aime... C'est toi qui dis cela. Lui ne te l'a jamais dit.

—Il me l'a dit vingt fois, il me le répète chaque fois que nous sommes seuls.

—Oui, comme à une petite fille qu'on veut amuser... Jamais il ne t'a dit qu'il était résolu à t'épouser.

—Il me l'a dit encore la dernière fois qu'il est venu. Et c'est arrangé, j'attends qu'il décide sa mère et qu'il fasse sa demande.

—Ah! tu mens, tu mens, malheureuse! Tu veux me faire souffrir, et tu mens, tu mens!

Sa douleur, enfin, éclatait dans ce cri de protestation. Elle ne sut plus qu'elle était mère, qu'elle parlait à sa fille. La femme amoureuse seule demeurait, outragée, exaspérée par une rivale. Et elle avoua, en un sanglot.

—C'est moi, moi qu'il aime! La dernière fois, il m'a juré, tu entends! juré sur son honneur, qu'il ne t'aimait pas, que jamais il ne t'épouserait.

Camille, riant de son rire aigu, prit un air d'apitoiement railleur.

—Ah! ma pauvre maman, tu me fais de la peine. Es-tu assez enfant! Oui, en vérité, c'est toi qui es l'enfant... Comment! toi qui devrais avoir tant d'expérience, tu te laisses prendre encore aux protestations d'un homme! Et celui-là n'est pas méchant, et c'est même pourquoi il te jure tout ce que tu veux, un peu lâche au fond, désireux surtout de te faire plaisir.

—Tu mens, tu mens!

—Voyons, raisonne... S'il ne vient plus, s'il a esquivé ce matin le déjeuner, c'est qu'il a de toi par-dessus la tête. Tu es lâchée, ma pauvre maman, il faut que tu aies le courage de te bien mettre cela dans la tête. Il reste gentil, parce qu'il est bien élevé et qu'il ne sait comment rompre. Enfin, il a pitié de toi.

—Tu mens, tu mens!

—Mais questionne-le, en bonne mère que tu devrais être. Aie une franche explication avec lui, demande-lui amicalement ce qu'il entend faire. Et sois gentille à ton tour, comprends que, si tu l'aimes, tu devrais me le donner tout de suite, dans son intérêt. Rends-lui sa liberté, tu verras bien que c'est moi qu'il aime.

—Tu mens, tu mens!... Ah! misérable enfant, qui ne veux que me torturer et me tuer!

Et, dans sa furieuse détresse, Eve se rappela qu'elle était la mère, qu'elle devait corriger cette fille indigne. Elle ne trouva pas de bâton, elle arracha de la corbeille des roses jaunes, qui les grisaient toutes deux de leur puissante odeur, une poignée de ces fleurs à hautes tiges épineuses, et elle en souffleta Camille. Une goutte de sang parut à la tempe gauche, près de la paupière.

Sous la correction, la jeune fille, pourpre, affolée, s'était jetée en avant, la main haute, prête à frapper, elle aussi.

—Ma mère, prenez garde! Je vous jure que je vous battrais comme une simple gueuse... Et, dites-vous bien ceci maintenant, je veux Gérard, j'épouserai Gérard, je vous le prendrai par le scandale, si vous ne me le donnez pas de bonne grâce.

Après son acte de colère, Eve était tombée sur un fauteuil, brisée, éperdue. Et toute son horreur des querelles revenait, dans son besoin de vie heureuse, d'égoïste jouissance à être caressée, flattée, adorée. Tandis que Camille, menaçante, dévorante, se montrait enfin à nu, l'âme dure et noire, sans pardon, ivre de sa cruauté. Il y eut un silence suprême, pendant lequel on entendit de nouveau la voix gaie de Duvillard, venant du cabinet voisin.

Doucement, la mère s'était mise à pleurer, lorsque Hyacinthe, le fils, remonté en courant, tomba dans le petit salon. Il regarda les deux femmes, il eut un geste d'indulgent mépris.

—Hein? vous êtes contentes, qu'est-ce que je vous disais? Comme si vous n'auriez pas mieux fait de descendre tout de suite!... Vous savez que tout le monde vous demande, en bas. C'est imbécile. Je viens vous chercher.

Peut-être Eve et Camille ne l'auraient-elles pas suivi encore, dans le tremblement où elles étaient, le besoin qu'elles avaient de se blesser et de souffrir davantage. Mais Duvillard et Fonsègue sortaient du cabinet, ayant fini leur cigare, parlant de descendre, eux aussi. Et Eve dut se relever, sourire, les yeux secs, pendant que Camille, devant une glace, arrangeait ses cheveux, essuyait avec la corne de son mouchoir la petite goutte rouge qui perlait à sa tempe.

En bas, dans les trois vastes salons, décorés de tapisseries et de plantes vertes, la foule était déjà considérable. On avait drapé les comptoirs de soie rouge, ce qui encadrait les marchandises d'un éclat, d'une gaieté sans pareille. Et il n'était pas de bazar qui aurait pu lutter avec les mille objets entassés là, car on y trouvait de tout, depuis des esquisses de maîtres et des autographes d'écrivains célèbres, jusqu'à des chaussettes et à des peignes. Ce pêle-mêle lui-même était un attrait, sans compter le buffet, où de belles mains blanches servaient du champagne, ni les deux loteries, un orgue et une charrette anglaise attelée d'un poney, dont un essaim de jeunes filles charmantes, lâchées à travers la cohue, vendaient les billets. Mais, comme Duvillard y avait bien compté, le grand succès de la vente allait être surtout dans le petit et délicieux frisson que les belles dames éprouvaient en passant sous le porche, où avait éclaté la bombe. Les grosses réparations étaient terminées, les murs et les plafonds pansés, refaits en partie. Seulement, les peintres n'étaient pas venus encore, les terribles blessures apparaissaient comme des cicatrices récentes, aux parties crayeuses de pierre et de plâtre neufs. Des têtes inquiètes, ravies pourtant, sortaient des voitures, dont le défilé continu ébranlait le pavé sonore de la cour. Et, après l'entrée, dans les trois salons, devant les comptoirs de vente, les conversations ne tarissaient pas. «Ah! ma chère, avez-vous vu, c'est effrayant, effrayant, toutes ces balafres, la maison entière a failli sauter; et dire que ça peut recommencer, pendant que nous sommes là. Vraiment, il faut du courage pour venir; mais cette Œuvre est si méritoire, il s'agit d'un nouveau pavillon à construire. Et puis, les monstres verront que, tout de même, nous n'avons pas peur.»

Lorsque la baronne Eve descendit enfin occuper son comptoir avec sa fille Camille, elle y trouva les vendeuses en pleine fièvre déjà, sous la direction de la princesse Rosemonde, qui, en ces sortes d'occasions, était extraordinaire de ruse et de rapacité. Elle volait les clients avec impudence.

—Ah! vous voilà! cria-t-elle. Défiez-vous d'un tas de marchandeuses qui sont ici pour faire de bons coups. Je les connais, elles guettent les occasions, bousculent les étalages, attendent qu'on perde la tête et qu'on ne s'y reconnaisse plus, pour payer moins cher que dans les vrais magasins... Je vais les saler, moi, vous allez voir.

Eve, qui était une vendeuse exécrable, et qui se contentait de trôner dans son comptoir, dut s'égayer avec les autres. Elle affecta de faire, doucement, quelques recommandations à Camille, que celle-ci écouta en souriant, d'un air d'obéissance. Mais la triste et misérable femme succombait sous l'émotion, dans la pensée d'angoisse de rester là jusqu'à sept heures, à souffrir devant tout ce monde, sans soulagement possible. Et ce fut pour elle un répit que d'apercevoir l'abbé Pierre Froment, qui l'attendait, assis sur une banquette de velours rouge, près du comptoir. Les jambes rompues, elle s'assit à côté de lui.

—Ah! monsieur l'abbé, vous avez reçu ma lettre, vous êtes venu... J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, et cette nouvelle, j'ai voulu vous laisser le plaisir de la donner vous-même à votre protégé, à ce Laveuve, que vous m'avez recommandé si chaudement... Toutes les formalités sont remplies, vous pouvez nous l'amener demain à l'Asile.

Stupéfait, Pierre la regardait.

—Laveuve... Il est mort!

A son tour, elle s'étonna.

—Comment, il est mort!... Mais vous ne m'en avez rien dit! Si je vous contais tout le mal qu'on s'est donné, tout ce qu'il a fallu défaire et refaire, et les discussions, et les paperasses! Vous êtes sûr qu'il est mort?

—Oh! oui, il est mort... Il y a un mois qu'il est mort.

—Un mois qu'il est mort! Nous ne pouvions pas savoir, vous ne nous avez plus donné signe de vie... Ah! mon Dieu! quel ennui qu'il soit mort, cela va nous forcer à tout défaire encore une fois!

—Il est mort, madame, j'aurais dû vous en prévenir, c'est vrai. Mais, que voulez-vous? il est mort!

Et ce mot de mort qui revenait, l'aventure de ce mort dont elle s'occupait depuis un mois, la glaçait, achevait de la désespérer, comme le mauvais présage de la mort froide où elle se sentait descendre, dans le linceul de son dernier amour. Tandis que Pierre, malgré lui, souriait amèrement de tant d'ironie atroce. Ah! charité boiteuse, qui vient lorsque les gens sont morts!

Le prêtre resta sur la banquette, quand la baronne dut se lever, en voyant arriver le juge d'instruction Amadieu, très pressé, ayant hâte de faire acte de présence et d'acheter un menu objet, avant de retourner au Palais. Mais le petit Massot, le reporter du Globe, qui rôdait autour des comptoirs, l'aperçut, fondit sur lui, en mal de renseignements. Il l'enveloppa, le soumit à la question, pour savoir où en était l'affaire de ce Salvat, cet ouvrier mécanicien qu'on accusait d'avoir déposé la bombe sous le porche. N'était-ce qu'une invention de la police, comme le disaient certains journaux? ou bien était-ce vraiment la bonne piste? la police allait-elle enfin l'arrêter? Et Amadieu se défendait, répondait avec raison que l'affaire ne le regardait pas encore, qu'elle ne deviendrait sienne que si ce Salvat était arrêté et si on lui confiait l'instruction. Seulement, dans son air d'importance finaude, dans sa correction de magistrat mondain aux yeux d'acier, perçaient toutes sortes de sous-entendus, comme s'il était au courant déjà des moindres détails et qu'il eût promis de grands événements pour le lendemain. Des dames faisaient cercle, un flot de jolies femmes, enfiévrées de curiosité, se bousculant pour entendre cette histoire de brigand, qui leur mettait la petite mort à fleur de peau. Amadieu s'esquiva, lorsqu'il eut payé vingt francs, à la princesse Rosemonde, un étui à cigarettes qui valait bien trente sous.

Massot, en reconnaissant Pierre, était venu lui serrer la main.

—N'est-ce pas? monsieur l'abbé, ce Salvat doit être loin, s'il a de bonnes jambes et s'il court toujours... La police me fera toujours rire.

Mais Rosemonde lui amenait Hyacinthe.

—Monsieur Massot, vous qui allez partout, je vous prends pour juge... Le Cabinet des Horreurs, à Montmartre, la taverne où Legras chante ses Fleurs du pavé...

—Un endroit délicieux, madame. Je n'y mènerais pas un gendarme.

—Ne plaisantez pas, monsieur Massot, c'est très sérieux. N'est-ce pas qu'une femme honnête peut y aller, quand un monsieur l'accompagne?

Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle se tourna vers Hyacinthe.

—Ah! vous voyez bien que monsieur Massot ne dit pas non. Vous m'y conduirez ce soir, c'est juré, c'est juré!

Et elle se sauva, elle retourna vendre un paquet d'épingles dix francs à une vieille dame, pendant que le jeune homme se contentait de dire, de sa voix désabusée:

—Elle est idiote, avec son Cabinet des Horreurs.

Massot, philosophiquement, haussa les épaules. Il fallait bien qu'une femme s'amusât. Puis, lorsque Hyacinthe se fut éloigné, traînant son mépris pervers, parmi les belles filles qui vendaient les billets de loterie, il se permit de murmurer:

—Ce petit-là, tout de même, aurait grand besoin qu'une femme fît de lui un homme.

Et, s'interrompant, s'adressant de nouveau à Pierre:

—Tiens! Dutheil!... Que disait donc Sanier, ce matin, que Dutheil coucherait ce soir à Mazas?

En effet, Dutheil, très pressé, très souriant, fendait la foule, afin de rejoindre Duvillard et Fonsègue, qui causaient toujours, debout près du comptoir de la baronne. Et, tout de suite, il agita la main, en signe de victoire, pour dire qu'il avait réussi dans la délicate mission dont il s'était chargé. Il ne s'agissait de rien moins que d'une manœuvre hardie, destinée à hâter l'entrée de Silviane à la Comédie-Française. Elle avait eu l'idée d'amener le baron à la faire dîner, au Café Anglais, avec un critique influent, qui, disait-elle, forcerait l'administration à lui ouvrir toute grande la porte, dès qu'il la connaîtrait. Et l'invitation n'était pas facile à faire accepter, car le critique passait pour grognon et sévère. Aussi Dutheil, repoussé d'abord, déployait-il depuis trois jours toute sa diplomatie, mettant en jeu les plus lointaines influences. Il rayonnait, il avait vaincu.

—Mon cher baron, c'est pour ce soir, sept heures et demie. Ah! sapristi, j'ai eu plus de mal que pour enlever le vote d'une émission à lots!

Et il riait, avec sa jolie impudence d'homme de plaisir, que sa conscience d'homme politique gênait si peu, très amusé par cette allusion à la dénonciation nouvelle de la Voix du Peuple.

—Ne plaisantez pas, dit tout bas Fonsègue, qui voulut s'égayer, lui, à le terrifier un peu. Ça va très mal.

Dutheil devint pâle, vit le commissaire de police et Mazas. Ça le prenait par crises, comme les coliques. Mais, dans son manque ingénu de tout sens moral, il se rassurait, se remettait à rire aussitôt. Que diable! la vie était bonne.

—Bah! répliqua-t-il gaiement, en clignant l'œil du côté de Duvillard, le patron est là.

Celui-ci, content, lui avait serré les mains, l'avait remercié, en disant qu'il était un gentil garçon. Et, se tournant vers Fonsègue:

—Dites donc, vous en êtes, ce soir. Oh! il le faut, je veux quelque chose d'imposant, autour de Silviane. Dutheil représentera la Chambre, vous le journalisme, moi la finance...

Il s'interrompit brusquement, en voyant arriver Gérard, qui, sans hâte, l'air sérieux, s'ouvrait un discret passage, au travers des jupes. Il l'appela du geste.

—Gérard, mon ami, il faut que vous me rendiez un service.

Puis, il lui conta la chose, l'acceptation si désirée du critique influent, le dîner qui allait décider de l'avenir de Silviane, le devoir où étaient tous ses amis de se grouper autour d'elle.

—Je ne peux pas, répondit le jeune homme embarrassé, je dîne chez ma mère, qui était un peu souffrante ce matin.

—Votre mère est trop raisonnable pour ne pas comprendre qu'il y a des affaires d'une gravité exceptionnelle. Retournez vous dégager, contez-lui une histoire, dites-lui qu'il y va du bonheur d'un ami.

Et, comme Gérard faiblissait:

—Enfin, mon cher, j'ai besoin de vous, il me faut un homme du monde. Le monde, vous savez, c'est une si grande force, au théâtre. Si notre Silviane a le monde avec elle, son triomphe est assuré.

Gérard promit, puis resta là un instant, à causer avec son oncle, le général de Bozonnet, très égayé par cette cohue de femmes, où il flottait, dans la bousculade, tel qu'un vieux navire désemparé. Après avoir remercié madame Fonsègue de sa complaisance à écouter ses histoires, en lui achetant pour cent francs un autographe de monseigneur Martha, il s'était perdu parmi l'essaim des jeunes filles, rejeté de l'une à l'autre. Et il revenait, les mains chargées de billets de loterie.

—Ah! mon gaillard, je ne te conseille pas de te risquer parmi ces jeunes personnes. Ton dernier sou y resterait... Mais, tiens! voici mademoiselle Camille qui t'appelle.

Celle-ci, en effet, depuis qu'elle avait aperçu Gérard, attendait, lui souriait de loin. Et, lorsque leurs regards se rencontrèrent, il dut aller à elle, bien qu'au même moment il eût senti sur lui les yeux désespérés d'Eve, qui l'appelaient, le suppliaient, eux aussi. Tout de suite Camille, se sentant surveillée par sa mère, exagéra son amabilité de vendeuse, profita des petites licences que la fièvre charitable autorisait, glissa dans les poches du jeune homme de menus objets, en mit d'autres dans ses deux mains, qu'elle serra entre les siennes, et cela dans un éclat de jeunesse, avec de grands rires frais, qui, là-bas, torturaient l'autre, la rivale.

Souffrant trop, Eve voulut intervenir, les séparer. Mais, justement, Pierre l'arrêta au passage, pris d'une idée qu'il désirait lui soumettre, avant de quitter la vente.

—Madame, puisque ce Laveuve est mort et que vous vous êtes donné une telle peine pour le lit qui est libre, veuillez donc n'en pas disposer, avant que j'aie vu notre vénérable ami, l'abbé Rose. Je le vois ce soir, et lui qui connaît toujours tant de misères, il serait si heureux d'en soulager une, de vous amener un de ses pauvres!

—Mais certainement, balbutia la baronne, je serai bien heureuse... Comme vous voudrez, j'attendrai un peu... Sans doute, sans doute, monsieur l'abbé...

Elle tremblait de tout son misérable être souffrant, elle ne savait plus ce qu'elle disait. Et elle ne put vaincre sa passion, elle lâcha le prêtre, elle ignora même qu'il fût resté là, lorsque Gérard, cédant à l'imploration douloureuse de son regard, réussit à s'échapper des mains de la fille, pour rejoindre enfin la mère.

—Comme vous vous faites rare, mon ami! dit-elle tout haut, avec un sourire. On ne vous voit plus.

—Mais, répondit-il de son air aimable, j'ai été souffrant... Oui, je vous assure, un peu souffrant.

Lui, souffrant! Elle le regardait, bouleversée de maternité inquiète. Dans sa haute et fière mine, son visage correct de bel homme lui parut en effet blêmi, cachant moins, sous la noblesse de la façade, l'irréparable délabrement intérieur. C'était vrai, qu'il devait souffrir, dans sa bonté native, de sa vie inutile et manquée, de tout l'argent qu'il coûtait à sa mère pauvre, des nécessités qui finissaient par le pousser à ce mariage avec cette fille riche, cette infirme, qu'il s'était mis à plaindre. Et elle le sentit si faible lui-même, en proie à une telle tourmente, pareil à une épave, que son cœur déborda, en une supplication ardente, à peine murmurée, au milieu de cette foule qui pouvait entendre.

—Si vous souffrez, ah! que je souffre!... Gérard, il faut nous voir, je le veux!

Gêné, il balbutia lui-même:

—Non, je vous en prie, attendons.

—Gérard, il le faut, Camille m'a dit vos projets. Vous ne pouvez refuser de me voir. Je veux vous voir.

Alors, frémissant, il tâcha encore d'échapper à la cruelle explication.

—Mais, là-bas, où vous savez, c'est impossible. On connaît l'adresse.

—Eh bien! demain, à quatre heures, dans ce petit restaurant du Bois, où nous nous sommes déjà rencontrés.

Il dut promettre, ils se séparèrent, Camille venait de tourner la tête et les regardait. Un flot de femmes assiégeaient le comptoir, et la baronne se mit à vendre, de son air de déesse mûre, nonchalante, pendant que Gérard rejoignait Duvillard, Fonsègue et Dutheil, très excités par l'attente de leur dîner du soir.

Pierre avait en partie entendu. Il connaissait les dessous de cette maison, les tortures, les misères physiologiques et morales, que cachait l'éclat de tant de richesse et de puissance. Ce n'était qu'une plaie sans cesse accrue, envenimée et saignante, tout un mal rongeur, dévorant le père, la mère, la fille, le fils, déliés du lien social. Et, pour quitter les salons, Pierre faillit se faire étouffer dans la cohue des acheteuses, qui manifestaient, en faisant un triomphe de la vente. Là-bas, au fond de l'ombre, Salvat galopait, galopait, se perdait, tandis que Laveuve, le mort, était comme le soufflet d'ironie atroce à l'illusoire et tapageuse charité.

II

Ah! quelle paix délicieuse, chez le bon abbé Rose, dans le petit rez-de-chaussée qu'il habitait rue Cortot, sur un étroit jardin! Pas un bruit de voiture, pas même le souffle de Paris qui grondait de l'autre côté de la butte Montmartre, le grand silence et le calme endormi d'une lointaine ville de province.

Sept heures sonnaient, le crépuscule s'était fait doucement, et Pierre était là, dans l'humble salle à manger, attendant que la femme de ménage mit la soupe sur la table. L'abbé, inquiet de le voir à peine depuis un grand mois qu'il s'enfermait avec son frère, au fond de Neuilly, lui avait écrit la veille, en le priant de venir dîner, afin de causer tranquillement de leurs affaires; car Pierre continuait à lui remettre de l'argent pour leurs aumônes communes, ils avaient gardé ensemble, depuis leur asile de la rue de Charonne, des comptes de charité, qu'ils réglaient de temps à autre. Après le dîner, ils causeraient de cela, ils examineraient s'ils ne pourraient pas faire mieux et davantage. Et le bon prêtre rayonnait, de cette belle soirée, si paisible, si tendre, qu'il allait passer ainsi, à s'occuper de ses chers pauvres, son seul amusement, l'unique plaisir auquel il revenait, par passion, comme à une faiblesse coupable, malgré tous les ennuis que sa charité inconsidérée lui avait causés déjà.

Pierre, heureux de lui donner ce plaisir, se calmait lui aussi, trouvait un soulagement, un repos de quelques heures, dans ce dîner si simple, dans toute cette bonté qui l'enveloppait, si loin de son affreuse tourmente de chaque jour. Il se rappela la place libre à l'Asile des Invalides du travail, la promesse que la baronne Duvillard lui avait faite d'attendre qu'il eût demandé à l'abbé Rose s'il ne connaissait pas quelque grande misère, digne d'intérêt; et il en parla tout de suite à celui-ci, avant de se mettre à table.

—Une grande misère, digne d'intérêt, ah! mon cher enfant, elles le sont toutes! Pour faire un heureux, surtout lorsqu'il s'agit des vieux ouvriers sans travail, on n'a que l'embarras du choix, l'angoisse de se demander lequel va être élu, lorsque tant d'autres resteront dans leur enfer.

Pourtant, il cherchait, se passionnait, se décidait, malgré la lutte douloureuse de ses scrupules.

—J'ai votre affaire. C'est certainement le plus souffrant, le plus misérable et le plus humble, un vieillard de soixante-douze ans, un menuisier qui vit de la charité publique, depuis les huit à dix ans qu'il ne trouve plus de travail. Je ne sais pas son nom, tout le monde le nomme le grand Vieux. Et, souvent, il reste des semaines sans paraître à ma distribution du samedi. Il va falloir que nous nous mettions à sa recherche, si l'admission presse. Je crois bien qu'il couche parfois à l'Hospitalité de nuit de la rue d'Orsel, quand le manque de place ne le force pas à se terrer derrière quelque palissade... Voulez-vous que, ce soir, nous descendions rue d'Orsel?

Ses yeux brillaient, c'était pour lui la grande débauche, le fruit défendu, cette visite à la basse misère, à l'extrême détresse tombée au cloaque, qu'il n'osait plus faire, dans sa pitié débordante d'apôtre, tellement on la lui avait reprochée, imputée à crime.

—Est-ce dit, mon enfant? Rien que cette fois encore! Il n'y a que ce moyen, d'ailleurs, si nous voulons trouver le grand Vieux. Vous en serez quitte pour rester avec moi jusqu'à onze heures... Et puis, je désirais vous montrer cela, vous verrez que d'épouvantables souffrances! Peut-être aurons-nous la chance de soulager quelque pauvre être.

Pierre souriait de cette ardeur juvénile, chez ce vieil homme aux cheveux de neige.

—C'est dit, mon cher abbé. Je vais être bien heureux de passer la soirée entière avec vous, et cela me fera du bien, de vous suivre encore cette fois dans une de nos anciennes battues, dont nous revenions le cœur si gros de douleur et de joie.

La femme de ménage apportait la soupe. Mais, au moment où les deux prêtres s'attablaient, il y eut un discret coup de sonnette, et l'abbé donna l'ordre de faire entrer, lorsqu'il sut que c'était une voisine, madame Mathis, qui venait chercher une réponse.

—La pauvre femme, expliqua-t-il, elle avait besoin d'une avance de dix francs, pour dégager un matelas, et je ne les avais pas; mais je me les suis procurés... Elle loge dans la maison, toute une misère discrète, des rentes si petites, qu'elles ne peuvent lui suffire.

—Mais, demanda Pierre, qui se souvint du jeune homme entrevu chez les Salvat, est-ce qu'elle n'a pas un grand fils de vingt ans?

—Oui, oui... Je la crois née de parents riches, en province. Elle s'est mariée, m'a-t-on dit, avec un maître de piano qui lui donnait des leçons, à Nantes, et qui l'a enlevée, puis installée à Paris, où il est mort, tout un triste roman d'amour. En vendant les meubles, en réunissant les épaves, à peine deux mille francs de rente, la jeune veuve a pu mettre son fils au collège, vivre elle-même décemment. Et il a fallu un nouveau coup pour l'abattre, l'écroulement de sa petite fortune, placée en valeurs douteuses; ce qui a réduit ses rentes à huit cents francs au plus. Elle a deux cents francs de loyer, il faut qu'elle se suffise avec cinquante francs par mois. Depuis dix-huit mois, son fils l'a quittée, pour ne pas être à sa charge, et il tâche de gagner sa vie de son côté, sans y réussir, je crois.

Madame Mathis entrait, une petite femme brune, à la face triste et douce, effacée. Toujours vêtue d'une même robe noire, elle parlait à peine, vivait dans la retraite, d'une timidité inquiète de pauvre créature sans cesse battue par l'orage. Lorsque l'abbé Rose lui eut remis les dix francs, discrètement enveloppés, elle rougit, remercia, promit de les rendre dès qu'elle toucherait son mois, car elle n'était point une mendiante, elle ne voulait pas rogner la part de ceux qui avaient faim.

—Et votre fils Victor, demanda l'abbé, a-t-il trouvé un emploi?

Elle hésita, ignorant ce que faisait son fils, restant des semaines maintenant sans le voir. Et elle se contenta de répondre:

—Il est très bon, il m'aime bien... C'est un grand malheur que notre ruine soit venue, avant son entrée à l'Ecole Normale. Il n'a pu passer l'examen... Au lycée, il était un élève si appliqué, si intelligent!

—Vous avez perdu votre mari, lorsque votre fils avait dix ans, n'est-ce pas?

Elle rougit de nouveau, crut que l'histoire était connue des deux prêtres qui l'écoutaient.

—Oui, mon pauvre mari n'a jamais eu de chance. Les déboires l'avaient aigri, ses idées s'étaient exaltées, et il est mort en prison, à la suite d'une bagarre dans une réunion publique, où il avait eu le malheur de blesser un agent... Pendant la Commune, autrefois, il s'était battu. C'était pourtant un homme très doux et qui m'adorait.

Des larmes étaient montées à ses yeux. L'abbé Rose, attendri, la congédia.

—Enfin, espérons que votre fils vous donnera du contentement et qu'il pourra vous rendre tout ce que vous avez fait pour lui.

Et madame Mathis s'en alla, s'effaça discrètement, avec un geste d'infinie tristesse. Elle ignorait tout de son fils, mais elle tremblait devant l'acharnement de l'obscure destinée.

—Je ne pense pas, dit Pierre à l'abbé, quand ils furent seuls, que la pauvre femme doive compter beaucoup sur son fils. Je n'ai vu ce garçon qu'une fois, il a dans ses yeux clairs la sécheresse et le coupant d'un couteau.

—Vous croyez? se récria le vieux prêtre, avec sa naïveté de brave homme. Il m'a semblé très poli, un peu pressé de jouir peut-être; mais ils sont tous impatients, dans la jeunesse d'aujourd'hui... Voyons, mettons-nous à table, la soupe va être froide.

Presque à la même heure, à un autre bout de Paris, rue Saint-Dominique, la nuit lente s'était faite aussi dans le salon que la comtesse de Quinsac occupait, au fond du silencieux et morne rez-de-chaussée d'un vieil hôtel. Elle était là, seule avec le marquis de Morigny, l'ami fidèle, tous deux aux deux coins de la cheminée, où la braise d'une dernière bûche achevait de s'éteindre. La servante n'avait pas encore apporté la lampe, et la comtesse oubliait de sonner, trouvait un soulagement à son inquiétude, dans cet envahissement des ténèbres, noyant les choses inavouées qu'elle craignait de laisser voir sur son visage las. Alors seulement elle osa parler, au milieu de ce salon noir, devant le foyer mort, sans que nul bruit lointain de roues troublât le silence du grand passé qui dormait là.

—Oui, mon ami, je ne suis pas contente de la santé de Gérard. Vous allez le voir, car il m'a promis de rentrer de bonne heure et de dîner avec moi. Oh! je sais qu'il est de fière mine, l'air grand et fort. Mais il faut, pour le bien connaître, l'avoir veillé comme moi, élevé avec tant de peine! Au fond, il est à la merci de tous les petits maux, qui s'aggravent immédiatement chez lui... Et l'existence qu'il mène n'est pas faite pour la santé.

Elle se tut, soupira, hésitant à se confesser jusqu'au bout.

—Il mène l'existence qu'il peut mener, dit lentement le marquis de Morigny, dont le fin profil, le grand air de vieillard sévère et tendre se perdait, noyé d'ombre. Puisqu'il n'a pu supporter la vie militaire, et que les fatigues de la diplomatie elle-même vous effrayent, que voulez-vous donc qu'il fasse?... Il n'a qu'à vivre à l'écart, en attendant l'écroulement final, sous cette abominable république, qui achève de mettre la France au tombeau.

—Sans doute, mon ami. Mais justement, cette vie oisive m'épouvante. Il y achève de perdre tout ce qu'il avait de bon et de sain... Je ne dis pas uniquement cela pour les liaisons que nous avons dû lui tolérer. La dernière, que j'ai d'abord acceptée si difficilement, tant elle révoltait d'idées et de croyances en moi, m'est apparue ensuite comme étant plutôt d'une bonne influence... Seulement, le voici qui entre dans sa trente-sixième année, est-ce qu'il peut continuer à vivre de cette façon, sans but, sans devoir? Peut-être, s'il est soufrant, est-ce parce qu'il ne fait rien, qu'il n'est rien et qu'il ne sert à rien.

Sa voix se brisa de nouveau.

—Et puis, mon ami, puisque vous me forcez à tout vous dire, je vous avoue que moi-même je ne me porte pas très bien. J'ai eu des évanouissements, j'ai consulté. Enfin, d'un jour à l'autre, je peux disparaître.

Morigny, frémissant, se pencha, voulut lui saisir les mains, dans la nuit qui se faisait davantage.

—Vous, mon amie! ce serait vous que je perdrais, comme mon dernier culte! moi qui ai vu sombrer le vieux monde dont je suis, et qui vis dans l'unique espoir que vous restez au moins pour me fermer les yeux!

Elle le supplia de ne pas accroître sa peine.

—Non, non! ne me prenez pas les mains, ne les baisez pas! restez dans ces demi-ténèbres, où je ne vous vois plus qu'à peine... Ce sera notre divine force, jusqu'à la tombe, de nous être aimés si longtemps, sans une honte ni un regret... Et, si vous me touchiez, si je vous sentais trop près de moi, je ne pourrais finir, car je n'ai pas fini.

Puis, lorsqu'il fut retombé dans son silence et son immobilité:

—Demain, si je mourais, Gérard ne trouverait pas même ici la petite fortune qu'il croit encore entre mes mains. Souvent, le cher enfant m'a coûté gros, sans qu'il ait jamais paru s'en douter. J'aurais dû certainement me montrer plus sévère, plus prudente. Mais, que voulez-vous? la ruine est là, j'ai toujours été une mère trop faible... Et comprenez-vous maintenant l'angoisse où je vis, avec cette pensée que, si je meurs, Gérard n'aura pas même de quoi vivre, incapable du miracle que je renouvelle chaque jour, pour soutenir le train illusoire de notre maison?... Je le connais, si désarmé, si maladif sous sa belle apparence, ne pouvant rien faire, ne sachant même pas se conduire. Que deviendra-t-il? ne tombera-t-il pas à la pire détresse?

Alors, ses larmes coulèrent librement, son cœur se déchirait et saignait, dans sa prescience du lendemain de sa mort, ce grand enfant adoré en qui leur race et tout un monde croulaient. Et le marquis immobile, éperdu, sentant bien qu'il n'avait aucun titre pour offrir sa fortune, comprit tout d'un coup, sentit à quelle déchéance nouvelle ce désastre allait aboutir.

—Ah! ma pauvre amie, finit-il par dire d'une voix qui tremblait de révolte et de douleur, vous en êtes à ce mariage, oui! cet abominable mariage avec la fille de cette femme. Jamais! aviez-vous juré. Vous préfériez la mort de tout. Et voilà que vous consentez, je le sens!

Elle pleurait toujours, dans le salon noir et muet, devant le feu éteint. Ce mariage de Gérard avec Camille, n'était-ce pas pour elle la fin heureuse, la certitude de laisser son fils riche, aimé, attablé enfin à la vie? Mais une dernière rébellion la souleva.

—Non, non, je ne consens pas, je vous jure que je ne consens pas encore. Je lutte de toutes mes forces, ah! dans un combat de chaque heure, dont vous ne pouvez soupçonner la torture.

Puis, sincèrement, elle prévit sa défaite.

—Si je cède un jour, mon ami, croyez bien que je sens autant que vous l'abomination d'un tel mariage. C'est la fin de notre race et de notre honneur.

Ce cri le bouleversa, et il ne put rien ajouter. Dans son intransigeance de catholique et de royaliste hautain, lui aussi n'attendait que l'écroulement suprême. Mais quelle souffrance à se dire que cette noble femme, tant aimée, et si purement, allait être, dans la catastrophe, la plus dolente des victimes! Caché par l'ombre, il osa s'agenouiller devant elle, lui prendre la main et la baiser.

Comme la servante apportait enfin une lampe allumée, Gérard se présenta. Le vieux salon Louis XVI, aux pâles boiseries, retrouvait, dans la clarté douce, sa grâce surannée; et le jeune homme affecta une gaieté vive, pour rassurer sa mère et ne point la laisser trop triste, puisqu'il ne pouvait dîner avec elle. Quand il eut expliqué que des amis l'attendaient, elle fut la première à le dégager de sa parole, heureuse de le voir si gai.

—Va, va, mon enfant et ne te fatigue pas trop... Je vais garder Morigny. Le général et Larombardière doivent venir à neuf heures. Sois tranquille, j'aurai du monde, je ne m'ennuierai pas.

Et ce fut ainsi que Gérard, après s'être assis un instant, pour causer avec le marquis, put s'esquiver et se rendre au Café Anglais.

Quand il y arriva, des femmes en pelisse de fourrure montaient déjà l'escalier, les cabinets s'emplissaient d'aimables et luxueuses compagnies, les lampes électriques étincelaient, tout le branle du plaisir, de l'éclatante prostitution d'en haut commençait à secouer, à chauffer les murs. Et, dans le cabinet arrêté par le baron, il trouva une extraordinaire dépense, des fleurs superbes, des cristaux, de l'argenterie, comme pour un royal gala. La table de six couverts était dressée avec un faste qui le fit sourire, et le menu, la carte des vins promettaient des merveilles, tout ce qu'on avait pu choisir de plus rare et de plus cher.

—Hein? c'est chic! cria Silviane, qui était déjà là, avec Duvillard, Fonsègue et Dutheil. J'ai voulu l'étonner, votre critique influent... Quand on a payé un dîner pareil à un journaliste, n'est-ce pas? il faut bien qu'il soit aimable.

Elle, pour vaincre, n'avait rien imaginé de mieux que de faire une toilette étourdissante, une robe de satin jaune, couverte de vieux point d'Alençon. Et elle s'était décolletée, et elle avait mis tous ses diamants, un diadème dans les cheveux, une rivière au cou, des nœuds aux épaules, des bracelets et des bagues. Avec sa figure candide de vierge, encadrée de fins bandeaux, elle avait l'air d'une vierge de missel, chargée des offrandes de toute la chrétienté, la vierge reine.

—Enfin, vous êtes si jolie, dit Gérard qui la plaisantait parfois, ça va tout de même.

—Bon! répondit-elle sans se fâcher, vous trouvez que je suis une bourgeoise, qu'un petit dîner simple et une toilette modeste auraient fait preuve de plus de goût. Ah! mon cher, vous ne savez pas comment on prend les hommes!

Duvillard l'approuva, car il était ravi de la montrer en pleine gloire, parée comme une idole. Fonsègue causait diamants, disait que c'étaient là des valeurs bien chanceuses, depuis que la science, grâce au four électrique, touchait au jour où la fabrication pouvait en devenir courante. Tandis que Dutheil, l'air extasié, tournait autour de la jeune femme, avec des gestes mignons de chambrière, pour remettre en place un pli de dentelle, corriger une boucle indocile.

—Quoi donc? il est bien mal élevé, votre critique, qu'il se fait attendre!

En effet, le critique vint en retard d'un quart d'heure, et tout de suite, en s'excusant, il exprima le regret qu'il aurait de s'en aller dès neuf heures et demie, car il fallait absolument qu'il fît acte de présence, dans un petit théâtre de la rue Pigalle. C'était un grand gaillard, d'une cinquantaine d'années, large des épaules, à la face pleine et barbue. Il avait gardé de l'Ecole Normale tout un dogmatisme, un pédantisme étroit, dont rien n'avait pu le laver, ni ses efforts herculéens pour être sceptique et léger, ni les vingt années de sa vie de Paris, au travers de tous les mondes. Magister il était, et magister il restait, jusque dans ses laborieuses frasques d'imagination et d'audace. Dès l'entrée, il s'efforça d'être ravi de Silviane. Il la connaissait naturellement de vue, il avait même parlé d'elle fort mal, en cinq ou six lignes dédaigneuses, à la suite de ses quelques rôles. Mais cette jolie fille, vêtue comme une reine, présentée ainsi sous le protectorat de ces quatre hommes importants, l'émotionnait; et l'idée lui venait que rien ne serait plus parisien, d'une belle humeur parisienne plus détachée de pédanterie, que de la soutenir, en lui trouvant du talent.

On s'était mis à table, et ce fut une magnificence, un service d'un empressement délicat, un maître d'hôtel par convive, qui veillait aux mets et aux vins. Sur la nappe de neige, les fleurs embaumaient, l'argenterie et le cristal resplendissaient, tandis que circulaient une abondance de plats imprévus et délicieux, un poisson venu de Russie, des gibiers défendus, les dernières truffes grosses comme des œufs, des primeurs savoureuses, telles qu'en pleine saison. C'était l'argent dépensé sans compter, pour le plaisir de payer follement ce qu'on était seul à manger ainsi, pour la gloire de se dire que personne n'en pouvait gâcher davantage. Et le critique influent, étonné, bien qu'il montrât l'aisance d'un homme habitué à toutes les fêtes, devenait servile, promettait son appui, s'engageait plus qu'il n'aurait voulu. Il fut d'ailleurs très gai, trouva des mots d'esprit, exagéra même sa belle humeur en plaisanteries gaillardes. Mais, après le rôti, après les grands crus de Bourgogne, et lorsque le champagne parut, son échauffement le ramena, sans résistance désormais possible, à sa vraie nature. On l'avait mis sur Polyeucte, sur le rôle de Pauline, que Silviane voulait jouer, pour son début à la Comédie-Française. Cet extraordinaire caprice, qui le révoltait huit jours plus tôt, ne lui semblait plus qu'une tentative hardie, dont elle sortirait victorieuse, si elle consentait à écouter ses conseils. Et il était parti, il fit une conférence sur le rôle, prétendit que pas une tragédienne ne l'avait encore compris sainement, que Pauline n'était au début qu'une bourgeoise honnête, et que le beau de sa conversion, au dénouement, venait de ce qu'il y avait miracle, un coup de la grâce qui faisait d'elle une divine figure. Ce n'était pas l'avis de Silviane, qui la voyait, dès les premiers vers, en héroïne idéale de quelque symbolique légende. Il parla sans fin, elle dut paraître convaincue, et il fut enchanté d'une élève si belle, si docile, sous la férule. Puis, comme dix heures sonnaient, il s'arracha brusquement du cabinet odorant et embrasé, pour courir à son devoir.

—Ah! mes enfants, s'écria Silviane, ce qu'il m'a rasée, votre critique! Est-il assez bête, avec sa Pauline petite bourgeoise! Je vous l'aurais ramassé joliment, si je n'avais pas eu besoin de lui... Non, non! c'est idiot, versez-moi un verre de champagne, j'ai besoin de me remonter.

Alors, la fête prit une grande intimité, entre les quatre hommes et cette fille endiamantée, décolletée, à demi nue, tandis que des couloirs, des cabinets voisins, venait tout un bruit de rires et de baisers, le branle qui avait grandi dans la maison entière. Sous la fenêtre, le boulevard roulait son torrent de voitures et de piétons, sa fièvre de plaisirs et ses marchandages d'amour.

—N'ouvrez pas! mon cher, reprit Silviane, en s'adressant à Fonsègue, qui se dirigeait vers la fenêtre, vous allez m'enrhumer. Vous êtes donc bien échauffé, vous? Moi, je suis très à l'aise... Dites, mon bon Duvillard, faites revenir du champagne. C'est étonnant ce que votre critique m'a donné soif!

On étouffait dans la chaleur aveuglante des lampes, dans l'odeur épaissie des fleurs et des vins. Et elle était prise d'un irrésistible besoin de noce, l'envie d'être grise, de s'amuser d'une sale façon, comme jadis, aux jours des débuts. Quelques verres de champagne l'achevèrent, elle devint d'une gaieté hardie, sonnante, étourdissante. Jamais encore ils ne l'avaient vue ainsi, réellement si drôle, qu'ils se mirent à s'amuser eux-mêmes. Fonsègue ayant dû partir, pour se rendre à son journal, elle l'embrassa, filialement, disait-elle, parce que lui l'avait toujours respectée. Restée seule en compagnie des trois autres, elle les traita avec une extraordinaire verdeur de paroles, qui les fouettait, les excitait. A mesure qu'elle se grisait davantage, un peu plus d'impudeur apparaissait en elle. Et c'était là son piment, qu'elle n'ignorait pas, sa figure de vierge, son air d'idéale pureté, sous lequel se révélait la plus perverse, la plus monstrueuse des courtisanes. Quand elle était ivre surtout, elle avait, avec ses innocents yeux bleus, sa candeur de lis, des imaginations diaboliques, à damner les hommes.

Aussi Duvillard la laissait-il se griser, l'y aidait même, nourrissant le projet sournois de la reconduire chez elle et de rester, si l'ivresse la lui livrait sans défense. Mais elle souriait, elle devinait.

—Je te vois venir, mon gros. Tu crois que je serai plus gentille, ce soir, parce que je suis en train de rire. Eh bien! tu te trompes, ma tête reste solide... Tu n'auras rien de moi, pas ça! tant que tu ne m'auras pas fait débuter à la Comédie!

Duvillard, qu'elle sevrait depuis six semaines, s'efforçait de rire, comptait quand même qu'il la mettrait au lit, s'il attendait patiemment. Et, des deux autres, Gérard, qu'elle regardait avec le plus de tendresse, en souvenir des caprices qu'elle avait eus pour lui déjà, se laissait aller, lui aussi, au désir d'une nuit heureuse, dans le désarroi de sa volonté; tandis que Dutheil, toujours au guet d'une occasion qui la lui livrerait, s'allumait, en s'imaginant que son tour était enfin venu, à la condition de manœuvrer avec adresse.

Elle, pourtant, à se sentir désirée, à les voir tous les trois autour d'elle, sur elle, tirant la langue, comme elle disait, inventait d'impossibles histoires, leur tenait des discours d'une étonnante fantaisie ordurière. Ils la trouvaient impayable, dans sa resplendissante toilette de vierge reine. Puis, quand elle eut assez de Champagne, à demi folle, il lui poussa tout d'un coup une idée.

—Dites donc, mes enfants, on ne va pas rester ici, on s'embête. Il faut faire quelque chose... Vous ne savez pas? vous allez me mener au Cabinet des Horreurs, pour finir la soirée. Je veux entendre la Chemise, cette chanson que chante Legras et qui fait courir tout Paris.

Cette fois, Duvillard se révolta.

—Ah! non, par exemple! Cette chanson est une vraie saleté, jamais je ne vous conduirai dans ce mauvais lieu!

Elle ne parut pas l'entendre, déjà debout et chancelante, riant, arrangeant ses cheveux devant une glace.

—Et puis, j'ai habité Montmartre, ça m'amuse d'y retourner. Avec ça, je voudrais savoir si ce Legras est un Legras que j'ai connu, oh! il y a longtemps... Ouste! partons!

—Mais, ma chère, nous ne pouvons vous mener dans ce bouge, avec votre toilette. Vous voyez-vous entrer là dedans, décolletée, couverte de diamants! Nous nous ferions huer... Gérard, je vous en prie, dites-lui d'être un peu raisonnable.

Gérard, que l'idée d'une telle équipée blessait également, voulut intervenir. Elle lui ferma la bouche de sa main déjà gantée, elle répéta avec l'obstination gaie de l'ivresse:

—Zut! si l'on nous engueule, ce sera bien plus drôle... Partons, partons vite!

Alors, Dutheil qui écoutait en souriant, de son air d'homme de plaisir que rien n'étonne ni ne fâche, se mit galamment de son côté.

—Le Cabinet des Horreurs, mon cher baron, mais tout le monde y va, j'y ai conduit les plus nobles dames, et justement pour cette chanson de la Chemise, qui n'est pas plus sale qu'autre chose.

—Ah! tu entends, mon gros, ce que dit Dutheil! cria Silviane triomphante. Et il est député, lui! il n'irait pas compromettre son honorabilité.

Puis, comme Duvillard se débattait, désespéré de s'afficher avec elle dans le scandale d'un tel lieu, elle ne se fâcha pas, s'égaya davantage au contraire.

—A ton aise, mon gros, après tout! Je n'ai pas besoin de toi. File avec Gérard, et tâchez de vous consoler ensemble... Moi, je vais là-bas avec Dutheil. N'est-ce pas, Dutheil, que vous voulez bien vous charger de moi?

Mais ce n'était pas là le dénouement que le baron attendait. Il en resta plein d'angoisse, il dut se résigner au caprice de cette terrible fille, dont l'odeur seule l'abêtissait. Et il n'eut plus qu'un adoucissement, ne pas laisser partir Gérard, qui, par une dignité dernière, s'entêtait à ne pas en être. Il l'avait pris par les deux mains, le retenait, lui répétait d'une voix particulière qu'il lui demandait là un service d'ami. Si bien que l'amant de la femme, le fiancé de la fille fut enfin forcé de céder au mari et au père.

Silviane les regardait, follement amusée, riant à en pleurer. Tout d'un coup, elle s'oublia, avoua ses coups de cœur pour Gérard en le tutoyant, fit allusion à sa liaison avec la baronne.

—Viens donc, grande bête, accompagne-le, tu lui dois bien ça.

Duvillard affecta de ne pas entendre. Dutheil le rassurait, en lui disant qu'il y avait, dans un coin du Cabinet des Horreurs, une sorte de loge, où l'on pouvait se dissimuler un peu. La voiture de Silviane était heureusement en bas, un grand landau fermé, dont le cocher, beau gaillard solide, attendait, impassible sur son siège. Et l'on partit.

Le Cabinet des Horreurs était installé dans un ancien café du boulevard Rochechouart, qui avait fait faillite. La salle, étroite, irrégulière, avec des coins perdus, s'étouffait sous un plafond bas, enfumé. Et rien n'était plus rudimentaire que la décoration, on avait simplement collé contre les murs des affiches aux violentes enluminures, les plus nues, les plus crues. Au fond, devant un piano, se trouvait une petite estrade, sur laquelle s'ouvrait une porte, qu'un rideau fermait. Puis, il n'y avait plus que des bancs, sans coussin ni tapis, le long desquels s'alignaient des tables de guinguette, où les verres des consommations laissaient des ronds poisseux. Aucun luxe, aucun art, pas même de la propreté. Des becs de gaz sans globe, brûlant à l'air libre, flambaient, chauffaient furieusement l'épaisse buée dormante, faite des haleines et de la fumée des pipes. On apercevait sous ce voile des faces suantes, congestionnées, tandis que l'odeur âcre de tout ce monde entassé accroissait l'ivresse, les cris dont l'auditoire se fouettait à chaque chanson nouvelle. Il avait suffi de dresser ce tréteau, d'y produire ce Legras, aidé de deux ou trois filles, de lui faire chanter son répertoire de rageuses abominations, et le succès était venu en trois soirs, formidable, tout Paris alléché, affolé, s'entassant dans ce café borgne, que pendant dix ans les petits rentiers du quartier n'avaient pu faire vivre, lorsqu'on n'y permettait que leurs quotidiennes parties de dominos.

C'était le rut de l'immonde, l'irrésistible attirance de l'opprobre et du dégoût. Le Paris jouisseur, la bourgeoisie maîtresse de l'argent et du pouvoir, s'en écœurant à la longue, mais n'en voulant rien lâcher, n'accourait que pour recevoir à la face des obscénités et des injures. Hypnotisée par le mépris, elle avait, dans sa déchéance prochaine, le besoin qu'on le lui crachât à la face. Et quel symptôme effrayant, ces condamnés de demain se jetant d'eux-mêmes à la boue, hâtant volontairement leur décomposition, par cette soif de l'ignoble, qui asseyait là, dans le vomissement de ce bouge, des hommes réputés graves et honnêtes, des femmes frêles et divines, d'une grâce, d'un luxe qui sentaient bon!

A une des premières tables, contre l'estrade, la petite princesse de Harth s'épanouissait, les yeux fous, les narines frémissantes, ravie de contenter enfin sa curiosité exaspérée des bas-fonds parisiens; tandis que le jeune Hyacinthe, qui s'était résigné à l'amener, pincé très correctement dans sa longue redingote, voulait bien ne point trop s'ennuyer, d'un air d'indulgence. Tous deux venaient de retrouver, à une table voisine de la leur, un vague Espagnol qu'ils connaissaient, le coulissier Bergaz, qui, présenté par Janzen, assistait d'ordinaire aux fêtes de la princesse. Du reste, ils ne savaient rien de lui, pas même s'il gagnait réellement à la Bourse l'argent qu'il dépensait parfois à pleines mains, mis avec une élégance affectée, d'une certaine finesse dans sa haute taille mince, avec sa bouche rouge de jouisseur, ses yeux clairs de bête de proie. On le disait de mœurs condamnables, il était ce soir-là en compagnie de deux jeunes gens: Rossi, un Italien petit et basané, aux durs cheveux, venu à Paris pour être modèle, ayant glissé à la facile existence des métiers louches; Sanfaute, un Parisien celui-là, un pâle voyou de la Chapelle, imberbe, vicieux et goguenard, coiffé comme une fille, ses blonds cheveux séparés en deux bandeaux, dont les boucles encadraient ses joues maigres.

—Oh! je vous en prie, demandait fiévreusement Rosemonde à Bergaz, vous qui semblez connaître tout ce vilain monde, montrez-moi donc les gens extraordinaires, dites-moi s'il n'y a pas ici par exemple des voleurs, des assassins!

Il riait de son air aigu, se moquant d'elle.

—Mais, madame, vous le connaissez, tout ce monde... Cette petite femme si délicate, si rose et si jolie, là-bas, c'est une Américaine, la femme d'un consul, que vous devez recevoir chez vous. L'autre, à droite, cette grande brune, qui a la dignité d'une reine, est une comtesse dont vous croisez chaque jour l'équipage au Bois. Et la maigre, plus loin, celle dont les yeux brûlent comme des yeux de louve, est l'amie d'un haut fonctionnaire, bien connu pour son austérité.

Dépitée, elle l'arrêta.

—Je sais, je sais... Mais les autres, ceux d'en bas, ceux qu'on vient voir?

Et elle posait des questions, et elle cherchait des visages de terreur et de mystère. Dans un coin, deux hommes finirent par attirer son attention, l'un tout jeune, le visage pâle et pincé, l'autre sans âge, boutonné dans un vieux paletot qui cachait jusqu'à son linge, une casquette si profondément enfoncée sur ses yeux, qu'on ne voyait de sa face qu'un bout de barbe. Ils étaient attablés tous les deux devant des chopes de bière, qu'ils vidaient lentement, muets.

—Ma chère, dit Hyacinthe en riant franchement, vous tombez mal, s'il vous faut des bandits déguisés. Ce pauvre garçon si pâle, et qui ne doit pas manger tous les jours, a été mon condisciple à Condorcet.

Etonné, Bergaz se récria.

—Vous avez connu Mathis à Condorcet! Oui, c'est vrai, il y a fait ses classes... Ah! vous avez connu Mathis. Un garçon bien remarquable, et que la misère étrangle... Mais, dites donc, l'autre, son compagnon, vous ne le connaissez pas?

Hyacinthe, regardant l'homme enfoui dans la casquette, disait déjà non de la tête, lorsque Bergaz, tout d'un coup, le poussa vivement du coude, pour le faire taire. Et, comme explication, il ajouta très bas:

—Chut!... Voici Raphanel. Je me méfie depuis quelque temps. Dès qu'il arrive, ça sent la police.

Raphanel était aussi une des vagues et louches figures de l'anarchie que Janzen avait introduites chez la princesse, pour flatter sa passion révolutionnaire du moment. Celui-là, petit homme rond et gai, à la figure poupine, au nez enfantin noyé entre de grosses joues, passait pour un énergumène, réclamait à grand fracas l'incendie et le meurtre, dans les réunions publiques. Et le fâcheux était que, compromis déjà plusieurs fois, il avait toujours réussi à s'en tirer, lorsque les compagnons restaient sous les verrous. Ceux-ci commençaient à s'étonner.

Tout de suite, il serra gaiement la main de la princesse, s'attabla près d'elle sans y être invité, se mit à injurier cette sale bourgeoisie, qui se vautrait dans les mauvais lieux. Ravie, Rosemonde l'encouragea, tandis qu'on se fâchait autour d'eux. Bergaz, de son œil clair, l'examinait, avec un petit rire de soupçon, en terrible homme qui agissait, laissant parler les autres. Par moments, il échangeait avec Sanfaute et Rossi, ses deux lieutenants muets, de minces regards d'intelligence; et ceux-ci étaient visiblement à lui corps et âme, dans toutes les libres débauches, dans tous les attentats profitables où il lui plaisait de les mener. L'anarchie, eux seuls l'exploitaient, la pratiquaient jusqu'au bout, utilisant l'atroce logique des conséquences. Et Hyacinthe, qui rêvait bien du vice en esthète, mais qui n'osait point, enviait éperdument les bandeaux de Sanfaute, quoiqu'il affectât de les traiter en choses connues, dont il était las.

Cependant, en attendant Legras et ses Fleurs du pavé, deux chanteuses s'étaient succédé sur l'estrade, l'une grasse, l'autre maigre, l'une distillant des romances niaises, avec des dessous polissons, l'autre lançant des refrains canailles, d'une violence de gifles. Elle avait fini, au milieu d'une tempête de bravos, lorsque, brusquement, la salle mise en joie, cherchant à rire, éclata de nouveau. C'était Silviane qui faisait son entrée, dans la petite loge, au fond. Quand elle apparut debout, en pleine lumière, à demi nue, pareille à un astre, avec sa robe de satin jaune, toute resplendissante de ses diamants, il y eut une huée formidable, des rires, des cris, des sifflets, des grognements mêlés à des applaudissements féroces. Et le scandale s'accrut encore, des gros mots volèrent, dès qu'on aperçut derrière elle les trois hommes, Duvillard, Gérard et Dutheil, plastronnés et cravatés de blanc, graves et corrects.

—Nous vous le disions bien! murmura Duvillard, fort ennuyé de l'aventure, tandis que Gérard tâchait de se dissimuler dans l'ombre.

Mais elle, souriante, enchantée, face au public, recevait l'orage de son air candide de vierge folle, comme on aspire l'air vivifiant du large, soufflant en bourrasque. Elle était de là, c'était l'air natal.

—Eh bien! quoi? répondit-elle au baron, qui voulait la faire asseoir. Ils sont gais, c'est très gentil... Oh! que je m'amuse!

—Mais certainement, c'est très gentil, déclara Dutheil, qui se mettait à l'aise lui aussi. Elle a raison, il faut bien rire.

Au milieu du bruit qui ne cessait pas, la petite princesse de Harth, enthousiasmée, s'était levée, pour mieux voir. Elle secoua Hyacinthe.

—Dites, mais c'est votre père avec cette Silviane! Regardez-les, regardez-les... Ah bien! il en a un estomac, de se montrer ici avec elle!

Hyacinthe se dégagea, refusa de regarder. Ça ne l'intéressait pas, son père était idiot, il n'y avait qu'un gosse pour se toquer ainsi d'une fille. Et son mépris de la femme devint insultant.

—Vous m'agacez, mon cher, dit Rosemonde, en se rasseyant presque sur ses genoux, résolue à se faire reconduire et à le garder, ce soir-là, sous le prétexte de lui offrir une tasse de thé. C'est vous le gosse, qui posez pour ne pas vouloir de nous... Et il a raison, votre père, d'aimer celle-là. Elle est très jolie, je la trouve adorable, moi!

Alors, Hyacinthe ricana, fit allusion à la perversité connue de Silviane.

—Désirez-vous que j'aille le lui dire?... Papa vous présentera, et vous ferez bon ménage.

Quand Rosemonde eut compris, elle se mit simplement à rire.

—Non, non, je suis une curieuse, mais je ne vais pas encore jusque-là.

—Vous irez bien un jour, il faut tout connaître.

—Mon Dieu! oui, qui sait?

Soudain, le bruit cessa, chacun reprit sa place, et il ne resta que le pouls ardent de la salle battant de fièvre. Legras venait de paraître sur l'estrade. C'était un gros garçon blême, en veston de velours, la face ronde, soigneusement rasée, avec l'œil dur, le coup de mâchoire du mâle, qui se fait adorer des femmes en les terrorisant. Il ne manquait point de talent, chantait juste, avait une voix cuivrée d'une pénétration, d'une puissance pathétique extraordinaire. Et son répertoire, ses Fleurs du pavé, achevait d'expliquer son succès, des chansons où l'ordure et la souffrance d'en bas, toute l'abominable plaie de l'enfer social hurlait et crachait son mal en mots immondes, de sang et de feu.

Le piano préluda, Legras chanta la Chemise, l'horrible chose qui faisait accourir Paris. A coups de fouet, le dernier linge de la fille pauvre, de la chair à prostitution, y était lacéré, arraché. Toute la luxure de la rue s'y étalait dans sa saleté et son âcreté de poison. Et le crime bourgeois clamait, derrière ce corps de la femme traîné dans la boue, jeté à la fosse commune, meurtri, violé, sans un voile. Mais, plus encore que les paroles, la brûlante injure était dans la façon dont Legras jetait ça au visage des riches, des heureux, des belles dames qui venaient s'entasser pour l'entendre. Sous le plafond bas, au milieu de la fumée des pipes, dans l'aveuglante fournaise du gaz, il lançait les vers à coups de gueule comme des crachats, toute une rafale de furieux mépris. Et, quand il eut fini, ce fut du délire, les belles bourgeoises ne s'essuyaient même pas de tant d'affronts, elles applaudissaient frénétiquement la salle trépignait, s'enrouait, se vautrait éperdue dans son ignominie.

—Bravo! bravo! répétait de sa voix aiguë la petite princesse. Étonnant! étonnant! prodigieux!

Mais, surtout, Silviane, dont l'ivresse semblait augmenter, depuis qu'elle se passionnait au fond de ce four chauffé à blanc, tapait des mains, criait très haut.

—C'est lui, c'est mon Legras! Il faut que je l'embrasse, il m'a fait trop de plaisir.

Duvillard, exaspéré à la fin, voulut l'emmener de force. Elle se cramponna au rebord de la loge, elle cria plus haut, sans se fâcher d'ailleurs, toujours très gaie. Et il fallut bien parlementer. Elle consentait à partir, à se laisser ramener chez elle. Mais, auparavant, elle s'était juré d'embrasser Legras, un ancien ami.

—Allez tous les trois m'attendre dans la voiture. Je vous rejoins tout de suite.

Comme la salle finissait par se calmer, Rosemonde s'aperçut que la loge se vidait; et, sa curiosité satisfaite, elle songea elle-même à se faire reconduire par Hyacinthe. Celui-ci, qui avait écouté languissant, sans applaudir, causait de la Norvège avec Bergaz, lequel prétendait avoir voyagé dans le Nord. Oh! les fjords, oh! les lacs glacés, oh! le froid pur, lilial et chaste de l'éternel hiver! Ce n'était que là, disait Hyacinthe, qu'il comprenait la femme et l'amour, le baiser de neige.

—Voulez-vous que nous partions demain? s'écria la princesse, avec sa vivacité effrontée. Nous faisons là-bas notre voyage de noces... Je lâche mon hôtel, je mets la clef sous la porte.

Et elle ajouta qu'elle plaisantait, naturellement. Mais Bergaz la savait capable de cette fugue. A l'idée qu'elle laisserait son petit hôtel fermé, et sans gardien peut-être, il avait échangé un vif regard avec Sanfaute et Rossi, toujours muets et souriants. Quel coup à faire, quelle reprise à tenter là sur la commune richesse, volée par l'infâme bourgeoisie!

Raphanel, lui, après avoir acclamé Legras, s'était mis à fouiller la salle de ses petits yeux gris et perçants. Et les deux hommes, Mathis et l'autre, le mal vêtu, celui dont on ne voyait qu'un bout de barbe, venaient de fixer son attention. Ils n'avaient pas ri, ils n'avaient pas applaudi, ils étaient là comme des gens très las qui se reposent, convaincus que le meilleur moyen de disparaître est de se mêler à une foule.

Tout d'un coup, Raphanel se tourna vers Bergaz.

—C'est bien le petit Mathis, là-bas. Avec qui donc est-il?

Bergaz eut un geste évasif: il ne savait pas. Mais il ne quitta plus Raphanel des yeux, il le vit qui affectait de se désintéresser, puis qui achevait sa chope et prenait congé, en disant, par manière de plaisanterie, qu'une dame l'attendait, à côté, dans le bureau des omnibus. Vivement, dès qu'il eut disparu, Bergaz se leva, enjamba les bancs, bouscula le monde, s'ouvrit un passage jusqu'au petit Mathis, à l'oreille duquel il se pencha. Et, tout de suite, celui-ci quitta sa table, emmena son compagnon, le poussa dehors, par une porte de dégagement. Ce fut si rapidement fait, que personne ne s'aperçut de cette fuite.

—Qu'y a-t-il donc? demanda la princesse à Bergaz, lorsque celui-ci fut revenu se rasseoir tranquillement, entre Rossi et Sanfaute.

—Mais rien, j'ai voulu serrer la main de Mathis, qui partait.

Rosemonde annonça qu'elle allait en faire autant. Puis, elle s'attarda un moment encore, reparla de la Norvège, en voyant que seule l'idée des glaces éternelles, du grand froid purificateur, passionnait Hyacinthe. Dans son poème de la Fin de la Femme, trente vers qu'il désirait n'achever jamais, il songeait, comme dernier décor, à un bois de sapins glacés. Et elle s'était levée, elle recommençait gaiement sa plaisanterie, disait qu'elle l'emmenait prendre une tasse de thé chez elle, pour régler leur départ, lorsque Bergaz, qui l'écoutait tout en surveillant la porte du coin de l'œil, eut une involontaire exclamation.

—Mondésir! j'en étais sûr!

A la porte, venait d'apparaître un petit homme nerveux et râblé, dont la face ronde, au front bossu, au nez camard, avait toute une rudesse militaire. On aurait dit un sous-officier en bourgeois. Il fouillait la salle, semblait effaré et déçu.

Bergaz, qui désirait rattraper son exclamation, reprit avec aisance:

—Je disais bien que ça sentait la police... Tenez! voici un agent, Mondésir, un gaillard très fort, qui a eu des ennuis au régiment... Le voyez-vous flairer, comme un chien dont le nez est en défaut. Va, va, mon brave, si l'on t'a désigné quelque gibier, tu peux chercher, l'oiseau est parti.

Dehors, lorsque Rosemonde eut décidé Hyacinthe à l'accompagner, ils se hâtèrent de monter en riant dans le coupé qui les attendait, car ils venaient d'apercevoir le landau de Silviane, avec le cocher majestueux, immobile sur le siège, tandis que les trois hommes, Duvillard, Gérard et Dutheil, attendaient toujours, debout au bord du trottoir. Depuis près de vingt minutes, ils étaient là, dans les demi-ténèbres de ce boulevard extérieur, où rôdaient la basse prostitution, les vices immondes des quartiers pauvres. Des ivrognes les avaient bousculés, des ombres de filles les frôlaient, allaient et venaient, chuchotantes, sous les jurons et les coups des souteneurs. Des couples infâmes cherchaient l'obscurité des arbres, s'arrêtaient sur les bancs, gagnaient les coins d'abominable ordure. Et c'était le quartier entier, les maisons borgnes aux alentours, les garnis ignobles, les misérables chambres de débauche, sans vitres à la fenêtre, sans draps au matelas. La nausée de toute la déchéance humaine qui grouille, jusqu'au matin, dans cette boue noire de Paris, les enveloppait, les glaçait, sans que ni le baron, ni les deux autres voulussent quitter la place. Leur espoir entêté les faisait tenir bon, chacun continuait à se promettre qu'il resterait le dernier, et qu'il reconduirait Silviane, et qu'elle serait à lui, trop grise pour se défendre.

Enfin, Duvillard s'impatienta, dit au cocher:

—Jules, allez donc voir pourquoi madame ne revient pas.

—Mais les chevaux, monsieur le baron?

—Soyez tranquille, nous sommes là.

Une petite pluie fine s'était mise à tomber. Et l'attente recommença, s'éternisa de nouveau. Mais une rencontre imprévue les occupa un instant. Il leur sembla qu'une ombre, une maigre femme en jupe noire, les frôlait. Et ils eurent la surprise de reconnaître un prêtre.

—Eh quoi! c'est vous, monsieur l'abbé Froment? s'écria Gérard. A cette heure-ci? dans ce quartier?

Pierre, sans se permettre de s'étonner de les y trouver eux-mêmes, et sans leur demander ce qu'ils y faisaient, expliqua qu'il s'était attardé chez l'abbé Rose, pour visiter avec lui une hospitalité de nuit. Ah! toute l'affreuse misère qui aboutissait là, dans ces dortoirs empestés, dont l'odeur de bétail l'avait fait défaillir! tout ce qui s'anéantissait là de lassitude et de désespoir, en un sommeil écrasé de bêtes tombées sur le sol, pour y cuver l'abomination de vivre! Une promiscuité innommable, l'indigence et la souffrance en tas, des enfants, des hommes, des vieillards, des haillons sordides de mendiants mêlés à des redingotes élimées de pauvres honteux, les épaves du naufrage quotidien de Paris, la fainéantise, et le vice, et la malchance, et l'injustice, que le flot roulait et rejetait, avec les impuretés de l'écume! Certains dormaient assommés, la face morte. D'autres, sur le dos, la bouche ouverte, ronflant, continuaient à clamer la plainte de leur existence. D'autres, sans repos, s'agitaient, luttaient encore dans leur sommeil contre des cauchemars grandis, la fatigue, le froid, la faim, qui prenaient de monstrueuses formes. Et, de ces êtres gisant comme des blessés après une bataille, de cette ambulance de la vie, empoisonnée d'une puanteur de pourriture et de mort, montait une nausée de révolte, la pensée justicière des alcôves heureuses, de la joie des riches qui aimaient ou qui se délassaient à cette heure, dans la toile fine et dans les dentelles.

Vainement, Pierre et l'abbé Rose, parmi les misérables en tas, avaient cherché le grand Vieux, l'ancien menuisier, pour le repêcher du cloaque et l'envoyer, dès le lendemain, à l'Asile des Invalides du travail. Il s'était présenté le soir, mais il n'y avait plus de place; car, chose horrible, cet enfer était encore un lieu d'élection. Et il devait être quelque part, adossé contre une borne, couché derrière une palissade. Désolé, ne pouvant battre les ténèbres louches, le bon abbé Rose était remonté rue Cortot, tandis que Pierre cherchait une voiture, pour rentrer à Neuilly.

La petite pluie fine continuait, devenait glaciale, lorsque le cocher Jules reparut enfin, interrompant le prêtre qui disait au baron et aux deux autres le frisson qu'il avait gardé de sa visite.

—Eh bien! Jules, et madame? demanda Duvillard au cocher, inquiet de le voir seul.

Jules, impassible, respectueux, sans autre ironie que le coin gauche de sa bouche légèrement de travers, répondit de sa voix blanche:

—Madame fait dire qu'elle ne rentrera pas, et elle met sa voiture à la disposition de ces messieurs, si ces messieurs veulent bien que je les reconduise chez eux.

Cette fois, c'était trop, le baron se fâcha. S'être laissé traîner dans ce bouge, l'attendre en espérant profiter de son ivresse, pour voir cette ivresse la jeter au cou d'un Legras, non, non! il en avait assez, elle payerait cher cette abomination. Et il arrêta un fiacre qui passait, il y poussa Gérard en lui disant:

—Vous allez me mettre chez moi.

—Mais puisqu'elle nous laisse la voiture! criait Dutheil, déjà consolé, riant au fond de la bonne histoire. Venez donc, il y a de la place pour trois... Non! vous préférez ce fiacre, à votre aise!

Lui, monta gaillardement, s'en alla, étalé sur les coussins, au trot des deux grands carrossiers, tandis que, dans le vieux fiacre, rudement cahoté, le baron exhalait sa colère, sans que Gérard, noyé d'ombre, l'interrompît d'un seul mot. Elle, qu'il avait comblée, qui lui avait coûté déjà près de deux millions, lui faire cette injure, à lui, lui qui était le maître, qui disposait des fortunes et des hommes! Enfin, elle l'avait voulu, il était délivré, et il respirait fortement, comme un homme qui sort d'un bagne.

Pierre, un instant, regarda s'éloigner les deux voitures. Puis, il fila sous les arbres, pour s'abriter de la pluie, en attendant qu'un autre fiacre passât. Son pauvre être en lutte finissait par se glacer, toute la monstrueuse nuit de Paris y entrait, tout ce qui sanglotait là de débauche et de détresse, la prostitution d'en haut retombée à la prostitution d'en bas. Et de pâles fantômes de filles erraient toujours, en quête de leur pain, lorsqu'une ombre le frôla, lui dit à l'oreille:

—Prévenez votre frère, la police est sur les talons de Salvat, qui peut être arrêté d'une heure à l'autre.

Déjà l'ombre s'effaçait, et Pierre, tressaillant, crut reconnaître, sous un rayon de gaz, la petite face sèche, blême et pincée, de Victor Mathis. En même temps, là-haut, dans la paisible salle à manger de l'abbé Rose, il revit la douce figure de madame Mathis, si triste, si résignée, ne vivant plus que du dernier et tremblant espoir qu'elle mettait en son fils.

III

Dès huit heures, par ce jour férié du jeudi de la mi-carême, lorsque tous les bureaux du vaste hôtel étaient vides, Monferrand, le ministre de l'Intérieur, se trouvait seul dans son cabinet. Un simple huissier gardait sa porte, et deux garçons de service occupaient la première antichambre.

Monferrand, à son réveil, venait d'avoir la plus désagréable des émotions. La Voix du Peuple, qui, la veille, avait repris l'affaire des Chemins de fer africains, en accusant Barroux, l'actuel ministre des Finances, d'avoir touché deux cent mille francs, continuait la campagne, aggravait le scandale, ce matin-là, en publiant la liste depuis si longtemps promise, les trente-deux noms des députés et des sénateurs, qui avaient vendu leurs voix à Hunter, l'homme de Duvillard, le mythique corrupteur, aujourd'hui disparu, évanoui, introuvable. Et Monferrand venait donc de se voir en tête de la liste, porté pour la somme de quatre-vingt mille francs, tandis que Fonsègue y était pour cinquante mille, et que les chiffres tombaient ensuite à dix mille pour Dutheil, à trois mille pour Chaigneux, la voix misérable la moins chère, au milieu de toutes les autres payées de cinq à vingt mille.

Dans l'émoi de Monferrand, il n'entrait ni surprise ni colère. Simplement, il n'aurait pas cru que Sanier poussât la rage du vacarme jusqu'à publier cette liste, cette prétendue page arrachée d'un carnet de Hunter, aux signes hiéroglyphiques incompréhensibles, qu'il aurait fallu discuter, expliquer, pour en tirer la vérité vraie. D'autre part, lui était parfaitement tranquille, n'ayant rien écrit, rien signé, sachant qu'on se tire de tous les mauvais cas avec de l'audace, en n'avouant jamais. Seulement, quel pavé dans la mare parlementaire! Tout de suite, il sentit l'inévitable conséquence, le ministère renversé, balayé par ce nouvel ouragan de délations et de commérages. Heureusement, la Chambre, ce jeudi-là, ne siégeait pas. Mais, dès le lendemain, Mège allait reprendre son interpellation, Vignon et ses amis profiteraient de l'occasion pour donner aux portefeuilles convoités un furieux assaut. Et il se voyait par terre, chassé de ce cabinet, où, depuis huit mois, il prenait ses aises, sans gloriole sotte, heureux uniquement d'être à sa place, en homme de gouvernement, qui se croyait de taille à dompter et à conduire les foules.

Il avait rejeté les journaux d'un geste dédaigneux, il s'était levé en s'étirant, avec un grognement de lion qu'on taquine. Et, maintenant, il marchait de long en large, au travers de la vaste pièce d'un luxe officiel et fané, meublée d'acajou, drapée de damas vert. Les mains derrière le dos, il n'avait point son air paterne, sa bonhomie souriante et un peu commune. Tout le rude lutteur qu'il était, dans sa taille courte, ses épaules larges, apparaissait, crevait son masque épais. Sa bouche sensuelle, son nez gros, ses yeux durs, disaient qu'il était sans scrupule, d'une volonté d'acier, taillé pour les rudes besognes. Qu'allait-il faire? allait-il se laisser entraîner dans le désastre, avec l'honnête et tonitruant Barroux? Peut-être son cas personnel n'était-il pas désespéré. Mais comment lâcher les autres pour gagner la rive? comment se repêcher lui-même, tandis que les autres se noieraient? Grave problème, manœuvre ardue, dont la recherche le bouleversait, dans son furieux besoin de garder le pouvoir.

Il ne trouva rien, il jura contre les accès de vertu de cette grande bête de république, qui rendaient, selon lui, tout gouvernement impossible. Une niaiserie pareille arrêtant un homme de son intelligence et de sa force! Allez donc gouverner les hommes, si l'on vous ôte des mains l'argent, le bâton souverain? Et il en riait amèrement tout seul, tellement la conception d'un pays idyllique, où les grandes entreprises se feraient honnêtement, lui paraissait absurde. Ne sachant que résoudre, il songea tout d'un coup que la sagesse était d'avoir un entretien avec le baron Duvillard, qu'il connaissait depuis longtemps, et qu'il regrettait de ne pas avoir vu plus tôt, pour le pousser à négocier l'achat du silence de Sanier. D'abord, il eut l'idée d'écrire au baron un billet de deux lignes, qu'un garçon de service aurait porté. Puis, dans sa méfiance des documents écrits, il préféra employer le téléphone, qu'il avait fait installer, pour son usage, sur une petite table, près de son bureau.

—C'est bien monsieur le baron Duvillard qui me parle?... Parfait! Oui, c'est moi, le ministre, monsieur Monferrand, et je vous prie de venir tout de suite me voir... Parfait! parfait! je vous attends.

Il se remit à marcher et à chercher. Ce Duvillard était un maître homme, lui aussi, qui lui donnerait sans doute quelque idée. Et il s'enfonçait dans des combinaisons laborieuses, lorsque l'huissier se présenta, en disant que monsieur Gascogne, le chef de la Sûreté, insistait pour parler à monsieur le ministre. Sa première pensée fut qu'on venait de la Préfecture de police, pour avoir son avis sur les mesures d'ordre à prendre, ce jour-là, à l'occasion des deux cortèges, celui des Lavoirs et celui des Etudiants, qui, dès midi, allaient défiler, au milieu de l'écrasement de la foule.

—Faites entrer monsieur Gascogne.

Un homme entra, grand, mince, très brun, ayant l'air d'un ouvrier endimanché. D'aspect froid, connaissant admirablement les dessous de Paris, il était d'esprit net et méthodique. Mais le pli professionnel le gâtait un peu, il aurait eu plus d'intelligence s'il avait cru moins en avoir, et s'il n'avait pas eu la certitude qu'il savait tout.

D'abord, il excusa monsieur le Préfet, qui serait venu certainement lui-même, si une légère indisposition ne l'avait retenu. Il valait peut-être mieux, du reste, que ce fût lui qui renseignât monsieur le ministre sur la grave affaire, qu'il connaissait à fond. Et il dit la grave affaire.

—Je crois bien, monsieur le ministre, que nous tenons enfin l'auteur de l'attentat de la rue Godot-de-Mauroy.

Monferrand, qui écoutait d'un air impatient, se passionna tout d'un coup. Les recherches vaines de la police, les attaques et les plaisanteries des journaux étaient un de ses ennuis quotidiens. Il répondit avec sa bonhomie brutale:

—Ah! tant mieux pour vous, monsieur Gascogne, car vous alliez finir par y laisser votre place... L'homme est arrêté?

—Non, pas encore, monsieur le ministre. Mais il ne peut s'échapper, c'est une affaire de quelques heures.

Et il conta toute l'histoire: comment l'agent Mondésir, averti par un agent secret que l'anarchiste Salvat se trouvait dans un cabaret de Montmartre, s'était présenté trop tard, lorsque l'oiseau venait de s'envoler; puis, le hasard qui l'avait remis en présence de Salvat, arrêté à cent pas du cabaret, guettant de loin; et, dès lors, Salvat filé, dans l'espoir de le prendre au nid, avec ses complices, Salvat suivi de la sorte jusqu'à la porte Maillot, où, brusquement, se sentant traqué sans doute, il s'était mis à galoper, pour se jeter dans le Bois de Boulogne. Il y était depuis deux heures du matin, sous la pluie fine qui n'avait pas cessé de tomber. On avait attendu le jour, afin d'organiser une battue et de lui donner la chasse, comme à une bête que la lassitude doit suffire à livrer. De façon que, d'une minute à l'autre, il allait être pris.

—Je sais, monsieur le ministre, combien vous vous intéressez à cette arrestation, et j'ai eu la pensée d'accourir demander vos ordres. L'agent Mondésir est là-bas, qui mène la battue. Il regrette bien de n'avoir pas cueilli l'homme, boulevard Rochechouart; mais son idée de le filer, tout de même, était excellente; et l'on ne peut que lui reprocher de ne s'être pas méfié du Bois de Boulogne.

Salvat arrêté, ce Salvat dont les journaux étaient pleins depuis trois semaines, c'était là une réussite, un coup dont le retentissement serait énorme. Monferrand écoutait, et au fond de ses gros yeux fixes, derrière son masque lourd de fauve au repos, se lisait tout un travail intérieur, toute une soudaine volonté d'utiliser à son profit l'événement que le hasard lui apportait. Confusément, déjà, un lien s'établissait en lui, entre cette arrestation et l'interpellation de Mège, l'autre affaire, celle des Chemins de fer africains, qui devait le lendemain renverser le ministère. Et une combinaison s'ébauchait: n'était-ce pas son étoile qui lui envoyait ce qu'il cherchait, le moyen de se repêcher dans l'eau trouble de la crise prochaine?

—Mais, dites donc, monsieur Gascogne, êtes-vous bien sûr que ce Salvat soit l'auteur de l'attentat?

—Oh! absolument sûr, monsieur le ministre. Il avouera tout, dans le fiacre, avant d'arriver à la Préfecture.

Pensif, Monferrand s'était de nouveau mis à marcher, et les idées lui venaient, à mesure qu'il parlait, avec une lenteur réfléchie.

—Mes ordres, mon Dieu! mes ordres, c'est d'abord que vous agissiez avec une grande prudence... Oui, n'ameutez pas les promeneurs du Bois. Tâchez que l'arrestation passe inaperçue... Et, si vous obtenez des aveux, gardez-les pour vous, ne les communiquez pas à la presse. Oh! ça, je vous le recommande bien, que les journaux ne soient pas mis dans l'affaire... Enfin, venez me renseigner, moi, et le secret pour tout le monde, le secret absolu!

Gascogne s'inclina, mais Monferrand le retint, pour lui dire que son ami, M. Lehmann, procureur de la république, recevait quotidiennement des lettres d'anarchistes, qui menaçaient de le faire sauter, lui et sa famille; si bien que, malgré son courage, il demandait qu'on fît garder sa maison par des agents en bourgeois. Déjà la Sûreté avait organisé une surveillance pareille, pour la maison habitée par le juge d'instruction Amadieu. Et, si celui-ci était un personnage précieux, Parisien aimable, psychologue et criminaliste distingué, écrivain même à ses heures, le procureur de la république Lehmann l'égalait en mérites de toutes sortes, car il était un de ces magistrats politiques, un de ces Juifs de talent avisé, qui très honnêtement font leur chemin, en se mettant toujours du côté du pouvoir.

—Monsieur le ministre, dit à son tour Gascogne, il y a aussi l'affaire Barthès... Nous attendons, faut-il procéder à l'arrestation, dans cette petite maison de Neuilly?

Un de ces hasards, qui servent parfois les policiers, et qui font croire à leur génie, lui avait révélé le secret refuge de Nicolas Barthès, la petite maison d'un prêtre, l'abbé Pierre Froment. Et, bien que Barthès, depuis que régnait la terreur anarchiste, dans l'affolement de Paris, se trouvât sous le coup d'un mandat d'amener, simplement comme suspect, pouvant avoir eu des rapports avec les révolutionnaires, il n'avait point osé l'arrêter chez ce prêtre, un saint vénéré de tout le quartier, sans avoir un ordre formel. Le ministre, consulté, l'avait approuvé vivement de sa réserve vis-à-vis du clergé, en se chargeant lui-même d'arranger l'affaire.

—Non, monsieur Gascogne, ne bougez pas. Vous savez mon sentiment, ayons les prêtres avec nous, et non contre nous... J'ai fait écrire à monsieur l'abbé Froment, pour qu'il vienne ce matin, un matin où je n'attends personne. Je causerai avec lui, l'affaire ne vous regarde plus.

Et il le congédiait, lorsque l'huissier reparut, en disant que monsieur le président du Conseil était là.

—Barroux!... Ah! fichtre! monsieur Gascogne, sortez par ici, je préfère que personne ne vous rencontre, puisque je vous demande le silence sur l'arrestation de ce Salvat... C'est bien entendu, n'est-ce pas? moi seul dois tout savoir, et téléphonez-moi ici, directement, si quelque incident grave se produisait.

A peine le chef de la Sûreté avait-il disparu, par la porte d'un salon voisin, que l'huissier rouvrit celle de l'antichambre.

—Monsieur le président du Conseil.

Les mains tendues, avec un empressement où la déférence et la cordialité étaient dosées avec justesse, Monferrand s'avança, de son air franc et bonhomme.

—Ah! mon cher président, pourquoi vous êtes-vous dérangé? Je serais allé chez vous, si vous aviez hâte de me voir.

Mais, d'un geste impatient, Barroux rejeta toute préséance.

—Non, non! je faisais aux Champs-Elysées ma promenade à pied quotidienne, j'étais sous l'empire de préoccupations si vives, que j'ai mieux aimé venir tout de suite... Vous pensez bien que nous ne pouvons rester sous le coup de ce qui se passe. Et, en attendant le Conseil de demain matin, où il faudra arrêter un plan de défense, j'ai senti que nous avions à causer ensemble.

Il prit un fauteuil, tandis que Monferrand en roulait un autre, pour s'asseoir devant lui, à contre-jour. Les deux hommes étaient en présence. Et autant Barroux, de dix ans plus âgé, blanc et solennel, gardait la haute prestance du pouvoir, avec sa belle figure rasée, ses favoris neigeux, toute cette attitude de conventionnel romantique, qui essayait de magnifier la simple loyauté d'un bourgeois, un peu sot et bon; autant l'autre, lourd et fin, sous son masque commun, dans son affectation de rondeur et de simplicité, cachait des gouffres ignorés, une âme obscure de jouisseur et de despote, sans pitié ni scrupules.

Très ému au fond, Barroux souffla un instant, le sang à la tête, le cœur battant d'indignation et de colère, au souvenir du flot de basses injures que la Voix du Peuple avait déversé sur lui, le matin encore.

—Voyons, mon cher collègue, il faut en finir, il faut faire cesser cette scandaleuse campagne... D'ailleurs, vous vous doutez bien de ce qui nous attend demain à la Chambre. Maintenant que voilà la fameuse liste publiée, nous allons avoir sur les bras tous les mécontents. Vignon s'agite...

—Ah! vous avez des nouvelles de Vignon? demanda Monferrand, devenu très attentif.

—Sans doute, en passant, je viens de voir une file de fiacres à sa porte. Toutes ses créatures sont en branle depuis hier, et vingt personnes m'ont dit que la bande se partageait déjà les portefeuilles. Car vous vous doutez bien que l'ingénu et farouche Mège va tirer une fois de plus les marrons du feu. Enfin, nous sommes morts, on a la prétention de nous enterrer dans la boue, avant de se disputer nos dépouilles.

Il eut un geste théâtral, le bras tendu, et sa voix sonna éloquemment, comme s'il se trouvait à la tribune. Son émotion était réelle pourtant, des larmes montaient à ses yeux.

—Moi, moi! qui ai donné ma vie entière à la république, qui l'ai fondée, qui l'ai sauvée, me voir ainsi abreuvé d'outrages, être obligé de me défendre contre des accusations abominables! Un prévaricateur, moi! un ministre qui se serait vendu, qui aurait reçu deux cent mille francs de ce Hunter, pour les mettre simplement dans sa poche!... Eh! oui, il a été question de deux cent mille francs entre lui et moi. Mais il faut dire comment et dans quelles conditions. C'est comme vous sans doute, pour les quatre-vingt mille francs qu'il vous aurait remis...

Monferrand l'interrompit, d'une voix nette.

—Il ne m'a pas remis un centime.

Très surpris, l'autre le regarda, mais ne vit que sa grosse tête rude, noyée d'ombre.

—Ah!... Je croyais que vous étiez en relation d'affaires avec lui, et que vous le connaissiez particulièrement.

—Non, j'ai connu Hunter comme tout le monde, je ne savais même pas qu'il était le racoleur du baron Duvillard, pour les Chemins de fer africains, et jamais il n'a été question de cette chose entre nous.

Cela était si invraisemblable, si contraire à tout ce qu'il savait, que Barroux, devant un si évident mensonge, resta un instant effaré. Puis, il se ressaisit d'un geste, laissant les autres à leur cas, pour revenir au sien.

—Oh! moi, il m'a fait plus de dix visites, il m'en a rebattu les oreilles, des Chemins de fer africains. C'était lorsque la Chambre a dû voter l'émission des valeurs à lots... Et, tenez! mon cher, je nous vois encore, dans cette pièce, car vous vous souvenez que j'avais alors l'Intérieur, tandis que vous veniez d'entrer aux Travaux publics. Moi, j'étais assis à ce bureau, tandis que Hunter se trouvait ici même, dans ce fauteuil où je suis. Ce jour-là, il avait désiré me consulter sur l'emploi des sommes considérables que la banque Duvillard voulait consacrer à la publicité; et, devant les gros chiffres mis en regard des journaux monarchistes, je me rappelle que je me fâchais, estimant avec raison que c'était là un argent de ruine contre la république; de sorte que, cédant à ses instances, je dressai moi aussi une liste, disposant des fameux deux cent mille francs pour des journaux républicains, des journaux amis, qui ont touché par mon entremise, c'est vrai... Voilà l'histoire.

Il se leva, se frappa la poitrine du poing, tandis que sa voix se haussait encore.

—Eh bien! j'en ai assez, des calomnies et des mensonges... Cette histoire, je vais demain la conter tout simplement à la Chambre. Ce sera ma seule défense. Un honnête homme ne craint pas la vérité.

A son tour, Monferrand s'était levé, dans un cri, où il se confessait tout entier.

—C'est idiot, jamais on n'avoue, vous ne ferez pas ça!

Mais Barroux s'entêta, superbe.

—Je le ferai. Nous verrons bien si la Chambre, par acclamation, n'absoudra pas un vieux serviteur de la liberté.

—Non! vous tomberez sous les huées, et vous nous entraînerez tous avec vous.

—Qu'importe? nous tomberons, dignement, honnêtement!

Monferrand eut un geste de furieuse colère. Puis, tout d'un coup, il se calma. Une brusque lueur venait de jaillir, dans l'anxieuse confusion, où il se débattait depuis le matin; et tout s'éclairait, le plan encore vague qu'avait fait naître en lui l'arrestation prochaine de Salvat, se complétait, s'élargissait en une combinaison audacieuse. Pourquoi donc aurait-il empêché la chute de ce grand innocent de Barroux? L'unique chose d'importance était de ne pas tomber avec lui, ou du moins de se rattraper. Il se tut, il ne mâcha plus que des mots sourds, où sa révolte semblait s'user. Et, enfin, de son air de bonhomie bourrue:

—Mon Dieu! après tout, vous avez peut-être raison. Il faut être brave. Et, d'ailleurs, mon cher président, vous êtes notre chef, nous vous suivrons.

Les deux hommes s'étaient rassis face à face, et la conversation continua, ils achevèrent de se mettre cordialement d'accord sur l'attitude du ministère, en vue de l'interpellation certaine du lendemain.

Cette nuit-là, le baron Duvillard n'avait guère dormi. Laissé à sa porte par Gérard, il s'était couché violemment, en homme qui veut commander au sommeil, afin d'oublier et de se reprendre. Mais le sommeil n'était point venu, il l'avait cherché pendant de longues heures, brûlé d'insomnie, la chair en feu sous l'affront de Silviane. Comme il l'avait crié, c'était monstrueux, cela! cette fille, enrichie, comblée, le souffletant de cette boue, lui le maître, qui se flattait d'avoir mis Paris et la république dans sa poche, qui disposait des consciences comme un marchand accapare les laines ou les cuirs, pour un coup de Bourse! Et la sourde conscience que Silviane était sa tare vengeresse, sa pourriture, à lui le pourrisseur, achevait de l'exaspérer. Vainement, il voulait chasser cette hantise, se rappeler ses affaires, ses rendez-vous du lendemain, les millions qu'il brassait aux quatre coins du monde, la toute-puissance de l'argent qui mettait entre ses mains le sort des peuples. Toujours, et malgré tout, Silviane renaissait, l'éclaboussait de son vice. Il tâcha de se raccrocher désespérément à la grande affaire qu'il préparait depuis des mois, le fameux Chemin de fer transsaharien, une colossale entreprise qui remuerait les milliards et changerait la face de la terre. Et Silviane reparut encore, le gifla sur les deux joues, de sa petite main trempée dans le ruisseau. Vers la pointe du jour, cependant, il finit par s'assoupir, en refaisant le furieux serment de ne jamais la revoir, de la repousser du pied, même si elle venait se traîner à ses genoux.

Dès sept heures, lorsqu'il se réveilla, brisé, dans la moiteur alanguissante des draps, sa première pensée fut pour elle, il faillit céder à une lâcheté. L'idée l'assaillait de courir s'assurer si elle était rentrée, de la surprendre endormie, et de faire sa paix, et d'en profiter pour la ravoir peut-être. Mais il sauta du lit, alla se tremper d'eau froide, retrouva sa bravoure. C'était une misérable, il se crut cette fois guéri d'elle à jamais. Et la vérité fut qu'il finit par l'oublier, dès qu'il eut ouvert les journaux du matin. La publication de la liste, dans la Voix du Peuple, le bouleversa, car il avait douté jusque-là que Sanier l'eût en sa possession. D'un coup d'œil, il jugea le document, les quelques vérités qu'il contenait, mêlées à l'habituel flot d'imbécillités et de mensonges. Lui, pourtant, cette fois encore, ne se sentit pas atteint: il ne redoutait réellement qu'une chose, l'arrestation de son intermédiaire Hunter, dont le procès aurait pu le mettre en cause. Comme il ne cessait de le répéter, de son air calme et souriant, il n'avait fait que ce que font toutes les maisons de banque, lorsqu'elles lancent une émission, payant la publicité de la presse, employant des courtiers, récompensant les services discrets, rendus à l'affaire. C'était une affaire, et cela, pour lui, disait tout. Du reste, il était beau joueur, il parlait avec un mépris indigné d'un banquier qui, dans un récent scandale, affolé, acculé, ruiné par le chantage, avait cru finir les choses en se tuant, un drame pitoyable, une mare de boue et de sang, d'où le scandale avait repoussé monstrueusement, en une pullulante et indestructible végétation. Non, non! on restait debout, on luttait jusqu'à la dernière énergie, jusqu'au dernier écu.

Vers neuf heures, un tintement l'appela au téléphone particulier, posé sur son bureau. Et sa folie le reprit, l'idée le traversa que ce devait être Silviane. Souvent, elle s'amusait ainsi à le déranger, au milieu des plus graves préoccupations. Elle venait de rentrer, elle comprenait qu'elle était allée trop loin, et voulait son pardon. Puis, lorsqu'il entendit que c'était Monferrand qui le demandait au ministère, il eut le léger frisson d'un homme sauvé encore du gouffre qu'il côtoie. Vivement, il demanda son chapeau, sa canne, désireux de marcher, de réfléchir au grand air. Et, de nouveau, il fut tout aux complications de l'affaire scandaleuse qui allait émotionner le parlement et Paris entier. Se tuer, ah! non, c'était sot et lâche. La terreur pouvait souffler, il se sentait d'âme ferme, de volonté supérieure aux événements, résolu à se défendre en maître qui entend ne rien lâcher de sa puissance.

Cette terreur, dès que Duvillard entra dans les antichambres du ministère, il la sentit qui soufflait en tempête. La Voix du Peuple, avec sa terrible liste, avait glacé les cœurs des coupables, et tous pâlissaient, tous accouraient, éperdus, en sentant le sol qui croulait sous eux. Le premier qu'il aperçut fut Dutheil, fiévreux, mâchant ses fines moustaches, la face tirée par un tic, dans son effort de sourire quand même. Il le gronda d'être là, c'était une faute de venir ainsi aux nouvelles, l'air effaré. Et l'autre, ragaillardi déjà par cette rude parole, se défendait, jurait qu'il n'avait pas même lu l'article de Sanier, qu'il était monté simplement pour recommander au ministre une dame de ses amies. Le baron se chargea de son affaire, le renvoya, en lui souhaitant une bonne mi-carême. Mais celui surtout qui lui fit pitié, ce fut Chaigneux, le corps vacillant, comme plié par le poids de sa longue tête chevaline, et si malpropre, si en détresse, qu'on aurait dit un vieux pauvre. Quand il reconnut le banquier, il se précipita, vint le saluer avec un empressement obséquieux.

—Ah! monsieur le baron, faut-il que les hommes soient méchants! C'est ma mort, on m'assassine, et que deviendra ma femme, que deviendront mes trois filles, dont je suis l'unique soutien?

Il avait mis dans cette lamentation toute son histoire de triste sire, victime de la politique, ayant eu la folie de quitter Arras et son étude d'avoué pour triompher à Paris avec ses quatre femmes, comme il disait, la mère et les trois filles, dont il n'avait plus été dès lors que le domestique honteux, effaré par ses continuels échecs de médiocre. Député honnête, ah! grand Dieu! il aurait bien voulu l'être; mais n'était-il pas le besogneux éternel, toujours en quête d'un billet de cent francs, le député forcément à vendre? et piteux, et tellement bousculé par ses quatre femmes, qu'il aurait ramassé pour elles de l'argent n'importe où, dans n'importe quoi.

—Imaginez-vous, monsieur le baron, que j'ai enfin trouvé un mari pour mon aînée. C'est la première chance qui m'arrive, elles ne seront plus que trois à la maison... Seulement, vous comprenez la désastreuse impression, sur la famille du jeune homme, d'un article comme celui de ce matin. Et je suis accouru chez monsieur le ministre, pour le supplier d'accorder une place de secrétaire à mon futur gendre... Cette place, que j'ai promise, peut encore tout arranger.

Il était si minable, il parlait d'une voix si éplorée, que Duvillard eut l'idée d'une de ces bonnes actions, qu'il savait risquer à propos, et dans lesquelles il plaçait sa protection et son argent à gros intérêts. Il est toujours excellent d'avoir à soi de ces créatures malchanceuses dont on se fait, pour un morceau de pain, des valets et des complices. Aussi le renvoya-t-il, en se chargeant de son affaire, ainsi qu'il s'était chargé de celle de Dutheil. Et il ajouta qu'il l'attendrait le lendemain, pour causer, pour l'aider, puisqu'il mariait une de ses filles.

Chaigneux, flairant un prêt, s'effondra en remerciements.

—Ah! monsieur le baron, ma vie sera trop courte pour acquitter une telle dette de reconnaissance.

Comme Duvillard se retournait, il eut la surprise d'apercevoir, dans un coin de l'antichambre, l'abbé Froment qui attendait. Celui-là, pourtant, n'était pas de la charrette des suspects, bien que, lui aussi, parût cacher une anxiété profonde, en affectant de lire un journal. Le baron s'avança, serra la main du prêtre, causa cordialement. Et Pierre lui conta qu'il avait reçu une lettre, le priant de se présenter chez le ministre: il ignorait pourquoi, il se disait très surpris, souriant, ne voulant pas montrer son inquiétude. Depuis un quart d'heure, il attendait. Pourvu qu'on ne l'oubliât pas, dans cette antichambre!

L'huissier parut, s'empressa.

—Monsieur le ministre vous attend, monsieur le baron. Il est en ce moment avec monsieur le président du Conseil; mais, dès que monsieur le président s'en ira, j'ai ordre de vous introduire, monsieur le baron.

Presque aussitôt, Barroux sortit; et, comme Duvillard allait entrer, il le reconnut, le retint. Amèrement, il parla de l'affaire, en homme indigné, sous le coup de la calomnie. Est-ce que lui, Duvillard, n'en témoignerait pas à l'occasion, que lui, Barroux, n'avait jamais touché directement un centime? Il oubliait qu'il parlait à un banquier, qu'il était lui-même ministre des Finances, pour dire tout son dégoût de l'argent. Ah! les affaires, quelle eau trouble, empoisonnée et salissante! Mais il répétait qu'il souffletterait les insulteurs, et que la vérité suffirait.

Duvillard l'écoutait, le regardait. Et la pensée de Silviane, tout d'un coup, rentrait en lui, le hantait, sans qu'il fît même un effort pour la chasser. Il songeait que, si Barroux l'avait bien voulu, lorsqu'il l'avait prié d'agir, Silviane serait maintenant à la Comédie, et que certainement la déplorable aventure de la veille n'aurait pas eu lieu; car il commençait à se reconnaître coupable, jamais Silviane ne l'aurait lâché salement, s'il avait contenté son caprice.

—Vous savez, je vous en veux, dit-il en interrompant le ministre.

Etonné, l'autre à son tour le regarda.

—Comment, vous m'en voulez! De quoi donc?

—Mais de ce que vous ne m'avez pas aidé, vous savez bien, pour cette amie à moi, qui désire débuter dans Polyeucte.

Barroux sourit, condescendant, aimable.

—Ah! oui, Silviane d'Aulnay! Mais, mon cher ami, c'est Taboureau qui s'est mis en travers. Il a les Beaux-Arts, la question ne regardait que lui. Et je n'y pouvais rien, ce parfait honnête homme, qui nous est tombé d'une Faculté de province, est plein de scrupules... Moi, je suis un vieux Parisien, je comprends tout, j'aurais été enchanté de vous être agréable.

Devant cette résistance nouvelle à son plaisir, Duvillard se reprit de passion, eut le besoin immédiat d'obtenir ce qu'on lui refusait.

—Taboureau, Taboureau, un joli poids mort dont vous vous êtes encombré là! Honnête, est-ce que tout le monde ne l'est pas?... Voyons, mon cher ministre, il en est temps encore, faites nommer Silviane, ça vous portera bonheur pour demain.

Cette fois, Barroux éclata franchement de rire.

—Non, non! je ne puis lâcher Taboureau en ce moment... On s'en amuserait trop. Un ministère perdu ou sauvé, sur la question Silviane!

Il avait tendu la main, pour prendre congé. Le baron la serra, le retint un instant encore, en lui disant, très grave, un peu pâle:

—Vous avez tort de rire, mon cher ministre. Des ministères sont tombés ou se sont remis debout pour moins que ça... Si vous tombez demain, je souhaite que vous ne le regrettiez jamais.

Et il le regarda s'éloigner, blessé au cœur de son air de plaisanterie, exaspéré par l'idée que quelque chose lui était décidément impossible. Certes, ce n'était pas dans l'espoir de se remettre avec Silviane, mais il se jurait de tout bouleverser, s'il le fallait, pour lui envoyer son traité signé, par simple vengeance, comme un soufflet, oui! un soufflet. Cette minute venait d'être décisive.

A cet instant, Duvillard, dont les yeux accompagnaient Barroux, fut surpris de voir Fonsègue, qui arrivait, manœuvrer de façon à n'être pas aperçu par le ministre. Il y réussit, il entra dans l'antichambre, les yeux troubles, toute sa petite personne, si vive et si spirituelle d'habitude, éperdue. C'était le vent de terreur qui continuait à souffler et qui l'apportait.

—Vous n'avez donc pas vu votre ami Barroux? demanda le baron, intrigué.

—Barroux? non!

Et ce tranquille mensonge suffisait à tout confesser. Il se tutoyait avec Barroux, il le soutenait dans son journal depuis dix ans, de mêmes idées, de même religion politique que lui. Mais, sous la menace de la débâcle, il devait sentir, avec son flair merveilleux, qu'il lui fallait changer d'amitié, s'il ne voulait, lui aussi, rester sous les décombres. Il n'avait pas mis de longues années de prudence, de diplomatique vertu, à fonder le plus digne et le plus respecté des journaux, pour le laisser ainsi compromettre par la maladresse d'un honnête homme.

—Je vous croyais fâché avec Monferrand, reprit Duvillard. Que venez-vous donc faire ici?

—Oh! mon cher baron, le directeur d'un grand journal n'est fâché avec personne. Il est au service du pays.

Malgré l'émoi personnel où il était, Duvillard ne put s'empêcher de sourire.

—Vous avez raison. Et puis, Monferrand est un homme vraiment fort, qu'on peut soutenir sans crainte.

Cette fois, Fonsègue se demanda si son angoisse se voyait. Lui, si beau joueur, toujours maître de son jeu, venait d'être terrifié par l'article de la Voix du Peuple. Pour la première fois de sa vie, il avait commis une faute, il se sentait à la merci d'une délation, ayant eu l'impardonnable imprudence d'écrire un billet de trois lignes. Les cinquante mille francs, que Barroux lui avait fait remettre, pour son journal, sur les deux cent mille destinés à la presse, ne l'inquiétaient pas. Mais il tremblait qu'on ne découvrît l'autre affaire, une somme reçue en cadeau. Il ne retrouva un peu de sang-froid que sous le regard clair du baron. C'était imbécile de ne plus savoir mentir et d'avouer par sa seule attitude.

L'huissier s'était approché.

—Je rappelle à monsieur le baron que monsieur le ministre l'attend.

Resté seul avec l'abbé Froment, Fonsègue, dès qu'il l'aperçut, alla s'asseoir près de lui, en s'étonnant à son tour de le trouver là. Pierre répéta qu'il avait reçu une sorte de lettre de convocation, sans qu'il pût deviner ce que le ministre avait à lui dire. Et il laissa percer encore son impatience de savoir, le léger frisson qui agitait ses doigts. Mais il fallait bien attendre, puisque de si graves affaires se débattaient.

Tout de suite, en voyant entrer Duvillard, Monferrand s'était avancé, les mains tendues. Lui, l'air très calme toujours, sous le vent de terreur, gardait son air bonhomme et souriant.

—Hein? quelle histoire, mon cher baron!

—C'est idiot! déclara nettement celui-ci, avec un haussement d'épaules.

Et il s'assit sur le fauteuil que Barroux venait de quitter, tandis que le ministre reprenait sa place, en face de lui. Tous deux étaient faits pour s'entendre, et ils eurent les mêmes gestes désespérés, les mêmes plaintes furieuses, en déclarant que le gouvernement, pas plus que les affaires, n'étaient désormais possibles, si l'on exigeait des hommes la vertu qu'ils n'avaient pas. Est-ce que, dans tous les temps, sous tous les régimes, lorsqu'on attendait un vote des Chambres, à propos de quelque grande entreprise, la tactique naturelle, légitime, n'était pas de faire le nécessaire pour l'obtenir? Il fallait bien se ménager des influences, se gagner des sympathies, s'assurer des voix enfin! Or, tout se payait, les hommes comme le reste, les uns avec de bonnes paroles, les autres avec des faveurs ou de l'argent, des cadeaux plus ou moins déguisés. Et, en admettant qu'on fût allé un peu loin dans les achats, que certains maquignonnages eussent manqué de prudence, est-ce que c'était sage de faire un tel bruit, est-ce qu'un pouvoir fort n'aurait pas commencé par étouffer le scandale, par patriotisme, par simple propreté même?

—Mais évidemment! mais vous avez mille fois raison! criait Monferrand. Ah! si j'étais le maître, vous verriez le bel enterrement de première classe!

Puis, comme Duvillard le regardait fixement, frappé par ce dernier mot, il reprit, avec son sourire:

—Par malheur, je ne suis pas le maître, et c'est pour causer un peu avec vous de la situation que je me suis permis de vous déranger... Barroux, qui sort d'ici, m'a paru dans une disposition d'esprit fâcheuse.

—Oui, je viens de le rencontrer, il a des idées si singulières parfois...

Et le baron s'interrompit, pour dire:

—Vous savez que Fonsègue est là, dans l'antichambre. Puisqu'il veut faire sa paix, envoyez-le donc chercher. Il ne sera pas de trop, il est homme de bon conseil, et souvent son journal suffit à donner la victoire.

—Comment, Fonsègue est là! cria Monferrand. Je ne demande pas mieux que de lui serrer la main. De vieilles histoires qui ne regardent personne! Ah! grand Dieu! si vous saviez combien je manque de rancune!

Lorsque l'huissier eut introduit Fonsègue, la réconciliation eut lieu tout simplement. Ils s'étaient connus au collège, dans leur Corrèze natale, et ils ne se parlaient plus depuis dix ans, à la suite d'une abominable histoire, dont personne ne savait au juste les détails. Mais il est des heures où il faut bien enterrer les cadavres, lorsqu'on est forcé de déblayer le champ, pour une bataille nouvelle.

—Tu es gentil de revenir le premier. Alors, c'est fini, tu ne m'en veux plus?

—Eh! non! A quoi bon se dévorer, lorsqu'on aurait tout intérêt à s'entendre?

Sans autre explication, on en vint à la grande affaire, la conférence commença. Et, lorsque Monferrand eut dit la volonté de Barroux d'avouer, d'expliquer sa conduite, les deux autres se récrièrent. C'était la chute certaine, on saurait bien l'en empêcher, il ne ferait pas une pareille sottise. Ensuite, on discuta tous les moyens imaginables de sauver le ministère en péril, car ce devait être là l'unique désir de Monferrand. Et lui-même affectait de chercher avec passion le moyen de tirer d'embarras ses collègues et lui-même, bien qu'il gardât, aux coins des lèvres, un mince sourire. Enfin, il sembla vaincu, il ne chercha plus.

—Allez, le ministère est par terre!

Les deux autres se regardèrent, anxieux de confier au hasard du prochain cabinet l'affaire des Chemins de fer africains. Un cabinet Vignon se piquerait sans doute d'honnêteté.

—Alors, quoi? que faisons-nous?

Mais, à ce moment, la sonnerie du téléphone tinta, et Monferrand se rendit à cet appel.

—Vous permettez?

Pendant un instant, il écouta, il parla, dans l'appareil, sans que ses réponses, ses questions brèves pussent rien indiquer de la communication qui lui était faite. C'était le chef de la Sûreté qui, pour tenir sa promesse, lui téléphonait que l'homme venait d'être retrouvé, dans le Bois de Boulogne, et que la chasse allait être menée rudement.

—Parfait! et n'oubliez pas mes ordres!

Puis, Monferrand, dont le plan, peu à peu élargi, se fixait enfin, dans la certitude de l'arrestation de Salvat, revint au milieu de la vaste pièce, marcha lentement, en disant avec sa familiarité coutumière:

—Que voulez-vous? mes bons amis, il faudrait que je fusse le maître. Ah! si j'étais le maître!... Une commission d'enquête, oui! c'est l'enterrement de première classe, pour ces grosses affaires-là, si pleines d'abominations. Moi, je n'avouerais rien et je ferais nommer une commission d'enquête. Vous verriez, dès lors, comme l'effroyable orage s'en irait en douceur.

Duvillard et Fonsègue s'égayèrent. Mais le second surtout devina presque, grâce à sa profonde connaissance du personnage.

—Ecoute donc! si le ministère est par terre, il ne s'ensuit pas que tu y sois avec lui. Un ministère se raccommode, lorsque les morceaux en sont bons.

Monferrand, inquiet d'avoir été deviné, se débattit.

—Ah! non, non, mon cher, je ne joue pas ce jeu-là. On est tous solidaires, que diable!

—Solidaires, allons donc! pas avec les naïfs qui se noient exprès! Car enfin, si nous avons besoin de toi, nous autres, il nous est bien permis de te sauver malgré toi... N'est-ce pas? mon cher baron.

Et, comme Monferrand se rasseyait, ne protestant plus, attendant, Duvillard, de nouveau à sa passion, repris de colère au souvenir du refus de Barroux, s'écria, en se levant à son tour:

—Mais certainement! Si le ministère est condamné, qu'il tombe donc!... Que voulez-vous tirer d'un ministère où il y a un Taboureau? Voilà un vieux professeur usé, sans prestige, qui nous arrive de Grenoble, qui n'a jamais mis les pieds dans un théâtre, et à qui l'on confie les théâtres. Naturellement, il a fait bêtises sur bêtises.

Monferrand, très au courant de la question Silviane, resta grave, s'amusa un instant à exciter le baron.

—Taboureau est un universitaire un peu terne, un peu démodé, mais qui se trouvait tout indiqué pour l'Instruction publique, où il est chez lui.

—Laissez-moi donc tranquille, mon cher! Voyons, vous êtes plus intelligent que ça, vous n'allez pas défendre Taboureau, comme Barroux... C'est vrai, je tiens beaucoup à ce que Silviane débute. Elle est très gentille au fond, et elle a énormément de talent. Eh bien! vous, est-ce que vous vous mettriez en travers?

—Moi? Ah! grand Dieu, non! Une jolie fille sur la scène, ça ferait quand même plaisir à tout le monde, j'en suis sûr... Seulement, il faudrait avoir à l'Instruction un homme qui pense comme moi.

Son mince sourire avait reparu. Ce n'était vraiment pas cher, de s'assurer Duvillard et la toute-puissance de ses millions, en faisant débuter cette fille. Il se tourna vers Fonsègue, comme pour le consulter. Celui-ci, sérieusement, sentant la haute importance de l'affaire, cherchait, réfléchissait.

—A l'Instruction, un sénateur serait excellent... C'est que je ne vois personne, absolument personne, dans les conditions requises. Un esprit libre, parisien, dont la présence à la tête de l'Université n'étonnerait pourtant pas trop... Il y a bien Dauvergne.

Surpris, Monferrand s'exclama.

—Qui ça, Dauvergne?... Ah! oui, Dauvergne, le sénateur de Dijon... Mais il ignore tout de l'Université, il n'a pas la moindre aptitude.

—Dame! reprit Fonsègue, je cherche... Dauvergne est bien de sa personne, grand, blond, décoratif. Et puis, vous savez qu'il est immensément riche, qu'il a une jeune femme délicieuse, ce qui ne gâte rien, et qu'il donne de vraies fêtes, dans son appartement du boulevard Saint-Germain.

Lui-même n'avait risqué d'abord le nom qu'en hésitant. Mais, peu à peu, son choix lui apparaissait comme une vraie trouvaille.

—Attendez donc! je me souviens que Dauvergne, dans sa jeunesse, a fait jouer à Dijon une pièce, un acte en vers. Et c'est une ville littéraire que Dijon, ça lui donne tout de suite un petit parfum de belles-lettres. Sans compter que, depuis vingt ans, il n'y a pas remis les pieds et qu'il est un Parisien déterminé, répandu dans tous les mondes... Dauvergne fera tout ce qu'on voudra. Je vous dis que c'est notre homme.

Duvillard déclara qu'il le connaissait et qu'il le trouvait très bien. D'ailleurs, lui ou un autre!

—Dauvergne, Dauvergne, répétait Monferrand. Mon Dieu, oui! après tout. Il fera peut-être un très bon ministre. Va pour Dauvergne.

Puis, tout d'un coup, il éclata d'un gros rire.

—Alors, voilà que nous refaisons le cabinet pour que cette aimable dame entre à la Comédie! Le cabinet Silviane... Voyons, et les autres portefeuilles?

Il plaisantait, sachant que la gaieté hâte souvent les solutions difficiles. Et, en effet, ils continuèrent à régler avec enjouement les détails de ce qu'il y aurait à faire, si le ministère était battu le lendemain. Sans qu'ils eussent dit nettement la chose, le plan était de laisser tomber Barroux, de l'y aider même, puis de s'employer à repêcher Monferrand dans l'eau trouble. Ce dernier, vis-à-vis des deux autres, se liait, ayant besoin d'eux, de la souveraineté financière du baron, surtout de la campagne que le directeur du Globe pouvait faire en sa faveur; de même que ceux-ci, en dehors de la question Silviane, avaient besoin de lui, de l'homme de gouvernement à la forte poigne, qui promettait d'enterrer le scandale des Chemins de fer africains, en faisant nommer une commission d'enquête dont il tiendrait les fils. Et l'entente fut bientôt complète entre les trois hommes, car rien ne rapproche plus étroitement qu'un intérêt commun, la peur et le besoin qu'on a les uns des autres. Aussi, lorsque Duvillard parla de l'affaire de Dutheil, de la jeune dame que ce dernier recommandait, le ministre déclara que c'était chose faite. Un bien gentil garçon, Dutheil, comme il en faudrait beaucoup! Il fut aussi convenu que le futur gendre de Chaigneux aurait sa place. Ce pauvre Chaigneux, si dévoué, toujours prêt à se charger d'une commission, et qui avait la vie si dure avec ses quatre femmes!

—Eh bien, c'est entendu!

—C'est entendu!

—C'est entendu!

Et Monferrand, Duvillard et Fonsègue se serrèrent vigoureusement la main.

Puis, comme le premier accompagnait les deux autres jusqu'à la porte, il aperçut, dans l'antichambre, un prélat, à la soutane fine, bordée de violet, qui causait debout avec un prêtre.

Le ministre tout de suite s'empressa, l'air désolé.

—Ah! monseigneur Martha, vous attendiez!... Entrez, entrez vite.

Mais, avec une parfaite urbanité, l'évêque n'en voulut rien faire.

—Non, non, monsieur l'abbé Froment était là avant moi. Veuillez le recevoir.

Il fallut que Monferrand cédât, fît entrer le prêtre, et ce ne fut pas long. Lui qui usait d'une diplomatique réserve, dès qu'il se trouvait devant un membre du clergé, lâcha tout d'un paquet l'affaire de Barthès. Pierre, depuis deux heures qu'il attendait, venait de passer par les angoisses les plus vives, car la seule explication naturelle à la lettre reçue était qu'on avait découvert chez lui la présence de son frère. Qu'allait-il se passer? Et, lorsqu'il entendit le ministre ne lui parler que de Barthès, lui expliquer que le gouvernement aimait mieux savoir Barthès en fuite que d'être forcé de l'envoyer une fois de plus en prison, il resta un instant déconcerté, ne comprenant pas. Comment la police, qui avait su trouver le légendaire conspirateur dans la petite maison de Neuilly, semblait-elle y totalement ignorer celle de Guillaume? C'était là le génie plein de trous des grands policiers.

—Alors, monsieur le ministre, que désirez-vous de moi? Je ne comprends pas très bien.

—Mon Dieu! monsieur l'abbé, je laisse tout ceci à votre prudence. Dans quarante-huit heures, si cet homme était encore chez vous, nous serions obligés de l'arrêter, ce qui serait pour nous un chagrin, car nous n'ignorons pas que votre demeure est l'asile de toutes les vertus... Conseillez-lui donc de quitter la France. Il ne sera pas inquiété.

Et, vivement, Monferrand ramena Pierre dans l'antichambre. Puis, souriant, courbé en deux:

—Monseigneur, je suis tout à vous... Entrez, entrez, je vous prie.

Le prélat, qui causait gaiement avec Duvillard et Fonsègue, leur serra la main, serra également celle de Pierre. Il était, ce matin-là, d'une bonne grâce infinie, dans son désir de s'attacher tous les cœurs. Ses yeux noirs et vifs souriaient, son beau visage aux lignes correctes et fermes n'était que caresse. Et il entra dans le cabinet du ministre avec grâce, sans hâte, de son air aisé de conquête.

Maintenant, dans le ministère désert, il n'y avait plus que Monferrand et monseigneur Martha, enfermés, causant sans fin. On avait cru que le prélat ambitionnait la députation. Mais il jouait un rôle plus utile, plus souverain, à gouverner dans l'ombre, à être l'âme directrice de la politique du Vatican en France. La France ne restait-elle pas la Fille aînée de l'Eglise, la seule grande nation qui pourrait un jour rendre à la papauté sa toute-puissance? Il avait accepté la république, il prêchait le ralliement, il passait pour être, à la Chambre, l'inspirateur du nouveau groupe catholique. Et Monferrand, frappé des progrès de l'esprit nouveau, de cette réaction du mysticisme, qui se flattait d'enterrer la science, était plein d'amabilités, en homme à la forte poigne, utilisant, pour sa victoire, toutes les forces qui s'offraient.

IV

L'après-midi de ce même jour, Guillaume fut pris d'un tel besoin de grand air et d'espace, que Pierre consentit à faire avec lui une longue promenade dans le Bois de Boulogne, voisin de leur petite maison. A son retour du ministère, pendant le déjeuner, il avait conté à son frère comment le gouvernement entendait se débarrasser une fois de plus de Nicolas Barthès; et tous deux en avaient l'âme assombrie, ne sachant de quelle façon annoncer l'exil au vieil homme, se donnant jusqu'au soir pour trouver la manière d'en adoucir l'amertume. Ils en causeraient en marchant. Puis, pourquoi se cacher davantage, pourquoi ne pas risquer cette première sortie, puisque rien décidément ne semblait menacer Guillaume? Et les deux frères entrèrent dans le Bois par la porte des Sablons, qui se trouvait prochaine.

On était aux derniers jours de mars, le Bois commençait à verdir, mais si tendrement, que les pointes légères des feuilles n'étaient encore, au travers des massifs, qu'une mousse pâle, une dentelle d'une infinie délicatesse. Les averses continues de la nuit et de la matinée avaient cessé, le ciel restait d'un gris de cendre fine, et cela était d'une exquise fraîcheur, d'une enfance ingénue, ce Bois renaissant, trempé d'eau, dans la douceur immobile de l'air. Les réjouissances de la mi-carême avaient dû attirer la grande foule, au centre de Paris, sur le passage des chars, car il n'y avait, par les allées, que des cavaliers et des équipages, de belles promeneuses descendues des coupés et des landaus, avec des nourrices enrubannées, portant des poupons en pelisses de dentelle, toute la haute élégance du Bois, tout le mouvement mondain des jours choisis, où les petites gens n'y viennent point. A peine quelques bourgeoises des quartiers voisins étaient-elles sur les bancs et dans les fourrés, une broderie aux doigts, à regarder jouer leurs enfants.

Pierre et Guillaume gagnèrent l'allée de Longchamp, qu'ils suivirent jusqu'à la route de Madrid aux lacs. Là, ils s'enfoncèrent parmi les arbres, ils descendirent le cours du petit ruisseau de Longchamp. Leur projet était de gagner les lacs, d'en faire le tour, puis de revenir par la porte Maillot. Mais le taillis qu'ils traversaient était d'une solitude si calme et si charmante, dans cette enfance du printemps, qu'ils cédèrent au désir de s'asseoir, pour goûter le délicieux repos. Un tronc d'arbre leur servit de banc, ils purent se croire très loin, au fond d'une forêt véritable. Et Guillaume en faisait le rêve, de cette vraie forêt, au sortir de son long emprisonnement volontaire. Ah! le libre espace, l'air sain qui souffle dans les branches, tout le vaste monde qui devrait être le domaine inaliénable de l'homme! Le nom de Barthès, de l'éternel prisonnier, revint sur ses lèvres. Il soupira, repris de tristesse. Le tourment d'un seul, frappé sans cesse dans sa liberté, suffisait à lui gâter ce grand air pur, si doux à respirer.

—Que lui diras-tu? Il faut pourtant le prévenir. L'exil vaut mieux encore que la prison.

Pierre eut un vague geste désolé.

—Oui, oui, je le préviendrai. Mais quel crève-cœur!

A ce moment, dans ce coin sauvage et désert, où ils pouvaient se croire au bout du monde, ils eurent une extraordinaire vision. Brusquement, sautant d'un fourré, un homme parut, galopa devant eux. Et c'était sûrement un homme, mais si méconnaissable, si couvert de boue, dans un tel état d'effroyable détresse, qu'on aurait pu le prendre pour une bête, quelque sanglier traqué, forcé par les chiens. Un instant, éperdu, il hésita devant le ruisseau, le longea; puis, comme des pas, des souffles ardents se rapprochaient, il entra dans l'eau jusqu'aux cuisses, bondit sur l'autre rive, disparut derrière un bouquet de sapins. Presque aussitôt, des gardes du Bois sous la conduite de quelques agents se précipitèrent, filèrent le long du ruisseau, se perdirent. C'était toute une chasse à l'homme qui passait, une chasse sourde et rageuse, dans le tendre renouveau des feuilles, sans habits rouges ni fanfares sonnantes de cors.

—Quelque vaurien, murmura Pierre. Ah! le malheureux!

Guillaume à son tour eut un geste découragé.

—Toujours les gendarmes et la prison! On n'a pas encore trouvé d'autre école sociale.

L'homme, là-bas, là-bas, galopait. Lorsque, la nuit précédente, Salvat, d'une course brusque, avait gagné le Bois de Boulogne, échappant ainsi aux agents qui le filaient, il avait eu l'idée de se glisser jusqu'à la porte Dauphine et de descendre ensuite dans le fossé des fortifications. Il se souvenait des journées de chômage qu'il était venu jadis passer en cet endroit, au fond de refuges ignorés, où il n'avait jamais rencontré personne. Et, en effet, il n'est pas d'asiles plus secrets, barrés de plus de broussailles, enfouis sous plus d'herbes hautes. Certains coins du fossé, dans les angles de la grande muraille, ne sont que des nids de vagabonds et d'amoureux. Salvat, en s'engageant au plus épais des ronces et des lierres, eut la chance de trouver, sous l'obscure pluie qui tombait, une sorte de trou plein de feuilles sèches, dans lesquelles il s'enterra jusqu'au menton. Il était déjà ruisselant d'eau, il avait glissé par la boue des pentes, n'avançant qu'à tâtons, souvent à quatre pattes. Ces feuilles sèches lui furent un bienfait inespéré, une sorte de drap où il se sécha un peu, où il se reposa de sa course folle, au travers des ténèbres mauvaises. La pluie continuait, mais il n'avait plus que la tête trempée, et il finit même par s'engourdir, par s'assoupir sous l'averse, d'un lourd sommeil. Quand il rouvrit les yeux, le jour paraissait, il devait être six heures. L'eau tombée avait fini par noyer les feuilles, il était comme dans un bain d'humidité glacée. Pourtant, il resta, il se sentait à l'abri de la chasse qu'on allait sûrement lui donner. Pas un limier ne pouvait le deviner là, le corps enfoui, la tête elle-même à demi disparue sous des broussailles. Et il ne bougea pas, regarda grandir le jour.

Vers huit heures, des agents et des gardes passèrent, fouillèrent le fossé des fortifications, et ne le virent pas. Comme il l'avait pensé, dès l'aube, la battue venait d'être organisée, on le traquait. Son cœur battit à grands coups, il eut l'émoi du gibier que cernent les chasseurs. Justement, il s'était caché en dessous de la caserne de gendarmerie, dont il entendait les bruits sonores, de l'autre côté du rempart. Personne ne passait plus, pas une âme, pas un frôlement dans les herbes. Au loin, seulement, les voix indistinctes du Bois matinal, un grelot de bicyclette, un galop de cheval, un roulement de voiture, toute l'oisiveté heureuse, grisée de grand air, du Paris mondain.

Et les heures coulaient, neuf heures, dix heures. Depuis que la pluie avait cessé, il ne souffrait plus trop du froid, grâce à la casquette et au gros paletot que lui avait donnés le petit Mathis. Mais la faim le reprenait, une brûlure qui lui faisait comme un trou dans l'estomac, d'affreuses crampes qui lui brisaient les côtes sous un cercle de plomb. Il n'avait pas mangé depuis deux jours, il était à jeun déjà, la veille au soir, lorsqu'il avait accepté un verre de bière. Son projet était de rester là jusqu'à la nuit, puis de se glisser vers Boulogne, dans les ténèbres, et de sortir du Bois par un trou, qu'il connaissait de ce côté. On ne le tenait pas encore. Il essaya de se rendormir, n'y parvint pas, tant il souffrait. A onze heures, il eut un éblouissement, crut qu'il allait mourir. Et une colère l'envahissait, et tout d'un coup il sortit d'un bond de sa cachette de feuilles, pris d'une rage de faim, ne pouvant plus rester là, voulant manger, quitte à y perdre sa liberté et sa vie. Midi sonnait.

Alors, dès qu'il eut quitté le fossé, il se trouva dans le vaste espace découvert des pelouses de la Muette. Il les traversa au galop, comme un fou, se dirigeant instinctivement vers Boulogne, avec l'idée que la seule sortie possible était de ce côté. Ce fut miracle si personne ne s'inquiéta de cet homme galopant de la sorte. Quand il eut réussi à se jeter sous les arbres, il eut conscience de son imprudence, de cette folie qui venait de l'emporter, dans un besoin de fuite. Il trembla, se rasa parmi des genêts, attendit quelques minutes, avant d'être certain que les agents n'étaient pas derrière lui. Puis, l'œil au guet, l'oreille au vent, avec un instinct, un flair merveilleux du danger, il continua désormais sa route lentement, prudemment. Il comptait passer entre le lac supérieur et le champ de courses d'Auteuil. Mais il n'y a là qu'une large avenue, bordée de quelques arbres, et il dut déployer une adresse extrême pour ne jamais marcher à découvert, profitant des moindres troncs, utilisant les plus grêles massifs, ne se hasardant que lorsqu'il avait longuement exploré les environs. Une peur nouvelle, la vue d'un garde au loin, le tint encore un quart d'heure aplati par terre, derrière des broussailles. L'approche d'un fiacre perdu, d'un simple promeneur égarant sa flânerie, suffisait à l'arrêter. Et il respira, lorsqu'il put, au delà de la butte Mortemar, pénétrer enfin dans les fourrés qui se trouvent entre la route de Boulogne et l'avenue de Saint-Cloud. Les taillis y sont épais, il n'avait plus qu'à les suivre, pour atteindre, ainsi caché, l'issue qu'il sentait prochaine. Il était sauvé.

Mais, soudainement, il aperçut, à une trentaine de mètres, un garde debout, immobile, qui lui barrait le passage. Il obliqua vers la gauche, et il trouva un autre garde, immobile aussi, qui semblait l'attendre. Des gardes, des gardes encore, de cinquante en cinquante pas, tout un cordon tendu là comme les mailles du filet. Et le pis fut qu'on avait dû le voir, car un cri léger s'éleva, tel qu'une note claire de chouette, répétée bientôt de loin en loin, à l'infini. Enfin, les chasseurs tenaient la piste, toute prudence devenait inutile, l'homme n'avait plus qu'à chercher le salut suprême dans la fuite. Il le sentit si bien, qu'il reprit tout d'un coup le galop, sautant les obstacles, filant entre les arbres, sans craindre d'être vu et entendu. En trois bonds, il eut traversé l'avenue de Saint-Cloud, pour se jeter dans le vaste massif qui s'étend entre cette avenue et l'allée de la Reine-Marguerite. Là, les taillis sont plus épais encore, ce sont les fourrés les plus profonds du Bois, toute une mer de verdure en été, où il aurait peut-être réussi à se perdre, à la saison des feuilles. Un instant même, il se retrouva seul, s'arrêta, écouta avec angoisse. Il ne voyait plus, n'entendait plus les gardes: les aurait-il dépistés? Un silence, une paix d'une douceur infinie tombaient des jeunes feuillages. Puis, le cri léger s'éleva, des branches craquèrent, et il continua sa course affolée, allant devant lui, fuyant pour fuir. Comme il atteignait l'allée de la Reine-Marguerite, il la trouva barrée, des agents étaient là, s'échelonnant. Il dut continuer à longer, à remonter l'allée, sans quitter les taillis. Mais il s'éloignait maintenant de Boulogne, il revenait sur ses pas. Et, confusément, dans sa pauvre tête qui se perdait, s'ébauchait une dernière chance de salut: galoper ainsi à couvert jusqu'aux ombrages de Madrid, pour tenter la chance de gagner ensuite le bord de l'eau, de bouquet d'arbres en bouquet d'arbres. C'était le seul chemin boisé qui pût mener à la Seine, car il ne fallait pas songer à s'y rendre en traversant les vastes plaines nues de l'Hippodrome et du Champ d'entraînement.

Il galopa, il galopa. Mais, arrivé à l'allée de Longchamp, il ne put la traverser, elle était gardée, elle aussi. Dès lors, abandonnant son projet de s'échapper par Madrid et la Seine, il fut forcé de faire un crochet, le long du pré Catelan. Sous la conduite des gardes, les agents se rapprochaient, il les sentait qui le cernaient d'une ligne de plus en plus étroite. Et ce fut bientôt la course furieuse, hagarde, hors d'haleine, sautant les buttes, dévalant par les pentes, au travers des obstacles sans cesse renaissants. Il franchissait des buissons épineux, il défonçait des treillages. Trois fois, il roula, les pieds pris dans les fils de fer des clôtures, qu'il n'avait point vus; et, tombé dans les orties, il se relevait, il n'en sentait pas la cuisante brûlure, reprenait sa course, comme éperonné, fouetté au sang. Ce fut alors que Guillaume et Pierre le virent passer, méconnaissable, effrayant, se jetant à l'eau boueuse du ruisseau, telle que la bête qui met un dernier rempart entre elle et les chiens. L'idée chimérique lui venait de l'île au milieu du lac, ainsi que d'un asile inviolable, s'il l'avait pu atteindre. Il rêvait de passer à la nage, sans que personne l'aperçût, de se terrer là, ignoré, désormais à l'abri de toute recherche. Il galopait, il galopait. Puis, des gardes encore lui firent rebrousser chemin, il fut obligé de remonter toujours, d'aller tourner au carrefour des lacs, ramené, rabattu vers les fortifications, d'où il était parti. Il était près de trois heures. Depuis plus de deux heures et demie, il galopait, il galopait.

Une allée sablée et mouvante pour les cavaliers se présenta. Il l'enfila à toutes jambes, pataugea dans cette terre détrempée par les dernières pluies. Ensuite, ce fut un petit chemin couvert, un de ces délicieux chemins d'amoureux, ombragés comme des berceaux, qu'il put suivre assez longtemps, à l'abri des regards, repris d'espoir. Mais il déboucha dans une de ces terribles avenues, larges et droites, où roulaient des bicyclettes, des équipages, le train mondain de l'après-midi doux et voilé. Et il rentra dans les fourrés, tomba de nouveau sur des gardes, acheva de perdre toute direction et même toute pensée, ne fut plus qu'une masse lancée, ballottée au gré de la poursuite qui le serrait, l'enveloppait de minute en minute. Rien n'existait plus que le besoin de galoper, de galoper sans cesse, toujours plus fort. Des étoiles de carrefours se succédaient, il traversa une grande pelouse, où la pleine lumière lui donna comme un éblouissement. Là, tout d'un coup, il avait senti le souffle ardent de la chasse sur sa nuque, des haleines voraces qui le mangeaient déjà. Des cris retentissaient, une main avait failli le saisir, une ruée de corps piétinaient, se bousculaient dans le vent de sa course. Et, par un suprême effort, il sauta, rampa, se redressa, se trouva de nouveau seul, parmi les jeunes et calmes verdures, galopant, galopant.

C'était la fin. Il faillit culbuter. Ses pieds brisés ne le portaient plus, ses oreilles saignaient, de l'écume lui souillait la bouche. Un grand souffle de tempête soulevait ses côtes, comme si les bonds de son cœur allaient les briser. Il ruisselait d'eau et de sueur, fangeux, hagard, dévoré de faim, vaincu plus encore par la faim que par la fatigue. Et, dans le brouillard qui peu à peu noyait ses yeux fous, il vit soudain la porte d'une remise ouverte, derrière une sorte de chalet, caché dans les arbres. Personne n'était là, qu'un gros chat blanc qui prit la fuite. Il s'y engouffra, alla rouler dans de la paille, parmi des tonneaux vides. Et il y était à peine enfoui, qu'il entendit galoper, galoper la chasse, les agents et les gardes lancés, perdant sa piste et dépassant le chalet, filant du côté des fortifications. Le bruit des gros souliers s'éteignit, un profond silence tomba. Il avait mis les deux mains sur son cœur pour en étouffer les battements, il tomba dans un anéantissement de mort, tandis que de grosses larmes coulaient de ses paupières closes.

Après un quart d'heure de repos, Pierre et Guillaume avaient repris leur promenade, gagnant le lac, allant passer au carrefour des Cascades, pour revenir vers Neuilly, en faisant le tour, par l'autre bord de l'eau. Mais une ondée tomba, les força de s'abriter sous les grosses branches encore nues d'un marronnier; et, la pluie devenant sérieuse, ils avisèrent, au fond d'un bouquet d'arbres, une sorte de chalet, un petit café-restaurant, où ils coururent se réfugier. Dans une allée voisine, ils avaient aperçu un fiacre arrêté, solitaire, dont le cocher, immobile, attendait philosophiquement sous la petite pluie d'été. Et, comme Pierre se hâtait, il eut l'étonnement de reconnaître devant lui, pressant également le pas, Gérard de Quinsac, qui se réfugiait là comme eux, surpris sans doute par l'averse pendant une promenade à pied. Puis, il crut s'être trompé, car il ne vit pas le jeune homme dans la salle. Cette salle, une sorte de véranda vitrée, garnie de quelques petites tables de marbre, était vide. En haut, au premier étage, quatre ou cinq cabinets ouvraient sur un couloir. Et rien ne bougeait, la maison sortait à peine de l'hiver, on y sentait la longue humidité des établissements que la disparition de la clientèle force à fermer de novembre à mars. Derrière, il y avait une écurie, une remise, des dépendances, envahies par la mousse, tout un coin charmant d'ailleurs, que les jardiniers et les peintres allaient remettre en état, pour les parties galantes et l'encombrement joyeux des beaux jours.

—Mais je crois que ce n'est pas ouvert, ici, dit Guillaume, en entrant dans le grand silence de la maison.

Pierre s'était assis devant une des petites tables.

—On nous permettra toujours bien d'y attendre que la pluie cesse.

Pourtant, un garçon parut. Il descendait du premier étage, il semblait fort affairé, fouillant un buffet pour réunir quelques petits gâteaux secs sur une assiette. Et il finit par servir aux deux frères des petits verres de chartreuse.

En haut, dans un des cabinets, la baronne Eve Duvillard, venue en fiacre, attendait Gérard depuis près d'une demi-heure. C'était là qu'ils avaient pris rendez-vous, la veille, à la vente de charité. Les souvenirs les plus doux devaient les y attendre; car, deux années auparavant, dans la lune de miel de leur liaison, ils s'y étaient délicieusement rencontrés, lorsqu'elle n'osait point encore aller chez lui et qu'ils avaient découvert ce nid caché, si désert, aux jours hésitants du printemps frileux. Et, certainement, en le choisissant pour ce rendez-vous suprême de leur passion finissante, elle n'avait pas cédé seulement à la crainte d'être surveillée, elle avait eu aussi l'idée poétique de retrouver là les premiers baisers, pour qu'ils fussent les derniers peut-être. Cela était si charmant, ce refuge, au milieu de ce grand bois aristocratique, à deux pas des larges allées où passait tout Paris! Son cœur d'amoureuse tendre en était touché jusqu'aux larmes, dans la désolation de l'amère fin qu'elle sentait venir.

Mais elle aurait voulu, comme aux anciens jours, un jeune soleil sur les jeunes feuillages. Ce ciel de cendre, cette pluie qui tombait encore, l'attristait d'un frisson. Et, lorsqu'elle entra dans le cabinet, elle ne le reconnut point, si terne, si froid, avec son divan fané, sa table et ses quatre chaises. L'hiver était resté là, une humidité fade, une odeur moisie de pièce sans air, longtemps close. Des lambeaux du papier de tenture s'étaient décollés, pendaient, lamentables. Des mouches mortes semaient le parquet, et le garçon, pour ouvrir les persiennes, dut se battre avec la crémone. Cependant, lorsqu'il eut allumé la petite cheminée à gaz, installée là pour ces sortes d'occasions, flambant et chauffant vite, la pièce s'égaya un peu, devint plus hospitalière.

Eve s'était assise sur une chaise, sans même relever l'épaisse voilette qui lui cachait le visage. Toute vêtue de noir, comme si elle eût porté déjà le deuil de son dernier amour, gantée de noir, elle ne montrait d'elle que ses cheveux blonds encore admirables, un casque d'or fauve, débordant de son petit chapeau noir. Et, grande et forte, la taille restée mince, la poitrine superbe, rien d'elle n'avouait la cinquantaine menaçante. Elle avait commandé deux tasses de thé, le garçon la retrouva voilée toujours, à la même place, sans un geste, lorsqu'il apporta le thé, avec une assiette de petits gâteaux secs qui devaient dater de l'autre saison. Puis, de nouveau, elle demeura seule, immobile, en une sorte de rêverie accablée. Si elle avait devancé le rendez-vous d'une demi-heure, voulant être là la première, c'était dans le désir de se calmer, pour ne point céder au coup de son désespoir. Surtout elle ne voulait point pleurer, car elle se jurait d'être digne, de causer posément, de s'expliquer en femme qui avait certainement des droits, mais qui tenait à n'invoquer que la raison. Et elle était contente de son courage, elle se croyait très calme, résignée presque, tandis que, seule encore, elle arrangeait la façon dont elle allait accueillir Gérard, pour le dissuader d'un mariage qu'elle regardait comme un malheur et comme une faute.

Elle tressaillit, se mit à trembler. Gérard entrait.

—Comment! chère amie, vous êtes la première? Moi qui me croyais de dix minutes en avance!... Et vous avez eu la peine de commander le thé, et vous m'attendez!

Il était fort gêné et frémissant lui-même, à l'idée de la désastreuse scène qu'il prévoyait. Très correct d'ailleurs, se forçant au sourire, voulant paraître tout à la joie galante de la retrouver là, comme au beau temps de leur liaison.

Mais elle, debout, la voilette levée enfin, le regardait, bégayait.

—Oui, j'ai été libre plus tôt... J'ai craint quelque empêchement... Alors, je suis venue...

Et, à le voir si beau, si affectueux encore, elle s'oublia, s'affola. Tous ses raisonnements, toutes ses belles résolutions furent emportés. C'était l'élan invincible, l'arrachement même de sa chair, à la pensée qu'elle l'aimait toujours, et qu'elle le garderait, et que jamais elle ne le donnerait à une autre. Eperdument, elle s'était jetée à son cou.

—Oh! Gérard, oh! Gérard... Je souffre trop, je ne peux pas, je ne peux pas... Dis-moi tout de suite que tu ne veux pas l'épouser, que tu ne l'épouseras jamais!

Sa voix s'étrangla, ses yeux ruisselèrent. Ah! ces larmes qu'elle s'était tant juré de ne point verser! Elles coulaient sans fin, elles débordaient de ses beaux yeux noyés, dans un flot d'abominable douleur.

—Ma fille, mon Dieu! tu épouserais ma fille!... Elle, avec toi! elle, dans tes bras, à cette place!... Non, non! c'est trop de torture, je ne veux pas, je ne veux pas!

Il restait glacé, devant ce cri d'affreuse jalousie, où la mère n'était plus qu'une femme, qu'enrageait la jeunesse d'une rivale, ces vingt-cinq ans qui ne pouvaient revenir. Lui-même, en se rendant au rendez-vous, avait pris les plus sages décisions, résolu à rompre loyalement, en homme bien élevé, avec toutes sortes de belles phrases consolantes. Mais il n'était point méchant, il avait un fond de faiblesse tendre, dans ses abandons d'oisif, sans force surtout contre les larmes des femmes. Il essaya de la calmer, il l'assit sur le divan, pour se débarrasser de son étreinte. Puis, se mettant près d'elle:

—Voyons, ma chère, soyez raisonnable. N'est-ce pas? nous sommes venus ici pour causer amicalement... Je vous assure que vous vous exagérez les choses.

Mais elle exigeait une certitude.

—Non, non! je souffre trop, j'ai besoin de savoir tout de suite... Jure-moi que tu ne l'épouseras pas, jamais, jamais!

Une fois encore, il tâcha d'éluder la réponse.

—Vous vous faites du mal, vous savez bien que je vous aime.

—Non, non! jure-moi que tu ne l'épouseras pas, jamais, jamais!

—Mais puisque c'est toi que j'aime, puisque je n'aime que toi!

Elle le reprit ardemment, le serra contre sa gorge, lui couvrit les yeux de baisers.

—C'est vrai, ça? tu m'aimes, tu n'aimes que moi?... Eh bien! prends-moi donc, baise-moi, que je te sente, que tu sois à moi, à moi toujours, jamais à l'autre!

Et Eve força Gérard aux caresses, se livra, dans un tel emportement, qu'il ne put rien lui refuser, grisé lui-même. Et, très lâchement alors, sans force désormais, il lui jura tout ce qu'elle voulut, il répéta à satiété qu'il n'aimait qu'elle et que jamais il n'épouserait sa fille. Il descendit jusqu'à prétendre que cette enfant infirme lui faisait pitié simplement. Sa bonté était son excuse. Et Eve buvait sur ses lèvres tout ce dédain apitoyé qu'il avait pour l'autre, toute la certitude d'être l'éternellement belle, la toujours désirée.

Puis, quand ce fut fini, tous deux restèrent assis sur le divan, muets et las. Un embarras les reprenait.

—Ah! dit-elle à voix basse, je te jure bien que je n'étais pourtant pas venue pour ça.

Le silence retomba, il voulut le rompre.

—Tu ne prends pas une tasse de thé? Il est déjà presque froid.

Mais elle ne l'écoutait pas. Et, comme si rien ne s'était passé, comme si l'inévitable explication commençait seulement, elle parla, l'air brisé, avec une infinie douceur de désolation.

—Voyons, mon Gérard, tu ne peux pas épouser ma fille. D'abord, ce serait une chose très vilaine, presque un inceste. Et puis, il y a ton nom, ta situation... Pardonne-moi d'être si franche, mais enfin tout le monde dirait que tu te vends, ce serait un scandale pour les tiens et pour nous.

Elle lui avait pris les mains, sans colère désormais, telle qu'une mère qui cherche de bonnes raisons pour empêcher son grand fils de commettre quelque exécrable faute. Et lui, la tête basse, évitant de la regarder, écoutait.

—Songe un peu à l'opinion, mon Gérard. Va, je ne m'illusionne pas, je sais qu'entre ton monde et le nôtre il y a un abîme. Nous avons beau être riches, l'argent élargit le fossé. Et j'ai eu beau me convertir, ma fille reste la fille de la Juive... Ah! mon Gérard, je suis si fière de toi, cela me serait un tel crève-cœur de te voir diminué et comme sali par ce mariage d'argent, avec une enfant infirme qui n'est pas digne de toi, que tu ne peux aimer!

Il leva les yeux, la regarda, mal à l'aise, suppliant, voulant échapper à cette conversation si pénible.

—Mais puisque je t'ai juré que je n'aimais que toi, puisque je t'ai juré que je ne l'épouserais jamais! C'est fini, ne nous torturons pas davantage.

Leurs regards restèrent un instant l'un dans l'autre, avec tout ce qu'ils ne disaient pas, leur lassitude, leur misère. Et les paupières d'Eve, les tristes paupières rougies, dans son visage marbré, vieilli tout d'un coup, se gonflèrent de larmes qui se mirent à ruisseler sur ses joues tremblantes. Elle pleurait de nouveau sans fin, mais si doucement.

—Mon pauvre Gérard, mon pauvre Gérard... Ah! me voici lourde à tes bras maintenant. Ne dis pas non, je sens bien que je suis une charge intolérable, que je barre ta vie, que je vais achever de faire ton malheur, en m'obstinant à te garder pour moi.

Il voulut se débattre, elle le fit taire.

—Non, non, c'est bien fini entre nous... Je deviens laide, c'est fini... Et puis, avec moi, c'est ton avenir muré. Je ne puis t'être d'aucun secours, tu me donnes tout en te donnant, et je ne te rends rien... Voilà pourtant le moment venu de te créer une position. Tu ne peux, à ton âge, vivre sans certitude, sans foyer, et ce serait si lâche à moi d'être l'obstacle, de t'empêcher de faire une fin heureuse, en m'accrochant, en te noyant avec moi, en désespérée.

Elle continua, le regard toujours sur lui, ne le voyant plus qu'au travers de ses larmes. Comme sa mère, elle le savait si faible, si maladif même, derrière sa façade de bel homme, qu'elle aussi rêvait de lui assurer une existence calme, un coin de félicité certaine où il pourrait vieillir à l'abri du sort. Elle l'aimait tant, sa réelle bonté d'amoureuse tendre ne pouvait-elle se hausser au renoncement, au sacrifice? Même, dans son égoïsme de femme belle et adorée, elle trouvait des raisons de songer à la retraite, de ne point gâter la fin de son automne par des drames qui la brisaient. Et elle disait ces choses, elle le traitait en enfant dont elle voulait faire le bonheur, au prix du sien, tandis que, maintenant, les yeux de nouveau baissés, il l'écoutait immobile, sans protester davantage, heureux de lui laisser arranger son existence, telle qu'elle la désirait.

—C'est bien certain, poursuivit-elle, en finissant par plaider les raisons en faveur de l'abominable mariage, Camille t'apporterait tout ce que je te souhaite, tout ce que je rêve pour toi. Avec elle, grâce aux conditions que je n'ai pas besoin de dire, c'est la vie fortunée, assurée... Quant au reste, mon Dieu! il y a tant d'exemples! Ce n'est pas que je veuille excuser notre faute, mais j'en citerais vingt, des maisons où il s'est passé des choses pires... Et puis, va, j'avais tort, lorsque je disais que l'argent creusait un abîme. Il rapproche au contraire, il fait tout pardonner, tu n'aurais autour de toi que des jalousies, émerveillées de ta chance, et pas un blâme.

Gérard se leva, parut une dernière fois se révolter.

—Voyons, ce n'est pas toi, à présent, qui vas me forcer à épouser ta fille?

—Ah! grand Dieu, non!... Mais je suis raisonnable, je dis ce que je dois te dire. Tu réfléchiras.

—C'est tout réfléchi... Je t'ai aimée et je t'aime. Le reste est impossible.

Elle eut un divin sourire, elle vint le reprendre entre ses bras, debout tous les deux, unis une fois encore dans cette étreinte.

—Que tu es bon et gentil, mon Gérard! Si tu savais comme je t'aime, comme je t'aimerai toujours, malgré tout!

Et ses larmes revinrent, et lui-même pleura. Ils étaient de bonne foi l'un et l'autre, dans leur naturelle tendresse, reculant le dénouement pénible, voulant espérer encore du bonheur. Mais ils le sentaient bien, le mariage était fait. Il n'y avait plus là que des pleurs et des mots, la vie marchait quand même, l'inévitable s'accomplirait. L'idée qui les attendrissait à ce point, devait être que c'était leur dernière étreinte, leur dernier rendez-vous, car ce serait si vilain, de se revoir, après ce qu'ils savaient, ce qu'ils s'étaient dit. Pourtant, ils voulaient garder l'illusion qu'ils ne rompaient pas, qu'ils retrouveraient peut-être un jour le goût de leurs lèvres. Et la fin de tout pleurait en eux.

Puis, quand ils se furent séparés, ils revirent l'étroit cabinet, avec son divan fané, ses quatre chaises et sa table. La petite cheminée à gaz sifflait, on étouffait maintenant, dans une humidité lourde et chaude.

—Alors, reprit-il, tu ne prends pas une tasse de thé?

Elle était devant la glace, en train d'arranger ses cheveux.

—Ma foi! non, il est épouvantable, ici.

Et la tristesse des choses la pénétrait, l'angoissait, à cette minute du départ, elle qui avait cru trouver là un si délicieux souvenir, lorsque des bruits de pas, des voix grosses, tout un brusque tumulte acheva de la bouleverser. On courait dans le couloir, on frappait aux portes. De la fenêtre, où elle se précipita, elle aperçut des agents qui cernaient le restaurant. Les plus folles idées l'assaillirent, sa fille qui l'avait fait suivre, son mari qui voulait divorcer pour épouser Silviane. C'était le scandale affreux, l'écroulement de tous les projets. Elle attendait toute blanche, éperdue, tandis que lui, pâle comme elle, frémissant, la suppliait de se calmer, de ne pas crier surtout. Mais, lorsque de grands coups ébranlèrent la porte, et que le commissaire de police se nomma, il fallut bien ouvrir. Ah! quelle minute! et quel effarement, et quelle honte!

En bas, Pierre et Guillaume avaient attendu pendant près d'une heure que la pluie cessât. Ils causaient à demi-voix, dans un coin de la petite salle vitrée, envahis par la douceur triste de cette grise journée de fête, discutant, prenant enfin un parti sur le douloureux cas de Nicolas Barthès. Et ils s'étaient arrêtés à l'idée de faire venir dîner, le lendemain soir, Théophile Morin, le vieil ami de l'éternel prisonnier, pour annoncer à celui-ci le nouvel exil qui le frappait.

—C'est le plus sage, répéta Guillaume. Morin, qui l'aime beaucoup, prendra toutes les précautions voulues et l'accompagnera sans doute jusqu'à la frontière.

Pierre, mélancoliquement, regardait tomber la pluie fine.

—Encore le départ, encore la terre étrangère, quand ce n'est pas le cachot! Ah! le pauvre être sans joie, traqué toute sa vie, ayant donné sa vie entière à son idéal de liberté qui se démode, dont on plaisante, et qu'il voit crouler avec lui!

Mais, de nouveau, des agents, des gardes, parurent, rôdèrent autour du restaurant. Sans doute, ayant compris qu'ils avaient perdu la piste, ils revenaient avec l'idée que l'homme devait s'être, au passage, terré dans ce chalet. Et, savamment, ils le cernaient, prenaient des précautions, avant de procéder à des fouilles minutieuses, pour être certains, cette fois, que le gibier ne leur échapperait pas. Les deux frères, lorsqu'ils se furent aperçus de cette manœuvre, se sentirent envahis d'une crainte sourde. C'était la battue de tout à l'heure, ils avaient bien vu l'homme fuir; mais, pourtant, qui leur disait qu'on n'allait pas les forcer à établir leur identité, puisqu'ils s'étaient jetés si fâcheusement dans ce coup de filet? D'un regard, ils se consultèrent, eurent un instant la pensée de partir sous l'averse. Puis, ils comprirent que cela ne pouvait que les compromettre davantage. Et ils attendirent, d'autant plus que l'arrivée de deux nouveaux clients vint faire diversion.

Une victoria, dont la capote était baissée, et le tablier, relevé, s'arrêtait devant la porte. Il en descendit d'abord un jeune homme, l'air correct et ennuyé, puis une jeune femme qui riait aux éclats, très amusée par cette pluie incessante. Ils discutaient ensemble, elle regrettait, en manière de plaisanterie, de n'être pas venue à bicyclette, tandis que lui trouvait inepte cette promenade sous un déluge.

—Enfin, mon cher, il fallait bien aller quelque part. Pourquoi n'avez-vous pas voulu me mener voir passer les masques?

—Oh! les masques, ma chère! Non, non, autant le Bois, autant le fond du lac!

Et, comme ils entraient, Pierre reconnut la petite princesse Rosemonde, dans la jeune femme que la pluie rendait si gaie, et le bel Hyacinthe Duvillard, dans le jeune homme qui déclarait la mi-carême odieuse, le Bois infect, la bicyclette inesthétique. La nuit précédente, après la tasse de thé offerte, elle l'avait gardé, elle avait voulu contenter son caprice, en le violentant presque comme on violente une femme. Mais, bien qu'ayant consenti à se mettre au lit près d'elle, il s'était refusé à toute laideur et à toute bassesse, malgré les coups qu'elle avait fini par lui donner, s'exaspérant jusqu'à le mordre. Ah! l'horreur, la vilenie de ce geste, la répugnante grossièreté de l'enfant qui pouvait en naître! Ça, quant à l'enfant, il avait raison, elle n'en désirait point. Alors, il avait parlé du geste des âmes qui s'accouplent cérébralement. Elle ne disait pas non, consentait à essayer; mais comment faire? Et, comme ils reparlaient de la Norvège, ils avaient décidé, d'accord enfin, qu'ils partiraient le lundi pour Christiania, un voyage de noces, l'idée qu'ils iraient là-bas consommer l'intellectualité de leur union. Leur seul regret était qu'on ne fût plus au gros de l'hiver, car la froide, la blanche, la chaste neige n'était-elle pas la seule couche possible pour de telles épousailles?

Dès que le garçon leur eut servi des petits verres de bourgeoise anisette, à défaut de kummel, Hyacinthe, qui venait de reconnaître Pierre et son frère Guillaume, dont il avait eu les fils pour condisciples à Condorcet, se pencha, nomma ce dernier à l'oreille de Rosemonde. Tout de suite, celle-ci se leva, dans une brusque exaltation d'enthousiasme.

—Guillaume Froment! Guillaume Froment, le grand chimiste!

Et, s'avançant, le bras tendu:

—Ah! monsieur, vous me pardonnerez cette inconvenance. Mais il faut absolument que je vous serre la main... Je vous admire tant! vous avez fait sur les explosifs de si merveilleux travaux!

Puis, elle se mit à rire comme une gamine, en voyant l'étonnement du chimiste.

—Je suis la princesse de Harth. Monsieur l'abbé, votre frère, me connaît, et j'aurais dû me faire présenter par lui... D'ailleurs, nous avons, vous et moi, des amis communs, le très distingué Janzen, qui devait me mener chez vous, à titre d'élève bien modeste. J'ai fait de la chimie, oh! par zèle pour la vérité et en faveur des bonnes causes, pas davantage... N'est-ce pas? maître, que vous me permettez d'aller frapper à votre porte, dès que je serai de retour de Christiania, où je vais, avec mon jeune ami, faire un voyage de simple émotion et de recherches, dans l'ordre des sentiments inéprouvés.

Et elle continua, et il fut impossible aux autres de placer un mot. Elle mêlait tout: son goût d'internationalisme, qui l'avait jetée un moment aux bras de Janzen, dans le monde anarchiste, parmi les pires aventuriers du parti; sa nouvelle passion des petites chapelles mystiques et symboliques, la revanche de l'idéal sur le réalisme grossier, la poésie des esthètes qui lui faisait rêver un spasme ignoré sous le baiser de glace du bel Hyacinthe.

Tout d'un coup, elle s'arrêta, se remit à rire.

—Tiens! qu'est-ce qu'ils ont donc, ces agents, à fouiller ici? Est-ce que c'est nous qu'on vient arrêter?... Oh! que ce serait drôle!

En effet, le commissaire de police Dupot et l'agent Mondésir se décidaient à entrer sous la véranda, pour visiter le restaurant, après les recherches vaines que leurs hommes venaient de faire dans l'écurie et dans la remise. Leur conviction était absolue, l'homme ne pouvait être que là. Dupot, un petit monsieur maigre, très chauve, très myope, portant des lunettes, avait son air d'ennui et de lassitude habituel, au fond très éveillé et d'un courage indomptable. Lui n'avait pas d'arme; mais, comme il s'attendait aux pires violences, à une défense furieuse de loup forcé, il venait de conseiller à Mondésir d'armer son revolver et de le tenir prêt dans sa poche. Pourtant, Mondésir, râblé et carré comme un dogue, qui flairait de son nez camard, dut le laisser passer le premier, par respect hiérarchique.

D'un vif coup d'œil, derrière ses lunettes, le commissaire avait dévisagé les quatre consommateurs, ce prêtre, cette femme, puis les deux autres, des gens quelconques. Et, les dédaignant, il voulait tout de suite monter au premier étage, lorsque le garçon, épouvanté par cette brusque invasion de la police, perdit la tête, bégaya:

—C'est qu'il y a, là-haut, un monsieur et une dame, dans un cabinet.

Dupot l'écarta tranquillement.

—Un monsieur et une dame, ce n'est pas ce que nous cherchons... Allons, vite! ouvrez toutes les portes, il faut que pas une porte d'armoire ne reste fermée.

Puis, en haut, ils visitèrent toutes les pièces, tous les recoins, et il n'y eut que le cabinet où se trouvaient Eve et Gérard, que le garçon ne put ouvrir, parce que le verrou était mis à l'intérieur.

—Ouvrez donc, cria le garçon dans la serrure, ce n'est pas pour vous.

Enfin, le verrou fut tiré, et Dupot, qui ne se permit pas même un sourire, laissa descendre la dame et le monsieur, tremblants et blêmes, tandis que Mondésir entrait regarder sous la table, derrière le divan, au fond d'un petit placard, par acquit de conscience.

En bas, lorsque Eve et Gérard durent traverser la véranda, ils eurent la nouvelle émotion de trouver des curieux, ces gens de leur connaissance, réunis là par le plus imprévu des hasards. Elle avait beau avoir le visage caché sous son épaisse voilette, elle rencontra le regard de son fils, elle sentit qu'il la reconnaissait. Quelle fatalité! lui, si bavard, qui disait tout à sa sœur, dans le servage épouvanté où elle le tenait! Et, comme ils fuyaient, comme le comte, désespéré du scandale, la reconduisait à son fiacre, sous la pluie battante, ils entendirent nettement la petite princesse Rosemonde, très amusée, qui s'écriait:

—Mais c'est monsieur le comte de Quinsac!... Et la dame, dites, la dame, qui est-ce?

Hyacinthe, un peu pâle, ne répondant pas, elle insista.

—Voyons, vous devez la connaître, la dame. Dites-moi qui c'est.

—Ce n'est personne, finit-il par répondre. Quelque femme.

Pierre avait compris, gêné devant tant de honte et de souffrance, détournant les yeux, regardant Guillaume. Et, tout d'un coup, la scène changea, au moment où le commissaire Dupot et l'agent Mondésir redescendaient, sans avoir trouvé l'homme. Des cris retentirent au dehors, il y eut un bruit de course et de bousculade. Puis, le chef de la Sûreté Gascogne, qui était resté dans les dépendances du restaurant, à continuer les fouilles, parut, poussant devant lui un paquet sans nom de guenilles et de boue, que tenaient deux agents. C'était l'homme, la bête traquée, violentée et prise enfin, qu'on venait de découvrir au fond de la remise, dans un tonneau, sous du foin.

Ah! quel hallali de victoire, après ces deux grandes heures de course, après cette enragée battue qui avait essoufflé les poitrines et brisé les jambes! La chasse à l'homme, la plus passionnante et la plus sauvage! On tenait l'homme, on le poussait, on le traînait, on le bourrait de coups. Et lui, l'homme, était le plus lamentable des gibiers, une épave, hâve et terreux d'avoir passé la nuit dans un trou de feuilles, trempé encore jusqu'à la taille de s'être jeté au travers d'un ruisseau, battu par la pluie, couvert de fange, ses pauvres vêtements en lambeaux, sa casquette à l'état de loque, les jambes et les mains en sang de son terrible galop parmi les taillis obstrués d'orties et de ronces. Il n'avait plus visage humain, les cheveux collés aux tempes, les yeux saignants hors des orbites, la face entière ravagée, contractée en un masque effroyable d'effroi, de colère et de souffrance. C'était la bête, c'était l'homme, et on le poussa encore, et il tomba sur une des tables du petit café, assis, tenu par les rudes poings qui le secouaient.

Alors, Guillaume eut un saisissement, dont le frisson le glaça. Il saisit la main de Pierre, qui, voyant, comprenant, frémit à son tour. Salvat, ô justice! l'homme était Salvat! C'était Salvat qu'ils avaient vu galoper par le Bois comme un sanglier que force une meute! C'était Salvat qui était là, ce paquet immonde, ce vaincu de misère et de révolte! Et Pierre, dans son angoisse, eut une fois encore la vision brusque du petit trottin, là-bas, sous le porche de l'hôtel Duvillard, l'enfant blonde et jolie, dont la bombe avait ouvert le ventre.

Dupot et Mondésir, vivement, triomphaient avec Gascogne. L'homme, pourtant, n'avait opposé aucune résistance, s'était laissé prendre, d'une douceur de mouton. Et, depuis qu'il était là, si rudement tenu en respect, il ne jetait autour de lui que des regards las, d'une infinie tristesse.

Il parla, et ce fut sa première parole, la voix rauque et basse:

—J'ai faim.

Il se mourait de faim et de fatigue, il n'avait bu qu'un verre de bière, la veille au soir, après deux jours de jeune déjà.

—Donnez-lui un morceau de pain, dit le commissaire Dupot au garçon. Il le mangera pendant qu'on ira chercher un fiacre.

Un agent partit à la recherche d'une voiture. La pluie venait de cesser, on entendit le grelot clair d'une bicyclette, des équipages reparurent, le Bois reprenait sa vie mondaine, au loin, dans les larges allées que dorait un pâle rayon de soleil.

Mais l'homme s'était jeté goulûment sur le morceau de pain; et, tandis qu'il le dévorait, d'un air éperdu de satisfaction animale, ses regards rencontrèrent les quatre consommateurs qui étaient là. Hyacinthe et Rosemonde parurent l'irriter, avec leur mine inquiète et ravie d'assister de la sorte à l'arrestation de ce misérable, qu'ils prenaient pour un bandit quelconque. Puis, ses tristes yeux sanglants vacillèrent. Ils venaient d'avoir la surprise de reconnaître Pierre et Guillaume. Et ils n'exprimèrent plus, fixés sur ce dernier, que l'affection soumise d'un bon chien reconnaissant, la promesse renouvelée d'un inviolable silence.

De nouveau, il parla, comme s'il s'adressait, en homme de courage, à celui qu'il ne regardait plus, à d'autres aussi, aux compagnons qui n'étaient point là.

—C'est bête d'avoir couru... Je ne sais pas pourquoi j'ai couru... Ah! que ça finisse, je suis prêt.

V

Le lendemain matin, en lisant les journaux, Guillaume et Pierre furent très surpris de voir que l'arrestation de Salvat n'y faisait pas le gros bruit qu'ils attendaient. A peine y trouvèrent-ils une petite note, perdue parmi les faits divers, disant qu'à la suite d'une battue, au Bois de Boulogne, la police venait de mettre la main sur un homme, un anarchiste, qu'on croyait compromis dans les derniers attentats. Et les journaux entiers étaient pleins du terrible vacarme, soulevé par les délations nouvelles de Sanier, dans la Voix du Peuple, un extraordinaire flot d'articles sur l'affaire des Chemins de fer africains, des renseignements et des appréciations de toutes sortes, au sujet de la grande séance qu'on prévoyait à la Chambre, ce jour-là, si le député socialiste Mège reprenait son interpellation, ainsi qu'il l'avait formellement annoncé.

Guillaume était décidé, depuis la veille, à rentrer chez lui, à Montmartre, puisque sa blessure se cicatrisait et qu'aucune menace, désormais, ne semblait devoir l'y atteindre, ni dans ses projets, ni dans ses travaux. La police avait passé près de lui sans paraître même soupçonner sa responsabilité possible. D'autre part, Salvat ne parlerait certainement pas. Mais Pierre supplia son frère d'attendre deux ou trois jours encore, jusqu'aux premiers interrogatoires de celui-ci, lorsqu'on verrait tout à fait clair dans la situation. La veille, pendant sa longue attente chez le ministre, il avait surpris d'obscures choses, entendu de vagues paroles, toute une sourde liaison entre l'attentat et la crise parlementaire, qui lui faisait désirer que cette dernière fût complètement vidée, avant que Guillaume reprît son existence habituelle.

—Ecoute, lui dit-il, je vais passer chez Morin, pour le prier de venir dîner, car il faut absolument que Barthès soit averti ce soir du nouveau coup qui le frappe... Puis, j'irai jusqu'à la Chambre, je veux savoir. Ensuite, je te laisserai partir.

Dès une heure et demie, Pierre arrivait au Palais-Bourbon. Et, comme il songeait que Fonsègue le ferait entrer sans doute, il rencontra, dans le vestibule, le général de Bozonnet, qui avait justement deux cartes, un ami à lui n'ayant pu venir, au dernier moment. La curiosité était énorme, on annonçait dans Paris une séance passionnante, on se disputait âprement les cartes depuis la veille. Jamais Pierre ne serait entré, si le général ne l'avait pris avec lui, en homme aimable, heureux aussi d'avoir un compagnon pour causer, car il expliquait qu'il venait passer simplement là son après-midi, comme il l'aurait tué à tout autre spectacle, au concert ou dans une vente de charité. Il y venait aussi pour s'indigner, pour se repaître de la honteuse bassesse du parlementarisme, dans son mécontentement d'ancien légitimiste devenu bonapartiste, doublement fini.

En haut, Pierre et le général purent se glisser au premier banc de la tribune. Ils y trouvèrent le petit Massot, qui les fit asseoir à sa droite et à sa gauche, en s'amincissant encore. Il connaissait tout le monde.

—Ah! vous avez eu la curiosité d'assister à ça, mon général. Et vous, monsieur l'abbé, vous êtes venu vous exercer à la tolérance et au pardon des injures... Moi, je suis un curieux par métier, vous voyez un homme qui a besoin d'un sujet d'article; et, comme il n'y avait plus que de mauvaises places, dans la tribune de la presse, j'ai réussi à m'installer commodément ici... Une belle séance à coup sûr. Regardez, regardez cet entassement de monde, à droite, à gauche, partout!

En effet, les tribunes étroites, mal agencées, débordaient de têtes. Beaucoup de femmes, des hommes de tout âge, s'y écrasaient en une masse confuse, où l'on ne distinguait que la rondeur pâle des visages. Mais le spectacle était en bas, dans la salle des séances encore vide, pareille, avec ses rangées de banquettes en demi-cercle, à une de ces salles de théâtre qui s'emplissent très lentement, un jour de première représentation. Sous le jour froid qui tombait du plafond vitré, la tribune luisante et grave attendait, tandis que, derrière et plus haut, occupant tout le mur du fond, le bureau avec ses tables, ses sièges, son fauteuil présidentiel, restait également désert, peuplé seulement de deux garçons de bureau, en train de changer les plumes et de visiter les encriers.

—Les femmes, reprit Massot en riant, viennent ici comme elles vont dans les ménageries, avec le secret espoir que les fauves se mangeront... Et vous avez lu l'article de la Voix du Peuple, ce matin? Il est étonnant, Sanier! Quand il n'y a plus d'ordures, il en trouve encore. Il ajoute à la boue, il crache et souille le cloaque. Si le fond est vrai, il s'arrange pour mentir quand même, dans la monstrueuse végétation de ses commentaires. Chaque jour, il faut qu'il renchérisse, qu'il serve le nouveau poison à ses lecteurs, pour que le tirage de son journal monte... Et, naturellement, ça secoue le public, c'est grâce à lui que tout ce public est ici, les nerfs détraqués, dans l'attente de quelque sale spectacle.

Puis, il s'égaya de nouveau, en demandant à Pierre s'il avait lu, dans le Globe, un article non signé, très digne et très perfide, sommant Barroux de donner en toute franchise, sur l'affaire des Chemins de fer africains, les explications que le pays attendait. Jusque-là, le journal avait soutenu hautement le président du Conseil; et l'on sentait, dans l'article, un commencement d'abandon, le brusque froid qui précède les ruptures. Pierre dit que cet article l'avait beaucoup surpris, car il croyait la fortune de Fonsègue liée à celle de Barroux, par une entière communauté de vues et par des liens très anciens d'amitié.

Massot riait toujours.

—Sans doute, sans doute, le cœur du patron a dû saigner. L'article a été très remarqué et il va faire un mal considérable au ministère. Mais, que voulez-vous? le patron sait mieux que personne la ligne de conduite à tenir pour sauver la situation du journal et la sienne.

Alors, il dit l'émotion, la confusion extraordinaire qui régnaient parmi les députés, dans les couloirs, où il était allé faire un tour, avant de monter s'assurer une place. La Chambre, qui ne s'était pas réunie depuis deux jours, rentrait sur cet énorme scandale, pareil aux incendies près de s'éteindre, se rallumant et dévorant tout. Les chiffres de la liste de Sanier circulaient: deux cent mille à Barroux, quatre-vingt mille à Monferrand, cinquante à Fonsègue, dix à Dutheil, trois à Chaigneux, et tant à celui-ci, et tant à cet autre, l'interminable délation; cela, au milieu des histoires les plus extraordinaires, des commérages, des calomnies, un incroyable mélange de vérités et de mensonges, dans lequel il devenait impossible de se reconnaître. Sous le vent de terreur qui soufflait, parmi les visages blêmes, les lèvres tremblantes, d'autres passaient congestionnés, éclatants de sauvage joie, avec des rires de victoire prochaine. Car, en somme, sous les grandes indignations de commande, les appels à la propreté, à la moralité parlementaire, il n'y avait toujours là qu'une question de personnes, celle de savoir si le ministère serait renversé et quel serait le nouveau cabinet. Barroux semblait bien malade; mais qui pouvait prévoir la part de l'inattendu, dans une telle bagarre? On annonçait que Mège allait être d'une violence extrême. Barroux répondrait, et ses amis disaient sa colère, sa volonté de faire la clarté complète, décisive. Sans doute Monferrand prendrait ensuite la parole. Quant à Vignon, malgré son allégresse contenue, il affectait de se tenir à l'écart; et on l'avait vu aller de l'un à l'autre de ses partisans, pour leur conseiller le calme, le coup d'œil clair et froid qui décide du triomphe, dans les batailles. Jamais cuve de sorcière, débordante de plus de drogues et de plus abominables choses sans nom, n'avait bouilli sur un pareil feu d'enfer.

—Du diable si l'on sait ce qui va sortir de tout ça! conclut Massot. Ah! la sale cuisine! Vous allez voir.

Mais le général de Bozonnet s'attendait aux pires catastrophes. Encore si l'on avait eu une armée, on aurait pu balayer, un beau matin, cette poignée de parlementaires vendus, qui mangeaient et pourrissaient le pays. La fin de tout, pour lui, était que la nation en armes n'était pas une armée. Et il enfourcha le sujet favori de ses amères doléances, depuis qu'on l'avait mis à la retraite, en homme d'un autre régime que le présent bouleversait.

—Puisque vous cherchez un sujet d'article, dit-il à Massot, le voilà, votre sujet!... La France, qui a plus d'un million de soldats, n'a pas une armée. Je vous donnerai des notes, vous direz enfin la vérité.

Tout de suite, il s'empara du journaliste, il le catéchisa. La guerre devait être une affaire de caste, des chefs de droit divin conduisant aux combats des mercenaires, des gens payés ou choisis. La démocratiser, c'était la tuer; et il la regrettait, en héros qui la considérait comme la seule noble occupation. Du moment que tout le monde se trouvait forcé de se battre, personne ne voulait plus se battre. Voilà pourquoi le service obligatoire, la nation en armes, amènerait certainement la fin de la guerre, dans un temps plus ou moins long. Si, depuis 1870, on ne s'était pas battu, cela venait justement de ce que tout le monde était prêt à se battre. Et l'on hésitait, maintenant, à jeter un peuple contre un autre, en songeant à l'effroyable écrasement, à la désastreuse dépense d'argent et de sang. Aussi l'Europe, changée en un immense camp retranché, l'emplissait-elle de colère et de dégoût, comme si la certitude que tous avaient de s'exterminer dès la première bataille, lui gâtait le plaisir qu'on avait autrefois à se battre ainsi qu'on chassait, par l'imprévu des monts et des bois.

—Mais, dit doucement Pierre, ce n'est pas un grand mal, si la guerre disparaît.

Le général s'irrita d'abord.

—Ah bien! vous aurez de jolis peuples, si l'on ne se bat plus!

Puis, il voulut se montrer pratique.

—Remarquez que la guerre n'a jamais coûté autant d'argent que depuis le temps où elle n'est plus possible. Notre paix défensive, nos nations en armes ruinent les Etats, simplement. Si ce n'est pas la défaite, c'est la banqueroute certaine... En tout cas, l'état militaire est un état perdu, où il n'y a plus rien à faire. La foi s'en va, on le désertera peu à peu, comme on déserte l'état religieux.

Et il eut un geste de désolation, la malédiction du soldat d'autrefois à ce parlement, à cette Chambre républicaine, comme s'il l'accusait des jours qui devaient venir, où le soldat ne serait plus que le citoyen.

Le petit Massot hochait la tête, trouvant sans doute le sujet d'article trop sérieux pour lui. Il coupa court, en disant:

—Tiens! monseigneur Martha est dans la tribune diplomatique, avec l'ambassadeur d'Espagne... Vous savez qu'on dément sa candidature dans le Morbihan. Il est bien trop fin pour vouloir se compromettre à être député, lorsqu'il tient les ficelles qui font mouvoir ici la plupart des catholiques ralliés au gouvernement républicain.

Pierre, en effet, venait d'apercevoir le visage souriant et discret de monseigneur Martha, qui s'était montré charmant pour lui, la veille, dans l'antichambre du ministre. Dès lors, il lui sembla que cet évêque prenait là une importance considérable, si modeste que voulût paraître son attitude. Il le sentait puissant et agissant, bien qu'il ne bougeât pas, qu'il se contentât de regarder, en simple curieux amusé par le spectacle. Et il revenait toujours à lui, comme s'il s'attendait à le voir tout d'un coup diriger l'action, commander aux hommes et aux choses.

—Ah! dit encore Massot, voici Mège... La séance va commencer.

Peu à peu, la salle, en bas, se remplissait. Des députés apparaissaient aux portes, descendaient par les étroits passages. La plupart restaient debout, causant avec animation, apportant l'intense fièvre des couloirs. D'autres, assis déjà, la face grise, accablée, levaient les yeux vers le plafond, où blanchissait le vitrage en demi-lune. Le nuageux après-midi devait se gâter encore, la lumière s'était faite livide, dans cette salle pompeuse et morne, aux lourdes colonnes, aux froides statues allégoriques, que la nudité des marbres et des boiseries rendait sévère, égayée seulement par le velours rouge des banquettes et des tribunes.

Alors, Massot nomma chaque député important qui entrait. Mège, arrêté par un autre membre du petit groupe socialiste, gesticulait, s'entraînait. Puis, ce fut Vignon, entouré de quelques amis, affectant un calme souriant, qui descendit les gradins pour gagner sa place. Mais les tribunes attendaient surtout les députés compromis, ceux dont le nom se trouvait sur la liste de Sanier; et ceux-là étaient intéressants à étudier, les uns jouant une entière liberté d'esprit, gais et gamins, les autres s'étant fait au contraire une attitude grave, indignée. Chaigneux se montra vacillant, hésitant, comme plié sous le poids d'une affreuse injustice. Dutheil, au contraire, avait retrouvé sa jolie insouciance, d'une sérénité parfaite, si ce n'était que par instants un tic nerveux tirait sa bouche, dans une inquiétante grimace. Et le plus admiré, ce fut encore Fonsègue, redevenu si maître de lui, la face si nette, l'œil si clair, que tous ses collègues et tout le public qui le dévisageaient, auraient juré de sa complète innocence, tant il avait la tête d'un honnête homme.

—Ah! ce patron, murmura Massot enthousiasmé, il n'y a que lui!... Attention! Voici les ministres. Et surtout ne perdez pas la rencontre de Barroux et de Fonsègue, après l'article de ce matin.

Le hasard venait de faire que Barroux, la tête haute, très pâle et presque provocant, avait dû, pour gagner le banc des ministres, passer devant Fonsègue. Il ne lui parla pas, le regarda fixement, en homme qui a senti l'abandon, la sourde blessure d'un traître. Quant à Fonsègue, très à l'aise, il continua de donner des poignées de main, comme s'il ne s'apercevait même point de ce lourd regard pesant sur lui. D'ailleurs, il affecta de ne pas voir davantage Monferrand, qui marchait derrière Barroux, l'allure bonhomme, ayant l'air de ne rien savoir, de venir paisiblement là, ainsi qu'à une séance ordinaire. Dès qu'il fut à sa place, il leva les yeux, sourit à monseigneur Martha, qui inclinait légèrement la tête. Puis, maître de lui et des autres, heureux des choses qui marchaient bien, telles qu'il les avait voulues, il se mit à se frotter les mains doucement, en un geste familier.

—Quel est donc, demanda Pierre à Massot, ce monsieur gris et triste, assis au banc des ministres?

—Eh! c'est l'excellent Taboureau, l'homme sans prestige, le ministre de l'Instruction publique. Vous ne connaissez que lui; seulement, on ne le reconnaît jamais: il a l'air d'un vieux sou effacé par l'usage... Encore un qui ne doit pas porter le patron dans son cœur, car le Globe de ce matin contenait un article d'autant plus terrible, qu'il était plus mesuré, sur sa parfaite incapacité en tout ce qui concerne les Beaux-Arts. Je serais surpris s'il s'en relevait.

Mais un roulement assourdi de tambours annonça l'arrivée du président et du bureau. Une porte s'ouvrit, un petit cortège défila, pendant qu'un brouhaha confus, des appels, des piétinements, emplissaient l'hémicycle. Le président était debout, il donna un coup de sonnette prolongé, il déclara que la séance était ouverte. Et le silence ne se fit guère, pendant qu'un secrétaire, un grand garçon long et noir, lisait d'une voix aigre le procès-verbal. Ensuite, après l'adoption, des lettres d'excuses furent lues, un petit projet de loi fut même expédié par un vote rapide, à mains levées. Puis, la grosse affaire, l'interpellation de Mège vint enfin, au milieu du frémissement de la salle et de la curiosité passionnée des tribunes. Le gouvernement ayant accepté l'interpellation, la Chambre décida que la discussion aurait lieu tout de suite. Et, cette fois, le plus profond silence s'établit, traversé par moments de courts frissons, où l'on sentait souffler la terreur, la haine, le désir, toute la meute dévorante des appétits déchaînés.

A la tribune, Mège commença avec une modération affectée, précisant, posant la question. Grand, maigre, noueux et tordu comme un sarment de vigne, il y soutenait des deux mains sa taille un peu courbée, interrompu souvent par la petite toux de la lente tuberculose dont il brûlait. Mais ses yeux étincelaient de passion derrière son binocle, et peu à peu sa voix criarde et déchirante s'élevait, tonnait, tandis qu'il redressait son corps dégingandé, dans une gesticulation violente. Il rappela que, près de deux mois auparavant, lors des premières dénonciations de la Voix du Peuple, il avait demandé à interpeller le gouvernement sur cette déplorable affaire des Chemins de fer africains; et il fit remarquer avec justesse que, si la Chambre, cédant à des sentiments qu'il voulait bien ignorer, n'avait pas ajourné son interpellation, la clarté serait faite depuis longtemps, ce qui aurait empêché la recrudescence du scandale, toute cette violente campagne de délations dont le pays écœuré souffrait. Aujourd'hui, on le comprenait enfin, le silence était devenu impossible, les deux ministres accusés si bruyamment de prévarication devaient répondre, établir leur parfaite innocence, faire sur leur cas la plus éclatante lumière; sans compter que le parlement entier ne pouvait rester sous l'accusation d'une vénalité déshonorante. Et il refit toute l'histoire de l'affaire, la concession des Chemins de fer africains donnée au banquier Duvillard, puis la fameuse émission de valeurs à lots votée par la Chambre, grâce à un maquignonnage effréné, à un marchandage et à un achat des consciences, si l'on en croyait les accusateurs. Et ce fut ici qu'il s'enflamma, qu'il en arriva aux pires violences, lorsqu'il parla du mystérieux Hunter, ce racoleur de Duvillard, que la police avait laissé fuir, tandis qu'elle était occupée à filer les députés socialistes. Il tapait du poing sur la tribune, il sommait Barroux de démentir catégoriquement qu'il eût jamais touché un centime des deux cent mille francs, inscrits à son nom sur la liste. Des voix lui criaient de lire la liste tout entière; d'autres, quand il voulut la lire, se déchaînèrent, en vociférant que c'était une indignité, qu'on n'apportait pas dans une Chambre française un pareil document de mensonge et de calomnie. Et lui continuait frénétique, jetait Sanier à la boue, se défendait d'avoir rien de commun avec les insulteurs, mais exigeait que la justice fût pour tous, et que, s'il y avait des vendus parmi ses collègues, on les envoyât le soir coucher à Mazas.

Debout au bureau monumental, le président sonnait, impuissant, en pilote qui n'est plus maître de la tempête. Seuls, parmi les faces congestionnées et aboyantes, les huissiers gardaient la gravité impassible de leurs fonctions. Entre les rafales, on continuait à entendre la voix de l'orateur, qui, par une brusque transition, en était venu à opposer la société collectiviste de son rêve à la criminelle société capitaliste, capable d'engendrer de tels scandales. Et il cédait de plus en plus à son exaltation d'apôtre, un apôtre qui mettait une obstination farouche à vouloir refaire le monde selon sa foi. Le collectivisme était devenu une doctrine, un dogme, hors duquel il n'y avait point de salut. Les jours prédits viendraient bientôt, il les attendait avec un sourire de confiance, n'ayant plus qu'à renverser ce ministère, puis un autre encore peut-être, pour prendre enfin le pouvoir lui-même, en réformateur qui pacifierait les peuples. Ce sectaire, ainsi que l'en accusaient les socialistes du dehors, avait du sang de dictateur dans les veines. Et, de nouveau, on l'écoutait, sa rhétorique de fièvre et d'entêtement avait fini par lasser le bruit. Lorsqu'il voulut bien quitter la tribune, les applaudissements furent très bruyants sur quelques bancs de la gauche.

—Vous savez, dit Massot au général, que je l'ai rencontré l'autre jour au Jardin des Plantes, avec ses trois enfants qu'il promenait. Il avait pour eux des soins de vieille nourrice... C'est un très brave homme, et qui cache son ménage de pauvre, paraît-il.

Mais un frémissement avait couru, Barroux s'était levé pour monter à la tribune. Il y redressa sa grande taille, dans un mouvement qui lui était habituel et qui rejetait sa tête en arrière. Sa belle face rasée, que gâtait seul le nez trop petit, prenait une majesté voulue, hautaine et un peu triste. Et, tout de suite, il dit sa mélancolie indignée, en beau langage fleuri, avec des gestes de théâtre, une éloquence de tribun romantique, où l'on devinait le brave homme, l'homme tendre, un peu sot, qu'il était au fond. Cependant, ce jour-là, il vibrait d'une réelle et profonde émotion, car son cœur saignait du désastre de sa destinée, il sentait crouler avec lui tout un monde. Ah! le cri de désespoir qu'il retenait, le cri du citoyen que les événements soufflettent et rejettent, le jour où il croit avoir droit au triomphe, pour son dévouement civique! S'être, dès l'empire, donné à la république, corps et biens; avoir lutté, souffert la persécution pour elle, l'avoir fondée ensuite, après les horreurs d'une guerre nationale et d'une guerre civile, au milieu de la quotidienne bataille des partis; puis, lorsqu'elle triomphait enfin, désormais vivante, inexpugnable, s'y sentir brusquement comme un étranger d'un autre âge, entendre les nouveaux venus parler une autre langue, défendre un autre idéal, assister à l'effondrement de tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on révère, de tout ce qui vous a donné la force de vaincre! Les puissants ouvriers de la première heure n'étaient plus, Gambetta avait eu raison de mourir. Et quelle amertume pour les derniers vieux qui restaient, au milieu de la jeune génération intelligente et fine, qui souriait doucement, en les trouvant d'un romantisme démodé! Tout croulait, du moment que l'idée de liberté faisait banqueroute, que la liberté n'était plus l'unique bien, le fondement même de la république, qu'ils avaient si chèrement achetée, d'un si long effort.

Très droit, très digne, Barroux avoua. La république était l'arche sainte, les pires moyens se sanctifiaient pour la sauver, dès qu'elle pouvait être en péril. Et il conta l'histoire très simplement, tout l'argent de la banque Duvillard qui allait aux journaux de l'opposition, sous prétexte de publicité, tandis que les journaux républicains touchaient des sommes dérisoires. Comme ministre de l'Intérieur, il avait alors charge de la presse; et qu'aurait-on dit, s'il ne s'était pas efforcé de rétablir un juste équilibre, de façon que la puissance des adversaires du gouvernement ne s'en trouvât pas décuplée? Les mains se tendaient vers lui, vingt journaux, et des plus méritants, des plus fidèles, réclamaient leur légitime part. C'était cette part qu'il leur avait assurée, en leur faisant distribuer les deux cent mille francs portés à son nom, sur la liste. Pas un centime n'était entré dans sa poche, il ne permettait à personne de douter de sa probité, sa simple parole devait suffire. Et, à ce moment, il fut vraiment d'une grandeur admirable, tout disparut, sa médiocrité pompeuse, son emphase, il n'y eut plus qu'un honnête homme, frémissant, le cœur à nu, la conscience saignante de ce qu'il en arrachait de vérité, dans l'amère détresse d'avoir été à la peine et de comprendre qu'il ne serait point à la récompense.

Le discours, en effet, tombait dans un silence de glace. Barroux, naïf, qui avait cru à un élan d'enthousiasme, à une Chambre républicaine l'acclamant d'avoir sauvé la république, était envahi peu à peu lui-même par le souffle froid qui montait de tous les bancs. Tout d'un coup, il se sentit isolé, fini, touché par la mort. C'était en lui un écroulement, un vide de sépulcre. Pourtant, il continua, au milieu du terrible silence, avec une bravoure de pauvre homme qui achève de se suicider, voulant mourir debout, par amour des nobles et éloquentes attitudes. Sa fin fut un dernier beau geste. Lorsqu'il descendit de la tribune, la froideur s'aggrava, il n'y eut pas un applaudissement. Par comble de maladresse, il avait fait une allusion aux menées sourdes de Rome et du clergé, qui, selon lui, ne tendaient qu'à reconquérir les positions perdues et qu'à reconstituer plus ou moins prochainement la monarchie.

—Est-il bête! est-ce qu'on avoue! murmura Massot. Fichu, et le ministère avec lui!

Alors, ce fut au milieu de cette Chambre glacée que Monferrand monta rondement à la tribune. Le malaise était fait de la sourde peur que cause toujours la sincérité, de la désolation des députés vendus qui se sentaient couler à l'abîme, aussi de l'embarras des consciences devant les compromissions plus ou moins excusables de la politique. Et il y eut comme un soulagement public, lorsque Monferrand débuta, à toute volée, par le démenti le plus formel, tapant d'un poing sur la tribune, se donnant de l'autre des coups en pleine poitrine, au nom de son honneur outragé. Ramassé et court, la face en avant, avec son nez épais de sensuel et d'ambitieux, il fut un moment superbe, dans sa carrure, sous laquelle il cachait sa profonde finesse. Il niait tout. Non seulement il ignorait ce que voulait dire ce chiffre de quatre-vingt mille francs inscrit en regard de son nom, mais encore il mettait au défi la terre entière de prouver qu'il avait touché un sou de cet argent. Son indignation bouillonnait, débordait, au point qu'il ne se contentait pas de nier en son nom, qu'il niait aussi au nom de tous les députés, de toutes les Chambres françaises présentes et passées, comme si cette monstruosité d'un mandataire du peuple vendant son vote dépassait la honte des crimes prévus, tombait à l'absurde. Et les applaudissements éclatèrent, la Chambre réchauffée, délivrée, l'acclama.

Pourtant, des voix partirent du petit groupe socialiste, qui huaient, le sommant de s'expliquer sur les Chemins de fer africains, lui rappelant qu'il était ministre des Travaux publics lors du vote, exigeant enfin de savoir ce qu'il comptait faire aujourd'hui comme ministre de l'Intérieur, devant les délations, pour rassurer la conscience du pays. Et il escamota la question, il déclara que, s'il y avait des coupables, justice en serait faite, car personne n'avait besoin de lui rappeler son devoir. Puis, tout d'un coup, avec une force, avec une maîtrise incomparables, il exécuta le mouvement de diversion qu'il préparait depuis la veille. Son devoir, il ne l'oubliait jamais, il le faisait en soldat fidèle de la nation, à toute heure, avec autant de vigilance que de prudence. Ainsi ne l'avait-on pas accusé d'employer la police à il ne savait quel bas service d'espionnage, ce qui aurait permis au fameux Hunter de s'échapper? Eh bien! cette police si calomniée, il pouvait dire à la Chambre à quoi il l'avait réellement employée la veille, ce qu'elle avait fait pour la justice et pour l'ordre. La veille, au Bois de Boulogne, elle avait arrêté le pire des malfaiteurs, l'auteur de l'attentat de la rue Godot-de-Mauroy, cet ouvrier mécanicien anarchiste, ce Salvat, qui, depuis plus de six semaines, déjouait toutes les recherches. Dans la soirée, on avait obtenu du misérable des aveux complets, la justice allait faire son œuvre promptement. Enfin, la morale publique était vengée, Paris pouvait sortir de sa longue terreur, l'anarchie serait frappée à la tête. Et voilà ce qu'il avait fait, lui, ministre, pour l'honneur et pour le salut du pays, pendant que d'immondes délateurs essayaient vainement de salir son nom, en l'inscrivant sur une liste d'infamie, œuvre inventée des plus basses manœuvres politiques.

Béante, frémissante, la Chambre écoutait. Cette histoire d'une arrestation qui lui tombait du ciel, dont pas un journal du matin n'avait parlé, ce cadeau que semblait lui faire Monferrand du terrible Salvat, lequel commençait à passer pour un simple mythe de scélératesse, toute cette mise en scène la soulevait comme devant un drame longtemps inachevé, et dont le dénouement éclatait soudain devant elle. Profondément remuée et flattée, elle fit une longue ovation à l'orateur, qui continuait à célébrer son acte d'énergie, la société sauvée, le crime châtié, sans oublier l'engagement d'être toujours et partout l'homme fort, maître de l'ordre. Et il conquit même les bancs de la droite, lorsque, se séparant de Barroux, il termina par un salut de sympathie aux catholiques ralliés, par un appel à la concorde des diverses croyances, contre l'ennemi commun, le farouche socialisme qui parlait de tout détruire.

Quand Monferrand descendit de la tribune, le tour était joué, il s'était repêché, la Chambre entière applaudissait, gauche et droite confondues, couvrant la protestation des quelques socialistes, dont la clameur ne faisait qu'ajouter à ce tumulte de triomphe. Des mains se tendaient vers lui, il resta un instant debout, bonhomme et souriant, mais d'un sourire où grandissait une inquiétude. Son succès commençait à le gêner, à lui faire peur. Est-ce qu'il aurait trop bien parlé? est-ce qu'au lieu de se sauver seul, il aurait aussi sauvé le ministère? C'était la ruine de tout son plan, il ne fallait pas que la Chambre votât sous le coup de ce discours qui venait de la bouleverser. Et il passa là deux on trois minutes d'anxiété véritable, à attendre, souriant toujours, si personne ne se levait pour lui répondre.

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