Paris
Mais, déjà, Guillaume le tenait à bras le corps, le serrait de toute sa fraternité, dont son renoncement augmentait encore la passion.
—Reste!... Ce n'est pas moi qui viens de parler, c'est l'autre, celui qui va mourir, celui qui est mort. Je te jure, par notre mère, par notre père, que mon sacrifice est consommé, et que je ne puis plus souffrir que d'elle et de toi, si vous me refusez de me devoir le bonheur.
Et les deux hommes en larmes s'étreignirent, restèrent aux bras l'un de l'autre. Déjà, ils avaient eu de ces étreintes, mais jamais leurs deux cœurs ne s'étaient confondus à ce point. C'était l'aîné qui donnait de sa vie au plus jeune, et c'était le plus jeune qui lui rendait, de la sienne, tout ce qu'il y pouvait trouver de pur et de passionnément tendre. L'instant leur parut infini et délicieux. Toute la misère, toute la douleur du monde avaient disparu, il ne restait plus que leur amour embrasé qui faisait de l'amour à jamais, comme le soleil fait de la lumière. Et cette minute-là compensa toutes leurs larmes passées et futures, tandis que l'immense Paris, à l'horizon, travaillait à l'avenir inconnu, dans le grondement de sa formidable cuve.
A cet instant, Marie entra. Et ce fut très simple. Guillaume se détacha des bras de son frère, l'amena, les força de se donner la main. D'abord, elle eut un geste encore de refus, s'entêtant dans sa loyauté à ne pas reprendre sa parole. Mais que dire, en face de ces deux hommes en larmes, qu'elle venait de trouver au cou l'un de l'autre, confondus en une si étroite fraternité? Est-ce que ces larmes, est-ce que cette étreinte n'emportaient pas les raisons ordinaires, les arguments qu'elle tenait prêts? La gêne même de la situation disparut, il lui sembla qu'elle s'était déjà longuement expliquée avec Pierre, qu'ils étaient d'accord pour accepter ce don de l'amour que Guillaume leur faisait d'un cœur si héroïque. Le vent du sublime soufflait, et rien ne leur paraissait plus naturel que cette extraordinaire scène. Pourtant, elle restait muette, elle n'osait dire sa réponse, les regardant l'un et l'autre de ses grands yeux tendres, qui, eux aussi, s'emplissaient de larmes.
Et ce fut Guillaume qui eut l'inspiration de courir, d'appeler, du bas du petit escalier conduisant aux chambres.
—Mère-Grand! Mère-Grand! descendez, descendez vite, on a besoin de vous!
Puis, quand elle fut là, dans sa robe noire, mince et pâle, avec son grand air sage de reine mère, toujours obéie:
—Dites donc à ces deux enfants qu'ils n'ont rien de mieux à faire que de se marier ensemble. Dites-leur que nous en avons causé, vous et moi, et que c'est votre avis, votre volonté.
Elle eut, tranquillement, une petite approbation du menton.
—C'est vrai, les choses seront beaucoup plus raisonnables de la sorte.
Alors, Marie se jeta dans ses bras. Elle consentait, elle s'abandonnait à ces forces supérieures, aux puissances de la vie qui venaient de changer son existence. Tout de suite, Guillaume voulut qu'on fixât la date du mariage et qu'on s'inquiétât de préparer, en haut, un logement pour le jeune ménage. Et, comme Pierre le regardait avec une dernière inquiétude, et parlait de voyager, en craignant qu'il ne fût mal guéri et que leur présence ne le fît souffrir:
—Non, non! je vous garde. Si je vous marie, c'est pour vous avoir là tous les deux... Ne vous tourmentez pas de moi. J'ai tant de travail! Je travaillerai.
Le soir, lorsque Thomas et François apprirent la nouvelle, ils ne semblèrent pas trop surpris. Ils avaient sans doute senti venir ce dénouement. Et ils s'inclinèrent, ils ne se permirent pas un mot, du moment que leur père lui-même leur annonçait sa décision, de son air de sérénité habituelle. Mais Antoine, tout frémissant de l'amour de la femme, le regarda avec des yeux de doute et d'angoisse, ce père qui venait d'avoir le courage de s'arracher ainsi le cœur. Est-ce que, vraiment, il ne se mourait pas de son sacrifice? Il l'embrassa passionnément, et ses deux frères, émus à leur tour, le baisèrent aussi de toute leur âme. Lui, divinement, s'était mis à sourire, les yeux humides, sous cette caresse de ses trois grands fils. Et, après sa victoire sur son horrible tourment, rien ne lui fut d'une plus délicieuse douceur.
Mais, ce soir-là, une émotion l'attendait encore. Comme le jour allait tomber, et qu'il s'était remis, devant le vitrage, sur sa grande table, à vérifier, à classer les dossiers et les plans de son invention, il eut la surprise de voir entrer Bertheroy, son maître et son ami. Parfois, de loin en loin, l'illustre chimiste venait ainsi le voir; et il sentait tout l'honneur d'une pareille visite, de la part d'un vieillard de soixante-dix ans, d'une gloire comblée de titres et d'emplois, chamarré de décorations. D'autant plus que ce savant officiel, membre de l'Institut, montrait quelque courage à se risquer chez un déclassé, un réprouvé tel que lui. Cette fois, pourtant, il devina tout de suite qu'une curiosité l'amenait. Aussi resta-t-il fort gêné, n'osant pas faire disparaître les papiers et les plans, étalés sur la table.
—N'ayez pas peur, lui dit gaiement Bertheroy, très fin sous son air négligé et un peu rude, je ne viens pas vous voler vos secrets... Laissez tout ça, je vous promets de ne rien lire.
Et, franchement, il mit la conversation sur les explosifs, qu'il continuait à étudier, lui aussi, avec passion. Il avait fait des découvertes nouvelles, qu'il ne cachait pas. D'une façon incidente, il parla même de la consultation qu'on lui avait demandée, dans l'affaire Salvat. Son rêve était de trouver un détonant d'une puissance prodigieuse, pour tenter ensuite de le domestiquer, de le réduire au simple rôle de force obéissante. Et il souriait, il conclut avec intention:
—Je ne sais où ce fou avait pris la formule de sa poudre. Mais si vous, un jour, vous la trouviez, cette formule, dites-vous donc que l'avenir est là peut-être, dans l'emploi des explosifs comme force motrice.
Puis, brusquement:
—A propos, ce Salvat, on l'exécutera après-demain matin. J'ai un ami au ministère de la Justice qui vient de me le dire.
Guillaume, jusque-là, l'avait écouté avec une sorte de défiance amusée. Et, tout d'un coup, l'annonce de cette exécution de Salvat le souleva de colère et de révolte. Depuis plusieurs jours, il la savait pourtant inévitable, malgré les tardives sympathies qui affluaient de toutes parts autour du condamné.
—Ce sera un assassinat, cria-t-il avec véhémence.
Bertheroy eut un petit geste de tolérance.
—Que voulez-vous? il y a une société, elle se défend quand on l'attaque... Et puis, vraiment, ces anarchistes sont trop bêtes, lorsqu'ils s'imaginent qu'ils vont modifier le monde, avec leurs pétards. Vous savez mon opinion, la science seule est révolutionnaire, la science suffira à faire non seulement de la vérité, mais aussi de la justice, si la justice est jamais possible ici-bas... C'est pourquoi, mon enfant, je vis si tolérant et si calme.
De nouveau, Guillaume voyait se dresser ce révolutionnaire singulier, certain qu'il travaillait, au fond de son laboratoire, à la ruine de la vieille et abominable société actuelle, avec son Dieu, ses dogmes, ses lois, mais trop désireux, de son repos, trop dédaigneux des faits inutiles pour se mêler aux événements de la rue, préférant vivre tranquille, renté, récompensé, en paix avec le gouvernement, quel qu'il fût, tout en prévoyant et en préparant le formidable enfantement de demain.
Il eut un geste vers Paris, sur lequel un soleil de victoire se couchait, et il dit encore:
—L'entendez-vous gronder?... C'est nous qui entretenons la flamme, qui mettons toujours du combustible sous la chaudière. Pas une heure, la science n'interrompt son travail, et elle fait Paris, qui fera l'avenir, espérons-le... Le reste n'est rien.
Guillaume ne l'écoutait plus, songeait à Salvat, songeait à cet engin terrible qu'il avait inventé, qui demain détruirait des villes. Une pensée nouvelle naissait, grandissait en lui. Et il venait de dénouer le dernier lien, il avait fait autour de lui tout le bonheur qu'il pouvait faire. Ah! retrouver son courage, être son maître, tirer au moins du sacrifice de son cœur la joie hautaine d'être libre, de donner sa vie, s'il jugeait nécessaire de la donner!
LIVRE CINQUIÈME
I
Guillaume voulut assister à l'exécution de Salvat; et Pierre, inquiet de n'avoir pu l'en détourner, resta le soir à Montmartre, pour s'y rendre avec lui. Autrefois, lorsqu'il accompagnait l'abbé Rose dans ses visites de charité, au travers du quartier de Charonne, il avait su que, d'une maison où habitait le député socialiste Mège, située à l'angle de la rue Merlin, on voyait la guillotine. Il s'était donc offert comme guide. Et, l'exécution devant avoir lieu au jour légal, vers quatre heures et demie du matin, en ces premiers jours clairs de mai, les deux frères ne se couchèrent pas, veillèrent dans le vaste atelier, à demi ensommeillés, n'échangeant que de rares paroles. Puis, à deux heures, ils partirent.
La nuit était d'une paix, d'une clarté admirables. Dans le vaste ciel pur, la lune pleine avait un éclat de lampe d'argent, et sur Paris endormi, déroulant son immensité vague, elle laissait pleuvoir à l'infini sa calme lumière de rêve. On aurait dit l'évocation de la ville enchantée du sommeil, d'où ne montait plus un murmure, dans l'anéantissement de la fatigue. Un lac de douceur et de sérénité la recouvrait, la berçait, assoupissant jusqu'au lever du soleil le grondement de son effort et le cri de sa souffrance; tandis que, là-bas, dans un faubourg écarté, on besognait obscurément, on suspendait un couperet, pour tuer un homme.
Rue Saint-Eleuthère, Pierre et Guillaume s'étaient arrêtés, regardant ce Paris d'oubli, vaporeux et tremblant, couché en un rayon de légende. Et, comme ils se retournaient, ils aperçurent la basilique du Sacré-Cœur, encore découronnée de son dôme, d'une masse colossale déjà, sous la pleine lune. Elle semblait agrandie par cette clarté nette et blanche, qui accentuait les arêtes, en les détachant sur les grandes ombres noires. C'était, vue ainsi, sous le pâle ciel nocturne, une floraison monstrueuse, d'une provocation et d'une domination souveraines. Jamais encore elle n'avait semblé à Guillaume si énorme, dominant Paris, même endormi, d'une royauté plus têtue et plus écrasante.
Dans l'état d'esprit où il se trouvait, la sensation fut si forte, si blessante, qu'il ne put s'empêcher de dire tout haut:
—Ah! ils ont bien choisi leur emplacement, et quelle stupidité de le leur avoir laissé prendre!... Je ne connais pas de non-sens plus imbécile, Paris couronné, dominé par ce temple idolâtre, bâti à la glorification de l'absurde. Une telle impudence, un tel soufflet donné à la raison, après tant de travail, tant de siècles de science et de lutte! et cela justement en face, au-dessus de notre grand Paris, la seule ville au monde qu'on n'aurait pas dû souiller de cette tache au front!... A Lourdes, à Rome, cela s'explique. Mais à Paris, dans ce champ de l'intelligence, si profondément labouré, où pousse l'avenir! C'est la guerre déclarée, c'est la conquête espérée, affirmée insolemment.
D'habitude, il se montrait d'une belle tolérance de savant, pour qui les religions ne sont que des phénomènes sociaux. Même il reconnaissait volontiers la grandeur ou la grâce des légendes catholiques. Mais la fameuse vision de Marie Alacoque, qui a donné lieu à l'institution du Sacré-Cœur, l'irritait, lui causait une sorte de dégoût physique. Il souffrait de cette poitrine ouverte et saignante de Jésus, du cœur énorme que la sainte avait vu battre au fond de la plaie, dans lequel Jésus avait mis l'autre, le petit cœur de femme, pour le rendre ensuite tout gonflé et brûlant d'amour. Quelle matérialité basse et répugnante, quel étal de boucherie, avec les viscères, les muscles, le sang! Et il était outré surtout de la gravure qui représentait cette horreur, qu'il rencontrait partout, à sa porte, chez les marchands d'objets religieux, enluminée violemment, telle qu'une planche d'anatomie naïve, avec du bleu, du jaune et du rouge.
Pierre se taisait, regardait aussi la basilique, blanche de lune, surgissant des ténèbres ainsi qu'un rêve géant de forteresse, chargée de foudroyer et de conquérir la ville assoupie à ses pieds. Il avait souffert d'elle, dans les derniers temps où il y venait dire des messes, lorsqu'il se débattait encore en sa torture de prêtre incroyant. Et, à son tour, il dit son ancien malaise.
—Le Vœu national, ah! certes, oui, un vœu national de travail, de santé, de force et de relèvement!... Mais ils ne l'entendent pas ainsi. Si la France a été frappée par la défaite, c'est qu'elle méritait d'être punie. Elle était coupable, elle doit aujourd'hui être repentante. De quoi? de la Révolution, d'un siècle de libre examen et de science, de sa raison émancipée, de son œuvre d'initiative et de délivrance, répandue aux quatre coins du monde... Voilà la vraie faute, et c'est pour nous faire expier notre grande besogne, toutes les vérités conquises, la connaissance élargie, la justice désormais prochaine, qu'ils ont bâti là cette borne géante, que Paris verra de toutes ses rues, et qu'il ne pourra voir sans se sentir méconnu et injurié, dans son effort et dans sa gloire.
Il avait, d'un geste large, montré Paris endormi dans le clair de lune, comme dans un drap d'argent, et il se remit en marche, suivi de son frère, tous les deux silencieux, descendant les pentes, vers les rues noires et désertes encore.
Jusqu'au boulevard extérieur, ils ne rencontrèrent pas une âme. Mais là, quelle que fût l'heure, la vie ne s'arrêtait guère; et les marchands de vin, les cafés-concerts, les bals, n'étaient pas plus tôt fermés, que le vice et la misère, jetés à la rue, y continuaient leur existence nocturne. C'étaient ceux qui n'avaient point de logis, la basse prostitution en quête d'un grabat, les vagabonds couchant sur les bancs, les rôdeurs cherchant un bon coup. Grâce aux ténèbres complices, toute la vase des bas-fonds de Paris remontait à la surface, et toute la souffrance aussi. La chaussée vide était aux meurt-de-faim, sans pain et sans toit, n'ayant plus de place au grand jour, masse grouillante, confuse et désespérée, qui n'apparaissait que la nuit. Et quels spectres de l'absolu dénuement, quelles apparitions de douleur et d'effroi, quel gémissement de lointaine agonie, dans le Paris de ce matin-là, où l'on devait, à l'aube, guillotiner un homme, un de ceux-là, un pauvre et un souffrant!
Comme Guillaume et Pierre allaient descendre par la rue des Martyrs, le premier aperçut, sur un banc, un vieillard couché, dont les pieds nus sortaient d'immondes souliers béants; et, d'un geste muet, il le montra. Puis, à quelques pas, ce fut Pierre qui, du même geste, indiqua, terrée dans l'angle d'une porte, une fille en loques, dormant la bouche ouverte. Ils n'avaient point besoin de se dire tout haut quelle pitié, quelle colère soulevaient leur cœur. De loin en loin, des agents qui passaient lentement, deux par deux, secouaient les misérables, les forçaient de se remettre debout et de marcher encore. D'autres fois, s'ils les trouvaient louches ou désobéissants, ils les emmenaient au poste. Et c'était la rancune, la contagion des maisons centrales s'ajoutant à la misère chez ces déshérités, faisant souvent d'un simple vagabond un voleur ou un assassin.
Rue des Martyrs, rue du Faubourg-Montmartre, la population nocturne changeait, et les deux frères ne rencontrèrent plus que des noctambules attardés, des femmes rasant les maisons, des hommes et des filles qui se rouaient de coups. Puis, sur les grands boulevards, ce furent des sorties de cercle, des messieurs blêmes allumant des cigares, au seuil de hautes maisons noires, dont les fenêtres de tout un étage flambaient seules dans la nuit. Une dame, en grande toilette, en manteau de bal, s'en allait doucement à pied, avec une amie. Quelques fiacres nonchalants circulaient encore. D'autres voitures stationnaient depuis des heures, comme mortes, le cocher et le cheval endormis. Et, à mesure que les boulevards défilaient, le boulevard Bonne-Nouvelle après le boulevard Poissonnière, et les autres, le boulevard Saint-Denis, le boulevard Saint-Martin, jusqu'à la place de la République, la misère et la souffrance recommençaient, s'aggravaient, des abandonnés et des affamés, tout le déchet humain poussé à la rue et à la nuit; tandis que, déjà, l'armée des balayeurs apparaissait, pour enlever les ordures de la veille et faire que Paris, se retrouvant en toilette convenable, dès l'aurore, n'eût pas à rougir de tant d'immondices et de tant d'horreurs, entassées en un jour.
Mais, surtout, lorsqu'ils eurent suivi le boulevard Voltaire et qu'ils approchèrent des quartiers de la Roquette et de Charonne, les deux frères sentirent bien qu'ils rentraient en un milieu de travail, où le pain manquait souvent, où la vie était une douleur. Et Pierre se retrouvait là chez lui, car il n'était pas une de ces longues rues populeuses qu'il n'eût jadis parcourue cent fois, avec le bon abbé Rose, visitant les désespérés, portant des aumônes, ramassant les petits tombés au ruisseau. Aussi était-ce en lui toute une évocation effroyable, tant de drames auxquels il avait assisté, tant de cris, de larmes et de sang, les pères, les mères, les enfants en tas mourant de besoin, de saleté et d'abandon, un enfer social où il avait fini par laisser la dernière espérance, sanglotant lui-même, s'enfuyant, convaincu désormais que la charité était une simple distraction de riches, illusoire, inutile. Et cette sensation lui revenait, à cette heure matinale, dans le frisson de son attente, avec une intensité extraordinaire, en revoyant le quartier aussi douloureux, aussi foudroyé, voué à l'éternelle détresse. Là, au fond de ce taudis, ce vieil homme que l'abbé Rose avait ranimé un soir, n'était-il pas mort de faim la veille? Cette fillette, que lui-même avait un matin rapportée entre ses bras, après la mort de ses parents, ne venait-il pas de la rencontrer, grandie, roulée au trottoir, hurlante sous le poing d'un souteneur? Ils étaient légion, les misérables qu'on ne pouvait sauver, et ceux qui sans cesse naissaient à la misère comme on naît infirme, et ceux qui, de toutes parts, tombaient à cette mer de l'injustice humaine, le même océan depuis des siècles, qu'on s'efforce en vain d'épuiser et qui toujours s'élargit. Quel silence lourd, quelles ténèbres épaissies, dans ces rues ouvrières, où il semble que le sommeil soit le bon compagnon de la mort! Et la faim rôde, le malheur se lamente, des formes spectrales, indistinctes, passent et se perdent au fond des ténèbres.
A mesure que Guillaume et Pierre avançaient, ils se mêlaient à des groupes noirs, tout le troupeau des curieux en marche, tout un piétinement confus et passionné vers la guillotine. Cela ruisselait, venait de Paris entier, comme poussé par une fièvre brutale, un goût de la mort et du sang. Et, malgré le sourd grondement de cette foule obscure, les rues pauvres restaient sombres, pas une fenêtre des façades ne s'éclairait, on n'entendait même pas le souffle des travailleurs écrasés de fatigue, sur leur triste lit de misère, qu'ils ne devaient quitter que plus tard, au petit jour.
En arrivant à la place Voltaire, Pierre, devant la cohue qui s'y bousculait déjà, comprit qu'il leur serait impossible de remonter la rue de la Roquette. D'ailleurs, cette rue était sûrement barrée. Il eut alors l'idée, pour gagner l'encoignure de la rue Merlin, d'aller prendre plus loin la rue de la Folie-Regnault, qui tourne derrière la prison.
Là, en effet, ils ne trouvèrent que désert et que ténèbres. La masse énorme de la prison, avec ses grands murs nus éclairés par la lune oblique, semblait tout un amas de pierres froides, mortes depuis des siècles. Puis, au bout, ils retombèrent dans la foule, un flot compact et pullulant, une agitation embrumée, où l'on ne distinguait que les taches pâles des visages. Ils eurent grand'peine à gagner la maison que Mège habitait, à l'angle de la rue Merlin. Mais les persiennes du logement que le député socialiste occupait, au quatrième étage, étaient hermétiquement closes, tandis que, dans l'encadrement de toutes les autres fenêtres, grandes ouvertes, on voyait moutonner des têtes. Et, en bas, la boutique du marchand de vin, ainsi que la salle du premier étage qui en dépendait, flambaient de gaz, bondées déjà de consommateurs, très bruyants, dans l'attente du spectacle.
—Je n'ose monter frapper chez Mège, dit Pierre.
Guillaume se récria.
—Non, non! je ne veux pas... Entrons toujours ici. Nous verrons bien si, du balcon, on distingue quelque chose.
La salle du premier étage avait un vaste balcon, que des femmes et des messieurs envahissaient. Ils parvinrent pourtant à s'y glisser, et ils restèrent là quelques minutes, regardant, tâchant de percer l'ombre, au loin. Entre les deux prisons, la grande et la petite Roquette, la rue montante s'élargissait, il y avait là une sorte de place carrée, que quatre massifs de platanes, plantés dans les terre-pleins des trottoirs, ombrageaient. Les constructions basses, les arbres chétifs, toute cette laideur pauvre semblait s'étendre au ras de terre, sous un ciel immense, où les étoiles renaissaient, derrière la lune déclinante. Et la place était absolument vide, on n'apercevait qu'une petite agitation vague, là-bas; tandis que deux cordons de gardes maintenaient la foule, la repoussaient au fond de toutes les rues voisines. Il n'y avait de hautes maisons à cinq étages, d'un bout, qu'à l'amorce de la rue Saint-Maur, beaucoup trop éloignée, et de l'autre, qu'aux angles de la rue Merlin et de la rue de la Folie-Regnault; de sorte qu'il était à peu près impossible de rien distinguer de l'exécution, même des fenêtres les mieux situées. Quant aux curieux du pavé, ils ne voyaient que les dos des gardes, ce qui n'empêchait pas l'écrasement de cette marée humaine, dont on entendait monter la clameur croissante.
Cependant, grâce aux conversations des femmes qui se penchaient près d'eux, guettant là depuis longtemps déjà, les deux frères finirent par apercevoir quelque chose. Il était trois heures et demie, on devait achever de monter la guillotine. Devant la prison, là-bas, sous les arbres, cette petite agitation vague, c'étaient les aides du bourreau qui attachaient le couperet. Une lanterne allait et venait lentement, cinq ou six ombres dansaient sur le sol. Et rien autre, la place était comme un grand trou de ténèbres, battu de tous côtés par le flot contenu de cette foule grondante, qu'on ne voyait pas. Au delà, il n'y avait plus que les boutiques braisillantes des marchands de vin, qui luisaient, pareilles à des phares. Puis, aux alentours, le quartier de pauvreté et de travail dormait encore, les ateliers et les chantiers restaient noirs, les hautes cheminées refroidies des usines n'avaient toujours pas leur panache de fumée.
—Nous ne verrons rien, dit Guillaume.
Mais Pierre le fit taire. Il venait de reconnaître, dans un monsieur élégant accoudé près de lui, l'aimable député Dutheil; et il l'avait cru d'abord avec la petite princesse de Harth, qu'il pouvait bien amener à l'exécution, puisqu'il l'avait fait assister à la condamnation; puis, il finit par comprendre que la jeune femme emmitouflée, serrée contre lui, était la belle Silviane, au pur profil de vierge. D'ailleurs, elle ne se cachait guère, elle se mit à parler très haut, grise sans doute, de sorte que les deux frères furent vite renseignés. Duvillard, Dutheil et d'autres amis soupaient avec elle, lorsque, vers une heure du matin, au dessert, en apprenant qu'on allait exécuter Salvat, elle avait eu le brusque caprice de voir ça. Vainement, Duvillard l'avait suppliée, et comme cette fois il était parti furieux, reculant devant le mauvais goût d'assister à l'exécution de l'homme qui avait voulu faire sauter son hôtel, elle s'était pendue au bras de Dutheil, en lui promettant tout ce qu'il voudrait, s'il contentait son envie. Très ennuyé, ayant l'horreur des vilains spectacles, d'autant plus méritoire qu'il avait refusé déjà d'accompagner la petite princesse, il s'était résigné pourtant, dans le vif désir, toujours déçu, qu'il avait de Silviane.
—Il ne comprend pas qu'on s'amuse, dit-elle en parlant du baron. Pourtant, c'était gentil de venir... Bah! demain vous le verrez à mes pieds.
—Alors, demanda Dutheil, la paix est faite, vous lui avez rendu ses droits de maître et seigneur, depuis que votre engagement est signé à la Comédie?
Elle se récria.
—Hein? quoi? la paix!... Rien du tout, pas ça, entendez-vous! J'en ai fait le serment, pas ça, tant que je n'aurai pas débuté... Le soir où je sortirai de scène, nous verrons.
Tous deux riaient, et Dutheil, pour faire sa cour, lui conta avec quelle bonne grâce le nouveau ministre de l'Instruction publique, et des Beaux-Arts, Dauvergne, s'était empressé d'aplanir les difficultés, qui avaient jusque-là fermé les portes de la Comédie devant son caprice et devant les assauts désespérés de Duvillard. Un homme charmant, ce Dauvergne, une main de velours, la grâce, la fleur même de ce ministère acclamé, dont le terrible Monferrand était la poigne de fer.
—Il a dit, ma belle amie, qu'une jolie fille était à sa place partout.
Puis, comme, flattée, elle se serrait contre lui:
—Et c'est après-demain, cette fameuse reprise de Polyeucte, où vous allez triompher?... Nous irons tous vous applaudir.
—Oui, après-demain, le soir justement du jour où le baron marie sa fille. Il en aura des émotions, ce jour-là!
—Tiens! c'est vrai, c'est ce jour-là que notre ami Gérard épouse mademoiselle Camille Duvillard. On s'écrasera à la Madeleine, avant de s'écraser à la Comédie. Et, vous avez raison, quels battements de cœur, rue Godot-de-Mauroy!
De nouveau, ils s'égayèrent, ils plaisantèrent sur le père, la mère, l'amant, la fille, avec des allusions d'une férocité, d'une crudité abominables, simplement pour rire, et par drôlerie parisienne. Puis, tout d'un coup:
—Vous savez, mon petit Dutheil, je m'assomme, moi, ici. Je ne vois rien, et je veux être tout près, pour bien voir... Vous allez me mener là-bas, tout près de leur machine.
Cela le consterna, d'autant plus qu'à ce moment elle aperçut Massot dans la rue, à la porte du marchand de vin, et qu'elle l'appela violemment du geste et de la voix. A la volée, une conversation s'engagea, du balcon au trottoir.
—N'est-ce pas, Massot, qu'un député force toutes les consignes et peut mener une dame où il veut?
—Jamais de la vie! Massot sait bien qu'un député doit être le premier à s'incliner devant la loi.
A ce cri de Dutheil, le journaliste comprit qu'il ne voulait pas quitter le balcon.
—Il vous aurait fallu une invitation, madame. On vous aurait casée à une des fenêtres de la Petite-Roquette. Pas une femme n'est tolérée ailleurs... Et ne vous plaignez pas, vous êtes très bien où vous êtes.
—Mais, mon petit Massot, je ne vois rien du tout.
—Vous en verrez toujours davantage que la princesse de Harth, dont je viens de rencontrer la voiture, rue du Chemin-Vert, et que les agents refusent de laisser avancer.
Cette nouvelle remit Silviane en gaieté, tandis que Dutheil frémissait du danger couru; car, sûrement, si Rosemonde l'apercevait avec une autre femme, elle lui ferait une scène désastreuse. Il eut une idée, il fit servir une bouteille de champagne et des gâteaux à sa belle amie, comme il la nommait. Elle se plaignait de mourir de soif, elle fut ravie d'achever de se griser, lorsque le garçon eut réussi à installer une petite table près d'elle, sur le balcon même. Dès lors, elle trouva cela très gentil, très crâne, de boire et de souper de nouveau, en attendant la mort de cet homme, qu'on allait guillotiner, là-bas.
Guillaume et Pierre ne purent rester plus longtemps. Ce qu'ils entendaient, ce qu'ils voyaient les soulevait de dégoût. Peu à peu, l'ennui de l'attente avait transformé en consommateurs tous les curieux du balcon et de la salle voisine. Le garçon ne suffisait plus à servir des bocks, des fins vins, des biscuits, même des viandes froides. Il n'y avait là pourtant que des spectateurs bourgeois, des messieurs riches, le public élégant. Mais il faut bien tuer les heures, lorsqu'elles sont longues; et les rires montaient, les plaisanteries faciles et atroces, tout un vacarme fiévreux, exaspéré, dans la fumée des cigares. En bas, quand les deux frères traversèrent la salle du rez-de-chaussée, ils y trouvèrent le même écrasement, le même tumulte braillard, aggravé par la tenue des grands gaillards en blouse qui buvaient du vin au litre, sur le comptoir d'étain luisant comme de l'argent. Les petites tables aussi étaient occupées, la salle regorgeait d'un va-et-vient continu du menu peuple qui entrait désaltérer son impatience. Et quel peuple! toute l'écume, tout le vagabondage, tout ce qui traînait dès l'aube, en quête du hasard, hors du travail!
Puis, dehors, sur le pavé, Guillaume et Pierre souffrirent davantage. Dans la cohue, que maintenaient les gardes, il n'y avait plus que la boue remuée des bas-fonds, la prostitution et le crime, les meurtriers de demain qui venaient voir comment il fallait mourir. D'immondes filles en cheveux se mêlaient à des bandes de rôdeurs, courant au travers de la foule, hurlant des refrains obscènes. D'autres bandits, en groupe, causaient, se querellaient sur la façon glorieuse dont les guillotinés célèbres étaient morts; et il y en avait un sur lequel tous s'entendaient, parlant de lui ainsi que d'un grand capitaine, d'un héros au grand courage immortel. C'étaient des bouts de phrase effroyables surpris au passage, des détails sur la guillotine, d'ignobles fanfaronnades, des saletés ruisselantes de sang. Et, sur tout cela, une fièvre bestiale, un rut de la mort qui faisait délirer ce peuple, une hâte que la vie fraîche et rouge coulât sous le couteau, pour la voir à terre, pour s'y tremper. Seuls, à cette exécution qui n'était pas celle d'un assassin ordinaire, des hommes muets, aux yeux ardents, passaient, circulaient, dans une visible exaltation de foi, où l'on sentait grandir la folie contagieuse de la vengeance et du martyre.
Guillaume songeait à Victor Mathis, lorsqu'il crut le reconnaître, au premier rang, parmi les curieux que le cordon de gardes maintenait. Il était là, avec sa maigre face imberbe, blême et pincée, forcé de se grandir pour voir, à cause de sa petite taille; et, près d'une grande fille rousse qui gesticulait, il ne bougeait pas, ne parlait pas, tout à l'attente, les yeux là-bas, des yeux ronds, ardents et fixes d'oiseau de nuit, perçant les ténèbres. Un garde le repoussa brutalement; mais il revint, patient, saturé de haine, voulant voir quand même pour tâcher de haïr davantage.
Cette fois, lorsque Massot aperçut Pierre sans soutane, il ne s'étonna même pas, lui parla de son air gai:
—Ah! monsieur Froment, vous avez eu la curiosité de venir voir ça?
—Oui, j'ai accompagné mon frère. Mais je crains bien que nous ne puissions voir grand'chose.
—Certes, si vous restez là.
Et, tout de suite, obligeamment, en garçon qui aimait à montrer sa puissance de journaliste connu, devant lequel tombaient les consignes:
—Voulez-vous passer avec moi? Justement, l'officier de paix est mon ami.
Sans attendre la réponse, il arrêta ce dernier, lui parla bas, vivement, en lui contant une histoire, deux de ses confrères qu'il avait amenés, pour des articles. L'officier, d'abord, hésita, se débattit. Puis, il eut un geste las de consentement, dans la sourde crainte que la police a toujours de la presse.
—Venez vite, dit Massot en entraînant les deux frères.
Surpris de voir le cordon des gardes s'ouvrir si brusquement devant eux, ceux-ci se trouvèrent dans le vaste espace libre. Au sortir de la cohue tumultueuse, il régnait là, sous les petits platanes, une solitude, un silence, d'une tranquillité reposante. La nuit pâlissait, une lueur d'aube commençait à pleuvoir du ciel comme une cendre fine.
Lorsqu'il leur eut fait couper la place de biais, Massot les arrêta près de la prison, en reprenant:
—Moi, je vais entrer, je veux assister au lever et à la toilette... Promenez-vous, regardez, personne ne vous demandera rien. D'ailleurs, je vous rejoindrai.
Il y avait, éparses dans l'ombre, une centaine de personnes, des journalistes, des curieux. Aux deux bords du bout de chaussée pavée qui menait de la porte de la Roquette à la guillotine, on avait posé des barrières, de ces barrières de bois mobiles qui servent à maintenir les queues des théâtres. Des gens, déjà, s'y tenaient accoudés, pour être le plus près possible sur le passage du condamné. D'autres se promenaient lentement, causaient à demi-voix. Et les deux frères s'approchèrent.
La guillotine était là, sous les branches, dans la verdure tendre des premières feuilles. D'abord, ils ne virent qu'elle, éclairée d'une lueur louche par un bec de gaz voisin, dont le jour naissant jaunissait la clarté. On venait d'achever de la monter, à petit bruit, sans qu'on entendît autre chose que de sourds et rares coups de maillet; et, maintenant, les aides du bourreau, en redingotes, en hauts chapeaux de soie noirs, attendaient, erraient d'un air de patience. Mais elle, quel air de bassesse et de honte, aplatie sur le sol comme une bête immonde, dégoûtée elle-même de la besogne qu'elle allait accomplir! Quoi? c'était ça, la machine à venger la société, la machine à faire des exemples! c'étaient ces quelques poutres par terre, au ras du sol, sur lesquelles s'emmanchaient, en l'air, deux autres poutres de trois mètres à peine, qui retenaient le couteau! Où donc se trouvait le grand échafaud peint en rouge, auquel montait un escalier de dix marches, qui dressait d'immenses bras sanglants, dominant les foules accourues, osant montrer au peuple l'horreur du châtiment? Désormais, on avait terré la bête, elle en était devenue ignoble, sournoise et lâche. Si, dans la salle pauvre des Assises, la justice humaine apparaissait sans majesté, le jour où elle condamnait un homme à mort, ce n'était plus, le jour terrible où elle l'exécutait, qu'une boucherie affreuse, à l'aide de la plus barbare et de la plus répugnante des mécaniques.
Guillaume et Pierre la regardaient, et un frisson de nausée soulevait leur être. Le jour grandissait peu à peu, le quartier apparaissait, la place d'abord avec les deux prisons basses et grises, face à face, puis les maisons lointaines, les boutiques des marchands de vin et des marbriers funéraires, les commerces de couronnes et de fleurs, que multiplie le voisinage du Père-Lachaise. On commençait à distinguer nettement, au loin, en un cercle élargi, la ligne noire de la foule, ainsi que les fenêtres, les balcons, débordant de têtes; et il y avait du monde jusque sur les toits. En face, la Petite-Roquette se trouvait changée en une sorte de discrète tribune, pour les invités. Seuls, au milieu du vaste espace libre, des gardes à cheval passaient lentement. Mais, de plus en plus, le ciel s'éclairait, et c'était au delà de la foule, dans le quartier entier, le réveil du travail, le long des larges, des interminables rues, dont les terrains vagues ne sont occupés que par des ateliers, des chantiers et des usines. Un ronflement courait, les machines, les métiers allaient reprendre leur branle, et déjà les fumées sortaient de la forêt des hautes cheminées de briques, qui, de toutes parts, surgissaient de l'ombre.
Alors, Guillaume sentit que la guillotine était là bien à sa place, dans ce quartier de misère et de travail. Elle s'y dressait chez elle, comme un aboutissement et comme une menace. L'ignorance, la pauvreté, la souffrance ne conduisaient-elles pas à elle? et n'était-elle pas chargée, chaque fois qu'on la plantait au milieu de ces rues ouvrières, de tenir en respect les déshérités, les meurt-de-faim, exaspérés de l'éternelle injustice, toujours prêts à la révolte? On ne la voyait point dans les quartiers de richesse et de jouissance, qu'elle n'avait pas à terroriser. Elle y serait apparue inutile, salissante, dans toute sa monstruosité farouche. Et cela devenait tragique et terrifiant que cet homme, qui avait jeté sa bombe, fou de misère, fût guillotiné là, sur ce pavé de misère.
Maintenant, le jour était né, il allait être quatre heures et demie. La foule lointaine, en rumeur, sentait la minute approcher.
Un frisson passa dans l'air.
—Il va venir, dit le petit Massot qui reparut. Ah! ce Salvat, c'est tout de même un brave!
Il raconta le réveil, l'entrée dans la cellule du directeur de la prison, du juge d'instruction Amadieu, de l'aumônier et de quelques autres personnes, la façon dont Salvat, qui dormait profondément, avait compris en ouvrant les yeux, tout de suite maître de lui, pâle et debout. Il s'était vêtu sans aide, il avait refusé le verre de cognac et la cigarette que l'aumônier brave homme lui offrait, de même qu'il avait écarté le crucifix d'un geste doux et têtu. Puis, la toilette, les mains attachées derrière le dos, les jambes retenues par une corde lâche, la chemise échancrée jusqu'aux épaules, avait eu lieu rapidement, sans qu'une parole fût échangée. Il souriait, quand on l'exhortait au courage, il se raidissait, dans l'unique crainte d'une faiblesse nerveuse, n'ayant plus qu'une volonté où se bandait tout son être, mourir en héros, rester le martyr de la foi ardente de vérité et de justice, pour laquelle il mourait.
—On dresse l'acte de décès sur le livre d'écrou, continua Massot. Approchez-vous, mettez-vous contre la barrière, si vous voulez voir de près... Vous savez que j'étais plus pâle et plus tremblant que lui. Je crois bien que je me fiche de tout; n'importe, ce n'est pas gai, cet homme qui va mourir... Vous ne vous imaginez pas les démarches, les efforts qu'on a faits pour le sauver. Une partie de la presse a demandé sa grâce. Et rien n'a réussi, l'exécution était inévitable, paraît-il, même aux yeux de ceux qui la regardent comme une faute. On avait pourtant une si touchante occasion de le gracier, lorsque sa fillette, cette petite Céline, a écrit au président de la république une belle lettre, que j'ai publiée le premier, dans le Globe... En voilà une lettre qui peut se vanter de m'avoir fait courir!
Au nom de Céline, Pierre, déjà bouleversé par l'attente de l'horrible spectacle, se sentit ému aux larmes. Il revoyait la fillette, il la revoyait avec la résignée et dolente madame Théodore, dans le dénuement de leur chambre froide, où le père ne rentrerait plus. C'était de là qu'il était parti, un matin de colère, le ventre vide, le crâne brûlant; et il arrivait ici, entre ces deux poutres, sous ce couteau.
Massot continuait à donner des détails, racontant maintenant que les médecins étaient furieux, parce qu'ils craignaient de ne pouvoir se faire livrer le corps du supplicié, immédiatement après l'exécution. Mais Guillaume ne l'écoutait plus. Accoudé à la barrière de bois, il attendait, les yeux fixés sur la porte de la prison, toujours close. Un frémissement agitait ses mains, il avait un visage d'angoisse, comme si lui-même fût du supplice. Le bourreau venait de reparaître, un petit homme quelconque, l'air fâché, ayant hâte d'en finir. Puis, dans un groupe d'autres messieurs en redingotes, les assistants se montraient le chef de la Sûreté Gascogne, d'air froidement administratif, et le juge d'instruction Amadieu, celui-ci souriant, très soigné, malgré l'heure matinale, venu là par devoir et importance, comme au cinquième acte d'un drame célèbre dont il se croyait l'auteur. Une rumeur plus haute monta de la foule lointaine, et Guillaume, en levant un instant la tête, revit les deux prisons grises, les platanes printaniers, les maisons débordant de monde, sous le grand ciel d'azur pâle, où le soleil triomphant allait renaître.
—Le voilà, attention!
Qui avait parlé? Un petit bruit sourd, la porte qui s'ouvrait, brisa tous les cœurs. Il n'y eut plus que des cous tendus, des regards fixes, des respirations oppressées. Salvat était sur le seuil. Comme l'aumônier sortait devant lui, à reculons, pour lui cacher la guillotine, il s'arrêta, il voulut la voir, la connaître, avant de marcher à elle. Et, debout, le col nu, il apparut alors avec sa face longue, vieillie, creusée par la vie trop rude, transfigurée par l'extraordinaire éclat de ses yeux de flamme et de songe. Une exaltation le soulevait, il mourait dans son rêve. Quand les aides se rapprochèrent pour le soutenir, il refusa de nouveau. Et il s'avança, à petits pas, aussi vite, aussi droit que la corde, dont ses jambes étaient entravées, le lui permettait.
Guillaume, tout d'un coup, sentit les yeux de Salvat sur ses yeux. En s'approchant, le condamné l'avait aperçu, l'avait reconnu; et, comme il passait à deux mètres à peine, il eut un faible sourire, il entra en lui son regard, si profondément, que Guillaume à jamais devait en garder la brûlure. Quelle pensée dernière, quel testament suprême lui laissait-il donc à méditer, à exécuter peut-être? Cela fut si poignant, que Pierre, redoutant que son frère ne criât sans le vouloir, lui posa la main sur le bras.
—Vive l'anarchie!
C'était Salvat qui avait crié. Mais la voix, changée, étranglée, se déchirait dans le grand silence. Les quelques personnes présentes blêmissaient, la foule semblait morte, au loin. Au milieu du large espace vide, on entendit s'ébrouer le cheval d'un garde.
Alors, ce fut une bousculade immonde, une scène d'une brutalité et d'une ignominie sans nom. Les aides se ruèrent sur Salvat, qui arrivait lentement, le front haut. Deux lui saisirent la tête, n'y trouvèrent que de rares cheveux, ne purent l'abaisser qu'en se pendant à la nuque; tandis que deux autres lui empoignaient les jambes, le jetaient violemment sur la planche qui bascula, qui roula. Et la tête fut portée, enchâssée à coups de bourrades dans la lunette, tout cela au milieu d'une telle confusion, d'une sauvagerie si rude, qu'on aurait cru à l'extermination d'une bête gênante, dont on avait hâte de se débarrasser. Le couteau tomba, un grand choc, pesant et sourd. Deux longs jets de sang avaient jailli des artères tranchées, les pieds s'étaient agités convulsivement. On ne vit rien autre, le bourreau se frottait les mains, d'un geste machinal, pendant qu'un aide prenait la tête coupée et ruisselante dans le petit panier, pour la mettre dans le grand, où le corps, déjà, venait d'être jeté, d'une secousse.
Ah! ce choc sourd, ce choc pesant du couteau Guillaume l'avait entendu retentir au loin, dans ce quartier de misère et de travail, jusqu'au fond des chambres pauvres, où des milliers d'ouvriers, à cette heure, se levaient pour la dure besogne du jour! Il prenait là un sens formidable, il disait l'exaspération de l'injustice, la folie du martyre, l'espoir douloureux que le sang répandu hâterait la victoire des déshérités. Et Pierre, lui, dans cette basse boucherie, dans cet égorgement abject de la machine à tuer, avait senti croître le frisson qui le glaçait, à la vision brusque d'un autre corps, l'enfant blonde et jolie, frappée au ventre par un éclat de la bombe, étendue là-bas, sous le porche de l'hôtel Duvillard. Le sang ruisselait de sa chair frêle, ainsi qu'il venait de jaillir de ce cou tranché. C'était le sang qui payait le sang, et c'était comme la dette éternellement rachetée du malheur humain, sans que jamais l'homme s'acquittât de la souffrance.
Au-dessus de la place, au-dessus de la foule, le grand silence du ciel clair continuait. Combien l'abomination avait-elle duré? une éternité peut-être, deux ou trois minutes sans doute. Enfin, il y eut un réveil, on sortait de ce cauchemar, les mains frémissantes, les faces blêmies, avec des yeux de pitié, de dégoût et de crainte.
—Encore un, c'est le quatrième que je vois, dit Massot, le cœur mal à l'aise. J'aime mieux, tout de même, faire les mariages... Allons-nous-en, j'ai mon article.
Guillaume et Pierre, machinalement, le suivirent, retraversèrent la place, se retrouvèrent au coin de la rue Merlin. Et, là, ils revirent, debout à l'endroit où ils l'avaient laissé, le petit Victor Mathis, avec ses yeux de flamme, dans son visage blanc et muet. Il n'avait rien dû voir distinctement; mais le bruit du couteau retentissait encore dans son crâne. Un agent le bouscula, lui cria de circuler. Lui, un instant, le dévisagea, secoué d'une rage soudaine, prêt à l'étrangler. Puis, tranquillement, il s'éloigna, il monta la rue de la Roquette, en haut de laquelle, sous le soleil levant, on apercevait les grands ombrages du Père-Lachaise.
Mais les deux frères tombaient sur toute une scène d'explication, qu'ils entendirent sans le vouloir. La princesse de Harth arrivait enfin, lorsque le spectacle était fini; et elle était d'autant plus furieuse, qu'elle venait d'apercevoir, à la porte du marchand de vin, son nouvel ami Dutheil, accompagnant une femme.
—Ah bien! vous êtes gentil, vous, de m'avoir lâchée comme ça! Impossible d'avancer avec ma voiture, j'ai dû venir à pied, au travers de ce vilain monde, bousculée, injuriée.
Tout de suite, sachant ce qu'il faisait, il lui présenta Silviane; et il lui glissa qu'il remplaçait un ami près de cette dernière. Rosemonde, qui brûlait de connaître l'actrice, sans doute excitée par les bruits qui couraient sur elle d'extraordinaires fantaisies amoureuses, se calma, devint charmante.
—J'aurais été si heureuse, madame, de voir ce spectacle avec une artiste de votre mérite, que j'admire tant, sans avoir encore trouvé l'occasion de le lui dire.
—Oh! mon Dieu! madame, vous n'avez pas perdu grand'chose, en arrivant trop tard. Nous étions là-haut, à ce balcon, et je n'ai guère entrevu que des hommes qui en bousculaient un autre, voilà tout... Ça ne vaut pas la peine de se déranger.
—Enfin, madame, maintenant que la connaissance est faite, j'espère bien que vous me permettrez d'être votre amie.
—Certes, madame, mon amie, comme je serai moi-même flattée et enchantée d'être la vôtre.
La main dans la main, elles se souriaient, Silviane très grise, mais retrouvant son visage pur de vierge, Rosemonde enfiévrée d'une curiosité nouvelle, voulant goûter à tout, même à cela.
Dès lors, égayé, Dutheil n'eut plus que le désir de ramener Silviane chez elle, pour tâcher d'être payé de son obligeance. Il appela Massot qui arrivait, il lui demanda où il trouverait une station de voitures. Mais déjà Rosemonde offrait la sienne, expliquait que le cocher attendait dans une rue voisine, s'entêtait à vouloir remettre l'actrice, puis le député à leurs portes. Et celui-ci, désespéré, dut consentir.
—Alors, demain, à la Madeleine, dit Massot ragaillardi, en secouant la main de la princesse.
—Oui, demain, à la Madeleine et à la Comédie.
—Tiens, c'est vrai! s'écria-t-il, en prenant la main de Silviane, qu'il baisa. Le matin à la Madeleine, le soir à la Comédie... Nous serons tous là pour vous faire un gros succès.
—J'y compte bien... A demain.
—A demain.
La foule s'écoulait, bourdonnante, lasse, dans une sorte de déception et de malaise. Quelques passionnés s'attardaient seuls, afin de voir partir le fourgon qui allait emporter le corps du supplicié; tandis que les bandes de rôdeurs et de filles, hâves au grand jour, sifflaient, s'appelaient d'une dernière ordure, pour retourner à leurs ténèbres. Vivement, les aides du bourreau démontaient la guillotine. Bientôt, la place serait nette.
Pierre, alors, voulut emmener Guillaume, qui n'avait pas desserré les lèvres, comme étourdi encore par le choc sourd du couteau. Et vainement, du geste, il lui avait montré les persiennes du logement de Mège, restées obstinément closes, dans la façade de la haute maison, au milieu de toutes les autres fenêtres grandes ouvertes. C'était sans doute une protestation du député socialiste contre la peine de mort, bien qu'il exécrât les anarchistes. Pendant que la foule se ruait à l'affreux spectacle, lui, couché, la face vers le mur, rêvait de quelle façon il finirait bien par forcer l'humanité à être heureuse, sous la loi autoritaire du collectivisme. La perte d'un enfant venait de bouleverser sa vie intime de père tendre et pauvre. Il toussait beaucoup, mais il voulait vivre. Et, maintenant, c'était lorsque le ministère Monferrand aurait succombé sous sa prochaine interpellation, qu'il devait prendre le pouvoir, abolir la guillotine, décréter la justice et la félicité parfaite.
—Tu vois, Guillaume, répéta Pierre doucement, Mège n'a pas ouvert ses fenêtres, c'est un brave homme tout de même, bien que nos amis Bache et Morin ne l'aiment guère.
Puis, comme son frère ne répondait toujours pas, hanté, perdu:
—Allons, viens, il faut que nous rentrions.
Tous deux prirent la rue de la Folie-Regnault, gagnèrent la ligne des boulevards extérieurs par la rue du Chemin-Vert. A cette heure, dans le clair soleil levant, tout le travail du quartier était enfin debout, les longues rues que bordaient les constructions basses des ateliers et des usines, s'animaient du ronflement des générateurs, tandis que les fumées des hautes cheminées, dorées par les premiers rayons, devenaient roses. Mais ce fut surtout lorsqu'ils débouchèrent sur le boulevard Ménilmontant, qu'ils eurent la sensation de la grande descente des ouvriers dans Paris. Ils le suivirent de leur pas de promenade, ils continuèrent par le boulevard de Belleville. Et, de toutes parts, de toutes les misérables rues des faubourgs, le flot ruisselait, un exode sans fin des travailleurs, levés à l'aube, allant reprendre la dure besogne dans le petit frisson du matin. C'étaient des bourgerons, des blouses, des pantalons de velours ou de toile, de gros souliers alourdissant la marche, des mains ballantes, déformées par l'outil. Les faces dormaient encore à moitié, sans un sourire, grises et lasses, tendues là-bas, vers la tâche éternelle, toujours recommencée, avec l'unique espoir de la recommencer toujours. Et le troupeau ne cessait pas, l'armée innombrable des corps de métier, des ouvriers sans cesse après des ouvriers, toute la chair à travail manuel que Paris dévorait, dont il avait besoin pour vivre dans son luxe et dans sa jouissance.
Puis, boulevard de la Villette, boulevard de la Chapelle, et jusqu'à la butte Montmartre, boulevard Rochechouart, le défilé continua, d'autres, encore d'autres descendirent des chambres vides et froides, se noyèrent dans l'immense ville, d'où, harassés, ils ne devaient rapporter le soir qu'un pain de rancune. A présent, c'était aussi le flot des ouvrières, des jupes vives, des coups d'œil aux passants, les salaires si dérisoires, que les jolies parfois ne remontaient pas, tandis que les laides, ravagées, vivaient d'eau claire. Et, plus tard, c'étaient enfin les employés, la misère décente en paletot, des messieurs qui achevaient un petit pain, marchant vite, tracassés par la terreur de ne pouvoir payer leur terme et de ne savoir comment les enfants et la femme mangeraient jusqu'à la fin du mois. Le soleil montait à l'horizon, toute la fourmilière était dehors, la journée laborieuse recommençait, avec sa dépense continue d'énergie, de courage et de souffrance.
Jamais Pierre n'avait encore éprouvé si nettement la sensation du travail nécessaire, réparateur et sauveur. Déjà, lors de sa visite à l'usine Grandidier, et plus tard, quand lui-même avait senti le besoin d'une besogne, il s'était bien dit que la loi du monde devait être là. Mais, après l'abominable nuit, ce sang versé, ce travailleur égorgé, dans la folie de son rêve, quelle compensation, quelle espérance, à voir ainsi le soleil reparaître et l'éternel travail reprendre sa tâche! Si écrasant qu'il fût, si monstrueux de répartition injuste, n'était-ce pas le travail qui ferait un jour la justice et le bonheur?
Tout d'un coup, comme les deux frères gravissaient le flanc raide de la butte, ils aperçurent, en face d'eux, au-dessus d'eux, la basilique du Sacré-Cœur, souveraine et triomphale. Ce n'était plus une apparition lunaire, le songe de la domination, dressé devant le Paris nocturne. Le soleil la baignait d'une splendeur, elle était en or, et orgueilleuse, et victorieuse, flambante de gloire immortelle.
Guillaume, muet, qui avait en lui le dernier regard de Salvat, parut soudain conclure, prendre une décision dernière. Et il la regarda de ses yeux brûlants, il la condamna.
II
Le mariage était pour midi; et, depuis une demi-heure, les invités avaient envahi l'église, décorée avec un luxe extraordinaire, ornée de plantes vertes, embaumée de fleurs. Au fond, le maître-autel flambait de mille cierges, tandis que la grande porte, ouverte à deux battants, laissait voir, dans le clair soleil, le péristyle garni d'arbustes, les marches recouvertes d'un large tapis, la foule curieuse, entassée sur la place, et jusque dans la rue Royale.
Dutheil, qui venait encore de trouver trois chaises pour des dames en retard, dit à Massot, en train de prendre des noms sur un carnet:
—Ma foi! celles qui viendront maintenant, resteront debout.
—Comment les nomme-t-on, ces trois-là? demanda le journaliste.
—La duchesse de Boisemont et ses deux filles.
—Bigre! tout l'armorial de la France, et toute la finance, et toute la politique. C'est mieux encore qu'un mariage bien parisien.
En effet, tous les mondes se trouvaient réunis là, un peu gênés d'abord de s'y rencontrer. Pendant que les Duvillard amenaient les maîtres de l'argent, les hommes au pouvoir, madame de Quinsac et son fils étaient assistés des plus grands noms de l'aristocratie. Le choix des témoins disait à lui seul ce mélange étonnant: pour Gérard, le général de Bozonnet, son oncle, et le marquis de Morigny; pour Camille, le grand banquier Louvard, son cousin, et Monferrand, ministre des Finances, président du Conseil. La tranquille bravade de ce dernier, compromis naguère dans les affaires du baron, acceptant aujourd'hui d'être le témoin de sa fille, ajoutait à son triomphe un éclat d'insolence. Et, comme pour passionner davantage encore les curiosités, la bénédiction nuptiale devait être donnée par monseigneur Marina, évêque de Persépolis, l'agent de la politique du pape en France, l'apôtre du ralliement, de la république conquise au catholicisme.
—Que dis-je, un mariage bien parisien! répéta Massot en ricanant. C'est un symbole, ce mariage. L'apothéose de la bourgeoisie, mon cher, la vieille noblesse sacrifiant un de ses fils sur l'autel du veau d'or, et cela pour que le bon Dieu et les gendarmes, redevenus les maîtres de la France, nous débarrassent de ces fripouilles de socialistes.
Il se reprit:
—D'ailleurs, il n'y a plus de socialistes, on leur a coupé la tête, hier matin.
Dutheil, amusé, trouvait ça très drôle. Puis, confidentiellement:
—Vous savez que ça n'a pas été commode... Vous avez lu, ce matin, l'ignoble article de Sanier?
—Oui, oui, mais je savais auparavant, tout le monde savait.
Et, à demi-voix, se comprenant d'un mot, ils continuèrent. Chez les Duvillard, la mère n'avait fini par donner son amant à sa fille que dans les larmes, après une lutte désespérée, cédant au seul désir de voir Gérard riche et heureux, gardant contre Camille sa haine atroce de rivale vaincue. Chez madame de Quinsac, un combat s'était livré aussi douloureux, la comtesse n'avait consenti, révoltée, que pour sauver son fils du danger où elle le savait depuis l'enfance, si touchante d'abnégation maternelle, que le marquis de Morigny s'était résigné lui-même, malgré son indignation, à servir de témoin, faisant ainsi à celle qu'il avait toujours aimée le suprême sacrifice, celui de sa conscience. Et c'était cette effroyable histoire que Sanier, le matin, avait contée dans la Voix du Peuple, sous des pseudonymes transparents; et il avait trouvé même moyen d'ajouter à l'ordure, mal renseigné comme toujours, l'esprit tourné au mensonge, ayant besoin que l'égout dégorgé quotidiennement par lui, pour le succès de la vente, charriât un flot sans cesse épaissi et de plus en plus empoisonné. Depuis que la victoire de Monferrand l'avait forcé de laisser dormir l'affaire des Chemins de fer africains, il se rejetait sur les scandales privés, il salissait et détroussait les familles.
Soudain, Chaigneux se précipita, mélancolique et affairé, mal boutonné dans sa redingote douteuse.
—Eh bien! monsieur Massot, et votre article sur notre Silviane? Est-ce convenu, passera-t-il?
Duvillard avait eu l'idée d'utiliser Chaigneux, toujours à vendre, toujours prêt à servir de valet, en faisant de lui un racoleur, un ouvrier du prochain succès de Silviane. Et il l'avait donné à celle-ci, qui le chargeait de toutes sortes de basses besognes, le forçait à battre Paris pour lui recruter des applaudisseurs et lui assurer une publicité triomphale. Sa fille aînée n'était pas mariée encore, jamais ses quatre femmes ne lui avaient pesé plus lourd sur les bras; et c'était l'enfer, il finissait par être battu, s'il n'apportait pas un billet de mille francs, le premier de chaque mois.
—Mon article, répondit Massot, ah! non, mon cher député, il ne passera sûrement pas. Fonsègue le trouve trop élogieux pour le Globe. Il m'a demandé si je me fichais de l'austérité bien connue de son journal.
Chaigneux devint blême. C'était un article fait d'avance, au point de vue mondain, sur le succès que Silviane remporterait le soir, à la Comédie, dans Polyeucte. Le journaliste, pour lui être agréable, le lui avait même communiqué; de sorte que, ravie, elle comptait bien maintenant le lire imprimé dans le plus grave des journaux.
—Grand Dieu! qu'allons-nous devenir? murmura le député lamentable. Il faut absolument que cet article passe.
—Dame! je veux bien, moi. Parlez-en vous-même au patron... Tenez! il est là-bas debout, entre Vignon et le ministre de l'Instruction publique, Dauvergne.
—Certainement, je lui parlerai... Mais pas ici. Tout à l'heure, à la sacristie, pendant le défilé... Et je tâcherai aussi de parler à Dauvergne, parce que notre Silviane tient absolument à ce qu'il occupe la loge des Beaux-Arts, ce soir. Monferrand y sera, il l'a promis à Duvillard.
Massot se mit à rire, répétant le mot qui avait couru Paris, après l'engagement de l'actrice.
—Le ministère Silviane... Il doit bien ça à sa marraine.
Mais la petite princesse de Harth, qui arrivait en coup de vent, tomba au milieu des trois hommes.
—Vous savez que je n'ai pas de place, cria-t-elle.
Dutheil crut qu'il s'agissait de trouver là une chaise, bien placée.
—Ne comptez pas sur moi, j'y renonce. Je viens d'avoir toutes les peines du monde à caser la duchesse de Boisemont et ses deux filles.
—Eh! je parle de la représentation de ce soir... Mon bon Dutheil; il faut absolument que vous me fassiez donner un petit coin, dans une loge. J'en mourrai, c'est certain, si je ne puis applaudir notre incomparable, notre délicieuse amie.
Depuis la veille, depuis qu'elle avait mis Silviane à sa porte, après l'exécution de Salvat, elle professait pour elle une admiration fougueuse.
—Vous ne trouverez plus une seule place, madame, déclara Chaigneux, important. Nous avons tout donné, on vient de m'offrir trois cents francs d'un fauteuil.
—C'est exact, on s'est arraché les moindres strapontins, reprit Dutheil. Et je suis désolé, ne comptez pas sur moi... Duvillard seul pourrait vous prendre dans sa loge. Il m'a dit qu'il m'y réservait une place. Mais je crois bien que nous n'y sommes encore que trois, en comptant son fils... Demandez donc tout à l'heure à Hyacinthe qu'il vous fasse inviter.
Rosemonde, tombée aux bras de l'aimable député, un soir qu'Hyacinthe l'avait rendue malade d'ennui, sentit bien l'intention ironique. Elle ne s'en écria pas moins, enchantée:
—Tiens, c'est vrai! Hyacinthe ne peut pas me refuser ça... Merci du renseignement, mon petit Dutheil. Vous êtes gentil, vous, parce que vous arrangez les choses gaiement, même les choses tristes... Et n'oubliez pas que vous m'avez promis de m'apprendre la politique. Oh! la politique, mon cher, je sens que jamais rien ne m'aura passionnée comme la politique!
Elle les quitta, bouscula le monde, finit quand même par s'installer au premier rang.
—La bonne toquée! murmura Massot, l'air amusé.
Puis, comme Chaigneux se précipitait à la rencontre du juge d'instruction Amadieu, pour lui demander obséquieusement s'il avait bien reçu son fauteuil, le journaliste se pencha à l'oreille du député.
—A propos, cher ami, est-ce vrai, ce prochain lancement que Duvillard ferait de son fameux Chemin de fer transsaharien? Une gigantesque entreprise, des centaines de millions et des centaines de millions, cette fois... Hier soir, au journal, Fonsègue haussait les épaules, disait que c'était fou, qu'il n'y croyait pas.
Dutheil cligna de l'œil, plaisanta.
—Affaire dans le sac, mon bon Fonsègue baisera les pieds du patron avant quarante-huit heures.
Et, guilleret, il laissa entendre quelle manne dorée allait de nouveau tomber sur la presse, sur les amis fidèles, sur tous les hommes de bonne volonté. Quand l'orage est passé, l'oiseau secoue ses ailes. Et il se montrait pimpant et jaseur, dans la joyeuse certitude du cadeau attendu, comme si jamais la fâcheuse affaire des Chemins de fer africains ne l'avait bouleversé et blêmi d'épouvante.
—Fichtre! dit Massot, devenu sérieux, c'est alors mieux qu'un triomphe, ici, c'est encore la promesse d'une moisson nouvelle. Je ne m'étonne plus si l'on s'écrase!
A ce moment, les orgues éclatèrent puissamment en un chant de glorieux accueil. C'était le cortège qui faisait enfin son entrée dans l'église. Il y avait eu, dehors, pendant qu'il montait pompeusement les marches, sous le clair soleil, un long brouhaha parmi la foule, dont le flot, entassé jusque sur la chaussée de la rue Royale, entravait la circulation des fiacres et des omnibus. Et, maintenant, il pénétrait sous les hautes voûtes retentissantes, il s'avançait vers le maître-autel embrasé de cierges, entre les deux masses serrées des assistants, les hommes en redingote, les femmes en toilettes claires. Tous s'étaient mis debout, les faces se tendaient avec des sourires, brûlantes de curiosité.
D'abord, derrière le suisse magnifique, ce fut Camille au bras de son père, le baron Duvillard, qui avait son grand air superbe des jours de victoire. Elle, voilée d'un admirable point d'Alençon, que retenait le diadème de fleurs d'oranger, vêtue d'une robe de mousseline de soie plissée, sur un dessous de satin blanc, était si heureuse, si éclatante d'avoir vaincu, qu'elle en devenait presque jolie, redressée, laissant voir à peine son épaule gauche plus haute que la droite. Puis, Gérard suivait, donnant le bras à sa mère, la comtesse de Quinsac, lui très bel homme, très correct, ayant l'air qu'il devait avoir, elle d'une noblesse et d'une dignité impassibles, dans sa robe de soie bleu paon, brodée de perles d'acier et d'or. Mais on attendait Eve surtout, les têtes s'allongèrent, quand elle parut au bras du général de Bozonnet, un des témoins, le plus proche parent du marié. Elle avait une robe de taffetas vieux rose, garnie de valenciennes, d'un prix inestimable, et jamais elle n'avait paru plus jeune, plus délicieusement blonde. Pourtant, ses yeux disaient ses larmes, bien qu'elle s'efforçât de sourire; et il y avait, dans la grâce dolente de toute sa personne, comme un veuvage, le don pitoyable qu'elle avait fait de l'être aimé. Monferrand, le marquis de Morigny, le banquier Louvard, les trois autres témoins, venaient ensuite, donnant le bras à des dames de la famille. Monferrand surtout, très gai, très à l'aise, plaisantant sans majesté avec la dame qu'il accompagnait, une petite brune de mine évaporée, produisit une sensation considérable. Et il y avait encore dans le cortège, interminable et solennel, le frère de la mariée, Hyacinthe, dont on remarqua particulièrement l'habit, de forme inconnue, les pans plissés à gros plis symétriques.
Lorsque les fiancés eurent pris place devant les prie-Dieu qui les attendaient, et que les deux familles et les témoins se furent installés derrière, dans les grands fauteuils de velours rouge, à bois doré, la cérémonie se déroula avec une extraordinaire pompe. Le curé de la Madeleine lui-même officiait, des chanteurs de l'Opéra s'étaient joints à la maîtrise, pour la grand'messe chantée, que les orgues accompagnaient d'un continuel chant de gloire. Tout le luxe, toute la magnificence possible, mondaine et religieuse, était déployée, comme si l'on avait voulu faire de ce mariage, ainsi exalté, une fête publique, une victoire, une date marquant l'apogée d'une classe. Et il n'y avait pas jusqu'à l'impudence et à la bravade du monstrueux drame intime, connu de tous, affiché de la sorte, qui n'ajoutât à la cérémonie un éclat d'abominable grandeur. Mais on la sentit surtout, cette grandeur d'insolente domination, quand monseigneur Martha parut, en simple surplis, avec l'étole, pour la bénédiction. Grand, frais et rose, il souriait à demi, de son air de souveraineté aimable; et ce fut avec une onction auguste qu'il prononça les paroles sacramentelles, en pontife heureux de réconcilier les deux grands empires dont il unissait les héritiers. On attendait curieusement son allocution aux mariés. Il y fut vraiment merveilleux, il y triompha lui-même. N'était-ce pas dans cette église qu'il avait baptisé la mère, cette Eve blonde si belle encore, cette Juive convertie par lui à la foi catholique, au milieu des larmes d'attendrissement de toute la haute société de Paris? N'était-ce pas là encore qu'il avait fait ses trois fameuses conférences sur l'esprit nouveau, d'où dataient, selon lui, la déroute de la science, le réveil du spiritualisme chrétien, la politique de ralliement qui devait aboutir à la conquête de la république? Et il lui était bien permis, par de fines allusions, de se féliciter de son œuvre, en mariant un fils pauvre de la vieille aristocratie aux cinq millions de cette héritière bourgeoise, en laquelle triomphaient les vainqueurs de 89, aujourd'hui maîtres du pouvoir. Seul, le quatrième état, le peuple, dupé, volé, n'était pas de la fête. Monseigneur Martha scellait en ces conjoints la nouvelle alliance, il réalisait la politique du pape, la sourde poussée de l'opportunisme jésuite, épousant la démocratie, le pouvoir et l'argent, pour s'en emparer. Dans sa péroraison, il se tourna vers Monferrand qui souriait, il sembla s'adresser à lui, en souhaitant aux époux une vie chrétienne d'humilité et d'obéissance, tout entière vécue dans la crainte de Dieu, dont il évoquait la main, la poigne de fer, comme celle du gendarme chargé de maintenir la paix du monde. Personne n'ignorait l'entente diplomatique de l'évêque et du ministre, quelque pacte secret, où tous deux satisfaisaient leur passion autoritaire, leur besoin d'envahissement et de royauté; et, lorsque l'assistance s'aperçut que Monferrand souriait de son air de bonhomie un peu narquoise, elle eut, elle aussi, des sourires.
—Ah! murmura Massot qui était resté près de Dutheil, si le vieux Justus Steinberger voyait sa petite-fille épouser le dernier des Quinsac, comme il s'amuserait!
—Mais, mon cher, répondit le député, c'est très bien, ces mariages. La mode y est. Les Juifs, les chrétiens, les bourgeois, les nobles, tous ont raison de s'entendre, pour constituer la nouvelle aristocratie. Il en faut une, autrement nous sommes débordés par le peuple.
Massot n'en ricanait pas moins de la figure que Justus Steinberger aurait faite, en écoutant monseigneur Martha. Et le bruit courait, en effet, que le vieux banquier juif, depuis la conversion de sa fille Eve, qu'il avait cessé de voir, s'intéressait à ce qu'elle disait, à ce qu'elle faisait, d'un air d'ironie attendrie, comme s'il avait eu plus que jamais en elle une arme de vengeance et de défaite, parmi ces chrétiens dont on accusait sa race de rêver la destruction. Si, en la donnant pour femme à Duvillard, il n'avait pas conquis celui-ci, ainsi qu'il l'avait espéré, sans doute s'en consolait-il en constatant l'extraordinaire fortune de son sang, mêlé à celui de ses durs maîtres d'autrefois, qu'il achevait de gâter. N'était-ce pas là cette définitive conquête juive, dont on parlait?
Un dernier chant triomphal des orgues termina la cérémonie. Les deux familles et les témoins passèrent dans la sacristie, où furent signés les actes. Et le grand défilé de félicitations commença.
Dans la haute salle, lambrissée de chêne, un peu obscure, les deux mariés étaient enfin réunis, côte à côte. Et quel rayonnement de joie, chez Camille, que ce fût fait, qu'elle eût triomphé, en épousant ce grand nom, ce bel homme, arraché avec tant de peine des bras de toutes, de sa mère elle-même! Elle en paraissait grandie, sa petite taille de fille contrefaite, noire et laide, se redressait, exultait, tandis qu'un flot ininterrompu de femmes, les amies, les simples connaissances, se bousculaient, galopaient, lui serraient les mains ou l'embrassaient à pleine bouche, avec des mots d'extase. Gérard, lui, qui la dépassait de toutes les épaules, d'autant plus noble et fort qu'elle semblait plus chétive, acceptait les poignées de main, les rendait, souriait, en prince Charmant, heureux de s'être laissé aimer, d'avoir fait tout ce bonheur, par bonté et faiblesse. Et, sur une même ligne, les deux familles formaient deux groupes, restés distincts, au milieu de la cohue qui les assiégeait, qui passait devant elles, les bras tendus, indéfiniment. Duvillard recevait les saluts en roi content de son peuple, tandis que, par un effort suprême, voulant finir en enchanteresse, Eve trouvait l'énergie d'être délicieuse, de répondre à tous les hommages, à peine frémissante des larmes dont son cœur éclatait. Puis, c'était, de l'autre côté des époux, madame de Quinsac entre le général de Bozonnet et le marquis de Morigny, très digne, un peu hautaine, se contentant le plus souvent d'incliner la tête, ne donnant sa petite main sèche qu'aux personnes qu'elle connaissait bien; et, noyée dans cette marée de figures inconnues, elle échangeait avec le marquis un regard d'indicible tristesse, lorsque le flot devenait par trop vaseux, roulant des têtes qui suaient tous les crimes de l'argent. Pendant près d'une demi-heure, ce flot coula, les poignées de main tombèrent drues comme grêle, les mariés et les deux familles en eurent les bras rompus.
Cependant, des gens demeuraient, des groupes se formaient, causant, s'égayant. Et Monferrand, tout de suite, se trouva entouré. Massot fit remarquer à Dutheil avec quel empressement l'avocat général Lehmann s'approchait, pour faire sa cour. Presque aussitôt, le juge d'instruction Amadieu fût également là; et M. de Larombardière, le vice-président à la Cour, un boudeur pourtant, un des fidèles du salon de la comtesse, arriva lui-même. C'était la magistrature forcément flatteuse et obéissante, inféodée au pouvoir maître de l'avancement, qui nomme et qui destitue. On prétendait que Lehmann, dans l'affaire des Chemins de fer africains, avait rendu des services à Monferrand, en faisant disparaître certains dossiers. Et, quant au souriant Amadieu, si Parisien, n'était-ce pas à lui qu'on devait la tête de Salvat?
—Vous savez, murmura Massot, que tous les trois viennent quêter des remerciements, pour leur guillotiné d'hier. Monferrand lui doit un beau cierge, à ce misérable, qui, une première fois, avec sa bombe, a empêché la chute du ministère, et qui, plus tard, lui a fait donner la présidence du Conseil, lorsqu'il s'est agi d'avoir un homme de poigne assez forte pour étrangler l'anarchie. Hein? quelle lutte, Monferrand d'un côté et ce Salvat de l'autre! Ça devait finir par une tête coupée, on en avait besoin d'une... Tenez! écoutez-les, ils en causent.
En effet, les trois magistrats, qui allaient saluer le ministre tout-puissant, étaient questionnés par des dames amies, dont le compte rendu des journaux avait enfiévré la curiosité. Et Amadieu, ayant par devoir assisté à l'exécution, répondait, heureux de cette dernière importance, résolu à détruire ce qu'il appelait la légende de la mort héroïque de Salvat. Selon lui, ce scélérat n'avait eu aucun vrai courage, tenu debout par son seul orgueil, si livide, si étranglé d'épouvante, qu'il était mort avant d'arriver sous le couteau.
—Ah! ça, c'est la vérité, cria Dutheil. J'y étais.
Massot le tira par le bras, indigné, bien qu'il se moquât de tout.
—Vous n'avez rien vu, mon cher. Salvat est mort très bravement, c'est bête à la fin de salir ce pauvre bougre jusque dans la mort!
Mais cette idée de la mort lâche de Salvat faisait plaisir à trop de monde. Et c'était comme un dernier holocauste qu'on mettait aux pieds de Monferrand, afin de lui être agréable. Il continuait de sourire de son air paisible, en brave homme qui cède aux seules nécessités. Il se montra particulièrement aimable à l'égard des trois magistrats, voulant les remercier, pour son compte, de la bravoure avec laquelle ils étaient allés jusqu'au bout de leur pénible devoir. La veille, après l'exécution, il avait obtenu, à la Chambre, dans un vote délicat, une majorité formidable. L'ordre régnait, tout allait pour le mieux en France. Et Vignon, qui avait voulu paraître au mariage, en beau joueur, s'étant approché, le ministre le retint, le fêta, par coquetterie et par tactique, dans la crainte, malgré tout, que l'avenir prochain ne fût à ce jeune homme, si intelligent et si mesuré. Puis, comme un ami commun leur apprenait une triste nouvelle, le fâcheux état de santé de Barroux, dont les médecins désespéraient, tous les deux s'apitoyèrent. Ce pauvre Barroux! depuis la séance où il était tombé, il n'avait pu se remettre, il déclinait de jour en jour, frappé au cœur par l'ingratitude du pays, mourant sous cette abominable accusation de trafic et de vol, lui si droit, si loyal, qui avait donné sa vie à la république! Aussi, répéta Monferrand, est-ce qu'on avoue? Jamais le public ne comprend ça.
A ce moment, Duvillard, abandonnant un peu son rôle de père, vint les rejoindre; et, dès lors, le triomphe du ministre se doubla du sien. N'était-il pas le maître, l'argent, le seul pouvoir stable, éternel, au-dessus des pouvoirs éphémères, de ces portefeuilles de ministre qui passaient si rapidement de mains en mains? Monferrand régnait et passerait, Vignon régnerait et passerait, ce Vignon déjà à ses pieds, averti déjà qu'on ne gouvernait pas sans les millions de la finance. N'était-ce donc pas lui le seul triomphateur, qui achetait cinq millions un fils de l'aristocratie, qui incarnait la bourgeoisie devenue souveraine, régnant en roi absolu, maître de la fortune publique et bien résolu à n'en rien lâcher, même sous les bombes. Cette fête devenait la sienne, il s'attablait seul au festin, sans consentir à un nouveau partage, maintenant qu'il avait tout conquis, tout possédé, laissant à regret les miettes de sa table aux petits d'en bas, à ces pauvres diables de travailleurs, que la Révolution, autrefois, avait dupés.
Désormais, l'affaire des Chemins de fer africains était une vieille affaire, enterrée dans une commission, escamotée. Tous ceux qui s'y étaient trouvés compromis, les Dutheil, les Chaigneux, les Fonsègue, tant d'autres, riaient d'aise, délivrés par la forte poigne de Monferrand, exaltés eux aussi dans le triomphe de Duvillard. Et l'ignoble article de Sanier, que la Voix du Peuple avait publié le matin, ces révélations fangeuses, ne comptait même plus, n'obtenait que des haussements d'épaules, tellement le public, nourri de boue, saturé de dénonciations et de calomnies, était las de ces scandales à fracas. Une seule fièvre renaissait, le bruit répandu du prochain lancement de la grande affaire, ce fameux Chemin de fer transsaharien, qui allait remuer les millions et les faire pleuvoir sur les amis fidèles.
Pendant que Duvillard s'entretenait amicalement avec Monferrand et avec Dauvergne, le ministre de l'Instruction publique, qui les avait rejoints, Massot, rencontrant son rédacteur en chef Fonsègue, lui dit à demi-voix:
—Dutheil vient de m'assurer que leur Transsaharien est prêt et qu'ils vont le risquer à la Chambre. Ils se disent certains du succès.
Mais Fonsègue était sceptique.
—Pas possible, ils n'oseront pas recommencer si vite.
Pourtant, la nouvelle l'avait rendu grave. Il venait d'avoir une si grosse peur, à la suite de son imprudence, avec les Chemins de fer africains, qu'il s'était bien juré de prendre à l'avenir ses précautions. Mais cela n'allait pas jusqu'à refuser les affaires. Il fallait attendre, les étudier, et en être, être de toutes.
Justement, comme il regardait le groupe de Duvillard et des deux ministres, il assista à un racolage de Chaigneux, qui continuait, au travers de la sacristie, son recrutement pour la représentation du soir. Il célébrait Silviane, fouettait les curiosités, annonçait un succès énorme. Et, s'étant approché de Dauvergne, sa longue échine pliée en deux:
—Mon cher ministre, j'ai une requête à vous présenter de la part d'une belle dame, dont la victoire ne sera pas complète, ce soir, si vous ne daignez y joindre votre suffrage.
Dauvergne, joli homme, grand, blond, avec des yeux bleus qui souriaient derrière un binocle, l'écoutait d'un air de bienveillance. Il réussissait beaucoup à l'Instruction publique, bien qu'il ignorât tout de l'Université. Mais, en vrai Parisien de Dijon, comme on disait, il n'était point sans tact ni malice, il donnait des fêtes où sa jeune et délicieuse femme excellait, il passait pour un ami éclairé des écrivains et des artistes. Et l'engagement de Silviane à la Comédie, son œuvre jusqu'ici la plus fameuse, qui aurait coulé tout autre ministre, l'avait, par une singulière aventure, rendu populaire. On trouvait cela inattendu, amusant.
Lorsqu'il eut compris que Chaigneux désirait simplement être certain qu'il occuperait, le soir, sa loge à la Comédie, il redoubla d'amabilité.
—Mais certainement, mon cher député, je serai là. Quand on a une si charmante filleule, on ne l'abandonne pas dans le danger.
Monferrand, qui écoutait d'une oreille, se tourna soudain.
—Et dites-lui que je compte bien y être aussi, et qu'elle aura de la sorte deux amis de plus dans la salle.
Duvillard, ravi, les yeux brillant d'émotion et de gratitude, s'inclina, comme si les deux ministres venaient de lui faire, personnellement, une grâce inoubliable.
Ce fut alors, après avoir lui-même profondément remercié, que Chaigneux aperçut Fonsègue. Il se précipita, il l'emmena un peu à l'écart.
—Ah! mon cher collègue, il faut absolument que cette affaire s'arrange. Je la considère comme d'une importance capitale.
—Quoi donc? demanda Fonsègue surpris.
—Mais cet article de Massot, que vous ne voulez pas laisser passer.
Carrément, le directeur du Globe déclara qu'il ne passerait pas. Il défendait la dignité, la gravité de son journal; et de tels éloges, donnés à une fille, à une simple fille, apparaîtraient monstrueux, salissants, dans une feuille dont il avait eu tant de peine à faire un organe austère, d'une moralité inattaquable. D'ailleurs, lui s'en moquait, parlait de Silviane en termes crus, disait qu'elle pouvait bien trousser ses jupes en public, et qu'il en serait. Mais le Globe, c'était sacré.
Chaigneux, déconcerté, éploré, insista.
—Voyons, mon cher collègue, faites un petit effort pour moi. Si l'article ne passe pas, Duvillard va croire que c'est de ma faute. Et vous savez que j'ai besoin de lui, voilà le mariage de ma fille aînée retardé encore, je ne sais plus où donner de la tête.
Puis, voyant que ses malheurs personnels ne le touchaient nullement:
—Pour vous-même, mon cher collègue, pour vous-même... Car enfin, cet article, Duvillard le connaît, et il tient d'autant plus à le voir paraître dans le Globe, qu'il le sait plus élogieux. Réfléchissez, il rompra certainement avec vous.
Un instant, Fonsègue garda le silence. Songeait-il à la grosse affaire du Transsaharien? se disait-il que ce serait dur de se fâcher à ce moment, de ne pas avoir sa part, dans la prochaine distribution aux amis fidèles? Mais sans doute une idée d'attente et de prudence l'emporta.
—Non, non! je ne puis pas, c'est une question de conscience.
Cependant, les félicitations continuaient, il semblait que tout Paris défilât, et toujours les mêmes sourires, toujours les mêmes poignées de main. Très las, les deux mariés, les deux familles devaient garder leur air d'enchantement, contre le mur où la cohue avait fini par les serrer. La chaleur devenait insupportable, une fine poussière montait, comme sur le passage des grands troupeaux.
La petite princesse de Harth, attardée on ne savait où, on ne savait à quoi, surgit brusquement, se jeta au cou de Camille, embrassa Eve elle-même, garda la main de Gérard dans les deux siennes, en lui faisant d'extraordinaires compliments. Puis, ayant aperçu Hyacinthe, elle s'en empara, l'emmena dans un coin.
—Dites donc, vous, j'ai quelque chose à vous demander.
Hyacinthe, ce jour-là, était muet. Le mariage de sa sœur lui semblait une cérémonie méprisable, d'une vulgarité sans nom. Encore une, encore un, qui acceptaient cette sale et grossière loi des sexes, éternisant l'absurdité humaine du monde. Aussi avait-il décidé d'y assister en silence, d'un air de hautaine désapprobation.
Inquiet, il regarda Rosemonde, car il était heureux d'avoir rompu, il craignit quelque caprice qui la lui ramenât. Pour la première fois de la journée, il desserra les lèvres.
—Comme camarade, ma chère, tout ce qu'il vous plaira.
Elle s'était mise à rire, elle lui expliqua qu'elle en mourrait, si elle n'assistait pas au début de Silviane, dont elle était l'amie, l'admiratrice passionnée; et elle le supplia d'obtenir de son père qu'il la prît avec eux dans sa loge, où elle savait qu'il y avait une place.
Lui-même, alors, eut un sourire, en songeant que ce serait une fin d'une esthétique rare et symbolique, cette Silviane qui le débarrasserait de Rosemonde, ces deux femmes qui incarneraient l'amour infécond. Il était, au nom de la beauté, pour le mariage unisexuel qui n'enfante pas.
—C'est chose convenue, ma chère, je vais prévenir papa, il y aura une place pour vous.
Et le défilé, enfin, s'étant ralenti, la sacristie s'étant vidée un peu, les mariés et les deux familles purent s'échapper, parmi la foule bourdonnante, lente à s'écouler, qui s'attardait, stationnait, afin de les saluer et de les dévisager encore.
Gérard et Camille, tout de suite après le lunch, devaient partir pour une propriété que Duvillard possédait dans l'Eure. Et ce lunch, servi à deux pas de la Madeleine, dans le royal hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, fut une nouvelle magnificence. Au premier étage, la salle à manger était transformée en un buffet d'une abondance et d'une somptuosité merveilleuses; tandis que le vaste salon rouge, le petit salon bleu et argent, toutes les luxueuses pièces, portes ouvertes, permettaient un grand déploiement de réception. Bien qu'on eût dit que les amis des deux familles, les intimes seuls, étaient invités, il y eut là plus de trois cents personnes. Les ministres s'étaient excusés, alléguant l'écrasement des affaires publiques. Mais on revit les journalistes, les magistrats, les députés, tout un flot du fleuve qui avait coulé dans la sacristie. Et les plus dépaysés, parmi ces affamés se ruant à la curée prochaine, étaient certainement les quelques invités de madame de Quinsac, que le général de Bozonnet et le marquis de Morigny avaient installée sur un canapé du grand salon rouge, et qu'ils ne quittaient pas.
Eve, rompue de fatigue, à bout de force physique et morale, s'était assise dans le petit salon bleu et argent, que sa passion des fleurs avait changé en un grand bouquet de roses. Elle serait tombée, le parquet tremblait sous ses pieds; et, pourtant, elle souriait encore, elle se faisait belle et charmante, dès qu'un invité s'approchait. Un secours inespéré lui vint, lorsqu'elle aperçut monseigneur Martha, qui avait bien voulu honorer le lunch de sa présence. Il prit un fauteuil près d'elle, se mit à causer de son air de caresse, avec une gaieté aimable. Sans doute il n'ignorait pas l'affreux drame, l'angoisse vainement combattue qui ravageait cette pauvre âme, car il se montra paternel, il lui prodigua ses consolations. Elle parlait en veuve inconsolable qui renonce au monde, elle donnait à entendre que Dieu seul pouvait la satisfaire. Puis, la conversation tomba sur l'Œuvre des Invalides du travail, et elle déclara qu'elle était résolue à prendre très au sérieux son rôle de présidente, qu'elle s'y vouerait tout entière désormais.
—Monseigneur, à ce sujet, permettez-moi même de vous demander un conseil... J'ai besoin de quelqu'un pour m'aider, et j'ai songé à prendre un prêtre que j'admire, un véritable saint, monsieur l'abbé Pierre Froment.
L'évêque, devenu grave, restait embarrassé, lorsque la petite princesse, qui passait au bras de Dutheil, entendit le nom. Elle s'approcha, avec son impétuosité ordinaire.
—L'abbé Pierre Froment... Je ne vous ai pas dit, ma chère, je l'ai rencontré en veston, en pantalon, et l'on m'a raconté qu'il pédalait au Bois avec une créature... N'est-ce pas, Dutheil, que nous l'avons rencontré?
Le député s'inclina en souriant, tandis que, saisie, bouleversée, Eve joignait les mains.
—Est-ce possible? une telle flamme de charité, une foi et une passion d'apôtre!
Enfin, monseigneur intervint.
—Oui, oui, l'Eglise est frappée parfois de grandes tristesses. J'ai su la folie du malheureux dont vous parlez, j'ai cru même devoir lui écrire, et il a laissé ma lettre sans réponse. J'aurais tant voulu éviter un pareil scandale! Mais il est des forces abominables que nous ne pouvons toujours vaincre, et l'archevêché a, ces jours-ci, prononcé l'interdiction... Il faudra choisir une autre personne, madame.
Ce fut un désastre. Eve regardait Rosemonde et Dutheil, n'osant leur demander des détails, rêvant de cette créature qui avait osé détourner un prêtre. Quelque fille impudique sûrement, une de ces détraquées, folles de leur chair! Et il lui sembla qu'un tel crime achevait son propre malheur.
Elle murmura, avec un geste qui prenait à témoin son grand luxe, les roses embaumées où elle baignait, la foule de ses invités qui se ruaient au buffet:
—Ah! décidément, il n'y a que corruption, on ne peut plus compter sur personne.
A ce même moment, Camille, sur le point de partir avec Gérard, se trouvait seule dans sa chambre de jeune fille, lorsque son frère Hyacinthe l'y rejoignit.
—Ah! mon petit, te voilà!... Dépêche-toi, si tu veux m'embrasser. Je file, et bien heureuse.
Il l'embrassa. Puis, doctement:
—Je te croyais plus forte. Depuis ce, matin, tu montres une joie qui me dégoûte.
Elle se contenta de le regarder avec un mépris tranquille. Il continua.
—Ton Gérard que tu manges des yeux, tu sais bien qu'elle te le reprendra, dès que vous reviendrez.
Ses joues blêmirent, ses yeux s'embrasèrent. Et, marchant sur son frère, les poings serrés:
—Elle! tu dis qu'elle me le reprendra!
C'était de leur mère qu'ils parlaient.
—Ecoute, mon petit, je la tuerai plutôt. Ah! non, qu'elle ne compte pas sur cette saleté, parce que l'homme qui est à moi, vois-tu, je le garde... Et toi, tu feras bien de me laisser tranquille avec tes méchancetés, car tu sais que je te connais, tu n'es qu'une fille et qu'une bête!
Il avait reculé, comme si une vipère dressait sa mince tête, aiguë et noire; et il préféra battre en retraite, ayant toujours tremblé devant elle.
Alors, pendant que les derniers invités s'acharnaient, achevaient de dévaster le buffet, les adieux se firent, les mariés prirent congé, pour monter dans la voiture qui devait les conduire à la gare. Le général de Bozonnet s'était mis, dans un groupe, à dire une fois de plus sa désespérance chagrine, au sujet du service militaire obligatoire; et il fallut que le marquis de Morigny le ramenât, au moment où la comtesse de Quinsac embrassait son fils et sa bru Camille, les mains tremblantes, si émue, que le marquis se permit pieusement de la soutenir. Hyacinthe s'était lancé à la recherche de son père, qu'on ne trouvait nulle part. Il finit par le découvrir, dans une embrasure de fenêtre, en grande conférence avec Chaigneux effondré, qu'il malmenait violemment, furieux d'apprendre le scrupule de conscience de Fonsègue; car, si l'article ne passait pas, Silviane était capable de s'en prendre à lui seul et de l'en punir, en lui fermant sa porte encore. Tout de suite, il dut retrouver son air triomphant, il accourut pour baiser sa fille au front, pour serrer la main de son gendre, plaisantant, leur souhaitant, là-bas, des jours agréables. Et ce furent enfin les adieux d'Eve, près de laquelle monseigneur Martha était resté, souriant. Elle se montra d'une bravoure attendrissante, elle puisa dans sa volonté d'être belle jusqu'au bout une force dernière, qui lui permit d'être gaie et maternelle.
Elle avait pris la main un peu frémissante et gênée de Gérard, elle osa la garder un instant dans la sienne, très bonne, vraiment héroïque de renoncement.
—Au revoir, Gérard, portez-vous bien, soyez heureux.
Puis, elle se tourna vers Camille, elle la baisa sur les deux joues, tandis que monseigneur les regardait toutes deux, d'un air d'indulgente sympathie.
—Au revoir, ma fille.
—Au revoir, ma mère.
Mais les voix tremblaient, les regards s'étaient croisés avec des lueurs de glaive, et elles avaient senti les dents sous le baiser. Ah! cette rage de la voir belle toujours, désirable encore, malgré les années et les larmes! Et l'autre, quelle torture, cette fille jeune, cette jeunesse qui avait fini par la vaincre, et qui lui emportait à jamais son amour! Le mutuel pardon était impossible, elles s'exécreraient jusque dans la tombe de famille, où elles dormiraient côte à côte, un jour.
Le soir, pourtant, la baronne Duvillard s'excusa de ne pouvoir assister à la représentation de Polyeucte. Elle était lasse, elle voulait se coucher de bonne heure; et, la tête dans l'oreiller, elle pleura la nuit entière. La loge, une avant-scène de balcon, ne fut donc occupée que par le baron, Hyacinthe, Dutheil et la petite princesse de Harth.
Dès neuf heures, la salle était pleine, cette bourdonnante et éclatante salle des grandes solennités dramatiques. Tout le Paris qui avait défilé le matin dans la sacristie de la Madeleine, se retrouvait là, avec la même fièvre de curiosité, le même désir d'imprévu, d'extraordinaire; et l'on reconnaissait les mêmes têtes, les mêmes sourires, des femmes qui se saluaient d'un petit signe d'intelligence, des hommes qui se comprenaient d'un mot, d'un geste. Toutes et tous étaient fidèles au rendez-vous, épaules nues, boutonnière fleurie, en une splendeur éblouissante de fête. Fonsègue occupait la loge du Globe, avec deux ménages amis. A l'orchestre, le petit Massot avait son fauteuil habituel. On y voyait aussi le juge d'instruction Amadieu, un des habitués fidèles de la Comédie, ainsi que le général de Bozonnet et l'avocat général Lehmann. Mais Sanier surtout, l'effroyable Sanier, avec son mufle de gros homme apoplectique, était beaucoup regardé, à cause de son article scandaleux du matin. Chaigneux, qui n'avait gardé pour lui qu'un strapontin modeste, battait les couloirs, se montrait à tous les étages, soufflant une dernière fois l'enthousiasme. Et, lorsque, dans l'avant-scène qui faisait face à celle de Duvillard, les deux ministres, Monferrand et Dauvergne, parurent, un frémissement léger courut, les sourires se firent plus intimes et plus amusés, car personne n'ignorait la part qu'ils venaient prendre au succès de la débutante.
Cependant, de mauvais bruits circulaient encore la veille. Sanier avait déclaré que le début de Silviane, d'une catin notoire, à la Comédie-Française, et dans ce rôle de Pauline, d'une si haute noblesse morale, était un véritable défi à la pudeur publique. Cette extravagante fantaisie d'une jolie fille avait d'ailleurs longtemps soulevé la presse. Mais on en parlait depuis six mois, et Paris, qui finissait par s'y faire, accourait là, n'ayant plus que son unique besoin d'être distrait. Avant qu'on levât la toile, dans l'air même de la salle, on le sentait bon enfant, rieur et jouisseur, se moquant dans les coins, prêt à battre des mains, s'il y trouvait son plaisir.
Et ce fut vraiment extraordinaire. Quand Silviane parut au premier acte, chastement drapée, elle étonna la salle par le pur ovale de sa figure de vierge, à la bouche d'innocence, aux yeux de candeur immaculée. Puis, surtout, la façon dont elle avait compris le rôle stupéfia d'abord, charma ensuite. Dès ses confidences à Stratonice, dès le récit du songe, elle fit de Pauline une figure mystique envolée dans le rêve, une sorte de sainte de vitrail que la Brunehilde de Wagner, chevauchant les nuages, aurait emportée en croupe. Cela était parfaitement inepte, contre toute raison et contre toute vérité. On sembla ne s'y intéresser que davantage, cédant à la mode, mais sans doute excité plus encore par le contraste, entre ce lis ingénu et la fille aux goûts infâmes. Dès ce moment, le succès grandit d'acte en acte, au second pendant son explication avec Sévère, au troisième dans sa scène avec Félix, pour aboutir, au quatrième, à la scène avec Polyeucte, puis à la scène avec Sévère, d'une noblesse tragique si poignante. Un léger coup de sifflet, dont on accusa Sanier, assura la victoire. Monferrand et Dauvergne, comme le racontèrent les journaux, donnèrent le signal des applaudissements; et toute la salle s'enflamma, Paris battit des mains, moitié par amusement, moitié par ironie peut-être, faisant aussi cette fête au faste de Duvillard et à la forte poigne de ce ministère Silviane, dont on plaisantait pendant les entr'actes.
Dans l'avant-scène du baron, c'était une passion, une bousculade.
—Vous savez, vint dire Dutheil, que notre critique influent, celui que je vous ai amené à souper un soir, est furieux. Il s'entête à dire que Pauline est une petite bourgeoise, touchée à la fin seulement par le miracle, et que c'est tuer la figure que de la poser tout de suite en sainte vierge.
—Bah! dit superbement Duvillard, qu'il discute, ça fera du bruit... L'important est que nous ayons demain matin l'article de Massot dans le Globe.
Mais, à ce sujet, les nouvelles n'étaient pas bonnes. Chaigneux, qui avait relancé Fonsègue, déclarait que celui-ci hésitait encore, malgré le succès, qu'il trouvait idiot. Le baron se fâcha.
—Allez dire à Fonsègue que je veux et que je me souviendrai.
Dans le fond de l'avant-scène, Rosemonde délirait d'enthousiasme.
—Mon petit Hyacinthe, je vous en supplie, menez-moi à la loge de Silviane. Je ne peux pas attendre, il faut que je l'embrasse.
—Mais nous allons tous y aller, s'écria Duvillard, qui avait entendu.
Les couloirs débordaient, on s'écrasait jusque sur la scène. Puis, un obstacle se présenta, la porte de la loge était fermée; et, lorsque le baron frappa, une habilleuse répondit que madame priait ces messieurs d'attendre.
—Oh! moi, une femme, ça ne fait rien, dit Rosemonde, en se glissant vivement. Et vous, Hyacinthe, venez donc, ça ne fait rien non plus.
Silviane, à demi nue, se faisait essuyer les épaules et la gorge, tant elle avait chaud. Exaltée, Rosemonde se jeta sur elle, la baisa. Elles causèrent, la bouche presque sur la bouche, dans le flamboiement embrasé du gaz, dans le vertige des fleurs dont l'étroite pièce était pleine. Et, au milieu des mots brûlants d'admiration et de tendresse, Hyacinthe entendit qu'elles promettaient de se revoir à la sortie, et que Silviane finissait par inviter Rosemonde à venir prendre une tasse de thé chez elle. Il eut un sourire complaisant, en disant à l'actrice:
—Votre voiture vous attend au coin de la rue Montpensier, n'est-ce pas? Eh bien! je me charge d'y conduire la princesse. Ce sera plus simple, vous rentrerez ensemble.
—Ah! que vous êtes mignon! cria Rosemonde. C'est entendu.
La porte fut ouverte, les hommes entrèrent, se répandirent en félicitations. Mais il fallut vite regagner la salle pour le cinquième acte. Et ce fut le triomphe, la salle croula, lorsque Silviane déclama le fameux: «Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée», avec un élancement de sainte martyre qui monte au ciel. On n'était pas plus âme. Quand on rappela les artistes, Paris fit une ovation dernière à cette vierge de théâtre qui jouait si bien les catins à la ville, selon le mot de Sanier.
Duvillard, tout de suite, passa par les coulisses avec Dutheil, pour aller prendre Silviane, pendant qu'Hyacinthe conduisait Rosemonde à la voiture, qui stationnait au coin de la rue Montpensier. Ensuite, le jeune homme attendit. Et il sembla tout égayé, lorsque son père, qui arrivait avec Silviane, fut arrêté par un geste de celle-ci, comme il voulait monter à son tour.
—Non, mon cher, pas ce soir. J'ai une amie.
La petite mine rieuse de Rosemonde était apparue, au fond du coupé. Il demeura béant, pendant que la voiture filait, emmenant les deux femmes. Lui qui, depuis tant de jours, travaillait à rentrer en grâce!
—Mon cher, que voulez-vous? expliquait Hyacinthe à Dutheil, un peu choqué lui-même. J'avais d'elle par-dessus la tête, et je l'ai donnée à Silviane.
Duvillard, étourdi, restait sur le trottoir, dans la galerie devenue déserte, lorsque Chaigneux, qui s'en allait harassé, le reconnut, se précipita, pour lui annoncer que Fonsègue avait réfléchi et que l'article de Massot passerait. Dans les couloirs, on avait aussi causé beaucoup du fameux Transsaharien.
Hyacinthe emmena son père, le réconforta, en camarade raisonnable, pour qui la femme était une bête impure et basse.
—Viens dormir... Puisque cet article doit paraître, tu le lui porteras demain matin, elle t'ouvrira sûrement.
Et les deux hommes, qui voulaient marcher, remontèrent l'avenue de l'Opéra, vide et morne à cette heure, fumant, échangeant de lentes paroles, tandis que, sur Paris endormi, passait une lamentation immense, l'agonie d'un monde.
III
Depuis l'exécution de Salvat, Guillaume était tombé dans un grand silence. Il semblait préoccupé, absent. Pendant des heures, il travaillait, il fabriquait de cette poudre si dangereuse, à la formule connue de lui seul, des manipulations d'une délicatesse extrême, pour lesquelles il ne voulait l'aide de personne. Puis, il s'en allait, il rentrait brisé par de longues promenades solitaires. Au milieu des siens, il restait très doux, s'efforçait de sourire. Mais il avait toujours l'air de revenir de très loin, dans un sursaut, lorsqu'on lui adressait la parole.
Pierre, alors, s'imagina que son frère avait trop compté sur l'héroïsme de son renoncement et que la perte de Marie lui était intolérable. N'était-ce pas elle qui le hantait, qu'il regrettait, à mesure que devenait plus prochaine la date fixée pour le mariage? Et il osa, un soir, s'en ouvrir à lui, offrant encore de partir, de disparaître.
Aux premiers mots, Guillaume l'arrêta, dans un cri de tendresse.
—Marie! ah! mon petit frère, je l'aime trop, je t'aime trop, pour regretter ce que j'ai fait... Non, non! vous ne me donnez que du bonheur, vous êtes tout mon courage, toute ma force, maintenant que je vous sais heureux l'un et l'autre... Et je t'assure, tu te trompes, je n'ai absolument rien, c'est le travail sans doute qui m'absorbe un peu.
Ce soir-là, il voulut réagir, il se montra d'une gaieté charmante. Au dîner, il demanda si le tapissier viendrait bientôt organiser pour le jeune ménage les deux petites pièces que Marie occupait au-dessus du laboratoire. Celle-ci, qui attendait paisible et souriante, sans hâte ni gêne, depuis que le mariage était décidé, se mit alors à lui dire joyeusement tout ce qu'elle désirait: une chambre rouge, tendue d'andrinople à vingt sous le mètre; des meubles de sapin verni, qui lui feraient croire qu'elle était à la campagne; enfin, un tapis par terre, parce qu'un tapis était pour elle le comble du luxe. Et elle riait, et il riait avec elle, l'air amusé et paternel, tandis que Pierre, que cette bonhomie soulageait, restait convaincu qu'il s'était trompé.
Seulement, dès le lendemain, Guillaume retomba dans sa songerie. Et l'inquiétude de Pierre recommença, lorsqu'il eut remarqué que jamais Mère-Grand, elle aussi, ne lui avait paru si muette, dans un si haut et si grave silence. N'osant agir près d'elle, il eut d'abord l'idée vaine de faire causer les trois grands fils; car ni Thomas, ni François, ni Antoine, ne savaient rien, ne voulaient rien savoir. Ils passaient les jours chacun à sa tâche, d'une sérénité souriante, respectant, adorant le père, simplement. Vivant à son côté, ils ne lui posaient aucune question sur ses travaux, sur ses projets, trouvant que ce qu'il faisait ne pouvait être que juste et bon, prêts à le faire avec lui, sans examen, au moindre appel. Mais, évidemment, il les écartait de tout péril, il gardait pour lui tout le sacrifice, et Mère-Grand seule était sa confidente, celle qu'il consultait, qu'il écoutait peut-être. Aussi Pierre, renonçant à rien deviner par les enfants, ne se préoccupa-t-il plus que de la gravité rigide où il la voyait, surtout lorsqu'il crut avoir surpris de fréquents entretiens, entre Guillaume et elle, dans sa chambre, là-haut, près du logement de Marie. Ils s'y enfermaient, ils devaient s'y livrer à des besognes longues, pendant lesquelles la chambre semblait morte, sans un souffle.
Puis, un jour, Pierre vit Guillaume qui en sortait, avec une petite valise d'apparence fort lourde. Tout de suite, il se souvint de la confidence de son frère, cette poudre dont une livre aurait fait sauter une cathédrale, cet engin destructeur qu'il voulait donner à la France guerrière, pour lui assurer la victoire sur les autres nations, et faire d'elle ensuite l'initiatrice, la libératrice. Et il se rappela que Mère-Grand était seule avec lui dans le secret, qu'elle avait longtemps couché sur des cartouches du terrible explosif, lorsque Guillaume craignait une visite de la police. Pourquoi donc, maintenant, déménageait-il ainsi la quantité de poudre qu'il fabriquait depuis quelque temps? Un soupçon, une peur sourde lui donna la force de demander brusquement à son frère:
—Tu as donc quelque crainte, que tu ne gardes rien ici? Si des choses t'embarrassent, tu sais que tu peux tout déposer chez moi, où personne n'ira fouiller.
Etonné, Guillaume le regarda fixement.
—Oui... J'ai su que les arrestations et les perquisitions recommencent, depuis qu'ils ont guillotiné ce malheureux, dans la terreur où ils sont qu'un désespéré ne le venge. Et puis, ce n'est guère prudent de garder ici des matières d'une telle puissance de destruction. Je préfère les mettre en lieu sûr... A Neuilly, ah! non, petit frère, ce n'est pas un cadeau pour toi!
Il parlait d'un air calme, il avait eu à peine un tressaillement léger.
—Alors, reprit Pierre, tout est prêt, tu vas remettre prochainement ton engin au ministre de la Guerre?
Une hésitation parut au fond de ses yeux de franchise, il fut sur le point de mentir. Puis, tranquillement:
—Non, j'y ai renoncé. J'ai une autre idée.
Et cela était dit d'un air de décision si redoutable, que Pierre n'osa l'interroger davantage, lui demander quelle était cette autre idée. Mais, à partir de cette minute, une attente inquiète le laissa frissonnant, il sentit d'heure en heure, dans le haut silence de Mère-Grand, dans le visage de plus en plus héroïque et affranchi de Guillaume, naître là, et grandir, et déborder sur Paris entier, l'énorme et terrifiante chose.
Un après-midi que Thomas devait se rendre à l'usine Grandidier, on apprit que Toussaint, le vieil ouvrier, venait d'être frappé d'une nouvelle attaque de paralysie. Et Thomas promit de monter en passant chez le pauvre homme, qu'il estimait, pour voir si l'on ne pourrait pas lui être de quelque secours. Pierre voulut l'accompagner. Tous deux partirent, vers quatre heures.
Dans l'unique pièce que les Toussaint habitaient, où ils mangeaient et où ils couchaient, les deux visiteurs trouvèrent le mécanicien assis près de la table, sur une chaise basse, l'air foudroyé. C'était une hémiplégie, qui, en paralysant tout le côté droit, le bras et la jambe, lui avait aussi envahi la face, à ce point que la parole était abolie. Il ne poussait plus que des grognements gutturaux, incompréhensibles. La bouche se tordait à droite, tout le bon visage rond, à la peau tannée, aux yeux clairs, s'était contracté en un masque effrayant d'angoisse. L'homme était terrassé à cinquante ans, la barbe inculte et blanche comme celle d'un vieillard, les membres noueux mangés par le travail, désormais morts à toute besogne. Et les yeux seuls vivaient, faisaient le tour de la chambre, allaient de l'un à l'autre; tandis que madame Toussaint, toujours grasse, même lorsqu'elle ne mangeait pas à sa faim, restée active et de tête solide dans son malheur, s'empressait autour de lui.
—Toussaint, c'est une bonne visite, c'est monsieur Thomas qui vient te voir, avec monsieur l'abbé...
Elle se reprit tranquillement:
—Avec monsieur Pierre, son oncle... Tu vois bien qu'on ne t'abandonne pas encore.
Toussaint voulut parler, mais son effort impuissant n'amena que deux grosses larmes dans ses yeux; et il regardait les nouveaux venus d'un air d'indicible détresse, les mâchoires tremblantes.
—Ne t'émotionne donc pas, reprit la femme. Le médecin a dit que ça ne te valait rien.
En entrant, Pierre avait remarqué que deux personnes se levaient, se retiraient un peu à l'écart. Et il eut la surprise de reconnaître madame Théodore et la petite Céline, toutes les deux proprement vêtues, l'air à leur aise. Elles étaient venues voir, l'une son frère, l'autre son oncle, en apprenant l'accident, avec le bon cœur de tristes créatures qui avaient connu les pires souffrances. Maintenant, elles semblaient à l'abri de la misère noire, et Pierre se rappela ce qu'on lui avait conté, l'extraordinaire mouvement de sympathie autour de la fillette, après l'exécution du père, les dons nombreux, toute une lutte de générosité à qui l'adopterait, enfin l'adoption par un ancien ami de Salvat qui l'avait fait rentrer à l'école, en attendant de la mettre en apprentissage, pendant que madame Théodore elle-même était placée comme garde-malade, dans une maison de santé. C'était, pour elles deux, le salut.
Comme Pierre s'approchait pour embrasser la petite Céline, madame Théodore dit à celle-ci de bien remercier encore monsieur l'abbé. Elle continuait à l'appeler respectueusement ainsi.
—C'est vous, monsieur l'abbé, qui nous avez porté bonheur. Ça ne s'oublie pas, je lui répète toujours de ne pas oublier votre nom dans ses prières.
—Alors, mon enfant, vous retournez à l'école?
—Oh! oui, monsieur l'abbé, je suis bien contente! Et puis, nous ne manquons plus de rien.
Une émotion l'étrangla, elle bégaya dans un sanglot:
—Ah! si ce pauvre papa nous voyait!
Madame Théodore prenait poliment congé de madame Toussaint.
—Eh bien, adieu! nous nous en allons. C'est triste tout de même, ce qui vous arrive, et nous avons voulu vous dire la peine que ça nous fait. L'ennui, quand le malheur s'en mêle, c'est qu'avec du courage on ne réussit quand même à rien... Céline, viens embrasser ton oncle... Mon pauvre frère, je te souhaite de retrouver tes deux jambes le plus tôt possible.
Elles baisèrent le paralytique sur les joues, elles s'en allèrent. Et Toussaint, qui avait écouté, qui avait regardé, les suivit de ses yeux si vifs, si intelligents encore, comme brûlé du regret et du désir de cette vie, de cette activité où elles retournaient.
Malgré sa belle humeur coutumière, madame Toussaint fut mordue d'une pensée jalouse.
—Ah! mon pauvre vieux, dit-elle, après avoir mis un oreiller derrière le dos de son homme, en voilà deux qui ont eu plus de chance que nous. Depuis qu'on a coupé la tête à ce fou de Salvat, tout leur réussit. Leur affaire est faite, elles ont du pain sur la planche.
Puis, se tournant vers Pierre et Thomas:
—Tandis que nous autres, nous sommes bien fichus, le nez dans la crotte, sans un espoir de nous en retirer... Que voulez-vous? nous crèverons de faim, mon pauvre homme n'a pas été guillotiné, il n'a fait que travailler toute sa vie, et vous le voyez, le voilà fini, comme une vieille bête qui n'est plus bonne à rien.
Elle les fit asseoir, elle répondit à leurs questions apitoyées. Le médecin était déjà venu deux fois, et il leur avait promis de rendre la parole au malade, de lui permettre peut-être de faire le tour de la chambre avec une canne. Quant à jamais se remettre sérieusement au travail, il n'y fallait pas compter. Alors, à quoi bon? Les yeux de Toussaint disaient qu'il aimait mieux mourir tout de suite. Lorsqu'un ouvrier ne travaille plus, ne nourrit plus sa femme, il est mûr pour la terre.
—Des économies, reprit-elle, il y a des gens qui me demandent si nous avons des économies... Nous avions près de mille francs à la Caisse d'épargne, lorsque Toussaint a eu sa première attaque. Et l'on ne s'imagine pas ce qu'il faut de sagesse pour mettre de côté une pareille somme; car, enfin, on n'est pas des sauvages, on se donne de temps à autre une petite fête, un bon plat, arrosé d'une bonne bouteille... En cinq mois de chômage forcé, avec les remèdes, avec les viandes saignantes, nous avons mangé les mille francs, et bonté du ciel! maintenant que ça recommence, nous ne sommes pas près de connaître le vin cacheté et le goût du gigot à la broche.
Ce cri de la commère friande qu'elle avait toujours été, disait plus que ses larmes contenues sa terreur du lendemain. Elle restait debout, brave quand même; mais quel écroulement, quelle fin du monde, si elle ne pouvait plus tenir sa chambre bien propre, cuisiner le dimanche un morceau de veau à la casserole, attendre le retour de son homme, chaque soir, en causant avec les voisines! Autant valait-il qu'on les jetât au ruisseau et que le tombereau les emportât!
Thomas intervint.
—Est-ce qu'il n'existe pas un Asile des Invalides du travail, et ne pourrait-on y faire entrer votre mari? Il me semble que sa place y est toute marquée.
—Ah, ouiche! dit la femme, on m'en a parlé, j'ai déjà pris mes renseignements. Ils ne prennent pas les malades dans cette maison-là. Quand on y va, ils vous répondent qu'il y a des hôpitaux pour les malades.
Et Pierre, d'un geste découragé, confirma l'inutilité de la démarche. Lui, dans une brusque vision, venait de se revoir battant Paris, courant de la baronne Duvillard, présidente, à l'administrateur général Fonsègue, pour n'arriver à faire admettre le triste Laveuve que lorsqu'il était mort.
Mais, à ce moment, il y eut un vagissement d'enfant tout jeune, et les deux visiteurs furent stupéfaits de voir madame Toussaint entrer dans l'étroit cabinet où son fils Charles avait longtemps couché, puis en ressortir avec un poupon de vingt mois à peine, sur les bras.
—Mon Dieu! oui, expliqua-t-elle, c'est le petit de Charles. Il dormait là, dans l'ancien lit de son père, et vous l'entendez, il s'éveille... Imaginez-vous que, l'autre mercredi, juste la veille du jour où Toussaint a été frappé, j'étais allée le reprendre chez la nourrice, à Saint-Denis, parce qu'elle menaçait de le mettre à la borne, depuis que Charles, qui se dérange, ne la payait plus. Je me disais, n'est-ce pas? que le travail semblait recommencer et qu'on arriverait toujours à nourrir une petite bouche comme ça. Puis, voilà que tout craque... Enfin que voulez-vous? maintenant qu'il est ici, je ne peux pourtant pas le descendre dans la rue.
Tout en parlant, elle marchait, elle dodelinait l'enfant, pour qu'il se calmât. Et elle continuait, elle revenait sur la bête d'histoire, cette bonne du marchand de vin d'en face, avec laquelle Charles avait eu la sottise de coucher sans précaution, et qui lui avait laissé ce beau cadeau, en se sauvant au cou d'un autre homme, comme la dernière des traînées qu'elle était. Encore si Charles avait travaillé ainsi qu'autrefois, avant son service militaire, lorsqu'il ne perdait pas une heure et qu'il rapportait toute sa paye! Mais il était revenu moins franc à la besogne, il raisonnait, il avait des idées; et, maintenant, sans en être encore à jeter des bombes, comme ce fou de Salvat, il perdait la moitié de ses journées à fréquenter des socialistes, des anarchistes, qui lui brouillaient la tête. C'était un vrai chagrin de voir un si fort, un si brave garçon tourner si mal. Et l'on assurait, dans le quartier, qu'il y en avait beaucoup de pareils, que les meilleurs, les plus intelligents en avaient assez de la misère, du travail qui ne nourrit pas son homme, et qu'ils finiraient par tout chambarder, plutôt que de vieillir sans être sûrs de manger du pain jusqu'au bout.
—Ah! les fils ne ressemblent guère aux pères, ces gaillards-là n'auront pas la patience de mon pauvre vieux Toussaint, qui s'est laissé manger la peau et les os, jusqu'à n'être plus que la triste chose que vous voyez là... Savez-vous ce que Charles a dit, lorsque, l'autre soir, il a trouvé son père sur cette chaise, sans bras ni jambes, la langue morte? Il s'est fâché, il lui a crié qu'il avait, sa vie entière, été une foutue bête, de s'exterminer pour les bourgeois, qui ne lui apporteraient pas, aujourd'hui, un verre d'eau... Puis, comme il n'est pas méchant, au fond, il a pleuré ensuite toutes les larmes de son corps.
L'enfant ne criait plus, elle allait et venait toujours, le berçant, le serrant contre son cœur de bonne grand'mère. Son fils Charles ne pourrait rien faire pour eux; peut-être une pièce de cent sous, de temps à autre; et encore. Elle, rouillée, n'essayerait pas de se remettre à son ancien métier de lingère. D'ailleurs, tenter même de trouver des ménages devenait difficile, avec ce marmot sur les bras, et avec l'autre, le grand enfant, l'infirme, qu'elle devait nettoyer et faire manger. Quoi, alors? qu'allaient-ils devenir tous les trois? Elle ne savait point, elle en avait le frisson, toute maternelle et brave qu'elle voulût paraître.
Et Pierre et Thomas se sentirent l'âme bouleversée de pitié, lorsque, dans la triste chambre de travail et de misère, si propre encore, ils virent, sur les joues de Toussaint foudroyé, immobile, rouler de grosses larmes. Il avait écouté sa femme, il la regardait, il regardait le pauvre petit être endormi entre ses bras; et, désormais sans voix pour crier sa plainte, tout crevait au fond de lui en un flot amer, intarissable: sa longue existence de travail bafouée et dupée, l'injustice affreuse d'un tel effort aboutissant à une telle souffrance, la colère de se sentir là, impuissant, de voir les siens, innocents comme lui, souffrir de son mal, mourir de sa mort. Ah! ce vieil homme, cet éclopé du travail, finissant en bête fourbue, tombée à la borne! Et cela était si révoltant, si monstrueux, qu'il voulut le dire, et que sa peine s'acheva en un effroyable et rauque grognement.
—Tais-toi, ne te fais pas plus de mal, conclut madame Toussaint. Puisque c'est comme ça, c'est comme ça.
Elle était allée recoucher le petit; et elle revenait, Thomas et Pierre allaient lui parler de M. Grandidier, le patron de Toussaint, lorsqu'une visite nouvelle se présenta. Ils attendirent un instant.
C'était madame Chrétiennot, la femme du petit employé, l'autre sœur de Toussaint, plus jeune que lui de dix-huit ans. La belle Hortense, qui avait appris la catastrophe, apportait ses regrets, correctement, bien que son mari lui eût fait rompre à peu près tous rapports avec sa famille, dont il avait honte. Et elle était venue en robe de petite soie, coiffée d'un chapeau, à pavots rouges, quelle avait déjà refait trois fois. Mais, malgré ce luxe, elle sentait la gêne, elle cachait ses pieds, à cause de ses bottines éculées. Une récente fausse couche l'avait beaucoup enlaidie, achevant le désastre de sa beauté blonde, si vite fanée.
Dès le seuil, elle parut glacée par l'aspect terrifiant de son frère, par le dénuement de cette pièce de souffrance, où elle entrait. Et, après l'avoir embrassé, en disant son chagrin de le trouver ainsi, elle se mit à geindre tout de suite sur son propre sort, elle conta ses embarras, dans la crainte qu'on ne lui demandât quelque chose.
—Ah! ma chère, vous êtes certainement bien à plaindre. Mais, si vous saviez! tout le monde a ses peines... Ainsi moi, qui suis forcée de porter chapeau, et d'avoir des robes possibles, à cause de la situation de mon mari, vous ne vous imaginez pas la peine que j'ai pour joindre les deux bouts. On ne va pas loin avec trois mille francs d'appointements, surtout lorsqu'on doit prendre là-dessus sept cents francs de loyer. Vous me direz que nous pourrions nous loger plus modestement; mais, non, ma chère, il me faut bien un salon, à cause des visites que je reçois. Alors, comptez... Et il y a aussi mes deux filles, j'ai dû les envoyer au cours, Lucienne a commencé le piano, Marcelle a des dispositions pour le dessin... A propos, je les aurais volontiers amenées, mais j'ai craint pour elles la trop grosse émotion. Vous m'excusez, n'est-ce pas?
Elle dit encore toutes les contrariétés que la lamentable fin de Salvat lui avait fait avoir avec son mari. Celui-ci, vaniteux, petit et rageur, était outré d'avoir maintenant un guillotiné dans la famille de sa femme; et il devenait dur pour la malheureuse, l'accusant de leurs embarras, la rendant responsable de sa propre médiocrité, aigri chaque jour davantage par l'étroite vie de bureau. Certains soirs, on se querellait, elle lui tenait tête, racontait qu'elle aurait pu épouser un médecin, qui la trouvait assez jolie pour ça, quand elle était demoiselle de comptoir chez le confiseur de la rue des Martyrs. Et, maintenant que la femme s'enlaidissait, que le mari se sentait condamné à l'éternelle gêne, même avec les quatre mille francs d'appointements rêvés, le ménage tombait de plus en plus à une existence maussade, inquiète et querelleuse, aussi intolérable, dans la gloriole payée si chèrement d'être un monsieur et une dame, que la misère noire des ménages ouvriers.
—Enfin, tout de même, ma chère, dit madame Toussaint, lassée par cet étalage des ennuis de sa belle-sœur, vous avez eu une chance, de ne pas avoir un troisième enfant.
Hortense soupira, d'un air de soulagement profond.
—Ah! c'est bien vrai, car je me demande comment nous l'aurions élevé, celui-là. Sans compter que Chrétiennot me faisait des scènes abominables, en me disant que, si j'étais enceinte, il n'y était pour rien, et que, le jour où il y aurait un troisième enfant, il me planterait là et s'en irait vivre ailleurs... Vous savez que j'ai failli mourir de ma fausse couche, oh! quelque chose d'affreux, dont je suis encore détraquée. Le docteur, maintenant, dit que je mange trop mal, qu'il me faut de la bonne nourriture. Tout ça ne fait rien, j'ai quand même été bien contente.
—Ça se comprend, ma chère, puisque vous ne demandiez que ça.
—Evidemment, nous ne demandions que ça. Chrétiennot répétait qu'il en danserait de joie... Et pourtant, et pourtant...
Un subit attendrissement fit trembler la voix d'Hortense.
—Quand le docteur a regardé et nous a dit que c'était un garçon, j'ai senti un si gros regret, que j'en suis restée toute suffoquée; et j'ai bien vu que Chrétiennot se détournait, pour ne pas qu'on remarquât sa figure à l'envers... Nous avons deux filles, ça nous aurait fait tant de plaisir d'avoir un fils!
Des larmes noyèrent ses yeux, elle acheva, en bégayant:
—Enfin, puisque nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d'en avoir un, ça vaut mieux que celui-là ne soit pas venu. Il a bien fait, pour lui et pour nous de retourner d'où il venait... Ah! n'importe! ça n'est pas drôle, il y a vraiment trop d'embêtements dans l'existence.
Elle se leva, elle voulut partir, après avoir embrassé de nouveau son frère; car elle craignait encore une scène, si son mari rentrait sans la trouver chez elle. Puis, debout, elle s'attarda, elle dit qu'elle avait, elle aussi, vu sa sœur, madame Théodore, et la petite Céline, proprement nippées, heureuses désormais. Et elle conclut à son tour, avec une pointe de jalousie:
—Mon mari, à moi, se contente d'aller tous les matins s'éreinter à son bureau; jamais il ne se fera couper le cou; et personne bien sûr ne s'avisera de laisser des rentes à Marcelle et à Lucienne... Enfin, ma chère, ayez du courage, il faut toujours espérer que ça finira bien.
Quand elle s'en fut allée, Pierre et Thomas, avant de partir aussi, pour se rendre à l'usine, voulurent savoir si M. Grandidier, le patron, prévenu du malheur de Toussaint, s'était engagé à lui venir en aide. Il n'avait encore fait qu'une promesse assez vague, ils résolurent donc de lui parler chaudement en faveur du vieux mécanicien, depuis vingt-cinq ans dans la maison. Le pis était qu'un ancien projet de caisse de secours, même de caisse de retraites, mis à l'étude autrefois, avant la crise dont l'usine se relevait, avait sombré au milieu de toutes sortes de complications et d'obstacles. Autrement, Toussaint aurait eu peut-être le droit d'être infirme, sans mourir complètement de faim. Il n'y avait plus d'autre espoir, pour l'ouvrier foudroyé, que dans la charité, sinon dans la justice du patron.
Le petit de Charles s'étant remis à pleurer, madame Toussaint venait de le reprendre dans ses bras; et elle le promenait de nouveau, lorsque Thomas serra la bonne main du paralytique entre les deux siennes.
—Nous reviendrons, nous ne vous abandonnerons pas. Vous savez bien qu'on vous aime, parce que vous avez été un brave et solide travailleur... Comptez sur nous, nous allons faire tout ce que nous pourrons.
Et ils le laissèrent, dans la chambre morne, les yeux en larmes, terrassé, bon pour l'abattoir; tandis que sa femme berçait autour de lui l'enfant criard, un misérable de plus, si lourd aujourd'hui au vieux ménage, et qui, plus tard, crèverait à son tour, de misère et d'injuste travail.
Le travail, le travail manuel, grondant et haletant sous l'effort, Pierre et Thomas le retrouvèrent à l'usine. Les minces tuyaux, sur les toitures, jetaient leurs souffles rythmiques de vapeur, comme s'ils eussent réglé la respiration même de la besogne commune. Et, dans les ateliers divers, c'était un ronflement continu d'activité, tout un peuple d'ouvriers en branle, forgeant, limant, perçant, au milieu du vol des courroies et de la trépidation des machines. La journée s'achevait dans la fièvre d'énergie coutumière, avant que le coup de cloche sonnât le départ.
Quand Thomas demanda M. Grandidier, on lui répondit que le patron n'avait pas reparu depuis le déjeuner; et il comprit, à cette nouvelle extraordinaire, que quelque lamentable scène devait se passer encore dans le pavillon silencieux, aux persiennes éternellement closes, que l'usinier habitait à l'écart, avec sa jeune femme, folle depuis deux ans, toujours adorablement jolie, et si ardemment aimée, qu'il n'avait jamais voulu se séparer d'elle. Du petit atelier vitré, où Thomas travaillait d'habitude, et où il venait de mener Pierre, pour attendre, on voyait ce pavillon si calme, d'air si heureux, au milieu de grosses touffes de lilas, que des toilettes claires de jeune femme et des rires d'enfants joueurs auraient dû égayer. Et, brusquement, ils crurent entendre un grand cri déchirant; puis, ce furent des plaintes d'animal battu, toute une agonie violente de bête qu'on égorge. Ah! ces hurlements, parmi le branle de l'usine en travail, comme scandés par les jets rythmiques de la vapeur, accompagnés par le roulement sourd des machines! Depuis le récent inventaire, les recettes doublaient, la prospérité de la maison croissait de mois en mois, désormais victorieuse des mauvais jours. Grandidier était en train de réaliser une très grosse fortune, avec sa fameuse Lisette, la bicyclette populaire, que son frère, un des administrateurs du Bon Marché, y vendait à cent cinquante francs. Sans compter les gains énormes que lui promettait la vogue prochaine des voitures automobiles, dès qu'il se remettrait à la fabrication des petits moteurs, un moteur nouveau, longtemps cherché, presque trouvé enfin. Et, dans le pavillon morne, aux persiennes toujours closes, les affreux cris continuaient, quelque épouvantable drame, que, cette fois, la rumeur laborieuse et prospère de l'usine ne parvenait pas à étouffer.
Pâles, Pierre et Thomas écoutaient, se regardaient en frémissant. Puis, tout d'un coup, les cris ayant cessé, et le pavillon tombant à un grand silence de mort, le second dit très bas:
—D'ordinaire, paraît-il, elle est très douce, elle reste les journées assise par terre, sur un tapis, comme une petite enfant. Il l'aime ainsi, la couche et la lève, la caresse et la fait rire. Quelle tristesse!... Très rarement elle a des crises, devient furieuse, veut mordre et se tuer, en se jetant contre les murs; et, alors, il doit lutter avec elle, car personne autre que lui ne la touche. Il tâche de la maintenir, la garde dans ses bras, pour la calmer... Mais, aujourd'hui, quelle terreur, quelle lamentation! Avez-vous entendu? Jamais elle n'a dû avoir une crise si terrible.
Au bout d'un quart d'heure, dans le grand silence, Grandidier sortit du pavillon, tête nue, livide encore. Comme il passait devant le petit atelier vitré, et qu'il y aperçut Thomas et Pierre, il y entra, vint s'adosser contre un étau, en homme pris d'étourdissement, hanté d'un cauchemar. Sa face de douceur et d'énergie gardait un masque d'angoisse, d'une infinie souffrance. Une écorchure saignait près de son oreille gauche.
Tout de suite, il voulut parler, combattre, rentrer dans sa vie de labeur.
—Je suis content de vous voir, mon cher Thomas. J'ai songé à ce que vous m'avez dit, pour notre moteur. Il faut en causer encore.
En le voyant si éperdu, le jeune homme eut une inspiration charitable, songea qu'une diversion brusque, le malheur d'un autre, le tirerait peut-être de sa hantise.
—Sans doute, je suis venu me mettre à votre disposition... Mais, auparavant, laissez-moi vous dire que nous sortons de chez Toussaint, ce malheureux foudroyé par la paralysie, et que nous avons le cœur navré d'un si effroyable sort, le dénuement complet, l'abandon au coin de la borne, après tant d'années de travail.
Il fit valoir les vingt-cinq ans que le vieil ouvrier avait passés à l'usine, la justice qu'il y aurait à lui tenir compte de ce long effort, de tout ce qu'il avait donné là de sa vie de brave homme. Il demanda que la maison lui vînt en aide, au nom de l'équité, au nom de la pitié aussi.
—Ah! monsieur, se permit de dire Pierre à son tour, je voudrais vous emmener un instant dans cette triste chambre, en face de ce misérable être vieilli, usé, écrasé, qui n'a même plus la parole pour crier sa souffrance. Il n'est pas de pire malheur à celui de mourir ainsi, dans la désespérance de toute bonté et de toute justice.
Grandidier, muet, les avait écoutés. Puis, de grosses larmes irrésistibles noyèrent ses yeux. Sa voix trembla, très basse.
—Le pire malheur, le connaît-on? Qui peut parler du pire malheur, s'il n'a pas souffert le malheur des autres?... Oui, oui, ce pauvre Toussaint, c'est triste, à son âge, d'en être réduit là, de ne savoir s'il mangera demain. Mais je sais des tristesses aussi grandes, des abominations qui empoisonnent l'existence davantage encore... Ah! le pain, croire que le bonheur régnera quand tout le monde aura du pain, quel imbécile espoir!
Dans son frisson, passait le drame si douloureux de sa vie. Etre le patron, le maître, l'homme en train de s'enrichir, qui dispose du capital et que les ouvriers jalousent; avoir un établissement où la chance est rentrée, dont les machines battent monnaie, sans qu'on paraisse avoir d'autre peine que d'empocher tous les bénéfices; et être pourtant le plus misérable des hommes, n'avoir pas un jour qui ne soit gâté par l'agonie du cœur, ne trouver chaque soir, en rentrant au foyer, pour récompense et pour soutien, que la plus atroce torture sentimentale! Tout se payait. Ce triomphateur, ce privilégié de l'argent, sur son tas qui grossissait d'inventaire en inventaire, sanglotait de détresse.
Il se montra très bienveillant, il promit de secourir Toussaint. Mais que pouvait-il faire? Jamais il n'admettrait le principe d'une pension, parce que c'était la négation même du salariat, tel qu'il fonctionnait. Il défendait ses droits de patron très énergiquement, il répétait que l'âpreté de la concurrence le forcerait à les exercer sans aucun abandon possible, tant que le système actuel existerait. Sa fonction était de faire de bonnes affaires, honnêtement. Et il regretta que ses ouvriers n'eussent pas donné suite à leur projet d'une caisse de retraites, il laissa même entendre qu'il les pousserait à le reprendre.
Une rougeur était remontée à ses joues, sa vie de lutte quotidienne le reprenait, le remettait debout.
—Je voulais donc vous dire, à propos de notre petit moteur...
Et il causa longuement avec Thomas, pendant que Pierre attendait, le cœur bouleversé, éperdu de l'universel besoin de bonheur. Celui-ci saisissait des mots, se perdait au milieu des termes techniques. Autrefois, l'usine avait fabriqué des petits moteurs à vapeur. Mais ils semblaient condamnés par la pratique, on cherchait une autre force. L'électricité, la reine prévue de demain, n'était pas encore possible, à cause du poids des appareils qu'elle nécessitait. Et il n'y avait donc que le pétrole, avec des inconvénients si graves, que la victoire et la fortune seraient sûrement pour le constructeur qui le remplacerait par un agent de force nouveau, inconnu encore. La solution du problème était là, trouver et appliquer cette force.
—Oui, je suis pressé maintenant, dit Grandidier d'un air de grande animation. Je vous ai laissé chercher en paix, sans vous importuner de questions curieuses. Mais une solution devient nécessaire.
Thomas souriait.
—Encore un peu de patience, je crois être dans une bonne voie.
Et Grandidier leur serra la main à tous deux, puis s'en alla faire son tour accoutumé, au travers de ses ateliers en branle, tandis que, dans son silence de mort, le pavillon l'attendait, clos et frissonnant de la douleur continue, inguérissable, où il rentrait chaque jour.
Le jour baissait déjà, lorsque Pierre et Thomas, remontés sur la butte Montmartre, se dirigèrent vers le grand atelier vitré que le sculpteur Jahan s'était aménagé, pour y exécuter l'ange colossal dont il avait la commande, parmi les hangars, les ateliers, les baraquements de toutes sortes, que nécessitait l'achèvement de la basilique du Sacré-Cœur. Il y avait là de vastes terrains vagues, encombrés de matériaux, d'un chaos extraordinaire de pierres de taille, de charpentes, de machines; et, en attendant que les terrassiers vinssent faire aux alentours la toilette dernière, des tranchées restaient béantes, des escaliers rompus s'engouffraient, des portes bouchées d'une simple palissade menaient encore aux substructions de l'église.
Thomas, qui s'était arrêté devant l'atelier de Jahan, désigna du doigt une de ces portes, par où l'on descendait dans les travaux de fondation.
—Vous n'avez jamais eu l'idée de visiter les fondations de la basilique. C'est tout un monde, et rien n'est plus intéressant... Vous savez qu'ils y ont englouti des millions. Il leur a fallu aller chercher le bon sol au fond de la butte, ils ont creusé plus de quatre-vingts puits, dans lesquels ils ont coulé du béton, pour poser leur église sur ces quatre-vingts colonnes souterraines... On ne les voit pas, mais ce sont bien elles qui portent, au-dessus de Paris, ce monument d'absurdité et d'affront.
Pierre s'était approché de la palissade, s'oubliait à regarder, derrière, une porte ouverte, une sorte de palier noir, d'où s'enfonçait un escalier. Et il rêvait à ces colonnes invisibles, à toute l'énergie têtue, à toute la volonté de domination qui tenait l'édifice debout.
Thomas fut obligé de le rappeler.
—Hâtons-nous, voici le crépuscule. Nous ne pourrions plus rien voir.
Antoine devait les attendre chez Jahan, qui désirait leur montrer une maquette nouvelle. Quand ils entrèrent, les deux praticiens travaillaient encore à l'ange monumental, dont ils achevaient, en haut d'un échafaudage, de dégrossir les ailes symétriques; tandis que le sculpteur, assis sur une chaise basse, les bras à demi nus, les mains tachées de terre glaise, était absorbé dans la contemplation d'une figure haute d'un mètre, à laquelle il venait de travailler.
—Ah! c'est vous autres. Antoine vous attend depuis plus d'une demi-heure. Je crois qu'il est sorti avec Lise pour voir le soleil se coucher sur Paris. Mais ils vont revenir.
Et il retomba dans son silence, immobile, les yeux sur son œuvre.
C'était une figure de femme, nue, debout et haute, d'une majesté si auguste, dans la simplicité des lignes, qu'elle semblait géante. Sa chevelure éparse et féconde était comme les rayons de sa face, dont la souveraine beauté resplendissait, pareille au soleil. Et elle n'avait qu'un geste d'offre et d'accueil, les deux bras légèrement tendus, les mains ouvertes, pour tous les hommes.
Jahan se remit à parler lentement, dans son rêve.
—Vous vous souvenez, je voulais donner un pendant à la Fécondité que vous avez vue, les flancs solides, capables de porter un monde. Et j'avais une Charité dont je laissais sécher la terre, tellement je la sentais peu, banale, poncive... Alors, j'ai eu l'idée d'une Justice. Mais le glaive, les balances, ah! non! Ce n'était pas cette Justice-là, vêtue de la robe, coiffée de la toque, qui m'enflammait. J'étais hanté passionnément par l'autre, celle que les petits, que les souffrants attendent, celle qui seule peut mettre enfin un peu d'ordre et de bonheur parmi nous... Et je l'ai vue ainsi, toute nue, toute simple, toute grande. Elle est le soleil, un soleil de beauté, d'harmonie et de force, parce que le soleil est l'unique justice, brûlant au ciel pour tout le monde, donnant du même geste, au pauvre comme au riche, sa magnificence, sa lumière, sa chaleur, qui sont la source de toute vie... Aussi, vous la voyez, elle se donne également de ses mains tendues, elle accueille l'humanité entière, elle lui fait le cadeau de l'éternelle vie dans l'éternelle beauté. Ah! être beau, être fort, être juste, c'est tout le rêve!
Il ralluma sa pipe, éclata d'un bon rire.
—Enfin, je crois qu'elle est d'aplomb, la bonne femme... Hein? qu'en pensez-vous?
Les deux visiteurs lui firent de grands éloges. Pierre était très ému de retrouver, dans cette imagination d'artiste, la pensée qu'il roulait depuis si longtemps, l'ère prochaine de la Justice, sur les ruines de ce monde, que la Charité, après des siècles d'expérience, n'avait pu sauver de l'écroulement final.
Gaiement, le sculpteur expliquait qu'il faisait là sa maquette, pour se consoler un peu de son grand mannequin d'ange, dont la banalité imposée le désespérait. On venait encore de lui adresser des observations sur les plis de la robe, qui accusaient trop les cuisses; et il avait dû modifier la draperie entière.
—Tout ce qu'ils voudront! cria-t-il. Ce n'est plus mon œuvre, c'est une commande que j'exécute, comme un maçon fait un mur. Il n'y a plus d'art religieux, l'incroyance et la bêtise l'ont tué... Et si l'art social, l'art humain pouvait renaître, ah! quelle gloire d'être un des annonciateurs!
Il s'interrompit. Où diable les deux enfants, Antoine et Lise, étaient-ils donc passés? Il ouvrit la porte de l'atelier toute grande; et, dans le terrain vague, parmi les déblais, on aperçut les fins profils d'Antoine très grand, de Lise très frêle et petite, se détachant sur l'immensité de Paris, que dorait l'adieu du soleil. De son bras robuste de jeune colosse tendre, il la soutenait, la faisait marcher désormais sans fatigue; tandis qu'elle, d'une grâce mince de fillette enfin épanouie, devenue femme, levait les yeux sur les siens, avec un sourire d'infinie gratitude, pour se donner toute, à jamais.
—Ah! les voici qui reviennent... Vous savez que le miracle est aujourd'hui complet. Et comment vous dire ma joie! Elle me désespérait, j'avais même renoncé à lui faire apprendre à lire, je la laissais les jours entiers dans un coin, les jambes et la langue nouées, ainsi qu'une innocente... Et voilà que votre frère est venu, s'y est pris je ne sais de quelle façon. Elle l'a écouté, l'a compris, s'est mise avec lui à lire, à écrire, à être intelligente et gaie. Puis, comme ses jambes ne se déliaient pas, qu'elle gardait son air infirme de naine souffreteuse, il a commencé par l'apporter ici dans ses bras, il l'a forcée de marcher en la soutenant, si bien qu'aujourd'hui elle marche enfin toute seule. Positivement, en quelques semaines, elle a grandi, elle est devenue élancée et charmante... Oui, oui, je vous assure, c'est toute une seconde naissance, une création véritable. Regardez-les.
Antoine et Lise s'avançaient toujours lentement. Et de quelle vie les baignait le vent du soir, qui montait de la grande ville, éclatante et chaude de soleil! S'il avait choisi pour l'instruire cet endroit d'horizon sublime, de grand air charriant tant de germes, c'était sans doute que nulle part au monde il n'aurait pu lui souffler plus d'âme, plus de force. L'amante enfin venait d'être faite par l'amant. Il avait pris la femme endormie, sans mouvement et sans pensée; puis, il l'avait éveillée, l'avait créée, l'avait aimée, pour en être aimé. Et elle était son œuvre, elle était lui.
—Eh bien! sœurette, tu n'es donc plus lasse?
Elle sourit divinement.
—Oh! non! c'est si bon, c'est si beau, de marcher ainsi devant soi... Avec Antoine, je veux bien aller toujours ainsi, simplement.
On s'égaya, et Jahan dit de son air de bonne humeur:
—Espérons qu'il ne te mènera pas si loin. Vous êtes arrivés maintenant, ce n'est pas moi qui vous empêcherai d'être heureux.
Antoine s'était planté devant la figure de la Justice, à laquelle le jour tombant semblait donner un frémissement de vie. A cette heure tendre, une telle sensibilité d'art l'exaltait, que des larmes parurent dans ses yeux. Et il murmura:
—Oh! divine simplicité, divine beauté!
Lui, récemment, avait terminé un bois d'après Lise, tenant un livre à la main, éveillée à l'intelligence, à l'amour, qui était un chef-d'œuvre de vérité et d'émotion. Cette fois, il avait réalisé son désir, en attaquant le bois directement, devant le modèle. Et il était dans un moment d'espoir infini, rêvant des œuvres grandes et originales, où il ferait vivre à jamais toute son époque.
Mais Thomas voulait rentrer. On serra la main de Jahan, qui, sa journée finie, remettait son paletot, pour ramener sa sœur Lise chez eux, rue du Calvaire.
—A demain, Lise, dit Antoine, qui se pencha pour la baiser.
Elle se haussa, elle lui donna ses yeux, qu'il avait ouverts à la vie.
—A demain, Antoine.
Dehors, le crépuscule tombait. Et Pierre, qui était sorti le premier, eut, à cette minute vague, une vision dont l'inattendu le stupéfia d'abord. Il aperçut nettement son frère Guillaume sortant de la porte, du trou béant qui descendait aux substructions de la basilique. Vivement, il put le voir franchir la palissade, puis affecter d'être là par hasard, comme s'il arrivait de la rue Lamarck. Quand il aborda ses deux fils, l'air ravi de la rencontre, en racontant qu'il remontait de Paris, Pierre se demanda s'il avait rêvé. Mais un regard inquiet que lui jeta son frère, lui rendit sa certitude. Et ce fut alors en lui un malaise devant cet homme qui ne mentait jamais, une angoisse soupçonneuse d'être enfin sur la trace de tout ce qu'il redoutait, de tout ce qu'il sentait, depuis quelque temps, s'agiter de formidable, dans la petite maison de paix et de travail.
Ce soir-là, lorsque Guillaume, ses deux fils et son frère rentrèrent dans le vaste atelier ouvert sur Paris, il était si noyé de crépuscule qu'ils le crurent vide. On n'avait pas encore allumé les lampes.
—Tiens! dit Guillaume, il n'y a personne.
La voix de François monta de l'ombre, tranquille, un peu basse.
—Mais si, je suis là.
Il était resté à sa table; et, ne voyant plus clair pour lire, quittant le livre des yeux, il songeait, le menton dans la main, les regards perdus au loin sur Paris peu à peu envahi de ténèbres. Tout l'après-midi, il avait travaillé là, sans même lever la tête. L'époque de son examen approchait, il vivait dans une tension continue de son cerveau, la plus forte qu'il pouvait donner. Et cette solitude, cette ombre étaient toutes pleines de ce jeune homme, immobile ainsi, la face au-dessus de son livre.
—Comment! tu es là, tu travailles! reprit le père. Pourquoi n'as-tu pas demandé une lampe?
—Non, je regardais Paris, reprit François lentement. C'est singulier comme la nuit y descend par degrés, d'un air d'intelligence. Le dernier quartier éclairé a été, là-bas, la montagne Sainte-Geneviève, ce plateau du Panthéon, où toute connaissance et toute science ont grandi. Les écoles, les bibliothèques, les laboratoires sont encore dorés d'un rayon de soleil, lorsque les bas quartiers des marchands plongent déjà dans les ténèbres. Je ne veux pas dire que l'astre nous aime, à l'Ecole Normale, mais je vous affirme qu'il s'attarde sur nos toits, lorsqu'il n'est plus nulle part.
Il se mit à rire de sa plaisanterie, et l'on sentait pourtant son ardente foi à l'effort cérébral, toute sa vie donnée à ce travail intellectuel, qui, selon lui, pouvait seul faire la vérité, décider de la justice, créer le bonheur.
Un silence régna. Paris, de plus eu plus, tombait à la nuit, noir, immense, mystérieux. Une à une, alors, des étincelles y brillèrent.
—On allume les lampes, dit encore François. Le travail va partout reprendre.
Guillaume, qui rêvait à son tour, hanté par son idée fixe, s'écria:
—Le travail, oui, sans doute! Mais pour qu'il donne toute sa moisson, il faut qu'une volonté le féconde... Il y a quelque chose de supérieur au travail.
Thomas et Antoine s'étaient rapprochés. Et François demanda, en leur nom comme au sien:
—Quoi donc, père?
—L'action.
Les trois fils se turent un instant, envahis par la solennité de l'heure, frémissants sous les grandes vagues obscures, qui montaient de l'océan indistinct de la ville. Puis, une voix jeune répondit, sans qu'on sût laquelle:
—L'action n'est que du travail.
Et Pierre sentit croître encore son inquiétude, n'ayant pas la paix respectueuse, la foi muette des trois grands fils. De nouveau, l'énorme et terrifiante chose venait de se dresser, énigmatique. Et un immense frisson passait, dans l'obscurité qui s'était faite, en face de ce Paris noir, où s'allumaient les lampes, pour toute une nuit passionnée de travail.
IV
Ce jour-là, une grande cérémonie devait avoir lieu à la basilique du Sacré-Cœur. Dix mille pèlerins assisteraient à une bénédiction solennelle du Saint-Sacrement. Et, en attendant quatre heures, l'heure fixée, Montmartre allait être envahi, les pentes noires de monde, les boutiques d'objets religieux assiégées, les buvettes débordantes, toute une fête foraine; tandis que la grosse cloche, la Savoyarde, sonnerait à la volée, au-dessus de ce peuple en liesse.
Comme Pierre, le matin, entrait dans le grand atelier, il vit que Guillaume et Mère-Grand s'y trouvaient seuls; et un mot qu'il entendit l'arrêta, le fit écouter, sans scrupule, caché derrière une haute bibliothèque tournante. Mère-Grand, assise à sa place habituelle, près du vitrage, travaillait. Guillaume parlait bas, debout devant elle.
—Mère, tout est prêt, c'est pour aujourd'hui.
Elle laissa tomber son ouvrage, leva les yeux, très pâle.
—Ah!... Vous êtes décidé.
—Oui, irrévocablement. A quatre heures, je serai là-bas, tout sera fini.
—C'est bien, vous êtes le maître.
Il y eut un terrible silence. La voix de Guillaume semblait venir de loin, comme déjà hors du monde. On le sentait inébranlable, tout entier à son rêve tragique, à son idée fixe de martyre, désormais cristallisée, enfoncée en plein crâne. Mère-Grand le regardait de ses pâles yeux de femme héroïque, vieillie dans la souffrance des autres, dans l'abnégation et le dévouement d'un cœur intrépide, que l'idée seule du devoir exaltait. Elle l'avait aidé à régler les moindres détails, elle savait donc son effroyable dessein; et, si la justicière qui était en elle, après tant d'iniquités vues et endurées, acceptait l'idée des expiations farouches, le monde purifié par la flamme du volcan, elle croyait trop à la nécessité d'être brave et de vivre sa vie jusqu'au bout, pour qu'elle pût jamais trouver la mort bonne et féconde.
—Mon fils, reprit-elle doucement, j'ai vu grandir votre projet, il ne m'a ni surprise ni révoltée, je l'ai admis comme la foudre, comme le feu même du ciel, d'une pureté et d'une force souveraines. A toute heure, je vous ai soutenu, j'ai voulu être votre conscience et votre volonté... Mais, une fois encore, il faut que je vous le dise: on ne déserte pas la vie.
—Mère, c'est inutile, j'ai donné ma vie, je ne puis la reprendre... Ne voulez-vous donc plus être ma volonté, comme vous le dites, celle qui doit rester et agir?
Elle ne répondit pas, elle l'interrogea elle-même, avec une gravité lente.
—Alors, il est inutile que je vous parle des enfants, de moi, de la maison... Vous avez bien réfléchi, vous êtes résolu?
Et, comme il disait oui, simplement, elle répéta:
—C'est bien, vous êtes le maître... Je serai celle qui reste et qui agit. N'ayez aucune crainte, votre testament est en bonnes mains. Tout ce que nous avons arrêté ensemble, sera fait.
De nouveau, ils se turent. Puis, elle demanda encore:
—A quatre heures, au moment de cette bénédiction?
—Oui, à quatre heures.
Elle le regardait toujours de ses pâles yeux, d'une simplicité, d'une grandeur surhumaine, dans sa mince robe noire. Et ce regard d'infinie vaillance, de tristesse profonde aussi, le bouleversa brusquement d'émotion. Ses mains tremblèrent, il demanda:
—Mère, voulez-vous que je vous embrasse?
—Ah! de grand cœur, mon fils. Si votre devoir n'est pas le mien, vous voyez que je le respecte, et que je vous aime.
Ils s'embrassèrent, et quand Pierre, glacé, se montra, Mère-Grand avait repris paisiblement son ouvrage, tandis que Guillaume allait et venait, mettait un peu d'ordre sur une planche du laboratoire, de son air actif accoutumé.
A midi, au moment du déjeuner, il fallut attendre un instant Thomas, qui se trouvait en retard. Les deux autres grands fils, François et Antoine, rentrés depuis longtemps, plaisantaient, se fâchaient avec des rires, en disant qu'ils mouraient de faim. Marie avait justement fait une crème, et elle en était très fière, elle criait qu'on allait tout manger, que les gens en retard n'en auraient pas. Aussi, lorsque Thomas parut, fut-il accueilli par des huées.
—Mais ce n'est pas ma faute, expliqua-t-il. J'ai eu la bêtise de remonter par la rue de la Barre, et vous n'avez pas l'idée dans quelle foule je suis tombé. Sûrement, les dix mille pèlerins ont campé là. On m'a dit qu'on en avait empilé tant qu'on avait pu dans l'abri Saint-Joseph. Les autres ont dû coucher dehors. Et, à cette heure, ils mangent un peu partout, dans les terrains vagues, jusque sur les trottoirs. On ne peut pas poser le pied, sans craindre d'en écraser un.
Le déjeuner fut très gai, d'une gaieté que Pierre trouva excessive et comme jouée. Cependant, les enfants ne devaient rien savoir de l'effrayante chose, toujours présente et invisible, dans l'éclatant soleil de cette belle journée de juin. Etait-ce donc que, par moments, durant les courts silences qui se faisaient, entre deux éclats joyeux, la vérité passait, l'obscur pressentiment des grandes tendresses qu'un deuil menace? Guillaume pourtant avait son bon sourire de tous les jours, un peu pâli peut-être, la voix d'une douceur de caresse. Mais jamais Mère-Grand n'avait paru plus muette ni plus grave, à cette table si fraternelle, qu'elle présidait en reine mère, obéie et respectée. Et la crème de Marie eut un joli succès, on la félicita, on la fit rougir. Brusquement, un lourd silence tomba de nouveau, un froid de mort souffla et blêmit les visages, pendant que les petites cuillers achevaient de vider les assiettes.
—Ah! ce bourdon! s'écria François, il est vraiment obsédant, on en a la tête grosse, et qui éclate!
La Savoyarde s'était mise à sonner, un son pesant, dont les ondes obstinées s'envolaient sur Paris immense. Tous l'écoutaient.
—Est-ce qu'elle va sonner comme ça jusqu'à quatre heures? demanda Marie.
—Oh! à quatre heures, dit Thomas, au moment de la bénédiction, ce sera bien autre chose. La grande volée, le branle d'allégresse, le chant de triomphe!
Guillaume souriait toujours.
—Oui, oui, ceux qui voudront ne pas en avoir les oreilles cassées, feront bien de fermer leurs fenêtres. Le pis est que, si Paris ne veut pas l'entendre, il l'entend tout de même, et jusqu'au Panthéon, m'a-t-on dit.
Mère-Grand restait muette et impassible. Ce qui offensait Antoine, c'était l'abominable imagerie religieuse que les pèlerins s'arrachaient, ces Jésus de bonbonnière, la poitrine ouverte, montrant leur cœur sanguinolent. Rien n'était d'une matérialité plus répugnante, d'une imagination d'art plus basse et plus grossière. Et l'on quitta la table en causant très haut, pour s'entendre, au milieu du retentissement de la grosse cloche.
Tous ensuite se remirent au travail. Mère-Grand reprit son éternelle couture, tandis que Marie, assise près d'elle, brodait. Les trois fils étaient de leur côté chacun à sa besogne, levant parfois la tête, échangeant un mot. Et, jusqu'à deux heures et demie, Guillaume parut s'occuper aussi, d'un air très attentif. Pierre seul, les membres brisés, le cœur éperdu, allait et venait, les voyait tous comme du fond d'un cauchemar, bouleversé par les mots les plus innocents, qui prenaient pour lui des sens terribles. Pendant le déjeuner, il avait dû se dire un peu souffrant, afin d'expliquer l'affreux malaise où le jetait cette table rieuse; et, maintenant, il attendait, regardait, écoutait, dans une anxiété croissante.
Un peu avant trois heures, Guillaume, après avoir consulté sa montre, prit tranquillement son chapeau.
—Eh bien! je sors.
Les trois fils, Mère-Grand et Marie avaient levé la tête.
—Je sors... Au revoir.
Pourtant, il ne partait pas. Pierre le sentit qui luttait, qui se raidissait, secoué d'une effroyable tempête intérieure, mettant tout son effort à ne montrer ni frisson ni pâleur. Ah! qu'il devait souffrir, de ne pouvoir les embrasser une dernière fois, ses trois grands fils, s'il ne voulait pas éveiller en eux quelque soupçon, qui les mettrait en travers de sa mort! Et il se vainquit, dans un héroïsme suprême.
—Au revoir, les enfants.
—Au revoir, père... Tu rentreras de bonne heure?
—Oui, oui... Ne vous inquiétez pas de moi, travaillez bien.
Mère-Grand ne le quittait pas de ses yeux fixes, dans son souverain silence. Mais elle, il l'avait embrassée. Et il la regarda, leurs regards un instant se confondirent, tout ce qu'il avait voulu, tout ce qu'elle avait promis, leur rêve commun de vérité et de justice.
—Dites, Guillaume, cria gaiement Marie, si vous descendez par la rue des Martyrs, voulez-vous me faire une commission?
—Mais certainement.
—Entrez donc chez ma couturière, prévenez-la que je n'irai essayer ma robe que demain matin.
Il s'agissait de sa robe de noce, une robe de petite soie grise, dont elle plaisantait le grand luxe. Quand elle en parlait, elle-même et tout le monde riaient.
—Entendu, ma chère, dit Guillaume, qui s'égaya lui aussi. La robe de Cendrillon allant à la cour, le brocart et les dentelles des fées, pour qu'elle soit très belle et très heureuse.
Mais les rires se turent, et il sembla, une fois encore, dans le brusque silence, que la mort passait, un grand bruit d'ailes, un grand froid dont le frisson glaça les cœurs de ceux qui restaient là.
—Ah! cette fois, reprit-il, c'est pour de bon... Au revoir, les enfants!
Et il partit, il ne se retourna même pas. On entendit son pas ferme qui se perdait sur le gravier du petit jardin.
Pierre, qui avait allégué un prétexte, le suivit à deux minutes de distance. D'ailleurs, il n'avait que faire, pour ne pas le perdre, de marcher derrière ses talons; car il savait où il allait, une certitude intime, absolue, lui disait qu'il le retrouverait à cette porte ouvrant sur les substructions de la basilique, et d'où il l'avait vu sortir l'avant-veille. Aussi ne tâcha-t-il pas de le retrouver parmi la foule des pèlerins, dont le flot se rendait à l'église. Il se contenta de se hâter, gagna l'atelier de Jahan. Et, comme il y arrivait, il aperçut, selon son attente, Guillaume, qui se glissait par la palissade et qui disparaissait. L'écrasement, le désordre d'un tel concours de fidèles le favorisèrent à son tour, lui permirent de suivre son frère, de franchir la porte, sans être vu. Un instant, il dut s'arrêter et respirer, tant les battements de son cœur l'étouffaient.
De l'étroit palier, un escalier descendait, très raide, tout de suite obscur. Dans cette nuit de plus en plus profonde, Pierre se risqua, avec d'infinies précautions, posant les pieds doucement, pour ne faire aucun bruit. La main au mur, il se guidait, tournait, s'enfonçait comme en un puits. La descente d'ailleurs ne fut pas très longue. Et, lorsqu'il sentit la terre battue sous ses pieds, il s'arrêta, n'osa plus bouger, par crainte de trahir sa présence. Les ténèbres étaient d'une épaisseur d'encre. Un lourd silence, plus un bruit, plus un souffle. Comment se diriger? Quel côté fallait-il prendre? Il hésitait, lorsque, devant lui, à une vingtaine de pas, il vit luire une étincelle, la brusque lueur d'une allumette. C'était Guillaume qui allumait une bougie. Il reconnut ses larges épaules, il n'eut plus qu'à suivre la petite lumière, le long d'une sorte de couloir souterrain, maçonné et voûté. Le trajet lui parut interminable, et il lui sembla qu'il marchait vers le nord, sous la nef de la basilique.
Puis, tout d'un coup, la petite lumière s'arrêta, se fixa. Pierre continua de s'approcher doucement, resta dans l'ombre pour regarder. Au milieu d'une sorte de rotonde basse, sous la crypte, Guillaume venait de coller le bout de sa bougie sur le sol même; et il s'était mis à genoux, il avait dérangé une longue pierre plate, qui semblait fermer un trou. On était là dans les fondations, on y voyait un de ces piliers, un de ces puits où l'on avait coulé du béton, pour soutenir l'édifice. C'était contre le pilier même que le trou s'enfonçait, soit fêlure naturelle lézardant le terrain, soit fente profonde produite par un tassement. D'autres piliers s'indiquaient aux alentours, que la lézarde paraissait aussi gagner, par des fendillements ramifiés en tous sens. Et Pierre, à voir son frère penché ainsi, tel qu'un mineur examinant une dernière fois la mine qu'il a préparée, avant de mettre le feu à la mèche, eut la brusque divination de l'énorme et terrifiante chose: des quantités considérables du terrible explosif apportées là, vingt voyages faits avec précaution, à des heures choisies, toute cette poudre versée dans la fêlure, contre le pilier, d'où elle s'était répandue au fond des plus minces fentes, saturant le sol à une grande profondeur, formant de la sorte une mine naturelle d'une puissance incalculable. Maintenant, la poudre affleurait sous la pierre que Guillaume venait d'écarter. Il n'y avait qu'à jeter une allumette, et tout sauterait.
Une horreur glacée cloua Pierre un instant. Il aurait été incapable de faire un pas, de jeter un cri. En haut, il revoyait la cohue grouillante, les dix mille pèlerins qui s'entassaient dans les hautes nefs de la basilique, pour la bénédiction du Saint-Sacrement. La Savoyarde mugissante sonnait à toute volée, l'encens fumait, les dix mille voix entonnaient un cantique de magnificence et d'allégresse. Et, tout d'un coup, c'était la foudre, le tremblement de terre, le volcan qui s'ouvrait, qui engloutissait, en un flot de flamme et de fumée, l'église entière, avec son peuple de croyants. Sans doute, en brisant les piliers de soutien, en bouleversant le sol peu solide, la force extraordinaire de l'explosion allait fendre l'édifice, en jeter la moitié sur les pentes qui dévalent vers Paris, jusqu'à la place du Marché, tout en bas, tandis que le reste, le côté de l'abside, s'écroulerait, s'abîmerait sur place. Et quelle effroyable avalanche, la forêt brisée des échafaudages, la pluie des matériaux géants, coulant, bondissant parmi la poussière, s'abattant sur les toitures d'en dessous, tout Montmartre lui-même menacé, par la violence de la secousse, de s'effondrer en un tas immense de décombres!
Guillaume s'était relevé. La bougie, posée à terre, dont la flamme brûlait haute et droite, projeta sa grande ombre, qui semblait emplir le souterrain. Cette petite lueur, dans tout ce noir, n'était qu'une étoile immobile et triste. Il s'approcha, pour voir l'heure à sa montre. Trois heures cinq minutes. Il avait près d'une heure à attendre, étant sans hâte, exact en sa résolution. Et il s'assit sur une pierre, il ne bougea plus, d'une patience tranquille. La bougie éclairait son pâle visage, son grand front en forme de tour, couronné de cheveux blancs, toute cette face énergique que ses yeux éclatants et ses moustaches restées brunes faisaient encore belle et jeune. Pas un de ses traits ne remuait, il regardait le vide. A cette minute suprême, quelles pensées traversaient son crâne? Et pas un frisson, la nuit pesante, le silence éternel et profond de la terre.
Alors, Pierre, domptant les battements de son cœur, s'avança. Au bruit des pas, Guillaume s'était levé, menaçant. Mais, tout de suite, il reconnut son frère, il ne parut pas étonné.
—Ah! c'est toi, tu m'as suivi... Je sentais bien que tu avais mon secret. Et c'est un chagrin pour moi que tu en abuses, en venant me rejoindre... Tu aurais dû m'éviter cette peine dernière.
Pierre joignit ses mains tremblantes, voulut le supplier tout de suite.
—Frère, frère...
—Non, ne parle pas encore. Si tu le désires absolument, je t'écouterai plus tard. Nous avons à nous près d'une heure, nous pouvons causer... Mais je voudrais que tu comprisses l'inutilité de tout ce que tu crois avoir à me dire. Ma résolution est formelle, je l'ai discutée longtemps, je ne vais agir que selon ma raison et ma conscience.
Et, de son air tranquille, il conta comment, décidé à un grand acte, il avait longtemps hésité sur le choix du monument qu'il détruirait. L'Opéra l'avait un moment tenté; puis, l'ouragan de colère et de justice balayant ce petit monde de jouisseurs, lui était apparu sans haute signification, comme entaché d'une basse jalousie de convoitise. Ensuite, il avait songé à la Bourse: là, il frappait l'argent qui corrompt, la société capitaliste sous laquelle râle le salariat; seulement, n'était-ce pas encore bien restreint, bien spécial? L'idée du Palais de Justice, de la salle des Assises surtout, l'avait aussi hanté. Quelle tentation de faire justice de notre justice humaine, de balayer le coupable avec les témoins, avec le procureur général qui le charge, l'avocat qui le défend, les magistrats qui le jugent, le public badaud qui vient là comme à un roman-feuilleton! et quelle farouche ironie que cette justice supérieure et sommaire du volcan avalant tout, sans s'arrêter au détail! Mais le projet qu'il avait longtemps caressé, c'était de faire sauter l'Arc de Triomphe. Là était pour lui le monument exécrable qui perpétuait la guerre, la haine entre les peuples, la fausse gloire, si chèrement payée et si sanglante, des grands conquérants. Il fallait le tuer, ce colosse, élevé à d'affreuses tueries, qui avaient coûté inutilement tant d'existences. Et, s'il avait pu l'engloutir dans le sol, il aurait eu cette grandeur héroïque de ne causer aucune autre mort que la sienne, de mourir seul, foudroyé, écrasé sous le géant de pierre. Quel tombeau, et quel souvenir à léguer au monde!
—Les approches étaient impossibles, continua-t-il. Ni sous-sol, ni cave, j'ai dû renoncer au projet... Et puis, je veux bien mourir seul. Mais quelle leçon plus exécrable et plus haute, dans l'injuste mort d'une foule innocente, de milliers d'inconnus, du flot qui passe! De même que nos sociétés humaines, par l'injustice, par la misère, par l'implacable dureté de leurs rouages, font tant d'innocentes victimes, il faut qu'un attentat passe comme le tonnerre, supprimant des vies, au hasard de sa route, en son impassible destruction. C'est le pied d'un homme au milieu d'une fourmilière.
Révolté, Pierre eut un cri d'ardente protestation.
—Oh! frère, frère, est-ce toi qui dis ces choses?
Guillaume ne s'arrêta pas.
—Si j'ai fini par choisir cette basilique du Sacré-Cœur, c'est qu'elle était sous ma main, facile à détruire. Mais c'est aussi qu'elle m'importune et m'exaspère, c'est que je l'ai depuis longtemps condamnée... Je te l'ai souvent dit, on n'imagine pas un non-sens plus imbécile, Paris, notre grand Paris, couronné, dominé par ce temple bâti à la glorification de l'absurde. N'est-ce point inacceptable, après des siècles de science, ce soufflet au simple bon sens, cet insolent besoin de triomphe, sur la hauteur, en pleine lumière? Ils veulent que Paris se repente, fasse pénitence d'être la ville libératrice de vérité et de justice. Non, non! il n'a qu'à balayer tout ce qui l'entrave, tout ce qui l'injurie, dans sa marche de délivrance... Et que le temple croule avec son dieu de mensonge et de servage! et qu'il écrase sous ses ruines le peuple de ses fidèles, pour que la catastrophe, telle qu'une des anciennes révolutions géologiques, retentisse aux entrailles de l'humanité, la renouvelle et la change!
—Frère, frère, répéta de nouveau Pierre hors de lui, c'est toi qui parles? tu en es là, toi le grand savant, toi le grand cœur? Quel désastre a donc soufflé en toi, quelle démence t'agite, pour que tu penses et que tu dises ces abominables choses?... Le soir d'éperdue tendresse où nous nous sommes confessés l'un à l'autre, tu m'avais conté ton rêve d'anarchie idéale, le plus haut, le plus fier, la libre harmonie de la vie qui, d'elle-même, livrée à ses forces naturelles, créerait le bonheur. Mais, à l'idée du vol, à l'idée du meurtre, tu te révoltais encore, tu écartais le fait, tu ne faisais que l'expliquer et l'excuser... Que s'est-il donc passé pour que, du cerveau qui pense, tu sois ainsi devenu la main atroce qui veut agir?
—Salvat a été guillotiné, dit simplement Guillaume, et j'ai lu son testament dans son dernier regard. Je ne suis qu'un exécuteur... Ce qui s'est passé? mais tout ce dont je souffre, tout ce que je crie depuis quatre mois, cette abomination qui nous entoure et qui doit finir!
Un silence se fit. Dans l'ombre, les deux frères en présence se regardaient. Et Pierre alors comprit, vit Guillaume changé, tel que le terrible souffle de contagion révolutionnaire, passant sur Paris, l'avait fait. Cela était parti de la dualité qui le rendait contradictoire: le savant d'une part, tout à l'observation et à l'expérience, d'une logique prudente devant la nature; d'autre part le rêveur social, hanté de fraternité, d'égalité, de justice, exigeant le bonheur universel, dans un brûlant besoin de tendresse. Ainsi était né d'abord l'anarchiste théorique, ce mélange de science et de chimère, la société humaine rendue à la loi d'harmonie des mondes, chaque homme libre dans l'association libre, régie par le seul amour. Théophile Morin, avec Proudhon et Comte, Bache, avec Saint-Simon et Fourier, n'avaient pu satisfaire son désir d'absolu, tous les systèmes lui apparaissant imparfaits et chaotiques, s'exterminant les uns les autres, aboutissant à la même misère de vivre. Janzen seul le satisfaisait parfois, par ses mots brefs, qui dépassaient l'horizon, tels que des flèches terribles conquérant la totalité de la terre à la famille humaine. Puis, dans ce grand cœur que l'idée de la misère bouleversait, que l'injuste souffrance des petits et des pauvres exaspérait, l'aventure tragique de Salvat venait de tomber comme un ferment de suprême révolte. Pendant de longues semaines, il avait vécu les mains fiévreuses, la gorge serrée d'une angoisse croissante: cette bombe de Salvat dont l'ébranlement le secouait encore, les journaux d'une cupidité sans pardon qui s'étaient acharnés sur le misérable ainsi que sur une bête enragée, l'homme traqué, chassé au Bois, galopant, tombant aux mains de la police, boueux et mourant de faim; et il y avait encore la Cour d'assises, les juges, les gendarmes, les témoins, la France entière, tous contre un, lui faisant payer le crime universel; et c'était enfin la guillotine, la monstrueuse, l'immonde, consommant l'irréparable injustice, au nom de la justice humaine. Une idée seule restait en lui, cette idée de justice qui l'affolait, jusqu'à tout abolir dans son cerveau de penseur, à ne laisser que le flamboiement de l'acte juste, par lequel il allait réparer le mal, assurer l'éternel bien. Salvat l'avait regardé, et la contagion avait agi, il ne brûlait plus que de la folie de mourir, de donner son sang, de faire couler à flots le sang des autres, pour que, dans l'horreur et dans l'épouvante, l'humanité décrétât l'âge d'or.
Pierre comprit l'aveuglement têtu d'une pareille démence; et il était bouleversé, à la pensée qu'il ne le vaincrait pas.
—Frère, tu es fou! frère, ils t'ont rendu fou! C'est un vent de violence qui souffle, on a été d'abord d'une maladresse trop impitoyable avec eux, et maintenant voilà qu'ils se vengent les uns les autres, il n'y a pas de raison pour que le sang cesse de couler... Frère, entends-moi, sors de ce cauchemar. Il n'est pas possible que tu sois un Salvat qui tue, un Bergaz qui vole. Rappelle-toi l'hôtel de Harth qu'ils ont dévalisé, la pauvre enfant, si blonde, si jolie, que nous avons vue, le ventre ouvert, là-bas... Tu n'en es pas, tu ne peux pas en être, frère, par grâce, par pitié!
D'un geste, Guillaume écartait ces vaines raisons. De la mort où il croyait déjà être, qu'importaient quelques existences, qui retourneraient, avec la sienne, dans l'éternel torrent de la vie? Pas une phase du monde ne s'était produite, sans que des milliards d'êtres fussent broyés.
—Mais tu avais un grand dessein, cria Pierre pour le sauver par le devoir. Il ne t'est pas permis de t'en aller de la sorte.
Et, fiévreusement, il tâcha de réveiller en lui l'orgueil du savant. Il parla du secret dont il avait reçu la confidence, de cet engin de guerre, capable de détruire des armées, de réduire les villes en poudre, dont il voulait faire cadeau à la France, pour que, victorieuse dans la prochaine guerre, elle pût être ensuite la libératrice du monde. Et c'était ce dessein, d'une extraordinaire grandeur, qu'il avait abandonné, pour employer son terrible explosif à tuer des innocents, à renverser une église, qu'on relèverait à coups de millions, et dont on ferait un sanctuaire de martyrs!
Guillaume souriait.
—Je n'ai pas abandonné mon dessein, je l'ai transformé, simplement... Ne t'avais-je pas dit mes doutes, mon débat anxieux? Ah! croire qu'on tient dans ses mains le destin du monde, et trembler, et hésiter, en se demandant si l'on est certain d'avoir l'intelligence, la sagesse de la bonne décision! J'ai frémi, devant les tares de notre grand Paris, toutes ces fautes récentes, auxquelles nous venons d'assister; je me suis demandé s'il était assez calme, assez pur, pour qu'on osât lui confier la toute-puissance; et quel désastre, si une invention comme la mienne tombait entre les mains d'un peuple fou, d'un dictateur peut-être, d'un homme de conquête qui l'emploierait à terroriser les nations, sous un commun esclavage... Non, non, je ne veux pas perpétuer la guerre, je veux la tuer.
Il expliqua son nouveau projet de sa voix nette, et Pierre eut la surprise de retrouver là les idées que lui avait déjà exposées le général de Bozonnet, dans un sens tout contraire. La guerre allait à sa perte, menacée par ses excès mêmes. Avec les mercenaires autrefois, avec les conscrits ensuite, le petit nombre désigné par le sort, elle était un état et une passion. Mais, du moment que tout le monde doit se battre, personne ne le veut plus. Toutes les nations en armes, c'est la fin prochaine des armées, par la force logique des choses. Combien de temps resteront-elles encore sur ce pied de paix mortelle, écrasées de budgets croissants, dépensant les milliards à se tenir en respect? Et quelle délivrance, quel cri de soulagement, le jour où l'apparition d'un engin formidable, anéantissant d'un coup les armées, balayant les villes, rendrait la guerre impossible, forcerait les peuples au désarmement général! La guerre serait tuée, morte à son tour, elle qui a tant fait mourir. C'était son rêve, il s'exaltait à la certitude de le réaliser tout à l'heure.
—Tout est réglé. Si je meurs, si je disparais, c'est pour que l'idée triomphe... Dans ces derniers jours, tu m'as vu m'enfermer avec Mère-Grand, pendant des après-midi entiers. Nous achevions de classer les documents et de nous entendre. Elle a mes ordres, elle les exécutera, quitte à donner sa vie, elle aussi, car il n'est pas d'âme plus haute ni plus brave... Dès que je vais être mort, enseveli sous ces pierres, dès qu'elle aura entendu l'explosion ébranler Paris et marquer l'ère nouvelle, elle fera parvenir à chaque grande puissance la formule de l'explosif, les dessins de la bombe et du canon spécial, des dossiers complets qu'elle a entre les mains. Et c'est ainsi que je fais à tous les peuples le cadeau terrible de destruction, de toute-puissance, que je voulais faire d'abord à la France seule, pour que tous les peuples, également armés de la foudre, désarment, dans la terreur et l'inutilité de s'anéantir.
Béant, Pierre l'écoutait, comme si quelque engrenage le meurtrissait, le broyait sous cette conception formidable, où l'enfantillage le disputait au génie.
—Si tu donnes ton secret à tous les peuples, pourquoi faire sauter cette église, pourquoi mourir?
—Pour qu'on me croie!
Guillaume avait jeté ce cri avec une force extraordinaire. Et il ajouta:
—Il faut que ce monument soit par terre, et moi dessous. Autrement, si l'expérience n'est pas faite, si l'épouvante ne clame pas l'effroyable force destructive de l'explosif, je serai traité d'inventeur, de visionnaire... Beaucoup de morts, beaucoup de sang, pour que le sang cesse à jamais de couler!
Puis, avec un grand geste, il revint à la nécessité de l'acte.
—Et, d'ailleurs, Salvat m'a légué l'acte de justice à poursuivre. Si j'ai cru l'élargir encore, en lui ajoutant une signification, en m'en servant pour hâter la fin de la guerre, c'est que je suis un intellectuel, un savant. Peut-être aurait-il mieux valu n'être qu'un simple d'esprit et passer comme le volcan qui change le sol, en laissant à la vie le soin de refaire une humanité.
Le bout de bougie diminuait, et Guillaume se leva de la pierre, d'où il n'avait pas bougé. D'un regard, il venait de consulter sa montre: dix minutes encore. Au petit vent de ses gestes, la mèche s'effarait. Il semblait que les ténèbres s'étaient épaissies, dans la menace toujours présente de cette mine, ouverte là, et qu'une étincelle pouvait embraser.
—Voici l'heure bientôt... Allons, petit frère, embrasse-moi, et va-t'en. Tu sais combien je t'aime, quelle tendresse brûlante s'est réveillée pour toi dans mon vieux cœur. Aime-moi donc d'une ardeur pareille, trouve la force de m'aimer assez pour me laisser mourir à ma guise, selon mon devoir... Embrasse-moi, embrasse-moi, et va-t'en, sans tourner la tête.
Son affection profonde faisait trembler sa voix. Il lutta, refoulant ses pleurs, et il réussit à se vaincre, déjà hors du monde, hors de l'humanité.
—Non, frère, tu ne m'as pas convaincu, dit Pierre, sans cacher ses larmes, et c'est bien parce que je t'aime comme tu m'aimes, de tout mon être, que je ne m'en irai pas... C'est impossible encore un coup, tu ne peux être le fou, l'assassin que tu veux être.
—Pourquoi? ne suis-je pas libre? J'ai rendu ma vie libre de toutes charges, de tous liens... Mes grands fils sont élevés, n'ont plus besoin de moi. Je n'avais qu'une chaîne au cœur, Marie, et je te l'ai donnée.
Pierre sentit un argument troublant lui venir, et il l'utilisa, passionnément.
—Alors, c'est donc parce que tu m'as donné Marie que tu veux mourir. Avoue-le, tu l'aimes toujours.
—Non! cria Guillaume, je ne l'aime plus, je te le jure. Je te l'ai donnée, je ne l'aime plus.
—Tu le croyais, mais tu vois bien que tu l'aimes encore, puisque te voilà bouleversé, lorsque rien tout à l'heure ne t'a ému des terrifiantes choses que nous avons dites... C'est parce que tu as perdu Marie que tu veux mourir.
Ebranlé, Guillaume frémissait, s'interrogeait, en paroles basses et entrecoupées.
—Non, non! ce serait indigne de mon grand dessein, qu'une peine d'amour m'eût jeté à l'acte terrible... Non, non! je l'ai décidé dans ma libre raison, je l'accomplis sans intérêt personnel, au nom de la justice et pour l'humanité, contre la guerre, contre la misère!
Puis, dans un cri de souffrance:
—Ah! c'est mal, frère, ah! c'est mal d'avoir empoisonné ainsi ma joie de mourir! J'ai fait tout le bonheur que j'ai pu, je m'en allais content de vous laisser heureux, et voilà que tu me gâtes ma mort... Non, non! j'ai beau l'interroger, mon cœur ne saigne pas, je n'aime plus Marie que comme je t'aime.
Mais il restait troublé, craignant de se mentir à lui-même. Et, peu à peu, il fut envahi d'une colère sombre.
—Ecoute, c'est assez, Pierre, l'heure presse... Une dernière fois, va-t'en! Je te l'ordonne, je le veux.
—Guillaume, je ne t'obéirai pas... Je reste, et c'est bien simple, puisque toute ma raison ne peut t'arracher à ta démence, mets donc le feu à cette mine, et je mourrai avec toi.
—Toi, mourir! tu n'en as pas le droit, tu n'es pas libre.
—Libre ou non, je te jure que je vais mourir avec toi... Et, s'il ne s'agit que de jeter cette bougie dans ce trou, dis-le, je la prendrai, je la jetterai moi-même.
Il avait eu un geste, son frère le crut prêt à exécuter sa menace. Il lui saisit violemment le bras.
—Pourquoi mourrais-tu? Ce serait absurde. Que d'autres meurent, mais toi! à quoi bon cette monstruosité de plus? Tu cherches à m'attendrir, tu me retournes le cœur.
Puis, tout d'un coup, il crut à une feinte, il gronda, furieux:
—Ce n'est pas pour la jeter là, que tu veux prendre la bougie, c'est pour l'éteindre. Ensuite, tu crois que je ne pourrai plus... Ah! mauvais frère!
A son tour, Pierre cria:
—Certes, par tous les moyens, je t'empêcherai d'accomplir l'acte effroyable, imbécile.
—Tu m'empêcheras...
—Oui, je m'attacherai à toi, je nouerai mes bras à tes épaules, je paralyserai tes mains entre les miennes.
—Tu m'empêcheras, misérable frère, tu crois que tu m'empêcheras!
Et, suffoquant, tremblant de rage, Guillaume avait saisi Pierre, lui écrasait les côtes de ses muscles solides. Ils étaient serrés l'un contre l'autre, les yeux sur les yeux, les haleines confondues, dans cette sorte de cachot souterrain, que leurs grandes ombres dansantes emplissaient d'apparitions farouches. La nuit épaisse les prenait, la pâle mèche n'était plus qu'une petite larme jaune, au milieu des ténèbres. Et ce fut alors, à cette profondeur, que le silence de la terre, qui pesait si lourdement sur eux, frissonna, s'ébranla peu à peu d'ondes sonores, lointaines, comme si la mort sonnait quelque part sa cloche invisible.
—Tu entends, bégaya Guillaume, c'est leur cloche, là-haut. L'heure est venue, je me suis fait le serment d'agir, et tu m'empêcheras!
—Oui, je t'empêcherai, tant que je serai là, vivant!
—Tant que tu seras vivant, tu m'empêcheras!
Là-haut, il entendait la Savoyarde, sonnant d'allégresse, à la volée; il voyait la basilique triomphale, débordante des dix mille pèlerins, flamboyante de l'éclat du Saint-Sacrement, parmi la fumée des encensoirs; et c'était en lui une frénésie, une tempête aveugle de ne pouvoir agir, devant le brusque obstacle qui barrait le chemin à son idée fixe.
—Tant que tu seras vivant, tant que tu seras vivant! répéta-t-il hors de lui. Eh bien! meurs donc, misérable frère!
Dans ses yeux troubles, l'éclair fratricide avait lui. Il se baissa vivement, ramassa une brique oubliée, la leva en l'air de ses deux poings, comme une massue.
—Ah! je veux bien, dit Pierre, ah! tue-moi donc, tue ton frère d'abord, avant de tuer les autres!
Déjà, la brique s'abattait. Mais les deux poings durent dévier, elle ne lui effleura qu'une épaule; et il tomba, dans l'ombre, sur les genoux.
Hagard, Guillaume, en le voyant par terre, crut l'avoir assommé. Que venait-il donc de se passer entre eux? qu'avait-il fait? Il resta un moment debout, la bouche béante, les yeux dilatés de terreur. Il regarda ses mains, croyant les sentir ruisselantes de sang. Puis, il les serra contre son front, qui éclatait d'une douleur énorme, comme si l'idée fixe, arrachée, lui laissait le crâne ouvert. Et, soudainement, il tomba lui-même par terre, dans un grand sanglot.
—Oh! frère, petit frère, que t'ai-je fait? Je suis un monstre!
Pierre, passionnément, l'avait repris entre ses bras.
—Frère, ce n'est rien, il n'y a rien, je te jure!... Ah! tu pleures enfin, que je suis heureux! Tu es sauvé, je le sens bien, puisque tu pleures... Et quelle bonne chose que tu te sois fâché, que ta colère contre moi ait emporté tout ton mauvais rêve de violence!
—Non! Je me fais horreur... Te tuer, toi! Une bête brute qui tue son frère! Et les autres, et tous les autres, là-haut!... J'ai froid, oh! j'ai froid!
Ses dents claquaient, il était pris d'un grand frisson glacé. Hébété, il semblait s'éveiller d'un songe; et, sous le jour nouveau dont son fratricide venait d'éclairer les choses, l'acte qui l'avait hanté, jusqu'à le rendre fou, lui apparaissait comme un acte, d'une criminelle bêtise, projeté par un autre.
—Te tuer! répéta-t-il très bas, jamais je ne me pardonnerai. Ma vie est finie, je ne retrouverai pas le courage de vivre.
Pierre le serra plus étroitement, entre ses bras fraternels.
—Que dis-tu? Est-ce qu'il ne va pas y avoir un nouveau lien d'amour entre nous? Ah! oui, frère, que je te sauve comme tu m'as sauvé, et nous serons unis davantage encore!... Ne te rappelles-tu donc pas cette soirée, à Neuilly, où tu m'as tenu sur ton cœur, comme je te tiens là sur le mien, en me consolant? Je t'avais confessé ma torture, dans le néant de mes négations, et tu me criais qu'il fallait vivre, qu'il fallait aimer... Puis, frère, tu as fait plus, tu t'es arraché de la poitrine ton amour et tu m'en as fait le cadeau. Au prix de ton bonheur, tu as voulu le mien, tu m'as sauvé en me donnant une foi... Et quelle félicité que ce soit mon tour, que je puisse, aujourd'hui, te consoler, te sauver, te rendre à la vie!
—Non, la tache de ton sang est là, ineffaçable. Je ne puis plus espérer.
—Si, si! Espère dans la vie, comme tu me le criais. Espère dans l'amour, espère dans le travail.
Et les deux frères, aux bras l'un de l'autre, continuèrent à causer très bas, baignés de larmes. La bougie, brusquement, s'acheva, s'éteignit, sans qu'ils en eussent conscience. Sous la nuit d'encre, au milieu du silence qui était retombé profond et souverain, leurs larmes de tendresse rédemptrice coulèrent à l'infini. C'était, chez l'un, la joie d'avoir payé sa dette de fraternité; c'était, chez l'autre, chez ce haut esprit, ce cœur d'enfant très bon, l'émoi de s'être senti au bord du crime, dans sa chimère, son amour de la justice et de l'humanité. Et il y avait encore d'autres choses, au fond de ces pleurs qui les lavaient et les purifiaient, des protestations contre toutes les souffrances, des vœux pour que le malheur du monde fût enfin soulagé.
Puis, lorsqu'il eut repoussé du pied la dalle sur le trou, Pierre, à tâtons, emmena Guillaume comme un enfant.
Dans le grand atelier, devant le vitrage, Mère-Grand, impassible, n'avait pas quitté son ouvrage de couture. Par moments, en attendant quatre heures, elle levait les yeux sur l'horloge, pendue au mur, à sa gauche, puis elle les reportait au dehors, vers la basilique, dont elle apercevait la masse inachevée, parmi la carcasse géante des échafaudages. Sa main lente tirait l'aiguille à longs points réguliers, elle était très pâle, muette, d'une sérénité héroïque. Et, vingt fois déjà, Marie, qui brodait en face d'elle, s'était dérangée, cassant son fil, s'impatientant, en proie à une nervosité singulière, un inexplicable malaise, une inquiétude sans cause, disait-elle, dont le poids lui étouffait le cœur. Mais les trois grands fils surtout ne pouvaient rester en place, comme si une contagion de fièvre les avait agités. Ils s'étaient pourtant remis à la besogne, Thomas à son étau, limant une pièce, François et Antoine à leur table, l'un tâchant de s'absorber dans la solution d'un problème, l'autre dessinant une botte de pavots posée devant lui; et leur effort d'attention était vain, ils frémissaient au moindre bruit, levaient la tête, s'interrogeaient du regard. Quoi donc? qu'avaient-ils, que craignaient-ils, pour céder ainsi à ces frissons brusques qui passaient dans le clair soleil? Par instants, un d'eux se levait, s'étirait, puis reprenait sa place. Et ils ne parlaient pas, ils n'osaient rien se dire, au milieu du lourd silence, de plus en plus effrayant.
Quelques minutes avant quatre heures, Mère-Grand eut comme une lassitude, un recueillement peut-être. Une fois encore, elle avait regardé l'horloge, et elle laissa tomber l'ouvrage sur ses genoux, elle se tourna vers la basilique. Désormais, elle ne se sentait plus que la force d'attendre, elle ne quittait plus des yeux ces murs énormes, là-bas, cette forêt de charpentes, d'un orgueil triomphal sous le ciel bleu. Et, tout d'un coup, si ferme, si vaillante qu'elle fût, la soudaine allégresse de la Savoyarde, carillonnant à la volée, la secoua d'un tressaillement. C'était la bénédiction, la foule des dix mille pèlerins emplissait l'église, quatre heures allaient sonner. Elle ne put résister à la poussée qui la mettait debout, elle resta frémissante, les regards tournés là-bas, les mains jointes, dans l'horrible attente.
—Qu'avez-vous? cria Thomas, qui l'aperçut. Mère-Grand, pourquoi tremblez-vous?
François et Antoine avaient quitté leur chaise, s'étaient précipités à leur tour.
—Etes-vous souffrante? Qu'est-ce donc qui vous fait pâlir, vous si brave?
Mais elle ne répondait pas. Ah! que la force de l'explosif fendît le sol, gagnât la petite maison et l'emportât, dans le cratère embrasé du volcan! Mourir tous avec le père, les trois grands fils et elle-même, c'était son vœu ardent, pour qu'il n'y eût pas de larmes. Et elle attendait, elle attendait, avec son frisson invincible, avec ses yeux clairs et braves, fixés là-bas.
—Mère-Grand, Mère-Grand! dit Marie éperdue, vous nous épouvantez, à ne pas nous répondre, à regarder au loin, comme si quelque malheur arrivait au galop!
Et, soudainement, Thomas, François et Antoine eurent le même cri, dans la même angoisse de leur cœur.
—Le père est en péril, le père va mourir!
Que savaient-ils? Rien de précis. Thomas s'était bien étonné de la quantité d'explosif que son père fabriquait, et ni François ni Antoine n'ignoraient les idées de révolte, de brûlant amour qui hantaient son cerveau de savant. Mais, dans leur déférence, ils voulaient ne connaître de lui que ce qu'il leur en confiait, ne le questionnant jamais, s'inclinant devant tous ses actes. Et voilà qu'une prescience leur venait, la certitude que le père allait mourir, quelque catastrophe effroyable, dont l'air, autour d'eux, était si frissonnant depuis le matin, qu'ils en grelottaient de fièvre, malades et incapables de travail.
—Le père va mourir, le père va mourir!
Côte à côte, les trois colosses s'étaient serrés étroitement, bouleversés de la même angoisse, soulevés par le même besoin furieux d'apprendre le danger, d'y courir, de mourir avec le père, s'ils ne pouvaient l'en sauver. Et, dans le silence obstiné de Mère-Grand, la mort de nouveau passa, à cette minute, le souffle froid dont ils avaient déjà senti l'effleurement, pendant le déjeuner.
Quatre heures sonnaient, Mère-Grand leva ses deux mains pâles, en un besoin d'imploration suprême. Et elle parla enfin.
—Le père va mourir. Rien ne peut le sauver que le devoir de vivre.
Tous trois voulurent se ruer, là-bas, ils ne savaient où, abattre les obstacles, triompher du néant. Ils se déchiraient de leur impuissance, si terribles, si pitoyables, qu'elle essaya de les calmer.
—Le père a voulu mourir, et sa volonté est de mourir seul.
Ils frémirent, ils tâchèrent, eux aussi, d'être des héros. Mais les minutes se passaient, il sembla que le grand froid s'en était allé, d'une aile lente. Parfois, au crépuscule, un oiseau de nuit entre par la fenêtre, messager lugubre, tourne dans la pièce enténébrée, puis se décide à repartir, emportant son deuil. Et c'était ainsi, la basilique restait debout, la terre ne s'ouvrait pas pour l'engloutir. Peu à peu, l'anxiété atroce qui serrait les cœurs, faisait place à l'espérance, l'éternel renouveau.
Alors, quand Guillaume reparut, suivi de Pierre, il y eut un grand cri de résurrection, un seul, sorti de tous les cœurs.
—Père!
Leurs baisers, leurs larmes achevèrent de le briser. Il dut s'asseoir. D'un regard, autour de lui, il était rentré dans l'existence; et cela en désespéré qu'on vient de forcer à vivre. Mère-Grand, comprenant l'amertume de sa volonté morte, s'approcha, lui prit les deux mains, souriante, pour lui faire entendre qu'elle était bien heureuse de le revoir, dans la tâche acceptée, dans le devoir de ne pas déserter la vie. Lui souffrait, trop fracassé encore. On lui évita tout récit. Il ne conta rien; et, simplement, d'un geste, d'un mot tendre, il avait indiqué Pierre comme son sauveur.
Dans un coin, Marie sauta au cou du jeune homme.
—Ah! mon bon Pierre, je ne vous ai jamais embrassé. Mais, la première fois, je veux que ce soit pour quelque chose de sérieux... Je vous aime, mon bon Pierre, je vous aime de tout mon cœur!
Le soir du même jour, lorsque la nuit tomba, Guillaume et Pierre restèrent un moment seuls dans la vaste pièce, à échanger de rares paroles affectueuses. Les enfants venaient de sortir. Mère-Grand et Marie étaient montées trier du vieux linge, tandis que madame Mathis, qui avait rapporté de l'ouvrage, attendait patiemment, assise en un coin obscur, que ces dames lui descendissent le paquet de raccommodages à emporter. Et les deux frères l'avaient oubliée, envahis l'un et l'autre par la douceur triste du crépuscule, causant à voix basse.
Puis, brusquement, un visiteur les émut. C'était Janzen, avec sa maigre face de Christ blond. Il venait très rarement, sans qu'on sût jamais de quelle ombre il sortait, ni dans quelles ténèbres il allait rentrer. Pendant des mois, il disparaissait, et on le revoyait à l'improviste, en terrible passant d'une heure, au passé inconnu, à la vie ignorée.
—Je pars ce soir, dit-il de sa voix tranquille, coupante comme une lame.
—Et vous retournez chez vous, en Russie? demanda Guillaume.
Il eut un mince sourire dédaigneux.
—Oh! chez moi, je suis partout chez moi. D'abord, je ne suis pas Russe, et puis je ne veux être que du vaste monde.
D'un geste large, il fit entendre le sans-patrie qu'il était, promenant par-dessus les frontières son rêve de fraternité sanglante. A certaines paroles, les deux frères crurent comprendre qu'il retournait en Espagne, où des compagnons l'attendaient. Il y avait là-bas beaucoup de besogne. Tranquillement, il s'était assis, et il causait de son air froid, lorsque, du même ton de sérénité, il ajouta, sans transition:
—Vous savez qu'on vient de jeter une bombe dans le café de l'Univers, sur le boulevard. Il y a eu trois bourgeois de tués.
Frémissants, Guillaume et Pierre voulurent des détails. Alors, il conta qu'il était par là justement, qu'il avait entendu l'explosion et vu les vitres du café voler en éclats. Trois des consommateurs étaient par terre, le corps broyé, deux qu'on ne connaissait pas, deux messieurs entrés là par hasard, l'autre un habitué, un petit rentier du voisinage qui venait faire sa partie tous les jours. Dans la salle, un vrai saccage, les tables de marbre brisées, les lustres tordus, les glaces criblées de balles. Et quelle terreur, quel emportement, quel écrasement de foule! On avait d'ailleurs arrêté tout de suite l'auteur de l'attentat, comme il allait tourner le coin de la rue Caumartin, pour fuir.
—J'ai pensé à monter vous conter ça, conclut Janzen. Il est bon que vous sachiez.
Et, comme Pierre, dans son frisson, sourdement averti, lui demandait qui était l'homme arrêté, il ajouta sans hâte:
—Justement, là est l'ennui, vous le connaissez... C'est le petit Victor Mathis.
Trop tard, Pierre voulut lui rentrer ce nom dans la gorge. Il se rappelait soudainement que la mère, tout à l'heure, était assise derrière eux, en un coin sombre. S'y trouvait-elle encore? Et il revoyait le petit Victor, presque sans barbe, le front droit et têtu, les yeux gris luisant d'implacable intelligence, le nez aigu et les lèvres minces disant la volonté sèche, la haine sans pardon. Celui-ci n'était pas un simple, un déshérité. C'était un fils de la bourgeoisie, élevé, instruit, qui avait dû entrer à l'Ecole Normale. Aucune excuse à son acte abominable, pas de passion politique, pas de démence humanitaire, pas même la souffrance exaspérée du pauvre. Il était le pur destructeur, le théoricien de la destruction, l'intellectuel d'énergie et de sang-froid qui mettait l'effort de son cerveau cultivé à raisonner le meurtre, à vouloir en faire l'instrument de l'évolution sociale. Et un poète encore, un visionnaire, mais le plus effroyable, le monstre qu'un orgueil fou expliquait seul, dans son désir d'une farouche immortalité, dans le rêve de l'aurore prochaine, montant des deux bras de la guillotine. Après lui, il n'y avait rien, rien que la faux aveugle qui rase le monde.
Pendant quelques secondes, une horreur froide régna, parmi les ténèbres croissantes.
—Ah! murmura très bas Guillaume, il a osé, celui-là!
Mais déjà Pierre lui serrait la main tendrement. Et il le sentit aussi éperdu, aussi révolté que lui, dans le soulèvement de son cœur d'homme, de toute sa solidarité humaine. Peut-être fallait-il cette abomination dernière pour le ravager et le guérir.
Sans doute Janzen était complice, et il disait que Victor Mathis avait vengé Salvat, lorsque, dans l'ombre, il y eut un grand soupir douloureux, puis la chute lourde d'un corps sur le plancher. C'était madame Mathis, la mère, qui tombait comme une masse, foudroyée par la nouvelle, qu'un hasard lui apprenait. Justement, Mère-Grand descendait avec une lampe. La pièce s'éclaira, on s'effara, on se porta au secours de la misérable femme, étendue dans sa mince robe noire, d'une pâleur de morte.
Et ce fut encore pour Pierre un indicible serrement de cœur. Ah! la triste et dolente créature! Il se souvenait d'elle, chez l'abbé Rose, si discrète, en pauvresse honteuse, ayant tant de peine à vivre, avec la maigre rente que l'acharnement du malheur lui avait laissée. Une famille riche de province, un roman d'amour, une fuite aux bras de l'homme choisi; puis, la malchance, le ménage qui se gâtait, le mari qui mourait. Et, dans son veuvage cloîtré, après la perte des quelques sous qui lui avaient permis d'élever son fils, il ne lui restait que ce fils, son Victor, son adoration, sa foi, qu'elle voulait croire toujours très occupé, absorbé par son travail, à la veille d'une situation superbe, digne de son mérite. Et, brusquement, elle apprenait que ce fils était le plus exécrable des assassins, qu'il avait jeté une bombe dans un café et tué trois hommes.
Lorsque madame Mathis revint à elle, grâce aux bons soins de Mère-Grand, elle sanglota sans fin, elle jeta une telle plainte continue de détresse, que les mains de Pierre et de Guillaume se cherchèrent encore, se reprirent, tandis que leurs êtres bouleversés et guéris se fondaient l'un dans l'autre.
V
Quinze mois plus tard, par un beau jour doré de septembre, Bache et Théophile Morin déjeunèrent chez Guillaume, dans l'atelier, en face de Paris immense.
Près de la table se trouvait un berceau, dont les petits rideaux étaient tirés, et sous lesquels dormait Jean, un gros garçon de quatre mois, le fils de Pierre et de Marie. Ceux-ci, simplement pour sauvegarder les droits sociaux de l'enfant, s'étaient épousés civilement à la mairie de Montmartre, résolus du reste à passer outre, s'ils n'avaient pas trouvé un maire qui consentît à marier un ancien prêtre. Puis, pour complaire à Guillaume, désireux de les garder, d'augmenter autour de lui la famille, ils avaient vécu là, dans le petit logement, au-dessus de l'atelier, laissant la maison de Neuilly seule, là-bas, ensommeillée et douce, à la garde de Sophie, la vieille servante. Et l'existence coulait heureuse, depuis quatorze mois bientôt qu'ils étaient l'un à l'autre.
Autour du jeune ménage, d'ailleurs, il n'y avait eu que de la paix, de la tendresse et du travail. François, qui venait de sortir de l'Ecole Normale, chargé de tous les diplômes, de tous les grades, allait partir pour un lycée de l'Ouest, voulant faire son stage dans le professorat, quitte à l'abandonner et à ne s'occuper ensuite que de science pure. Antoine avait eu un gros succès, avec une série de bois admirables, des vues et des scènes de Paris; et il devait épouser Lise Jahan, au printemps prochain, lorsqu'elle aurait dix-sept ans révolus. Mais, des trois fils, Thomas surtout triomphait, car il avait enfin trouvé et construit le fameux petit moteur, grâce à une idée géniale de son père. Un matin, après l'effondrement de tous ses énormes et chimériques projets, Guillaume, devant l'explosif terrible, découvert par lui, désormais inutilisé, avait eu la brusque inspiration de l'employer comme force motrice, d'essayer de le substituer au pétrole, dans ce moteur que son fils aîné étudiait depuis si longtemps, pour l'usine Grandidier. Il s'était mis à la besogne avec Thomas, inventant un nouveau mécanisme, se heurtant à des difficultés sans nombre, employant une année entière dans cet acharné travail de création. Et le père et le fils avaient enfanté, avaient réalisé la merveille, et elle était là, devant le vitrage, boulonnée sur un socle de chêne, prête à marcher, quand on lui aurait fait une toilette dernière.
Dans la maison, si riante, si tranquille maintenant, Mère-Grand continuait, malgré son grand âge, à exercer sa royauté active et muette, obéie de tous. Elle était partout, sans paraître jamais quitter sa chaise, devant la table de travail. Depuis la naissance de Jean, elle parlait de l'élever, comme elle avait élevé Thomas, François et Antoine, pleine de la belle bravoure du dévouement, ayant l'air de croire qu'elle ne mourrait pas, tant qu'elle aurait les siens à guider, à aimer, à sauver. Marie en était émerveillée, lasse elle-même parfois depuis qu'elle nourrissait, malgré sa belle santé, si gaie toujours. Jean avait ainsi deux mères, vigilantes près de son berceau, pendant que Pierre, devenu l'aide de Thomas, tirait le soufflet de la forge, dégrossissait déjà les pièces, achevant son apprentissage d'ouvrier mécanicien.
Ce jour-là, la présence de Bache et de Théophile Morin avait encore égayé le déjeuner; et la table était desservie, on apportait le café, lorsqu'un petit garçon, l'enfant d'un concierge de la rue Cortot, vint demander monsieur Pierre Froment. Il raconta, en paroles hésitantes, que monsieur l'abbé Rose était bien malade, qu'il allait mourir et qu'il l'envoyait, pour dire que monsieur Pierre Froment vienne tout de suite, tout de suite.
Pierre, très ému, le suivit. Rue Cortot, dans le petit rez-de-chaussée humide, ouvrant sur un étroit jardin, il trouva l'abbé Rose couché, agonisant, ayant encore sa raison, sa parole douce et lente. Une religieuse le veillait, qui parut très surprise, très inquiète de la venue de ce visiteur qu'elle ne connaissait pas. Aussi comprit-il qu'on gardait le mourant et que celui-ci avait usé de ruse, en l'envoyant chercher par le fils du concierge. Cependant, lorsque l'abbé, de son air de bonté grave, eut prié la sœur de les laisser, elle n'osa pas se refuser à ce désir suprême, elle sortit.
—Ah! mon cher enfant, que je désirais causer avec vous! Asseyez-vous sur cette chaise, tout près du lit, pour que vous puissiez m'entendre, car c'est la fin, je ne serai plus là ce soir. Et j'ai à vous demander un si gros service!
Pierre, bouleversé de le retrouver si défait, la face toute blanche, ne gardant que l'éclat de ses yeux d'innocence et d'amour, se récria.
—Mais je serais venu plus tôt, si j'avais su que vous aviez besoin de moi! Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé chercher? Est-ce qu'on vous garde?
L'abbé, embarrassé, eut un faible sourire de honte et d'aveu.
—Il faut que vous le sachiez, mon cher enfant, j'ai encore fait des sottises. Oui, j'ai donné sans savoir à des gens qui, paraît-il, ne méritaient pas d'aumônes. Enfin, tout un scandale, ils m'ont grondé à l'archevêché, ils m'ont accusé de compromettre la religion. Et, alors, quand ils ont su que j'étais malade, ils ont mis près de moi cette bonne sœur, parce qu'ils ont dit que j'allais mourir sur la paille, que je donnerais les draps de mon lit, si l'on ne m'en empêchait pas.
Il s'arrêta, afin de reprendre haleine.
—Vous comprenez, cette bonne sœur, oh! une bien sainte femme, est là pour me soigner et pour m'éviter de faire jusqu'au bout des sottises. Il m'a donc fallu échapper à sa garde, par une petite tromperie, que dieu me pardonnera, j'espère. Justement, il s'agit de mes pauvres, c'est pour vous parler d'eux que je désirais si ardemment vous voir.
Des larmes montaient aux yeux de Pierre.
—Parlez, je suis à vous, de tout mon cœur, de tout mon être.
—Oui, oui, je sais, mon cher enfant. C'est bien pour cela que j'ai songé à vous, à vous seul. Malgré tout ce qui s'est passé, je n'ai confiance qu'en vous, il n'y a que vous capable de m'entendre et de me faire la promesse qui m'aidera à mourir tranquille.
Il ne se permit que cette allusion à leur rupture cruelle, après la rencontre qu'il avait faite du jeune prêtre sans soutane, en révolte contre l'Eglise. Depuis, il savait son mariage, il n'ignorait pas qu'il avait, à jamais, brisé ses derniers liens religieux. Mais, à l'heure dernière, cela ne semblait plus compter pour lui, il lui suffisait de connaître l'ardent cœur de Pierre, il n'avait besoin que de l'homme, qu'il avait vu brûler d'une si belle passion de charité.
—Mon Dieu! reprit-il en trouvant encore la force de sourire, c'est très simple, je veux vous faire mon héritier. Oh! ce n'est pas un beau cadeau, ce sont mes pauvres que je vous donne, car je n'ai rien d'autre, je ne laisse que mes pauvres.
Trois surtout lui bouleversaient le cœur, à l'idée qu'il allait les abandonner sans secours, privés des quelques miettes que lui seul leur distribuait, et dont ils vivaient. Le grand Vieux, d'abord, ce vieillard qu'il avait vainement cherché un soir, pour le faire entrer à l'Asile des Invalides du travail. Il y était bien entré, mais il s'en était enfui trois jours plus tard, ne voulant pas se plier à la règle. Violent, sauvage, il avait un caractère exécrable; et, pourtant, il ne pouvait mourir de faim. Celui-là venait chaque samedi, on lui donnait vingt sous: ça lui suffisait pour toute la semaine. Puis, il y avait une vieille femme impotente, dans un taudis de la rue du Mont-Cenis, dont il faudrait payer le boulanger, qui lui portait chaque matin le pain nécessaire. Et il y avait surtout, place du Tertre, une pauvre jeune femme, une fille-mère qui se mourait de phtisie, incapable de travail, éperdue à l'idée de savoir, après elle, sa fillette au pavé; de sorte que l'héritage, là, était double, la mère à soutenir jusqu'à la mort prochaine, la fillette ensuite à recueillir, à placer convenablement dans quelque bonne maison.
—Vous me pardonnez, mon cher enfant, de vous laisser ces embarras... J'ai bien essayé d'intéresser à ce petit monde la bonne sœur qui me veille; mais, quand je lui ai parlé du grand Vieux, elle s'est signée d'effroi. C'est comme mon brave ami, l'abbé Tavernier, je ne connais pas d'âme plus droite; et, cependant, avec lui, je ne serais pas tranquille, il a des idées... Alors, je le répète, mon cher enfant, il n'y a que vous dont je sois sûr, il faut que vous acceptiez mon héritage, si vous voulez que je m'en aille tranquille.
Pierre pleurait.
—Ah! certes, de toute mon âme. Votre volonté me sera sacrée.
—Bon! je savais bien que vous accepteriez... C'est donc convenu, les vingt sous au grand Vieux tous les samedis, le pain de la vieille femme impotente, la mort de la triste jeune mère à soulager, à attendre, pour recueillir la fillette... Ah! si vous saviez quel poids j'ai de moins sur le cœur! Maintenant, la fin peut venir, elle me sera douce.
Sa bonne figure ronde, si blanche, s'était éclairée d'une joie suprême. Il gardait entre les siennes une main de Pierre, il le retenait au bord du lit, en un adieu de sereine tendresse. Et sa voix s'affaiblit encore, il dit toute sa pensée, très bas.
—Oui, je suis content de partir... Je ne pouvais plus, je ne pouvais plus. J'avais beau donner, je sentais qu'il était nécessaire de donner toujours davantage. Et quelle tristesse, la charité impuissante, donner sans espoir de guérir jamais la souffrance!... Je me révoltais contre cette idée, vous vous souvenez? Je vous disais que nous nous aimerions toujours dans nos pauvres; et c'était vrai, cela, puisque vous êtes là, si bon, si tendre pour moi et pour ceux que je laisse. Mais, tout de même, je ne puis plus, je ne puis plus, et j'aime mieux m'en aller, puisque la douleur des autres me débordait et que je finissais par commettre toutes les sottises du monde, scandalisant les fidèles, indignant mes supérieurs, sans réussir seulement à diminuer d'un misérable le flot toujours grossi de la misère... Adieu, mon cher enfant. Mon pauvre vieux cœur s'en va courbaturé, mes vieilles mains sont lasses et vaincues.
Pierre l'embrassa de toute son âme, et le quitta les yeux en larmes, éperdu d'une extraordinaire émotion. Jamais il n'avait entendu un cri d'une plus immense mélancolie que cet aveu de la charité impuissante, chez ce vieil enfant candide, ce cœur simple de sublime bonté. Ah! quel désastre, la bonté humaine inutile, le monde roulant depuis tant de siècles la même somme de détresses et de souffrances, malgré les larmes de pitié versées, malgré les aumônes tombées de tant de mains! C'était la mort souhaitée, le chrétien heureux d'échapper à l'abomination de cette terre.
Lorsque Pierre revint dans l'atelier, la table se trouvait desservie depuis longtemps, Bache et Théophile Morin causaient avec Guillaume, tandis que les trois fils s'étaient remis à leurs occupations ordinaires. Marie, elle aussi, avait repris sa place accoutumée, devant la table à ouvrage, en face de Mère-Grand; mais, de temps à autre, elle se levait, donnait un coup d'œil au petit Jean, s'assurant qu'il dormait bien tranquille, ses deux menottes serrées sur son cœur. Et, lorsque Pierre, qui garda pour lui son émotion, fut venu se pencher sur le berceau, avec la jeune femme, dont il baisa discrètement les cheveux, il passa un tablier, il aida Thomas, en train de régler une dernière fois le moteur.
Alors, l'atelier disparut, il cessa de voir les personnes qui s'y trouvaient, il cessa de les entendre. Seule, l'odeur de Marie lui demeurait aux lèvres, dans le bouleversement attendri où l'avait jeté sa visite à l'abbé Rose mourant. Et un souvenir venait de s'évoquer, celui du matin glacial où le vieux prêtre l'avait abordé, devant le Sacre-Cœur, pour le charger peureusement de porter une aumône à ce vieil homme, ce Laveuve, qui était mort de misère, comme un chien au coin d'une borne. Quelle triste matinée lointaine, que de combats et de tortures en lui, quelle résurrection ensuite! Ce jour-là, il avait dit une de ses dernières messes, et il se rappelait avec un frisson son abominable angoisse, le désespoir de son doute, de son néant. C'était après ses deux expériences misérablement avortées: Lourdes, où la glorification de l'absurde lui avait fait prendre en pitié l'essai de retour en arrière, à la primitive foi des peuples jeunes, courbés sous la terreur de leur ignorance; Rome, incapable de renouveau, qu'il avait vu moribonde parmi ses ruines, grande ombre bientôt négligeable, qui tombait à la poussière des religions mortes. En lui, la charité elle-même faisait banqueroute, il ne croyait plus à la guérison par l'aumône de la vieille humanité souffrante, il n'attendait plus que l'effroyable catastrophe, l'incendie, le massacre, dont le fracas emporterait le monde coupable et condamné. Sa soutane l'étouffait du mensonge hautain où il s'était réfugié pour la garder à ses épaules, cette attitude du prêtre incroyant, qui continue, honnêtement, chastement, à veiller sur la croyance des autres. Le problème d'une religion nouvelle, d'une nouvelle espérance, nécessaire à la paix des démocraties de demain, le torturait, sans qu'il pût trouver la solution possible, entre les certitudes de la science et le besoin du divin dont semble brûler l'humanité. Et, si le christianisme croulait avec l'idée de charité, il ne restait donc que la justice, le cri qui sortait de toutes les poitrines, ce combat de la justice contre la charité, où allaient se débattre son cœur et sa raison, dans ce grand Paris, si voilé de cendre, si plein d'un terrible inconnu. C'était avec Paris que se posait la troisième et décisive expérience, la vérité enfin éclatante comme le soleil, la santé conquise, la force et la joie de vivre.
Mais les réflexions de Pierre furent interrompues, il dut aller chercher un outil que Thomas lui demandait, et il entendit Bache qui disait:
—Le cabinet a donné sa démission ce matin. Vignon en avait assez, il se réserve.
—Il a duré plus d'un an, fit remarquer Morin. C'est déjà très beau.
Après l'attentat de Victor Mathis, condamné, exécuté en moins de trois semaines, Monferrand était tombé du pouvoir. A quoi bon avoir à la tête du cabinet un homme fort, si les bombes continuaient à terrifier le pays? Le pis était qu'il avait mécontenté la Chambre par son appétit d'ogre, rognant trop la part des autres. Et Vignon, cette fois, avait recueilli sa succession, malgré tout un programme de réformes, devant lequel on tremblait depuis longtemps. Mais, bien que son honnêteté fût parfaite, il n'avait pu en réaliser que les insignifiantes, les mains liées sans doute, au milieu de mille obstacles. Il s'était résigné à gouverner comme les autres, et l'on avait fait cette découverte qu'entre Vignon et Monferrand il n'existait guère, en somme, que des nuances.
—Vous savez qu'on reparle de Monferrand, dit Guillaume.
—Oui, il a des chances. Ses créatures s'agitent beaucoup.
Puis, Bache, qui plaisantait Mège avec amertume, déclara que le député collectiviste faisait, à renverser les ministères, un métier de dupe, servant à tour de rôle les ambitions de chaque coterie, sans la moindre chance de jamais décrocher pour lui-même le pouvoir. Et ce fut Guillaume qui conclut.
—Bah! qu'ils se dévorent! ils ne se battent guère que sur des questions de personnes, dans l'âpre ambition de régner, de disposer de l'argent et de la puissance. Mais ça n'empêche pas l'évolution de se faire, les idées de s'épandre et les événements de s'accomplir. Il y a, par-dessus, l'humanité qui marche.
Pierre fut très frappé de ces paroles, et il retomba dans ses souvenirs. L'angoissante expérience commençait, il était lancé au travers de Paris immense. Paris, c'était la cuve énorme, où toute une humanité bouillait, la meilleure et la pire, l'effroyable mixture des sorcières, des poudres précieuses mêlées à des excréments, d'où devait sortir le philtre d'amour et d'éternelle jeunesse. Et, dans cette cuve, il rencontrait d'abord l'écume du monde politique, Monferrand qui étranglait Barroux, achetant les affamés, Fonsègue, Dutheil, Chaigneux, utilisant les médiocres, Taboureau et Dauvergne, employant jusqu'à la passion sectaire de Mège et jusqu'à l'ambition intelligente de Vignon. Puis, venait l'argent empoisonneur, cette affaire des Chemins de fer africains qui avait pourri le parlement, qui faisait de Duvillard, le bourgeois triomphant, un pervertisseur public, le chancre rongeur du monde de la finance. Puis, par une juste conséquence, c'était le foyer de Duvillard, qu'il infectait lui-même, l'affreuse aventure d'Eve disputant Gérard à sa fille Camille, et celle-ci le volant à sa mère, et le fils Hyacinthe donnant sa maîtresse Rosemonde, une démente, à cette Silviane, la catin notoire, en compagnie de laquelle son père s'affichait publiquement. Puis, c'était la vieille aristocratie mourante, avec les pâles figures de madame de Quinsac et du marquis de Morigny; c'était le vieil esprit militaire dont le général de Bozonnet menait les funérailles; c'était la magistrature asservie au pouvoir, un Amadieu faisant sa carrière à coups de procès retentissants, un Lehmann rédigeant son réquisitoire dans le cabinet du ministre dont il défendait la politique; c'était enfin la presse cupide et mensongère, vivant du scandale, l'éternel flot de délations et d'immondices que roulait Sanier, la gaie impudence de Massot, sans scrupule, sans conscience, qui attaquait tout, défendait tout, par métier et sur commande. Et, de même que des insectes, qui en rencontrent un autre, la patte cassée, mourant, l'achèvent et s'en nourrissent, de même tout ce pullulement d'appétits, d'intérêts, de passions, s'étaient jetés sur un misérable fou, tombé par terre, ce triste Salvat, dont le crime imbécile les avait tous rassemblés, heurtés, dans leur empressement glouton à tirer parti de sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Et tout cela bouillait dans la cuve colossale de Paris, les désirs, les violences, les volontés déchaînées, le mélange innommable des ferments les plus acres, d'où sortirait à grands flots purs le vin de l'avenir.
Alors, Pierre en eut conscience, de ce prodigieux travail qui s'accomplissait au fond de la cuve, sous les impuretés et sous les déchets. Son frère venait de le dire, qu'importaient, dans la politique, les tares des hommes, les mobiles d'égoïsme et de jouissance, si, de son pas lent et obstiné, l'humanité marchait toujours! Qu'importait cette bourgeoisie corrompue et défaillante, aussi moribonde à cette heure que l'aristocratie dont elle a pris la place, si, derrière elle, montait sans cesse l'inépuisable réserve d'hommes, qui surgissent du peuple des campagnes et des villes! Qu'importaient la débauche, la perversion de trop d'argent, de trop de puissance, la vie raffinée, dissolue, s'attardant aux curiosités sexuelles, puisqu'il semblait prouvé que toutes les capitales, reines du monde, n'ont régné qu'à ce prix de l'extrême civilisation, la religion de la beauté et du plaisir! Et qu'importaient même la vénalité inévitable, les fautes et les sottises de la presse, si elle était d'autre part le plus admirable instrument d'instruction, la conscience publique toujours ouverte, le fleuve qui avait beau charrier des horreurs, qui n'en marchait pas moins, qui emportait tous les peuples à la vaste mer fraternelle des siècles futurs! La lie humaine tombait au fond de la cuve, et il ne fallait pas vouloir que, visiblement, chaque jour, le bien triomphât; car souvent des années étaient nécessaires pour que, de la fermentation louche, se dégageât un espoir réalisé, dans cette opération de l'éternelle matière remise au creuset, demain refait meilleur. Et, si, au fond des usines empestées, le salariat restait une forme de l'antique esclavage, si les Toussaints mouraient toujours de misère, sur des grabats, comme des bêtes fourbues, la liberté n'en était pas moins sortie de la cuve immense, en un jour de tempête, pour prendre son vol par le monde. Et pourquoi la justice n'en sortirait-elle pas à son tour, faite de tant d'éléments troubles, se dégageant des scories, d'une limpidité enfin éclatante, et régénérant les peuples?