Paris
Dans les tribunes, le succès était aussi grand. On avait vu des dames applaudir. Et monseigneur Martha lui-même donnait les marques de la plus vive satisfaction.
—Hein? mon général, disait Massot en ricanant, voilà nos hommes de guerre d'aujourd'hui, et un rude homme, celui-là!... C'est ce qu'on appelle tirer son épingle du jeu. Seulement, c'est tout de même du bel ouvrage.
Enfin, Monferrand aperçut Vignon, poussé par ses amis, qui se levait et montait à la tribune. Alors, son sourire retrouva toute sa bonhomie malicieuse; et il reprit sa place au banc des ministres, pour écouter béatement.
Des «Très bien! très bien!» coururent d'un bout à l'autre de la Chambre, il n'y eut que quelques applaudissements, lorsque Vignon regagna sa place. Mais la Chambre s'était ressaisie, la situation apparaissait si nette, le vote, si certain, que Mège, dont l'intention était de parler encore, eut la sagesse de se résigner au silence. Et l'on remarqua l'attitude tranquille de Monferrand, qui n'avait cessé d'écouter Vignon avec complaisance, comme s'il rendait hommage au talent d'un adversaire; tandis que Barroux, depuis le froid de glace où venait de tomber son discours, était resté à son banc, immobile, d'une pâleur de mort, comme foudroyé, écrasé sous l'écroulement du vieux monde.
—Allons, ça y est! reprit Massot, fichu, le ministère!... Vous savez, ce petit Vignon, il ira loin. On dit qu'il rêve l'Elysée. En tout cas, le voilà désigné pour être le chef du prochain cabinet.
Puis, au milieu du brouhaha des scrutins qui s'ouvraient, comme il voulait s'en aller, le général le retint.
—Attendez donc, monsieur Massot... Quel dégoût, que cette cuisine parlementaire! Vous devriez le dire dans un article, montrer comment le pays est peu à peu affaibli, gâté jusqu'aux moelles, par des journées pareilles d'inutiles et sales discussions. Une bataille, où cinquante mille hommes resteraient par terre, nous épuiserait moins, nous laisserait au cœur plus de vie, que dix ans d'abominable parlementarisme... Venez donc me voir, un matin. Je vous soumettrai un projet de loi militaire, la nécessité d'en revenir à notre armée professionnelle et restreinte d'autrefois, si l'on ne veut pas que notre armée nationale, si embourgeoisée et d'une masse si illusoire, ne soit le poids mort qui coulera la nation.
Depuis l'ouverture de la séance, Pierre n'avait pas prononcé une parole. Il écoutait avec soin, d'abord dans l'intérêt immédiat de son frère, puis gagné peu à peu lui-même par la fièvre qui s'emparait de la salle. Une conviction se faisait en lui que Guillaume ne craignait plus rien; mais quel retentissement d'un événement à un autre, et comme cette arrestation de Salvat se répercutait ici! Les faits se rejoignaient, se traversaient, se transformaient sans cesse. Penché sur le bouillonnement de la salle, il y devinait les mille chocs des passions et des intérêts. Il avait suivi la grande lutte entre Barroux, Monferrand et Vignon; il regardait la joie enfantine du terrible Mège, simplement heureux d'avoir remué le fond boueux de cette eau, où il ne pêchait jamais que pour les autres; et, maintenant, il s'intéressait à Fonsègue, très calme, dans le secret de l'avenir, en train de rassurer Dutheil et Chaigneux, tous deux effarés par la chute certaine du ministère. Puis, c'était toujours à monseigneur Martha qu'il revenait, c'était lui qu'il n'avait pas quitté des yeux, suivant les émotions de la séance sur sa face sereine et heureuse, comme si toute la dramatique comédie parlementaire se fût seulement jouée pour le lointain triomphe espéré par ce prêtre. Et, en attendant qu'on proclamât le résultat du vote, il n'entendait plus, à côté de lui, que Massot et le général causant tactique, cadres et recrutement, se querellant sur la nécessité d'un bain de sang pour toute l'Europe. Ah! la dolente humanité, toujours à se battre, à se dévorer, dans les parlements et sur les champs de bataille, quand donc désarmerait-elle pour vivre enfin selon la justice et la raison?
La confusion s'éternisa, au sujet des ordres du jour, une pluie d'ordres du jour, qui allaient de celui de Mège, très violent, à celui de Vignon, simplement sévère. Le ministère n'acceptait que l'ordre du jour pur et simple, et il fut battu: ce fut enfin celui de Vignon que vota la Chambre, à une majorité de vingt-cinq voix. Une partie de la gauche s'était certainement jointe à la droite et au groupe des socialistes. Toute une longue rumeur, montant de la salle, gagnant les tribunes, accueillit le résultat.
—Allons, dit Massot en partant avec le général et avec Pierre, nous en sommes à un ministère Vignon. Mais, tout de même, Monferrand s'est repêché. A la place de Vignon, je me méfierais.
Le soir, dans la petite maison de Neuilly, il y eut des adieux d'une simplicité et d'une grandeur émouvantes. Après la rentrée de Pierre, attristé, mais rassuré, Guillaume avait décidé formellement que, dès le lendemain, il irait reprendre à Montmartre sa vie et ses travaux habituels. Et, comme Nicolas Barthès, lui aussi, devait partir, la petite maison allait donc retomber dans sa solitude et dans sa désespérance.
Théophile Morin était venu, averti par Pierre de la douloureuse nouvelle; et, lorsque les quatre hommes se mirent à table, à sept heures, Barthès ne savait rien encore. Toute la journée, il s'était promené d'un bout à l'autre de sa chambre, de son pas lourd de lion en cage, vivant là, dans cet asile offert par un ami, en grand enfant héroïque qui ne s'inquiétait jamais des conditions du présent, ni des menaces du lendemain. Sa vie avait toujours été un espoir sans limites, qui toujours se brisait contre les bornes de la réalité. Tout ce qu'il avait aimé, tout ce qu'il avait cru acheter par près de cinquante ans de prison et d'exil, la liberté égalitaire, la république fraternelle, avait beau crouler déjà, donner à son rêve les plus durs démentis: il gardait quand même sa foi, la foi candide de sa jeunesse, certaine du prochain avenir. Il souriait divinement, lorsque les nouveaux venus, les violents qui l'avaient dépassé, le raillaient, le traitaient en bon vieillard. Lui-même ne comprenait rien aux sectes nouvelles, s'indignait de leur manque d'humanité, superbe et têtu dans son idée de régénérer le monde par la conception simpliste des hommes naturellement bons, tous libres et tous frères.
Et, ce soir-là, en dînant, se sentant avec des amis tendres, il fut très gai, il montra l'ingénuité de son âme, par l'absolue certitude où il était de voir son idéal se réaliser prochainement, malgré tout. Puis, comme il était un conteur exquis, lorsqu'il voulait bien causer, il eut des histoires charmantes sur ses diverses prisons. Il les connaissait toutes, et Sainte-Pélagie, et le Mont-Saint-Michel, et Belle-Ile-en-Mer, et Clairvaux, et les cachots transitoires, et les pontons empoisonnés, riant encore à certains souvenirs, disant le refuge qu'il avait partout trouvé dans sa libre conscience. Et les trois hommes qui l'écoutaient, étaient charmés, malgré l'angoisse qui leur serrait le cœur, à la pensée que cet éternel prisonnier, cet éternel banni, devait se lever de nouveau et reprendre son bâton, pour le départ.
Au dessert seulement, Pierre parla. Il dit de quelle façon le ministre l'avait fait appeler et les quarante-huit heures qu'il donnait à Barthès pour gagner la frontière, s'il ne voulait pas être arrêté. Le vieil homme, à la longue toison blanche, au nez en bec d'aigle, aux yeux toujours brûlants de jeunesse, se leva gravement, voulut partir tout de suite.
—Comment, mon enfant, vous savez cela depuis hier, et vous m'avez gardé, vous m'avez fait courir le risque de vous compromettre davantage, en restant dans votre maison!... Il faut m'excuser, je ne pensais pas au tracas que je vous donne, je croyais que tout allait s'arranger si bien!... Et merci, merci à Guillaume, merci à vous, des quelques jours si calmes que vous avez donnés au vieux vagabond, au vieux fou que je suis!
On le supplia de rester jusqu'au lendemain matin, il n'écouta rien. Un train partait pour Bruxelles, vers minuit, et il avait tout le temps de le prendre. Même il refusa formellement que Morin se donnât la peine de l'accompagner. Morin n'était pas riche, avait ses occupations. Pourquoi donc lui aurait-il pris son temps, lorsqu'il était si simple qu'il partît seul? Il retournait à l'exil, comme à une misère, à une douleur depuis longtemps connue, en Juif errant de la liberté, que son martyre légendaire pousse éternellement par le vaste monde.
A dix heures, dans la petite rue endormie, lorsqu'il prit congé de ses hôtes, des larmes noyèrent ses yeux.
—Ah! je ne suis plus jeune, c'est fini cette fois, je ne reviendrai pas, mes os vont dormir là-bas, dans quelque coin.
Mais, après avoir embrassé tendrement Guillaume et Pierre, il eut un redressement de toute son indomptable et fière personne, il jeta un suprême cri d'espoir.
—Bah! qui sait? le triomphe est pour demain peut-être, l'avenir est à qui le fait et l'attend!
Et il avait disparu, que, longtemps encore, on entendit le bruit sonore et ferme de ses pas se perdre au loin, dans la nuit claire.
LIVRE QUATRIÈME
I
Par ce doux matin des derniers jours de mars, lorsque Pierre quitta la petite maison de Neuilly, avec son frère Guillaume, pour l'accompagner à Montmartre, il eut un grand serrement de cœur, en songeant qu'il y rentrerait seul, et qu'il y retomberait dans son désastre et dans son néant. Il n'avait point dormi, il était éperdu d'amertume, cachant sa peine, s'efforçant de sourire.
En voyant le ciel si clair et si tendre, les deux frères avaient résolu d'aller à pied, une longue promenade par les boulevards extérieurs. Neuf heures sonnaient. Ce fut charmant, cette conduite ainsi faite au grand frère, qui s'égayait à la pensée de la bonne surprise qu'il réservait aux siens, comme au retour d'un voyage. Il ne les avait point avertis, il s'était contenté, depuis sa disparition, de leur écrire de temps à autre, pour leur donner de ses nouvelles. Et ses trois fils n'étaient pas venus le voir, par prudence, respectant son désir; et la jeune fille qu'il devait épouser, avait elle-même attendu sagement, tranquille et discrète.
En haut, quand ils eurent gravi les pentes ensoleillées de Montmartre, Guillaume, qui avait une clef, entra simplement et doucement. Sur la place du Tertre, si provinciale, si calme, la petite maison semblait dormir, dans une paix profonde. Et Pierre la retrouvait telle qu'il l'avait vue, lors de sa première, de son unique visite, silencieuse, souriante, baignée d'une infinie tendresse. C'était d'abord l'étroit couloir qui traversait le rez-de-chaussée, pour s'ouvrir sur l'immense horizon de Paris. Puis, c'était le jardin réduit à deux pruniers et à un bouquet de lilas, égayés de feuilles maintenant; et il y aperçut, cette fois, trois bicyclettes appuyées contre les pruniers. Enfin, c'était le vaste atelier de travail, si joyeux et si recueilli, où vivait toute la famille, et dont le large vitrail dominait l'océan des toitures.
Guillaume était arrivé jusqu'à l'atelier sans rencontrer personne. Très amusé, il mit un doigt sur ses lèvres.
—Attention! mon petit Pierre. Tu vas voir.
Et, la porte ouverte sans bruit, ils restèrent un instant sur le seuil.
Seuls, les trois fils étaient là. Thomas, près de sa forge, manœuvrant une machine à percer, criblait de trous une petite plaque de cuivre. Dans l'autre coin, devant le vitrage, François et Antoine étaient assis aux deux côtés de leur grande table, l'un enfoncé dans un livre, tandis que l'autre, le burin en main, terminait un bois. Toute une nappe joyeuse de soleil entrait, se jouait parmi l'extraordinaire pêle-mêle de la salle, où s'entassaient tant de besognes, tant d'outils divers, au milieu desquels la table à ouvrage des deux femmes était fleurie d'une grosse touffe de giroflées. Et, dans l'attention absorbée des trois jeunes gens, dans la religieuse paix, on n'entendait que le sifflement léger de la machine, à chaque trou que l'aîné perçait.
Mais, bien que Guillaume, sur le seuil, n'eût pas bougé, il y eut un frisson, un brusque éveil. Les trois fils devinèrent, levèrent la tête en même temps. Et ils eurent le même cri, un élan commun et unique les souleva, les jeta à son cou.
—Le père!
Lui, heureux, les embrassa, d'une solide étreinte. Ce fut tout, il n'y eut ni attendrissement prolongé, ni paroles inutiles. Il semblait être sorti de la veille, revenir après une course qui l'aurait attardé. Il les regardait, avec son sourire, tandis qu'eux trois, les regards dans les siens, souriaient aussi; et cela disait toute l'affection, le don total, à jamais.
—Entre donc, Pierre. Serre-moi la main de ces gaillards.
Le prêtre, gêné, pris d'un singulier malaise, était resté près de la porte. Ses trois neveux lui donnèrent de vigoureuses poignées de main. Puis, ne sachant que faire, se trouvant dépaysé, il finit par s'asseoir à l'écart, devant le vitrage.
—Eh bien! mes petits, et Mère-Grand, et Marie?
La grand'mère venait de monter à sa chambre. Quant à la jeune fille, elle avait eu l'idée d'aller elle-même au marché. C'était une de ses joies, elle prétendait qu'elle seule savait acheter des œufs frais et du beurre qui sentait la noisette. Puis, elle rapportait parfois une gourmandise ou des fleurs, ravie de se montrer si bonne ménagère.
—Alors, tout va bien? reprit Guillaume. Vous êtes contents, le travail marche?
Et il questionna chacun d'un mot, en homme qui rentre tout de suite dans ses habitudes quotidiennes. Thomas, dont la rude et bonne figure s'épanouissait, résuma en deux phrases ses recherches nouvelles pour le petit moteur, certain maintenant, disait-il, d'avoir trouvé. François, enfoncé toujours dans la préparation de son examen, plaisanta, parla de l'énorme matière qu'il avait encore à emménager dans son cerveau. Antoine montra le bois qu'il terminait, sa petite amie Lise, la sœur du sculpteur Jahan, lisant au soleil dans un jardin, toute une floraison de la créature attardée, qu'il avait éveillée à l'intelligence par la tendresse. Et, tout en causant, les trois frères avaient repris leurs places, s'étaient remis au travail, naturellement, par la forte discipline qui avait fait du travail leur vie même.
Guillaume, plein d'aise, donnait un coup d'œil à la besogne de chacun.
—Ah! mes petits, ce que j'ai préparé, ce que j'ai mis au point, moi aussi, pendant que j'étais sur le dos! J'ai même pris pas mal de notes... Nous sommes venus à pied; mais une voiture va m'apporter tout ça, avec les vêtements et le linge que Mère-Grand m'a envoyés... Et quelle joie de retrouver tout ici, de reprendre avec vous la tâche commencée! Ah! je vais en abattre!
Déjà, il était dans son coin, à lui. Entre la forge et le vitrage, il avait toute une large place réservée, son fourneau de chimiste, des vitrines et des planches chargées d'appareils, une longue table dont l'un des bouts lui servait de bureau. Et, déjà, il reprenait possession de cet univers, ses regards s'étaient promenés, heureux de revoir tout en ordre, ses mains furetaient, touchaient les objets, avec la hâte de se remettre, ainsi que ses trois fils, à la besogne.
Mais, en haut du petit escalier qui conduisait aux chambres, Mère-Grand venait de paraître, calme et grave, très droite, dans son éternelle robe noire.
—C'est vous, Guillaume. Voulez-vous monter un instant?
Il monta, il comprit qu'elle désirait le renseigner, le rassurer, en lui disant tout de suite ce qu'elle avait à lui dire sans témoins. C'était le secret redoutable entre eux, l'unique chose que ses fils ne savaient pas, la grande chose qui l'avait torturé d'angoisse, après l'attentat, lorsqu'il l'avait crue en péril d'être sue et divulguée. En haut, dans sa chambre, elle lui rendit des comptes, lui montra, près de son lit, intacte la cachette où étaient les cartouches de la poudre nouvelle et les plans du formidable engin destructeur. Il les y retrouvait tels qu'il les y avait laissés, il eût fallu pour les y toucher qu'on la tuât ou que la maison sautât avec elle. Très simplement, de son air de tranquille héroïsme, elle le remit en possession du terrible dépôt, en lui rendant la clef qu'il lui avait envoyée par Pierre, le lendemain de sa blessure.
—Vous n'étiez pas inquiet, je pense?
Il lui serra les deux mains, avec tendresse et respect.
—Inquiet seulement que la police ne vînt et ne vous brutalisât... Vous êtes la gardienne, ce serait vous qui achèveriez mon œuvre, si je disparaissais.
Pendant ce temps, en bas, Pierre, toujours assis près du vitrage, sentait sa gêne croître. Certes, il n'y avait, dans la maison, qu'une sympathie affectueuse à son égard. Pourquoi donc lui semblait-il que les choses et les êtres eux-mêmes lui restaient hostiles, malgré leur bon vouloir de fraternité? Et il se demandait ce qu'il allait devenir là, parmi ces travailleurs, tous soutenus par une foi, lui qui ne croyait plus à rien, qui ne faisait rien. La vue des trois frères, si ardents, si gais à la besogne, finissait par l'emplir d'une sorte d'irritation mauvaise. Mais l'arrivée de Marie l'acheva.
Elle entra sans le voir, et si joyeuse, et si débordante de vie, avec son panier de provisions au bras. On eût dit que la printanière matinée de soleil entrait avec elle, dans l'éclat de sa jeunesse, la taille souple, la poitrine large. Toute sa face rose, son nez fin, son grand front d'intelligence, son épaisse bouche de bonté, rayonnaient sous les lourds bandeaux de ses cheveux noirs. Et ses yeux bruns riaient, d'une continuelle allégresse de santé et de force.
—Ah! vous savez, vous trois, cria-t-elle, j'en ai acheté, des choses!... Venez voir ça, je n'ai pas voulu déballer mon panier à la cuisine.
Il fallut absolument qu'ils vinssent se grouper autour du panier, qu'elle avait posé sur une table.
—D'abord, du beurre. Sentez un peu si celui-là sent la noisette! On le fait pour moi... Et puis, des œufs. Ils sont pondus d'hier, j'en réponds. Même en voici un qui est du jour... Et puis, des côtelettes. Hein? étonnantes, mes côtelettes! Le boucher les soigne, quand c'est moi... Et puis, un fromage à la crème, mais à la vraie crème, une merveille!... Et puis, ça, c'est la surprise, la gourmandise, des radis, de jolis petits radis roses. Des radis en mars, quel luxe!
Elle triomphait en bonne ménagère qui savait le prix des choses et qui avait suivi, au lycée Fénelon, tout un cours de cuisine et de ménage. Les trois frères, qui s'égayaient avec elle, durent la complimenter.
Mais, tout d'un coup, elle aperçut Pierre.
—Comment, monsieur l'abbé, vous êtes là? Je vous demande pardon, je ne vous avais point vu... Et Guillaume, il va bien? Vous nous apportez de ses nouvelles.
—Mais père est revenu, dit Thomas. Il est là-haut, avec Mère-Grand.
Saisie, elle replaça toutes les provisions dans le panier.
—Guillaume est revenu! Guillaume est revenu!... Et vous ne me le dites pas! et vous me laissez tout déballer!... Ah bien! je suis gentille, moi, à vous vanter mon beurre et mes œufs, lorsque Guillaume est revenu!
Justement, celui-ci descendait de la chambre, avec la grand'mère; et elle courut gaiement, lui tendit les deux joues, pour qu'il y posât deux gros baisers; puis, elle lui mit les mains sur les épaules, le regarda longuement, en lui disant d'une voix un peu tremblante:
—Je suis contente, très contente de vous revoir, Guillaume... Maintenant, je puis le dire, j'ai cru vous perdre, j'ai été très inquiète et très malheureuse.
Et, bien qu'elle continuât de rire, deux larmes parurent dans ses yeux, pendant que lui, très ému aussi, murmurait, en l'embrassant de nouveau:
—Chère Marie... Combien je suis heureux! Je vous retrouve, et si belle, si tendre toujours!
Pierre, qui les regardait, les trouva froids. Il s'était sans doute attendu à plus de larmes, à une étreinte plus passionnée, entre deux fiancés qu'un accident avait séparés si longtemps, à la veille de leur mariage. La disproportion des âges aussi le blessa, bien que son frère lui parût solide et très jeune encore. Ce devait être cette jeune fille qui, décidément, ne lui plaisait guère. Elle était trop bien portante, trop calme. Depuis qu'elle se trouvait là, il sentait augmenter son malaise, son envie de s'en aller et de ne point revenir. Cette sensation de différer d'elle, d'être chez son frère un étranger, devenait en lui une véritable souffrance.
Il se leva, voulut partir, en prétextant une course dans Paris.
—Comment! tu ne restes pas à déjeuner avec nous? s'écria Guillaume, stupéfait. Mais c'était convenu, tu ne vas pas me faire ce chagrin... Maintenant, petit frère, cette maison est la tienne.
Et, tous se récriant, le suppliant, avec une affection véritable, il fut bien forcé de rester et de reprendre sa chaise, où il retomba dans sa gêne silencieuse, regardant, écoutant cette famille qui était la sienne et qu'il sentait si loin de lui.
Onze heures sonnaient à peine. Le travail continua, coupé de gaies causeries, lorsque l'une des deux bonnes fut venue chercher le panier de provisions. Marie lui recommanda de l'appeler pour les œufs à la coque, car elle se piquait d'avoir une recette merveilleuse, une façon de les cuire à point, qui gardait le blanc en un lait crémeux. Et ce fut là l'occasion de quelques plaisanteries de François, qui la taquinait parfois sur toutes les belles choses qu'elle avait apprises au lycée Fénelon, où son père l'avait mise à douze ans, après la mort de sa mère. Mais elle répondait vaillamment, riait à son tour des heures que lui-même perdait à l'Ecole Normale, à propos de chinoiseries pédagogiques.
—Ah! les grands enfants! dit-elle, sans lâcher son travail de broderie, c'est drôle, vous êtes pourtant tous les trois très intelligents, très larges d'esprit, et ça vous offusque un peu, au fond, avouez-le, qu'une fille comme moi ait fait, comme vous autres garçons, ses études dans un lycée? Querelle de sexes, question de rivalité et de concurrence, n'est-ce pas?
Ils protestèrent, jurèrent qu'ils étaient pour la plus large instruction donnée aux filles. Elle le savait bien, et s'amusait à leur rendre leurs taquineries.
—Non, non, sur cette affaire-là, vous êtes très en retard, mes enfants... Je n'ignore pas ce que, dans la bourgeoisie bien pensante, on reproche aux lycées de filles. D'abord, l'instruction y est absolument laïque, ce qui inquiète les familles qui croient, pour les filles, à la nécessité de l'instruction religieuse, comme défense morale. Ensuite, l'instruction s'y démocratise, les élèves y viennent de tous les mondes, la demoiselle de la dame du premier et celle de la concierge s'y rencontrent, y fraternisent, grâce aux bourses qu'on distribue très largement. Enfin, on s'y affranchit du foyer, une place de plus en plus grande y est laissée à l'initiative, et tous ces programmes très chargés, toute cette science qu'on exige aux examens est certainement une émancipation de la jeune fille, une marche à la femme future, à la société future, que vous appelez cependant de tous vos vœux, n'est-ce pas? les enfants.
—Mais sans doute! cria François, mais nous sommes d'accord là-dessus!
Elle eut un joli geste et reprit tranquillement:
—Je plaisante... Vous savez que je suis une simple, moi, et que je n'en demande pas tant que vous. Ah! les revendications, les droits de la femme! C'est bien clair, elle les a tous, elle est l'égale de l'homme, autant que la nature y consent. Et l'unique affaire, la difficulté éternelle est de s'entendre et de s'aimer... Ça ne m'empêche pas d'être très contente de savoir ce que je sais, oh! sans pédanterie aucune, seulement parce que je m'imagine que cela m'a fait bien portante, d'aplomb dans la vie, au moral comme au physique.
Quand on éveillait ainsi ses souvenirs du lycée Fénelon, elle s'y plaisait, les évoquait avec une flamme, où se retrouvaient son ardeur à l'étude, sa turbulence aux récréations, des parties folles avec ses compagnes, les cheveux au vent. Sur les cinq lycées de filles ouverts à Paris, c'était le seul qui fût très fréquenté; et encore n'y avait-il guère là, affrontant les préjugés et les préventions, que des filles de fonctionnaires, surtout des filles de professeurs, se destinant elles-mêmes au professorat. Celles-ci, en quittant le lycée, devaient ensuite aller conquérir leur diplôme définitif à l'Ecole normale de Sèvres. Elle, malgré des études très brillantes, ne s'était senti aucun goût pour ce métier d'institutrice; et, plus tard, à la mort de son père, ruiné, endetté, lorsqu'elle avait pu craindre un instant de se trouver sans ressources sur le pavé de Paris, c'était Guillaume, en la prenant chez lui, qui n'avait pas voulu la laisser courir le cachet. Elle brodait avec un art merveilleux, elle s'obstinait à gagner quelque argent, pour n'en recevoir de personne.
Souriant, Guillaume avait écouté, sans intervenir. Il s'était mis à l'aimer, séduit surtout par sa franchise, sa droiture, ce bel équilibre qui faisait son charme honnête et fort. Elle savait tout. Mais si elle n'avait plus la poésie de la jeune fille ignorante et bêlante, elle y gagnait une réelle probité de cœur et d'esprit, une parfaite innocence au grand jour, sans réserve d'hypocrisie, sans perversité cachée, aiguillonnée par le mystère. Et, dans sa belle santé calme, elle avait gardé une telle pureté d'enfance, que, malgré ses vingt-six ans sonnés, tout le sang de ses veines montait encore parfois à ses joues, en ces ardentes rougeurs dont elle était si désespérée.
—Chère Marie, dit Guillaume, vous voyez bien que les enfants s'amusent, et c'est vous qui avez raison... Vos œufs à la coque sont les meilleurs du monde.
Il avait dit cela avec une affection si tendre, que la jeune fille, sans autre raison, devint pourpre. Elle le sentit, rougit davantage. Et, comme les trois garçons la regardaient malicieusement, elle se fâcha contre elle-même. Puis, se tournant vers Pierre:
—Hein? monsieur l'abbé, est-ce ridicule, une vieille fille, rougir ainsi? Ne dirait-on pas que j'ai commis un crime?... Et, vous savez, c'est pour arriver à me faire rougir, qu'ils me taquinent, ces enfants!... J'ai beau ne pas vouloir, je ne sais d'où ça monte, c'est plus fort que moi.
Mère-Grand, levant les yeux de la chemise qu'elle raccommodait, sans lunettes, dit simplement:
—Va, ma chère, c'est très bien, c'est ton cœur qui monte à tes joues, pour qu'on le voie.
L'heure du déjeuner approchait. On décida qu'on mettrait la table dans l'atelier, ce qui arrivait parfois, lorsqu'on avait un convive. Et ce fut vraiment exquis, dans le clair soleil, cette table dressée avec son linge blanc, ce déjeuner si simple et si fraternel. Les œufs que la jeune fille avait rapportés elle-même de la cuisine, sous une serviette, furent trouvés admirables. On fit également un succès aux radis et au beurre. Puis, après les côtelettes, il n'y eut pour dessert que le fromage à la crème, mais un fromage comme personne n'en avait jamais mangé. Et Paris était là, qui s'étendait sans bornes, d'un bout à l'autre de l'horizon, dans son grondement formidable.
Pierre avait fait effort pour s'égayer. Mais il était bientôt retombé dans son silence. Guillaume, qui venait de voir les trois bicyclettes dehors, questionnait Marie, voulait savoir jusqu'où elle était allée, le matin. François et Antoine l'avaient accompagnée, du côté d'Orgemont. L'ennui, c'était qu'il fallait ensuite remonter les bicyclettes sur la butte. Elle en riait, disait que ça la faisait bien dormir, sans vilains rêves. La bicyclette, pour elle, avait toutes sortes de vertus; et, comme le prêtre la regardait, plein d'effarement, elle promit de lui expliquer un jour ses idées là-dessus. Le pis fut que, dès lors, la bicyclette occupa toute la fin du déjeuner. Thomas s'étendit sur les derniers perfectionnements apportés aux machines qu'on fabriquait à l'usine Grandidier. Lui-même cherchait le fameux appareil tant désiré, qui permettrait, en marche, de changer la multiplication, d'une façon simple et pratique. Et, ensuite, les trois jeunes gens et la jeune fille ne parlèrent plus que des promenades faites, que des promenades à faire, débordants d'exubérance, de toute une joie d'écoliers échappés, avides de plein air.
Mère-Grand, qui présidait les repas avec une sérénité de reine mère, s'était penchée à l'oreille de Guillaume, assis près d'elle. Et Pierre comprit qu'elle lui parlait de son mariage, dont la date fixée à la fin d'avril, allait forcément être reculée. Ce mariage, si raisonnable, qui semblait devoir assurer le bonheur de toute la maison, était un peu son œuvre, ainsi que celle des trois fils; car jamais le père n'aurait cédé à son cœur, si la femme qu'il installait dans la famille, ne s'y était pas trouvée déjà, acceptée, aimée. Et, maintenant, la dernière semaine de juin, pour toutes sortes de raisons, paraissait être une bonne date.
Marie entendit, se tourna gaiement.
—N'est-ce pas, ma chère, demanda Mère-Grand, la fin de juin, c'est très bien?
Pierre s'attendait à voir une rougeur intense envahir les joues de la jeune fille. Mais elle resta très calme, elle avait pour Guillaume une affection profonde, une reconnaissance d'une infinie tendresse, certaine d'ailleurs qu'en l'épousant elle faisait un acte très sage et très bon, pour elle et pour les autres.
—Parfaitement, la fin de juin, répéta-t-elle, c'est très bien.
Les fils, qui avaient compris, se contentèrent de hocher la tête, pour donner, eux aussi, leur assentiment.
Quand on se fut levé de table, Pierre voulut absolument partir. Pourquoi donc souffrait-il ainsi, et de ce déjeuner si cordial dans sa bonhomie, et de cette famille si heureuse d'avoir enfin le père parmi elle, et surtout de cette jeune fille si paisible, si riante à la vie? Elle l'irritait, son malaise était devenu intolérable. De nouveau, il prétexta des courses sans nombre. Puis, il serra les mains des trois garçons qui se tendaient vers lui, serra même celles de Mère-Grand et de Marie, toutes deux amicales, un peu surprises de sa hâte à les quitter. Et Guillaume, après avoir vainement essayé de le retenir, soucieux et attristé, l'accompagna, l'arrêta au milieu du petit jardin, pour le forcer à une explication.
—Voyons, qu'as-tu? pourquoi te sauves-tu?
—Mais je n'ai rien, je t'assure. J'ai quelques affaires pressées, voilà tout.
—Non, laisse ce prétexte, je t'en prie... Personne ici, je pense, ne t'a déplu, ne t'a blessé. Ils t'aimeront tous bientôt, comme je t'aime.
—Je n'en doute pas, je ne me plains de personne... Je n'aurais qu'à me plaindre de moi-même.
Guillaume, dont la douloureuse émotion grandissait, eut un geste désolé.
—Ah! frère, petit frère, que tu me fais de la peine! car, je le vois bien, tu me caches quelque chose. Songe donc que, maintenant, notre fraternité s'est renouée, que nous nous adorons comme autrefois, lorsque j'allais te faire jouer dans ton berceau. Et je te connais, je sais ton désastre et ta torture, puisque tu t'es confessé à moi. Et je ne veux pas que tu souffres, moi! je veux te guérir!
A mesure qu'il l'écoutait dire ces choses, Pierre sentait son pauvre cœur se gonfler. Il ne put retenir ses larmes.
—Si, si, il faut me laisser à ma souffrance. Elle est sans guérison possible. Tu ne peux rien pour moi, je suis en dehors de la nature, je suis un monstre.
—Que dis-tu là? Ne peux-tu rentrer dans la nature, s'il est vrai que tu en sois sorti?... Ce que je ne veux pas, c'est que tu retournes t'enfermer au fond de ta petite maison solitaire, où tu t'affoles à remâcher ton néant. Viens ici passer les journées avec nous, pour que nous te donnions de nouveau le goût de vivre.
Ah! cette petite maison vide qui l'attendait, Pierre en avait à l'avance le frisson glacé, lorsqu'il allait s'y retrouver seul, sans ce frère aimé, avec lequel il venait d'y passer des journées si douces! Dans quelle solitude, dans quel tourment il y retomberait, après ces quelques semaines d'existence à deux, dont il avait déjà pris l'habitude heureuse! Mais sa douleur s'en accrut, tout un aveu jaillit de ses lèvres.
—Vivre ici, vivre avec vous, oh! non, c'est ce qui m'est impossible... Pourquoi me forces-tu à parler, à te dire ce dont j'ai honte et ce que je ne comprends même pas? Depuis ce matin, tu as bien vu que je souffrais d'être ici; et c'est sans doute parce que vous travaillez et que je ne fais rien, parce que vous vous aimez, parce que vous croyez à votre effort, tandis que, moi, je ne sais plus ni aimer ni croire... Je m'y sens déplacé, j'y suis gêné et je vous gêne. Même vous m'irritez, je finirais par vous haïr peut-être. Tu vois bien que plus rien de bon ne reste en moi, que tout a été gâté, saccagé, et que tout est mort, et que l'envie seule et la haine repousseraient... Laisse-moi donc retourner dans mon coin maudit, où le néant achèvera de me prendre. Adieu, frère!
Eperdu de tendresse et de compassion, Guillaume lui saisit les deux bras, le retint.
—Tu ne partiras pas, je ne veux pas que tu partes, sans m'avoir formellement promis de revenir. Je ne veux pas te reperdre, maintenant que je sais ce que tu vaux et combien tu souffres... Malgré toi, s'il le faut, je te sauverai, je te guérirai de la torture de ton doute, oh! sans te catéchiser, sans t'imposer aucune croyance, simplement en laissant faire la vie, qui seule peut te rendre la santé et l'espoir... Je t'en supplie, frère, au nom de notre affection, reviens, reviens souvent passer ici la journée. Tu verras que, lorsqu'on s'est donné une tâche, et qu'on travaille en famille, on n'est jamais trop malheureux. Une tâche, n'importe laquelle, et quelque grand amour, la vie acceptée, la vie vécue, aimée!
—A quoi bon? murmura Pierre amèrement. Je n'ai plus de tâche et je ne sais plus aimer.
—Eh bien! je te donnerai une tâche, moi! et dès que l'amour reviendra, au souffle prochain qui le réveillera, tu sauras aimer! Consens, frère, consens!
Puis, le voyant toujours douloureux, têtu dans sa volonté de le quitter et de s'anéantir:
—Ah! je ne te dis pas que les choses de ce monde marchent à souhait, qu'il n'y ait que joie, que vérité et que justice... Ainsi, tu ne saurais croire combien l'aventure de ce misérable Salvat me gonfle de colère et de révolte. Coupable, oh! oui! mais que d'excuses pourtant! et comme on va me le rendre sympathique, si on le charge des crimes de tous, si les bandes politiques se le rejettent, l'utilisent, se servent de lui pour la conquête du pouvoir! Cela m'exaspère, et je ne promets pas d'être plus raisonnable que toi... Mais, voyons, frère, simplement pour me faire plaisir, promets-moi qu'après-demain tu viendras passer la journée avec nous.
Et, comme Pierre encore gardait le silence:
—Je le veux, j'aurais trop de chagrin à penser que tu te martyrises, dans ton trou de bête blessée... Je veux te guérir, je veux te sauver.
Des larmes étaient remontées dans les yeux de Pierre, et il dit avec une infinie détresse:
—Ne me force pas à te promettre... J'essayerai de me vaincre.
Quelle semaine il passa dans la petite maison noire et vide! Pendant sept jours, il s'y ensevelit, rongeant son désespoir de ne plus trouver sans cesse, à son côté, ce grand frère qu'il s'était remis à adorer de toute son âme. Jamais il n'avait senti si affreuse sa solitude, depuis que le doute vidait son cœur. Vingt fois, il fut sur le point de courir à Montmartre, où il sentait confusément qu'étaient l'affection, la vérité, la vie. Mais, chaque fois, un invincible malaise, le malaise éprouvé déjà, fait de peur et de honte, le retint. Lui prêtre, lui châtré, lui rejeté hors de l'amour et des besognes communes, ne trouverait-il pas là que blessures et que souffrances, parmi ces êtres de nature, de liberté et de santé? Et il évoquait les ombres de son père et de sa mère, errantes par les chambres désertes, ces tristes ombres en lutte toujours, même après la mort, qu'il croyait entendre se lamenter, comme si elles le suppliaient de les réconcilier en lui, le jour où il trouverait la paix. Que devait-il faire? rester à pleurer, à se désespérer avec elles deux? Aller là-bas chercher la guérison, qui les coucherait enfin elles-mêmes dans le sommeil du tombeau, heureuses de dormir, maintenant que lui vivait heureux? Et, un matin, au réveil, il lui sembla que son père, souriant, l'envoyait là-bas; tandis que sa mère, consentante, le regardait de ses grands yeux doux, où la tristesse d'avoir fait de lui un mauvais prêtre cédait au besoin de le rendre à l'existence de tous.
Ce jour-là, Pierre ne raisonna pas, prit une voiture, donna l'adresse, pour être sûr de ne pas s'effarer et tourner court, en chemin. Puis, lorsqu'il se retrouva, comme dans un rêve, au milieu du vaste atelier, gaiement reçu par son frère Guillaume et les trois grands fils, qui, délicatement, paraissaient croire qu'il était venu la veille, il assista à une scène imprévue qui le frappa beaucoup et le soulagea.
Marie, à son entrée, était restée assise, l'avait à peine salué, la face pâle, le front barré d'une ride. Et Mère-Grand, l'air grave aussi, dit en la regardant:
—Excusez-la, monsieur l'abbé, elle n'est pas raisonnable... C'est contre nous cinq que vous la voyez en colère.
Guillaume se mit à rire.
—Ah! la têtue!... Tu ne peux pas t'imaginer, Pierre, ce qui se passe dans cette petite caboche-là, lorsqu'on contrarie l'idée qu'elle a de la justice, oh! une idée si haute, si totale, qu'elle ne souffre aucun accommodement... Ainsi, nous causions de ce procès, de ce père qui vient d'être condamné sur le témoignage de son fils, et elle seule soutient qu'il a bien fait, qu'on doit dire la vérité, toujours et quand même... Hein? quel terrible accusateur public elle ferait!
Hors d'elle, exaspérée encore par le sourire de Pierre, qui lui donnait tort, Marie s'emporta.
—Guillaume, vous êtes méchant... Je ne veux pas qu'on rie.
—Mais tu deviens folle, ma chère, s'écria François, pendant que Thomas et Antoine s'égayaient eux aussi. Père et nous ne soutenons là qu'une thèse d'humanité, car nous croyons aimer et respecter la justice autant que toi.
—Il n'y a pas d'humanité, il n'y a que la justice. Ce qui est juste est juste, malgré tout, lors même que le monde devrait crouler.
Puis, comme Guillaume tentait de plaider encore et de la convaincre, elle se leva tout d'un coup, tremblante, éperdue, soulevée par un tel emportement, qu'elle en bégayait.
—Non, non! vous êtes tous des méchants, vous voulez tous me faire de la peine... J'aime mieux monter dans ma chambre.
En vain, Mère-Grand tâcha de la retenir.
—Mon enfant, mon enfant! réfléchis, c'est très vilain, tu en auras un gros regret.
—Non, non! vous n'êtes pas justes, je souffre trop.
Et, violente, elle monta dans sa chambre. Ce fut un désastre, une consternation. De telles scènes se produisaient parfois, mais rarement avec une pareille gravité. Tout de suite, Guillaume se donna tort de l'avoir poussée ainsi, surtout en la plaisantant, car elle ne pouvait tolérer l'ironie. Et il renseigna Pierre, lui raconta que, lorsqu'elle était plus jeune, elle avait eu des crises de colère affreuses, à tomber morte, devant une injustice. Comme elle l'expliquait ensuite, c'était en elle un irrésistible flot qui l'emportait, la faisait délirer. Aujourd'hui encore, elle restait, sur de tels sujets, obstinée et querelleuse. Et elle en rougissait, elle sentait parfaitement que cela, trop souvent, la rendait insupportable, insociable.
En effet, un quart d'heure plus tard, elle descendit d'elle-même, très rouge, mais reconnaissant bravement son tort.
—Hein? suis-je ridicule, suis-je mauvaise, moi qui accuse les autres d'être méchants!... Monsieur l'abbé va avoir une belle idée de moi!
Elle alla embrasser Mère-Grand.
—Vous me pardonnez, n'est-ce pas?... Oh! François peut rire à présent, et Thomas, et Antoine aussi. Ils ont bien raison, ça ne mérite que ça.
—Ma pauvre Marie! dit tendrement Guillaume, voilà ce que c'est que d'être dans l'absolu... Vous qui êtes en tout si équilibrée, si saine et si sage, parce que vous acceptez le relatif des choses et que vous demandez à la vie uniquement ce qu'elle peut donner, vous perdez toute sagesse et tout équilibre, lorsque vous tombez à cet absolu que vous vous faites de l'idée de justice... Qui de nous ne pèche de la sorte?
Marie, confuse encore, plaisanta.
—Cela fait au moins que je ne suis pas parfaite.
—Ah! certes, tant mieux! et je ne vous en aime que davantage.
C'est ce que Pierre aurait crié volontiers, lui aussi. Cette scène l'avait profondément remué, sans qu'il pût dégager encore tout ce qu'elle éveillait en lui. Son abominable tourment ne venait-il pas de l'absolu où il voulait vivre, cet absolu qu'il avait jusqu'ici demandé aux êtres et aux choses? Il avait cherché la foi totale, il s'était jeté par désespérance dans la négation totale. Et cette hautaine attitude qu'il avait gardée dans l'écroulement de tout, cette réputation de saint prêtre qu'il s'était faite, lorsque le néant seul l'habitait, n'était-ce pas encore un désir mauvais de l'absolu, la simple pose romantique de son aveuglement et de son orgueil? Pendant que son frère tout à l'heure parlait, louant Marie de ne demander à la vie que ce qu'elle pouvait donner, il lui avait semblé que ces paroles venaient à lui comme un conseil et passaient sur sa face comme un souffle frais de nature. Mais cela restait si confus encore, et sa seule joie précise était la colère où il venait de voir cette jeune fille, la faute qui la rapprochait de lui, qui la faisait descendre de la sérénité de perfection, dont il souffrait inconsciemment sans doute. Quel sentiment agissait? il ne s'en rendait même pas compte. Ce jour-là, il causa quelques instants avec elle, et il partit en la trouvant très bonne, très humaine.
Dès le surlendemain, Pierre monta passer l'après-midi dans le grand atelier ensoleillé, en face de Paris. Depuis qu'il avait conscience de son oisiveté, il s'ennuyait beaucoup, il commençait à ne se distraire que là, parmi cette famille qui travaillait si gaiement. Son frère le gronda de n'être pas venu déjeuner, et il promit de revenir le lendemain, assez tôt pour s'asseoir à leur table. Une semaine s'écoula, il n'y avait plus qu'une bonne camaraderie entre Marie et lui, sans trace de ce malaise, de cette hostilité qui les avait d'abord heurtés l'un contre l'autre. L'idée de ce prêtre en soutane ne la gênait d'ailleurs aucunement; car, dans son tranquille athéisme, jamais elle n'avait eu l'idée qu'un prêtre pouvait être un homme à part. Et c'était là maintenant ce qui l'étonnait, ce qui le ravissait, l'accueil fraternel qu'il recevait d'elle, comme s'il eût porté le veston, eu les idées, mené la vie de ses grands neveux, sans que rien le distinguât des autres hommes. Et ce qui le stupéfiait davantage encore, c'était le silence qu'elle gardait sur la question religieuse, l'insouciance profonde, tranquille et heureuse, où elle semblait être du divin et de l'au-delà, ce terrifiant domaine du mystère, au travers duquel lui-même traînait une si douloureuse agonie.
Dès qu'il reparut ainsi tous les deux ou trois jours, elle s'aperçut bien qu'il souffrait. Qu'avait-il donc? Elle le questionna d'un air de bonne amitié; et, comme elle n'en tirait que des réponses évasives, elle sentit là une douleur saignante, honteuse d'elle-même, que le secret où elle s'aggravait rendait inguérissable. Sa pitié de femme s'éveilla, elle se prit d'une affection croissante pour ce grand garçon pâle, aux yeux brûlants de fièvre, que rongeait une torture intérieure dont il ne voulait parler à personne. Sans doute elle questionna Guillaume sur son frère si triste, si désespéré; et il dut lui confier une partie du secret, pour qu'elle l'aidât à le tirer de son tourment, en lui rendant le goût de vivre. Il était si heureux qu'elle le traitât en ami, en frère! Enfin, ce fut Pierre lui-même qui, un soir, comme elle le pressait affectueusement de se confesser à elle, en lui voyant des larmes dans les yeux, devant un morne crépuscule tombant sur Paris, avoua tout d'un coup sa torture, dit quel vide mortel la perte de la foi avait à jamais creusé en lui. Ah! ne plus croire, ne plus aimer, n'être que cendre, ne pas savoir par quelle autre certitude remplacer Dieu absent! Elle le regardait, stupéfaite, béante. Mais il était fou! Et elle le lui dit, dans l'étonnement et la révolte où la jetait un pareil cri de misère. Désespérer, ne plus croire, ne plus aimer, parce que l'hypothèse du divin croule, et cela lorsque le vaste monde est là, la vie avec son devoir d'être vécue, toutes les créatures et toutes les choses à être aimées et secourues, sans compter l'universelle besogne, la tâche que chacun vient remplir! Il était fou sûrement, et d'une folie noire, dont elle jura de le guérir.
Dès lors, cet extraordinaire garçon, qui d'abord l'avait gênée, puis étonnée, lui causa un grand attendrissement. Elle lui fut très douce, très gaie, le soignant avec des délicatesses adroites d'esprit et de cœur. Ils avaient eu tous les deux une enfance commune, car leurs mères, également pieuses, les avaient élevés dans une religion étroite. Mais ensuite, quels sorts différents, quelles aventures contraires! Tandis que lui, lié par son serment de prêtre, se débattait douloureusement dans son doute, elle, mise au lycée Fénelon, dès la mort de sa mère, y avait grandi loin de tout culte, en un oubli peu à peu total de ses premières impressions religieuses. Et c'était pour lui une continuelle surprise qu'elle eût échappé de la sorte au frisson de l'au-delà, lorsque lui-même en restait ravagé si profondément. Dans leurs causeries, quand il s'étonnait de cela, elle riait à belles dents, disait que l'enfer ne lui avait jamais fait peur, parce qu'elle savait bien qu'il ne pouvait exister, ajoutait qu'elle vivait paisible, sans l'espoir d'aller au ciel, en tâchant de s'accommoder sagement aux nécessités de cette terre. Affaire de tempérament peut-être. Mais affaire d'instruction aussi. Car jamais instruction complète n'était tombée dans une cervelle plus solide, dans un caractère plus droit. Et le miracle, avec toute cette science entassée un peu au hasard, était qu'elle fût restée très femme, très tendre, sans rien de dur ni de viril. Elle n'était que libre, loyale et charmante.
—Ah! mon ami, lui disait-elle, si vous saviez combien il m'est facile d'être heureuse, lorsque les êtres chers ne souffrent pas trop autour de moi! Personnellement, je m'arrange toujours avec la vie, je m'y adapte, je travaille, je me contente quand même. Aussi la douleur ne m'est-elle jamais venue que par les autres, car je ne puis m'empêcher de vouloir que tout le monde soit à peu près heureux; et il y en a qui résistent... Ainsi, moi, j'ai longtemps été pauvre, sans cesser d'être gaie. Je ne désire rien, que les choses qui ne s'achètent pas. La misère n'en est pas moins la grande abomination, la révoltante injustice qui me jette hors de moi. Je comprends que tout ait croulé pour vous, lorsque la charité vous a semblé insuffisante et dérisoire. Pourtant, elle soulage, donner est si doux! Et puis, un jour, par la raison, par le travail, par le bon fonctionnement de la vie elle-même, il faudra bien que la justice règne... Hein? c'est moi qui prêche. Ah! que j'en ai peu le goût! Ce serait si ridicule que je voulusse vous guérir, avec mes phrases de grande fille savante! Mais c'est vrai, cependant, que je songe à vous tirer de votre maladie noire, et pour cela je ne vous demande que de venir vivre le plus possible chez nous. Vous n'ignorez pas que c'est le cher désir de Guillaume. Nous vous aimerons tous si fort, vous nous verrez tous si tendrement unis, si joyeux à la commune besogne, que vous rentrerez dans la vérité, en vous remettant avec nous à l'école de la bonne nature... Vivez, travaillez, aimez, espérez!
Pierre souriait et revenait maintenant presque tous les jours. Elle était si affectueuse, lorsqu'elle le sermonnait gentiment ainsi, de son air de sagesse! Et, comme elle le disait, il faisait si tendre dans le vaste atelier, cela sentait si bon la joie d'être ensemble, de se donner ensemble à la même œuvre de santé et de vérité! Honteux de ne rien faire, ayant le besoin d'occuper ses doigts et sa pensée, il s'était d'abord intéressé aux bois que gravait Antoine. Pourquoi n'aurait-il pas essayé, lui aussi? Mais il s'inquiéta, ne se sentit pas le don, la volonté de l'art; et, comme l'amas de livres, le travail purement intellectuel de François le rebutaient, au sortir du gouffre d'erreurs où la discussion des textes l'avait noyé, il se trouva porté vers le travail manuel de Thomas, se passionnant pour la mécanique, dont la précision et la netteté satisfaisaient sa soif ardente de certitude. Il se mit aux ordres du jeune homme, tira le soufflet de la forge, lui tint sur l'enclume la pièce à forger. Et, parfois, il servait lui aussi de préparateur à son frère, il passait un grand tablier bleu sur sa soutane, pour l'aider dans ses expériences. Alors, il fit partie de l'atelier, il n'y eut là qu'un travailleur de plus.
Vers les premiers jours d'avril, un après-midi que tous étaient au travail, Marie, qui brodait près de la table à ouvrage, en face de Mère-Grand, leva les yeux sur Paris, s'exclama d'admiration.
—Oh! voyez donc Paris dans cette pluie de soleil!
Pierre s'approcha du vitrage. C'était le même effet qu'il avait vu déjà, lors de sa première visite. Le soleil oblique, qui descendait derrière de minces nuages de pourpre, criblait la ville d'une grêle de rayons, rebondissant de toutes parts sur l'immensité sans fin des toitures. Et l'on aurait dit quelque semeur géant, caché dans la gloire de l'astre, qui, à colossales poignées, lançait ces grains d'or, d'un bout de l'horizon à l'autre.
Il dit tout haut son rêve.
—C'est Paris ensemencé par le soleil, et voyez quelle terre de labour, que la charrue a creusée en tous sens, ces maisons brunes pareilles à des mottes de terre, ces rues profondes et droites comme des sillons.
Marie s'égaya, se passionna.
—Oui, oui! c'est vrai... Le soleil ensemence Paris. Tenez! regardez de quel geste souverain il jette le blé de santé et de lumière, là-bas, jusqu'aux lointains faubourgs! Et même, c'est singulier, les quartiers riches, à l'ouest, sont comme noyés d'une brume roussâtre, tandis que le bon grain s'en va tomber, en poussière blonde, sur la rive gauche et sur les quartiers populeux de l'est... C'est là, n'est-ce pas? que doit lever la moisson.
Tous s'étaient approchés et souriaient complaisamment du symbole. En effet, à mesure que le soleil s'abaissait derrière le lacis des nuages, il semblait que le semeur de l'éternelle vie lançait sa flamme d'un geste volontaire, à cette place, puis à cette autre, dans un balancement rythmique qui choisissait les quartiers de labeur et d'effort. Là-bas, une brûlante poignée de semence tomba sur le quartier des Ecoles. Puis, là-bas, une autre poignée éclatante alla fertiliser le quartier des ateliers et des usines.
—Ah! la moisson! reprit Guillaume gaiement, qu'elle pousse donc vite, dans cette bonne terre de notre grand Paris, retournée par tant de révolutions, engraissée par le sang de tant de travailleurs! Il n'est que cette terre-là au monde pour que l'idée y germe, y fleurisse... Oui, oui! Pierre a raison, c'est le soleil qui ensemence Paris du monde futur, qui ne poussera que de lui.
Et Thomas, et François, et Antoine, rangés derrière leur père, exprimèrent la même certitude, d'un hochement de tête; pendant que Mère-Grand, de son air grave, les yeux au loin, semblait voir resplendir l'avenir.
—Un rêve, et dans combien de siècles! murmura Pierre, repris de frisson. Ce n'est pas pour nous.
—Eh bien! ce sera pour les autres! s'écria Marie. Est-ce que cela ne suffit pas?
Ce beau cri remua profondément Pierre. Et, tout d'un coup, il eut le souvenir d'une autre Marie, l'adorable Marie de sa jeunesse, cette Marie de Guersaint, guérie à Lourdes, et dont la perte avait à jamais vidé son cœur. Est-ce que la Marie nouvelle qui lui souriait là, d'un charme si calme et si fort, allait guérir l'ancienne blessure? Il revivait, depuis qu'elle était son amie.
Et, devant eux, à longs gestes, de la vivante poussière d'or de ses rayons, le soleil ensemençait Paris, pour la grande moisson future de justice et de vérité.
II
Un soir, à la fin d'une bonne journée de travail, comme Pierre aidait Thomas, il s'embarrassa dans la jupe de sa soutane, et manqua de tomber.
Marie, qui avait eu un léger cri d'inquiétude, lui dit:
—Pourquoi ne l'ôtez-vous pas?
Et elle disait cela sans intention aucune, simplement parce qu'elle trouvait cette robe trop lourde, embarrassante pour certains travaux.
Mais le mot, si droit, si net, s'enfonça dans l'esprit de Pierre, et n'en sortit plus. D'abord, il n'en fut que frappé. Puis, la nuit venue, dès qu'il fut seul dans sa petite maison de Neuilly, il sentit le mot qui le gênait, qui peu à peu lui causait une souffrance, une fièvre intolérable. «Pourquoi ne l'ôtez-vous pas?» En effet, il aurait dû l'ôter, quelle était donc la raison qui, jusque-là, l'avait empêché d'ôter cette robe si pesante, si douloureuse à ses épaules? Et l'affreux débat commença, il passa une nuit terrible, sans pouvoir dormir, à revivre toutes ses tortures anciennes.
Cela, pourtant, semblait si facile, de quitter le costume, puisqu'il ne remplissait plus la fonction. Depuis quelque temps, il avait cessé de dire sa messe, et c'était la vraie rupture, l'abandon décisif du sacerdoce. Mais, cette messe, il pouvait la dire de nouveau. Tandis que le jour où il ôterait la soutane, il sentait bien qu'il se dénuderait, qu'il sortirait de la prêtrise, pour ne plus jamais y rentrer. Et c'était donc l'irrévocable décision à prendre. Pendant des heures, il marcha au travers de sa chambre, dans l'angoisse de la lutte.
Ah! le beau rêve qu'il avait fait, de grandir farouche et solitaire! Ne plus croire, mais veiller quand même en prêtre chaste et loyal sur la croyance des autres! Ne pas descendre au parjure, ne pas tomber à la bassesse équivoque du renégat, continuer à être le ministre de l'illusion divine, dans la détresse même de son néant! C'était ainsi qu'il avait fini par être adoré comme un saint, lui qui niait tout, vide tel qu'un sépulcre, dont le vent a balayé la cendre. Et voilà que le scrupule de ce mensonge le prenait, un malaise qu'il n'avait pas encore senti, la pensée qu'il agirait mal, s'il continuait à ne pas mettre d'accord ses idées et sa vie. Tout son être en était déchiré.
Le débat se posait très nettement. De quel droit restait-il prêtre d'une religion à laquelle il ne croyait plus? La simple honnêteté ne lui commandait-elle pas de sortir d'une Eglise, où il niait que Dieu pût se trouver? Les dogmes n'étaient pour lui que d'enfantines erreurs, et il s'obstinait à les enseigner comme autant de vérités éternelles, toute une vilaine besogne, dont sa conscience maintenant s'effarait. En vain, il tâchait de retrouver le brûlant état d'esprit, le besoin de charité et de martyre qui l'avait fait s'offrir en holocauste, dans la pensée qu'il acceptait de souffrir du doute, de sa vie ravagée et perdue, pourvu qu'il pût encore apporter aux humbles le soulagement de l'espoir. Sans doute la vérité, la nature l'avaient déjà trop repris, il n'était plus que blessé par ce rôle d'apostolat mensonger, il ne se sentait plus l'affreux courage d'appeler Jésus du geste sur les fidèles à genoux, lorsqu'il savait bien que Jésus ne descendrait pas. Et tout croulait, son attitude de pasteur sublime, ce don suprême qu'il faisait de lui, en s'obstinant dans la règle et en donnant pour la foi jusqu'à sa torture de l'avoir perdue.
Que pensait Marie de son long mensonge? Et le mot revenait: «Pourquoi ne l'ôtez-vous pas?» Il en avait la conscience meurtrie. Elle devait l'en mépriser, elle si droite, si loyale. En elle, il résumait tous les blâmes épars, toutes les sourdes critiques que sa conduite soulevait. Il suffisait maintenant qu'elle lui donnât tort, pour qu'il se sentît coupable. Et, cependant, elle ne lui avait jamais témoigné d'un mot sa désapprobation. Si elle le désapprouvait, elle ne se croyait pas le droit sans doute d'intervenir dans une lutte de conscience. Le beau calme qu'elle montrait, généreux et sain, l'étonnait toujours. Lui que la hantise de l'inconnu, l'obsession du lendemain de la mort traînaient dans une continuelle agonie! Pendant des journées entières, il l'avait étudiée, suivie des yeux, sans jamais la surprendre en état de doute et de détresse. Cela venait, disait-elle, de ce qu'elle mettait à vivre toute sa joie, tout son effort, tout son devoir, de sorte que vivre lui suffisait, sans qu'elle eût le temps de se terrifier et de se paralyser avec des chimères. Il l'ôterait donc, cette soutane qui l'accablait et le brûlait, puisqu'elle lui avait demandé de son air si tranquille et si fort pourquoi il ne l'ôtait pas.
Mais, vers le matin, comme il s'était enfin jeté sur son lit, en se croyant calmé après avoir pris une décision, il fut remis debout par un étouffement brusque, un recommencement de l'abominable angoisse. Non, non! il ne pouvait l'ôter, cette robe qui s'était collée à sa chair! La peau viendrait avec le drap, tout son être en serait arraché. Est-ce que la prêtrise n'était pas indélébile, marquant le prêtre à jamais, le parquant à l'écart du troupeau? Même s'il arrachait la robe avec la peau, le prêtre resterait, objet de scandale et de honte, rayé de la vie commune, maladroit et impuissant. Alors, à quoi bon? puisque la geôle demeurait close et que, dehors, la vie laborieuse et féconde, au grand soleil, n'était plus faite pour lui. L'impuissance! l'impuissance! il s'en croyait frappé, au fond des os, jusqu'aux moelles. Et il ne put se décider, il ne retourna que le surlendemain à Montmartre, sans avoir pris un parti, retombé dans son tourment.
D'ailleurs, la maison heureuse s'était enfiévrée, Guillaume lui-même cédait à un trouble grandissant, préoccupé par l'affaire Salvat, pris d'une passion que les journaux, chaque matin, irritaient. L'attitude muette et digne de Salvat, déclarant qu'il n'avait pas de complice, avouant tout, mais gardant le silence, dès qu'il craignait de compromettre quelqu'un, l'avait profondément touché. L'instruction était bien secrète; seulement, le juge Amadieu, qui s'en trouvait chargé, la menait avec un éclat extraordinaire, toute la presse était encombrée de sa personne et de ses rapports avec l'accusé, des notes, des conversations, des indiscrétions. Heure par heure, grâce aux aveux tranquilles de celui-ci, il avait pu reconstruire l'histoire de l'attentat, ne gardant des doutes que sur la nature de la poudre employée et sur la fabrication de la bombe elle-même. Si Salvat, comme il l'affirmait, avait à la rigueur pu charger la bombe chez un ami, il devait mentir, quand il contait que la poudre était simplement de la dynamite, provenant de cartouches volées par des compagnons, car les experts affirmaient que jamais la dynamite n'aurait produit les effets constatés. Il y avait là un coin de mystère qui prolongeait l'instruction, et les journaux en abusaient pour publier quotidiennement les histoires les plus folles, les informations les plus saugrenues, dont les titres retentissants faisaient monter la vente.
Guillaume, chaque matin, y trouvait donc un sujet d'irritation croissante. Malgré son mépris pour Sanier, il ne pouvait s'empêcher d'acheter la Voix du Peuple, comme attiré par le flot de boue qui en débordait, s'exaspérant, frémissant d'indignation. Du reste, les autres journaux, le Globe lui-même, si correct, publiaient des renseignements sans preuve, en tiraient en style plus neutre des réflexions et des jugements d'une révoltante injustice. La besogne de la presse semblait être de salir Salvat, afin de dégrader en sa personne l'anarchie; et sa vie entière était ainsi devenue une longue abomination: voleur à dix ans, lorsque, triste enfant abandonné, il battait les rues; plus tard, mauvais soldat, mauvais ouvrier, puni au régiment pour insubordination, chassé des ateliers qu'il troublait par sa propagande; plus tard, sans patrie, louche aventurier en Amérique, où l'on donnait à entendre qu'il avait commis toutes sortes de crimes ignorés; sans compter son immoralité profonde, son concubinage dès sa rentrée en France, cette belle-sœur qui avait gardé sa fillette abandonnée, et qu'il avait prise pour femme, sous les yeux mêmes de l'enfant. Les tares étaient ainsi étalées, grossies, en dehors des causes qui les avaient produites, de l'excuse du milieu où elles s'étaient aggravées. Et quelle révolte d'humanité et de justice chez Guillaume, qui connaissait le vrai Salvat, ce tendre et ce mystique, cet esprit chimérique et passionné, jeté dans la vie sans défense, écrasé toujours, exaspéré par l'acharnée misère, aboutissant au rêve de faire renaître l'âge d'or, en détruisant le vieux monde!
Le pis était que tout accablait Salvat, depuis qu'il se trouvait au secret, entre les mains absolues de l'ambitieux et mondain Amadieu. Guillaume savait par son fils Thomas que l'accusé ne pouvait compter sur aucun soutien, parmi ses anciens camarades de l'usine Grandidier. L'usine recommençait à prospérer, se relevait chaque jour davantage, grâce à la fabrication des bicyclettes; et l'on disait que Grandidier n'attendait que le petit moteur, dont Thomas cherchait la solution, pour se lancer dans la fabrication en grand des voitures automobiles. Mais, justement, rendu prudent par ces premiers succès, qui payaient à peine des années d'effort, il s'était fait sévère, avait congédié quelques ouvriers entachés d'anarchisme, ne voulant pas que la déplorable affaire de Salvat, autrefois embauché chez lui, jetât un soupçon défavorable sur sa maison. Et, s'il avait gardé Toussaint et son fils Charles, le premier beau-frère de l'accusé, le second soupçonné d'être sympathique à celui-ci, c'était que tous deux travaillaient là depuis vingt ans. Il fallait bien vivre. Toussaint, qui s'était remis péniblement au travail, après son accident, se proposait, s'il était appelé comme témoin à décharge, de ne donner sur son beau-frère que les quelques renseignements privés, tout ce qu'il savait du mariage avec sa sœur.
Un soir que Thomas revenait de l'usine, où il retournait de temps à autre, pour expérimenter son moteur, il conta qu'il avait vu madame Grandidier, la triste jeune femme, devenue folle à la suite d'une fièvre puerpérale, causée par la perte d'un enfant, et que son mari, obstinément, tendrement, gardait près de lui, dans le grand pavillon qu'il occupait à côté de l'usine. Jamais il n'avait voulu la mettre dans une maison de santé, malgré les crises affreuses parfois, malgré sa douloureuse vie quotidienne avec cette grande enfant si triste et si douce. Les persiennes restaient toujours closes, et c'était une extraordinaire surprise qu'une des fenêtres fût ouverte et que la recluse s'en approchât, dans le clair soleil de cette précoce journée de printemps. Elle n'y demeura qu'un instant, vision blanche et rapide, toute blonde et jolie, souriante. Déjà une servante refermait la fenêtre, le pavillon retombait à son silence de mort. On disait, dans l'usine, qu'il n'y avait pas eu de crise depuis près d'un mois, et que de là venait l'air de force et de contentement du patron, la main ferme, un peu rude, dont il assurait la prospérité croissante de sa maison.
—Il n'est point mauvais, conclut Thomas, mais il désire se faire respecter, dans la terrible lutte de concurrence qu'il soutient. Il dit qu'à notre époque, lorsque le capital et le salariat menacent de s'exterminer l'un l'autre, le salariat doit encore s'estimer heureux, s'il veut continuer à manger, que le capital tombe entre des mains actives et sages... Et, s'il condamne Salvat sans pitié, c'est qu'il croit à la nécessité d'un exemple.
Ce jour-là, en sortant de l'usine, dans ce quartier de la rue Marcadet, qui est comme une ruche bourdonnante de travail, le jeune homme avait fait une navrante rencontre. Madame Théodore et la petite Céline s'en allaient, après avoir essuyé un refus de la part de Toussaint, qui n'avait même pu leur donner dix sous. Depuis l'arrestation de Salvat, la femme et l'enfant, abandonnées, suspectées, chassées de leur misérable logement, ne mangeaient plus, vivaient errantes, au hasard de l'aumône. Jamais détresse pareille ne s'était abattue sur de pauvres êtres sans défense.
—Père, je leur ai dit de monter jusqu'ici. J'ai pensé qu'on pourrait payer un mois à leur propriétaire, pour qu'elles rentrent chez elles... Tiens! les voici sans doute.
Guillaume avait écouté en frémissant, fâché contre lui-même de n'avoir pas songé à ces deux tristes créatures. C'était l'abominable, l'éternelle histoire: l'homme disparu, la femme et l'enfant au pavé, à la faim. La justice qui frappe l'homme, atteint derrière et tue les innocents.
Très humble et craintive, madame Théodore entra, de son air effaré de malchanceuse que la vie ne se lassait pas d'accabler. Elle devenait presque aveugle, la petite Céline devait la conduire. Et celle-ci, dans sa robe en loques, avait toujours sa mince figure blonde, intelligente et fine, qu'un rire de jeunesse égayait quand même par moments.
Pierre était là, avec Marie, très touchés tous les deux. Il y avait aussi, aidant Mère-Grand à faire les raccommodages de la maison, madame Mathis, la mère du petit Victor, qui consentait à aller ainsi en journée, dans quelques familles, ce qui lui permettait de donner parfois une pièce de vingt francs à son fils. Mais Guillaume seul interrogea madame Théodore.
—Ah! monsieur, bégaya-t-elle, qui aurait jamais cru Salvat capable d'une pareille affaire, lui si bon, si humain? C'est pourtant vrai, puisque lui-même a tout conté au juge... Moi, je disais à tout le monde qu'il était en Belgique. Je n'en étais pas bien certaine, et j'aime mieux qu'il ne soit pas revenu nous voir, parce que, si on l'avait arrêté chez nous, ça m'aurait fait une trop grosse peine... Enfin, maintenant qu'ils le tiennent, ils vont le condamner à mort, c'est sûr.
Céline, qui avait regardé autour d'elle, intéressée, se lamenta brusquement, avec de grosses larmes dans les yeux.
—Oh! non, oh! non, maman, ils ne lui feront pas du mal!
Guillaume l'embrassa, continua ses questions.
—Que vous dirai-je? monsieur, la petite est encore incapable de travailler, moi je n'ai plus d'yeux, on ne veut plus même me prendre pour faire des ménages. Alors, c'est tout simple, on crève de faim... Sans doute, je ne suis pas sans famille, j'ai une sœur très bien mariée, à un employé, monsieur Chrétiennot, que vous connaissez peut-être. Seulement, il est un peu fier, et pour éviter des scènes à ma sœur, je ne vais plus la voir, d'autant plus qu'elle est désespérée en ce moment d'être retombée enceinte, ce qui est une vraie catastrophe dans un petit ménage, quand on a déjà deux filles... Et voilà pourquoi je n'ai guère que Toussaint, mon frère, à qui je puisse m'adresser. Madame Toussaint n'est pas méchante, mais elle n'est pourtant plus la même, depuis qu'elle passe sa vie à craindre que son mari n'ait une seconde attaque. La première a emporté leurs économies, que deviendrait-elle, s'il lui restait sur les bras, paralysé? Avec ça, elle est menacée d'une autre charge, car vous devez savoir que son fils Charles a eu la sottise de faire un enfant à la bonne d'un marchand de vin, qui, naturellement, s'est envolée, en lui laissant le gamin... Ça se comprend qu'ils soient gênés eux-mêmes. Je ne leur en veux pas. Ils m'ont déjà prêté des pièces de dix sous, ils ne peuvent pas m'en prêter toujours.
Molle, résignée, elle continuait, ne se plaignait que pour Céline, car c'était à fendre le cœur, une petite fille si futée, qui faisait tant de progrès à l'école communale et qui se trouvait réduite à battre le pavé comme une pauvresse. D'ailleurs, elle sentait bien qu'on s'écartait d'elles deux, maintenant, à cause de Salvat. Les Toussaint ne voulaient pas se compromettre dans une pareille histoire, et Charles seul avait dit qu'il comprenait qu'on perdît la tête, un beau jour, jusqu'à faire sauter les bourgeois, tant ils se conduisaient d'une façon dégoûtante.
—Moi, je ne dis rien, monsieur, parce que je ne suis qu'une pauvre femme. Et, tout de même, si vous voulez savoir ce que je pense, je pense que Salvat aurait mieux fait de ne pas faire ce qu'il a fait, parce que c'est nous deux, la petite et moi, qui en sommes les vraies punies... Voyez-vous, ça n'entre pas dans ma cervelle, la petite d'un condamné à mort...
Mais, de nouveau, Céline l'interrompit, en se jetant à son cou.
—Oh! maman, oh! maman, ne dis pas ça, je t'en prie! Ça ne peut pas être vrai, ça me fait trop de peine.
Pierre et Marie avaient échangé un regard d'infinie pitié, tandis que Mère-Grand se levait pour monter visiter ses armoires, ayant eu l'idée de donner un peu de linge et quelques vieux vêtements à ces deux misérables créatures. Guillaume, ému jusqu'aux larmes, révolté contre un monde où pouvaient se produire de telles infortunes, glissa son aumône dans la petite main de la fillette, en promettant à madame Théodore d'aller s'entendre avec son propriétaire, afin qu'il leur rendît leur chambre.
—Ah! monsieur Froment, reprit la malheureuse, Salvat avait bien raison de dire que vous étiez un brave homme... Et vous le savez aussi, que lui n'est pas un méchant, puisque vous l'avez employé pendant quelques jours... Maintenant qu'il est en prison, tout le monde parle de lui comme d'un bandit, et ça me fend le cœur.
Puis, se tournant vers madame Mathis, qui avait continué de coudre, effacée et discrète, de l'air d'une honnête bourgeoise que toutes ces choses ne devaient point regarder:
—Je vous connais, madame, et je connais surtout votre fils, monsieur Victor, qui est venu souvent causer chez nous... N'ayez pas peur, ce n'est pas moi qui le dirai, car je ne compromettrai jamais personne. Mais, si monsieur Victor pouvait parler, il n'y a que lui qui expliquerait bien les idées de Salvat.
Stupéfaite, madame Mathis la regardait. Dans son ignorance de la vraie existence et des vraies pensées de son fils, elle restait saisie, confusément terrifiée, à l'idée d'un lien possible entre lui et de telles gens. D'ailleurs, elle n'en voulut rien croire.
—Oh! vous devez vous tromper... Victor m'a dit qu'il ne venait presque jamais plus à Montmartre, toujours en voyage pour du travail.
Au son inquiet et frémissant de la voix, madame Théodore comprit qu'elle n'aurait pas dû mêler ainsi cette dame à ses tristes affaires; et, tout de suite, humblement, elle s'effaça.
—Je vous demande pardon, madame, je ne croyais pas vous blesser. Peut-être bien que je me trompe.
Doucement, madame Mathis s'était remise à coudre, comme si elle se fût hâtée de rentrer dans sa solitude, dans le coin de misère décente, où, seule, ignorée, elle mangeait à peine du pain. Ah! son cher fils adoré, il avait beau la négliger beaucoup, elle n'espérait plus qu'en lui, il restait son dernier rêve, toutes sortes de bonheurs dont il la comblerait un jour!
Mère-Grand redescendit, chargée d'un paquet de hardes et de linge, et ce fut avec des remerciements sans fin que madame Théodore et la petite Céline se retirèrent. Longtemps après leur départ, Guillaume se promena de long en large, ne pouvant se remettre au travail, muet, le front barré de rides.
Le lendemain, lorsque Pierre revint, toujours hésitant et torturé, il eut la surprise d'assister à une visite d'une autre sorte. Un coup de vent entra, des jupes volantes, des rires en fusée, et c'était la petite princesse Rosemonde, que le jeune Hyacinthe Duvillard, correct et froid, suivait.
—C'est moi, cher maître, je vous avais promis ma visite, en élève que votre génie passionne... Et voici notre jeune ami, qui a bien voulu m'amener, dès notre retour de Norvège, car ma première visite est pour vous.
Elle se tournait, saluait à l'aise, très gracieusement, Pierre et Marie, François et Antoine, qui se trouvaient là.
—Oh! la Norvège, cher maître, vous n'avez pas idée d'une telle virginité! Nous devrions tous aller boire à cette source neuve d'idéal, nous en reviendrions tous purifiés, rajeunis, capables des grands renoncements.
La vérité était qu'elle y avait passé des jours mortels, sans parvenir à se mettre au régime lacté que lui imposait son jeune amant. Ce voyage de leurs noces, non plus dans la chaude Italie, mais au pays des glaces et des neiges, était sans doute d'une élégance rare, qui disait bien la distinction de leur amour, exempt de toute matérialité grossière. Leur âme seule était du voyage, et ils ne devaient y connaître que des baisers d'âme. Le malheur fut, une nuit, dans un hôtel, comme il s'obstinait à la traiter en fiction, en pur lis symbolique, qu'elle s'exaspéra au point de prendre une cravache et de le cingler, à tour de bras. Lui-même eut la faiblesse de se fâcher, de la battre comme plâtre. De sorte qu'ils tombèrent ensuite dans les bras l'un de l'autre et qu'ils succombèrent, se possédèrent, comme des gens du commun. Au réveil, elle trouva médiocre cette sensation qu'elle était venue chercher si loin, tandis que lui ne l'excusa pas d'avoir si bassement dénoué une aventure dont il avait espéré quelque intellectualité. A quoi bon venir polluer le Nord vierge et divin, quand une ville déjà souillée de France aurait suffi? Et, dès le lendemain, n'étant plus assez purs, ne se sentant plus en communion avec les cygnes, sur les lacs du rêve, ils reprirent le bateau.
Brusquement, elle s'interrompit dans son extase pâmée au sujet de la Norvège, car il était inutile de confesser à tous leur échec lamentable. Et elle s'écria:
—A propos, vous savez ce qui m'attendait, à mon retour. J'ai trouvé mon hôtel dévalisé, oh! complètement. Un saccage dont vous n'avez pas l'idée, et une saleté immonde!... Tout de suite nous avons reconnu la signature, nous avons pensé aux petits amis de Bergaz.
Guillaume, la veille, avait lu qu'une bande de jeunes anarchistes s'était introduite, en fracturant la baie d'un sous-sol, dans le petit hôtel de la princesse de Harth, laissé désert, sans un serviteur, sans un gardien. Les aimables bandits ne s'étaient pas contentés de tout déménager, jusqu'aux gros meubles, mais ils avaient dû vivre là deux jours et deux nuits, buvant les vins de la cave, festoyant avec des provisions apportées du dehors, souillant les pièces, laissant des traces ignobles de leur passage. Et Rosemonde, quand elle était rentrée là dedans, plus émerveillée que fâchée de l'aventure, s'était tout de suite souvenue de la soirée passée au Cabinet des Horreurs avec Bergaz et ses deux tendresses, Rossi et Sanfaute, qui avaient su d'elle-même son départ pour la Norvège. Ceux-ci, en effet, venaient d'être arrêtés; mais Bergaz était en fuite. Elle ne s'étonnait pas trop, avertie déjà, n'ignorant pas que, parmi le monde très mêlé qu'elle recevait, en passionnée d'étrangetés internationales, se trouvaient de terribles messieurs. Janzen lui avait confié certaines histoires malpropres qu'on attribuait à Bergaz et à sa bande. Cette fois, il n'hésitait pas, il racontait tout haut que Bergaz, après Raphanel, s'était vendu à la police, et que le coup partait de celle-ci, désireuse de salir à jamais l'anarchie, par ce vol retentissant, accompli au milieu de telles ordures. Et la preuve n'en était-elle pas dans ce fait que la police l'avait laissé fuir?
—J'ai cru, dit Guillaume, que les journaux exagéraient... En ce moment, pour aggraver le cas de ce malheureux Salvat, ils inventent tant d'abominations!
—Oh! non, reprit gaiement Rosemonde, ils n'ont pu tout dire, c'était trop sale... J'en ai été quitte pour descendre à l'hôtel. J'y suis beaucoup mieux, ça commençait à m'ennuyer d'être chez moi... N'importe, l'anarchie n'est guère propre, je n'ose plus dire que j'en suis.
Elle riait, et elle sauta brusquement à un autre caprice, elle voulut que le maître lui parlât de ses derniers travaux, sans doute pour prouver qu'elle était capable de le comprendre. Mais l'histoire de Bergaz l'avait rendu soucieux, il se renferma dans des généralités, en ne se montrant plus que d'une politesse assez froide.
Pendant ce temps, Hyacinthe renouvelait connaissance avec François et Antoine, qu'il avait eus pour condisciples au lycée Condorcet. Il n'était venu avec la princesse qu'à contre-cœur, inquiet de la corvée; et il cédait uniquement à la sourde peur qu'il avait d'elle, depuis qu'elle le battait. Cette petite maison d'un chimiste réprouvé l'emplissait de dédain. Il crut devoir exagérer encore sa supériorité, devant d'anciens camarades qu'il retrouvait dans la basse ornière commune, au travail comme tout le monde.
—Ah! c'est vrai, dit-il à François en train de prendre des notes dans un livre, tu es entré à l'Ecole Normale, tu prépares un examen, je crois... Moi, que veux-tu? l'idée d'un collier quelconque me fait horreur. Je deviens stupide, dès qu'il s'agit d'un examen, d'un concours. L'infini est la seule route possible... Et puis, la science, entre nous, quelle duperie, quel rétrécissement de l'horizon! Autant vaut-il rester le petit enfant dont les yeux s'ouvrent sur l'invisible. Il en sait davantage.
François, ironique parfois, se plut à lui donner raison.
—Sans doute, sans doute. Mais il faut des dispositions naturelles pour rester le petit enfant... Moi, malheureusement, j'ai la misère d'être dévoré par le besoin de savoir. C'est déplorable, je passe mes jours à me casser la tête sur des livres... Oh! je n'en saurai jamais beaucoup, c'est certain; et voilà peut-être la raison pour laquelle je m'efforce d'en savoir toujours davantage... Accorde-moi que le travail est, comme la paresse, une façon de passer la vie, ah! moins élégante sûrement, car tu dois professer qu'il est moins esthétique.
—Moins esthétique, c'est cela même, reprit Hyacinthe. La beauté n'est jamais que dans l'inexprimé, toute vie qui se réalise tombe à l'abjection.
Cependant, si simple qu'il fût sous l'énormité géniale de ses prétentions, il dut sentir la raillerie. Et il se tourna vers Antoine, qui était resté assis devant le bois qu'il gravait, un portrait de Lise lisant, toujours abandonné et repris toujours, dans son désir d'y mettre le réveil de l'enfant à l'intelligence, à la vie.
—Toi, tu fais de la gravure... Depuis que j'ai renoncé aux vers, à un poème sur la fin de la Femme, tellement les mots me semblaient grossiers, encombrants, salissants, des pavés pour des maçons, j'ai eu l'idée de me mettre aussi au dessin, à la gravure peut-être... Mais où est-il le dessin qui dira le mystère, l'au-delà, le seul monde qui existe et qui importe, n'est-ce pas? Avec quel crayon l'obtenir, sur quelle planche le rendre? Il faudrait quelque chose d'impalpable, qui n'existât pas, qui suggérât seulement l'essence des choses et des êtres.
—Pourtant, ce n'est que par la matérialité de ses moyens, dit un peu brutalement Antoine, que l'art peut rendre ce que tu appelles l'essence des choses et des êtres, et ce qui n'est en somme que leur signification totale, celle du moins que nous leur prêtons... Rendre la vie, ah! là est ma grande passion, et il n'y a pas d'autre mystère que celui de la vie, au fond des êtres, derrière les choses... Quand ma planche vit, je suis content, j'ai créé.
Une moue d'Hyacinthe dit son dégoût de la fécondité. La belle affaire! le premier goujat venu faisait un enfant. Ce qui devenait exquis et rare, c'était l'idée insexuée existant par elle-même. Il voulut expliquer cela, s'embrouilla, se rejeta dans la certitude, rapportée de Norvège, que l'art et la littérature étaient finis en France, tués par la bassesse et par l'abus même de la production.
—C'est évident, conclut gaiement François, ne rien faire c'est avoir déjà du talent.
Pierre et Marie regardaient, écoutaient, restaient gênés de l'étrangeté de cette invasion, dans l'atelier si grave et si calme d'habitude. La petite princesse fut pourtant très aimable, s'approcha de la jeune fille, admira la merveilleuse finesse d'une broderie qu'elle terminait. Et elle ne voulut point partir sans emporter un autographe de Guillaume, sur un album qu'Hyacinthe dut aller chercher dans la voiture. Il lui obéissait avec un visible ennui, tous deux déjà las l'un de l'autre; mais, en attendant quelque autre caprice, elle le gardait, elle s'amusait encore à le terroriser; et, quand elle l'emmena, après avoir déclaré au maître que ce jour demeurerait pour elle une date mémorable, elle les fit tous sourire, en disant:
—Ah! ces jeunes gens ont connu Hyacinthe au lycée... N'est-ce pas que c'est un bon petit garçon, et qui serait même gentil, s'il voulait bien être comme tout le monde?
Le jour même, Janzen et Bache vinrent passer la soirée chez Guillaume. Les réunions intimes de Neuilly continuaient à Montmartre, une fois par semaine. Pierre, ces jours-là, ne s'en allait que très tard; et l'on causait sans fin dans l'atelier, ouvert sur le Paris nocturne, étincelant de gaz, dès que les deux femmes et les trois grands fils étaient montés se coucher. Théophile Morin arriva vers dix heures, retenu par des corrections de compositions, toute une lourde besogne pédagogique, sans nul intérêt, qui parfois lui prenait ses nuits.
—Mais c'est une folle! s'écria Janzen, dès que Guillaume leur eut conté la visite de la princesse. Un instant, lorsque je me suis lié avec elle, j'avais espéré l'utiliser pour la cause. Elle paraissait si convaincue, si hardie!... Ah! oui, elle n'est que la plus détraquée des femmes, simplement en quête d'émotions nouvelles.
Le sang aux joues, il sortait enfin de sa froideur accoutumée, du mystère dont il s'enveloppait. Sans doute, il avait souffert de sa rupture avec celle qu'il appelait autrefois la petite reine de l'anarchie, et dont la fortune, les relations si nombreuses et si mêlées, devaient lui avoir semblé des outils tout-puissants de propagande et de victoire.
—Vous savez, reprit-il en se calmant, que son hôtel dévalisé et souillé est un coup de la police... On a voulu, à la veille du procès de Salvat, achever de perdre l'anarchie dans l'idée des bourgeois.
Guillaume devint attentif.
—Oui, elle m'a dit cela... Mais je ne crois guère à cette histoire. Si Bergaz n'avait agi que sous l'influence dont vous parlez, on l'aurait arrêté avec les autres, comme autrefois on a, dans le même coup de filet, arrêté Raphanel et ceux qu'il avait vendus... Et puis, j'ai un peu connu Bergaz, c'est un pillard.
Sa voix s'était assombrie, il eut un geste de grand chagrin.
—Certes, je comprends toutes les revendications, même toutes les légitimes représailles... Mais le vol, le vol cynique, pour la jouissance, ah! non, je ne puis m'y faire. La hautaine espérance d'une société juste et meilleure en est dégradée en moi... Ce vol de l'hôtel de Harth m'a désolé.
Janzen avait son énigmatique sourire, mince et coupant comme un couteau.
—Bah! affaire d'atavisme, ce sont les siècles d'éducation et de croyance, derrière vous, qui protestent. Il faudra bien reprendre ce qu'on ne veut pas rendre... Ce qui me fâche, moi, c'est que Bergaz a choisi le moment pour se faire acheter. Un vol de comédie, un effet oratoire que se prépare le procureur qui demandera la tête de Salvat.
Il s'obstinait à son explication, dans sa haine de la police, peut-être aussi à la suite d'une brouille avec Bergaz, qu'il avait fréquenté. Son existence de sans-patrie, promenée au travers de l'Europe en un rêve sanglant, restait insondable. Et Guillaume, renonçant à discuter, se contenta de dire:
—Ah! ce misérable Salvat, tout l'accable, tout l'écrasera!... Vous ne sauriez croire, mes amis, dans quelle colère croissante me jette son aventure. C'est un soulèvement de toutes mes idées de justice et de vérité, que les événements de chaque jour aggravent, exaspèrent. Un fou assurément! mais qui a tant d'excuses, qui n'est au fond qu'un martyr dévoyé! Et le voilà la victime désignée, chargée des crimes d'un peuple, payant pour nous tous!
Bache et Morin hochaient la tête, sans répondre. Eux deux professaient l'horreur de l'anarchie. Morin, oubliant que son premier maître, Proudhon, avait lancé le mot, presque la chose, ne se souvenait que de son dieu Auguste Comte, pour s'enfermer avec lui dans le bel ordre hiérarchique des sciences, prêt à se résigner au bon tyran, jusqu'au jour où le peuple, instruit et pacifié, serait digne du bonheur. Et, quant à Bache, le vieil humanitaire mystique était en lui profondément blessé par la sécheresse individualiste de la théorie libertaire: il haussait doucement les épaules, il disait que toute solution se trouvait dans Fourier, qui avait à jamais réalisé l'avenir, en décrétant l'alliance du talent, du travail et du capital. Mais l'un et l'autre, pourtant, mécontents de la république bourgeoise, si lente aux réformes, trouvant que leurs idées étaient bafouées et que tout allait de mal en pis, consentaient à se fâcher sur la façon dont les partis adverses s'efforçaient d'utiliser Salvat, pour se maintenir au pouvoir ou pour le conquérir.
—Quand on songe, dit Bache, que leur crise ministérielle dure depuis trois semaines bientôt! Tous les appétits s'y montrent à nu, c'est un spectacle écœurant... Avez-vous lu, ce matin, dans les journaux, que le président a dû prendre de nouveau le parti d'appeler Vignon à l'Elysée?
—Oh! les journaux, murmura Morin de son air las, je ne les lis plus... A quoi bon? ils sont si mal faits, et ils mentent tous.
La crise ministérielle, en effet, s'était éternisée. Très correctement, obéissant aux indications que lui fournissait la séance où était tombé le ministère Barroux, le président de la république avait mandé Vignon, le vainqueur, pour le charger de former le nouveau cabinet. Et il avait semblé que c'était une besogne aisée, réclamant au plus deux ou trois jours, car on citait depuis des mois les noms des amis que le jeune chef du parti radical amènerait avec lui au pouvoir. Mais des difficultés de toutes sortes avaient surgi, Vignon s'était débattu pendant dix jours au milieu d'inextricables obstacles, si bien que, de guerre lasse, craignant de s'user pour plus tard, s'il s'obstinait, il avait dû prévenir le président qu'il renonçait à la tâche. Aussitôt, celui-ci avait fait venir d'autres députés, s'informant, questionnant, jusqu'à ce qu'il en eût trouvé un d'assez brave pour tenter l'expérience à son tour; et les mêmes faits s'étaient produits, d'abord le projet d'une liste qui semblait devoir devenir définitive en quelques heures, puis des hésitations, des tiraillements, une paralysie lente, aboutissant à un échec final. On aurait dit que le sourd travail qui avait entravé Vignon, venait de recommencer, mystérieux et puissant, comme si toute une bande d'invisibles complices s'employaient à faire avorter les combinaisons, dans un intérêt caché. C'étaient, de partout, et de plus en plus invincibles, mille empêchements qui se levaient, jalousies, incompatibilités, défections, créées dans l'ombre par des mains expertes, grâce à l'emploi de toutes les pressions imaginables, les menaces, les promesses, les passions exaspérées et heurtées. Et il avait fallu que le président, fort embarrassé, mandât de nouveau Vignon, qui, cette fois, s'étant recueilli, ayant en poche sa liste presque complète, paraissait être certain de réussir dans les quarante-huit heures.
—Ce n'est pas fini, reprit Bache, et des gens bien informés prétendent que Vignon échouera comme la première fois... Voyez-vous, rien ne m'ôtera de l'idée que c'est la bande à Duvillard qui mène les choses. Au profit de quel monsieur, ah! ça, je l'ignore. Mais soyez convaincus qu'il s'agit, avant tout, d'étouffer l'affaire des Chemins de fer africains... Si Monferrand n'était pas trop compromis, je flairerais là un tour de sa façon. Avez-vous remarqué comme le Globe, qui, du matin au soir, a lâché Barroux, parle presque chaque jour de Monferrand avec une sympathie respectueuse? C'est un symptôme grave, car Fonsègue n'a pas l'habitude de ramasser si pieusement les vaincus... Enfin, que voulez-vous attendre de cette exécrable Chambre? Il s'y trame sûrement quelque malpropreté.
—Et ce grand niais de Mège, dit Morin, qui fait les affaires de tous les partis, excepté du sien! Est-il assez dupe, avec son idée qu'il lui suffira d'user un à un les cabinets, pour aboutir à celui dont il sera le chef?
Au nom de Mège, tous s'étaient récriés, mis d'accord par leur commune haine. Bache, qui pourtant pensait comme l'apôtre du collectivisme d'Etat sur bien des points, jugeait chacun de ses discours, chacun de ses actes, avec une sévérité impitoyable. Quant à Janzen, il le traitait simplement en bourgeois réactionnaire, qu'il faudrait balayer un des premiers. Et c'était là leur passion à tous, ils se montraient justes parfois pour des hommes, des adversaires irréconciliables, qui n'avaient aucune de leurs idées, tandis que le grand crime sans pardon possible était de penser à peu près comme eux, sans être absolument d'accord sur toutes choses.
La discussion continua, mêlant et opposant les systèmes, sautant de la politique à la presse, s'égarant, se passionnant, à propos des dénonciations de Sanier, dont le journal, chaque matin, roulait son flot boueux, dans un débordement d'égout. Et Guillaume, qui s'était mis, selon son habitude, à marcher de long en large, sortit de sa dolente rêverie, pour s'écrier:
—Ah! ce Sanier, quelle besogne immonde! Il n'y aura bientôt plus ni une chose, ni un être, sur lequel il n'aura pas vomi. On le croit avec soi, et l'on est éclaboussé... N'a-t-il pas raconté hier que, lorsqu'on a arrêté Salvat, au Bois de Boulogne, on avait trouvé sur lui des fausses clefs et des porte-monnaie, volés à des promeneurs!... Salvat toujours! Salvat, le sujet inépuisable d'articles, le nom imprimé qui suffit à tripler la vente! Salvat, l'heureuse diversion pour les vendus des Chemins de fer africains! Salvat, le champ de bataille où se défont et se font les ministères! Tous l'exploitent et tous l'égorgent.
Ce fut, cette nuit-là, le cri de révolte et de pitié sur lequel les amis se séparèrent. Pierre, assis contre le vitrage, ouvert sur l'immensité braisillante de Paris, avait écouté pendant des heures, sans desserrer les lèvres. Il était en proie à son doute, à sa lutte intérieure, et aucune solution, aucun apaisement, ne lui était encore apporté par tant d'opinions contradictoires, qui ne tombaient d'accord que pour condamner le vieux monde à disparaître, sans pouvoir rebâtir, d'un même effort fraternel, le monde futur de justice et de vérité. Et le Paris nocturne, semé d'étoiles, étincelant comme un ciel d'été, restait lui aussi la grande énigme, le chaos noir, la cendre obscure toute pétillante d'étincelles, dont la prochaine aurore devait sortir. Quel avenir s'enfantait là pour la terre entière, quelle parole décisive de salut et de bonheur allait, avec le jour, s'envoler aux quatre points de l'horizon?
Comme Pierre, enfin, partait à son tour, Guillaume lui posa les deux mains sur les épaules, le regarda longuement, attendri profondément dans sa colère.
—Ah! mon pauvre petit, tu souffres, toi aussi, je le vois bien depuis quelques jours. Mais tu es le maître de ta souffrance, car la lutte n'est qu'en toi, tu peux te vaincre, tandis qu'on ne peut vaincre le monde, lorsque c'est de lui qu'on souffre, et de ses méchancetés, et de ses injustices!... Va, va, sois brave, agis selon ta raison, même dans les larmes, et tu seras calmé.
Cette nuit-là, lorsque Pierre se retrouva seul dans sa maison de Neuilly, où ne revenaient plus que les ombres de son père et de sa mère, un suprême combat le tint longtemps éveillé. Jamais encore il n'avait senti à ce point le dégoût de son mensonge, cette prêtrise qui était devenue pour lui un vain geste, cette soutane qu'il s'était résigné à porter comme un déguisement. Peut-être tout ce qu'il venait de voir et d'entendre chez son frère, la misère sociale des uns, l'inutile et folle agitation des autres, le besoin d'une humanité meilleure s'obstinant au milieu des contradictions et des défaillances, lui avait-il fait sentir plus profondément la nécessité d'une vie loyale, vécue normalement au plein jour. Maintenant, il ne pouvait songer au long rêve qu'il avait fait, cette vie farouche et solitaire du saint prêtre qu'il n'était pas, sans être pris d'un frisson de honte, la conscience trouble, agité du malaise d'avoir si longtemps menti. Et c'était chose décidée, il ne mentirait pas davantage, même par charité, pour donner aux autres la divine illusion. Mais quel arrachement que d'ôter cette soutane qu'il croyait sentir collée à sa peau, et quelle détresse à se dire que, s'il l'arrachait quand même, il resterait décharné, blessé, infirme, sans jamais pouvoir redevenir pareil aux autres hommes!
Pendant cette nuit terrible, ce fut là de nouveau son débat, sa torture. La vie voudrait-elle de lui encore, n'avait-il pas été marqué pour rester éternellement à part? Il croyait sentir son serment dans sa chair, tel qu'un fer rouge. Se vêtir comme les hommes, à quoi bon? s'il ne devait plus être un homme. Il avait vécu jusque-là si frissonnant, si malhabile, si perdu dans le renoncement et dans le songe! Ne plus pouvoir, ne plus pouvoir, cela le hantait d'une terreur dont il craignait d'être paralysé. Et, quand enfin il se décida, ce fut dans l'angoisse, simplement par loyauté.
Le lendemain, lorsque Pierre revint à Montmartre, il était en pantalon et en veston de couleur sombre. Mère-Grand et les trois fils n'eurent ni un cri de surprise ni même un regard qui pût le gêner. Cela n'était-il pas naturel? Ils l'accueillirent de leur air tranquille de tous les jours, peut-être même avec plus d'affection, pour lui éviter le premier embarras. Mais Guillaume, lui, se permit un bon sourire. Il voyait là son œuvre. La guérison venait, comme il l'avait espéré, par lui, chez lui, dans le plein soleil, dans la vie que le grand vitrage laissait entrer à larges flots.
Marie, elle aussi, avait levé les yeux, regardait Pierre. Elle ignorait tout ce que son mot si logique: «Pourquoi ne l'ôtez-vous pas?» lui avait fait souffrir. Et elle trouva simplement plus commode pour le travail, qu'il eût ôté sa soutane.
—Pierre, venez donc voir... Je m'amusais justement, lorsque vous êtes arrivé, à suivre, là-bas, sur Paris, ces fumées que le vent couche vers l'est. On dirait des navires, toute une escadre innombrable que le soleil empourpre. Oui, oui! des vaisseaux d'or, des milliers de vaisseaux d'or qui partent de l'océan de Paris, pour aller instruire et pacifier la terre.
III
Deux jours plus tard, Pierre s'accoutumait à son nouveau costume, n'y pensait plus, lorsque, venu le matin à Montmartre, il rencontra l'abbé Rose devant la basilique du Sacré-Cœur.
Le vieux prêtre, saisi d'abord, ayant peine à le reconnaître ainsi vêtu, lui prit les deux mains, le regarda longuement. Puis, les yeux inondés de larmes:
—O mon fils, vous voilà tombé à l'affreuse misère que je redoutais pour vous! Je ne vous en parlais pas, mais j'avais bien senti que Dieu s'était retiré de votre âme... Ah! rien ne pouvait m'atteindre au cœur d'une plus cruelle blessure!
Tremblant, il l'emmenait à l'écart, comme pour le soustraire au scandale des quelques rares passants; et ses forces défaillirent, il se laissa tomber sur un tas de briques, oublié là, dans l'herbe, au fond d'un chantier.
Cette grande douleur réelle de son vieil ami, si tendre, avait bouleversé Pierre, plus que ne l'auraient fait de furieux reproches et des anathèmes. Des larmes étaient aussi montées à ses yeux, dans la souffrance brusque, imprévue, d'une telle rencontre, à laquelle il aurait pourtant dû s'attendre. C'était un arrachement encore, et où coulait le meilleur de leur sang, que sa rupture avec le saint homme, dont il avait si longtemps partagé le rêve charitable, l'espoir du salut du monde par la bonté. Entre eux, il y avait eu tant de divines illusions, tant de luttes pour le mieux, tant de renoncements et tant de pardons mis en commun, dans le désir de hâter l'heureuse moisson future! Et voilà qu'ils se séparaient, que lui, jeune, retournait à la vie, abandonnant le vieil homme seul, en son chemin de songe et de vaine attente!
Il lui avait pris les mains à son tour, il se lamentait.
—Ah! mon ami, mon père, vous êtes bien le seul regret que je laisse dans l'affreux tourment d'où je sors. Je croyais en être guéri, et mon pauvre cœur vient de se fendre, rien qu'à vous rencontrer... Je vous en prie, ne pleurez pas sur moi, ne me reprochez pas ce que j'ai fait. C'était nécessaire, vous-même m'auriez dit, si je vous avais consulté, qu'il vaut mieux ne plus être prêtre que d'être un prêtre sans foi et sans honneur.
—Oui, oui, répéta doucement l'abbé Rose, vous n'aviez plus la foi, je m'en doutais, et votre rigidité, votre grande sainteté, où je devinais tant de désespoir, m'inquiétait beaucoup. Que d'heures j'ai passées à vous calmer, autrefois! Il faut que vous m'écoutiez encore, il faut que je vous sauve... Je ne suis pas, hélas! un théologien assez savant pour discuter, pour vous ramener, au nom des textes et des dogmes. Mais, au nom de la charité, mon enfant, au nom de la charité seule, réfléchissez, reprenez votre tâche de consolation et d'espérance.
Pierre, qui s'était assis près de lui, dans ce coin désert, au pied même de la basilique, se passionna.
—La charité! la charité! c'est la certitude de son néant et de son inévitable banqueroute qui a fini de tuer le prêtre en moi... Comment pouvez-vous croire que donner suffit, lorsque votre vie entière s'est épuisée à donner, sans que vous ayez récolté autre chose, pour les autres et pour vous, que l'injuste misère perpétuée, aggravée même, sans jamais pouvoir fixer le jour où l'abomination cessera?... La récompense après la mort, n'est-ce pas? la justice au paradis. Ah! ce n'est pas de la justice, cela! c'est une duperie dont le monde souffre depuis des siècles.
Et il lui rappela leur vie, là-bas, dans le quartier de Charonne, lorsqu'ils ramassaient ensemble les petits tombés à la rue, lorsqu'ils secouraient les parents au fond des bouges, tout cet effort admirable qui avait abouti, pour lui, au blâme de ses supérieurs, à une sorte d'exil loin de ses pauvres, sous la menace de peines plus sévères, s'il recommençait à compromettre la religion par des aumônes aveugles, sans raison ni but. Maintenant, surveillé, soupçonné, n'était-il pas comme submergé par la misère toujours montante, sachant qu'il ne donnerait jamais assez, même s'il disposait de millions, ne faisant que prolonger l'agonie du pauvre, qui, s'il mangeait aujourd'hui, ne mangerait plus demain? Il était impuissant, la plaie qu'il croyait panser se rouvrait au même instant de toutes parts, le corps social entier allait être envahi et emporté par cet ulcère. Et le vieux prêtre, frissonnant, qui l'écoutait en hochant sa tête blanche, finit par murmurer:
—Qu'importe? qu'importe? mon enfant, il faut donner, donner toujours, donner quand même. Il n'y a pas d'autre joie... Si les dogmes vous gênent, restez-en à l'Evangile, n'en gardez que le salut par la charité.
Alors, Pierre se révolta, oubliant qu'il parlait à ce simple d'esprit, qui n'était que tendresse, incapable de le suivre.
—L'expérience est faite, le salut humain n'est pas possible par la charité, il ne saurait être désormais que par la justice. C'est le cri, peu à peu souverain, qui monte de tous les peuples... Voici près de deux mille ans que l'Evangile avorte. Jésus n'a rien racheté, la souffrance de l'humanité est restée aussi grande, aussi injuste. Et l'Evangile n'est plus qu'un code aboli dont les sociétés ne sauraient rien tirer que de trouble et de nuisible... Il faut s'en affranchir.
C'était là sa conviction définitive. Quelle étrange erreur de choisir comme législateur social Jésus qui vivait au milieu d'une société autre, sur une terre autre, dans un temps autre! Et, si l'on entendait ne garder de sa morale, de son enseignement, que ce qu'ils pouvaient avoir d'humain et d'éternel, quel danger encore dans l'application de préceptes immuables aux sociétés de tous les temps! Pas une société ne vivrait sous l'application stricte de l'Evangile. Jésus est destructeur de tout ordre, de tout travail, de toute vie. Il a nié la femme et la terre, l'éternelle nature, l'éternelle fécondité des choses et des êtres. Puis, le catholicisme est venu bâtir sur lui son effroyable édifice de terreur et d'oppression. Le péché originel, c'est l'hérédité terrible, renaissante chez chaque créature, qui n'admet pas, comme la science, les correctifs de l'éducation, des circonstances et du milieu. Il n'y a pas de conception plus pessimiste de l'homme, ainsi voué au diable dès sa naissance, en proie à une lutte contre lui-même jusqu'à la mort. Lutte impossible, absurde, car c'est tout l'homme qu'il s'agit de changer, tuer la chair, tuer la raison, détruire dans chaque passion une énergie coupable, poursuivre le diable jusqu'au fond des eaux, des monts et des forêts, pour l'y anéantir avec la sève du monde. Dès lors, la terre n'est plus qu'un péché, un enfer de tentations et de souffrances, que l'on traverse pour mériter le ciel. Admirable instrument de police, de despotisme absolu, religion de la mort que l'idée de charité a pu seule faire tolérer, mais que le besoin de justice emportera forcément. Le pauvre, le misérable dupé, qui ne croit plus au paradis, veut que les mérites de chacun soient récompensés sur cette terre; et l'éternelle vie redevient la bonne déesse, le désir et le travail sont la loi même du monde, la femme féconde rentre en honneur, l'imbécile cauchemar de l'enfer fait place à la glorieuse nature toujours en enfantement. C'est le vieux rêve sémite de l'Evangile que balaye la claire raison latine, appuyée sur la science moderne.
—Voici dix-huit cents ans, conclut Pierre, que le christianisme entrave la marche de l'humanité vers la vérité et la justice. Elle ne reprendra son évolution que le jour où elle l'abolira, en mettant l'Evangile au rang des livres des sages, sans voir en lui le code absolu et définitif.
L'abbé Rose avait levé ses mains tremblantes.
—Taisez-vous, taisez-vous! mon enfant, vous blasphémez!... Je vous savais bouleversé par le doute, mais je vous croyais si patient, si capable de souffrance, que je comptais sur votre esprit de renoncement et de résignation. Que s'est-il donc passé pour que vous sortiez ainsi de l'Eglise, violemment? Je ne vous reconnais plus, une passion s'est levée en vous, une force invincible vous emporte... Qu'est-ce donc? Qui donc vous a changé?
Etonné, Pierre l'écoutait.
—Mais non, je vous assure, je suis tel que vous m'avez connu, et il n'y a là qu'un résultat, un dénouement inévitable... Qui donc aurait agi sur moi, puisque personne n'est entré dans ma vie? Quel sentiment nouveau me transformerait, puisque je n'en trouve en moi aucun, lorsque je m'interroge? Je suis le même, le même assurément.
Pourtant, il y eut dans sa voix une hésitation. Etait-ce bien vrai que rien, en lui, ne fût survenu? Il s'interrogeait encore, et rien ne répondait nettement, il ne trouvait décidément rien. Ce n'était qu'un réveil délicieux, un immense désir de vie, un besoin d'ouvrir les bras assez larges pour embrasser toutes les créatures et toutes les choses. Et un vent d'allégresse le soulevait, l'emportait.
L'abbé Rose, bien qu'il fût de cœur trop innocent pour comprendre, hochait de nouveau la tête, songeait aux pièges du démon. Cette défection de son enfant, comme il nommait Pierre, l'accablait. Il parla encore, eut la maladroite inspiration de lui conseiller d'aller voir monseigneur Martha, pour se confesser à lui, dans l'espoir qu'un prêtre de cette autorité trouverait les paroles nécessaires, qui le ramèneraient à la foi. Mais Pierre osa dire que, s'il sortait de l'Eglise, c'était après y avoir rencontré un pareil artisan de mensonge et de despotisme, faisant de la religion une diplomatie corruptrice, rêvant de ramener les hommes à Dieu par la ruse. Et l'abbé Rose, alors, désespéré, debout, ne trouva plus qu'un argument, montra d'un geste la basilique qui se dressait près d'eux, dans sa masse géante, inachevée, carrée et trapue, en attendant le dôme qui la couronnerait.
—C'est la maison de Dieu, mon enfant, le monument d'expiation et de triomphe, de pénitence et de pardon. Vous y avez dit la messe, vous la quittez en parjure et en sacrilège.
Pierre, lui aussi, s'était levé. Et ce fut dans une exaltation de santé et de force qu'il répondit:
—Non, non! j'en sors par ma libre volonté, comme on sort d'un caveau pour retourner au grand air, au grand soleil. Dieu n'est pas là, il n'y a là qu'un défi à la raison, à la vérité, à la justice, un colossal édifice qu'on a dressé le plus haut possible, comme une citadelle de l'absurde, dominant Paris, qu'il insulte et qu'il menace.
Puis, voyant les yeux du vieux prêtre se remplir de nouvelles larmes, éperdu lui-même de leur rupture au point de sangloter, il voulut fuir.
—Adieu! adieu!
Mais l'abbé Rose l'avait déjà pris dans ses bras, le baisait comme la brebis révoltée, qui reste la plus chère.
—Pas adieu! pas adieu, mon enfant! Dites-moi au revoir! dites-moi que nous nous retrouverons encore, au moins parmi ceux qui pleurent et qui ont faim! Vous avez beau croire que la charité a fait banqueroute, est-ce que nous ne nous aimerons pas toujours dans nos pauvres?
Pierre, devenu le camarade de ses trois grands gaillards de neveux, avait, en quelques leçons, appris d'eux à monter à bicyclette, pour les accompagner dans leurs promenades matinales; et, deux fois déjà, il les avait suivis, ainsi que Marie, du côté du lac d'Enghien, par des routes durement pavées. Un matin que la jeune fille s'était promis de le mener jusqu'à la forêt de Saint-Germain, avec Antoine, celui-ci, au dernier moment, ne put partir. Elle était habillée, culotte de serge noire, petite veste de même étoffe, sur une chemisette de soie écrue, et la matinée d'avril était si claire, si douce, qu'elle s'écria gaiement:
—Ah! tant pis, je vous emmène, nous ne serons que tous les deux!... Je veux absolument que vous connaissiez la joie de rouler sur une belle route, parmi de beaux arbres.
Mais, comme il n'était pas encore très aguerri, ils décidèrent qu'ils iraient, avec leurs machines, prendre le chemin de fer jusqu'à Maisons-Laffitte. Puis, après avoir gagné la forêt à bicyclette, ils la traverseraient, remonteraient vers Saint-Germain, d'où ils reviendraient également par le chemin de fer.
—Vous serez ici pour le déjeuner? demanda Guillaume, que cette escapade amusait et qui regardait en souriant son frère, tout en noir aussi, bas de laine noirs, culotte et veston de cheviotte noire.
—Oh! certainement, répondit Marie. Il est à peine huit heures, nous avons bien le temps. D'ailleurs, mettez-vous à table, nous rentrerons toujours.
Ce fut une matinée délicieuse. Au départ, Pierre s'imaginait qu'il était avec un bon camarade, ce qui rendait toute naturelle cette sortie, cette envolée à deux, par le tiède soleil printanier. Les costumes presque identiques, dans la liberté d'allures qu'ils permettaient, aidaient sans doute à cette fraternité joyeuse, d'une tranquille bonhomie. Mais c'était encore autre chose, la santé du grand air, l'allégresse de l'exercice pris en commun, tout ce plaisir de se sentir libres, et bien portants, en pleine nature.
Dans le wagon, où ils se trouvaient seuls, Marie revint à ses souvenirs du lycée.
—Oh! mon ami, vous n'avez pas idée, à Fénelon, des belles parties de barres! Nous attachions, comme ça, nos jupes avec des ficelles, pour mieux courir; car on n'osait pas encore nous laisser mettre des culottes, telle que je suis là. Et c'étaient des cris, des galops, des poussées, et nos cheveux s'envolaient, et nous étions rouges!... Bah! ça ne m'empêchait pas de travailler, au contraire! Une fois à l'étude, nous luttions, ainsi qu'en récréation, nous nous battions à qui en saurait davantage et serait la première de la classe.
Elle en riait encore de bon cœur, tandis que Pierre la regardait émerveillé, tant elle lui semblait rose et saine, sous le petit chapeau de feutre noir qu'une longue épingle d'argent fixait dans l'épais chignon. Ses admirables cheveux bruns, relevés très haut, découvraient sa nuque fraîche, qui restait d'une délicatesse d'enfance. Et jamais il ne l'avait sentie si souple dans sa force, les hanches solides, la poitrine large, mais d'une finesse, d'une grâce charmantes. Quand elle riait ainsi, ses yeux brûlaient de joie, le bas de son visage, sa bouche et son menton qu'elle avait un peu forts, s'éclairaient d'une infinie bonté.
—Ah! la culotte, la culotte! continuait-elle en plaisantant. Dire qu'il y a des femmes qui s'entêtent à garder leur jupe pour monter à bicyclette!
Et, comme il déclarait qu'elle était très bien, dans son costume, sans intention galante d'ailleurs, uniquement désireux de constater le fait:
—Oh! moi, je ne compte pas... Je ne suis pas belle, je me porte bien, voilà tout... Mais comprenez-vous ça? des femmes qui ont une occasion unique de se mettre à leur aise, de voler comme l'oiseau, les jambes enfin dégagées de leur prison, et qui refusent! Si elles croient être plus belles, avec des jupes écourtées d'écolières, elles se trompent! Et quant à la pudeur, il me semble qu'on doit montrer plus aisément ses mollets que ses épaules.
Elle eut un geste de passion gamine.
—Et puis, est-ce qu'on pense à tout ça, lorsqu'on roule?... Il n'y a que la culotte, la jupe est hérétique.
A son tour, elle le regardait, et elle dut, à cette minute, être frappée par l'extraordinaire changement qui s'était produit en lui, depuis le jour où, pour la première fois, elle l'avait vu, si sombre, dans sa longue soutane, la face amaigrie, livide, ravagée d'angoisse. Derrière, on sentait la détresse du néant, un vide de sépulcre dont le vent a balayé la cendre. Et c'était, maintenant, comme une résurrection, le visage s'éclairait, le grand front avait repris une sérénité d'espoir, tandis que les yeux et la bouche retrouvaient un peu de leur tendresse confiante, dans son éternelle faim d'aimer, de se donner et de vivre. Plus rien déjà ne révélait le prêtre en lui, que les cheveux moins longs, à la place de la tonsure, dont la pâleur se noyait.
—Pourquoi me regardez-vous? demanda-t-il.
Elle répondit avec franchise:
—Je regarde combien le travail et le grand air vous font du bien, à vous aussi... Ah! je vous aime mieux tel que vous voilà. Vous aviez si mauvaise mine! Je vous ai cru malade.
—Je l'étais, dit-il simplement.
Mais le train s'arrêtait à Maisons-Laffitte. Ils descendirent, et tout de suite ils prirent la route de la forêt. Cette route monte légèrement jusqu'à la porte de Maisons, encombrée de charrettes, les jours de marché.
—Je prends la tête, n'est-ce pas? cria gaiement Marie, puisque les voitures vous inquiètent encore.
Elle filait devant lui, mince et droite sur la selle, et elle se retournait parfois avec un bon sourire, pour voir s'il la suivait. A chaque voiture dépassée, elle le rassurait en disant les mérites de leurs machines, qui toutes deux sortaient de l'usine Grandidier. C'étaient des Lisettes, le modèle populaire auquel Thomas lui-même avait travaillé, perfectionnant la construction, et que les magasins du Bon Marché vendaient couramment cent cinquante francs. Peut-être avaient-elles l'aspect un peu lourd, mais elles étaient d'une solidité et d'une résistance parfaites. De vraies machines pour faire de la route, disait-elle.
—Ah! voici la forêt. C'est fini de monter, et vous allez voir les belles avenues. On y roule comme sur du velours.
Pierre était venu se mettre près d'elle, tous deux filaient côte à côte, du même vol régulier, par la voie large et droite, entre le double rideau majestueux des grands arbres. Et ils causaient très amicalement.
—Me voici d'aplomb maintenant, vous verrez que votre élève finira par vous faire honneur.
—Je n'en doute pas. Vous vous tenez très bien, vous allez me lâcher dans quelque temps, car une femme ne vaut jamais un homme, à ce jeu-là... Mais quelle bonne éducation tout de même que la bicyclette pour une femme!
—Comment cela?
—Oh! j'ai là-dessus mes idées... Si, un jour, j'ai une fille, je la mettrai dès dix ans sur une bicyclette, pour lui apprendre à se conduire dans la vie.
—Une éducation par l'expérience.
—Eh! sans doute... Voyez ces grandes filles que les mères élèvent dans leurs jupons. On leur fait peur de tout, on leur défend toute initiative, on n'exerce ni leur jugement ni leur volonté, de sorte qu'elles ne savent pas même traverser une rue, paralysées par l'idée des obstacles... Mettez-en une toute jeune sur une bicyclette, et lâchez-la-moi sur les routes: il faudra bien qu'elle ouvre les yeux, pour voir et éviter le caillou, pour tourner à propos, et dans le bon sens, quand un coude se présentera. Une voiture arrive au galop, un danger quelconque se déclare, et tout de suite il faut qu'elle se décide, qu'elle donne son coup de guidon d'une main ferme et sage, si elle ne veut pas y laisser un membre... En somme, n'y a-t-il pas là un continuel apprentissage de la volonté, une admirable leçon de conduite et de défense?
Il s'était mis à rire.
—Vous vous porterez toutes trop bien.
—Oh! se bien porter, cela va de soi, on doit d'abord se porter le mieux possible, pour être bon et heureux... Mais j'entends que celles qui éviteront les cailloux, qui tourneront à propos sur les routes, sauront aussi, dans la vie sociale et sentimentale, franchir les difficultés, prendre le meilleur parti, d'une intelligence ouverte, honnête et solide... Toute l'éducation est là, savoir et vouloir.
—Alors, l'émancipation de la femme par la bicyclette.
—Mon Dieu! pourquoi pas?... Cela semble drôle, et pourtant voyez quel chemin parcouru déjà: la culotte qui délivre les jambes, les sorties en commun qui mêlent et égalisent les sexes, la femme et les enfants qui suivent le mari partout, les camarades comme nous deux qui peuvent s'en aller à travers champs, à travers bois, sans qu'on s'en étonne. Et là est surtout l'heureuse conquête, les bains d'air et de clarté qu'on va prendre en pleine nature, ce retour à notre mère commune, la terre, et cette force, et cette gaieté neuves, qu'on se remet à puiser en elle!... Regardez, regardez! n'est-ce pas délicieux, cette forêt où nous roulons ensemble? et quel bon vent cela met dans nos poitrines! et comme cela vous purifie, vous calme et vous encourage!
La forêt, en effet, déserte en semaine, était d'une douceur infinie, avec ses futaies profondes, à droite et à gauche, criblées de soleil. L'astre, encore oblique, n'éclairait qu'un côté de la route, dorant les hautes draperies vertes des arbres, tandis que, de l'autre côté, dans l'ombre, les verdures étaient presque noires. Et quelles délices que de s'en aller ainsi, d'un vol d'hirondelle qui rase le sol, par cette royale avenue, dans la fraîcheur de l'air, dans le souffle des herbes et des feuilles, dont l'odeur puissante fouette le visage! Ils touchaient à peine au sol, des ailes leur étaient poussées qui les emmenaient d'un même essor, par les rayons et par les ombres, par la vie éparse du grand bois frissonnant, avec ses mousses, ses sources, ses bêtes et ses parfums.
Au carrefour de la Croix-de-Noailles, Marie ne voulut pas s'arrêter. Trop de monde s'y coudoyait le dimanche, et elle connaissait ailleurs des coins vierges, d'un repos charmant. Puis, dans la pente, vers Poissy, elle excita Pierre, tous deux laissèrent leur machine s'emballer. Alors, ce fut cette griserie allègre de la vitesse, l'enivrante sensation de l'équilibre dans le coup de foudre où l'on roule à perdre haleine, tandis que la route grise fuit sous les pieds et que les arbres, des deux côtés, tournent comme les branches d'un éventail qu'on déploie. La brise souffle en tempête, on est parti pour l'horizon, pour l'infini, là-bas, qui toujours se recule. C'est l'espoir sans fin, la délivrance des liens trop lourds, à travers l'espace. Et rien n'est d'une exaltation meilleure, les cœurs bondissent en plein ciel.
—Vous savez, cria-t-elle, nous n'allons pas à Poissy, nous tournons à gauche.
Ils prirent le chemin d'Achères aux Loges, qui se rétrécissait et montait, d'une intimité ombreuse. Ralentissant leur allure, ils durent pédaler sérieusement dans la côte, parmi les graviers épars. La route était moins bonne, sablonneuse, ravinée par les dernières grandes pluies. Mais l'effort n'était-il pas un plaisir?
—Vous vous y ferez, c'est amusant de vaincre l'obstacle... Moi, je déteste les routes trop longtemps plates et belles. Une petite montée qui se présente, lorsqu'elle ne vous casse pas trop les jambes, c'est l'imprévu, c'est l'autre chose qui vous fouette et vous réveille... Et puis, c'est si bon d'être fort, d'aller malgré la pluie, le vent et les côtes!
Elle le ravissait par sa belle humeur et sa vaillance.
—Alors, demanda-t-il en riant, nous voilà partis pour notre tour de France?
—Non, non! nous sommes arrivés. Hein? ça ne vous déplaira pas de vous reposer un peu... Mais dites-moi si ça ne valait pas la peine de venir jusqu'ici, pour s'asseoir un instant, dans un joli coin de tranquillité et de fraîcheur?
Légèrement, elle sauta de machine, puis s'engagea dans un sentier, où elle fit une cinquantaine de pas, en lui criant de la suivre. Les deux bicyclettes appuyées contre des troncs d'arbres, ils se trouvèrent au milieu d'une étroite clairière. C'était en effet le nid de feuilles le plus exquis qu'on pût rêver. La forêt est là d'une beauté, d'une grandeur solitaire et souveraine. Et le printemps lui donnait l'éternelle jeunesse, les feuillages étaient d'une légèreté candide, toute une fine dentelle verte, que le soleil poudrait d'or. Un souffle de vie montait des herbes, venait des futaies lointaines, embaumé des odeurs puissantes de la terre.
—On n'a pas encore trop chaud heureusement, dit-elle en s'asseyant au pied d'un jeune chêne, auquel elle s'adossa. La vérité est qu'en juillet les dames sont un peu rouges et que la poudre de riz s'en va... On ne peut pas toujours être belle.
—Moi, je n'ai pas froid, déclara Pierre qui s'était assis à ses pieds, en s'épongeant le front.
Elle s'égaya, lui dit qu'elle ne lui avait jamais vu tant de couleurs. Enfin, il avait du sang sous la peau, ça se voyait. Et ils se mirent à causer comme deux enfants, comme deux camarades, s'amusant de gamineries, trouvant très gaies les choses les plus puériles du monde. Elle s'inquiétait de sa santé, voulait qu'il ne restât pas à l'ombre, puisqu'il avait si chaud; de sorte que, pour la tranquilliser, il dut se déplacer, se mettre le dos au soleil. Puis, ce fut lui qui la sauva d'une araignée, d'une grosse araignée noire, qui s'était pris les pattes parmi ses cheveux follets, sur sa nuque. Toute la femme venait de reparaître en elle, dans un cri aigu de terreur. Etait-ce bête, d'avoir ainsi peur des araignées! Elle avait beau vouloir se maîtriser, elle en restait pâle et tremblante. Un silence s'était fait, ils se regardaient l'un l'autre avec un sourire; et ils s'aimaient bien au milieu de ce bois si tendre, d'une amitié émue que tous les deux croyaient fraternelle, elle heureuse de s'être intéressée à lui, lui reconnaissant de la guérison, de la santé qu'elle lui apportait. Mais leurs yeux ne se baissaient pas, leurs mains n'eurent pas même un frôlement en fouillant les herbes, car ils étaient inconscients et purs, comme les grands chênes qui les entouraient. Quand elle l'eut empêché de tuer l'araignée, la destruction lui faisant horreur, elle se remit à causer raisonnablement de toutes choses, en fille qui savait et que la vie n'embarrassait point, tellement elle était sûre de ne jamais faire que ce qu'elle avait résolu de faire.
—Dites donc, finit-elle par crier, on nous attend pour déjeuner, chez nous.
Ils se levèrent, regagnèrent la route, en poussant les bicyclettes. Et ils repartirent d'un bon train, passèrent devant les Loges, arrivèrent à Saint-Germain par la superbe avenue qui débouche devant le Château. Cela les ravissait de rouler de nouveau côte à côte, comme deux oiseaux accouplés, planant d'un vol égal. Les grelots tintaient, les chaînes avaient leur petit bruissement léger. Et, dans le vent frais de la course, ils reprenaient leur conversation, très à l'aise, très intimes, comme isolés du monde, emportés très loin et très haut.
Puis, dans le train qui les ramenait de Saint-Germain à Paris, Pierre s'aperçut que les joues de Marie s'empourpraient d'une brusque rougeur. Deux dames occupaient avec eux le compartiment.
—Tiens! c'est vous maintenant qui avez chaud.
Elle protesta, et, comme si une pudeur la bouleversait, sa face entière s'enflamma de plus en plus.
—Je n'ai pas chaud, touchez mes mains... Est-ce ridicule de rougir ainsi, sans cause aucune?
Il comprit, c'était une de ces floraisons involontaires de son cœur de vierge, montant à ses joues, et dont elle était si contrariée. Sans cause, elle le disait. Il battait à son insu même, ce cœur, qui, là-bas, dans la solitude de la forêt, dormait innocent.
A Montmartre, après le départ des enfants, comme il les nommait, Guillaume s'était mis à fabriquer de cette poudre mystérieuse, dont il cachait les cartouches, en haut, dans la chambre de Mère-Grand. La fabrication en était très dangereuse, le moindre oubli pendant les manipulations, un robinet fermé trop tard, pouvait déterminer une explosion formidable, qui aurait emporté la maison et ses habitants. Aussi préférait-il attendre qu'il fût seul, sans danger pour autrui, sans crainte d'être distrait lui-même. Pourtant, ce matin-là, ses trois fils travaillaient dans le vaste atelier. Et Mère-Grand, comme de coutume, cousait tranquillement près du fourneau. Mais elle, très brave, ne comptait pas, car elle ne quittait guère sa place, vivant à l'aise dans le péril; et elle en était arrivée à aider Guillaume, à connaître aussi bien que lui les différentes phases de la délicate opération, avec toutes leurs terrifiantes menaces.
Ce matin-là, en le voyant absorbé, elle levait parfois les yeux du linge qu'elle raccommodait, sans lunettes, malgré ses soixante-dix ans. D'un coup d'œil, elle s'assurait qu'il n'oubliait rien, puis se remettait à sa besogne. Dans son éternelle robe noire, avec toutes ses dents encore et ses cheveux qui blanchissaient à peine, elle gardait son fin visage d'autrefois, mais séché et jauni, devenu d'une sévérité douce. D'ordinaire, elle parlait peu, ne discutant jamais, agissant et dirigeant, n'ouvrant les lèvres que pour donner des conseils de raison, de force, de vaillance. On ne savait tout ce qu'elle pensait et tout ce qu'elle voulait que par ses réponses, des paroles brèves, où éclatait son âme de justice et d'héroïsme.
Depuis quelque temps surtout, elle semblait se faire plus silencieuse, s'activant dans la maison dont elle était l'absolue maîtresse, suivant de ses beaux yeux pensifs son petit peuple, les trois fils, Guillaume, Marie, Pierre, qui tous lui obéissaient comme à leur reine acceptée, indiscutée. Avait-elle donc prévu des changements, vu des faits, que personne autour d'elle ne prévoyait ni ne voyait? Elle était devenue plus grave encore, comme dans l'attente d'une heure prochaine où l'on aurait besoin de sa sagesse et de son autorité.
—Faites attention, Guillaume, vous êtes distrait, ce matin, finit-elle par dire. Est-ce que vous avez quelque ennui, quelque peine?
Il la regarda d'un air souriant.
—Aucune peine, je vous assure... Je songeais à notre bonne Marie, qui était si heureuse d'aller en forêt, par ce beau soleil.
Antoine avait levé la tête, tandis que ses deux frères restaient plongés dans leur besogne.
—Est-ce malheureux que j'aie eu ce bois à terminer! Je l'aurais accompagnée si volontiers.
—Bah! dit le père de sa voix paisible, Pierre est avec elle, Pierre est très prudent.
Pendant un instant encore, Mère-Grand l'examina, puis elle reprit sa couture. Sa royauté sur la maison, qui mettait à ses pieds les jeunes et les vieux, venait de son long dévouement, de son intelligence et de sa bonté à régner. Née protestante, libérée plus tard des croyances religieuses, elle n'appliquait en toutes choses, par-dessus les conventions sociales, que cette idée de justice humaine qu'elle s'était faite, après avoir tant souffert de la longue injustice dont son mari était mort. Elle y apportait une extraordinaire bravoure, ignorant les préjugés, allant jusqu'au bout de son devoir, tel qu'elle le comprenait. Et, comme elle s'était dévouée à son mari, puis à sa fille Marguerite, elle se dévouait au mari de sa fille et à ses petits-fils, à Guillaume et à ses enfants. Maintenant, Pierre lui-même, qu'elle avait étudié d'abord avec inquiétude, était entré dans sa famille, faisait partie du petit coin de bonheur qu'elle gouvernait. Sans doute, elle l'en avait reconnu digne. Elle n'aimait pas à donner les raisons profondes qui la décidaient. Après des journées de silence, elle s'était contentée, un soir, de dire à Guillaume qu'il avait bien fait d'amener son frère.
Vers midi, Guillaume, toujours à sa besogne, s'écria:
—Dites donc, les enfants ne sont pas rentrés, on va les attendre un peu pour se mettre à table... Moi, je voudrais bien finir.
Un quart d'heure encore se passa. Les trois grands garçons quittèrent leur travail, allèrent dans le jardin se laver les mains.
—Marie s'attarde beaucoup, fit remarquer Mère-Grand. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé!
—Oh! elle marche à merveille, elle est sûre d'elle, dit Guillaume. Je suis plus inquiet pour Pierre.
De nouveau, elle fixait les yeux sur lui.
—Elle l'aura guidé, tous deux vont déjà bien ensemble.
—Sans doute... N'importe! j'aimerais mieux les savoir rentrés.
Puis, brusquement, il crut entendre les grelots des bicyclettes, il cria que c'étaient eux; et, dans son contentement, il oublia tout, il lâcha son fourneau, pour courir dans le jardin, à leur rencontre.
Mère-Grand, restée seule, continua tranquillement de coudre, sans songer, elle non plus, que, près de sa chaise, dans l'appareil, la fabrication de la poudre s'achevait. Et, lorsque, deux minutes plus tard, Guillaume rentra, en disant qu'il s'était trompé, il devint tout d'un coup livide, les yeux fixés sur le fourneau. Le moment exact où la fermeture d'un robinet assurait sans danger la fin de la manipulation, venait de passer pendant sa courte absence; et, maintenant, d'une seconde à l'autre, l'effroyable explosion allait se produire, si une main hardie n'osait s'approcher et tourner le robinet terrible. Il devait être déjà trop tard, le brave qui ferait cela serait broyé.
Souvent Guillaume avait ainsi risqué la mort, avec une parfaite insouciance. Mais, cette fois, il restait cloué au sol, sans pouvoir avancer, toute sa chair révoltée par l'effroi de l'anéantissement. Il grelottait, il bégayait, dans l'attente de la catastrophe, qui menaçait de faire sauter la maison aux quatre coins du ciel.
—Mère-Grand, Mère-Grand... L'appareil, le robinet... C'est fini, fini, fini...
La vieille femme avait levé la tête, sans comprendre encore.
—Quoi donc? qu'avez-vous?
Puis, elle le vit si décomposé, reculant, fou de terreur, qu'elle regarda vers le fourneau et sentit l'épouvantable danger.
—Eh bien! mais, c'est très simple... Il n'y a qu'à fermer le robinet, n'est-ce pas?
Et, sans hâte, de l'air le plus aisé du monde, elle posa son ouvrage sur la petite table, quitta sa chaise, alla tourner le robinet, d'une main légère, qui ne tremblait même pas.
—Voilà qui est fait... Pourquoi donc, mon ami, ne l'avez-vous pas fait vous-même?
Il l'avait suivie des yeux, béant, glacé, comme touché par la mort. Et, quand le sang lui revint sous la peau, quand il se retrouva vivant devant l'appareil désormais inoffensif, il eut un profond soupir, frissonnant encore et désespéré.
—Pourquoi je ne l'ai pas fermé?... Mais parce que j'ai eu peur.
A ce moment, Marie et Pierre rentraient, ravis de leur promenade, causant, riant, rapportant avec eux l'allégresse du clair soleil; et les trois frères, Thomas, François, Antoine, qui revenaient du jardin, les plaisantaient, voulaient leur faire avouer que Pierre s'était battu avec une vache et qu'il avait pédalé au travers d'un champ d'avoine. La vue du père, bouleversé, les inquiéta brusquement.
—Mes enfants, je viens d'être lâche... Ah! c'est curieux, la lâcheté, une sensation que je ne connaissais pas.
Et il conta la crainte de l'accident, sa terreur, et de quelle façon tranquille Mère-Grand les avait tous sauvés d'une mort certaine. Elle eut un petit geste, comme pour dire que tourner un robinet n'était pas si héroïque. Mais des larmes étaient montées aux yeux des trois grands garçons, et ils vinrent l'embrasser l'un après l'autre, avec une ferveur dévote, mettant dans cette caresse la reconnaissance, le culte qu'ils avaient pour elle. Depuis leur petite enfance, elle leur avait tout donné, et elle leur donnait encore la vie. Marie à son tour s'était jetée dans ses bras, la baisait, pleine de gratitude et d'attendrissement. Et, seule, Mère-Grand ne pleurait pas, les calmait, voulait qu'on n'exagérât rien et qu'on fût toujours raisonnable.
—Voyons, dit Guillaume, qui se remettait, vous me permettrez de vous embrasser comme eux, car je vous dois bien ça... Et Pierre aussi va vous embrasser, parce que vous êtes maintenant aussi bonne pour lui que vous l'avez toujours été pour nous.
A table, lorsqu'on put enfin déjeuner, il revint sur cette peur dont il restait surpris et honteux. Depuis quelque temps, il s'était ainsi découvert des soucis de prudence, lui qui, autrefois, ne songeait jamais à la mort. Deux fois déjà, il avait frémi devant des catastrophes possibles. D'où lui venait donc, sur le tard, ce goût de l'existence? Pourquoi donc tenait-il maintenant à vivre? Et il finit par dire gaiement, avec une pointe de tendresse émue:
—Je crois bien, Marie, que c'est votre pensée qui me rend lâche. Si je suis moins brave, c'est que j'ai désormais quelque chose de précieux à risquer. J'ai charge de bonheur... Tout à l'heure, quand j'ai cru que nous allions tous mourir, je vous ai vue, c'est l'effroi de vous perdre qui m'a glacé et paralysé.
Gentiment, Marie s'était elle-même mise à rire. Les allusions à leur prochain mariage étaient rares, mais elle les accueillait toujours d'un air d'affection heureuse.
—Six semaines encore, dit-elle simplement.
Mère-Grand, qui les regardait, tourna les yeux vers Pierre. Il écoutait en souriant, lui aussi.
—C'est vrai, dit-elle, dans six semaines, vous serez mariés. J'ai bien fait alors d'empêcher la maison de sauter.
A leur tour, les enfants, Thomas, François et Antoine, s'égayèrent. Et le déjeuner s'acheva très joyeusement.
L'après-midi, Pierre sentit un poids, peu à peu, qui lui écrasait le cœur. Le mot de Marie lui revenait: «Six semaines encore.» Oui, dans six semaines, elle serait mariée. Et il lui semblait que jamais il n'avait su cela, que jamais il n'y avait songé. Puis, le soir, dans sa chambre, à Neuilly, ce fut une douleur intolérable. Le mot le torturait, le tuait. Pourquoi donc n'avait-il pas souffert d'abord, l'accueillant d'un sourire? et pourquoi, lentement, la douleur était-elle venue si obstinée, si cruelle? Tout d'un coup, l'idée naquit, la certitude s'imposa, foudroyante. Il aimait Marie, il l'aimait d'amour, à en mourir.
Alors, dans cette vision soudaine, tout s'éclaira. Depuis la première rencontre, il se vit marchant invinciblement à cet amour, se croyant blessé d'abord, prenant pour de l'hostilité l'émoi où le jetait la jeune fille, conquis ensuite, cédant à une divine douceur. C'était à elle qu'il aboutissait après tant de tourments et de luttes, et c'était en elle qu'il avait fini par se calmer. Mais, surtout, la promenade à bicyclette du matin, si délicieuse, lui apparaissait sous son véritable jour, comme une matinée de fiançailles, au sein de la forêt heureuse, de la forêt complice. La nature l'avait repris, délivré de son mal, sain et fort, et l'avait donné à la femme qu'il adorait. Son frisson, son bonheur, sa communion parfaite avec les arbres, avec les bêtes, avec le ciel, tout ce qu'il ne s'expliquait pas, prenait maintenant un sens très clair, qui l'exaltait. Marie seule était sa guérison, son espoir, sa certitude de renaître et d'être heureux enfin. Déjà, il avait oublié près d'elle les problèmes anxieux, tout ce qui le hantait et l'écrasait. Depuis huit jours, la pensée de la mort, qui avait si longtemps été sa compagne de chaque heure, ne lui était pas même venue. Le débat de la croyance et du doute, la détresse du néant, la colère contre la souffrance injuste, elle avait tout écarté de ses mains fraîches, si bien portante elle-même, si joyeuse de vivre, qu'elle lui avait rendu le goût de la vie. Et c'était simplement cela, elle refaisait de lui l'homme, le travailleur, l'amant et le père.
Brusquement, il se rappela l'abbé Rose, la conversation douloureuse qu'il avait eue un matin avec ce saint homme. Ce cœur ingénu, ignorant des choses de l'amour, était pourtant le voyant qui seul avait compris. Il le lui disait bien, qu'il était changé, qu'il y avait en lui un autre homme. Et lui qui s'obstinait sottement à jurer qu'il était le même, lorsque Marie l'avait transformé déjà, remettant dans sa poitrine la nature entière, et les campagnes ensoleillées, et les vents qui fécondent, et le vaste ciel qui mûrit les moissons! Et voilà donc pourquoi le catholicisme, la religion de la mort, l'avait exaspéré à ce point de lui faire crier que l'Evangile était périmé et que le monde attendait un autre code, une loi de bonheur terrestre, de justice humaine, d'amour vivant et de fécondité!
Mais Guillaume? Il vit son frère se dresser devant lui, son frère qui l'adorait, qui l'avait introduit dans sa maison de labeur, de paix et de tendresse, pour le guérir. S'il connaissait Marie, c'était que Guillaume l'avait voulu. Et le mot lui revint: «Six semaines encore.» Dans six semaines, son frère devait épouser la jeune fille. Ce fut comme si un couteau lui entrait dans le cœur. Pas une seconde il n'hésita: s'il devait en mourir, il en mourrait; mais personne au monde ne connaîtrait son amour, il se vaincrait, fuirait au loin, s'il se sentait lâche. Son frère qui le voulait ressuscité, qui était l'artisan de cette passion dont il brûlait, qui avait poussé la confiance jusqu'à lui tout donner de son cœur et des siens, non, non! plutôt que de lui causer un souci d'une heure, il se serait condamné lui-même à une éternelle torture! Et c'était bien sa torture qui recommençait, car s'il perdait Marie, il retombait à la détresse de son néant. Déjà, sur sa couche d'insomnie, l'abomination recommençait, la négation de tout, l'inutilité de tout, le monde sans signification aucune, la vie niée et maudite. Son frisson de la mort le reprit. Mourir, mourir, et sans avoir vécu!
Ah! quelle lutte affreuse! Jusqu'au jour, il se martyrisa, il gémit. Pourquoi avait-il ôté sa soutane? Un mot de Marie la lui avait fait quitter, un mot de Marie lui donnait l'idée désespérée de la reprendre. On ne s'évadait pas de son cachot. Cette robe noire tenait à sa chair, il croyait ne plus la porter, mais elle lui mangeait toujours les épaules, et il serait sage de s'y ensevelir à jamais. Au moins il porterait le deuil de sa virilité.
Puis, une idée encore le bouleversa. Qu'avait-il à se débattre ainsi? Marie ne l'aimait point. Pendant leur promenade de la matinée, rien n'avait pu lui faire croire qu'elle l'aimait autrement qu'en sœur bonne et charmante. Elle aimait Guillaume sans doute. Et il étouffa de longs sanglots dans son oreiller, il fit le nouveau serment de se vaincre et de sourire à leur bonheur.
IV
Pierre étant retourné le lendemain à Montmartre, y souffrit tellement, que, de deux jours, il n'y reparut pas. Il s'enferma chez lui, où personne ne voyait sa fièvre. Et, un matin, comme il était au lit encore, désespéré, sans force, il eut la surprise et l'embarras de voir entrer son frère Guillaume.
—Il faut bien que je me dérange, puisque tu nous abandonnes... Je viens te chercher pour que tu assistes avec moi à l'affaire de Salvat, qu'on juge aujourd'hui. J'ai eu bien de la peine à m'assurer deux places... Allons, lève-toi, nous déjeunerons dehors et nous serons là-bas de bonne heure.
Lui-même paraissait soucieux, préoccupé, hanté d'une inquiétude qui l'assombrissait; et, comme son frère se hâtait de s'habiller, il l'interrogea.
—Est-ce que tu as quelque chose à nous reprocher?
—Mais rien! Quelle idée as-tu là?
—Alors, pourquoi cesses-tu de venir? On te voyait chaque jour, et tout d'un coup tu disparais.
Pierre chercha vainement un mensonge, acheva de se troubler.
—J'ai eu du travail ici... Enfin, que veux-tu? mes idées noires me reprenaient, je n'avais que faire d'aller vous attrister tous.
Guillaume eut un geste brusque.
—Si tu crois que ton absence nous égaye!... Marie, toujours si bien portante, si heureuse, a eu une telle migraine avant-hier, qu'elle a dû garder la chambre. Hier encore, elle était toute mal à l'aise, énervée, silencieuse. Nous avons passé une mauvaise journée.
Et il le regardait bien en face, de ses yeux de franchise et de loyauté, où le soupçon né en lui et qu'il ne voulait pas dire, apparaissait clairement.
Bouleversé par l'émoi de Marie, épouvanté à l'idée de se trahir, Pierre réussit à mentir cette fois, en répondant d'une voix tranquille:
—Oui, elle n'était déjà pas très bien, le jour où nous sommes allés à bicyclette... Moi, je t'assure que j'ai eu beaucoup d'occupation. J'allais me lever, pour reprendre chez vous mes habitudes.
Un instant encore, Guillaume le regarda; puis, convaincu sans doute, ou remettant à plus tard de savoir la vérité, il causa affectueusement d'autre chose; et, dans cette tendresse fraternelle, si vive chez lui, il gardait pourtant un tel frisson de détresse pressentie, de douleur inavouée, peut-être inconsciente, que son frère le questionna à son tour.
—Et toi, est-ce que tu es malade? Tu ne me parais pas dans ta belle sérénité ordinaire.
—Moi? oh! non, non, je ne suis pas malade... Seulement, ma belle sérénité me paraît compromise. C'est cette affaire de Salvat qui me jette hors de moi, tu le sais bien. Ils me rendront enragé, avec leur monstrueuse injustice, à écraser tous ce misérable.
Dès lors, il ne parla plus que de Salvat, s'y entêta, s'y passionna, comme désireux de trouver dans l'affaire du jour, une explication à toutes ses révoltes, à toutes ses souffrances. En déjeunant, vers dix heures, chez un petit restaurateur du boulevard du Palais, il dit combien il était touché du silence gardé par Salvat, et sur la nature de la poudre employée pour la fabrication de la bombe, et sur les quelques journées de travail faites chez lui. C'était à ce silence qu'il devait de n'avoir pas été inquiété et de n'être pas même cité parmi les témoins. Pris d'attendrissement, il revint sur son invention, l'engin formidable qui devait assurer la toute-puissance à la France initiatrice et libératrice. Désormais, les résultats de ses dix dernières années de recherches étaient hors de tout danger, prêts et décisifs, pouvant être livrés dès le lendemain au gouvernement français. Et, en dehors de certains scrupules sourds qui le troublaient, devant l'indignité du monde financier et du monde politique, il n'attendait plus que d'avoir épousé Marie, pour l'associer, par une galanterie touchante, à ce don magnifique de la paix universelle, qu'il se croyait à la veille de faire au monde.
C'était par Bertheroy que Guillaume s'était assuré deux places, très difficilement. Et, lorsque, dès l'ouverture des portes, à onze heures précises, Pierre et lui se présentèrent, ils crurent bien qu'ils n'entreraient pas. Toutes les grilles étaient closes, des barrières fermaient les couloirs, un vent de terreur soufflait par le Palais désert, comme si la magistrature eût redouté une invasion d'anarchistes, armés de bombes. On retrouvait là le frisson d'épouvante noire qui, depuis trois mois, ravageait Paris. Les deux frères durent parlementer à chaque porte, à chaque barrière, gardées militairement. Et, quand ils pénétrèrent enfin dans la salle des Assises, elle était pleine déjà, toute bondée et débordante d'un public entassé, qui consentait à s'y étouffer une heure avant l'entrée de la Cour, et qui se résignait à n'en point bouger de sept ou huit heures peut-être, car le bruit courait qu'on voulait se débarrasser de l'affaire en une seule audience. Dans la partie si étroite, réservée au public debout, s'écrasait une masse compacte de curieux, montés au hasard de la rue, parmi lesquels des compagnons, des amis de Salvat, avaient pourtant réussi à se glisser; dans l'autre compartiment, où l'on parque les témoins, sur les bancs de chêne, se tenaient les invités, ceux qu'on avait fait entrer par faveur, trop nombreux, serrés, assis presque les uns sur les genoux des autres; et, dans le prétoire, envahissant la place libre, jusque derrière la Cour, des chaises étaient rangées comme au spectacle, occupées par le beau monde privilégié, des hommes politiques, des journalistes, des dames, tandis que le flot des avocats en robe se logeait au petit bonheur, dans tous les coins.
Pierre ne connaissait pas la salle des Assises, et il fut surpris, car il s'était imaginé toute une pompe, toute une majesté. Ce temple de la justice des hommes lui apparut petit, morne, d'une propreté douteuse. L'estrade sur laquelle siégeait la Cour, était si basse, qu'il voyait à peine les fauteuils du président et des deux assesseurs. Puis, c'était le vieux chêne prodigué, les boiseries, les balustrades, les bancs, qui assombrissait la salle, tendue de gros vert, caissonnée au plafond de chêne encore. Les sept fenêtres, mesquines et haut percées, garnies de maigres petits rideaux blancs, y versaient un jour blême, qui la coupait en deux, d'une ligne nette: d'un côté, l'accusé et son avocat, à leurs bancs, sous la froide lumière; de l'autre, dans l'ombre, le jury, isolé, clôturé en son étroit compartiment; et il y avait là comme un symbole du juge anonyme, inconnu, en face de l'accusé mis à nu, fouillé jusqu'à l'âme. Au fond de cette sévérité triste, on distinguait confusément, dominant le tribunal, le Christ peint, qui s'alourdissait derrière une sorte de fumée grise. Seul, à côté de l'horloge, au-dessus du banc où Salvat allait s'asseoir, un buste de la République, d'un blanc cru de plâtre, éclatait sur le mur sombre.
Guillaume et Pierre ne trouvèrent plus deux places qu'au dernier banc du compartiment des témoins, contre la cloison qui séparait ceux-ci du public debout. Et, comme Guillaume s'asseyait, il aperçut, les coudes appuyés à la rampe de cette cloison, le menton sur ses mains croisées, le petit Victor Mathis, dont les yeux brûlaient, dans sa face pâle, aux lèvres minces. Les deux hommes se reconnurent, mais Victor ne bougea pas, Guillaume comprit qu'il n'était pas sain d'échanger là des saluts. Et, dès lors, il sentit Victor en arrêt au-dessus de lui, immobile, avec ses regards de flamme, dans une attente muette et farouche de ce qui allait se passer.
Pendant ce temps, Pierre venait également de reconnaître, assis devant lui, l'aimable député Dutheil et la petite princesse Rosemonde. Au milieu du brouhaha de la foule, qui causait et riait pour prendre patience, leurs voix sonnaient parmi les plus heureuses, disant leur joie d'être là, à ce spectacle si couru. Il lui expliquait la salle, tous les bancs, toutes les petites cages de bois, le jury, l'accusé, la défense, le procureur de la république, jusqu'au greffier, sans oublier la table à conviction et la barre des témoins. Tout cela était vide, un garçon de service donnait un dernier coup d'œil, des avocats traversaient rapidement. On aurait dit un théâtre dont la scène restait déserte, tandis que les spectateurs, s'écrasant à leurs places, attendaient que la pièce commençât. Et, pour tromper cette attente, la petite princesse finit par chercher les personnes de sa connaissance, parmi le flot pressé de toutes ces têtes avides et déjà congestionnées.
—Tiens! là-bas, derrière le tribunal, c'est monsieur Fonsègue, n'est-ce pas? près de cette grosse dame en jaune. Et voici, de l'autre côté, notre ami, le général de Bozonnet... Le baron Duvillard n'est donc pas là?
—Oh! non, répondit Dutheil, il ne peut guère, il aurait l'air de venir demander vengeance.
Puis, il la questionna à son tour.
—Vous êtes donc fâchée avec votre bel ami Hyacinthe, que vous m'avez fait le grand plaisir de me choisir pour cavalier?
D'un léger haussement d'épaules, elle dit combien les poètes commençaient à l'ennuyer. Une nouvelle saute de caprice la jetait à la politique; et, depuis huit jours, elle trouvait très amusant de se passionner aux alentours de la crise ministérielle. C'était le jeune député d'Angoulême qui l'initiait.
—Mon cher, lui dit-elle, ils sont tous un peu fous, chez les Duvillard... Vous savez que c'est chose décidée, Gérard épouse Camille. La baronne s'est résignée, et j'ai appris de source certaine que madame de Quinsac elle-même, la mère du jeune homme, a donné son consentement.
Dutheil s'égayait, l'air très renseigné aussi.
—Oui, oui, je sais. Le mariage aura lieu prochainement à la Madeleine, oh! un mariage d'une magnificence dont on causera... Que voulez-vous? il ne pouvait y avoir de meilleur dénouement. La baronne, au fond, est la bonté même, et j'ai toujours dit qu'elle se sacrifierait pour assurer le bonheur de sa fille et de Gérard... En somme, ce mariage arrange tout, remet tout dans l'ordre.
—Eh bien! et le baron, que dit-il? demanda Rosemonde.
—Mais il est ravi, le baron! Vous avez bien vu, ce matin, dans la liste du nouveau ministère, que Dauvergne a l'Instruction publique. Et c'est l'engagement certain de Silviane à la Comédie. Dauvergne n'a été choisi que pour ça.
Il plaisantait. Mais, à ce moment, le petit Massot, qui se querellait avec un huissier, aperçut de loin une place libre à côté de la princesse; et, sur un geste de demande, celle-ci lui fit signe de venir.
—Ah bien! dit-il en s'installant, ce n'est pas sans peine. On s'écrase au banc de la presse. Avec ça, j'ai une chronique à faire... Vous êtes la plus aimable des femmes, princesse, de vous serrer un peu pour votre très fidèle admirateur.
Puis, donnant une poignée de main à Dutheil, il continua, sans transition:
—Alors, monsieur le député, c'est donc fait, ce ministère?... Vous y avez mis le temps, mais c'est en vérité un beau ministère, qui émerveille tout le monde.
En effet, les décrets avaient paru à l'Officiel, le matin même. Après de longs jours de crise, et lorsque Vignon, pour la seconde fois, venait de voir sa combinaison échouer, au milieu des plus inextricables embarras, tout d'un coup Monferrand, appelé à l'Elysée, en désespoir de cause, était rentré en scène; et, en vingt-quatre heures, il avait trouvé son personnel, fait approuver sa liste, de sorte qu'il remontait triomphalement au pouvoir, d'où il était tombé misérablement avec Barroux. Il changeait de portefeuille, il quittait l'Intérieur pour aller aux Finances, comme président du Conseil, sa lointaine et secrète ambition. Maintenant, apparaissait toute la beauté de son travail sourd, la façon magistrale dont il s'était repêché, avec l'arrestation de Salvat, puis l'extraordinaire campagne menée souterrainement contre Vignon, les mille obstacles dont il lui avait barré la route à deux reprises, enfin le dénouement en coup de foudre, cette liste toute prête, ce ministère bâclé en un jour, quand on avait eu besoin de lui.
—C'est du beau travail, mes compliments! répéta le petit Massot, qui se moquait.
—Moi, je n'y suis pour rien, dit modestement Dutheil.
—Comment? pour rien! Vous en êtes, mon cher, tout le monde sait que vous en êtes.
Le député sourit, flatté. Aussi l'autre continua-t-il, avec des sous-entendus, avec des plaisanteries, qui faisaient accepter tout. Il parlait de la bande à Monferrand, de la clientèle qui, par besoin de sa victoire, l'avait si puissamment aidé. Et de quel cœur Fonsègue avait fait achever, dans le Globe, son vieil ami Barroux devenu encombrant! Tous les matins, depuis un mois, un article y paraissait, exécutant Barroux, détruisant Vignon, préparant la rentrée du sauveur qu'on ne nommait pas. Puis, c'étaient dans l'ombre les millions de Duvillard qui guerroyaient, les créatures du baron, si nombreuses, marchant comme une armée au bon combat. Sans compter Dutheil en personne, fifre et tambour, et Chaigneux lui-même, résigné aux basses besognes dont personne ne voulait se charger. Et voilà comment le triomphateur Monferrand allait débuter à coup sûr par étouffer la scandaleuse et gênante affaire des Chemins de fer africains, en faisant nommer une commission d'enquête qui l'enterrerait.
Dutheil avait pris un air d'importance.
—Que voulez-vous? mon cher, à certaines heures graves, lorsque la société tombe en péril, il y a des hommes forts, des hommes de gouvernement qui s'imposent... Monferrand n'avait pas besoin de notre amitié, la situation réclamait impérieusement sa présence au pouvoir. Il est la seule poigne qui puisse nous sauver.
—Je sais, dit Massot goguenard. On m'a même affirmé que, si l'on a tout bâclé, de façon que les décrets parussent ce matin, c'est pour rassurer le jury et la magistrature, pour leur donner le courage de prononcer une condamnation à mort, ce soir, du moment que Monferrand sera là, derrière eux, avec sa poigne.
—Mais oui, mon cher, une condamnation à mort est aujourd'hui de salut public, et il faut bien que ceux qui sont chargés d'assurer notre sécurité sociale, n'ignorent pas que le ministère est avec eux et saura les protéger au besoin.
Un rire aimable de la princesse les interrompit.
—Oh! voyez donc là-bas, n'est-ce pas Silviane qui est venue s'asseoir à côté de monsieur Fonsègue?
—Le ministère Silviane, murmura Massot plaisamment. Ah! on ne va pas s'embêter chez Dauvergne, s'il se met bien avec les petites actrices!
Guillaume et Pierre écoutaient, entendaient, sans même le vouloir. Et, chez le premier surtout, ces commérages mondains, ces indiscrétions politiques causaient un affreux serrement de cœur. Salvat condamné à mort, avant même qu'il eût comparu! Salvat payant les fautes de tous, n'étant plus qu'une occasion propice pour le triomphe d'une bande de jouisseurs et d'ambitieux! Puis, par-dessous, quel cloaque, toute une pourriture sociale, l'argent corrupteur, la famille tombée aux drames immondes, la politique réduite à une lutte traîtresse de personnes, le pouvoir devenu la proie des habiles et des impudents! Est-ce que tout n'allait pas crouler? Est-ce que cette audience solennelle de justice humaine n'était pas une parodie dérisoire, puisqu'il n'y avait là que des heureux, des privilégiés, défendant l'édifice en ruine qui les abritait, déployant toute l'énorme force dont ils disposaient encore, pour écraser une mouche, le pauvre diable, de cerveau incertain, amené là par son rêve violent et fumeux d'une justice autre, supérieure et vengeresse?
Mais il y eut un frémissement, midi sonnait, le jury faisait son entrée, s'installait à son banc, dans une débandade de troupeau. Des figures bonasses, de gros hommes endimanchés, quelques maigres, chafouins, aux yeux vifs, des barbes et des calvities; et le tout gris, effacé, presque indistinct au fond de l'ombre qui noyait ce côté de la salle. Puis, ce fut la Cour, M. de Larombardière, un des vice-présidents de la Cour d'appel, qui assumait le périlleux honneur de présider ce jour-là, en outrant encore la majesté de sa longue face mince et toute blanche, d'aspect d'autant plus austère, qu'il était flanqué de deux assesseurs petits, rougeauds, l'un brun, l'autre blond. Déjà, au siège du ministère public, M. Lehmann, un des avocats généraux les plus répandus, les plus adroits, un Alsacien aux épaules larges, aux yeux de ruse, s'était assis, ce qui prouvait l'importance considérable qu'on donnait à l'affaire. Et, enfin, Salvat fut introduit, dans le gros bruit de bottes des gendarmes, soulevant une curiosité si passionnée, que toute la salle se mit debout. Il avait encore la casquette et le grand paletot flottant que Victor lui avait procurés, et ce fut une surprise pour tous de lui voir ce grand visage décharné, doux et triste, aux rares cheveux roux qui grisonnaient, aux beaux yeux bleus de tendresse, rêveurs et brûlants. Il jeta un regard sur le public, sourit à quelqu'un qu'il reconnaissait, Victor sans doute, peut-être Guillaume. Puis, il ne bougea plus.
Le président attendit le silence, et ce furent alors toutes les formalités des débuts d'audience. Ensuite eut lieu l'interminable lecture de l'acte d'accusation, faite par un huissier, d'une voix aiguë. L'aspect de la salle avait changé, on écoutait avec une lassitude un peu impatiente; car, depuis des semaines, les journaux contaient cette histoire. Maintenant, plus une place n'était vide, à peine restait-il devant le tribunal l'étroit espace nécessaire pour l'audition des témoins. Cet entassement prodigieux se bariolait des toilettes claires des dames et des robes noires des avocats, parmi lesquelles les trois robes rouges des juges disparaissaient, sur l'estrade, si basse, qu'on apercevait à peine, au-dessus des autres têtes, la face longue du président. Beaucoup s'intéressaient au jury, tâchaient de déchiffrer ces visages quelconques, envahis d'ombre. D'autres ne quittaient pas des yeux l'accusé, s'étonnaient de son air de fatigue et d'indifférence, à ce point qu'il avait à peine répondu aux questions que lui posait à demi-voix son avocat, un jeune homme de talent, disait-on, l'air éveillé, frémissant, qui attendait nerveusement l'occasion de se couvrir de gloire. Et la grosse curiosité, à mesure que l'acte d'accusation se déroulait, devenait surtout la table des pièces à conviction, où se trouvaient exposés des débris de toutes sortes, un éclat arraché de la porte cochère de l'hôtel Duvillard, des plâtras tombés de la voûte, un pavé que la violence de l'explosion avait fendu, d'autres décombres noircis. Mais, ce qui attendrissait les cœurs, c'était le carton de modiste resté intact, et c'était surtout, dans l'esprit-de-vin d'un bocal, quelque chose de vague et de blanc, une petite main du trottin, arrachée du poignet, qu'on avait ainsi conservée, ne pouvant garder ni apporter sur cette table le misérable corps, au ventre ouvert par la bombe.
Enfin, Salvat se leva, le président commença l'interrogatoire. Et l'opposition apparut avec une netteté tragique: le jury dans l'ombre anonyme, son opinion déjà faite sous la pression de la terreur publique, siégeant là pour condamner; l'accusé en pleine et vive lumière, seul et lamentable entre les quatre gendarmes, chargé des crimes de la race. Tout de suite, d'ailleurs, M. de Larombardière le prit avec lui sur le ton du mépris et du dégoût. Il ne manquait pas d'honnêteté, il était un des derniers représentants de l'ancienne magistrature scrupuleuse et droite; mais il n'entendait rien aux temps nouveaux, il traitait professionnellement les coupables avec une sévérité de dieu biblique. Et la petite infirmité qui désolait sa vie, un zézaiement qui, d'après lui, l'avait seul empêché de développer, dans la magistrature debout, des qualités géniales d'orateur, achevait de le rendre d'une maussaderie féroce, incapable d'intelligente mansuétude. Il y eut des sourires, et il les devinait, lorsque s'éleva sa petite voix grêle et pointue, pour les premières questions. Cette voix si drôle enlevait le peu de majesté qui restait à ces débats, où se disputait la vie d'un homme, dans cette salle bondée de curieux, d'un public peu à peu suffoqué et suant, qui s'éventait et plaisantait. Salvat répondit aux premières questions de son air las et poli. Tandis que le président s'efforçait de l'avilir, lui reprochait avec dureté les antécédents de sa jeunesse misérable, grossissait les tares, traitait d'immonde la promiscuité de madame Théodore et de la petite Céline, lui, tranquillement, disait oui, disait non, en homme qui n'a rien à cacher, qui accepte toute la responsabilité de ses actes. Il avait fait des aveux complets, il les répéta, très calme, sans y changer un mot, il expliqua que, s'il avait choisi l'hôtel Duvillard pour déposer sa bombe, c'était afin de donner à son acte sa vraie signification, la mise en demeure aux riches, aux hommes d'argent scandaleusement enrichis par le vol et le mensonge, de rendre leur part de la fortune commune aux pauvres, aux ouvriers, à leurs petits et à leurs femmes, qui crevaient de faim. Là seulement il s'anima, toutes les misères endurées remontaient en fièvre à son crâne fumeux de demi-savant, où s'étaient amassées pêle-mêle les revendications, les théories, les idées exaspérées de justice absolue et de bonheur universel. Et, dès lors, il apparut ce qu'il était réellement, un sentimental, un rêveur exalté par la souffrance, sobre, orgueilleux et têtu, voulant refaire le monde selon sa logique de sectaire.
—Mais vous avez fui, cria le président de sa voix de crécelle, ne dites pas que vous donniez votre vie à la cause et que vous étiez prêt au martyre!
C'était le regret désespéré de Salvat, d'avoir cédé, au Bois de Boulogne, à l'effarement, à la rage sourde de l'homme chassé, traqué, qui ne veut pas se laisser prendre. Et il se fâcha.
—Je ne crains pas la mort, on le verra bien... Que tous aient mon courage, et demain votre société pourrie sera balayée, le bonheur enfin naîtra.
Puis, l'interrogatoire s'éternisa sur la fabrication même de la bombe. Avec raison, le président fit remarquer qu'on se trouvait là devant le seul point obscur de l'affaire.
—Ainsi, vous vous entêtez à dire que la poudre employée par vous est de la dynamite? Vous allez entendre tout à l'heure les experts, qui ne sont pas d'accord entre eux, il est vrai, mais qui ont tous conclu à l'emploi d'un autre explosif, qu'ils ne peuvent préciser... Ne nous cachez donc rien, puisque vous vous faites gloire de tout dire.
Brusquement, Salvat s'était calmé; et il ne répondait plus que par monosyllabes, d'une prudence extrême.
—Cherchez, si vous ne me croyez pas... J'ai fabriqué ma bombe tout seul, et dans les conditions que j'ai déjà répétées vingt fois... Vous n'attendez pas, bien sûr, que je livre des noms, que je compromette des camarades!
Et il ne sortit pas de cette déclaration. A la fin seulement, une émotion invincible l'envahit, lorsque le président revint sur la misérable victime, sur le petit trottin, si doux, si blond et si joli, que la destinée féroce avait amené là, pour y trouver une affreuse mort.
—C'est une des vôtres que vous avez frappée, c'est une ouvrière, une pauvre enfant qui aidait sa vieille grand'mère à vivre, avec ses quelques sous de gain.
La voix de Salvat s'étrangla.
—Ça, c'est vraiment la seule chose que je regrette... Certainement que ma bombe n'était pas pour elle; et que tous les travailleurs, que tous les meurt-de-faim se souviennent, si elle a donné son sang, comme je donnerai le mien!
L'interrogatoire s'acheva de la sorte au milieu d'une agitation profonde. Pierre avait senti Guillaume frémir à côté de lui, pendant que l'accusé, si paisiblement, s'obstinait à ne rien dire de l'explosif employé, en acceptant la responsabilité entière de l'acte qui allait lui coûter la tête. Et Guillaume, d'un mouvement irrésistible, s'étant tourné, aperçut le petit Victor Mathis qui ne bougeait pas, les coudes toujours sur la rampe, le menton dans ses mains, écoutant de toute sa passion muette. Mais sa face était plus pâle encore, ses yeux brûlaient comme deux trous ouverts sur l'incendie vengeur dont les flammes ne s'éteindraient plus.
Dans la salle, il y eut un brouhaha de quelques minutes.
—Il est très bien, ce Salvat, déclarait la princesse amusée, il a le regard tendre... Ah! non, mon cher député, ne dites pas de mal de lui. Vous savez que j'ai l'âme anarchiste, moi.
—Je n'en dis aucun mal, répondit Dutheil gaiement. Tenez! pas plus que notre ami Amadieu n'a le droit d'en dire, car vous savez que cette affaire vient de le mettre au pinacle... Jamais on n'a tant parlé de lui, et il adore ça. Le voilà le juge d'instruction le plus mondain, le plus illustre, en passe de faire et d'être tout ce qu'il voudra.
Massot résuma la situation, avec son impudence ironique.
—N'est-ce pas? quand l'anarchie va, tout va... En voilà une bombe qui aura arrangé les affaires de plusieurs gaillards de ma connaissance!... Croyez-vous que mon patron Fonsègue, si empressé là-bas, auprès de sa voisine, ait à s'en plaindre? et croyez-vous que le sieur Sanier, qui se prélasse derrière le président, et qui serait beaucoup mieux entre les quatre gendarmes, ne doit pas une fière chandelle à Salvat, pour l'abominable réclame qu'il a battue sur le dos de ce misérable?... Je ne parle pas des hommes politiques, ni des hommes de finance, ni de tous ceux qui pêchent en eau trouble...
Dutheil l'interrompit.
—Dites donc, il me semble que vous-même avez utilisé suffisamment l'aventure... Votre interview de la petite Céline vous a rapporté gros.
En effet, Massot avait eu l'idée géniale de se mettre à la recherche de madame Théodore et de la fillette, puis de conter sa visite dans le Globe, avec toutes sortes de détails intimes et attendrissants. L'article venait d'avoir un succès prodigieux, les jolies réponses de Céline sur son papa emprisonné touchaient toutes les âmes sensibles, à ce point que des dames en équipage s'étaient rendues chez les deux tristes créatures, que les aumônes affluaient, et que la plus étrange sympathie allait à l'enfant, de la part même des personnes qui exigeaient la tête du père.
—Mais je ne me plains pas de mon petit bénéfice, dit le journaliste. Chacun gagne ce qu'il peut, comme il peut.
A ce moment, Rosemonde reconnut derrière elle Guillaume et Pierre, et son saisissement fut tel, en apercevant ce dernier en veston, qu'elle n'osa point leur parler. Elle se pencha, communiqua sans doute sa surprise à Dutheil et à Massot, car tous deux se tournèrent; mais, par discrétion, eux aussi affectèrent de ne pas voir, de ne pas savoir. La chaleur devenait intolérable, une dame s'était évanouie. Et, de nouveau, la voix zézayante du président obtint le silence.
Salvat était debout, quelques feuilles de papier à la main. Avec peine, il fit comprendre qu'il désirait compléter son interrogatoire, en lisant une déclaration, qu'il avait préparée à l'avance, et dans laquelle il expliquait les raisons de son attentat. Surpris, sourdement indigné, M. de Larombardière hésitait, cherchait à empêcher une telle lecture; puis, comprenant qu'il ne pouvait fermer la bouche de l'accusé, il l'autorisa, d'un geste à la fois irrité et dédaigneux. Et Salvat se mit à lire, en écolier bien sage qui s'applique, ânonnant un peu, se troublant, donnant parfois une force extraordinaire aux mots dont il était visiblement satisfait. C'était le cri de souffrance et de révolte poussé déjà par tant de déshérités, l'affreuse misère d'en bas, l'ouvrier ne pouvant vivre de son travail, toute une classe, la plus nombreuse, la plus digne, mourant de faim, tandis que, d'autre part, les privilégiés, gorgés de richesses, vautrés dans leur assouvissement, refusaient jusqu'aux miettes de leur table, ne voulaient rien rendre de cette fortune volée. Il fallait donc tout leur reprendre, les réveiller de leur égoïsme par des avertissements terribles, leur annoncer à coups de bombe que le jour de la justice était venu. Ce mot de justice, le misérable le lança d'une voix sonnante, qui emplit toute la salle. Mais ce qui émotionna surtout, ce fut, lorsqu'il eut fait le sacrifice de sa vie, en disant aux jurés qu'il n'attendait d'eux que la mort, l'annonce prophétique, par laquelle il termina, des autres martyrs qui naîtraient de son sang. On pouvait l'envoyer à l'échafaud, il savait que son exemple enfanterait des braves. Après lui, un autre vengeur, et un autre encore, toujours d'autres, jusqu'à ce que la vieille société pourrie ait croulé, pour faire place à la société de justice et de bonheur, dont il était l'apôtre.
A deux reprises, le président, agité d'impatiences, avait tenté de l'interrompre. Mais il lisait toujours, avec sa conscience imperturbable d'illuminé, qui craint de mal dire la phrase importante. Cette lecture, il devait y songer depuis qu'il se trouvait en prison. C'était l'acte décisif de son suicide, il y donnait sa vie contre la gloire d'être mort pour l'humanité. Et, quand il eut fini, il reprit sa place entre les gendarmes, les yeux brillants, les joues roses, d'un air de grande joie intérieure.
Tout de suite, pour détruire l'effet produit, un sourd malaise d'attendrissement et de peur, le président voulut procéder à l'audition des témoins. Ce fut un défilé interminable, d'un intérêt médiocre, aucun n'ayant de révélations à faire. On remarqua la déposition sage de l'usinier Grandidier, qui avait dû congédier Salvat, à la suite de certains faits de propagande anarchiste. Un beau-frère de l'accusé, le mécanicien Toussaint, apparut aussi comme un très brave homme, par la façon dont il présenta les choses du côté favorable, sans mentir. Mais la longue discussion fut surtout entre les experts, qui ne parvinrent pas plus à s'entendre, devant le public, qu'ils ne s'étaient entendus dans leurs rapports; car, si pour eux tous la poudre employée ne paraissait pas être de la dynamite, ils avançaient chacun, sur sa réelle nature, les suppositions les plus extraordinaires et les plus contradictoires. Une consultation de l'illustre savant Bertheroy fut lue ensuite, qui remettait les choses au point, en concluant qu'on devait se trouver devant un explosif nouveau, d'une puissance prodigieuse, dont lui-même ignorait la formule. L'agent Mondésir et le commissaire Dupot vinrent à leur tour raconter la chasse à l'homme, puis l'arrestation si mouvementée, au Bois de Boulogne. Mondésir fut la gaieté de l'audience par les saillies militaires dont il sema son récit. De même que la grand'mère du petit trottin en fut la douleur, le frisson de révolte et de pitié: une pauvre petite vieille, desséchée, cassée, que l'accusation avait eu la cruauté de traîner là, et qui se mit à fondre en larmes, ahurie, sans comprendre ce qu'on lui demandait. Et il n'y eut plus que les témoins à décharge, un défilé ininterrompu de chefs d'atelier, de camarades, de compagnons, qui vinrent tous déclarer que Salvat était un brave homme, un travailleur intelligent et courageux, ne buvant jamais, adorant sa fille, incapable d'une indélicatesse et d'une méchanceté.
Il était déjà quatre heures, lorsque l'audition des témoins fut achevée. Dans la salle brûlante, une lassitude fiévreuse mettait le sang aux visages, tandis qu'une sorte de poussière rousse obscurcissait le jour pâlissant qui tombait des fenêtres. Des femmes s'éventaient, des hommes s'épongeaient le front. Mais la passion du spectacle allumait tous les yeux d'une joie dure. Et personne ne bougeait.
—Ah! soupira Rosemonde, moi qui comptais pouvoir prendre une tasse de thé, chez une amie, à cinq heures! Je vais mourir de faim.
—Nous sommes ici au moins pour jusqu'à sept heures, dit Massot. Je ne vous offre pas d'aller vous chercher un petit pain, on ne me laisserait pas rentrer.
Dutheil n'avait pas cessé de hausser les épaules, pendant que Salvat lisait sa déclaration.
—Hein? est-ce assez enfantin, tout ce qu'il a dit! L'imbécile qui va mourir pour ça!... Des riches et des pauvres, mais il y en aura toujours! Et il est bien certain aussi que, lorsqu'on est pauvre, le seul désir qu'on a est de devenir riche... S'il est sur ce banc aujourd'hui, c'est qu'il a échoué, voilà tout!
Pierre, très ému, s'inquiétait de son frère, pâle, bouleversé, qui se taisait près de lui. Il chercha sa main, la pressa secrètement. Puis, à voix basse:
—Est-ce que tu te sens mal à l'aise? veux-tu que nous nous en allions?
Mais Guillaume répondit d'un serrement discret et affectueux. Il était bien, il resterait jusqu'au bout, dans l'exaspération qui le soulevait.
M. Lehmann, le procureur général, prit la parole, d'une bouche large et sévère. Malgré sa carrure et son masque têtu de Juif, il était connu pour ses attaches dans tous les camps politiques et sa souplesse à être toujours l'ami des hommes au pouvoir; ce qui expliquait son chemin rapide, la faveur constante dont il était comblé. On le savait l'avocat du gouvernement; et, dès ses premières phrases, en effet, il fit une allusion au nouveau ministère nommé du matin, à l'homme fort chargé de rassurer les bons et de faire trembler les méchants. Puis, il chargea le misérable Salvat avec une véhémence extraordinaire, il reprit toute l'histoire, le montra tel qu'un bandit né pour le crime, un monstre qui devait aboutir au plus lâche des attentats. L'anarchie ensuite fut flagellée, les anarchistes n'étaient qu'une tourbe de vagabonds et de voleurs. On l'avait bien vu, lors du sac de l'hôtel de Harth, cette bande ignoble qui se réclamait justement des apôtres de la doctrine. Voilà où en arrivait l'application des théories, aux maisons dévalisées, souillées, en attendant les grands pillages et les grands massacres. Pendant près de deux heures, il continua de la sorte, dédaigneux de vérité et de logique, ne cherchant qu'à frapper l'imagination, utilisant la terreur qui avait soufflé sur Paris, agitant comme un drapeau sanglant la pauvre petite victime, la jolie enfant, dont il montrait la main pâle, dans le bocal d'esprit-de-vin, avec un geste de pitoyable horreur qui faisait frémir l'assistance. Et il termina, ainsi qu'il avait commencé, en donnant du cœur au jury, en lui disant qu'il pouvait faire son devoir et condamner l'assassin, maintenant que le pouvoir était bien décidé à ne pas reculer devant les menaces.
A son tour, le jeune avocat, chargé de la défense, parla. Et il dit vraiment ce qu'il y avait à dire, avec une justesse, avec une clarté parfaites. Il était d'une autre école, très simple, très uni, passionné seulement de vérité. D'ailleurs, il lui suffit de remettre en son vrai jour l'histoire de Salvat, de le montrer dès l'enfance sous les fatalités sociales, d'expliquer son dernier acte par tout ce qu'il avait souffert, tout ce qui avait germé dans son crâne de rêveur. Son crime n'était-il pas le crime de tous? qui ne se sentait un peu responsable de cette bombe, qu'un ouvrier pauvre, mourant de faim, était allé jeter au seuil de la demeure d'un riche, dont le nom signifiait pour lui l'injuste partage, tant de jouissances d'un côté, tant de privations de l'autre? En nos temps troublés, au milieu des brûlants problèmes remis en question, si l'un de nous perd la tête, veut hâter violemment le bonheur, faut-il donc que nous le supprimions au nom de la justice, alors qu'aucun de nous ne pourrait jurer qu'il n'a pas contribué à sa démence? Longuement, il revint sur le moment historique où se produisait l'affaire, parmi tant de scandales, tant d'écroulements, lorsqu'un monde nouveau naissait si douloureusement de l'ancien, dans une crise terrible de souffrance et de lutte. Et il termina, il supplia les jurés de se montrer humains, de ne pas céder aux passions terrifiées du dehors, de pacifier les classes par un verdict de sagesse, au lieu d'éterniser la guerre, en donnant aux meurt-de-faim un nouveau martyr à venger.
Il était six heures passées, lorsque M. de Larombardière lut au jury les nombreuses questions qui lui étaient posées, de sa petite voix aigre et si drôle. Puis, la Cour se retira, le jury impénétrable remonta dans la salle de ses délibérations, tandis qu'on emmenait l'accusé. Et il n'y eut plus, parmi l'auditoire, qu'une attente tumultueuse, un brouhaha de fébrile impatience. Des dames encore s'étaient évanouies. On avait dû emporter un monsieur, succombant à l'atroce chaleur. Les autres s'entêtaient, pas un ne quitta la place.
—Oh! ça ne va pas être long, dit Massot. Les jurés ont tous apporté la condamnation, dans leur poche. Je les regardais, pendant que ce petit avocat leur disait des choses très bien. On les voyait à peine, et ils avaient, noyées d'ombre, de bonnes têtes somnolentes. Ça devait être intéressant, ce qui se passait au fond de ces crânes là!
—Et vous avez toujours faim? demanda Dutheil à la princesse.
—Oh! je meurs... Jamais je n'aurai le temps de rentrer chez moi. Vous allez me mener manger un gâteau quelque part... N'importe, c'est très passionnant, la vie de cet homme qu'on est en train de jouer ainsi, par oui ou par non.
Pierre avait repris la main de Guillaume, en le sentant si fiévreux, si désespéré. Et ni l'un ni l'autre ne se parlèrent, dans l'infinie détresse qui les envahissait, pour des causes profondes, sans nombre, qu'eux-mêmes n'auraient pu exactement définir. Toute la misère humaine, et leur propre misère, les tendresses, les espoirs, les douleurs dont ils souffraient, leur semblaient être là, à gémir, au travers de cette salle en rumeur, toute frissonnante du drame que l'égoïsme des uns et la lâcheté des autres allaient y dénouer. Peu à peu, le crépuscule l'avait envahie, on trouvait sans doute qu'il était inutile d'allumer les lustres, puisque bientôt l'arrêt serait rendu; et il n'y flottait plus qu'un jour mourant, une grande ombre vague, sous laquelle la cohue entassée se noyait, confuse. Là-bas, derrière le tribunal, les dames en toilettes claires semblaient de pâles visions aux yeux dévorants, tandis que les robes des nombreux avocats faisaient une grande tache de nuit, qui peu à peu mangeait tout l'espace. Le Christ bitumineux avait sombré, et il ne restait que la tache blanche, la tache violente du buste de la République, telle qu'une tête glacée de morte, surgissant des demi-ténèbres.
—Ah! dit Massot, je le savais bien que ce ne serait pas long!
En effet, après une délibération d'un quart d'heure à peine, le jury rentrait, défilait, avec le gros bruit des souliers, le long des bancs de chêne. La Cour reparut. Tout un redoublement d'émotion soulevait la salle, un grand souffle passait, tel qu'un vent d'anxiété agitant les têtes. Des gens s'étaient mis debout, d'autres laissaient échapper de légers cris involontaires. Et le chef du jury, un gros monsieur, à la face rouge et large, dut attendre, avant de prendre la parole.
D'une voix aiguë, un peu bredouillante, il déclara:
—Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la réponse du jury est: sur la question d'assassinat, oui, à la majorité.
La nuit était presque venue, lorsque, de nouveau, Salvat fut introduit. En face du jury, effacé dans l'ombre, il apparut, debout à son tour, le visage éclairé par le dernier rayon tombant des fenêtres. Les juges eux-mêmes disparaissaient, leurs robes rouges semblaient noires. Et quelle vision que ce visage de Salvat écoutant, maigre, décharné, avec ses yeux de rêve, tandis que le greffier lui donnait lecture de la déclaration du jury!
Il comprit, quand le silence retomba, sans qu'il fût question des circonstances atténuantes. Sa physionomie, qui gardait une expression d'enfance, s'éclaira.
—C'est la mort. Merci, messieurs.
Puis, il se retourna vers le public, il tâcha de retrouver, au fond de l'obscurité croissante, les visages amis qu'il savait être là; et, cette fois, Guillaume eut la sensation nette qu'il l'avait reconnu, qu'il lui envoyait encore un salut attendri, toute cette gratitude qu'il lui gardait pour le morceau de pain reçu en un jour de misère. Mais il avait dû saluer aussi Victor Mathis, car, derrière lui, Guillaume vit de nouveau le jeune homme, qui n'avait pas bougé, les yeux dilatés et fixes, la bouche terrible.
Le reste, la dernière question posée, la délibération de la Cour, le jugement rendu, tout fut couvert par la houle qui agitait la salle. Un peu de pitié s'était faite inconsciemment, il y eut quelque stupeur dans la satisfaction qui accueillit l'arrêt de mort.
Salvat, condamné, s'était redressé brusquement. Et, comme les gardes l'emmenaient, il lança d'une voix retentissante, le cri:
—Vive l'anarchie!
Ce cri ne fâcha personne. Le public s'écoulait au milieu d'une sorte de malaise, comme si l'excessive fatigue avait usé les passions. Vraiment, le spectacle était trop long, trop brisant. Et cela faisait du bien de respirer l'air, en sortant de ce cauchemar.
Dans la salle des Pas-Perdus, Guillaume et Pierre passèrent près de Dutheil et de la princesse, que le général de Bozonnet, en train de causer avec Fonsègue, venait d'arrêter. Tous quatre parlaient très haut, se plaignaient de la chaleur, de la faim, tombaient d'accord, en somme, que l'affaire n'avait pas été très intéressante. Du reste, tout allait bien qui finissait bien. Comme le disait Fonsègue, la condamnation à mort de Salvat était une nécessité politique et sociale.
Sur le Pont-Neuf, Guillaume s'accouda un instant, pendant que Pierre, debout, regardait, lui aussi, la grande coulée grise de la Seine, qu'incendiaient les reflets des premiers becs de gaz. Un souffle frais montait du fleuve, c'était l'heure délicieuse où la nuit douce envahit Paris, qui se délasse. Et, sans parler, les deux frères respiraient ce soulagement, ce réconfort. Pierre retrouvait sa blessure, la promesse qu'il avait dû faire de retourner à Montmartre, malgré le tourment qui l'y attendait. Guillaume, lui, sentait renaître son soupçon, cette inquiétude d'avoir vu Marie enfiévrée et changée par un sentiment nouveau, ignoré d'elle-même. Etait-ce donc, pour ces deux hommes qui s'adoraient, des souffrances encore, toujours des luttes, des obstacles au bonheur? Et leurs êtres se remettaient à saigner déjà, sous la tristesse humaine dont les avait comblés le spectacle de la justice, un misérable payant de sa tête les crimes de tous.
Comme ils prenaient le quai, Guillaume reconnut devant eux le petit Victor, qui s'en allait seul, dans l'ombre. Il l'arrêta, il lui parla de sa mère. Mais le jeune homme n'entendit pas; et, de ses lèvres minces, d'une voix sèche et tranchante comme un couteau:
—Ah! c'est du sang qu'ils veulent... Ils peuvent lui couper le cou, il sera vengé.
V
Là-haut, dans l'atelier si clair et si gai d'habitude, les jours qui suivirent parurent assombris, comme si la vaste pièce s'était emplie de tristesse et de silence. Justement, les trois grands fils n'étaient point là: Thomas parti dès le matin à l'usine, pour le petit moteur; François qui ne quittait guère l'Ecole Normale, tout à la préparation de son examen; Antoine pris par un travail chez Jahan, où le retenait la joie de voir sa petite amie Lise s'éveiller à la vie. Et Guillaume n'avait plus avec lui que Mère-Grand, toujours assise près du vitrage, occupée à quelque ouvrage de couture; tandis que Marie, allant et venant par la maison, n'était guère là que pendant les heures où Pierre lui-même s'y trouvait.
Dans ce deuil, tous ne voyaient, chez le père, que la colère sourde, la révolte désespérée où le jetait la condamnation de Salvat. Il s'était emporté, au retour du Palais, il avait dit que, si l'on exécutait ce malheureux, c'était un assassinat social, une provocation à la guerre des classes; et tous s'étaient inclinés devant la douloureuse violence de ce cri, sans discussion. On laissait respectueusement le père aux pensées qui, pendant des heures, le tenaient muet, blêmi, les yeux vagues. Son fourneau de chimiste restait froid, il ne s'occupait plus, du matin au soir, que de revoir longuement les plans et les dossiers de son invention, la poudre nouvelle, le formidable engin de guerre, dont il avait si longtemps rêvé de faire cadeau à la France, pour que, régnant sur les nations, elle put un jour imposer au monde la victoire de la vérité et de la justice. Mais, durant les heures interminables qu'il passait ainsi devant les papiers épars sur sa table, cessant de les voir parfois, les regards perdus au loin, un flot de pensées imprécises passait en lui, des doutes peut-être sur la sagesse de son projet, des craintes que son désir de pacifier les peuples ne les jetât à une guerre exterminatrice, sans fin. Ah! ce grand Paris, qu'il croyait sincèrement être le cerveau du monde, chargé d'enfanter l'avenir, quel spectacle abominable il donnait encore, tant de sottise, tant de honte, tant d'injustice! Etait-il vraiment assez mûr, pour la besogne de salut humain qu'il songeait à lui confier? Et, quand il se remettait à relire, à vérifier les formules, il ne retrouvait sa volonté ancienne, il ne reprenait son projet qu'à la pensée de son prochain mariage, en se disant que les choses étaient réglées depuis trop longtemps, pour qu'il bouleversât maintenant sa vie à vouloir les changer.
Son mariage! n'était-ce pas l'idée qui hantait Guillaume, qui le troublait plus encore que son œuvre de savant, que sa passion de citoyen libertaire? Sous toutes les préoccupations avouées, il y en avait une autre, qu'il ne se confessait pas à lui-même, et qui l'angoissait. Chaque jour, il se répétait que, lorsqu'il aurait épousé Marie, il révélerait le secret de son invention au ministre de la Guerre, il associerait sa jeune femme à sa gloire. Epouser Marie! épouser Marie! cela l'emplissait chaque fois d'une ardente fièvre et d'une inquiétude sourde. S'il se taisait à présent, s'il n'avait plus sa gaieté tranquille, c'était qu'il avait senti émaner d'elle toute une nouvelle vie, qu'il ne lui connaissait pas. Elle devenait certainement autre, il la devinait de plus en plus changée et lointaine. Et, lorsque Pierre se trouvait là, il s'était mis à les observer tous les deux. Pierre venait rarement, gêné, différent lui aussi. Puis, les matins où il arrivait, Marie était comme transformée, la maison semblait s'animer d'une autre âme. Rien pourtant ne se passait entre eux qui ne fût innocent et fraternel. Ils ne paraissaient que bons camarades, sans même un effleurement des doigts, causant sans rougeur. C'était un rayonnement, une vibration qui sortait d'eux, malgré eux, un souffle plus subtil qu'un rayon ou qu'un parfum. Après quelques jours, Guillaume, bouleversé, le cœur saignant, ne put douter davantage. Et il n'avait rien surpris, mais il était convaincu que les deux enfants, comme il les avait si paternellement nommés, s'adoraient.
Un matin qu'il était seul avec Mère-Grand, par une journée superbe, en face de Paris ensoleillé, il tomba dans une rêverie encore plus angoissée que de coutume. Il la regardait fixement, assise à sa place habituelle, tirant l'aiguille sans lunettes, de son air de sérénité royale. Peut-être ne la voyait-il pas. Et elle, de temps à autre, levait les yeux, le regardait aussi, comme si elle eût attendu une confession qui ne venait pas.
Puis, dans l'interminable silence, elle se décida.
—Guillaume, qu'avez-vous donc depuis quelque temps?... Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous avez à me dire?
Il redescendit sur terre, il s'étonna.
—Ce que j'ai à vous dire?
—Oui, je sais la chose que vous savez vous-même, et je pensais que vous en causeriez avec moi, puisque vous voulez bien ne rien faire ici sans me consulter.
Il était devenu très pâle, il se mit à frémir, car il ne se trompait donc pas, puisque Mère-Grand elle-même savait? Causer de cela, c'était donner un corps à ses soupçons, rendre réel et définitif ce qui, jusque-là, pouvait n'exister que dans son idée.
—Mon cher fils, la chose était inévitable. Dès les premiers jours, je l'ai prévue. Et, si je ne vous ai pas averti, c'est que j'ai cru à toute une pensée profonde de votre part... Mais, depuis que je vous vois souffrir, je comprends bien que je me suis trompée.
Et, comme il continuait à la regarder, éperdu, frissonnant:
—Oui, je me suis imaginé que vous pouviez avoir voulu cela, qu'en amenant votre frère vous désiriez sans doute savoir si Marie vous aimait autrement que comme un père... Il y avait une raison si forte, la grande différence des âges, la vie qui finit pour vous et qui commence pour elle... Sans parler de vos travaux, de la mission que vous vous êtes donnée.
Alors, les mains suppliantes, il s'approcha, il s'écria:
—Oh! parlez clairement, dites-moi ce que vous pensez... Je ne comprends pas, mon pauvre cœur est trop meurtri, et je voudrais tant savoir, agir, prendre une décision!... C'est vous que j'aime, que je vénère comme une mère, c'est vous dont je connais la haute raison, dont j'ai toujours suivi les conseils, c'est vous qui avez, prévu cette chose affreuse et qui l'avez laissée se faire, au risque de m'en voir mourir!... Pourquoi, pourquoi, dites?
D'habitude, elle n'aimait guère parler, maîtresse souveraine, soignant et dirigeant la maison, sans avoir à rendre compte de ses actes. Si elle ne disait jamais tout ce qu'elle pensait ni tout ce qu'elle voulait, c'était que, dans la certitude, de son absolue sagesse, le père comme les enfants s'abandonnaient complètement à elle. Et ce côté un peu énigmatique la grandissait encore.
—A quoi bon des paroles, dit-elle doucement, sans cesser de travailler, lorsque les faits parlent?... C'est certain, j'ai approuvé votre projet de mariage en comprenant que Marie devait vous épouser pour rester ici; et puis, il y avait beaucoup d'autres raisons inutiles à dire... Mais l'arrivée de Pierre a tout changé, a remis les choses dans leur ordre naturel. N'est-ce pas meilleur?
Il n'osait toujours comprendre.
—Meilleur, quand j'agonise, quand ma vie est dévastée!
Alors, elle se leva, elle vint à lui, rigide, très haute, dans sa mince robe noire, avec sa pâle face d'austérité et d'énergie.
—Mon fils, vous savez que je vous aime, que je vous veux très grand et très pur... L'autre matin, vous avez eu peur, cette maison a failli sauter. Depuis quelques jours, vous restez sur ces dossiers, sur ces plans, l'air distrait, éperdu, en homme pris de défaillance, qui doute et ne sait plus où il va... Croyez-moi, vous êtes dans un mauvais chemin, il vaut mieux que Pierre épouse Marie, pour eux et pour vous.
—Pour moi, oh! non, non!... Que deviendrai-je, moi?
—Vous, mon fils, vous vous calmerez, vous réfléchirez. Votre rôle est si grave, à la veille de faire connaître votre invention! Il me semble que votre vue s'est troublée et que vous allez mal agir peut-être, en ne tenant pas compte des conditions du problème. Je sens que vous avez autre chose à trouver... Enfin, souffrez s'il le faut, mais restez l'homme d'une idée.
Puis, en le quittant, avec un sourire maternel, afin d'adoucir un peu sa rudesse:
—Vous me forcez à parler bien inutilement, car je suis tranquille, vous êtes trop supérieur, pour ne pas faire en tout la chose unique et juste, que personne autre ne ferait.
Resté seul, Guillaume tomba dans de fiévreuses réflexions. Qu'avait-elle voulu dire, avec ses rares paroles, à demi obscures? Il la savait acquise à ce qui était bon, naturel et nécessaire. Mais elle le poussait à un héroïsme plus haut, elle venait d'éclairer en lui tout le malaise confus où le jetait son ancien projet d'aller confier son secret à un ministre de la Guerre, n'importe lequel, celui du moment. Une hésitation, une répugnance croissantes le soulevaient, tandis qu'il l'entendait répéter de sa voix grave qu'il y avait mieux à faire, autre chose à trouver. Et, brusquement, l'image de Marie passa, tout son triste cœur se déchira, à la pensée qu'on lui demandait de renoncer à elle. Ne plus l'avoir à lui, la donner à un autre, non, non! cela était au-dessus de ses forces humaines. Jamais il n'aurait cet abominable courage, de dédaigner cette dernière joie d'amour qu'il s'était promise!
Pendant deux jours, il lutta, une affreuse lutte, où il revivait les six années que la jeune fille avait déjà vécues près de lui, dans la petite maison heureuse. Elle avait d'abord été comme sa fille adoptive, et plus tard, lorsque l'idée d'un mariage entre eux était née, il s'y était complu avec une allégresse tranquille, un espoir qu'une pareille union ferait du bonheur pour tous, autour de lui. S'il avait refusé de se remarier, c'était dans la crainte d'imposer à ses enfants une nouvelle mère inconnue, et il ne cédait au charme d'aimer encore, de ne plus vivre seul, qu'en trouvant au foyer même cette fleur de jeunesse, cette amie qui voulait bien se donner si raisonnablement, malgré la grande différence des âges. Puis, des mois s'étaient écoulés, des événements graves les avaient forcés à reculer la date, sans qu'il en souffrît trop cruellement. La certitude qu'elle l'attendait, lui avait suffi, dans le pli de patience qu'il avait contracté durant sa vie déjà longue d'acharné travail. Et voilà, brusquement, sous la menace de la perdre, que son cœur, si paisible, se fendait et saignait. Jamais il n'aurait cru que le lien s'était fait si étroit, qu'elle tenait si profondément à sa chair. Chez cet homme qui touchait à la cinquantaine, c'était l'arrachement même de la femme, la dernière aimée et désirée, d'autant plus désirable qu'elle incarnait la jeunesse, dont il ne respirerait jamais plus l'odeur, dont il ne goûterait plus le souffle, s'il la perdait. Un désir fou; mêlé de colère, avait flambé en lui, et il la voulait, sa torture s'exaspérait, à l'idée que quelqu'un était venu la lui prendre.
Seul dans sa chambre, une nuit surtout, il se martyrisa. Pour ne pas éveiller la maison, il étouffait sa peine au fond de son oreiller. Rien n'était plus simple, d'ailleurs: puisque Marie s'était donnée, il la garderait. Il avait sa parole, il la forcerait à la tenir, voilà tout. Au moins, il l'aurait, à lui seul, sans qu'un autre puisse songer à la lui voler. Et, tout d'un coup, l'image de cet autre surgissait, son frère, l'oublié qu'il avait obligé lui-même, par tendresse, à être de la famille. Mais la souffrance était trop vive, il l'aurait chassé, ce frère, il se sentait pris contre lui d'une rage, dont l'atrocité achevait de le rendre fou. Son frère, son petit frère! c'était donc fini de l'aimer, ils allaient s'empoisonner de haine et de violence? Pendant des heures, il délira, il chercha comment supprimer Pierre, pour que ce qui était advenu ne fût pas. Par moments, il se ressaisissait, il s'étonnait d'une telle tempête, dans sa haute raison de savant, dans sa vieille expérience sereine de travailleur. C'était qu'elle soufflait ailleurs en lui, dans l'âme d'enfant qu'il avait gardée, le coin de tendresse et de songe qui subsistait, à côté de l'impitoyable logique, de l'unique croyance aux phénomènes. Son génie même était fait de cette dualité, le chimiste se doublait ainsi d'un rêveur social, affamé de justice, capable de vastes amours. Et la passion l'emportait, il pleurait Marie, comme il aurait pleuré l'écroulement de son rêve, la guerre tuée par la guerre, ce salut de l'humanité auquel il travaillait depuis dix ans.
Puis, dans sa lassitude, une décision le calma. La honte lui venait, de se désespérer de la sorte, sans cause certaine. Il voulait savoir, il questionnerait la jeune fille, elle était assez loyale pour lui répondre franchement. N'était-ce pas la solution digne d'eux? une explication sincère, qui leur permettrait de prendre ensuite un parti. Il s'endormit, il se leva brisé, le matin, mais plus tranquille, comme si tout un travail sourd s'était fait en son cœur, après un tel orage, pendant ses quelques heures de sommeil.
Ce matin-là, justement, Marie était très gaie. La veille, elle avait fait, avec Pierre et Antoine, une longue promenade à bicyclette, du côté de Montmorency, par des chemins atroces, et dont ils étaient revenus furieux et ravis. Lorsque Guillaume l'arrêta dans le petit jardin, elle le traversait en chantonnant, les bras nus, de retour de la buanderie, où s'achevait une lessive.
—Vous avez à me parler, mon ami?
—Oui, chère enfant, il faut bien que nous causions de choses sérieuses.
Elle comprit qu'il s'agissait de leur mariage, elle devint grave. Ce mariage, elle l'avait accepté autrefois comme le seul parti raisonnable qu'elle avait à prendre, sans ignorer rien des devoirs qu'elle contractait. Sans doute, elle épousait un homme d'une vingtaine d'années plus âgé qu'elle. Mais c'était là un cas assez fréquent, qui tournait plutôt bien d'ordinaire. Elle n'aimait personne, elle pouvait se donner. Et elle se donnait dans un élan de gratitude, d'affection, d'une telle douceur, qu'elle crut y sentir la douceur même de l'amour. On était si heureux, autour d'elle, de cette union, dont le lien plus étroit allait resserrer la famille! Toute sa bravoure, toute sa gaieté à vivre, qui étaient son charme, l'avaient comme grisée, à l'idée de faire ainsi du bonheur.
—Qu'y a-t-il donc? demanda-t-elle un peu inquiète. Rien de mauvais, je pense.
—Non, non... Simplement quelque chose que j'ai à vous dire.
Il l'emmena sous les deux pruniers, dans le seul coin de verdure qui fût resté. Un banc vermoulu s'y trouvait encore, adossé aux lilas. Et le grand Paris, en face, déroulait la mer sans fin de ses toitures, légères et fraîches sous le soleil matinal.
Tous deux s'étaient assis. Mais, au moment de parler, de la questionner, il éprouvait une brusque gêne, tandis que son pauvre cœur battait violemment, à la voir si jeune, si adorable, avec ses bras nus.
—La date approche, finit-il par dire, c'est pour notre mariage.
Et, à ce mot, comme elle pâlissait légèrement, inconsciemment peut-être, il se sentit glacé lui-même. N'avait-elle pas eu un pli douloureux de la bouche? ses yeux, si francs et si clairs, ne s'étaient-ils pas troublés d'une ombre?
—Oh! nous avons encore du temps devant nous.
Il reprit, d'une voix lente, très affectueuse:
—Sans doute, pourtant il va falloir s'occuper des formalités. Ce sont des ennuis dont il vaut mieux que je vous parle aujourd'hui, pour ne plus avoir à y revenir.
Doucement, il continua, insista sur ce qu'ils allaient avoir à faire, sans la quitter du regard, guettant sur son visage les émotions que l'échéance prochaine pouvait y faire monter. Elle était devenue silencieuse, la face immobile, les mains sur les genoux, ne donnant aucun signe certain de regret ni de peine. Pourtant, elle restait comme accablée, simplement obéissante.
—Ma chère Marie, vous vous taisez... Est-ce que quelque chose vous déplairait?
—A moi, oh! non, non!
—Vous savez que vous pouvez parler franchement. Nous attendrons encore, si vous avez une raison personnelle pour que la date soit de nouveau reculée.
—Mais, mon ami, je n'ai aucune raison. Quelle raison voulez-vous que j'aie? Je vous laisse le maître absolu de tout régler à votre désir.
Un silence se fit. Elle l'avait regardé loyalement en face; mais un petit frémissement agitait ses lèvres, pendant qu'une tristesse ignorée semblait monter d'elle et noyer son visage, d'une clarté et d'une gaieté d'eau vive. Autrefois, n'aurait-elle pas ri et chanté, à l'annonce de cette prochaine fête du mariage?
Alors, Guillaume osa, dans un effort dont sa voix tremblait.
—Ma chère Marie, pardonnez-moi de vous poser une question... Il est temps encore de me rendre votre parole. Etes-vous absolument certaine de m'aimer?
Elle le regarda avec une réelle stupeur, sans comprendre où il voulait en venir. Puis, comme elle semblait attendre pour répondre:
—Descendez dans votre cœur, interrogez-le... Est-ce bien votre vieil ami, n'est-ce pas un autre que vous aimez?
—Moi, moi, Guillaume! Pourquoi me dites-vous cela? Qu'ai-je donc fait qui vous autorise à me le dire?
Et elle était vraiment soulevée de révolte et de franchise, ses beaux yeux sur les siens, tout brûlants de sincérité.
—Il faut pourtant que j'aille jusqu'au bout, reprit-il péniblement, car il s'agit de notre bonheur à tous... Interrogez votre cœur, Marie. Vous aimez mon frère, vous aimez Pierre.
—J'aime Pierre, moi, moi!... Mais oui, je l'aime, je l'aime comme je vous aime tous, je l'aime parce qu'il est devenu nôtre, parce qu'il fait partie maintenant de notre vie et de notre joie!... Quand il est là, je suis heureuse, certes, et je désirerais qu'il y fût toujours. Cela me ravit de le voir, de l'entendre, de sortir avec lui. Dernièrement, j'ai été très chagrine qu'il parût repris de ses humeurs noires... C'est naturel, n'est-ce pas? Je crois n'avoir fait que ce que vous désiriez, et je ne comprends pas en quoi mon affection pour Pierre peut influer sur notre mariage.
Ces paroles qui, d'après elle, auraient dû convaincre Guillaume, achevèrent de l'éclairer douloureusement, tant elle venait de mettre de flamme à se défendre d'aimer le jeune homme.
—Mais, malheureuse, malheureuse, vous vous trahissez sans le vouloir... Cela est bien certain, vous ne m'aimez pas, et c'est mon frère que vous aimez.
Il avait pris ses poignets nus, il les serrait avec une tendresse désespérée, comme pour la forcer à voir clair en elle. Et elle continuait à se débattre, la plus affectueuse et la plus tragique des luttes se prolongea entre eux, lui voulant la convaincre par l'évidence des faits, elle résistant, s'entêtant à ne pas ouvrir les yeux. Vainement, il reprit l'aventure depuis le premier jour, il lui expliqua ce qui s'était passé en elle, d'abord la sourde hostilité, puis la curiosité pour ce garçon extraordinaire, enfin la sympathie, la tendresse, quand elle l'avait vu si misérable, peu à peu guéri par elle de son angoisse. Ils étaient jeunes tous les deux, la bonne nature avait fait le reste. Mais, à chaque preuve, à chaque certitude nouvelle qu'il lui donnait, elle n'était envahie que d'un émoi croissant, un frisson qui la faisait trembler toute, sans vouloir consentir à s'interroger.
—Non, non, je ne l'aime pas... Si je l'aimais, je le saurais, je vous le dirais, car vous me connaissez, je suis incapable de mentir.
Il eut la cruauté d'insister, en chirurgien héroïque qui taille dans sa chair plus encore que dans celle des autres, pour que la vérité se fasse et que le salut de tous soit assuré.
—Marie, ce n'est pas moi que vous aimez. Vous n'avez pour moi que du respect, de la reconnaissance, une tendresse toute filiale. Rappelez-vous vos sentiments, à l'époque où fut arrêté notre mariage. Vous n'aimiez personne alors, vous avez accepté, en fille raisonnable, certaine que je vous rendrai heureuse, trouvant cette union juste et bonne... Et mon frère est venu, et l'amour est né naturellement, et c'est Pierre, Pierre seul que vous aimez d'amour, de l'amour qu'on doit avoir pour un amant, pour un époux.
A bout de résistance, bouleversée devant la clarté qui se faisait en elle, malgré sa volonté, elle s'obstinait à protester éperdument.
—Mais pourquoi vous débattez-vous ainsi, mon enfant? Je ne vous fais aucun reproche. C'est moi qui ai voulu cette chose, en vieux fou que je suis. Ce qui devait être est arrivé, et il est bon sans doute que cela soit... Je ne voulais que savoir la vérité de vous, pour prendre une décision et agir en honnête homme.
Alors, elle fut vaincue, ses larmes jaillirent. Un tel déchirement s'était fait en son être, qu'elle se sentait brisée, terrassée, comme sous le poids d'une vérité nouvelle, ignorée jusque-là.
—Ah! vous êtes méchant de m'avoir ainsi violentée, pour m'obliger à lire en moi. Je vous jure encore que je ne savais pas aimer Pierre de cet amour dont vous parlez. C'est vous qui venez de m'ouvrir le cœur, d'y souffler sur cette flamme qui sommeillait... Et c'est vrai, j'aime Pierre, je l'aime maintenant, comme vous dites. Et nous voilà tous affreusement malheureux, puisque vous l'avez voulu.
Elle sanglotait, et elle lui retira ses poignets, par un brusque sentiment de pudeur. Mais il remarquait qu'aucune rougeur ne lui avait empourpré les joues, ces rougeurs involontaires qui la contrariaient tant. C'était que sa loyauté de vierge ne se trouvait pas en cause, car elle n'avait en effet nulle trahison à se reprocher, lui seul la forçait de naître à l'amour. Un instant, ils se regardèrent à travers leurs larmes: elle, si saine, si forte, la poitrine large, soulevée sous les bonds de son cœur, les bras nus jusqu'aux épaules, des bras de charme et de soutien; lui, si vigoureux encore, avec sa toison drue de cheveux blancs, avec ses moustaches restées noires, qui donnaient à sa physionomie tant d'énergique jeunesse. Et c'était fini, l'irréparable venait de passer, de changer leur existence.
Très noblement, il dit:
—Marie, vous ne m'aimez pas, je vous rends votre parole.
Mais elle refusa, avec une noblesse égale.
—Jamais je ne vous la reprendrai, car je vous l'ai donnée en toute conscience, en toute joie, et je n'ai pas cessé d'avoir pour vous la même tendresse et la même admiration.
Il n'en continua pas moins, de sa voix brisée qui se raffermissait:
—Vous aimez Pierre, c'est Pierre que vous devez épouser.
—Non, je vous appartiens, une heure ne peut défaire ce que des années avaient noué... Encore une fois, je vous jure que, si j'aime Pierre, je l'ignorais ce matin. Et restons où nous en sommes, ne me tourmentez pas davantage, ce serait trop cruel.
D'un geste de femme surprise, frissonnante, qui brusquement se voit nue, elle avait rabattu ses manches, elle les tirait sur ses mains, comme pour se cacher toute. Puis, elle se leva, elle s'éloigna, sans ajouter une parole.
Guillaume resta seul sur le banc, dans le coin de feuillage, en face de Paris immense, que le léger soleil matinal changeait en une ville de rêve, envolée et tremblante. Un poids l'écrasait, il lui semblait que jamais plus il ne pourrait quitter ce banc. Et ce qui demeurait chez lui, comme une blessure ouverte, c'était cette parole de Marie, que, le matin encore, elle ignorait qu'elle aimât Pierre d'amour. Elle l'ignorait, et lui-même l'avait forcée à découvrir cet amour en elle. Il venait de le lui planter solidement au cœur, de l'y augmenter sans doute, en le lui révélant. Quelle misère et quelle souffrance! être ainsi l'ouvrier du mal dont on agonise! Maintenant, il avait une certitude, sa vie sentimentale était finie, tout son pauvre être tendre saignait et s'anéantissait. Mais, dans ce désastre, dans cette désolation de sentir son âge et la nécessité du renoncement, il éprouvait une joie amère d'avoir fait la vérité. C'était une consolation bien rude, bonne seulement pour une âme héroïque, et il y trouvait cependant un âpre réconfort, une sorte de satisfaction hautaine. Dès lors, la pensée du sacrifice le pénétra, s'imposa peu à peu avec une force extraordinaire. Il devait marier ses enfants, cela devint le devoir, la seule sagesse et la seule justice, même le seul bonheur certain de la maison. Quand son cœur révolté bondissait encore et criait d'angoisse, il posait ses deux mains vigoureuses sur sa poitrine, il l'étouffait.
Le lendemain, ce ne fut pas dans le jardin étroit, mais dans le vaste atelier, que Guillaume eut avec Pierre la suprême explication. Et, là encore, s'étendait l'horizon géant de Paris, toute une humanité en travail, la cuve énorme où fermentait le vin de l'avenir. Il s'était arrangé pour se trouver seul avec son frère, il l'attaqua dès l'entrée, allant droit au fait, sans aucune des précautions qu'il avait prises avec Marie.
—Pierre, n'as-tu pas quelque chose à me dire? Pourquoi ne te confies-tu pas à moi?
Tout de suite, ce dernier comprit, et il se mit à trembler, ne trouvant pas une parole, avouant par le désordre, par la supplication éperdue de son visage.
—Tu aimes Marie, pourquoi n'es-tu pas venu loyalement me dire cet amour?
Alors, il se retrouva, il se défendit avec véhémence.
—J'aime Marie, c'est vrai, et je sentais bien que je ne pouvais le cacher, que tu t'en apercevais toi-même... Mais je n'avais pas à te le dire, j'étais sûr de moi, je me serais enfui, avant qu'un seul mot sortît de mes lèvres. Seul, j'en souffrais, oh! tu ne peux savoir de quelle torture, et il est même cruel à toi de me parler de cela, car me voici maintenant forcé de partir... Déjà, j'en ai fait le projet à plusieurs reprises. Si je revenais, c'était par faiblesse sans doute, mais c'était aussi par affection pour vous tous. Qu'importait ma présence! Marie ne courait aucun risque. Elle ne m'aime pas.
Nettement, Guillaume dit:
—Marie t'aime... Je l'ai confessée hier, elle a dû m'avouer qu'elle t'aimait.
Bouleversé, Pierre l'avait saisi aux épaules, le regardait dans les yeux.
—Oh! frère, frère, que dis-tu? pourquoi dis-tu là une chose qui serait pour nous tous un affreux malheur?... J'en aurais moins de joie que de chagrin, de cet amour qui a été mon rêve à jamais irréalisable; car je ne veux pas que tu souffres, toi... Marie est tienne. Elle m'est sacrée comme une sœur. S'il n'y a que ma folie qui puisse vous séparer, elle passera, je saurai la vaincre.
—Marie t'aime, répéta Guillaume de son air doux et têtu. Je ne te reproche rien, je sais parfaitement que tu as lutté, que tu ne t'es pas trahi près d'elle, ni par un mot, ni même par un regard... Elle-même, hier, ignorait encore qu'elle t'aimait, et j'ai dû lui ouvrir les yeux. Que veux-tu? c'est simplement un fait que je constate: elle t'aime.
Cette fois, Pierre, frémissant, eut un geste à la fois de terreur et d'exaltation, comme s'il lui tombait du ciel quelque divin prodige, longtemps souhaité, et dont la venue l'anéantissait.
—Allons, c'est bien, tout est fini... Embrassons-nous, frère, et je pars.
—Tu pars? pourquoi?... Tu vas rester avec nous. Rien n'est plus simple, tu aimes Marie, et elle t'aime. Je te la donne.
Il eut un grand cri, il leva ses mains éperdues, dans un geste de ravissement épouvanté.
—Tu me donnes Marie, toi, frère! toi qui l'attends depuis des mois, toi qui l'adores!... Oh! non, oh! non, cela m'écraserait trop, cela me terrifierait, vois-tu, comme si tu me donnais ton cœur lui-même, ton cœur saignant, arraché de ta poitrine... Non, non! je ne veux pas de ton sacrifice.
—Mais puisque Marie n'a pour moi que de la gratitude et de l'affection, puisque c'est toi qu'elle aime d'amour, veux-tu donc que j'abuse de l'engagement qu'elle a pris, inconsciente, et que je la force à un mariage où je ne l'aurais pas tout entière?... Et je me trompe, ce n'est pas moi qui te la donne, c'est elle qui s'est donnée, sans que je me reconnaisse le droit d'empêcher ce don.
—Non, non! jamais je n'accepterai, jamais je ne te causerai cette douleur... Embrasse-moi, frère, je pars!
Alors, Guillaume le saisit, le força de s'asseoir près de lui, sur un vieux canapé, qui se trouvait au coin du vitrage. Et il grondait, il finissait par se fâcher, avec un sourire de bonhomie souffrante.
—Voyons, nous n'allons pas nous battre, tu ne vas pas m'obliger à t'attacher, pour que tu restes ici?... Je sais bien ce que je fais, que diable! J'ai réfléchi avant d'en causer avec toi. Sans doute, je ne te dirai pas que j'ai la joie dans l'âme. Oh! d'abord, j'ai cru que j'en mourrais, je t'aurais voulu au fond de la terre. Et puis, quoi? il m'a bien fallu être raisonnable, j'ai compris que les choses s'étaient arrangées le mieux du monde, dans leur ordre naturel.
Pierre, à bout de résistance, s'était mis à pleurer doucement, entre ses mains jointes.
—Frère, petit frère, ne te fais pas de la peine, ni pour moi, ni pour toi... Te rappelles-tu les heureuses journées que nous avons passées ensemble, dans la petite maison de Neuilly, lorsque nous nous y sommes retrouvés, dernièrement? Toute notre tendresse ancienne refleurissait en nous, et nous restions des heures, la main dans la main, à nous souvenir, à nous aimer... Et quelle terrible confession tu m'as faite un soir, ton incroyance, ta torture, le néant où tu roulais! Aussi, je n'ai plus souhaité que de te guérir, je t'ai conseillé de travailler, d'aimer, de croire à la vie, convaincu que la vie seule te rendrait la paix et la santé... C'est pourquoi, ensuite, je t'ai amené ici, parmi nous. Tu luttais pour ne pas revenir, c'est moi qui t'ai retenu. Quand tu as repris goût à l'existence, que tu es redevenu simplement un homme et un travailleur, j'ai été si heureux! J'aurais donné de mon sang pour que la cure fût complète... Eh bien! c'est fait à cette heure, je t'ai donné tout ce que j'avais, puisque Marie elle-même t'est nécessaire et qu'elle seule te sauvera.
Et, comme Pierre allait tenter de protester encore:
—Ne dis pas non. Cela est tellement vrai que, si elle n'achève pas l'œuvre commencée par moi, tout ce que j'ai fait est vain: tu retombes à ta misère, à ta négation, au tourment de ta vie manquée. Il te la faut. Veux-tu donc que je ne sache plus t'aimer, qu'après avoir désiré si ardemment ton retour à la vie, je te refuse le souffle, l'âme même, celle qui refera de toi un homme? Je vous aime assez tous les deux pour consentir à ce que vous vous aimiez. C'est encore de l'amour, petit frère, que de donner son amour... Et puis, je le répète, la bonne nature sait bien ce qu'elle fait. L'instinct est sûr, car il va toujours à l'utile, au vrai. J'aurais été un triste mari, il vaut mieux que je m'en tienne à ma besogne de vieux savant. Tandis qu'avec toi, qui es jeune, c'est l'avenir, c'est l'enfant, la vie féconde et heureuse.
Pierre fut agité d'un frisson, repris de cette peur de l'impuissance qu'il avait toujours eue. Est-ce que la prêtrise ne l'avait pas retranché des vivants? est-ce que sa virilité d'homme ne s'était pas flétrie, dans sa longue chasteté?
—La vie féconde et heureuse, répéta-t-il tout bas, en suis-je digne, en suis-je capable encore?... Ah! si tu savais mon trouble et ma peine, à l'idée que je ne la mérite peut-être pas, cette adorable créature, dont tu me fais si tendrement le royal cadeau! Tu vaux mieux que moi, tu aurais été pour elle un plus large cœur, un cerveau plus solide, peut-être un homme plus réellement jeune et puissant... Il en est temps encore, frère, ne me la donne pas, garde-la pour toi, si elle doit être avec toi plus heureuse, et plus féconde, et plus souverainement aimée... Réfléchis, moi je suis défaillant de doute. Son bonheur, à elle, seul importe. Qu'elle soit à celui qui l'aimera le mieux.
Une émotion indicible s'était emparée des deux hommes. Alors, en entendant ces paroles brisées, cet amour qui tremblait de n'être pas assez fort, la volonté de Guillaume, un instant, vacilla. Son cœur se déchirait affreusement, il laissa échapper une plainte désespérée, balbutiante:
—Ah! Marie que j'aime tant, Marie que j'aurais faite si heureuse!
Eperdument, Pierre se souleva, cria:
—Tu vois bien que tu l'adores toujours et que tu ne peux renoncer à elle... Laisse-moi partir! laisse-moi partir!