Pauvre Blaise
The Project Gutenberg eBook of Pauvre Blaise
Title: Pauvre Blaise
Author: comtesse de Sophie Ségur
Release date: March 1, 2004 [eBook #11434]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders
PAUVRE BLAISE
COMTESSE DE SÉGUR
NÉE ROSTOPCHINE
A MON PETIT-FILS PIERRE DE SÉGUR
Cher enfant, voici un excellent garçon, sage et pieux comme toi, qui te demande une place dans ta bibliothèque. Tu ne repousseras pas sa prière et tu lui donneras un poste de faveur en l'honneur de ses vertus et de ta grand'mère.
COMTESSE DE SÉGUR, née ROSTOPCHINE.
Paris, 1861.
I
LES NOUVEAUX MAITRES
Blaise était assis sur un banc, le menton appuyé dans sa main gauche. Il réfléchissait si profondément qu'il ne pensait pas à mordre dans une tartine de pain et de lait caillé que sa mère lui avait donnée pour son déjeuner.
«A quoi penses-tu, mon garçon? lui dit sa mère. Tu laisses couler à terre ton lait caillé, et ton pain ne sera plus bon.
BLAISE
Je pensais aux nouveaux maîtres qui vont arriver, maman, et je cherche à deviner s'ils sont bons ou mauvais.
MADAME ANFRY
Que tu es nigaud! Comment veux-tu deviner ce que sont des maîtres que personne de chez nous ne connaît?
BLAISE
On ne les connaît pas ici, mais les garçons d'écurie qui sont arrivés hier avec les chevaux les connaissent, et ils ne les aiment pas.
MADAME ANFRY
Comment sais-tu cela?
BLAISE
Parce que je les ai entendus causer pendant que je les aidais à arranger leurs harnais; ils disaient que M. Jules, le fils de M. le comte et de Mme la comtesse, les ferait gronder s'il ne trouvait pas son poney et sa petite voiture prêts à être attelés; ils avaient l'air d'avoir peur de lui.
MADAME ANFRY
Eh bien, cela prouve-t-il qu'il soit méchant et que les maîtres sont mauvais?
BLAISE
Quand de grands garçons comme ces gens d'écurie ont peur d'un petit garçon de onze ans, c'est qu'il leur fait du mal.
MADAME ANFRY
Quel mal veux-tu que leur fasse un enfant?
BLAISE
Ah! voilà! C'est qu'il va se plaindre, et que son père et sa mère l'écoutent, et qu'ils grondent les pauvres domestiques. Je dis, moi, que c'est méchant.
MADAME ANFRY
Et qu'est-ce que ça te fait, à toi? Tu n'es pas leur domestique; tu n'as pas à te mêler de leurs affaires. Reste tranquille chez toi, et ne va pas te fourrer au château comme tu faisais toujours du temps de M. Jacques.
BLAISE
Ah! mon pauvre petit M. Jacques! En voilà un bon et aimable comme on n'en voit pas souvent. Il partageait tout avec moi; il avait toujours une petite friandise à me donner: une poire, un gâteau, des cerises, des joujoux; et puis, il était bon et je l'aimais! Ah! je l'aimais!... Je ne me consolerai jamais de son départ.»
Et Blaise se mit à pleurer.
MADAME ANFRY
Voyons, Blaise, finis donc! Quand tu pleurerais tout ce que tu as de larmes dans le corps, ce n'est pas cela qui les ferait revenir. Puisque son père a vendu aux nouveaux maîtres, c'est une affaire faite, et tes larmes n'y peuvent rien, n'est-ce pas? Moi aussi, je regrette bien M. et Mme de Berne, et tu ne me vois pourtant pas pleurer...»
Mme Anfry fut interrompue par le claquement d'un fouet et une voix forte qui appelait:
«Holà! le concierge! Personne ici?»
Mme Anfry accourut; un domestique à cheval et en livrée était à la grille fermée.
«C'est vous qui êtes concierge, ici? Tenez la grille ouverte; M. le comte arrive dans cinq minutes, dit-il d'un air insolent.
—Oui, Monsieur, répondit Mme Anfry en saluant.
—Tout est-il en état au château?
—Dame! Monsieur, j'ai fait de mon mieux pour satisfaire les maîtres, répondit timidement Mme Anfry.
—C'est bon, c'est bon», reprit le domestique en fouettant son cheval.
Mme Anfry ouvrit la grille tout en suivant des yeux le domestique, qui galopait vers le château.
«Il n'est guère poli, celui-là, murmura-t-elle; il aurait pu tout de même parler plus honnêtement. Blaise, mon garçon, continua-t-elle plus haut, cours au château et préviens ton père que les nouveaux maîtres arrivent, qu'il vienne vite me rejoindre pour les recevoir à la grille.
—Où le trouverai-je, maman? dit Blaise.
—Dans les chambres du château, qu'il arrange et nettoie depuis ce matin; va, mon garçon, va vite.»
Blaise partit en courant; il entra dans le vestibule, où il trouva cinq ou six domestiques qui allaient et venaient d'un air effaré.
«Halte-là, petit! lui cria un des domestiques; les blouses ne passent pas. Qui demandes-tu?
—Je cherche mon père, Monsieur, pour recevoir les maîtres, répondit Blaise. Maman m'a dit qu'il était au château.»
Et Blaise voulut entrer dans l'appartement; le domestique le saisit par le bras:
LE DOMESTIQUE
Je t'ai dit, gamin, qu'on ne passait pas en blouse. Ton père n'est pas au château; ce n'est pas sa place ni la tienne non plus. Va le chercher ailleurs.
BLAISE
Mais pourtant maman m'a dit...
LE DOMESTIQUE
Vas-tu finir et t'en aller, raisonneur! Si tu ajoutes un mot, je t'époussetterai les épaules du manche de mon plumeau.»
Le pauvre Blaise se retira le coeur un peu gros, et retourna tristement à la grille, où l'attendait sa mère.
«Ils n'ont pas voulu me laisser entrer, maman; ils ont dit que papa n'était pas au château, et que je n'y pouvais pas entrer en blouse. Du temps de M. Jacques, j'y entrais bien, pourtant.
—Je crains que tu n'aies deviné juste, mon pauvre Blaise, dit Mme Anfry en soupirant. On dit: tels maîtres, tels valets. Les valets ne sont pas bons, il se pourrait que les maîtres ne le fussent pas non plus... Comment allons-nous faire? Ils ne seront pas contents si ton père n'est pas ici pour les recevoir. Un concierge doit être à sa grille.
BLAISE
Voulez-vous que je retourne au château, maman? Je le trouverai peut-être aux écuries.
MADAME ANFRY
Trop tard, mon ami, trop tard; j'entends claquer des fouets. Ce sont les maîtres qui arrivent.»
Comme elle achevait ces mots, elle vit accourir Anfry, essoufflé et suant, juste au moment où un nuage de poussière annonçait l'approche de la voiture de poste.
Anfry se plaça, le chapeau à la main, d'un côté de la grille; Mme Anfry se rangea avec Blaise de l'autre côté: la berline attelée de quatre chevaux de poste apparut, tourna au galop et enfila l'avenue du château. Elle passa si rapidement que Blaise eut à peine le temps d'apercevoir un monsieur et une dame au fond de la voiture, un petit garçon et une petite fille sur le devant. Ils passèrent sans répondre aux révérences de Mme Anfry et aux saluts du concierge; la petite fille seule salua.
Quand la voiture fut hors de vue, le mari et la femme se regardèrent d'un air chagrin; ils fermèrent lentement la grille, rentrèrent sans mot dire dans leur maison et s'assirent près d'une table sur laquelle était préparé leur frugal dîner. Blaise vint les rejoindre et, de même que ses parents, se plaça silencieusement près de la table.
«Mon ami, dit enfin Mme Anfry, comment trouves-tu les domestiques des nouveaux maîtres?
—Mauvais, répondit Anfry; grossiers, mauvaises langues. Mauvais, répéta-t-il en soupirant.
MADAME ANFRY
Blaise craint que les maîtres ne soient guère meilleurs.
ANFRY
Cela se pourrait bien! Ce ne sera pas comme avec les anciens qui n'y sont plus. Blaise, mon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers lui, ne va pas au château; n'y va que si on te demande, et restes-y le moins possible.
BLAISE
C'est bien ce que je compte faire, papa; je n'ai pas du tout envie d'y aller. Quand mon cher petit M. Jacques y demeurait, c'était bien différent; je l'aimais et il voulait toujours m'avoir... Je ne le reverrai peut-être jamais! Mon Dieu! mon Dieu! que c'est donc triste d'aimer des gens qui vous quittent.»
Et le pauvre Blaise versa quelques larmes.
ANFRY
Allons, Blaise, du courage, mon garçon! Qui sait? tu le reverras peut-être plus tôt que tu ne penses. M. de Berne m'a bien promis qu'il tâcherait de me placer dans son autre terre, où il va habiter.
BLAISE
Et puis il la vendra encore, et il nous faudra encore changer de maîtres.
ANFRY
Mais non; tu ne sais pas et tu parles comme si tu savais. L'autre terre est une terre de famille, qui ne doit jamais être vendue; tandis que celle-ci était de la famille de Madame, et ils ne pouvaient pas habiter deux terres à la fois. Est-ce vrai?
—A quoi sert de parler de tout cela? dit Mme Anfry. Mangeons notre dîner; veux-tu du fromage, Blaisot, en attendant la salade aux oeufs durs?»
Blaise accepta le fromage, puis la salade, et, tout en soupirant, il mangea de bon appétit, car, à onze ans, on pleure et on mange tout à la fois.
Le reste du jour se passa tranquillement pour la famille du concierge; personne ne les demanda. Quand la nuit fut venue, ils mirent les verrous à la grille, le concierge fit sa tournée pour voir si tout était bien fermé, et il rentra pour se coucher. Sa femme et son fils dormaient déjà profondément.
II
PREMIERE VISITE AU CHATEAU
«M. le comte demande le concierge», dit d'une voix impérieuse un des domestiques du château.
C'était de grand matin. Mme Anfry faisait son ménage, Blaise nettoyait la vaisselle, et Anfry était allé scier du bois pour les fourneaux de la cuisine et de la lingerie.
Le domestique avait ouvert bruyamment la porte et restait sur le seuil; il regardait le modeste mobilier du concierge.
«Votre mobilier ne fait pas honneur à vos anciens maîtres, dit le valet en ricanant; si M. le comte passait par ici, il vous ferait bien vite changer tout cela.
—Qu'est-ce que vous trouvez à mon mobilier qui parle contre les anciens maîtres? répondit vivement Mme Anfry. Est-ce qu'il y manque quelque chose? Tout n'est-il pas en bon état? C'était de bons maîtres, ceux qui n'y sont plus, et je n'en demande pas de meilleurs au bon Dieu.
LE DOMESTIQUE
Ha! ha! le bon Dieu! Comme s'il se mêlait d'un concierge et de son mobilier.
MADAME ANFRY
Le bon Dieu se mêle de tout, et d'un pauvre concierge tout comme d'un prince et d'un roi; et je n'entends pas qu'on se raille du bon Dieu chez moi, entendez-vous bien!
LE DOMESTIQUE
Voyons, voyons, Madame la concierge, il ne faut pas vous emporter pour un mot dit en plaisanterie; mais M. le comte demande le concierge et je ne le vois pas ici.
MADAME ANFRY
Il est au château à scier du bois; allez le chercher là-bas, vous lui ferez la commission.
LE DOMESTIQUE
Si vous y envoyiez votre garçon, cela me donnerait le temps d'aller faire un tour au village et de faire connaissance avec les cafés.
MADAME ANFRY.
Mon garçon n'a que faire au château; on lui a dit hier qu'on n'y entrait pas en blouse; il ne se mettra pas en prince pour y aller, et il n'ira pas.
LE DOMESTIQUE.
Vous êtes maussade, Madame la concierge; mais prenez-y garde, on pourrait bien chercher à vous remplacer et à vous faire partir.
MADAME ANFRY
Comme vous voudrez. Si les maîtres sont comme les valets, je ne tiens pas à y rester; nous sommes connus dans le pays, et nous ne manquerons pas de travail ni de place, mon mari et moi.»
Le domestique vit qu'il n'y avait rien à gagner en continuant la conversation; il se retira en grommelant, et remonta lentement l'avenue du château. Il trouva le concierge au bûcher, comme le lui avait dit Mme Anfry.
«M. le comte vous demande, lui dit-il brusquement.
—Je ne suis guère en toilette pour me présenter chez M. le comte, répondit Anfry.
—Puisqu'il vous demande, c'est qu'il vous veut comme vous êtes, reprit le domestique d'un ton bourru.
—C'est vrai», se borna à répondre Anfry.
Et, laissant son travail, il remit sa veste, secoua la poussière de ses pieds, et se dirigea vers le château.
«Où allez-vous? lui dit rudement un domestique qui balayait l'escalier.
—M. le comte m'a fait demander.
—Est-ce bien sûr?... Passez alors, quoique vous soyez bien mal vêtu pour paraître devant M. le comte.
—Qu'à cela ne tienne; j'aime autant ne pas y aller.»
Et Anfry se mit à redescendre l'escalier qu'il avait monté à moitié.
«Mais non, je ne dis pas cela. Puisque M. le comte vous a demandé, c'est qu'il veut vous voir.
—Alors, gardez vos réflexions pour vous», dit Anfry en remontant l'escalier.
Il arriva à la porte du comte de Trénilly et frappa discrètement.
«Entrez!» lui cria-t-on.
Anfry entra; il vit un homme de trente-cinq à trente-six ans, d'assez belle apparence, l'air hautain, mais le regard assez doux. Anfry salua; le comte répondit par un léger signe de tête.
«Vous avez des enfants? dit-il d'un ton bref.
ANFRY
Un seul, monsieur le comte.
LE COMTE
Garçon ou fille?
ANFRY
Garçon.
LE COMTE
Quel âge?
ANFRY
Onze ans.
LE COMTE
Envoyez-le au château.
ANFRY
Pour quel service, Monsieur le comte?
LE COMTE
Pour le mien, parbleu, puisque je vous dis de me l'envoyer.
ANFRY
Pardon, Monsieur le comte, mais je ne comprends pas comment mon garçon de onze ans pourrait faire le service de Monsieur le comte. Et s'il faut tout dire, je n'aimerais pas à le mettre en contact avec vos gens.
LE COMTE
Et pourquoi, s'il vous plaît? Le fils de mon concierge est-il trop grand seigneur pour se trouver avec mes gens?
ANFRY
Au contraire, Monsieur le comte, il ne serait pas assez grand seigneur pour eux; ils l'ont chassé hier, ils le chasseraient bien encore.
—Je voudrais bien voir cela, s'écria le comte avec colère, quand ce serait par mon ordre qu'il viendrait ici.
ANFRY
Enfin, Monsieur le comte, mon garçon pourrait voir et entendre des choses qui me feraient de la peine en lui faisant du mal, et j'aime autant qu'il reste à la maison et qu'il n'entre pas au château.»
Le comte fut étonné de cette résistance. Il regarda attentivement le concierge et parut frappé de l'air décidé, mais franc, ouvert et honnête, qui donnait à toute sa personne quelque chose qui commandait le respect. Il hésita quelques instants, puis il reprit d'un ton plus doux:
«C'était pour mon fils que je vous demandais le vôtre; mais peut-être avez-vous raison... Quand mon fils voudra jouer avec votre garçon, il ira le chercher chez vous. Au revoir, ajouta-t-il en faisant de la main un geste d'adieu. Quel est votre nom?
—Anfry, Monsieur le comte, à votre service, quand il vous plaira.»
Anfry sortit, redescendit l'escalier et fut arrêté dans le vestibule par des domestiques, curieux de savoir ce que leur maître avait pu vouloir à un homme d'aussi petite importance qu'un concierge de château; Anfry leur répondit brièvement, sans s'arrêter, et rentra chez lui.
Blaise était devant la grille; il époussetait et nettoyait quand son père rentra.
«As-tu vu le garçon de M. le comte? lui demanda Anfry.
BLAISE
Non, papa; je n'ai vu personne, qu'un domestique, qui est venu me dire d'aller voir M. Jules.
ANFRY
Tu n'y as pas été, j'espère bien?
BLAISE
Non, papa, vous me l'aviez défendu; d'ailleurs, je n'ai guère envie de lier connaissance avec ce M. Jules. Je me figure qu'il ne doit pas être bon.
—Tu pourrais avoir raison; travaille, va à l'école, ce sera mieux pour toi que courailler et paresser toute la journée. En attendant, va me chercher ma serpe que j'ai laissée au bûcher; il y a des branches qui avancent sur la grille et qui gênent pour l'ouvrir. Je veux les couper.»
Blaise, toujours prompt à obéir, partit en courant; il entra au bûcher et y trouva Jules de Trénilly, qui essayait de couper des rognures de bois avec la serpe, qu'il avait ramassée.
«Voulez-vous me donner cette serpe, Monsieur? lui dit Blaise poliment.
JULES
Elle n'est pas à toi, je ne te la rendrai pas.
BLAISE
Pardon, Monsieur, elle est à papa; il m'a envoyé pour la chercher.
JULES
Je te dis que j'en ai besoin; laisse-moi tranquille.
BLAISE
Mais papa en a besoin aussi, je dois la lui rapporter.
JULES
Vas-tu me laisser tranquille; tu m'ennuies.»
Blaise insista encore pour avoir sa serpe; Jules continuait à la refuser; Blaise s'approcha pour la retirer des mains de Jules, qui se mit en colère et menaça de la lancer à la tête de Blaise. Il fit, en effet, le mouvement de la jeter; la serpe, trop lourde, retomba sur son pied et lui fit une entaille au soulier, au bas et à la peau; Jules se mit à crier; Michel, le garçon d'écurie, accourut et s'effraya en voyant du sang au pied de son jeune maître.
«Comment vous êtes-vous blessé, Monsieur Jules? lui demanda-t-il.
JULES, criant
C'est ce méchant garçon qui m'a fait mal. Il m'a coupé avec la serpe.
MICHEL, avec rudesse
Méchant garnement! que viens-tu faire ici? Tu es le fils du concierge; va à ta niche et n'en sors pas... Ne pleurez pas, pauvre Monsieur Jules; nous allons bien faire gronder ce mauvais sujet qui vous a fait mal.
JULES
Tu diras, Michel, qu'il m'a donné un coup de serpe.
MICHEL
Mais est-ce bien vrai? Je n'ai rien vu, moi.
JULES
C'est égal, dis toujours, puisque c'est sa faute; si tu ne veux pas, je dirai que c'est toi, et je te ferai chasser.
MICHEL
Non, non, Monsieur Jules, non, non, il ne faut pas me faire chasser; je dirai comme vous me l'ordonnez.»
Et Michel prit Jules dans ses bras et l'emporta au château.
Le pauvre Blaise était resté immobile, stupéfait. Enfin il ramassa la serpe et se dit:
«Faut-il que ce garçon soit méchant! Je vais vite tout raconter à papa, pour qu'il connaisse la vérité et qu'il sache bien que ce n'est pas moi qui l'ai blessé.»
Il courut vers la grille; son père l'attendait avec impatience.
«Tu y as mis du temps, mon garçon, dit-il en recevant la serpe. Qu'est-ce qui t'a retenu si longtemps?»
Blaise, tout essoufflé, raconta à son père ce qui s'était passé; il avait à peine terminé son récit, que M. de Trénilly parut en haut de l'avenue, marchant d'un pas précipité vers la grille.
«Anfry! cria-t-il avec colère, amenez-moi ce petit drôle, qui s'est caché dans la maison quand il m'a aperçu.»
Anfry marcha seul vers M. de Trénilly.
«Monsieur le comte, dit-il le chapeau à la main, je crois savoir ce qui vous amène ici, et je sais que mon fils n'est pas coupable de ce qui est arrivé.
M. DE TRÉNILLY
Comment, pas coupable? Mon fils a au pied une grande entaille que lui a faite votre garçon avec sa serpe, et vous trouvez qu'il n'est pas coupable?
ANFRY
Ce n'est pas mon garçon, c'est le vôtre qui se l'est faite lui-même.
M. DE TRÉNILLY
Ceci est trop fort, par exemple! Me faire croire que mon fils s'est coupé pour le plaisir d'avoir une plaie et d'en souffrir pendant huit jours.
ANFRY
Non, Monsieur le comte, mais par imprudence et par colère.»
Alors Anfry raconta à M. de Trénilly ce que venait de lui apprendre Blaise.
«Faites-le venir, dit M. de Trénilly, je veux l'entendre raconter à lui-même.»
Anfry alla chercher Blaise, qu'il trouva blotti derrière un rideau.
ANFRY
Allons, Blaisot, viens parler à M. le comte; il veut que tu lui racontes ce qui s'est passé avec M. Jules.
BLAISE
Oh! papa, j'ai peur. Il a l'air en colère; il va me battre.
ANFRY
Te battre! Sois tranquille, mon garçon, je suis là, moi; s'il fait mine de te toucher, je t'emmène et nous quitterons la maison, seulement le temps d'emporter nos effets.»
Blaise sortit de sa cachette et, tout tremblant, suivit son père, qui l'emmena devant M. de Trénilly. Blaise n'osait lever les yeux; M. de Trénilly le regardait avec colère.
«Raconte-moi comment mon fils a reçu sa blessure, dit-il enfin avec dureté.
BLAISE
Il ne voulait pas me rendre la serpe que papa m'avait envoyé chercher, Monsieur; j'ai insisté, il s'est fâché, il a voulu m'en donner un coup; la serpe est lourde, elle est retombée malgré lui et l'a blessé au pied.
M. DE TRÉNILLY
Tu mens! je te dis que tu mens!
BLAISE, vivement
Non, Monsieur, je ne mens pas; je ne mens jamais. Si j'avais blessé M. Jules, je l'aurais dit sans attendre qu'on me le demandât.»
L'honnête indignation de Blaise parut faire impression sur M. de Trénilly; il regarda alternativement Blaise et Anfry, et s'en alla en se disant à mi-voix:
«C'est singulier! Il a l'air franc et honnête; mais pourquoi Jules aurait-il fait ce conte, et pourquoi Michel l'aurait-il soutenu?... C'est ce que je vais tâcher de me faire expliquer...»
Quand il fut parti, Anfry rentra avec Blaise et lui répéta la défense d'aller au château sans nécessité.
III
LA RÉPARATION ET LA RECHUTE
Huit jours après, Blaise était dans le jardin avec son père; ils bêchaient tous deux une plate-bande de salades, lorsque la voix de M. de Trénilly se fit entendre; il appelait Anfry.
«Me voici, Monsieur le comte», répondit Anfry; et il courut vers le comte, qui tenait Jules par la main.
«Anfry, dit le comte, voici Jules qui vient faire ses excuses à votre garçon pour ce qui s'est passé la semaine dernière: votre garçon avait raison, c'est Michel qui a menti; Jules s'est blessé lui-même, il l'a avoué, et il est bien fâché d'avoir accusé à tort votre garçon; de peur d'être grondé pour avoir touché la serpe, il a fait un mensonge et une méchanceté, mal conseillé par Michel, que j'ai renvoyé de mon service et qui est retourné dans son pays; Jules ne recommencera pas, il me l'a bien promis. Jules, va chercher Blaise; tu le lui diras toi-même.»
Jules alla à pas lents dans le potager où travaillait Blaise; il était honteux des excuses que son père lui avait ordonné de faire, et il ne savait de quelle manière commencer. Il restait immobile et silencieux devant Blaise, qui le regardait d'un air surpris.
«Qu'y a-t-il pour votre service, Monsieur Jules? lui demanda-t-il enfin.
—Rien, répondit Jules.
—Mais puisque vous êtes venu ici près de moi, Monsieur Jules, c'est que vous avez besoin de moi.
—Non, répondit Jules.
BLAISE
Alors je vais me remettre à bêcher, sauf votre respect, Monsieur Jules. Papa n'aime pas que je perde mon temps.
JULES, avec embarras
Blaise!
BLAISE
Monsieur Jules.
JULES, très embarrassé
Blaise!... Je suis venu... Papa m'a dit... Je ne sais pas comment dire... Je veux..., non, je dois... te demander pardon.
BLAISE, avec surprise
A moi, pardon! et de quoi donc?
JULES
Pour l'autre jour..., la serpe... Michel..., tu te souviens bien?
BLAISE
Ah! pour le mensonge! Tiens, je n'y pensais plus. Je ne vous en veux pas bien sûr, Monsieur Jules, et je suis bien fâché que vous ayez pris la peine de faire des excuses. C'est juste, à la vérité, mais cela coûte, et je vous en remercie.»
Jules, enchanté de se trouver débarrassé de cette tâche pénible, releva la tête, qu'il avait tenue baissée, et, regardant la bonne figure réjouie de Blaise, il lui proposa de venir jouer avec lui au château.
BLAISE
Cela, c'est impossible, Monsieur Jules, car papa m'a défendu d'y aller.
JULES
Pourquoi donc?
BLAISE
Il dit que ce n'est pas ma place, que je ne dois pas m'habituer à fainéanter, mais à l'aider par mon travail.
JULES
Oh! que c'est ennuyeux! Attends, je vais le demander à papa.»
Jules courut à M. de Trénilly et lui demanda la permission d'emmener Blaise.
LE COMTE
Je ne demande pas mieux, mon ami, je suis bien aise que tu joues avec Blaise, qui me semble être un bon et brave garçon.
JULES
C'est que son père veut qu'il travaille, et ne veut pas qu'il vienne au château.
LE COMTE
Son père a raison, mais il lui donnera bien un congé pour terminer votre raccommodement.—Nous donnez-vous Blaise pour l'après-midi, Anfry; nous vous le renverrons ce soir.
ANFRY
Je n'ai rien à refuser à Monsieur le comte, pourvu que Blaise ne gêne pas. Je vais l'amener tout à l'heure, quand il sera nettoyé et qu'il aura changé de vêtements.
LE COMTE
Pourquoi faire, changer de vêtements? Laissez-lui sa blouse; ce n'est pas fête aujourd'hui.
ANFRY
C'est fête pour lui, Monsieur le comte, puisque c'est la première fois qu'il est admis près de Monsieur le comte et de M. Jules. Mais, puisque Monsieur le comte l'aime mieux ainsi, il ira en blouse.»
Et il alla au jardin, où Blaise bêchait toujours.
«Blaisot, va te débarbouiller les mains et le visage, et donner un coup de peigne à tes cheveux. Tu vas accompagner M. Jules et jouer avec lui au château.»
Blaise rougit, moitié de peur et moitié de plaisir, et courut se débarbouiller au baquet. Quand il fut lavé, peigné, il alla rejoindre Jules et le comte, qui l'attendaient dans l'avenue. Ils marchaient devant; Blaise suivait; il n'était pas à son aise, il n'osait parler, et il aurait voulu pouvoir retourner à sa bêche et à son jardin. En arrivant au perron, ils trouvèrent la comtesse avec sa fille qui les attendaient.
«Vous amenez Blaise! dit la comtesse en s'avançant vers eux. Je suis bien aise de le connaître; on m'a dit du bien de lui. N'aie pas peur, petit, ajouta-t-elle, Hélène ne te mangera pas, et Jules sera content de jouer avec un garçon de son âge.
—Je n'ai pas peur, Madame, dit Blaise; seulement je ne suis pas à mon aise.
—Eh bien, tu vas t'y mettre en nous aidant à bêcher et à arranger notre jardin, Blaise, dit Hélène avec un sourire aimable. Venez avec moi, Jules et Blaise, et mettons-nous à l'ouvrage.»
Et, passant entre eux deux, elle les prit chacun par la main et courut vers un petit jardin que M. de Trénilly leur avait fait arranger près du château.
«Mais il n'y a rien dans votre jardin, dit Blaise.
HÉLÈNE
C'est précisément pour cela que nous voulons l'arranger: tu vas nous aider.
BLAISE
Qu'est-ce que vous voulez y mettre: des fleurs ou des légumes?
—Des fleurs! s'écria Hélène; j'aime tant les fleurs!
—Des légumes! s'écria Jules! les fleurs m'ennuient.
HÉLÈNE
Des fleurs seraient bien plus jolies et viendraient plus vite.
JULES
Des légumes sont bien plus utiles; d'ailleurs, je veux des légumes, et si tu mets des fleurs; je les arracherai.
HÉLÈNE.
Fais comme tu voudras; je sais qu'il faut toujours te céder.
BLAISE.
Pourquoi faut-il que vous cédiez, Mademoiselle?
HÉLÈNE
Pour ne pas être battue par lui et grondée par papa, qui croit tout ce que Jules lui dit.
JULES
Allons, vite à l'ouvrage! Bêchez, ratissez, pendant que je vais chercher des graines au jardin.»
Blaise avait envie de résister à Jules et de soutenir Hélène; mais il n'osa pas, et, prenant une bêche, il se mit à l'ouvrage avec une telle ardeur que le jardin fut retourné en moins d'une demi-heure; Hélène l'aidait, mais moins vivement.
Jules revint avec un sac plein de graines de toute espèce de légumes.
«Voilà, dit-il, des choux-fleurs, des pois, des radis, des asperges, des navets, des carottes, des laitues, des cardons, des épinards...
BLAISE
Mais, Monsieur Jules, tout cela doit être semé sur couche et repiqué quand c'est levé.
JULES
Du tout, du tout, je ne veux pas; je veux semer les graines dans mon jardin.
BLAISE
Comme vous voudrez, Monsieur Jules; mais il faudra les attendre bien longtemps.
JULES
C'est égal, je veux les semer; j'aime mieux attendre.»
Hélène ne disait rien; elle était habituée aux caprices de son frère; sa bonté et sa douceur la portaient à toujours lui céder pour éviter les disputes. Blaise hochait la tête, mais se taisait, voyant Hélène consentir de bonne grâce à sacrifier les fleurs qu'elle avait désirées. Avec sa bêche il fit des traînées de petites rigoles, dans lesquelles Jules semait la graine.
BLAISE
Qu'avez-vous semé par ici, Monsieur Jules?
JULES
Je n'en sais rien; j'ai tout mêlé.
HÉLÈNE
Mais comment sauras-tu où sont les radis, les choux-fleurs, les carottes, et le reste?
JULES
Je les reconnaîtrai bien en les mangeant.
HÉLÈNE
Mais quand nous voudrons manger des radis, comment les trouverons-nous?
JULES
Ah! je n'en sais rien! Tu m'ennuies avec tes raisonnements.
BLAISE
Ecoutez, Monsieur Jules, vous n'êtes pas raisonnable; ce ne sera pas un jardin, cela; on n'y verra rien pendant plus d'une quinzaine. Laissez votre soeur y mettre quelques fleurs.
JULES, frappant du pied
Non, non, non, je ne veux pas; je n'aime pas les fleurs, et je n'en mettrai pas.»
Hélène était rouge; elle avait envie de pleurer, Blaise en eut pitié et lui dit:
«Ne vous affligez pas, Mademoiselle, je vous arrangerai un autre jardin, et je vous y planterai de belles fleurs toutes venues.
HÉLÈNE
Merci, Blaise, tu es bien bon.
JULES
Et moi! je suis donc mauvais, moi?
HÉLÈNE
Tu n'es pas mauvais, mais Blaise est très bon.
JULES, avec colère
Je ne veux pas que Blaise soit meilleur que moi; je ne veux pas que tu le dises.
HÉLÈNE
Je ne le dirai pas si cela te contrarie, mais...
JULES, de même
Mais quoi?
HÉLÈNE
Mais... Blaise est très bien.»
Jules se mit à crier, à taper des pieds; il courut pour battre Hélène; elle se sauva; il s'élança sur Blaise, qui esquiva le coup en sautant lestement de côté. Jules tomba sur le nez et redoubla ses cris; la bonne d'Hélène accourut.
«Qu'y a-t-il? pourquoi ces cris?
JULES, pleurant
Blaise est méchant; il veut arracher mes légumes pour mettre des fleurs; ils disent que je suis méchant; c'est lui qui est méchant, il veut arracher mes légumes.
LA BONNE
Pourquoi contrariez-vous M. Jules, et comment osez-vous lui arracher ses légumes, Blaise?
BLAISE
Je vous assure, Madame, que je ne veux rien arracher, et que je ne veux pas contrarier M. Jules. C'est lui-même qui se contrarie.
LA BONNE
C'est cela! toujours la même chanson! C'est M. Jules qui se fait pleurer lui-même, n'est-ce pas?»
Blaise voulut répondre, mais la bonne ne lui en laissa pas le temps; elle le saisit par le bras, le fit pirouetter et lui ordonna de s'en aller chez lui et de ne plus revenir. Blaise partit sans mot dire, se promettant bien de refuser à l'avenir toute invitation du château.
IV
LE CHAT-FANTOME
Blaise était courageux; il n'avait pas peur de l'obscurité, et, quand il faisait beau, il aimait à se promener tout seul, le soir, dans les prairies traversées par un joli ruisseau.
Qu'est-ce qui lui plaisait tant dans la prairie?
D'abord il était seul, il allait où il voulait; ensuite, en suivant le chemin qui bordait le ruisseau, il voyait une longue rangée de fours à plâtre creusés dans la montagne qui borde les prés et la grande route. Ces fours étaient en feu tous les soirs; il en sortait des gerbes d'étincelles; les hommes occupés à enfourner du bois dans ces brasiers lui semblaient être des diables au milieu des flammes de l'enfer. Un autre enfant aurait eu peur, mais Blaise n'était pas si facile à effrayer; il s'arrêtait et regardait avec bonheur ces feux allumés, ces longues traînées d'étincelles, ces hommes armés de fourches attisant le feu. Il suivait tout doucement la rivière jusqu'au moulin, dont il traversait la cour pour revenir par la grande route, en longeant les fours à chaux.
Quelques jours après sa première visite au château, Blaise se préparait à faire sa promenade favorite, lorsqu'il vit accourir Jules.
«Blaise! Blaise! lui cria-t-il, veux-tu venir jouer avec moi? Je suis seul, je m'ennuie.
—Merci, Monsieur Jules, répondit Blaise, je vais me promener dans la prairie; je ne veux pas venir chez vous, pour que vous inventiez encore quelque histoire qui me fasse gronder!
JULES
Oh! Blaise, je t'en prie, viens; je serai très bon, je ne dirai rien du tout à personne.
BLAISE
Non, Monsieur Jules, j'aime mieux me promener que jouer.
JULES
Alors j'irai avec toi.
BLAISE
Je ne veux pas vous emmener sans la permission de votre papa, Monsieur Jules.
JULES
Laisse donc! quelle sottise! Crois-tu que papa et maman me tiennent en laisse comme un chien de chasse? Je veux aller avec toi, et j'irai.»
Blaise, ne pouvant empêcher Jules de l'accompagner, se décida à le laisser venir, et ils partirent ensemble, Jules enchanté de sortir du jardin, qui l'ennuyait, et Blaise ennuyé d'avoir Jules pour compagnon.
La lune commençait à se lever et à éclairer le sentier. Les fours étaient tous allumés; Jules eut peur d'abord; mais les explications de Blaise le rassurèrent; il ne se lassait pas de regarder les fours et les hommes travaillant à entretenir le feu. Ils arrivèrent ainsi au moulin. Blaise voulut ouvrir la grille pour traverser la cour, comme il en avait l'habitude; deux énormes dogues accoururent en aboyant dès qu'il mit la main sur la grille; ils montraient deux rangées de dents formidables. Jules eut peur; Blaise appela, personne ne répondit; il passa la main dans les barreaux de la grille pour les flatter et obtenir passage; les chiens s'élancèrent sur la grille et cherchèrent à mordre la main, que Blaise retira promptement.
Comment revenir sans passer par le même chemin? Il y en avait bien un autre, mais Blaise n'aimait pas à le prendre, parce qu'il longeait le cimetière du village; le grand-père, la grand'mère de Blaise y étaient enterrés, et, quand il passait devant leur tombe, il avait du chagrin.
BLAISE
Il faut que nous revenions sur nos pas, Monsieur Jules; les chiens gardent le passage; ils nous dévoreraient si nous entrions dans la cour.
JULES
C'est ennuyeux de revenir par le même chemin; je voudrais passer près des fours à chaux.
BLAISE
Il y a bien un moyen, Monsieur Jules, mais vous allez avoir peur.
JULES
Pourquoi? Y a-t-il du danger?
BLAISE
Aucun danger, Monsieur, si vous n'avez pas peur.
JULES
Dis-moi vite; qu'est-ce que c'est?
BLAISE
Ce serait de traverser le cimetière; nous nous retrouverons sur la grande route, juste à l'endroit où commencent les fours.
JULES
Avec toi je n'aurai pas peur; marche en avant.
BLAISE
Marchons un peu lestement pour être plus tôt arrivés.»
Ils prirent le chemin du cimetière, situé derrière le moulin. Ils marchaient et approchaient rapidement. Les yeux fixés sur le mur et sur la porte du cimetière, Jules sentait battre son coeur; ses grands yeux ouverts ne quittaient pas le mur blanc, lorsqu'il s'arrêta et poussa un cri de terreur; sa main s'allongea involontairement vers le cimetière et désigna l'objet qui le terrifiait.
Blaise regarda Jules avec surprise, suivit la direction de la main, vit une grande forme blanche, un fantôme qui s'élevait lentement au-dessus du mur, et qui resta immobile quand sa tête et le haut de son corps eurent dépassé le mur. Jules cria; le fantôme tourna vers lui des yeux flamboyants. Jules tremblait de tous ses membres; Blaise n'était pas trop rassuré et restait immobile comme le fantôme; il rassembla enfin tout son courage et fit le signe de la croix. Le fantôme ne bougea pas.
«Ce n'est pas un méchant fantôme, Monsieur Jules, car s'il avait été un mauvais esprit, le signe de la croix l'aurait fait fuir. En tout cas, je vais lui jeter une pierre.»
Et Blaise, se baissant, ramassa une grosse pierre aiguë et la lança de toute sa force et avec une grande adresse à la tête du fantôme, qui poussa une espèce de hurlement effroyable et vint tomber au pied du mur, en dehors du cimetière; il se roula par terre en continuant ses cris. Blaise crut reconnaître des miaulements de chat, et voulut courir à lui pour s'en assurer; mais Jules, pâle et tremblant, le tenait par sa blouse et l'empêchait d'avancer.
BLAISE
Lâchez-moi donc, Monsieur Jules, laissez-moi aller voir.
JULES
Non, tu n'iras pas; je ne veux pas que tu me laisses seul; j'ai peur, j'ai peur du fantôme.
BLAISE
C'est précisément ce que je veux aller voir; ce n'est pas un fantôme, je crois que c'est un chat. Venez avec moi si vous avez peur de rester seul.
JULES
Non, non, je ne veux pas y aller.
—Alors, faites comme vous voudrez», dit Blaise, et, donnant une secousse pour arracher sa blouse des mains, de Jules, il courut vers la forme blanche étendue par terre.
Jules aimait mieux encore approcher du fantôme avec Blaise que de rester seul; il courut après lui et le rejoignit au moment où Blaise, s'étant baissé, poussa un cri en faisant un saut en arrière; il s'était senti égratigné. Jules se trouvait tout près de lui; le saut de Blaise le fit trébucher, et il alla tomber sur le fantôme qui, poussant un dernier hurlement, griffa le visage de Jules comme il avait fait de la main de Blaise. La terreur de Jules fut à son comble; il voulut crier, sa voix ne put sortir de son gosier; il voulut se lever, la force lui manqua, et il resta à terre privé de sentiment.
Dans le premier moment de surprise, Blaise ne songea pas à Jules, et il examina la forme étendue devant lui; la lune venant il sortir de derrière un nuage, il vit distinctement un chat blanc d'une grosseur extraordinaire. C'était lui qui avait grimpé sur le mur du cimetière; la demi-obscurité l'avait fait paraître encore plus gros et plus blanc, et avait donné à sa tête et à son corps l'apparence d'une tête et d'épaules d'homme. Blaise vit avec chagrin que le pauvre animal avait un oeil hors de la tête et un côté du crâne brisé; ses convulsions avaient cessé; il ne remuait plus.
«Voyons, Monsieur Jules, dit Blaise en repoussant le chat, continuons notre route; je n'ai pas fait de bonne besogne en lançant ma pierre; je vais demander aux ouvriers des fours à plâtre à qui appartient cet animal. Eh bien, Monsieur Jules, vous ne venez pas?»
Et, se retournant vers Jules, il l'aperçut étendu par terre, pâle et sans mouvement.
«Ah! mon Dieu! qu'est ce qu'il a donc? Il a perdu connaissance! Que vais-je faire de lui, mon Dieu! Aussi pourquoi l'ai-je laissé venir avec moi; ces enfants de château, c'est poltron comme tout; je vous demande un peu, là! Y avait-il de quoi s'évanouir, s'effrayer seulement?»
Le pauvre Blaise était bien embarrassé: il lui soufflait sur la figure, lui tapait le dedans des mains, lui jetait de l'eau sur le visage. Enfin Jules soupira, fit un mouvement; Blaise lui souleva la tête; il ouvrit les yeux, regarda autour de lui, aperçut le chat blanc étendu par terre, fut saisi de frayeur et voulut s'éloigner.
«N'ayez pas peur, Monsieur Jules, c'est un chat, rien qu'un pauvre chat, que j'ai tué d'un coup de pierre, et qui, avant de mourir, s'est vengé sur votre joue et sur ma main.»
Jules, un peu rassuré, se leva lentement et saisit la main de Blaise pour s'éloigner au plus vite de ce chat qu'il avait pris pour un fantôme, et qui lui avait occasionné une si grande frayeur.
«Attendez, Monsieur Jules, dit Blaise; laissez-moi emporter le mort, pour que je le fasse reconnaître par quelqu'un. Un beau chat, ajouta-t-il en le ramassant.
JULES
Par où allons-nous donc passer pour aller à la route?
BLAISE
Par le cimetière, puisqu'il n'y a pas d'autre chemin. Nous ne pouvons pas aller par la cour du moulin, les chiens nous barrent le passage.
JULES
Je ne veux point passer par le cimetière..., non, non..., je ne le veux pas, j'ai trop peur.
BLAISE
De quoi donc auriez-vous peur, Monsieur Jules, puisque vous voyez que notre fantôme n'en est pas un? Ce n'était qu'un chat.
JULES
Je veux retourner par le chemin de la rivière, par lequel nous sommes venus.
BLAISE
Et les fours à chaux, donc, nous ne passerons pas devant? C'est le plus joli de la promenade.
JULES
Non, je ne veux pas y aller; je veux rentrer tout de suite. Si tu ne viens pas avec moi, je vais crier si fort que je vais faire accourir tout le monde.
BLAISE
Ah bien! ce serait honteux pour vous de crier pour rien du tout. Mais, tout de même, comme on pourrait croire que c'est moi qui vous fais crier, il faut bien que je m'en retourne avec vous, et que je laisse mon chat sans demander à qui il appartient.»
Et Blaise, pas trop content de renoncer aux fours à chaux, suivit Jules, qui marchait très vite pour rentrer à la maison le plus tôt possible. A cent pas de l'avenue du château ils rencontrèrent Hélène et sa bonne, qui les cherchaient de tous côtés.
HÉLÈNE
Où as-tu été, Jules? Maman n'est pas contente; elle a su que tu étais sorti avec Blaise; elle craint qu'il ne te soit arrivé quelque accident; il est très tard, nous devrions être couchés depuis longtemps; allons, mon frère, rentrons vite, tu vas être grondé.
JULES
Ce n'est pas ma faute, c'est Blaise qui m'a emmené bien loin; il m'a mené dans des chemins dangereux, j'ai manqué d'être mangé par des chiens énormes, et puis j'ai manqué d'être étranglé par les fantômes du cimetière!
HÉLÈNE
Qu'est-ce que tu dis? Les fantômes du cimetière! Tu sais bien qu'il n'y a pas de fantômes.
BLAISE
Ne l'écoutez pas, Mademoiselle; en fait de fantômes, nous n'avons vu qu'un gros chat blanc monté sur le mur du cimetière. Je l'ai malheureusement tué d'un coup de pierre. Et quant à emmener M. Jules, c'est bien lui qui a voulu absolument venir avec moi, et j'aurais mieux aimé qu'il ne vint pas, j'ai tout fait pour l'empêcher de m'accompagner.
HÉLÈNE
Jules, tu dis toujours sur Blaise des choses qui ne sont pas vraies; c'est très mal; ne répète pas à maman ce que tu m'as dit, parce que tu ferais injustement gronder le pauvre Blaise.
BLAISE
Merci, Mademoiselle; je ne crains pas ce que M. Jules peut rapporter de moi, pourvu qu'il dise la vérité.»
Hélène ne répondit pas et soupira; elle savait que Jules mentait souvent, et elle craignait qu'il ne fît gronder le pauvre Blaise, qu'elle savait innocent.
Mme de Trénilly était descendue dans la cour pour avoir des nouvelles de Jules, dont elle était inquiète; en le voyant revenir avec sa soeur, elle alla à eux et demanda avec inquiétude ce qui l'avait retenu si longtemps.
JULES
Maman, c'est Blaise qui m'a emmené bien loin; j'avais très peur, mais il ne voulait pas revenir, et m'a fait aller au cimetière.
LA COMTESSE
Au cimetière! Pour quoi faire? et qu'as-tu donc à ton habit? Le dos est plein de poussière, comme si tu t'étais roulé par terre. Serais-tu tombé? T'es-tu fait mal?
JULES
C'est Blaise qui m'a fait tomber en tuant un superbe chat blanc.
LA COMTESSE
Pourquoi a-t-il tué ce chat? Comment t'a-t-il fait tomber en le tuant? Il est donc méchant, ce Blaise?
JULES
Oui, maman, il est très méchant et il ment souvent ou plutôt toujours.
—Maman, reprit Hélène avec indignation, Blaise est très bon et ne ment pas. C'est Jules qui ment et qui est méchant. Blaise m'a dit que Jules avait voulu absolument le suivre à la promenade, et il a tué ce chat parce qu'ils l'ont pris pour un fantôme: mais il ne voulait pas le tuer, et il en est très fâché.
LA COMTESSE
Blaise peut mentir aussi bien que Jules. Pourquoi excuser un étranger pour accuser ton frère?
HÉLÈNE
Parce que je connais Jules, maman, et je sais qu'il ment souvent.
LA COMTESSE
Hélène, toi qui prétends être pieuse, sois plus charitable et plus indulgente pour ton frère. Montons au salon; je tâcherai demain de savoir quel est le menteur, et je promets qu'il sera puni comme il le mérite.»
Jules eût mieux aimé que sa mère ne parlât plus de cette affaire; mais Hélène, qui avait pitié du pauvre Blaise calomnié, fut au contraire satisfaite de la promesse de sa mère. En allant se coucher, elle reprocha à Jules sa méchante conduite; il répondit, comme à son ordinaire, par des injures et des coups de pied.
Le lendemain, la comtesse alla seule chez Anfry; elle fit venir Blaise, qu'elle questionna beaucoup, et elle acquit la certitude de l'innocence de Blaise et de la méchanceté de Jules; mais la crainte de rabaisser son fils en donnant raison à un petit paysan l'empêcha de punir Jules comme il le méritait.
V
UN MALHEUR
Un jour, Blaise bêchait et arrosait le jardin d'Hélène, lorsqu'ils entendirent des cris perçants qui provenaient d'une maison placée de l'autre côté du chemin, et habitée par une pauvre femme et ses cinq enfants. Blaise jeta sa bêche et courut vers la maison d'où partaient les cris; Hélène l'avait suivi; ils arrivèrent au moment où la pauvre femme retirait d'une mare pleine d'eau son petit garçon de deux ans, qu'elle avait laissé jouer dans un verger au milieu duquel était la maison. Dans un coin du verger elle avait creusé une petite mare pour y laver le linge de son plus jeune enfant, âgé de trois mois. Elle était rentrée pour faire manger au petit sa bouillie, et, pendant cette courte absence, celui de deux ans était tombé dans la mare; il n'avait pas pu en sortir et il avait été noyé. La mère poussait des cris perçants. Les voisins accoururent; les uns soutenaient la mère, qui se débattait en convulsions; les autres avaient ramassé l'enfant, le déshabillaient et essuyaient l'eau qui coulait de ses cheveux et de tout son corps. Blaise courut à toutes jambes chercher un médecin. Hélène, quoique saisie et tremblante, aidait à essuyer l'enfant et à l'envelopper de linges chauds et secs. Elle pensa ensuite que d'autres voisines de la pauvre femme pourraient, en attendant le médecin, aider à rappeler la vie et la chaleur dans le corps de ce pauvre petit, et elle courut les prévenir du malheur qui était arrivé. Deux habitants du voisinage, M. et Mme Renou, prirent chez eux différents remèdes qui pouvaient être utiles, et entrèrent chez la pauvre femme. Pendant que Mme Renou cherchait à consoler et à encourager la malheureuse mère, M. Renou fit étendre l'enfant sur une couverture de laine, devant le feu; on le frotta d'eau-de-vie, d'alcali, de moutarde, on lui fit respirer des sels, de l'alcali; on employa tous les moyens usités en de pareils accidents, mais sans succès: l'enfant était sans vie et glacé. Quand son malheur fut certain, la pauvre femme se jeta à genoux devant le corps de son enfant, le couvrit de baisers et de larmes, le serra dans ses bras en l'appelant des noms les plus tendres. On voulut vainement la relever, lui enlever son enfant; elle le retenait avec force et ne voulait pas s'en détacher. Enfin elle perdit connaissance et tomba dans les bras des personnes qui l'entouraient. On profita de son évanouissement pour la déshabiller, la coucher dans son lit et porter l'enfant dans une chambre voisine. La bonne petite Hélène n'avait pas été inutile pendant cette scène de désolation: elle berçait et soignait le petit enfant de trois mois, dont personne ne s'occupait, et qui criait pitoyablement dans son berceau. Hélène finit par le calmer et l'endormir.
Quand tout fut fini pour l'enfant noyé et qu'on l'eut posé sur un lit, enveloppé de couvertures, le médecin arriva.
«Eh bien, dit-il, l'enfant respire-t-il encore?
—Je le crois mort, dit Mme Renou; mais il y aurait peut-être à employer des moyens que je ne connais pas; essayez, Monsieur, et tâchez de rappeler cet enfant à la vie.»
Le médecin découvrit le corps, appliqua l'oreille contre le coeur; après un examen de quelques minutes, il se releva.
«L'enfant est bien mort, dit-il; je n'entends pas les battements de son coeur.
—Mais n'y aurait-il pas quelque remède qui pourrait le ranimer?
—Je n'en connais pas. Faites ce que vous avez déjà fait: soufflez de l'air dans la bouche, frottez le corps d'alcali, mettez des sinapismes, tâchez de ranimer les battements du coeur; mais je crois que tout sera inutile, car l'enfant est mort, sans aucun doute.»
En disant ces mots, jetant à la mère désolée un regard de compassion, il quitta la chambre et alla voir d'autres malades. Mme Renou, désolée de cet arrêt du médecin et de son prompt départ, s'écria:
«Un peu de courage encore! On a vu faire revenir des noyés après deux heures de soins; nous n'avons pas réussi jusqu'à présent, mais nous serons peut-être plus heureux en continuant.»
Mme Renou, aidée des voisins charitables qui n'avaient cessé de donner tous leurs soins à la mère et à l'enfant, recommença ce qui avait été vainement essayé depuis une heure. La pauvre mère reprit quelque espoir en voyant continuer les secours que l'arrivée du médecin avait interrompus.
Pendant plus d'une heure encore, on ne cessa de frictionner, réchauffer l'enfant, mais sans obtenir aucun bon résultat. Quand Mme Renou vit l'inutilité de leurs efforts, elle enveloppa l'enfant dans des linges qui devaient être son linceul, et elle le le laissa sur le lit de la chambre où il avait été transporté.
«Mon enfant, mon cher enfant! s'écria la mère en voyant revenir Mme Renou, vous l'avez abandonné.
—Tout est fini, ma pauvre femme, dit Mme Renou. Le Bon Dieu a repris votre enfant pour son plus grand bonheur; il est au ciel, où il prie pour vous et pour ses frères et soeurs.
—Mon enfant, mon cher petit enfant! cria la pauvre mère en sanglotant; le perdre ainsi! le voir mourir sous mes yeux, à dix pas de moi! Oh! c'est trop affreux! J'aurais été moins désolée de le voir mourir dans son lit.
—Ma pauvre femme, pensez que si votre enfant était mort dans son lit, c'eût été par maladie, et que vous l'auriez vu souffrir cruellement pendant plusieurs jours; c'eût été plus terrible encore; le bon Dieu vous a épargné cette douleur.»
Pendant longtemps encore, Mme Renou resta près de la pauvre femme sans pouvoir calmer son désespoir. Elle la quitta enfin, la laissant aux mains des voisines, dont les consolations furent des plus rudes, mais des plus efficaces.
«Voyons, ma bonne Marie, lui dit l'une, vous n'êtes pas raisonnable; puisque le bon Dieu le veut, vous ne pouvez l'empêcher.
—A quoi vous sert de vous désoler ainsi, dit l'autre; ce ne sont pas vos cris ni vos pleurs qui feront revivre l'enfant.
—Soyez raisonnable, dit la troisième, et voyez donc qu'il vous reste encore quatre enfants; il y en a tant qui n'en ont pas.
—Et le pauvre innocent qui, en se réveillant, aura besoin de votre lait; quelle nourriture vous lui donnerez en vous chagrinant comme vous le faites!
—On fera de son mieux pour vous soulager, ma pauvre Marie; tenez, voyez Mme Désiré qui prend votre enfant et qui va le nourrir avec le sien.»
En effet, Mme Désiré Thorel, bonne et gentille jeune femme qui demeurait tout près, et qui avait un enfant au maillot, était accourue à la première nouvelle du malheur arrivé à Marie. Elle avait aidé avec bonté et intelligence Mme Renou dans les soins donnés à l'enfant noyé; au réveil du petit, qu'Hélène avait endormi, elle le prit, l'enveloppa de langes et l'emporta chez elle pour le nourrir et le soigner avec le sien; elle ne le reporta que plusieurs heures après, lorsque la mère, revenant un peu à elle et au souvenir de ses autres enfants, demanda ce dernier petit, le seul qui pût être près d'elle; les autres étaient à l'école ou dans une ferme, où on les employait à garder des dindes et des oies.
Pendant plusieurs jours, elle fut inconsolable; le temps agit enfin sur son chagrin comme il agit sur tout: il l'usa et le diminua insensiblement. Mme Renou et Hélène allèrent tous les jours et plusieurs fois par jour lui donner des consolations, adoucir sa douleur et pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille. Hélène s'occupait des enfants, les peignait, les lavait; elle rangeait les vêtements épars, mettait de l'ordre dans le ménage, pendant que Mme Renou causait avec Marie et cherchait à lui donner la résignation d'une pieuse chrétienne soumise aux volontés de Dieu.
Jules profitait des absences plus fréquentes d'Hélène pour multiplier ses sottises, dont le pauvre Blaise était toujours l'innocente victime, comme on va le voir dans les chapitres suivants.
VI
VENGEANCE D'UN ELEPHANT
«Broum, broum, broum. Voyez, Messieurs, Mesdames, l'animal le plus grand de tous les animaux créés par le bon Dieu, et, malgré sa grande taille, le plus doux, le plus obéissant. Venez, Messieurs, Mesdames, admirer cet animal et son savoir-faire; deux sous par tête, deux sous.»
L'homme qui parlait ainsi était entré dans la cour du château avec son éléphant, un des plus gros de son espèce et, comme le disait son maître, un des plus doux. En un instant une douzaine de têtes se firent voir aux fenêtres, entre autres celle de Jules; il accourut aussitôt pour voir l'animal de plus près; Hélène et sa mère le suivirent bientôt, ainsi que tous les domestiques. Quand il y eut dans la cour assez de monde pour donner une représentation du savoir-faire de l'éléphant, le maître passa une sébile devant toutes les personnes présentes, et chacun y déposa son offrande. La sébile se trouvant suffisamment remplie, le maître fit déployer à l'éléphant tous ses talents. Il lui fit lancer une énorme boule et la recevoir au bout de sa trompe; il lui fit saluer la compagnie; déboucher une bouteille de vin, en verser un verre plein, l'avaler sans en répandre une goutte, en verser un second verre et y tremper une tranche de pain qu'il avala comme une pilule; il lui fit casser des noix avec son gros pied de devant; il lui fit transporter en tas des pierres que deux hommes pouvaient à peine soulever, et que l'éléphant enleva avec la même facilité qu'un enfant aurait mise à manier une noix; et il lui fit exécuter beaucoup d'autres tours plus ou moins difficiles, qui excitaient l'admiration de tous les spectateurs.
Quand la représentation fut terminée, le maître s'approcha de M. de Trénilly et lui demanda la permission de coucher dans une de ses granges. M. de Trénilly y consentit, à la grande joie des enfants, qui comptaient bien revoir l'éléphant dans son appartement et lui apporter à manger.
«Que donnez-vous à dîner à votre éléphant? demanda Jules au maître.
—Des boulettes de farine et d'oeufs, Monsieur, et un baquet de son avec des choux et des carottes.
—Où sont vos boulettes? demanda Jules.
—Je vais les apprêter, Monsieur; elles ne sont pas encore faites.
—Blaise, Blaise, allons voir faire les boulettes de l'éléphant, et nous regarderons comment il les mange.
—Je n'ai pas le temps en ce moment, Monsieur; j'ai de l'ouvrage pour le maître d'école qui m'a commandé des modèles d'écriture pour les enfants qui commencent.
—Bah! tu les feras plus tard; viens, viens vite!
—Impossible, Monsieur; plus tard je n'aurai pas le temps.
—Papa, papa, dit Jules à M. de Trénilly, dites à Blaise de venir jouer avec moi; il croit que vous le gronderez s'il quitte son travail.
—Va jouer, Blaise, dit M. de Trénilly, tu travailleras un autre jour.
—Mais, Monsieur le comte...
—Va donc, quand je te le dis, reprit M. de Trénilly avec quelque impatience: il est bon d'aimer à travailler, mais il faut aussi savoir jouer; chaque chose en son temps.»
Blaise n'osa pas répliquer et suivit à contre-coeur et à pas lents Jules qui courait à la ferme pour voir faire les boulettes et la soupe de l'éléphant.
«Blaise, Blaise, dépêche-toi; viens voir tout ce qu'on met dans les boulettes de l'éléphant.»
Blaise ne se dépêchait pas: quand il arriva, les boulettes étaient à moitié faites; c'étaient des boules, grosses comme des melons; dans chacune d'elles il y avait douze oeufs, une bouteille de lait, une livre de beurre et deux livres de pain; tout cela était mêlé, pétri et roulé. La soupe se composait d'un demi-tonneau d'eau dans laquelle on faisait cuire deux énormes paniers de choux, de carottes, de navets, de pommes de terre, avec une forte poignée de sel et une livre de beurre.
«Cet éléphant doit coûter cher à nourrir, dit Blaise, il mange à un seul repas ce qui nous suffirait pour huit jours à papa, maman et moi.
JULES
Tu vois bien qu'il n'y avait pas de viande; il vous faut de la viande pour vivre, je suppose.
BLAISE
De la viande, Monsieur Jules! nous n'en mangeons que le dimanche, et il ne nous en faut pas beaucoup; avec un morceau gros comme le poing nous en avons de reste pour le lendemain.
—Pas possible! s'écria Jules avec étonnement. Moi, je ne mange que de la viande; que manges-tu donc les jours de la semaine?
BLAISE
Du fromage, un oeuf dur, des légumes, avec du pain, bien entendu. Quant au pain, j'en ai tant que j'en veux.
JULES
Ah! bien, moi, si on ne me donnait pas de viande, je ne mangerais rien du tout.
BLAISE
Ce serait tant pis pour vous, Monsieur Jules, car vous souffririez de la faim; et quand on a faim on trouve bon tout ce qui se mange. Mais voyez, voilà qu'on porte à manger à l'éléphant; approchons pour le voir avaler ses boulettes.»
Jules courut à la grange; il voulut entrer.
«N'entrez pas, mon petit monsieur, lui dit le gardien; quand l'éléphant va manger et pendant qu'il mange, il n'est pas commode; il pourrait vous faire du mal.
—C'est ennuyeux, dit Jules en tapant du pied; j'aurais voulu le voir quand il mange.
—Tenez, Monsieur Jules, dit Blaise, montez sur ce banc de pierre qui est sous la fenêtre; vous verrez très bien dans la grange sans courir aucun danger.»
Jules grimpa sur le banc; la fenêtre de la grange était ouverte; il vit parfaitement l'éléphant saisir les boules avec sa trompe et les porter à sa bouche; de même pour la soupe; sa trompe lui servait de cuillère et de fourchette.
Quand il eut fini son repas, il tourna la tête vers Jules et Blaise, qui restaient à la fenêtre, et allongea vers eux sa trompe comme pour demander quelque chose.
«On croirait, dit Blaise, qu'il demande son dessert; j'ai tout juste dans ma poche une demi-douzaine de pommes que j'ai ramassées devant notre porte; je vais voir s'il les aime.»
Et Blaise présenta une pomme à la trompe de l'éléphant; l'animal la flaira un moment, la saisit et l'avala; une autre, puis une troisième eurent le même succès; quand toutes les six furent mangées et qu'il continua à allonger sa trompe pour en demander encore, Jules tira de sa poche une longue épingle avec laquelle il embrochait les pauvres papillons et hannetons qu'il attrapait, et piqua fortement le bout de la trompe de l'éléphant. Celui-ci parut irrité; il secoua sa trompe et sa tête, leva les jambes l'une après l'autre comme s'il faisait le mouvement d'écraser quelque chose; mais il se calma promptement et allongea encore une fois sa trompe, la dirigeant vers Blaise.
«Je n'ai plus rien, mon pauvre ami, dit Blaise en lui faisant voir ses deux mains vides et en lui caressant la trompe.
—Mais moi, j'ai encore quelque chose pour toi, mon cher, s'écria Jules. Tiens, tiens, tiens.»
Et il accompagna chaque tiens d'un fort coup d'épingle sur sa trompe allongée.
Cette fois l'animal poussa un cri discordant, et regarda autour de lui comme pour chercher un moyen de se venger. Puis il se retourna vers un énorme cuvier, plein d'eau qu'on y avait versée pour le faire boire.
«Il boit! il boit! s'écria Jules. Dieu, quelle quantité d'eau il avale!»
Quand l'éléphant eut presque vidé le cuvier, il se retourna vers la fenêtre où étaient toujours Jules et Blaise; il allongea sa trompe vers Jules et lui lança un jet d'eau avec une telle force, que Jules fut jeté de dessus le banc où il était monté. La trompe de l'éléphant le poursuivit à terre et continua à l'inonder de telle façon, qu'il ne pouvait ni crier ni se relever.
Le bon Blaise, effrayé des mouvements convulsifs de Jules, et ne sachant comment faire finir la vengeance de l'éléphant, s'élança vers le bout de la trompe en joignant les mains et en criant:
«Oh! éléphant, mon cher éléphant, cesse, je t'en prie! tu vas le faire étouffer.»
Dès que l'éléphant vit que Blaise, qui s'était jeté devant Jules, allait être inondé, il arrêta sa vengeance, et, rentrant sa trompe; il reversa l'eau qui y était encore dans le cuvier d'où il l'avait tirée.
Blaise aida Jules à se relever; à peine fut-il debout, qu'il repoussa Blaise avec colère en criant:
«C'est ta faute, méchant, vilain; c'est toi qui m'as fait monter sur ce banc; c'est toi qui as attiré l'éléphant en lui donnant de vilaines pommes, que tu nous a volées probablement. Va-t'en; je le dirai à papa.
—Comment, Monsieur Jules, répondit Blaise tout surpris. Qu'ai-je donc fait? Je vous ai fait monter sur le banc pour que vous voyiez mieux; j'ai donné mes pommes à l'éléphant pour lui faire plaisir; et les pommes étaient bien à moi, elles sont tombées d'un pommier qui est à papa.»
Jules continuait à crier et à repousser à coups de pied et à coups de poing le pauvre Blaise, qui voulait l'aider à marcher avec ses habits ruisselants d'eau.
Toute la maison était accourue aux cris de Jules: quand Hélène le vit trempé des pieds à la tête, elle eut peur et crut à un accident.
«Non, c'est la faute de ce méchant Blaise, dit Jules, pleurant pendant qu'on l'emmenait; c'est lui qui a tout fait.
HÉLÈNE
Comment, Blaise, tu as jeté Jules dans l'eau?
BLAISE
Non, Mademoiselle; je ne sais pas pourquoi M. Jules rejette la faute sur moi; je n'ai rien fait de mal, que je sache.
HÉLÈNE
Qu'est-ce qui l'a mouillé ainsi?
BLAISE
C'est l'éléphant, Mademoiselle, qui lui a craché de l'eau à la figure.
HÉLÈNE
Ah! ah! ah! j'aurais voulu le voir. Ah! ah! ah! cela devait être drôle, car ce n'est certainement pas dangereux.
BLAISE
Ma foi, Mademoiselle, l'éléphant était bien en colère tout de même, et si je ne m'étais pas jeté devant M. Jules, l'eau aurait fini par l'étouffer, car il ne pouvait pas respirer.
HÉLÈNE
Pourquoi l'éléphant était-il en colère et pourquoi ne t'a-t-il pas jeté de l'eau comme à Jules?»
Blaise raconta à Hélène ce qui était arrivé, et Hélène lui promit de le redire à sa maman, pour qu'elle ne crût pas les mensonges de Jules.
A peine Hélène avait-elle quitté Blaise, qui s'en retournait tristement à la maison, qu'elle rencontra son père qui avait l'air irrité.
LE COMTE
Sais-tu où est Blaise, Hélène? Je cherche ce petit drôle pour lui tirer les oreilles; il ne fait que des sottises et des méchancetés.
HÉLÈNE
Et qu'a-t-il donc fait, papa?
LE COMTE
Il a manqué faire tuer Jules par l'éléphant en le forçant à monter sur une fenêtre d'où il ne pouvait plus descendre, et puis ce mauvais garnement s'est mis à exciter l'éléphant; quand celui-ci a été bien en colère, Blaise s'est sauvé bravement; le pauvre Jules, qui était pris sur cette fenêtre, a été jeté par terre par l'éléphant, qui lui lançait à la figure toute l'eau qu'il avait pu ramasser dans sa trompe.
HÉLÈNE
Je crains, papa, que Jules n'ait menti cette fois encore; Blaise vient de me raconter comment la chose s'est passée, et il n'a aucun tort.»
Et Hélène raconta à son père ce que venait de lui dire le pauvre Blaise. M. de Trénilly fut très embarrassé, car, cette fois encore, l'un des deux mentait; et comment savoir lequel? Après quelques instants de réflexion, il dit:
«Je trouve pourtant singulier, Hélène, que, chaque fois que Jules sort avec Blaise, il lui arrive quelque fâcheuse aventure; et quand il sort seul ou avec d'autres, il ne se passe rien d'extraordinaire.
HÉLÈNE
C'est vrai, papa, et pourtant je suis sûre que Blaise n'a aucun tort et que Jules invente.
LE COMTE
Nous saurons cela un jour ou l'autre; mais, en attendant, j'engagerai Jules à jouer le moins possible avec ce Blaise, que je crois être un vaurien.»
VII
LA MARE AUX SANGSUES
Jules resta effectivement quelques jours sans faire venir Blaise; mais M. de Trénilly venait de lui donner un âne, et il avait besoin de quelqu'un pour l'accompagner dans ses promenades.
«Papa, dit-il à son père, voulez-vous que j'aille chercher Blaise pour jouer avec moi?
LE COMTE
Tu sais, Jules, que je n'aime pas à te voir sortir avec Blaise; il t'arrive chaque fois une aventure désagréable.
JULES
Papa, c'est que je voudrais monter à âne, et j'ai besoin de lui pour m'accompagner.
LE COMTE
Tu as monté à âne tous ces jours-ci et tu t'es bien passé de Blaise.
JULES
Oui, papa, parce que je suis resté dans le parc, mais je voudrais aller dans les champs, et maman ne veut pas que j'y aille seul.
LE COMTE
Va le chercher, mon ami, je le veux bien, mais ne l'écoute pas et ne souffre pas qu'il te fasse quelque sottise.
—Oh! papa, soyez tranquille», dit Jules en s'élançant hors de la chambre pour courir chez Blaise.
Il arriva tout essoufflé chez Anfry.
«Où est Blaise? dit-il, j'ai besoin de lui.
—Blaise n'y est pas, Monsieur, répondit Anfry d'un ton sec.
JULES
Où est-il? je veux l'avoir tout de suite.
ANFRY
Il est dans les champs, Monsieur, à arracher des pommes de terre.
JULES
Allez le chercher.
ANFRY
Je ne peux pas, j'ai de l'ouvrage pressé.
JULES
Alors je vais dire à papa que vous ne voulez pas laisser Blaise venir avec moi, et papa vous grondera, et je serai bien content.
ANFRY
Vous direz ce que vous voudrez, Monsieur; je ne crains rien, parce que je fais mon devoir.
JULES
De quel côté est Blaise?
ANFRY
Du côté de la mare aux sangsues?
JULES
Pourquoi l'appelle-t-on mare aux sangsues?
Parce qu'il y a des sangsues dedans, bien probablement.»
Jules forma le projet d'aller seul rejoindre Blaise; il rentra à la maison, fit seller son âne, et partit comme pour se promener dans le parc. Mais il sortit par une petite barrière et fit galoper son âne du côté de la mare aux sangsues; la route était pierreuse, mauvaise et assez longue, et, comme il ne connaissait pas bien le chemin, il mit près d'une heure pour y arriver. Il y trouva effectivement Blaise qui travaillait avec ardeur à arracher les pommes de terre de son père; il les mettait en tas pour les emporter dans des paniers ou dans des sacs qu'il plaçait sur une brouette. Il travaillait si activement qu'il n'entendit ni ne vit arriver Jules et l'âne.
«Blaise! Blaise!» cria Jules.
Blaise se releva, vit Jules et reprit son ouvrage sans répondre.
«Blaise! reprit Jules avec impatience, n'entends-tu pas que je t'appelle?
BLAISE
Oui, Monsieur Jules; mais vous ne me demandiez rien, alors je n'avais pas à vous répondre.
JULES
Puisque je t'appelle, c'est que j'ai besoin de toi.
BLAISE
Pour quoi faire, Monsieur Jules? J'ai de l'ouvrage pressé.
JULES
Pour m'accompagner dans ma promenade à âne. Maman ne veut pas que j'aille seul dans les champs.
BLAISE
Alors pourquoi y êtes-vous venu? Et puisque vous êtes venu seul, vous pouvez bien vous en retourner de même.
JULES
Tu es un méchant, un grossier, un impertinent, je le dirai à papa.
BLAISE
Ah bah! dites ce que vous voudrez, ce ne sera pas la première fois que vous aurez fait des contes; je ne puis pas vous en empêcher; d'ailleurs, le bon Dieu est là pour me protéger.
JULES
Je m'en vais, vilain, et jamais, non jamais, entends-tu bien, je ne te laisserai monter mon âne.
BLAISE
Est-ce que j'ai besoin de votre âne, moi? J'ai deux jambes qui valent mieux que les quatre de votre âne.
—Imbécile! insolent!» lui cria Jules en s'en allant.
Blaise reprit son ouvrage en riant de la colère de Jules, et Jules reprit sa promenade en pestant contre Blaise. Il cherchait, sans le trouver, le moyen de le faire gronder, il ne voulait pas avouer qu'il avait désobéi en allant seul dans les champs, et il ne pouvait pas dire que Blaise l'eût accompagné en partant, puisque les domestiques l'avaient vu sortir seul.
«Voyons, se dit-il, cette mare où il y a des sangsues; je voudrais bien en voir quelques-unes.»
Il approcha tout près de l'eau, mais il eut beau y regarder, il n'en vit pas une seule. La pente qui y descendait était douce; il fit entrer son âne dans l'eau, pensant que les sangsues auraient peur du clapotement produit par les jambes de l'âne et qu'elles se montreraient; mais il ne vit rien encore. Il fit avancer un peu plus son âne, jusqu'à ce qu'il eût de l'eau à mi-jambes; il commença alors à voir des bêtes noires, plates, longues comme le doigt, qui nageaient autour de l'âne, et qui se posaient sur ses jambes. Jules s'amusait à les regarder et à les voir accourir de tous côtés, lorsque l'âne se mit à sauter, à ruer; Jules perdit l'équilibre, tomba dans l'eau, et l'âne sortit de la mare et se dirigea vers le château en courant de toutes ses forces.
Il n'y avait pas beaucoup d'eau dans l'endroit où était tombé Jules; il se releva lentement, et sentit trois ou quatre piqûres au visage; il crut que c'était une guêpe et y porta la main pour la chasser; sa main rencontra quelque chose de froid qu'il ne put enlever, et les piqûres devenaient de plus en plus douloureuses; il en sentit une à la main, et vit avec effroi que c'était une sangsue qui s'y était attachée; il en était de même à la figure. Jules poussa des cris perçants. Blaise, oubliant ses menaces, accourut à son aide; en le voyant sortir de la mare avec trois sangsues au nez et aux joues, il s'approcha vivement de lui et en enleva quatorze autres qui s'étaient posées sur ses vêtements, et grimpaient pour arriver au cou, aux mains, au visage.
«Déshabillez-vous vite, Monsieur Jules; il pourrait y en avoir dans votre pantalon.»
Jules, tremblant de peur, n'aurait pu défaire ses vêtements sans le secours de Blaise, qui en deux secondes, lui enleva tout ce qu'il avait sur le corps; il trouva encore quelques sangsues dans le bas du pantalon et sur la veste. Après avoir bien exprimé l'eau des vêtements mouillés, il se déshabilla lui-même, passa à Jules sa chemise sèche, sa blouse, son pantalon et ses sabots, et revêtit lui-même la chemise glacée et le pantalon trempé de Jules.
BLAISE
Je vous demande pardon, Monsieur Jules, de vous habiller si grossièrement, mais vous êtes du moins dans des vêtements secs et chauds, et vous ne prendrez pas froid. Maintenant, ce que nous pouvons faire de mieux, c'est de courir, au lieu de marcher, et de rentrer bien vite.
JULES
Je ne peux pas courir avec tes vilains sabots; les sangsues me piquent.
BLAISE
Il faut bien pourtant arriver chez vous, Monsieur Jules, pour qu'on vous porte secours et qu'on fasse tomber les sangsues.
JULES
C'est ta faute, aussi. Tu m'as laissé aller seul, au lieu de venir avec moi.
BLAISE
Mais, Monsieur Jules, vous étiez bien venu seul, et j'avais mes pommes de terre à rentrer; je ne pouvais pas deviner que vous iriez vous jeter dans la mare aux sangsues.
JULES
Si tu étais avec moi, tu m'aurais empêché de tomber.
BLAISE
Et comment vous en aurais-je empêché? Vous ne m'auriez pas écouté.
JULES
Non; mais quand l'âne s'est mis à sauter dans l'eau, tu l'aurais tenu par la bride, et tu l'aurais doucement fait sortir de la mare.
BLAISE
Il m'aurait donc fallu entrer dans la mare, pour avoir cinquante sangsues aux jambes? Grand merci!
JULES
Le grand malheur quand tu aurais eu les jambes piquées! Moi, je n'aurais pas eu de morsures au visage et à la main.
BLAISE
Ah bien! Monsieur Jules, voilà le merci que vous me donnez pour vous avoir empêché d'avoir encore une quinzaine de sangsues après vous, et pour vous avoir donné des habits secs en place des vôtres qui me glacent le corps!
JULES
Ils sont jolis, tes habits! Une sale grosse chemise, un mauvais pantalon rapiécé, une vieille blouse et d'affreux sabots qui me gênent. Tu es bien heureux d'avoir mes beaux habits; tu n'as jamais eu de chemise si fine et un si joli pantalon!
—Ah bien! reprenons chacun le nôtre, dit Blaise en s'arrêtant, indigné de tant d'égoïsme, d'orgueil et d'ingratitude; et tirez-vous d'affaire comme vous pourrez.
—Non, je ne veux pas! s'écria Jules, qui craignait de grelotter dans ses beaux habits mouillés. Je me déshabillerai à la maison.»
Blaise aurait pu reprendre de force ses habits; mais il ne voulut pas infliger cette punition à Jules, et, sentant le froid le gagner, il se mit à marcher bon train pour entrer chez lui, sans faire attention aux cris de Jules qui suivait de loin en traînant ses sabots et criant:
«Attends-moi, attends-moi, méchant égoïste! Voleur, rends-moi mes habits! je te les ferai reprendre par papa. Tu vas voir ce que je vais lui raconter!»
Blaise rentra chez son père par une petite porte du parc, pendant que Jules revenait chez lui honteux et inquiet. Les sangsues étaient tombées en route, et le sang qui coulait des piqûres lui inondait le visage.
Son père était à la porte quand il le vit entrer dans ce pitoyable état.
LE COMTE
Qu'as-tu, Jules, mon garçon? Tu es blessé?
JULES
C'est Blaise, papa; c'est sa faute.
LE COMTE
Encore ce petit misérable! J'avais raison de ne pas vouloir te laisser aller avec lui. Mon pauvre enfant, dans quel état tu es!
Et, le prenant dans ses bras, il l'emporta dans sa chambre, où la bonne Hélène lui prodigua les premiers soins. En lavant le sang qui couvrait son visage, elle vit avec surprise les piqûres de sangsues.
«Qu'est-ce qui t'a mis des sangsues au visage? s'écria M. de Trénilly étonné.
—C'est Blaise, qui m'a fait aller à la mare aux sangsues, qui m'a jeté dedans après y avoir fait entrer le pauvre âne, et qui m'a forcé de mettre ses vieux habits pour prendre les miens, dont il veut faire ses habits de dimanche.
—Nous verrons bien cela, dit M. de Trénilly, profondément irrité. Je l'obligerai bien vite de tout rendre, et je lui ferai donner le fouet par son père.»
Un domestique frappa à la porte.
«Entrez, dit la bonne.
—Voici un paquet des habits de M. Jules, qu'Anfry vient de rapporter; il demande ceux de Blaise et des nouvelles de M. Jules.
—Tes habits! dit avec quelque émotion M. de Trénilly. Tu disais, Jules, que Blaise voulait les garder!
JULES, avec embarras
C'est son papa qui l'aura forcé à les rendre, probablement. Il aura eu peur de vous; j'avais dit à Blaise que je vous raconterais tout.
—Dites à Anfry qu'il vienne me parler dans ma chambre», dit M. de Trénilly au domestique.
Le domestique sortit.
La bonne avait arrêté le sang avec de la poudre de colophane et avait rhabillé Jules. Son père voulait l'emmener, mais Jules eut peur de se trouver en présence d'Anfry, et il demanda à rester sur son lit.
«Comment va M. Jules, Monsieur le comte? dit Anfry en entrant. Blaise m'a raconté l'accident qui lui est arrivé, et je craignais qu'il ne fût indisposé.
—Sans être malade, il n'est pas bien, répondit M. de Trénilly; mais je m'étonne que votre fils ait osé vous parler d'un accident dont il a été la seule cause et dans le but ignoble de s'approprier les habits de Jules.
ANFRY
Je ne comprends pas ce que veut dire Monsieur le comte; Blaise n'a rien fait qui puisse mériter des reproches; au contraire, c'est lui qui est venu au secours de M. Jules.
LE COMTE
Joli secours, en vérité, que de le pousser dans une mare pleine de sangsues!
ANFRY
Mais, Monsieur le comte, comment pouvait-il pousser M. Jules, puisqu'il n'était pas avec lui?
LE COMTE
Pas avec lui! Voilà qui est fort, quand l'échange des habits prouve clairement qu'ils étaient ensemble.
ANFRY
Pardon, Monsieur le comte; entendons-nous. Blaise a donné ses vêtements à M. Jules, qui grelottait dans les siens tout trempés, lorsque, l'entendant crier, il est venu à son secours; mais ils étaient si peu ensemble, que M. Jules a été du côté de la mare aux sangsues pour le chercher.
M. DE TRÉNILLY
C'est votre vaurien de fils qui vous a conté cela, et vous le croyez, en père faible que vous êtes?
ANFRY, avec émotion
Pardon, Monsieur le comte, vous êtes le maître et je suis le serviteur, et je ne puis répondre comme je le ferais à mon égal, pour justifier mon fils; mais je puis, sans manquer au respect que je dois à Monsieur le comte, protester que Blaise est innocent des accusations fausses que M. Jules à portées contre lui.
M. DE TRÉNILLY, avec colère
C'est-à-dire que Jules a menti?...
ANFRY, avec calme
Je le crains, Monsieur le comte.
M. DE TRÉNILLY, avec ironie et une colère contenue
C'est franc, du moins, si ce n'est pas poli. Mais dites-moi donc, Monsieur Anfry, que vous a raconté M. Blaise pour vous donner une si pauvre opinion de la sincérité de mon fils?
ANFRY, avec calme et fermeté
Voici, Monsieur le comte, ce ne sera pas long.»
Et en peu de mots Anfry raconta ce qui s'était passé, sans oublier la visite que lui avait faite Jules à la recherche de Blaise et le départ de Jules tout seul, monté sur son âne.
Le récit franc et ferme d'Anfry fit impression sur M. de Trénilly, qui commença lui-même à douter de la vérité du récit de Jules, mais sans pouvoir admettre chez son fils une pareille fausseté.
«C'est bien, dit-il lorsque Anfry eut fini de parler; je saurai la vérité; je reparlerai à Jules. Vous pouvez vous retirer. Anfry, ajouta-t-il en le rappelant, si Blaise est coupable, comme je le crois et comme il l'a déjà été plus d'une fois vis-à-vis de mon fils, j'exige, sous peine de quitter mon service, que vous le fouettiez vigoureusement.
ANFRY
Monsieur le comte n'aurait pas besoin de me le recommander, s'il s'était rendu coupable de méchanceté, de calomnie, de mensonge. Si je voyais mon fils dans une aussi triste voie, je l'en arracherais par la force de mon propre mouvement. Dieu merci, mon fils est franc et honnête, et je n'ai pas à rougir de lui.»
En achevant ces mots, Anfry salua et se retira plein d'indignation et d'irritation contre les mensonges de Jules et la faiblesse du père.
M. de Trénilly retourna près de Jules, le questionna de nouveau et lui redit ce qu'il avait appris d'Anfry. Jules, ne pouvant nier sa visite chez Anfry et son départ en l'absence de Blaise, avoua ces deux circonstances, qu'il n'avait pas osé révéler, dit-il, de peur d'être grondé pour avoir été seul dans les champs; mais il soutint qu'ayant trouvé Blaise à l'endroit indiqué par Anfry, tout s'était passé comme il l'avait d'abord raconté.
M. de Trénilly ne sut plus que croire ni qui croire. Il y avait dans les aveux tardifs de Jules quelque chose qui ébranlait sa confiance pour le reste; mais il ne pouvait, il n'osait admettre tant de fausseté et de méchanceté dans son fils bien-aimé. Dans le doute, il n'en parla plus, ne voulant pas faire punir injustement Blaise et ne pouvant lui donner raison.
VIII
LES FLEURS
Quelque temps se passa ainsi; Jules avait reçu la défense expresse de jouer avec Blaise, que les gens du château regardaient d'un air de méfiance. Personne ne lui parlait; on lui tournait le dos quand il venait faire une commission au château; on refusait sèchement ses offres de service. Hélène était la seule qui lui dit un bonjour amical en passant devant la grille. M. de Trénilly le repoussait durement quand Blaise, toujours obligeant, se précipitait pour lui ouvrir la porte.
Le pauvre Blaise s'attristait souvent de la mauvaise opinion qu'on avait de lui; il allait plus souvent que jamais faire sa promenade favorite et solitaire le long de la petite rivière longeant les fours à chaux. Arrivé là, il s'asseyait et il pleurait.
«Le bon Dieu sait, disait-il, que je suis innocent de ce dont on m'accuse; mais j'ai commis bien des fautes dans ma vie, et le bon Dieu me les faits expier... Je dois l'en remercier au lieu de me révolter... Il me donnera le courage de tout supporter, de n'en vouloir à personne, pas même à M. Jules, qui me fait tant de mal... Pauvre M. Jules: il est bien malheureux d'être si mauvais; il doit toujours craindre que la vérité ne se sache!... Pauvre garçon! je vais bien prier le bon Dieu pour qu'il change et devienne bon... Papa me croit, heureusement; j'en dois bien remercier le bon Dieu! C'est là où j'aurais eu du chagrin, si papa et maman m'avaient cru méchant et menteur.
Consolé par ces réflexions, Blaise reprenait sa promenade, mais il était triste malgré lui, et il songeait au temps heureux où il avait le bon petit Jacques pour maître et pour ami.
Jules, pendant ce temps, s'ennuyait beaucoup; il jouait peu avec Hélène, à laquelle il faisait sans cesse des méchancetés, et qui aimait mieux jouer seule ou travailler et causer avec sa mère.
Deux mois au moins après sa dernière aventure avec Blaise, Jules demanda un jour si instamment à son père de faire venir Blaise pour l'aider à bêcher son jardin, que M. de Trénilly y consentit. Jules n'osa pas aller le chercher lui-même, car il avait peur d'Anfry, mais il dit à un domestique de faire venir Blaise de la part de M. de Trénilly et de l'amener dans le petit jardin.
Blaise fut très surpris d'être demandé par M. le comte; son père lui dit qu'il devait obéir, et malgré sa répugnance il se dirigea vers le jardin de Jules et d'Hélène, où il croyait trouver le comte. En apercevant Jules, il voulut se retirer, mais Jules courut à lui et l'entraîna vers un carré de légumes en lui disant:
«Papa te fait dire d'arracher ces légumes, de bêcher tout cela et d'y planter des fleurs du potager.
—Je n'ai pas apporté ma bêche, dit Blaise.
—Cela ne fait rien; tu vas prendre celle d'Hélène», dit Jules avec joie et empressement, car il s'était attendu à un refus, sentant bien que Blaise devait se trouver gravement offensé.
Le pauvre Blaise, ne voulant pas désobéir à un ordre qu'on lui donnait de la part de M. de Trénilly, prit la bêche sans mot dire et commença son travail.
JULES
Pourquoi ne parles-tu pas, Blaise? tu es toujours si gai et si disposé à causer.
BLAISE
Je ne le suis plus, Monsieur.
—Pourquoi? dit Jules en rougissant, car il ne devinait que trop la cause du silence et du sérieux de Blaise.
BLAISE
Depuis que vous m'avez calomnié, Monsieur Jules; mais je ne vous en veux pas pour cela; seulement je prie le bon Dieu de vous corriger, et je n'aime pas à me trouver seul avec vous.
—Est-ce que tu as peur que je te mange? dit Jules en ricanant.
—Non, Monsieur Jules, mais je crains que vous ne disiez encore contre moi quelque chose qui ne soit pas vrai, et cela me fait de la peine par rapport à papa et à maman, et puis...»
Blaise se tut.
«Achève, dit Jules; et puis quoi encore?
—Eh bien, Monsieur Jules, et puis par rapport à vous, parce que vous offensez le bon Dieu en me calomniant, et que le bon Dieu vous punira un jour ou l'autre. Et j'aimerais mieux vous voir demander pardon au bon Dieu et prendre la résolution de ne plus jamais l'offenser.»
Jules rougit; il sentait la générosité des sentiments de Blaise et la vérité de ses paroles; mais son orgueil se révolta.
JULES
Je te prie de ne pas te donner tant de peine à mon sujet et de ne pas faire le saint en priant pour moi. Je sais bien prier pour moi-même.
BLAISE
Il faut croire que non, Monsieur Jules, car, si vous saviez prier, le bon Dieu vous écouterait, et vous vous corrigeriez.
JULES
Voyons, finis tes sottises, et va me chercher des pots de fleurs pour remplir le carré.
BLAISE
Quelles fleurs faudra-t-il demander?
JULES
Des hortensias, des dahlias, des géraniums, des reines-marguerites, des pensées.
BLAISE
Je ne sais si je me souviendrai de tout cela, Monsieur Jules; en tout cas, je ferai de mon mieux.»
Blaise partit et ne tarda pas à revenir avec une brouette pleine de toutes sortes de fleurs.
«Il n'y a pas de pensées, dit Jules; va me chercher des pensées.»
Blaise repartit et revint avec beaucoup de fleurs, mais pas de pensées.
JULES
Eh bien, je t'avais ordonné d'apporter des pensées! Quelles horreurs m'apportes-tu là?
BLAISE
Le jardinier n'a plus de pensées. Monsieur Jules; elles sont passées; mais il vous a envoyé en place les plus belles fleurs de son jardin. Il vous demande de les bien soigner pour les remettre dans le jardin quand vous n'en voudrez plus.
—Voilà comme je les soignerai, s'écria Jules en se jetant sur les fleurs, les piétinant et les brisant avec colère.
BLAISE
Ah! Monsieur Jules! qu'avez-vous fait? Le jardinier m'avait tant dit d'en avoir grand soin, parce que ce sont des fleurs rares, que votre papa lui a bien recommandées!
JULES
Ça m'est égal; et qu'est-ce que ça te fait, à toi? Le jardinier n'a pas le droit de me refuser les fleurs que mon père paye, et qui sont à moi.
BLAISE
Oh! quant à moi, Monsieur Jules, ça m'est égal. Comme vous dites, c'est votre papa qui paye les fleurs: c'est tant pis pour lui. Moi, je ne les vois seulement pas. Quant au pauvre jardinier c'est différent; c'est lui qui en est chargé et c'est lui qui va être grondé.
JULES
Je m'en moque bien du jardinier; tout cela ne me concerne pas; c'est lui qui te les a données, et c'est toi qui les as demandées et emportées.
BLAISE
Vous savez bien, Monsieur Jules, que c'est pour vous obéir que je les ai demandées, et que je n'en avais que faire, moi; j'ai seulement eu la peine de les brouetter et de décharger la brouette.
JULES
Je n'en sais rien; arrange-toi comme tu voudras. Si papa gronde, tant pis pour toi.
BLAISE
Si votre papa gronde, je dirai que c'est vous qui m'avez commandé de vous apporter ces fleurs.
JULES
Et moi je dirai que tu mens, que ce n'est pas moi.
BLAISE
Ah! par exemple! ceci est trop fort! Je ne vous croyais pas capable de tant de méchanceté.
JULES
Est-ce que je ne t'ai pas dit et redit que je voulais des pensées? Entends-tu? des pensées! Et c'est si vrai que, lorsque tu m'as apporté ces autres fleurs, je me suis fâché et j'ai tout écrasé.
BLAISE
Quant à cela, c'est vrai; mais vous savez bien que le jardinier a cru bien faire de vous les envoyer, et moi aussi j'ai cru que ces jolies fleurs vous plairaient plus que les pensées que vous demandiez.
JULES
Non, elles ne me plaisent pas. Remporte-les, si tu veux.
BLAISE
Mais le jardinier n'en voudra pas, dans l'état où elles sont, écrasées et brisées.
JULES
Alors emporte-les, car je ne les veux pas dans mon jardin. Je te les donne; fais-en ce que tu voudras.
Et il tourna le dos au pauvre Blaise consterné.
«Que vais-je faire de ces fleurs? Les porter au jardinier, je n'oserais; il pourrait croire que c'est moi qui les ai fait tomber et qui les ai écrasées en route.
J'ai envie de les emporter pour les planter dans notre jardin; peut-être que papa pourra les faire revenir, et, quand elles auront bien repris, je les redonnerai au jardinier... Je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour épargner une gronderie à ce pauvre homme... Pourvu que M. Jules n'aille pas encore me faire quelque mauvaise histoire avec ces fleurs... C'est qu'il est méchant, en vérité!»
Tout en se parlant à lui-même, Blaise ramassait les fleurs, les enveloppait de terre humide, et les replaçait dans sa brouette. Il les amena près de son jardin, où travaillait son père.
«Papa, dit-il, voici de l'ouvrage pressé que je vous apporte; des fleurs à remettre en état, si c'est possible.
—Les belles fleurs, dit Anfry en les examinant dans la brouette. Mais que leur est-il arrivé? comme les voilà brisées et abîmées!
—C'est pour cela, papa, que je vous les apporte; c'est encore un tour de M. Jules, que je voudrais déjouer.»
Et Blaise raconta à son père ce qui s'était passé.
«Je crois, mon garçon, dit Anfry, que tu as eu tort d'emporter les fleurs; il eût mieux valu les laisser pourrir là-bas.
—Papa, c'est que, d'après ce que m'avait dit M. Jules, je craignais que le pauvre jardinier ne fût grondé. M. de Trénilly ne regarde pas souvent ses fleurs; si, dans deux ou trois jours, nous pouvons les mettre en bon état et les reporter au jardinier, tout serait bien, et le jardinier ne serait pas grondé.
—Je veux bien, mon garçon, mais j'ai idée que cette affaire tournera mal pour nous. Enfin le bon Dieu est là. Il faut faire pour le mieux et laisser aller les choses.»
Anfry et Blaise préparèrent des trous profonds dans le meilleur terrain de leur jardin; ils y placèrent les fleurs avec précaution, après avoir enveloppé les tiges brisées de bouse de vache. Anfry les arrosa et en laissa ensuite le soin à Blaise.
Au bout de trois jours, les fleurs avaient parfaitement repris, et Blaise résolut de les porter au jardinier dans la soirée.
Ce même jour, M. de Trénilly alla visiter son jardin de fleurs, accompagné du jardinier.
LE COMTE
Où donc avez-vous mis les dernières fleurs que j'avais fait venir de Paris? Je ne les vois nulle part.
LE JARDINIER
Elles n'y sont pas, Monsieur le comte; je les ai données à M. Jules pour son jardin.
LE COMTE
Pourquoi les avez-vous données? Et comment vous êtes-vous permis de donner à un enfant des fleurs fort rares et que je fais venir à grands frais?
LE JARDINIER
Monsieur le comte, j'avais peur de fâcher M. Jules, qui m'a envoyé deux fois Blaise pour demander de jolies fleurs.
LE COMTE
C'est une très mauvaise excuse! Que cela ne recommence pas! Quand j'achète des fleurs, j'entends qu'elles soient pour moi seul. Allez les chercher et rapportez-les tout de suite; je vous attends.»
Le jardinier partit immédiatement et revint tout penaud dire à M. de Trénilly que les fleurs étaient disparues, qu'il n'y en avait plus trace. M. de Trénilly, fort mécontent, envoya chercher Jules. Quand il le vit approcher, il lui demanda avec humeur ce qu'il avait fait des fleurs que le jardinier lui avait envoyées il y avait trois jours.
JULES
Je les ai plantées dans mon jardin, papa, elles y sont.
LE JARDINIER
Non, Monsieur Jules; j'en viens, et je n'ai vu dans votre jardin que les dahlias, reines-marguerites et autres fleurs communes.
JULES
Je n'en ai pas eu d'autres; je vous avais fait demander des pensées, que vous n'avez pas voulu me donner; je n'ai pas eu d'autres fleurs.
LE JARDINIER
Mais, Monsieur Jules, c'est moi-même qui ai chargé la brouette de Blaise.
LE COMTE
Comment, encore Blaise! Mais c'est un démon, que ce garçon! Je ne sais en vérité d'où cela vient, mais, partout où il est, il y a du mal de fait.
LE JARDINIER
C'est pourtant un bon et honnête garçon, Monsieur le comte; je le connais depuis qu'il est né, et personne n'a jamais eu à se plaindre de lui.
—Moi, je m'en plains, reprit M. de Trénilly avec hauteur, et ce n'est pas sans raison. Mais, Jules, qu'a-t-il fait de ces fleurs?
JULES
Je crois, papa, qu'il les a prises pour lui, puisqu'il ne les a pas rapportées au jardinier, et qu'elles ne sont pas dans mon jardin.»
M. de Trénilly dit encore au jardinier quelques paroles de reproche, et sortit précipitamment, se dirigeant vers la maison d'Anfry. Ne le trouvant pas chez lui, il alla au jardin pour voir si Blaise avait réellement osé prendre les fleurs; il y entra au moment où Anfry et Blaise ,rangeaient les pots de fleurs pour les charger sur la brouette.
«Je te prends donc enfin sur le fait, petit voleur, mauvais polisson, dit M. de Trénilly, s'avançant vers Blaise avec colère.
—Pardon, Monsieur le comte, dit Anfry en se plaçant respectueusement, mais résolument devant Blaise, pour le mettre à l'abri du premier mouvement de colère de M. de Trénilly; Blaise n'est ni un voleur ni un polisson. Monsieur le comte a encore une fois été induit en erreur.
—Erreur, quand la preuve est là sous mes yeux? dit le comte, frémissant de colère.
ANFRY
Mille excuses, monsieur le comte, si je prends la liberté de vous demander ce que vous supposez!
LE COMTE
Je suppose que votre fils est un vaurien, et vous un insolent. Ces fleurs sont à moi, volées par votre fils, qui vous a fait je ne sais quel conte pour expliquer leur possession.
ANFRY
Blaise n'a jamais dit que les fleurs fussent à lui, Monsieur le comte, et la preuve c'est que les voilà prêtes à être placées sur cette brouette, pour les ramener au jardinier de M. le comte; Blaise les a ramassées lorsqu'elles venaient d'être brisées et piétinées par M. Jules, et il me les a apportées pour les mettre en bon état et les rendre à votre jardinier avant que vous vous soyez aperçu de l'accident arrivé à ces fleurs. Voilà toute la vérité, Monsieur le comte; et si vous voulez vous donner la peine d'examiner les tiges, vous verrez encore la place des brisures.»
M. de Trénilly était fort embarrassé de son accusation précipitée; il entrevit quelque chose de défavorable à Jules, et, ne voulant pas approfondir davantage l'affaire, il tourna le dos sans parler, et s'en alla aussi vite qu'il était venu.
«Merci, papa, de m'avoir bien défendu, dit Blaise; sans vous il m'aurait battu avec sa canne.
—S'il t'avait touché, j'aurais à l'heure même quitté son service, répondit Anfry, et je ne dis pas que j'y resterai longtemps; le fils te joue de mauvais tours toutes les fois qu'il te demande pour s'amuser avec toi, et le père...; enfin je ne ferai pas de vieux os ici.»
Cette fois, Blaise se promit de n'accepter aucune invitation de Jules.
IX
LES POULETS
«Maman, dit un jour Hélène, j'ai trouvé dans un buisson quatre oeufs de poule; la fermière dit que ce sont les poules Crève-Coeur qui perdent leurs oeufs; j'ai envie d'en faire une omelette que nous mangerons ce soir, Jules et moi.
—Au lieu de manger des oeufs qui ne sont probablement pas frais, tu ferais mieux, Hélène, de les faire couver, répondit Mme de Trénilly.
—C'est vrai, maman, je n'y pensais pas. Je vais vite les porter à la ferme pour les faire couver.»
Hélène courut porter ses oeufs à la ferme, mais elle fut désappointée en apprenant par la fermière que dans le moment il n'y avait pas une poule qui voulût couver.
«Mais, ajouta la fermière, vous pouvez porter vos oeufs chez Anfry, Mademoiselle; il a une excellente couveuse qui vous fera bien éclore vos oeufs; on n'a qu'à les lui faire voir, elle se mettra à couver sur-le-champ.»
Hélène remercia et courut chez Anfry.
«Ma bonne Madame Anfry, je vous apporte quatre oeufs, que je vous prie de vouloir bien faire couver à votre poule. J'espère que cela ne vous dérangera pas.
—Pour cela, non, Mademoiselle. Justement ma poule demande depuis ce matin à couver, et je n'ai pas d'oeufs à lui donner. Si vous voulez venir, Mademoiselle, nous allons tout de suite la faire commencer.»
Hélène suivit, en la remerciant de son obligeance. La poule accourut à l'appel de sa maîtresse, qui lui montra les oeufs et les mit dans un panier à couver; la poule sauta dans le panier, étendit ses ailes et commença sa besogne de la meilleure grâce du monde.
Hélène était enchantée et remercia Mme Anfry.
«Combien de jours faut-il pour faire éclore les oeufs? demanda-t-elle.
—Vingt jours au plus, Mademoiselle. Vous viendrez voir sans doute comment se comporte la couveuse?
—Oui, certainement je viendrai tous les jours lui apporter de l'orge et de l'avoine. A demain, Madame Anfry; bien des amitiés à Blaise.»
Hélène retourna tous les jours chez Mme Anfry savoir des nouvelles de ses oeufs; elle avait soin d'apporter chaque fois un panier plein d'orge et d'avoine. Elle avait prié sa mère de ne parler de rien à Jules, pour lui faire une surprise, dit-elle; mais sa véritable raison, c'est qu'elle avait peur que Jules ne lui jouât quelque mauvais tour, en écrasant les oeufs ou en empêchant la poule de couver.
Le vingt et unième jour, Blaise, qui attendait toujours Hélène à la porte, lui annonça que deux poulets étaient éclos. Hélène courut à la cabane où couvait la poule, elle lui jeta un peu d'orge pour lui faire quitter son panier, et vit avec grande joie les deux petits poussins venir manger les grains d'orge que la poule leur écrasait avec son bec avant de les leur laisser manger.
Les poussins étaient fort jolis; ils étaient noirs, avec une huppe noire et blanche.
«Demain, Mademoiselle, les deux autres écloront bien sûr, dit Blaise.
HÉLÈNE
Et quand ils seront tous éclos, est-ce que je ne pourrai pas les emporter chez moi?
BLAISE
Non, Mademoiselle; il faut les laisser avec leur mère jusqu'à ce qu'ils soient assez grands pour se passer d'elle.
HÉLÈNE
Combien de temps faudra-t-il attendre?
BLAISE
Quinze jours ou trois semaines pour le moins, Mademoiselle.
HÉLÈNE
C'est bien long! Mais j'aime mieux les laisser ici, parce qu'à la maison...»
Hélène n'acheva pas.
BLAISE
Est-ce que vous n'avez pas, un endroit où vous puissiez les loger pour la nuit, Mademoiselle?
HÉLÈNE
Oh! si fait; la place ne manque pas; mais je craindrais que Jules...»
Hélène s'arrêta encore; Blaise la regarda et, devinant sa pensée, ne la questionna plus; il lui dit seulement: «Ils seront mieux ici que partout ailleurs, Mademoiselle; nous les soignerons de notre mieux, maman et moi, pour vous être agréables, car nous ne pourrons jamais oublier que vous seule avez toujours cru à mes paroles et à mon innocence, quand tout le monde m'accusait et me croyait coupable. Je n'oublierai pas votre bonté, Mademoiselle.
HÉLÈNE
Ce n'est pas de la bonté, mon pauvre Blaise, ce n'est que de la justice. J'aurais voulu que tout le monde pensât comme moi à ton égard, et ce m'est un grand regret de penser que c'est mon frère qui a donné mauvaise opinion de toi.
BLAISE
Mais vous ne partagez pas cette mauvaise opinion, Mademoiselle?
HÉLÈNE
Moi, je crois que tu es le plus honnête, le meilleur, le plus obligeant et aimable garçon qu'il soit possible de voir, et je crois que Jules t'a indignement calomnié.»
Un éclair de joie et de reconnaissance brilla dans les yeux de Blaise.
BLAISE
Merci, ma bonne et chère demoiselle. Le bon Dieu me récompense de n'avoir pas murmuré contre le mal qu'il a permis. Je le prie tous les jours de vous bénir et de rendre M. Jules semblable à vous.
HÉLÈNE
Comment, mon pauvre Blaise, tu as la générosité de prier pour Jules, qui est la cause de tout le mal qu'on dit et qu'on pense de toi!
BLAISE
Certainement, Mademoiselle; je n'ai pas de rancune contre lui; il fait ce qu'il fait parce qu'il n'y pense pas. S'il savait combien il offense le bon Dieu, il ne le ferait sans doute pas, et c'est pourquoi je prie le bon Dieu de lui faire voir clair dans son âme.
HÉLÈNE
Excellent Blaise! Je dirai à papa et à maman tout ce que tu viens de me dire; ils ne pourront pas douter de ta sincérité.
BLAISE
Comme vous voudrez, Mademoiselle, mais cela ne me fait pas grand'chose à présent. Depuis que je vais au catéchisme pour ma première communion l'an prochain, je sais que Notre-Seigneur a souffert des méchants, et cela me console de souffrir un peu.»
Hélène tendit la main à Blaise, qui la remercia encore avec reconnaissance et affection; elle retourna lentement à la maison. En rentrant, elle raconta à son père et à sa mère ce que Blaise lui avait dit, et elle fit part de son impression à l'égard de Blaise.
«Je n'ai jamais vu, dit-elle, un plus excellent garçon, et je serais bien heureuse de vous voir changer d'opinion et de sentiments à son égard.
—Il faudrait pour cela, ma chère Hélène, dit M. de Trénilly avec froideur, que nous pensassions bien mal de ton frère, qui dit juste le contraire de Blaise, et qui serait d'après toi un menteur, un calomniateur, un méchant. J'aime mieux avoir cette mauvaise opinion de Blaise que de mon fils.
HÉLÈNE, avec feu
Cela dépend de quel côté est la vérité, papa; si pourtant Blaise est innocent, voyez quel mal vous lui faites, et quelle injustice vous commettez.
—Tu oublies que tu parles à ton père, Hélène, dit Mme de Trénilly avec sévérité.
HÉLÈNE
Je n'avais pas l'intention de manquer de respect à papa, mais je suis si peinée de voir mon frère si mal agir, et le pauvre Blaise tant souffrir!...
M. DE TRÉNILLY
Souffrir? Tu crois qu'il souffre? Laisse donc, il n'y pense seulement pas.
HÉLÈNE
Je l'ai pourtant souvent trouvé tout en larmes, pendant qu'il travaillait et qu'il était tout seul, et il cherchait à me le cacher et à sourire quand il me voyait, et un jour je lui ai demandé pourquoi il pleurait; il m'a répondu que c'était parce qu'il ne pouvait rencontrer aucun de ses camarades sans qu'ils lui dissent qu'il était un voleur, un menteur, un malheureux; et personne ne veut ni jouer ni se promener avec lui.
—Il n'a que ce qu'il mérite», dit sèchement M. de Trénilly.
Hélène ne répondit plus; elle sentit qu'elle ne ferait qu'irriter son père en continuant à défendre Blaise, et elle se retira dans sa chambre pour travailler seule comme d'habitude.
Les poulets devenaient grands et forts; Hélène avait décidé avec Blaise qu'ils pouvaient se passer de la poule, et qu'on les porterait dans la cour du château, où ils coucheraient dans une niche de chien qui se trouvait vide. Le lendemain, Blaise devait les apporter et leur arranger la niche en poulailler. Par une fatalité malheureuse, Jules rencontra le pauvre Blaise portant les poulets dans un panier pour les mettre dans leur nouvelle demeure.
JULES
Qu'est-ce que tu as dans ton panier?
BLAISE
C'est une commission, Monsieur Jules.
JULES
Montre-moi ce que c'est.
BLAISE
Je n'ai pas le temps, Monsieur, je suis pressé.
JULES
Qu'est-ce qui te presse tant?
BLAISE
Maman m'attend pour déjeuner, Monsieur.
JULES
Eh bien, elle attendra deux minutes de plus, voilà tout.»
Blaise ne voulait pas lui faire voir les poulets, parce qu'il craignait que Jules ne leur fît mal ou ne les fît échapper; il voulut donc continuer son chemin, mais Jules saisit l'anse du panier et chercha à le lui arracher. Blaise le retenait de toutes ses forces, et il allait le dégager des mains de Jules, lorsque celui-ci, se sentant le plus faible, ramassa une poignée de sable et la lui jeta dans les yeux. La douleur fit lâcher prise à Blaise; Jules saisit le panier et l'emporta en triomphe. Il courut dans un massif, près d'une mare, pour examiner ce que contenait le panier. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant les poulets qui y étaient renfermés!»
«Ce voleur de Blaise, s'écria-t-il, voilà pourquoi il ne voulait pas me laisser voir ce qu'il emportait dans son panier. Ce sont des poulets qu'il a volés dans notre basse-cour, et qu'il portait à son voleur de père pour les manger ensemble. Ah! tu crois que tu mangeras mes poulets, mauvais garçon! Tiens, viens chercher ton déjeuner.»
En disant ces mots, le méchant Jules tira les poulets du panier les uns après les autres et les jeta dans la mare. Les pauvres bêtes se débattirent quelques instants, puis restèrent immobiles, les ailes étendues, flottant sur l'eau.
Jules fut enchanté de son succès et retourna tranquillement à la maison. Il entra chez son père.
«Papa, dit-il, vous devriez défendre à Blaise de mettre les pieds dans notre basse-cour; je viens de le surprendre emportant, bien cachés dans un panier, quatre poulets qu'il venait de voler dans notre poulailler.
M. DE TRÉNILLY Tu ne sais pas ce que tu dis, mon ami, je n'ai ni poulets ni poulailler.
JULES
C'est de la ferme, alors, car je les ai vus, et je les lui ai arrachés.
M. DE TRÉNILLY
Qu'en as-tu fait?»
Jules ne s'attendait pas à cette question; il devint rouge et embarrassé, car il ne voulait pas avouer qu'il avait noyé les pauvres bêtes.
«Pourquoi ne réponds-tu pas? dit M. de Trénilly en l'examinant avec surprise. Est-ce que tu les a rendus à Blaise, par hasard?
—Oui, papa, balbutia Jules.
M. DE TRÉNILLY
Tu as eu tort, mon ami; tu devais lui faire avouer d'où il tenait ces poulets, et les apporter à la fermière, s'ils sont à elle. Et Blaise les a-t-il emportés?»
Jules commençait à craindre qu'on ne trouvât les poulets dans l'eau; il voulut en rejeter la faute sur Blaise et dit:
«Non papa, il..., il... les a jetés dans la mare.
M. DE TRÉNILLY
Mais la tête lui tourne, à ce mauvais garnement; où est-il?
JULES
Je ne sais pas; je crois qu'il est allé à l'école.»
Jules savait bien que Blaise n'allait plus à l'école, mais il croyait empêcher par là son père de questionner lui-même Blaise et Anfry.
Pendant ce temps le pauvre Blaise, aveuglé par le sable, ne pouvait quitter la place où il était tombé; et à force pourtant de frotter ses yeux, que le sable faisait pleurer, il parvint à les tenir entr'ouverts, et il put se diriger vers le puits; il tira un peu d'eau dans une terrine et s'en lava les yeux jusqu'à ce que tout le sable fût parti. Il pensa alors à se mettre à la recherche de Jules et de son panier. Mais, en cherchant Jules, il rencontra Hélène, qui allait voir si son petit poulailler était prêt à recevoir ses chers poulets Crève-Coeur.
Hélène s'arrêta stupéfaite à la vue des yeux rouges et bouffis de Blaise.
«Qu'as-tu, mon pauvre Blaise? lui dit-elle avec compassion. Pourquoi as-tu pleuré?
—Ce n'est rien, Mademoiselle, c'est du sable que M. Jules m'a jeté dans les yeux: mais ce qui est le plus triste, c'est que lorsqu'il m'a vu aveuglé, il m'a arraché le panier dans lequel j'apportais vos poulets, et comme il s'est sauvé avec, je crains qu'il ne leur soit arrivé malheur.
—Mes poulets, mes pauvres petits poulets! s'écria Hélène. Oh! Blaise, mon cher Blaise, aide-moi à les retrouver. Pourvu que Jules ne les ai pas tués ou lâchés dans le parc! Mes pauvres poulets!»
Hélène et Blaise se mirent à courir de tous côtés; en cherchant dans les massifs, Blaise trouva son panier vide.
«Mademoiselle Hélène, cria-t-il, voici mon panier, mais rien dedans.
—C'est que Jules les a lâchés ou tués, dit Hélène; pour le coup, papa ne prendra pas parti pour lui; je vais le prier de faire chercher mes petits Crève-Coeur.»
A peine avait-elle fait quelques pas vers la maison, qu'elle rencontra son père.
«Papa, papa, je vous en prie, dites qu'on aille partout chercher mes jolis Crève-Coeur; Blaise les apportait dans un panier. Jules le lui a arraché et s'est sauvé avec.
M. DE TRÉNILLY
Ah! c'est donc cela que me disait Jules; il croyait que Blaise les avait pris à la ferme. Mais si ce sont tes Crève-Coeur qu'apportait Blaise, pourquoi les a-t-il laissé prendre à Jules? Il n'est guère probable que Blaise, qui est plus fort que Jules, lui ait laissé enlever son panier sans le défendre.
HÉLÈNE
Aussi a-t-il voulu empêcher Jules de les prendre; mais Jules lui a jeté du sable dans les yeux, et le pauvre Blaise a lâché le panier.
M. DE TRÉNILLY
C'est Blaise qui t'a fait ce conte; Jules m'a dit au contraire que Blaise avait jeté les poulets dans la mare.
HÉLÈNE
C'est impossible, papa. Blaise a soigné mes poulets depuis qu'ils sont éclos; il leur avait préparé un poulailler dans une des vieilles niches à chien, et il me les apportait pour que nous les y missions.
M. DE TRÉNILLY
Ce qui est certain, pourtant, c'est que Jules n'a pas les poulets.
HÉLÈNE
Blaise et moi, nous les cherchons partout. Mon Dieu, mon Dieu, est-ce que Jules a été assez méchant pour les jeter à la mare?
La pauvre Hélène, sans attendre la réponse de son père, courut du côté de la mare, appelant Blaise de toutes ses forces; en approchant de la mare, elle le vit tâchant, avec une longue perche, d'attirer à lui quelque chose qu'elle ne pouvait encore distinguer; aussitôt qu'il aperçut Hélène, il lui cria:
«Venez vite, Mademoiselle; venez m'aider à faire revivre les pauvres poulets que je viens de trouver dans la mare. J'en ai retiré trois; je cherche à atteindre le quatrième. Le voici, je crois... Non, il a encore coulé sous ma perche... Tenez, le voilà! Je l'ai, pour cette fois.» Et, se baissant, il saisit le quatrième Crève-Coeur, qu'il avait rapproché du bord avec sa perche.
Hélène pleurait près de ses pauvres poulets, couchés à terre sans mouvement, le bec ouvert, les ailes étendues, les yeux entr'ouverts. Blaise les porta sur l'herbe, les sécha le mieux qu'il put, avec de la mousse, avec son mouchoir et celui d'Hélène; mais il eut beau les frotter, les rouler sur le sable chaud, les poulets restèrent sans vie. Voyant tous leurs efforts inutiles, Hélène et Blaise se relevèrent.
«Que ferons-nous de ces pauvres petites bêtes? dit Blaise. Des poulets si jeunes, ce n'est pas bon à manger; d'ailleurs, ça fait mal au coeur de manger des bêtes qu'on a soignées.
—Il faut les enterrer, dit tristement Hélène; ne les laissons pas ici; les chats les dévoreraient.
—Ecoutez, Mademoiselle, essayons encore une chose; j'ai entendu dire à un médecin qu'on faisait revenir des noyés en les couvrant de cendre tiède; il y a un grand tonneau dans la buanderie, ici tout près: plongeons-les dedans jusqu'à demain; en tout cas, cela ne leur fera pas de mal, et peut-être... qui sait,... la cendre tiède, en les réchauffant, les ranimera-t-elle.
—Essayons, dit Hélène; il sera toujours temps de les enterrer demain.»
Hélène et Blaise prirent chacun deux poulets; ils les portèrent à la buanderie, où ils trouvèrent effectivement un tonneau de cendre; on venait d'en remettre de toute chaude. Blaise creusa quatre trous, Hélène y mit les poulets, Blaise les recouvrit de cendre jusqu'à la tête, ne laissant passer que le bec et les yeux. Ils fermèrent ensuite la buanderie et s'en allèrent chacun chez eux, Hélène fort triste de la mort de ses jolis Crève-Coeur, et Blaise fort triste du chagrin d'Hélène, tous deux peinés de la méchanceté de Jules. Quand Hélène revint dans sa chambre, elle y trouva Jules qui l'attendait avec un peu d'inquiétude, pour savoir ce qu'avait dit son père.
«Tu m'as encore fait une vraie peine, Jules, lui dit-elle, et tu as encore fait une méchanceté au pauvre Blaise.
—Moi, une méchanceté? répondit Jules d'un air innocent; qu'ai-je donc fait, Hélène? tu m'accuses toujours sans savoir comment les choses se sont passées.
HÉLÈNE
Je sais très bien que tu as noyé mes pauvres poulets, que tu les as arrachés à Blaise après lui avoir jeté du sable dans les yeux, et que tu as conté des mensonges à papa.
JULES
Je n'ai rien fait de tout cela, Mademoiselle, c'est Blaise qui avait volé des poulets; je ne savais pas qu'ils fussent à toi; j'ai voulu les lui enlever, et, pour que je ne les aie pas, il les a jetés dans la mare.
—Menteur! s'écria Hélène avec indignation. C'est abominable de mentir avec autant d'effronterie! Tu pourrais bien réserver tes mensonges pour papa, qui a la bonté de te croire; quant à moi, tu sais que je te connais et que je ne crois pas un mot de ce que tu dis.
JULES, avec colère
Méchante! vilaine! J'irai dire à papa que tu me dis cinquante sottises pour excuser Blaise, qui est un sot et un impertinent; je le ferai chasser avec son vilain père.
HÉLÈNE
Tu en es bien capable; rien ne m'étonnera de ta part. C'est bien triste pour moi d'avoir un si méchant frère.»
Hélène lui tourna le dos et se mit à table pour écrire. Jules resta un instant indécis s'il resterait chez Hélène pour la contrarier, ou s'il irait se plaindre à son père; il finit par quitter la chambre, et il se dirigea vers le cabinet de M. de Trénilly, qui était alors occupé à lire.
«Papa, dit-il en entrant, je viens vous dire que c'est bien triste pour moi d'avoir une si mauvaise soeur; elle croit tous les mensonges que lui fait Blaise et elle vient de me dire toutes sortes d'injures, prétendant que je mentais, que Blaise valait cent fois mieux que moi, qu'elle voudrait bien l'avoir pour frère, et qu'elle serait enchantée si vous me chassiez pour me mettre au collège.
—Hélène est une sotte, répondit M. de Trénilly; elle est entichée de ce mauvais garnement de Blaise; mais, aujourd'hui, j'excuse son humeur, et je ne lui en dirai rien, parce qu'elle est irritée d'avoir perdu ses poulets.
—Mais, papa, ce n'est pas ma faute si Blaise a volé ses poulets. Pourquoi faut-il que ce soit moi qui reçoive des injures, parce que son Blaise a menti?
—Que veux-tu que j'y fasse, mon ami? Tu sais que je ne me mêle pas de l'éducation de ta soeur; va te plaindre à ta mère, si tu veux, et laisse-moi finir un travail très sérieux qui doit être terminé cette semaine. Va, Jules, va, mon garçon.»
Jules sortit à moitié content: il avait espéré faire gronder sa soeur, et il n'avait pas réussi. Il ne voulait pas aller se plaindre à sa mère; elle n'était pas toujours disposée à le croire et à l'approuver, comme M. de Trénilly, qui était aveuglé par sa tendresse pour son fils. Quant à Hélène, il n'avait aucune crainte qu'elle le dénonçât, parce qu'il la savait trop bonne pour le faire gronder. Il résolut donc de se taire et de ne plus parler des poulets, ni de Blaise, ni d'Hélène.
Le lendemain, après le déjeuner, Hélène demanda à sa mère la permission d'enterrer les poulets et de faire venir Blaise pour l'aider. Mme de Trénilly y consentit, à la condition que Blaise ne mettrait pas les pieds au château ni dans le jardin de Jules. Hélène le promit et ajouta en souriant que la défense serait probablement très bien reçue, car le pauvre Blaise ne devait avoir nulle envie de se retrouver avec Jules. Elle rencontra Blaise au milieu de l'avenue; il venait chercher les poulets pour leur préparer une fosse.
«Tu viens m'aider à enterrer mes poulets, n'est-ce pas, mon cher Blaise? Ne passons pas devant le château, pour que Jules ne te voie pas et ne vienne pas nous rejoindre.
—Je n'ai nulle envie de le voir, Mademoiselle, je vous assure bien. Il me demanderait de venir avec lui que je refuserais, car, je suis fâché de vous le dire, Mademoiselle, puisqu'il est votre frère, mais je n'ai jamais rencontré de garçon aussi méchant pour moi que l'est M. Jules... Mais nous voici arrivés; allons prendre nos pauvres morts.»
Blaise tourna la clef, poussa la porte et fit un cri de surprise que répéta immédiatement Hélène, entrée avec lui. Les poulets qu'on avait cru morts étaient vivants, bien vivants, sautant sur leur tonneau de cendre, et ouvrant le bec pour demander à manger.
«C'est la cendre! s'écria Blaise. Le médecin avait raison.
—C'est évidemment la cendre, répéta Hélène. Quel bonheur de revoir mes pauvres poulets vivants, et quelle bonne idée tu as eue, mon bon Blaise! Sans ton bon conseil, je les aurais perdus, car je les aurais enterrés de suite. Va vite leur chercher à manger. Je vais pendant ce temps les porter à leur poulailler, où tu me trouveras.
—Irai-je à la cuisine, Mademoiselle, pour demander du pain et du lait?
—Non, non, ne va pas à la cuisine. Maman a défendu que tu entres au château.
—Ainsi on me croit toujours un vaurien, un voleur, dit Blaise en soupirant. C'est triste, mais c'est bon, car j'en ferai mieux ma première communion, en supportant ces affronts avec courage et douceur... Je vais demander à maman ce qu'il nous faut pour les poulets. Ne vous impatientez pas, Mademoiselle, si je suis un peu longtemps; il y a loin d'ici chez nous, l'avenue est longue.»
Hélène resta près de ses poulets; elle aussi était triste, car elle sentait combien était injuste la mauvaise opinion qu'on avait de Blaise, et elle s'affligeait que ce fût son frère qui eût fait tout ce mal.
«Pauvre Blaise! se dit-elle en le regardant s'éloigner. Le bon Dieu fera sans doute connaître son innocence; mais en attendant il souffre et Jules triomphe. Oh! si Jules pouvait comprendre combien il est mauvais! L'année prochaine il doit faire sa première communion; comment pourra-t-il la faire s'il ne reconnaît pas ses torts?...»
Hélène eut le temps de réfléchir, car Blaise ne revint qu'au bout d'une demi-heure.
«Voici, Mademoiselle, cria-t-il de loin, une pâtée faite par maman. J'ai été longtemps, car il a fallu la préparer, puis revenir pas trop vite pour ne pas renverser l'assiette; elle est bien pleine, les poulets vont se régaler.»
Et il posa l'assiette au milieu du poulailler; les quatre poulets affamés se précipitèrent dessus et picotèrent jusqu'à ce qu'il n'en restât miette.
Blaise conseilla à Hélène de tenir ses poulets enfermés pendant deux ou trois jours, pour qu'ils pussent s'habituer à leur nouvelle demeure. En peu de semaines ils devinrent de beaux poulets gras et forts. Jules s'en informait avec intérêt de temps en temps; Hélène lui en sut gré et crut que c'était un commencement de repentir et d'amélioration. Un jour que Mme de Trénilly préparait le dîner, Jules lui dit:
«Quand donc mangerons-nous les poulets d'Hélène? Le cuisinier en ferait volontiers une fricassée.
—Manger mes poulets! s'écria Hélène effrayée, j'espère bien, maman, que vous n'y avez pas songé, et que c'est une invention de Jules.
—Je croyais, comme Jules, que tu les élevais pour les manger, Hélène, dit Mme de Trénilly.
—Mais non, maman, je n'ai jamais eu la pensée de les manger. Je veux garder ces jolies volailles pour qu'elles pondent et qu'elles couvent; je veux les laisser mourir de vieillesse. Pensez donc que c'est Blaise et moi qui les avons élevées, puis sauvées de la mort.
JULES
Que tu es bête! Tu crois que Blaise voulait les sauver? Il a dû être bien attrapé quand il a vu qu'au lieu de les manger pour son dîner il aurait encore à les soigner!»
Hélène ouvrit la bouche pour répondre vertement, mais elle se contint, et, jetant sur son frère un regard qui le fit rougir, elle se contenta de dire:
«Ne parle pas mal de Blaise devant moi, Jules; tu sais la bonne opinion que j'en ai et l'amitié que j'ai pour lui. Je la lui doit en compensation du tort que tu lui as fait, et je ne souffrirai pas qu'on le calomnie en ma présence, sans prendre sa défense et sans dire les choses comme je les sais.»
Jules resta muet devant le regard fixe et ferme de sa soeur. Il se borna à dire, en levant les épaules:
«Que tu es sotte!» et quitta la chambre.
Mme de Trénilly avait fini de commander au cuisinier le déjeuner et le dîner; elle ne fit pas attention à la fin de la discussion d'Hélène et de Jules, et reprit sa lecture interrompue.
Il ne fut plus question des poulets. Hélène les avait transportés chez Mme Anfry, de peur que Jules n'eût la fantaisie de les attraper et de les faire manger. A l'automne, les poulets étaient devenus des poules qui se mirent à pondre; au printemps elles couvèrent leurs oeufs et eurent à leur tour des poulets à conduire. Hélène finit par en faire cadeau à Mme Anfry, qui y trouva un grand avantage, et qui, de temps à autre, faisait manger à Hélène un des poulets de ses poules. Ils étaient toujours tendres et gras, et chacun en appréciait la qualité.