Pauvre Blaise
X
LE RETOUR DE JULES
A l'approche de l'hiver, M. de Trénilly était parti pour Paris avec toute sa maison. Anfry, sa femme et Blaise furent enchantés de se retrouver seuls; l'hiver se passa plus agréablement pour Blaise, dont chacun commençait à reconnaître la piété, la bonté et l'honnêteté. Blaise aurait pu profiter de ce retour de bienveillance pour faire des parties de jeu et de promenade avec ses camarades d'école; mais il préférait travailler à la maison avec son père et sa mère. Ils causaient souvent de leurs anciens maîtres, mais jamais ils ne faisaient mention des nouveaux, car ils n'avaient pas de bien à en dire, et Blaise avait demandé à ses parents de n'en pas parler plutôt que d'en dire du mal.
«Si j'en parlais ou si je vous en entendais parler, papa, je ne pourrais peut-être pas m'empêcher de leur en vouloir de leur injustice, surtout à M. Jules, et je me sentirais de la colère, de la haine peut-être. Et comment pourrais-je faire ma première communion et recevoir Notre-Seigneur, si je ne pardonne de bon coeur à ceux qui m'ont fait du mal? Notre-Seigneur a bien pardonné à ses bourreaux; il a même prié pour eux. Je veux tâcher de faire comme lui.
—C'est bien, ce que tu dis là, mon Blaisot, lui dit son père en l'embrassant. Tu es plus sage que moi et ta mère... C'est qu'il ne nous est pas facile de pardonner à ceux qui ont fait du mal à notre enfant, qui l'ont fait passer pour un voleur, un méchant, un...
—Papa, papa, je vous en prie, dit Blaise d'un air suppliant, ne parlez que de Mlle Hélène, qui a été si bonne pour moi.
—Ah oui! celle-là est une bonne demoiselle! on ne risque rien d'en parler; pas de danger de dire une méchanceté.»
«Une lettre», dit le facteur en entrant un matin. Et il en remit une à Anfry, qui l'ouvrit et lut ce qui suit:
«Tenez le château prêt pour nous recevoir, Anfry; j'arrive avec mon fils lundi prochain. Soignez particulièrement la chambre de Jules, qui est souffrant depuis une chute de cheval. Je vous salue.
«Comte de TRÉNILLY.»
«Lundi prochain, c'est dans quatre jours, dit Anfry. Je n'ai guère de temps pour tout préparer. Il faut nous y mettre tous dès aujourd'hui.
—C'est singulier, dit Blaise, il ne parle que de M. Jules et pas de Mlle Hélène; est-ce qu'elle ne viendrait pas, par hasard?
—Et où veux-tu qu'elle reste? dit Mme Anfry. La place d'une jeune fille n'est-elle pas près de sa mère! Au surplus, nous le verrons bien quand ils seront arrivés.»
Elle monta au château avec Anfry et Blaise. Pendant quatre jours ils ne firent que frotter, essuyer et ranger. Enfin, tout se trouva terminé le lundi dans la journée.
«Je ne sais trop que faire, avait dit Anfry, pour soigner particulièrement l'appartement de M. Jules. Je l'ai frotté, essuyé, comme les autres; je ne peux pas faire mieux.
—Laissez-moi l'arranger, papa, dit Blaise; je vais y mettre des fleurs, qui le rendront plus gai.»
En effet, deux heures plus tard, la chambre de Jules avait pris un autre aspect; il y avait des fleurs dans les vases, des corbeilles de fleurs sur les croisées, sur la commode. Blaise avait fait de son mieux, et il avait réussi.
Quand ils redescendirent l'avenue pour rentrer chez eux, ils n'attendirent pas longtemps l'arrivée du comte. Comme l'année d'avant, un courrier à cheval l'annonça; la grille fut ouverte et la voiture roula dans l'avenue. Blaise avait vu M. de Trénilly dans le fond; près de lui était Jules, pâle et maigre. La comtesse et Hélène n'y étaient pas. Blaise avait déjà su par des gens qui avaient précédé M. de Trénilly qu'Hélène était au couvent pour renouveler sa première communion, et que sa mère ne la ramènerait que dans le courant de juillet, deux mois plus tard. M. de Trénilly avait l'air encore plus sombre et plus sévère que l'année précédente.
«Ils n'apportent pas avec eux la gaieté, dit Anfry à sa femme en refermant la grille.
—Pourvu qu'on ne demande pas notre pauvre Blaisot pour désennuyer M. Jules, répondit Mme Anfry. C'est qu'il ne serait pas possible de le refuser.
—Ah! bah! ils n'y songeront seulement pas, reprit Anfry. Tu as donc oublié ce qu'ils en disaient?...»
Mme Anfry avait bien deviné; dès le lendemain, un domestique vint demander Blaise au château.
«Blaise est sorti, répondit sèchement Anfry.
LE DOMESTIQUE
Où est-il? ne pourrait-on pas l'avoir? M. le comte m'a bien recommandé de le ramener avec moi.
ANFRY
Il est au catéchisme; il n'en reviendra que pour dîner.
LE DOMESTIQUE
Est-ce ennuyeux! Monsieur va gronder, bien sûr, et M. Jules va être plus maussade que d'habitude.
ANFRY
Ah! c'est M. Jules qui le demande. Il a donc oublié le mal qu'il en disait l'année dernière.
LE DOMESTIQUE
L'année dernière n'est pas l'année qui court; on a changé d'idées depuis, et M. Jules ne rêve plus que Blaise. Mlle Hélène a raconté bien des choses qu'on ne savait pas; elle a tant parlé de la piété de Blaise et de ses bons sentiments pour sa première communion, que Monsieur et Madame ne redoutent plus sa compagnie pour M. Jules.
ANFRY
Mais c'est Blaise qui craint celle de M. Jules, et j'aimerais autant que chacun restât chez soi.
LE DOMESTIQUE
Comme vous voudrez, Monsieur Anfry. Je vais toujours dire à M. le comte que Blaise est sorti.»
Le domestique s'en alla, laissant Anfry et sa femme fort contrariés de cette lubie de Jules.
Quand Blaise fut de retour, et qu'il sut qu'on était venu le demander au château, le pauvre garçon eut peur et supplia son père de le laisser aller aux champs tout de suite après son dîner.
«Mais où iras-tu, mon pauvre Blaisot?
—J'irai travailler aux champs avec les garçons de ferme, papa; le fermier m'a tout justement demandé si je ne voulais pas venir en journée chez lui pour toutes sortes de travaux. Je suis grand garçon maintenant; je puis bien travailler comme un autre.
—Fais comme tu voudras, mon pauvre Blaise; voici le domestique que j'aperçois enfilant l'avenue; bien sûr, c'est encore pour toi.»
Blaise sauta de dessus de sa chaise et sortit par une porte de derrière pour ne pas être vu du domestique. Il courut à toutes jambes à la ferme et demanda de l'ouvrage; on lui donna des vaches à mener à l'herbe et à garder jusqu'au soir. Le domestique arriva chez Anfry cinq minutes après que Blaise en était parti.
«Eh, bien, où est donc votre garçon? dit-il en regardant de tous côtés. N'est-il pas encore revenu dîner? M. le comte l'envoie chercher.
—Blaise est venu dîner, et il est reparti pour aller travailler à la ferme, où il est retenu pour l'été, dit Anfry d'un air satisfait et légèrement moqueur.
LE DOMESTIQUE
Pourquoi l'avez-vous laissé partir, puisque je vous avais prévenu que M. le comte le demandait?
ANFRY
Il est d'âge à travailler, et il faut qu'il s'habitue à gagner sa vie. Je n'ai pas de quoi le garder à fainéanter comme les enfants de M. le comte.
LE DOMESTIQUE
Eh bien, M. le comte sera content! il va me donner un galop, et vous en aurez les éclaboussures bien certainement.
ANFRY
A la volonté de Dieu! Je ne crains pas les gronderies quand je ne les mérite pas.»
Le domestique s'en retourna encore une fois en grommelant, et Anfry alla à son jardin; tout en bêchant, il souriait en se disant:
«Blaisot a eu une bonne idée tout de même! C'est qu'il n'est pas bête, ce garçon!»
Mais M. de Trénilly ne se décourageait pas si facilement; il voyait bien que Blaise ne venait pas parce qu'il ne s'en souciait pas, et que le travail à la ferme n'était qu'un prétexte. Cette résistance l'irritait sans le surprendre. D'après ce que lui avait raconté Hélène pour la justification du pauvre Blaise, il avait conçu de l'estime pour lui, et il commençait à croire que Jules avait pu être trompé par les apparences et s'être mépris sur les intentions de Blaise. Jules, de son côté, qui ne pouvait s'empêcher de reconnaître la bonté et la complaisance de Blaise, parlait souvent du désir qu'il avait de le revoir et de l'avoir pour compagnon de jeux. M. de Trénilly admirait la générosité de son fils, qui oubliait les méfaits de Blaise, et il se promettait de satisfaire son désir dès qu'ils seraient de retour à la campagne. La maladie que fit Jules à la suite d'une chute de cheval dans une partie de cerises à Montmorency hâta ce retour. Jules demanda Blaise dès son arrivée, et il fut très contrarié de devoir attendre au lendemain.
Ce fut bien pis quand il sut le lendemain que Blaise était au catéchisme, qu'il fallait l'attendre jusqu'à midi. Mais quand il vit une seconde fois revenir le domestique sans Blaise, et qu'il sut qu'il en serait de même tous les jours, il se mit à pleurer amèrement. Son père lui offrit vainement des livres, des couleurs et tout ce qui pouvait l'amuser. Jules pleurait toujours, refusait toute distraction, et ne cessait de demander Blaise. M. de Trénilly, qui l'aimait avec une faiblesse qu'il n'avait jamais montrée que pour ce fils indigne de sa tendresse, lui promit de faire en sorte de dégager Blaise de son travail de ferme et de le ramener dans une heure avec lui. Jules se calma d'après cette assurance, et resta tranquillement étendu dans son fauteuil. M. de Trénilly se rendit précipitamment à la maison d'Anfry: mais Anfry était sorti pour faire des fagots dans le bois.
De plus en plus contrarié, mais contenant son humeur, M. de Trénilly alla à la ferme et demanda Blaise. On lui dit qu'il était dans les prés à garder les vaches.
«Allez le chercher, dit M. de Trénilly; remplacez-le par quelqu'un, j'ai besoin de lui tout de suite; je l'attends ici.»
Et il s'assit sur une chaise que lui offrit la fermière, non sans quelque crainte; l'air sombre et mécontent du comte la terrifiait; aussi ne tarda-t-elle pas à s'esquiver, sous un léger prétexte; elle prévint ses enfants de ne pas entrer dans la salle, de peur de se faire gronder par M. le comte, qui n'avait pas l'air aimable, disait-elle, et elle alla voir qui on pourrait mettre à la place de Blaise.
Les enfants de la ferme, dont le plus âgé avait huit ans et le plus jeune quatre, se gardèrent d'abord d'entrer dans la salle; mais la crainte fit bientôt place à la curiosité; l'aîné, Robert, alla tout doucement regarder à la fenêtre pour voir comment était la figure peu aimable de M. le comte. Il recommanda à ses frères de l'attendre dehors et de ne pas bouger. Peu de minutes après il revint et leur dit à voix basse:
«Je l'ai vu; il est affreux; il a l'air méchant tout à fait. Il a levé les yeux, je me suis sauvé bien vite.
—Je vais y aller voir à mon tour, dit François; il doit être effrayant.
—Va, mais ne fais pas de bruit; qu'il ne t'entende pas, dit Robert; il te battrait.»
François partit aussitôt et revint comme son frère, mais bien plus effrayé.
«Ses yeux brillent comme des chandelles, dit-il, je crois qu'il m'a vu; il s'est levé et a regardé à la fenêtre comme s'il voulait sauter au travers; je me suis sauvé; j'ai eu bien peur.
—Laisse-moi aller aussi, dit Alcine, le plus jeune; j'ai tant envie de voir ses yeux qui brillent!
—Va, Alcine, mais prends bien garde qu'il ne te voie. Reviens tout de suite.»
Alcine partit enchanté, quoique son coeur battît de frayeur. Il marcha sur la pointe des pieds en approchant de la fenêtre et chercha à voir, mais il était trop petit, il ne voyait rien. Alors il voulut grimper sur le rebord de la fenêtre et y réussit après beaucoup d'efforts. Le bruit qu'il faisait attira l'attention du comte, qui se leva et se dirigea vers la fenêtre au moment où Alcine parvenait à y monter. Le pauvre enfant poussa un cri de frayeur en voyant arriver à lui ce terrible croquemitaine dont ses grands frères avaient eu peur. Le comte, voyant l'enfant tout prêt à dégringoler, ouvrit précipitamment la fenêtre et le saisit par le corps. Le pauvre Alcine crut que c'était pour le dévorer, et il se mit à crier plus fort en appelant ses frères à son secours.
«Il me tient! il va me manger! Au secours! au secours! Robert, François, au secours!»
Le comte, étonné de l'effet qu'il produisait, posa l'enfant par terre au moment où les frères, bravant le danger, accouraient, armés, l'un d'une fourche, l'autre d'un râteau. Ils ouvrirent précipitamment la porte et s'élancèrent sur le comte, qui, ne s'attendant pas à cette attaque, n'eut que le temps de se rejeter vivement au fond de la chambre. Il s'arma d'une chaise pour s'en faire un bouclier contre la fourche et le râteau qui cherchaient à l'embrocher et à l'assommer, pendant qu'Alcine tout tremblant se relevait et s'esquivait. Robert et François, voyant leur frère en sûreté, fondirent une dernière fois sur le comte, toujours armé de sa chaise; la fourche et le râteau restèrent pris dans la paille de la chaise; Robert, se voyant désarmé, entraîna son frère qui se trouvait également sans armes, et tous deux se précipitèrent hors de la chambre avec autant d'agilité qu'ils y étaient entrés. Le comte, revenu de sa surprise, voulut savoir ce qui avait causé cette attaque inexplicable; il sortit, tourna autour de la maison, visita les bâtiments de la ferme et n'y trouva personne. Les enfants étaient bien loin en effet; ils avaient couru tous les trois rejoindre leur mère, qui revenait avec Blaise; ils lui racontèrent que le comte était si méchant et si furieux qu'il avait voulu manger Alcine.
«Il l'aurait mangé, maman, si Robert et moi nous n'étions arrivés avec une fourche et un râteau...
—Une fourche, un râteau! contre M. le comte! s'écria la mère effrayée. Jésus! mon Dieu! qu'est-ce qui va advenir de nous?
ROBERT
Il le tenait déjà par terre, maman; il ouvrait une bouche énorme, et il avait de grandes dents blanches comme celles d'un loup!
FRANÇOIS
Et des yeux qui semblaient brûler ce qu'ils regardaient!
ALCINE
Et des grandes mains énormes qui me serraient d'une force!...
LA FERMIÈRE
Jésus! miséricorde! Malheureux enfants! Qu'avez-vous fait? Prendre M. le comte pour un loup. Mais est-ce croyable, cette sottise-là?... Jamais il ne nous le pardonnera. Seigneur Dieu! que va-t-il me dire? Ma foi, mon Blaise, vas-y tout seul, toi. Je n'oserais jamais, après ce qui s'est passé.
ROBERT
Vous voyez bien, maman, que, vous aussi, vous avez peur.
LA FERMIÈRE
Mais c'est par rapport à vos fourches, petits nigauds. Je n'aurais pas eu peur sans cela.
FRANÇOIS
Et pourquoi donc, en vous en allant, nous avez-vous dit de ne pas y aller? C'est que vous aviez peur qu'il ne nous fît du mal.
LA FERMIÈRE
Hélas! mon Dieu, que faire? Va vite, Blaisot, puisqu'il t'a demandé; va le trouver dans la salle et raconte-nous ce qu'il t'aura dit; tu nous retrouveras dans la grange.»
Blaise aurait bien voulu ne pas y aller, ou du moins ne pas y aller seul, mais il n'osa pas désobéir aux ordres du comte et de la fermière et il se dirigea vers la ferme sans trop hâter le pas... Il arriva jusqu'à la salle et tressaillit d'aise: le comte n'y était plus.
«Il est parti, il est parti! cria Blaise à la fermière et aux enfants; vous pouvez venir, il n'y a plus de danger.»
A peine avait-il achevé ces paroles qu'il aperçut à dix pas de lui le comte sortant d'une bergerie. Il avait reconnu la voix de Blaise et s'empressait de lui parler pour l'emmener, lorsqu'il entendit le joyeux appel à la famille du fermier.
«Ah çà! dit-il en fronçant le sourcil, pour qui me prend-on ici? Un des marmots que j'empêche de tomber du haut de la fenêtre croit que je vais le manger; deux autres m'attaquent avec une fourche et un râteau comme si j'étais une bête féroce. Et voilà que toi, Blaise, tu appelles, me croyant parti, en criant qu'il n'y a plus de danger! Qu'est-ce que tout cela veut dire?
—Monsieur le comte, dit Blaise un peu embarrassé, les enfants ont eu peur de vous déranger, et..., et...
LE COMTE, avec colère et ironie
Et c'est pour ne pas me déranger qu'ils ont voulu m'assommer?
BLAISE
Non pas, Monsieur le comte; ils ont seulement voulu défendre leur petit frère.
LE COMTE
Défendre contre qui? Est-ce que je lui faisais du mal? Ce petit imbécile criait sans savoir pourquoi.
BLAISE
Monsieur le comte, c'est que le petit est bien jeune, et...
LE COMTE
Mais les autres sont assez grands pour savoir qu'on ne se lance pas contre un homme à coups de fourche, surtout quand cet homme est le maître de la maison. Mais où est la mère? Amène-la-moi avec ses enfants.»
Blaise, enchanté d'être débarrassé d'une conversation aussi peu agréable, courut à la recherche de la fermière, qu'il trouva blottie dans un coin de la grange, entourée des enfants, qui osaient à peine respirer.
BLAISE
Madame François, M. le comte vous demande, et les enfants aussi.
LA FERMIÈRE
Jésus! Maria! que va-t-il se passer? que va-t-il dire? que va-t-il faire? Venez, mes enfants, mes pauvres enfants, il faut bien y aller puisqu'il l'ordonne.»
Les enfants, tremblants et en pleurs, suivirent leur mère en s'accrochant à son tablier; elle entra dans la salle, traînant ses enfants, dont la peur redoubla quand ils se trouvèrent en face du redoutable comte. Il les attendait debout au milieu de la salle, les bras croisés et tenant une canne à la main. La fermière salua, balbutia quelques mots d'excuses, et attendit que le comte parlât.
«Approchez, polissons! dit le comte d'une voix brève; comment avez-vous osé me menacer de vos fourches?
ROBERT
J'ai cru que vous alliez manger Alcine; c'est alors que nous avons foncé sur vous pour le dégager.
FRANÇOIS
Je vous prenais pour un ogre, tant vous aviez l'air sauvage et... mécontent.
LE COMTE, à la fermière
Vous leur donnez de jolies idées sur mon compte; je vous fais compliment de votre succès. Vous pouvez dire à votre mari qu'il n'a pas besoin de se déranger pour venir signer la continuation de son bail. Je vous renvoie à Noël. Et quant à ces mauvais garnements, je leur apprendrai à me respecter.»
Et dégageant sa canne, il leur en donna quelques coups en disant: «Chacun son tour; voici pour la fourche, voilà pour le râteau!»
Les pauvres enfants se sauvèrent en criant; la mère les suivit en murmurant et en se félicitant d'avoir à quitter sous peu un si mauvais maître.
M. de Trénilly appela Blaise et lui commanda de le suivre. Blaise hésita un moment, mais il n'osa pas résister et suivit silencieusement, la tête baissée.
XI
LE CERF-VOLANT
Après quelques minutes de marche, M. de Trénilly se retourna, et, voyant l'air malheureux de Blaise, il ne put s'empêcher de sourire et de lui demander s'il croyait aussi devoir être dévoré.
Blaise rougit et balbutia quelques paroles inintelligibles.
«Ecoute, Blaise, dit M. de Trénilly, tu sais sans doute que mon pauvre Jules est malade et que j'ai besoin de toi pour le distraire?»
Blaise ne répondit pas; le comte reprit:
«Je sais que tu as fait l'année dernière quelques sottises, mais je veux les oublier en raison des bons sentiments que tu as manifestés depuis, d'après ce que m'a dit Hélène. Je désire que tu viennes tous les jours chez Jules depuis midi jusqu'au soir pour être son compagnon de jeux et de travail, et que tu n'ailles plus à la ferme. Acceptes-tu?
—Monsieur le comte, répondit Blaise en balbutiant, je suis fâché... Je ne peux pas... Papa désire que je travaille, que je gagne...
—Oh! quant à ton gain, je te promets que tu n'y perdras pas; je te donnerai le double de ce que tu reçois à la ferme.
—Monsieur le comte, dit Blaise, reprenant un peu courage, je ne pourrais pas entrer au château avec l'opinion que vous avez de moi. Je n'ai pas mérité les reproches que vous m'adressiez l'année dernière, et je ne puis vous promettre de faire autrement cette année. M. Jules ne m'aime pas; je ne dis pas qu'il ait tort; mais je ne crois pas possible que je reste près de lui dans les sentiments que je lui connais.
LE COMTE
Jules t'aime, au contraire, puisque c'est lui qui te demande; quant au passé, le mieux est de n'en pas parler. Nous voici bientôt arrivés; viens avec moi chez Jules, il sera bien content de te voir.»
Le pauvre Blaise ne dit plus rien; il se résigna pour ce jour-là, se proposant bien de demander à son père de refuser toutes les propositions du comte.
Ils entrèrent chez Jules, qui attendait le retour de son père avec une vive impatience.
«Eh bien, papa, Blaise vient-il?
—Le voici, mon garçon; j'ai eu de la peine à le trouver. Tu vois, Blaise, que Jules t'attendait.
—Bonjour, Blaise, s'écria Jules; nous allons bien nous amuser. Fais-moi un cerf-volant, que j'enlèverai lorsque je pourrai sortir.
BLAISE
Bonjour, Monsieur Jules; je suis bien fâché de vous savoir malade.
JULES
Demande du papier pour un cerf-volant, de l'osier, de la colle, des couleurs.
BLAISE
Mais je ne sais à qui demander tout cela, Monsieur Jules.
JULES
Au cuisinier, au valet de chambre.
BLAISE
Jamais je n'oserai; ils ne m'écouteront pas.
JULES
Je voudrais bien voir cela! Tu n'as qu'à leur dire: «C'est M. Jules qui m'envoie», et tu verras s'ils t'enverront promener.»
Blaise alla à l'antichambre demander de quoi faire un cerf-volant; mais il oublia de dire qu'il venait de la part de Jules. Tous les domestiques qui se trouvaient dans l'antichambre éclatèrent de rire.
«Un cerf-volant! Je t'en souhaite des cerfs-volants! Il fait des cerfs-volants à Monsieur? Et tu me prends pour ton fournisseur? C'est bien de l'honneur, en vérité!—Servez donc Monsieur, camarades! dépêchez-vous! Monsieur attend, Monsieur est pressé!
—Tenez, Monsieur Blaise, voilà du papier, dit un des domestiques en lui tournant autour de la tête un papier sale et huileux.
—Monsieur Blaise, voilà de la colle, dit un autre en lui versant sur la tête une tasse d'eau sale.
—Monsieur Blaise voici des couleurs», dit un troisième en lui remplissant de cirage le visage et les mains.
Le pauvre Blaise parvint à s'arracher d'entre les mains de ces domestiques méchants et grossiers. Il ne crut pas convenable de rentrer ainsi fait chez Jules, et courut chez lui pour se débarbouiller et changer de vêtements. Son père et sa mère furent effrayés de le voir revenir mouillé, noirci; mais il les rassura en leur expliquant qu'il n'avait d'autre mal que l'humiliation des mauvais traitements dont il leur rendit compte.
«Et quant à cela, papa, dit-il, j'en dois être heureux, puisque Notre-Seigneur s'est laissé bien autrement humilier pour me sauver.
ANFRY
Cela n'empêche pas, mon pauvre garçon, que tu ne retourneras plus dans cette maison de malheur.
BLAISE
Je vous demande au contraire, papa, de vouloir bien me permettre d'y retourner, parce que, cette fois, ce n'est pas la faute de M. Jules; il m'attend toujours, et il doit trouver que je mets bien du temps à faire sa commission.
ANFRY
Il t'arrivera encore des désagréments près de M. Jules, mon garçon, crois-moi. Laisse-moi aller trouver M. le comte, que je lui dise pourquoi je t'empêche d'y retourner.
BLAISE
Oh non! papa, je vous en prie; on gronderait les domestiques, on les renverrait peut-être.
ANFRY
Les renvoyer! pour des méchancetés qu'ils t'ont faites à toi, pauvre Blaise?
BLAISE
Pas à cause de moi, papa, mais parce qu'ils ont fait attendre M. Jules, qui se sera sans doute impatienté.
ANFRY
Mais pourquoi n'as-tu pas dit que ce que tu demandais était pour M. Jules?
BLAISE
Ils ne m'en ont pas laissé le temps; aux premières paroles j'ai perdu la tête, et je n'ai plus pensé à m'appuyer de M. Jules. Il y a tout de même de ma faute là-dedans. C'eût été un peu sot si j'avais réellement demandé à ces messieurs de me servir comme si j'étais leur maître.
ANFRY
Tu es toujours prêt à t'accuser, mon Blaisot, à excuser les autres. C'est bien, mais tous ne font pas comme toi.
BLAISE
Tant pis pour eux, papa; ce n'est pas une raison pour que je n'avoue pas quand j'ai tort. Au revoir, papa et maman; je tâcherai de ne pas rester trop longtemps.»
Blaise, qui était nettoyé et rhabillé, courut au château et rentra chez Jules sans passer par l'antichambre. Il le trouva maussade et en colère d'avoir attendu si longtemps.
JULES
D'où viens-tu? Pourquoi n'as-tu pas fait ce que je t'avais commandé? Qu'est-ce que cette belle toilette? Est-ce que j'avais besoin que tu changeasses d'habits? C'était bien la peine de me faire attendre mon cerf-volant depuis une heure!
BLAISE
Je ne pouvais faire autrement, Monsieur Jules; je m'étais sali dans l'antichambre, et je ne pouvais me présenter plein de cirage devant vous.
JULES
Est-ce maladroit? se remplir de cirage quand j'attends de quoi faire un cerf-volant! Et où sont le papier, la colle, l'osier, les couleurs, la ficelle?
BLAISE
Je ne les ai pas, Monsieur Jules; on n'a pas voulu me les donner.
—On n'a pas voulu te les donner! s'écria Jules, rouge de colère. On n'a pas voulu! quand c'est moi qui les demande! Ils vont voir! Je les ferai tous chasser.
BLAISE
Pardon, Monsieur Jules, ce n'est pas la faute des domestiques, c'est la mienne, parce que je n'ai pas pensé à dire que c'était pour vous.
JULES
Imbécile! Tu as été demander pour toi? Comme si tu avais droit à quelque chose ici? Retourne vite à l'antichambre et rapporte tout ce qu'il faut.
BLAISE, avec embarras
Monsieur Jules, si cela vous était égal, j'irais chercher un des domestiques et vous lui expliqueriez vous-même ce que vous voulez.
JULES
Non, je ne veux pas; je veux que tu demandes tout. Va tout de suite. Dieu! que c'est ennuyeux d'avoir affaire à un garçon bête et entêté comme toi! Je suis fatigué de te répéter la même chose.»
Blaise ne répondit pas; l'excellent garçon n'avait pas voulu faire gronder les domestiques, dont il avait tant à se plaindre depuis un an, et, malgré sa répugnance, il retourna à l'antichambre répéter sa demande, mais en ayant soin d'ajouter que c'était pour M. Jules.
«Pour M. Jules? Tout de suite, tout de suite! Auguste, donne-moi le papier... Pas celui-ci! Le plus beau, le plus grand... Cours à la cuisine faire de la colle et rapporte une pelote de ficelle. Georges, va vite au jardin demander au jardinier de l'osier pour faire un cerf-volant pour M. Jules. Mais... ajouta-t-il en se retournant précipitamment vers Blaise, quand tu es venu tantôt demander de quoi faire un cerf-volant, est-ce que c'était pour M. Jules?
BLAISE
Oui, Monsieur, c'était pour M. Jules.
LE DOMESTIQUE
Et pourquoi ne l'as-tu pas dit, malheureux. Nous voilà dans de beaux draps. M. Jules va nous faire tous partir pour avoir coiffé, arrosé et peint son messager.
BLAISE
Je n'ai rien dit à M. Jules, Monsieur.
LE DOMESTIQUE
Rien dit? Tu ne t'es pas plaint de nous?
BLAISE
Non, Monsieur, pas du tout.
LE DOMESTIQUE
Comment as-tu expliqué ton absence et ton changement d'habits?
BLAISE
J'ai dit que je m'étais taché de cirage et que je ne rapportais pas de quoi faire un cerf-volant parce que j'avais oublié de dire que c'était pour M. Jules.
LE DOMESTIQUE
Eh bien, tu es un brave garçon tout de même; il faut avouer que tu n'as pas de méchanceté. J'ai eu une belle peur! La place est bonne; non pas que les maîtres soient bons; ils sont au contraire détestables, mais ils payent bien et ne regardent à rien; on se fait de beaux bénéfices sans avoir l'air d'y toucher; et toi, Blaise, puisque tu es si bon garçon, nous te régalerons quelquefois d'une bouteille de vin, de liqueur, de café, de gâteaux, d'une moitié de volaille, de toutes sortes de choses.»
Blaise ne comprit pas bien ce que lui offrait le domestique, mais il vit qu'il y avait une intention aimable, et il remercia, tout en emportant les objets qu'on s'était empressé d'apporter.
«Voici, Monsieur Jules, de quoi faire votre cerf-volant, dit-il en posant le tout sur une table.
JULES
Pourquoi restes-tu là à ne rien faire? Commence donc.
BLAISE
Je croyais, Monsieur Jules, que vous vouliez vous amuser à le faire vous-même.
JULES
Moi-même? Tu crois que je vais m'abîmer les mains à couper des bâtons d'osier, me salir les doigts à coller des papiers, me fatiguer et m'ennuyer à arranger tout cela? C'est pour que tu le fasses que je t'ai fait venir; je m'amuserai à te regarder faire.»
Blaise ne fut pas content du ton méprisant de Jules et il eut un instant la pensée de le laisser là et de s'en aller.
«Mais non, se dit-il, ce serait de l'orgueil; je suis le serviteur, c'est certain; je dois faire les volontés des maîtres et souffrir les humiliations. Tant pis pour M. Jules s'il est égoïste et dur; tant mieux pour moi si je le sers avec soumission et patience.»
Tout en faisant ces réflexions, il déployait les feuilles de papier, et préparait l'osier pour l'attacher en forme de coeur. Il passa une grande heure à faire ses préparatifs, à coller les feuilles et à les fixer sur les baguettes d'osier. Quand il eut fini de tout coller, qu'il n'y eut plus qu'à faire la queue et à peindre le cerf-volant, Blaise dit à Jules:
«Voudriez-vous, Monsieur Jules, vous amuser à peindre des figures sur le papier blanc du cerf-volant? je ferai la queue pendant ce temps; je ne saurais pas peindre.»
Jules ne répondit pas; Blaise, levant les yeux sur lui, vit qu'il s'était endormi.
«Je vais peindre comme je pourrai, dit-il. Ce ne sera pas bien, mais j'aurai fait de mon mieux.»
Et Blaise se mit à l'ouvrage, cherchant à figurer des hommes et des animaux sur le cerf-volant. Il n'avait aucune idée de peinture ni de dessin, c'était donc fort laid; ses hommes avaient l'air de poteaux de grande route, montrant le chemin aux passants; ses lapins avaient l'air de moutons; ses vaches ressemblaient à des chats, ses oiseaux pouvaient être pris pour des papillons, ses arbres pour des toits de maisons, ses montagnes pour des niches à chiens, etc. Mais Blaise, dans sa joie de manier des couleurs, trouvait ses peintures superbes et attendait avec impatience le réveil de Jules pour les lui faire admirer. Enfin Jules se réveilla, étendit les bras en bâillant et appela Blaise.
BLAISE
Me voici, Monsieur Jules; j'ai fini le cerf-volant; il est tout à fait beau et joli. Tenez, Monsieur Jules, voyez comme il est couvert de belles peintures.
JULES
Qu'est-ce que ces horreurs-là? Qui a peint ces affreuses figures?
—C'est moi, Monsieur Jules; j'ai fait de mon mieux, il me semblait que c'était bien et joli.
—Je te dis que c'est affreux; je n'en veux pas. Donne-moi ce cerf-volant.»
Blaise le lui remit avec quelque inquiétude. Quand Jules le tint entre ses mains, il donna un grand coup de poing dans le papier, qu'il creva, mit le tout en lambeaux, brisa les baguettes d'osier et mit la queue en pièces. Le pauvre Blaise poussa un cri de désolation.
«Hélas! Monsieur Jules, que faites-vous? Tout mon travail perdu! L'ouvrage de trois heures?
—Ne voilà-t-il pas un grand malheur! Recommence, et tâche de faire mieux.
—Je ne peux pas; vrai, je ne peux pas, Monsieur Jules, dit le pauvre Blaise en sanglotant... j'ai fait de mon mieux... Je n'ai plus de courage... Je ne peux pas recommencer; cela m'est tout à fait impossible.
—Paresseux! imbécile! Tu es ici pour m'amuser; je veux un autre cerf-volant.»
Blaise était tombé sur une chaise; il continuait à sangloter, la tête cachée dans ses mains; sa patience et sa résignation étaient vaincues par la dureté et l'égoïsme de Jules; la tristesse de son coeur, longtemps comprimée, se fit jour, et il ne put retenir ses larmes.
«Va-t'en, pleurnicheur, lui dit le méchant Jules; va-t'en chez toi, et reviens demain de bonne heure.»
Blaise ne se le fit pas dire deux fois; il se leva sans pouvoir parler et sortit précipitamment. Il courut jusqu'à un petit bois contre lequel était adossé sa maison; là il s'assit au pied d'un arbre et pleura quelque temps encore.
«Que lui ai-je donc fait, se dit-il, pour qu'il soit si méchant pour moi? J'ai beau m'efforcer à lui faire plaisir, il tourne tout contre moi; jamais je n'entends sortir de sa bouche une parole de bonté, de remerciement! Toujours des reproches, des injures, de l'ingratitude!... Mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-il en redoublant ses sanglots, pardonnez-moi ces murmures; que votre volonté soit faite et non la mienne. Corrigez ce pauvre M. Jules, changez son coeur, rendez-le bon et charitable pour que je puisse l'aimer comme je le voudrais et le servir avec affection comme mon bon petit M. Jacques. Mon bon, mon cher petit Monsieur Jacques, pourquoi êtes-vous parti? j'étais si heureux avec vous, je vous aimais tant!... Mais... dit-il en séchant ses larmes, pourquoi ce chagrin? ne devrais-je pas me trouver heureux de souffrir pour expier les fautes que je commets et pour ressembler à Notre-Seigneur? Voyons, pas de faiblesse,... du courage! Je vais laver mes yeux dans l'eau du fossé et je vais reprendre ma gaieté. C'est que M. Jules a raison! Il est très vrai que je suis un imbécile. S'il a brisé ce cerf-volant, ne voilà-t-il pas un grand malheur! J'en referai un autre demain... L'autre n'était pas joli tout de même, se dit-il en souriant; les peintures étaient toutes drôles... C'est naturel, je ne sais pas peindre. Allons, j'y vois clair maintenant; j'ai été tout bonnement vexé de n'avoir pas été admiré; c'est de l'orgueil tout cela. Ce soir, en me couchant, j'en demanderai pardon au bon Dieu.»
Et le bon petit Blaise reprit toute sa bonne humeur, et rentra en chantant à la maison.
«A la bonne heure, dit Anfry; voilà notre Blaisot qui rentre gaiement. Il n'y a donc pas eu d'orage cette fois-ci, mon garçon?
MADAME ANFRY
Tiens, comme tes yeux sont rouges, mon ami? on dirait que tu as pleuré;... mais oui,... bien sûr, tu as pleuré!
BLAISE, riant
C'est vrai, maman, j'ai pleuré; mais cette fois, c'est ma faute; je suis un nigaud et un orgueilleux.
ANFRY
Un nigaud, c'est possible; un orgueilleux, non.
BLAISE
Vous allez voir, papa, que je vaux moins que vous ne pensez.»
Et Blaise raconta bien exactement ce qui s'était passé, supprimant seulement les épithètes injurieuses de Jules.
Anfry examinait attentivement la physionomie expressive de Blaise pendant son récit. Quand il eut fini, il l'attira à lui et l'embrassa à plusieurs reprises, pendant que de grosses larmes roulaient le long de ses joues.
«Tu es la joie et l'honneur de tes parents, mon bon Blaise; je comprends tout,... même ce que tu n'as pas dit. Quant aux douceurs que te promettent les domestiques, n'accepte rien; en faisant des générosités aux dépens de leurs maîtres, ils se rendent coupables de vol; ne nous faisons jamais leurs complices.
BLAISE
Si c'est ainsi, papa, je ne recevrai rien du tout, pas même un morceau de sucre ou de gâteau.
ANFRY
Tu feras bien, Blaisot; sois honnête dans les petites choses, tu le seras dans les grandes.»
XII
L'ACCENT DE VÉRITÉ
Le lendemain, sans attendre qu'on vînt le chercher, Blaise alla au château et demanda encore de quoi faire un cerf-volant. Les domestiques, au lieu de le maltraiter comme ils l'avaient fait la veille, le reçurent avec amitié, en reconnaissance de sa discrétion. Pendant qu'on rassemblait les objets nécessaires, le valet de chambre qui la veille avait promis tant de choses à Blaise lui demanda s'il avait déjeuné.
«Oui, Monsieur, je vous remercie, dit Blaise poliment; j'ai mangé avant de partir.
LE VALET DE CHAMBRE
Qu'as-tu mangé?
BLAISE
Du pain et des radis, Monsieur.
LE VALET DE CHAMBRE
Pauvre déjeuner, mon garçon; je vais t'en donner un meilleur: une bonne tasse de café au lait avec une tartine de pain et de beurre.
BLAISE
Je vous remercie bien, Monsieur, je n'ai plus faim; je n'en mangerai pas.
LE VALET DE CHAMBRE
Bah! Bah! les bonnes choses se mangent sans faim.
BLAISE
Non, Monsieur, en vérité, je n'y goûterai seulement pas.
LE VALET DE CHAMBRE
Eh bien, un verre de frontignan avec un biscuit?
BLAISE
Pas davantage, Monsieur, en vous remerciant de votre obligeance.
—Tu l'avaleras, mon ami; tiens, voici les biscuits, dit-il en plaçant devant Blaise une assiette de biscuits; et voici le vin», ajouta-t-il en mettant à côté un verre de frontignan.
Au moment où il posait la bouteille, il entendit le bruit d'une porte bien connu; c'était celle du comte; en une seconde le valet de chambre et ses camarades disparurent, laissant Blaise seul, devant la bouteille de frontignan et les biscuits.
Le comte entra pour envoyer chercher Blaise, que Jules demandait. Son étonnement fut grand en le voyant tout seul, les armoires ouvertes et le frontignan et les biscuits devant lui.
«Je te prends donc sur le fait, dit le comte revenu de sa surprise. Saint Blaise enrôlé dans les voleurs? Belle conduite, en vérité! Tu ne manques pas de front ni de hardiesse, mon garçon. Venir jusqu'ici pour voler mon vin et mes biscuits en l'absence de mes gens! c'est très bien! très bien!
—Monsieur le comte, vous vous trompez, dit Blaise les larmes aux yeux. Je n'ai touché à rien, et ce n'est certainement pas moi qui ai sorti ce vin et ces biscuits!
LE COMTE
Et qui donc? Serait-ce moi, par hasard?
BLAISE
Non, Monsieur le comte, je sais que ce n'est pas vous; mais, croyez-en ma parole, ce n'est pas moi non plus.
LE COMTE
Et qui donc alors? Que fais-tu ici? Pourquoi es-tu seul devant ces armoires ouvertes, cette bouteille posée devant toi, et ce verre plein placé pour être bu?
BLAISE
Vous dire qui, Monsieur le comte, je ne le puis, quoique je le sache. Je suis ici pour avoir de quoi faire un cerf-volant à M. Jules, qui m'attend. Quant aux armoires et au reste, je n'en suis pas coupable, et je vous supplie de me croire.
—Ce garçon-là est incompréhensible, dit le comte à mi-voix; il vous domine malgré vous: me voici disposé et obligé à le croire, malgré ma raison et l'évidence des faits.—C'est bon, va chez Jules qui t'attend, ajouta-t-il à haute voix.
BLAISE
Monsieur le comte, me croyez-vous? j'ai besoin de le savoir pour rester dans votre maison et surtout près de votre fils.
—Eh bien,... oui!... je te crois, dit M. de Trénilly avec vivacité, après un instant d'hésitation. Je te crois, puisque je ne puis faire autrement, et que malgré moi je t'estime.
—Merci, Monsieur le comte, merci, dit Blaise, les yeux brillants de bonheur. Que le bon Dieu vous récompense en votre fils de la bonne parole que vous avez dite! Merci.»
Et Blaise sortit pour entrer chez Jules, laissant M. de Trénilly ému et surpris de l'impression que ce garçon produisait sur lui et de l'autorité qu'exerçait sa parole.
«Comment, te voilà, Blaise! s'écria Jules en le voyant entrer. Je croyais que tu ne viendrais pas.»
BLAISE
Pourquoi donc, Monsieur Jules? N'avais-je pas à réparer ma sottise d'hier et à vous refaire un autre cerf-volant?
JULES
C'est que tu étais parti en pleurant; je croyais que tu serais fâché de ce que je t'avais dit.
BLAISE
Pas du tout, Monsieur Jules. Il est vrai que j'ai été..., pas fâché,... mais... contrarié, peiné, et que j'ai pleuré encore longtemps après vous avoir quitté; j'ai pourtant fini par comprendre que j'étais un orgueilleux et, de plus, un sot, et me voici prêt à vous faire un cerf-volant, que je soignerai de mon mieux...
—Et que tu peindras, interrompit vivement Jules.
—Et que je me garderai bien de peindre, reprit Blaise en souriant. Il faut convenir que c'était bien laid ce que j'avais fait, et que vous avez eu raison de le déchirer.
—Je ne crois pas,... je ne pense pas,... dit Jules en balbutiant, touché malgré lui de l'humilité et de la bonté de Blaise; on aurait pu l'arranger, le couvrir, le repeindre.
—Ah bien! ne pensons plus à ce qu'on aurait pu faire du défunt et commençons le nouveau. Voulez-vous m'aider un peu, Monsieur Jules? cela ira plus vite.
—Je veux bien», dit Jules avec plus de douceur que d'habitude.
Blaise commença à ajuster les brins d'osier, pendant que Jules préparait le papier; il le fit d'assez bonne grâce, et avant une heure le cerf-volant fut terminé; il ne restait plus à faire que la queue, et Jules essaya de barbouiller quelques figures sur le cerf-volant. Blaise les trouva admirables, malgré leur défaut de couleurs et de formes. Jules, très flatté de l'admiration de Blaise, devint de plus en plus aimable et lui proposa de lancer le cerf-volant sur la pelouse devant la maison. Blaise n'eut garde de refuser, et ils s'apprêtèrent à sortir. Blaise offrit de porter le cerf-volant.
JULES
Non, non laissez-moi le porter; j'en aurai bien soin.
BLAISE
Prenez garde de bien relever la queue, Monsieur Jules; si elle traînait et que vous missiez le pied dessus, vous la feriez casser.»
Jules avait posé le cerf-volant sur la cheminée, il le prit à deux mains et fit quelques pas pour faire traîner la queue et la rouler à son bras. En tirant la queue pour l'enrouler, il ne s'aperçut pas qu'elle était accrochée à un des candélabres de la cheminée; il sentit de la résistance, tira fort; la queue se rompit, et le candélabre roula à terre avec fracas: bougies, bobèches et bronze, tout était brisé.
«Là, mon Dieu! s'écria Blaise en courant au candélabre; tout est cassé! quel dommage! que c'est malheureux!
JULES
Qu'est-ce que ça fait? On m'en donnera un autre; crois-tu que je vais pleurer pour un méchant candélabre.
BLAISE
Mais, Monsieur Jules, M. le comte grondera sans doute?
JULES
Grondera? moi? Par exemple! D'ailleurs s'il veut gronder, ce sera toi qu'il grondera, et il aura bien raison.
—Moi! dit Blaise stupéfait.
JULES
Certainement, toi. N'est-ce pas bête d'avoir fait une queue si longue et si entortillée qu'on ne sait qu'en faire? Si tu n'avais pas voulu faire le savant et montrer ton habileté, il n'y aurait pas eu de queue, et le candélabre ne serait pas cassé.
BLAISE
Mais, Monsieur Jules, ce n'est pas par orgueil que j'ai fait cette queue, c'est pour vous faire plaisir, pour embellir votre cerf-volant. Et si vous y aviez regardé, vous auriez tiré plus doucement et vous n'auriez rien cassé.
—Là! c'est ma faute maintenant! s'écria Jules avec colère et tapant du pied. Je te dis que c'est la tienne; tu es un maladroit; tu disais toi-même tout à l'heure que tu étais sot et orgueilleux! c'est très vrai.
BLAISE
Hier j'ai été sot et orgueilleux, c'est la vérité, Monsieur Jules; mais je ne crois pas l'avoir été aujourd'hui.
JULES
Tu crois toujours être parfait, je le sais bien; moi je te dis que tu es désagréable et insupportable.
BLAISE
Pourquoi me faites-vous venir pour jouer avec vous, Monsieur Jules? Ce n'est pas moi qui le demande, bien sûr; je n'y ai pas déjà tant d'agrément?
JULES
Qu'est-ce que tu veux dire par là? Que je suis méchant, que je te rends malheureux?... Ce n'est pas vrai; c'est toi qui me mets en colère et qui m'ennuies avec tes airs bêtes.
BLAISE
Qu'à cela ne tienne, Monsieur Jules, il est facile de vous contenter; bien le bonsoir, Monsieur Jules; cette fois c'est pour ne plus revenir, puisque je ne vous suis point utile.
—Va-t'en, je ne veux plus de toi, ni rien qui vienne de toi», dit Jules en mettant en pièces le cerf-volant et le jetant à la tête de Blaise.
Puis, se laissant aller à sa colère, il se roula sur son canapé en criant et en injuriant Blaise. M. de Trénilly entra précipitamment dans la chambre de Jules et fut effrayé de le voir dans cet état, qu'il prenait pour du chagrin. Il vit le candélabre brisé et les débris du cerf-volant, que Blaise cherchait à rassembler, mais il ne fut occupé que de Jules et lui demanda avec inquiétude ce qu'il avait.
Jules fut quelques instants sans répondre; il balbutia enfin:
«C'est Blaise; c'est la faute de Blaise.
—Encore! dit M. de Trénilly avec sévérité. Qu'est-il arrivé? Parle, Blaise.»
Au moment où Blaise ouvrait la bouche pour répondre, Jules s'empressa de prendre la parole:
«C'est Blaise qui a voulu faire voir son habileté: il a fait une si longue queue au cerf-volant qu'elle a accroché le candélabre, qui s'est cassé. Et voilà à présent qu'il se fâche, qu'il ne veut pas arranger mon cerf-volant; il dit qu'il veut s'en aller et qu'il ne reviendra plus jamais, parce que je suis un méchant, un insupportable. Il m'a abîmé hier mes couleurs et un cerf-volant; aujourd'hui il casse tout, puis il se fâche encore!
LE COMTE
Blaise, ce que tu fais est très mal; si tu recommences, je te ferai fouetter par mes gens.
BLAISE
Je n'ai rien fait de ce que dit M. Jules, Monsieur le comte; je ne crois mériter aucune punition. Et quant à me faire fouetter par vos gens, ils n'ont pas le droit de me frapper et je ne me laisserai pas faire.
LE COMTE
C'est ce que nous verrons, petit drôle.
JULES
Non, papa, non, pardonnez-lui encore cette fois, je vous en supplie; une autre fois, s'il recommence, je le laisserai fouetter; mais, aujourd'hui je ne veux pas.
LE COMTE
Comme tu voudras, mon ami; c'est en ta faveur que je lui pardonne son insolence, et j'aime à croire qu'il ne recommencera pas.
—Monsieur Jules, dit Blaise en se retirant, je vous pardonne de tout mon coeur, et à vous aussi, Monsieur le comte, tout-puissant que vous êtes et tout petit que je suis. Si jamais vous venez à savoir la vérité, dites-vous bien tous les deux que je vous ai pardonnés, sincèrement pardonnés.»
Et Blaise ouvrit la porte, sortit et la referma avant que le comte fût revenu de sa stupéfaction.
Après le départ de Blaise, le comte resta longtemps pensif, regardant souvent Jules, dont l'attitude embarrassée et l'air craintif indiquaient une mauvaise conscience.
«Jules, dit enfin le comte en s'asseyant près de lui; Jules, je t'en conjure, dis-moi la vérité. Je te pardonne d'avance; dis-moi si Blaise est innocent et si tu l'as calomnié par un premier mouvement d'humeur et de dépit. Dis-moi la vérité; quelque chose me dit que Blaise a raison et que tu me trompes.»
Jules avait été fort embarrassé aux premières paroles de son père; car lui-même commençait à avoir parfois des remords de son injustice et de sa cruauté envers le pauvre Blaise; mais la crainte de perdre la confiance du comte, de ne plus être cru dans l'avenir, arrêta l'aveu prêt à lui échapper, et il dit d'une voix basse et hésitante:
«En vérité, papa, je ne sais pas pourquoi vous croyez que je mens, et pourquoi vous ajoutez foi aux impertinentes paroles de Blaise et pas aux miennes; je suis votre fils pourtant, et lui n'est qu'un fils de portier, un paysan.
—C'est vrai, Jules, mais il y a dans ses yeux, dans sa voix, dans tout son air quelque chose que je ne puis m'expliquer, mais qui me donne une estime, une confiance qui augmentent à chaque démêlé que j'ai avec lui. Et c'est pourquoi, mon Jules, je te demande encore avec instance un seul mot. Blaise a-t-il quelque chose à nous pardonner à toi et à moi? Je ne t'en demanderai pas davantage, je te le promets; est-ce oui ou non?
—... Oui», répondit enfin Jules en baissant la tête et les yeux.
Quand Jules releva la tête, son père était parti. Inquiet, effrayé, il alla le chercher dans sa chambre; il n'y trouva personne. Il sonna un domestique.
«Où est papa? dit-il; est-il sorti?
—Oui, Monsieur Jules; M. le comte vient de sortir; il a descendu l'avenue du côté d'Anfry.»
L'inquiétude de Jules augmenta. Qu'est-ce qu'il était allé faire chez Anfry? Il aura voulu sans doute questionner Blaise.
«Ce vilain Blaise lui aura raconté tout ce qui s'est passé, se dit Jules, et papa va être furieux contre moi. Il est impossible que Blaise ne lui raconte pas tout; j'ai été un peu méchant pour lui, et il sera enchanté de se venger... Et papa qui croit tout ce qu'il dit, je ne sais pas pourquoi,... c'est-à-dire je sais bien pourquoi... Il est vrai qu'on ne peut pas ne pas le croire quand il parle, il a un air si honnête,... et véritablement il est bon,... le pauvre garçon! Comme je l'ai traité hier!... Et c'est lui qui vient me dire qu'il a été orgueilleux et sot, et qui a l'air de me demander pardon... Pauvre Blaise!»
Pendant que Jules faisait ces réflexions, M. de Trénilly marchait à pas précipités vers la maison d'Anfry. Il y trouva Blaise, les yeux rouges, l'air triste, qui était en train de raconter à son père la cause de son nouveau chagrin. M. de Trénilly marcha droit vers Blaise, à la grande frayeur de ce dernier, qui recula de quelques pas pour éviter le contact du comte. Il fut très surpris quand il vit le comte lui saisir la main, la presser fortement, et lui dire d'une voix émue:
«Jules et moi, nous avons eu tort, Blaise; j'accepte ton pardon et je t'en remercie; tu es un brave et honnête garçon, je te l'ai dit ce matin; je t'estime et je te crois. Reviens au château sans crainte, quand tu voudras et partout où tu voudras. Adieu, Blaise, au revoir, et bientôt, j'espère. Bonsoir, Anfry; je vous félicite d'avoir un fils pareil.
—Merci, Monsieur le comte; c'est bien de l'honneur que vous nous faites.»
Le comte tenait encore la main de Blaise; le pauvre garçon, tremblant et ému, se permit de presser à son tour la main qui pressait la sienne. Quand il sentit que le comte lui rendait cette pression, il saisit la main du comte et la couvrit de baisers et de larmes. Le comte, ému lui-même, se dégagea après une dernière étreinte, et sortit sans ajouter une parole, mais en saluant d'un air amical. Quand il fut parti, Anfry s'écria:
«Eh bien, il a du bon, tout de même! C'est beau d'être venu lui-même et tout de suite reconnaître ses torts. C'est le bon Dieu qui récompense ta patience et ton humilité, mon Blaisot.
—Le bon Dieu est trop bon pour moi. C'est étonnant le plaisir que m'a fait la visite de M. le comte et tout ce qu'il m'a dit; et la main qu'il me serrait à la briser, et son air tout autre. Lui qui a l'air si sévère, il avait l'air doux et attendri!... Mais c'est donc M. Jules qui lui aura dit quelque chose? C'est bien de sa part!»
Le pauvre Blaise dormit bien cette nuit; son coeur était plein de reconnaissance pour le bon Dieu, pour le comte, pour Jules. Il ne se souvenait plus des sévérités du comte, des méchancetés et des calomnies de Jules; il ne pensait qu'aux bonnes paroles qu'il avait reçues, et qu'il attribuait à un aveu complet de Jules. Il se réveilla donc le lendemain gai et heureux; sa tristesse était remplacée par un sourire radieux: son père et sa mère, heureux de cette transformation, l'embrassèrent avec tendresse; le père lui demanda s'il irait au château.
«Oui, papa, dès que j'aurai déjeuné; il me tarde de revoir M. le comte et de remercier M. Jules de sa franchise.»
XIII
LE REMORDS
Blaise se dirigea vers le château quand il crut Jules levé, habillé et prêt à le recevoir. En entrant dans le vestibule et en montant l'escalier, il fut surpris de ne pas voir de domestiques; c'était pourtant l'heure où ils étaient tous occupés à faire les appartements. En approchant de la chambre de Jules, il entendit un mouvement extraordinaire et un bruit confus de voix qui s'entr'appelaient. Il poussa la porte, entra et vit M. de Trénilly assis près du lit de Jules, qui paraissait en proie à une fièvre violente, et qui parlait avec une vivacité tenant du délire.
«Je ne veux pas que Blaise vienne, criait-il; non,... il dirait tout. Chassez Hélène; Blaise lui a tout raconté. Ne dites rien à papa... Je vous ferai tous chasser... Ce pauvre Blaise, il est bon pourtant... Je suis sûr qu'il m'a pardonné,... il l'a dit... Je ne veux pas le voir, j'ai honte; il sait que j'ai menti, menti, menti.»
Et Jules retomba dans les bras de son père désolé; il ne dit plus rien; il tournait la tête de tous côtés.
«J'ai mal, dit-il; j'ai mal... C'est Blaise!... c'est sa faute,... c'est lui qui me déchire le cerveau... Aïe, aïe! qu'est-ce qu'il veut? il ne dit pas..., mais je vois bien... il veut que je devienne comme lui,... que je dise tout à papa, à tout le monde... Non, c'est impossible,... impossible... Blaise, laisse-moi!... je ne peux pas,... tu vois bien que je ne peux pas,... on saurait tout, tout... Quelle honte!... Je ne peux pas.»
Encore un silence, mais l'agitation ne cessait pas. Blaise restait à la porte, tremblant, effrayé, ne sachant pas s'il devait se montrer ou s'en aller. M. de Trénilly attendait avec impatience le médecin qu'il avait envoyé chercher.
La veille, quand il était rentré de chez Anfry, il n'avait rien dit à Jules, dont l'inquiétude augmentait d'heure en heure en voyant l'air sévère et préoccupé de son père.
«Blaise a-t-il parlé à papa? se demandait-il. Qu'a-t-il dit?»
Sa frayeur augmenta lorsque, le soir, en lui disant adieu, son père, pour la première fois de sa vie, refusa de l'embrasser et lui dit:
«Va te coucher, Jules, va; mais, avant de t'endormir, réfléchis à ta conduite et repens-toi.»
«Papa sait tout, se dit-il. Que va-t-il faire, lui qui est si sévère? Je vais être très malheureux; il sera pour moi, comme il est pour Hélène et pour tout le monde, sévère à faire trembler. Ce méchant Blaise! qu'avait-il besoin de se justifier! Ne voilà-t-il pas un grand malheur que papa ne l'aime pas et le croie menteur et voleur? Papa n'est pas son père! il aurait peut-être chassé les Anfry, voilà tout... Mon Dieu, que va-t-il m'arriver demain? J'ai peur! Oh! j'ai peur! Je m'ennuie tant, déjà! Ce sera bien pis!»
Après avoir passé une partie de la nuit dans cette cruelle inquiétude, Jules, à peine rétabli de sa maladie, fut pris de la fièvre et du délire. Quand la bonne d'Hélène vint le lendemain ouvrir ses volets et lui apporter ce qui lui était nécessaire pour sa toilette, elle le trouva si malade qu'elle courut avertir le comte. Il envoya immédiatement chercher le meilleur médecin de la ville voisine, et s'établit près de son fils sans savoir quels soins, quels remèdes lui donner. Les paroles incohérentes de Jules lui découvrirent la cause de sa maladie; quelque chose de grave troublait sa conscience; il ne savait quel moyen employer pour la décharger du poids qui l'oppressait. Personne dans la maison n'avait d'empire sur Jules et ne possédait son affection. Dans sa détresse, le malheureux comte se retourna comme pour chercher du secours; il aperçut Blaise, toujours immobile, debout à la porte; les domestiques étaient tous sortis.
«Blaise, mon ami, dit à mi-voix M. de Trénilly, c'est Dieu qui t'envoie. Viens m'aider à guérir le cerveau malade de mon pauvre Jules. Viens; c'est le remords qui le tue; le remords du mal qu'il t'a fait. Dis-lui que tu lui pardonnes; et dis-moi aussi que tu me pardonnes. Dieu te venge en m'éclairant.»
Le comte tendit la main à Blaise, qui voulut la baiser, mais le comte, l'attirant, le serra contre son coeur.
«Blaise, Blaise, prie Dieu qu'il nous pardonne, qu'il ne m'enlève pas mon fils, qu'il lui ouvre les yeux comme il me les a ouverts à moi, qu'il lui donne le temps du repentir; qu'il puisse réparer le mal qu'il t'a fait! Blaise, mon enfant, prie pour nous, toi qui sais prier.»
Et le comte tomba à genoux près du lit de Jules, dont les fréquents gémissements, les paroles entrecoupées lui brisaient le coeur.
Blaise, lui aussi, se mit à genoux, près du comte; il pria et pleura; sa prière fervente et généreuse obtint du bon Dieu un léger adoucissement aux souffrances de Jules; quand le comte se releva, Jules dormait d'un sommeil assez calme.
Le comte le regarda avec espérance et bonheur; il releva Blaise, toujours agenouillé près du lit de Jules, lui serra les mains dans les siennes et lui dit à voix basse:
«Reste près de lui, mon enfant, pendant que je vais m'habiller. S'il s'éveille, viens me chercher.»
Jules dormit près d'une heure; le comte était revenu s'établir près de son lit, gardant Blaise près de lui. Le médecin n'arrivait pas; le comte ne savait que faire pour dégager la tête si évidemment embarrassée. La bonne n'y entendait rien non plus; Mme de Trénilly était restée à Paris pour le renouvellement de la première communion d'Hélène.
Jules s'éveilla; il ouvrit de grands yeux, regarda son père et Blaise sans les reconnaître.
«Je veux Blaise, dit-il... Il faut que je lui parle... Ne laissez pas entrer papa,... qu'il n'entende pas ce que je dirai... Appelez Blaise;... quand je lui aurai parlé, ma tête brûlera moins;... c'est si lourd dans ma tête... Tout ce que je veux dire pèse tantôt dans ma tête, tantôt dans mon coeur.
—Monsieur Jules, je suis près de vous, dit Blaise en s'approchant timidement.
—Qui es-tu? Va-t'en!... Je veux Blaise.
—C'est moi qui suis Blaise. Monsieur Jules; je viens vous soigner.
—Alors tu n'es pas Blaise... Blaise me déteste... Tu sais bien tout ce que j'ai dit de lui?... Eh bien, ce n'était pas vrai... Tout, tout était faux... Tu sais bien les poulets?... c'est moi qui les avais noyés... Tu sais bien les habits mouillés? c'est lui qui m'a donné les siens; c'est lui qui m'a tiré de l'eau; c'est lui qui a toujours été bon et moi toujours méchant... Tu sais bien les fleurs? c'est moi qui ai tout brisé; c'est moi qui les ai fait demander par Blaise... Tu sais bien le cerf-volant? c'est moi qui ai été méchant, si méchant!... Blaise a été si bon que cela m'a remué le coeur,... mais pas assez,... non... pas assez... Pauvre Blaise!... Tu as entendu comme il m'a pardonné?... Et papa aussi,... Blaise lui a pardonné!... Papa a été méchant pour Blaise!... C'est ma faute,... c'est moi qui mentais. Oh! ma tête!... Blaise! je veux Blaise!»
Le pauvre comte était dans un état déplorable. Chaque parole était pour lui une affreuse révélation de sa propre faiblesse, de sa propre injustice et de la méchanceté de son fils. La tête cachée dans les mains, il sanglotait à faire pitié; ses larmes se faisaient jour à travers ses doigts crispés, et venaient retomber sur la tête de Blaise à genoux près de lui.
«Mon Dieu, disait Blaise en lui-même, consolez ce pauvre M. le comte; mon Dieu, vous êtes si bon! pardonnez à ce pauvre M. Jules, donnez-lui le repentir de ses fautes, non pas le repentir qui le désole, mais le repentir qui console et qui rend meilleur. Rendez-lui la connaissance afin qu'il puisse décharger son coeur en avouant les fautes qui l'oppressent. Mon Dieu, ne le laissez pas mourir sans pardon; votre pardon à vous, bon et miséricordieux Jésus, le pardon de son pauvre père qu'il a gravement trompé et offensé. Pour moi, mon bon Dieu, vous savez que je lui ai pardonné depuis bien longtemps, dès que l'offense était commise. Mais vous, mon Dieu, notre père à tous, pardonnez-lui, il se repent.»
Cette prière de ce pieux et noble coeur ne devait pas être repoussée. Dieu l'accueillit dans sa miséricorde, et Jules devait être sauvé; sa guérison devait être complète, comme on le verra, mais elle se fit attendre; le père devait expier par ses angoisses les torts de sa faiblesse. Dieu permit que la maladie de Jules fût longue et cruelle.
Quand le médecin arriva, il déclara, après un examen prolongé et intelligent, que Jules était atteint d'une fièvre cérébrale. Après avoir entendu quelques phrases qui décelaient une conscience troublée, il recommanda que le malade ne fût soigné que par les deux personnes qui préoccupaient constamment son imagination frappée, afin qu'au premier retour de raison il ne vît que ces deux personnes, et qu'il ne pût pas craindre d'avoir été entendu par d'autres. Il ordonna ensuite de fréquentes applications de sinapismes aux pieds, aux chevilles, aux mollets, aux cuisses; il ordonna des boissons rafraîchissantes, de l'air dans la chambre, diète absolue, une demi-obscurité et pas de bruit.
La journée fut terrible; d'un accablement semblable à la mort, Jules passait à une agitation et à un flot de paroles accusatrices; il apprit ainsi à son malheureux père toute la noirceur de son âme. Le repentir que Jules témoignait de plus en plus adoucissait un peu le coup terrible porté à son amour et à son amour-propre de père. Plus il découvrait l'iniquité de Jules, plus il aimait et admirait la charité, la bonté si chrétienne de Blaise. Dix fois par jour il le serrait contre son coeur, il l'arrosait de ses larmes, et lui redemandait pardon pour Jules et pour lui-même. Blaise baisait les mains du comte, l'encourageait, le consolait, lui parlait du bon Dieu, lui enseignait la prière du coeur, la vraie prière du chrétien. Quand il ne pouvait calmer le désespoir du comte, il se mettait à genoux près de lui et disait tout haut les prières les plus touchantes, qui finissaient toujours par diminuer l'agitation du comte et lui rendre l'espérance.
L'état de Jules était le même depuis six jours: tantôt de l'amélioration, tantôt une reprise de délire et de fièvre. Le septième jour, après un sommeil de trois heures, dont avaient profité le comte et Blaise pour s'assoupir dans leurs fauteuils, Jules s'éveilla et appela Blaise comme de coutume.
«Me voici, Monsieur Jules, dit Blaise en sautant sur ses pieds et prenant sa main.
JULES
Ah! Blaise, c'est toi! Je suis content! J'avais tant besoin de te voir et de te parler. Pauvre Blaise! j'ai été méchant pour toi! Comment peux-tu me pardonner?
BLAISE
Mon bon Monsieur Jules, de tout mon coeur, du fond de mon coeur, je vous ai pardonné depuis bien longtemps. Notre-Seigneur n'a-t-il pas pardonné à tous ceux qui l'ont offensé? Ne devons-nous pas tous faire de même? Soyez tranquille, Monsieur Jules, ne vous agitez pas; nous parlerons de cela plus tard.
JULES
Je suis si faible; j'ai été bien malade, il me semble?
BLAISE
Oui, mais vous êtes mieux. Buvez un peu et dormez encore.»
Jules but de l'orangeade.
«C'est bon, dit-il; et toi, Blaise, comme tu es bon de rester près de moi! J'ai été si méchant pour toi! Oh! si tu savais, comme tout cela me brûlait la tête et le coeur!
—Chut, Monsieur Jules: ne parlez pas; vous vous ferez mal.»
Le comte, heureux de ce retour de Jules à la raison, ne pouvant maîtriser sa joie, fut sur le point de se montrer et d'embrasser son enfant, qu'il avait cru perdu, quand Jules retourna la tête et dit à Blaise:
«Blaise, ne dis pas à papa que je t'ai parlé; ne le laisse pas venir; si je le vois, je mourrai de honte et de frayeur.
BLAISE
Non, non, Monsieur Jules; je ne dirai rien, soyez bien tranquille; mais votre papa est si bon pour vous, il vous aime tant, que vous ne devez pas en avoir peur.
JULES
Mais la honte, Blaise, la honte?
BLAISE
Eh bien, monsieur Jules, ce sera l'expiation de votre faute: ce sera beau de tout avouer. Mais vous avez le temps d'y penser, Dieu merci: ainsi tâchez de dormir encore; nous causerons de cela plus tard.»
Blaise fut satisfait d'avoir pu jeter dans l'âme de Jules la première pensée de l'aveu comme expiation; il mettait entre ses mains le moyen d'apaiser sa conscience, de retrouver le calme qu'il avait perdu.
Jules reçut les paroles de Blaise avec quelque surprise mêlée de satisfaction; il sentait vaguement qu'il pouvait tout réparer; mais, trop faible pour réfléchir sérieusement, il se laissa aller au sommeil et dormit encore deux bonnes heures.
M. de Trénilly osait à peine remuer, tant il avait peur de troubler le repos de Jules; il désirait dire quelques mots à Blaise, et il n'osait parler. Blaise, s'apercevant de son angoisse, se leva sans bruit, arriva jusqu'à lui sur la pointe des pieds; quand il fut à la portée du comte, celui-ci l'attira doucement à lui, le serra vivement dans ses bras et lui dit bas à l'oreille:
«Dis-lui que je sais tout, que je lui pardonne, que je l'aime, que c'est toi qui as changé mon coeur, que tu es son frère, mon second enfant.
—Je lui dirai combien vous êtes bon, Monsieur le comte, répondit Blaise tout bas.
LE COMTE
Rassure-le, encourage-le, mon ami, mon bon Blaise, afin qu'il n'ait plus peur de moi. Ah! cette pensée me tue.
BLAISE
J'arrangerai tout avec l'aide du bon Dieu, mon bon Monsieur le comte; ayez confiance, vous en serez récompensé.»
Le comte ne le retint plus, et, cachant sa tête dans ses mains, il réfléchit à la piété de Blaise et aux vertus véritablement admirables de cet enfant.
«Comment a-t-il appris tout cela? se demandait-il avec surprise. Ce pauvre enfant de portier a les sentiments élevés d'un prince, la science d'un savant, la générosité, la charité d'un saint. Quand il me parle, il m'émeut; quand il me console, ses paroles pénètrent mon coeur de si doux sentiments que je ne sens plus mes inquiétudes ni mon malheur. Quand il me reprend, il me fait rougir comme s'il avait autorité sur moi. Pourquoi tout cela?... Pourquoi? ajouta-t-il; parce qu'il est pieux, parce qu'il a suivi avec fruit les instructions du catéchisme, parce qu'il va faire sa première communion, parce qu'il est un saint enfant de Dieu... Et mon Jules, mon pauvre Jules, qu'est-il auprès de cet enfant? Un malheureux pécheur, un misérable comme moi. Ah! que le bon Dieu me rende mon enfant, et je me confesserai avec lui et je recevrai le bon Dieu près de lui, et je m'améliorerai avec lui, et notre maître à tous deux sera ce pauvre enfant calomnié, outragé, maltraité par nous... J'aime cet enfant; je l'aime à l'égal du mien, je le respecte, je l'admire; il sera mon modèle et mon guide.»
Le comte regarda avec attendrissement le pauvre Blaise, qui s'était rendormi dans un fauteuil, et dont la physionomie exprimait si bien le calme d'une bonne conscience. Il se leva, se plaça près du lit de Jules, et contempla avec une pénible émotion son visage contracté et agité.
«Mon Dieu, dit-il, rendez-le semblable au pieux et sage Blaise, et pardonnez-moi de l'avoir si mal élevé. Que je sois seul puni, et que mon fils soit épargné!»
Le comte resta longtemps près de Jules, suivant avec anxiété ses moindres mouvements, prêt à se cacher à son premier réveil. Jules dormit longtemps encore; évidemment il était mieux. Il s'éveilla enfin, ouvrit les yeux et poussa un faible cri qui fit sauter Blaise de dessus son fauteuil. Le comte s'était retiré et caché derrière le rideau du lit.
«Blaise, Blaise, je crois que j'ai vu papa... J'ai rêvé sans doute, ajouta-t-il en se soulevant et regardant de tous côtés... Je croyais qu'il était là... J'ai eu peur, bien peur.
BLAISE
Et pourquoi avoir peur de votre papa, mon bon monsieur Jules? Croyez-vous qu'il aurait le coeur de vous gronder après vous avoir vu si malade?
JULES
Blaise, est-ce que j'ai dit quelque chose pendant ma maladie? Dis-moi la vérité! Qu'ai-je dit? Je me souviens que je parlais beaucoup.
BLAISE
Ecoutez, mon cher Monsieur Jules, ne vous effrayez de rien, ne regrettez rien. Tout est pour le mieux. Pendant que vous étiez si mal, que nous craignions de vous voir mourir, vous avez dit tout ce que vous avez fait; vous avez tout raconté; votre papa pleurait, vous embrassait, vous serrait dans ses bras et priait le bon Dieu de vous sauver. Vous voyez bien qu'il ne vous en voulait pas.
—Tout le monde sait donc ce que je suis? dit Jules avec accablement.
BLAISE
Personne, Monsieur Jules, personne que votre papa et moi. Il n'y a que nous deux qui approchions de vous.
JULES
Et papa sait tout! Comme il doit me mépriser!
—Jules, mon enfant chéri, s'écria le comte, incapable de résister plus longtemps au désir de le rassurer; Jules! je t'aime toujours; plus qu'avant ta maladie, parce que je vois tes remords et que je t'en estime davantage. Oh! Jules! mon cher fils! le vrai coupable, c'est moi, qui ne t'ai jamais parlé du bon Dieu et qui t'ai donné un si triste exemple. Jules! pardonne-moi, mon enfant; c'est ton père qui a besoin de pardon, parce qu'il est le vrai, le grand coupable!»
Jules, étonné, attendri, ne pouvait parler, mais il répondait à l'étreinte passionnée de son père en le couvrant de larmes. Le comte eut peur en le voyant ainsi pleurer; mais ces pleurs étaient un baume pour l'âme malade de Jules; ces larmes le soulageaient.
«Papa! papa! laissez-moi pleurer, dit Jules retenant son père, qui cherchait à s'éloigner, pleurer dans vos bras!... Quel bien me font ces larmes! Comme je me sens mieux! Quel soulagement, quel bonheur de n'avoir plus rien à vous cacher, de savoir que vous connaissez la vérité, toute la vérité! Pauvre Blaise!
—Oui, pauvre Blaise en effet! Mais à l'avenir nous l'aimerons tant, nous tâcherons de le rendre si heureux, qu'il ne sera plus pauvre Blaise! Je lui ai de grandes obligations, car c'est à lui que je dois le changement de mon coeur, que je dois de savoir aimer Dieu et prier. Et toi aussi, mon fils, mon cher fils, c'est lui qui le premier t'a donné des sentiments de repentir; il t'a touché par sa patience, sa charité, sa générosité, son admirable humilité.
—C'est vrai, papa! Mais vous savez donc tout? ajouta Jules en souriant.
—Tout, mon ami, tout, dit le comte, enchanté de ce sourire, le premier qu'il eût vu sur les lèvres de Jules depuis plusieurs semaines. Et à présent que tu es tranquille sur mes sentiments à ton égard, tâche de te reposer, tu es faible, bien faible encore.
—Papa, j'ai faim. Quand j'aurai pris quelque chose, je reposerai mieux.
—Tu as faim? tant mieux, mon enfant. Blaise, mon ami, va lui chercher une petite tasse de bouillon de poule.»
Blaise ne fit qu'un saut du lit de Jules à la porte; il courut annoncer la bonne nouvelle de la convalescence de Jules, et demanda un bouillon, qu'on fit chauffer avec empressement.
Pendant son absence, Jules prit la main de son père, la baisa à plusieurs reprises, le regarda fixement et dit avec hésitation:
«Papa,... papa, Blaise est mon frère.
—Et mon second fils, mon cher Jules; je suis heureux de te voir devancer ma pensée.»
Blaise rentra avec la tasse de bouillon, que Jules but avec avidité. A partir de ce moment la convalescence s'établit et marcha rapidement. M. de Trénilly continua à veiller près de Jules, mais il ne voulut pas souffrir que Blaise continuât de nuit le rôle de garde-malade. Il le renvoya coucher ce même soir chez son père. Blaise avait réellement besoin de repos; il avait à peine sommeillé pendant les sept jours du danger de Jules; la nuit comme le jour, il était avec le comte, toujours au chevet du lit. Le comte avait voulu plusieurs fois l'envoyer passer au moins une nuit chez ses parents, mais Blaise avait toujours refusé; il se bornait à y courir matin et soir pour donner des nouvelles de Jules. pour se débarbouiller et changer de vêtements.—Blaise raconta à ses parents tout ce qui s'était passé ce jour-là; il s'étendit avec bonheur dans son lit, après avoir remercié le bon Dieu de ses bienfaits; il ne tarda pas à s'endormir et ne se réveilla que le lendemain au grand jour.
XIV
LES DOMESTIQUES
Les parents de Blaise avaient déjà achevé de déjeuner quand il entra dans la cuisine, un peu honteux de sa longue nuit; mais son père le rassura en lui disant que ce sommeil avait été nécessaire pour le reposer de tant de jours et de nuits passés dans l'inquiétude et les veilles. Blaise se dépêcha de déjeuner et courut au château pour reprendre son poste près de Jules. La nuit avait été excellente, et le sommeil de Jules n'avait été interrompu que deux fois, par le besoin de prendre de la nourriture; il avait bu du bouillon; le médecin, qui sortait d'auprès de lui, avait permis des soupes, et Jules était en train d'en manger une quand Blaise entra. M. de Trénilly alla à lui et l'embrassa avec tendresse, à la grande surprise du domestique qui avait apporté la soupe. Jules lui tendit la main en souriant, ce qui augmenta l'étonnement du domestique.
«Eh bien, mes amis, dit-il à ses camarades en rentrant à l'office, voilà du nouveau! Si je ne l'avais pas vu, je ne le croirais pas! M. le comte qui embrasse le petit Anfry, et M. Jules qui lui tend la main et qui lui sourit!
—Tiens, tiens, tiens! du nouveau en effet! Comment, M. le comte, qui est si fier qu'il ne vous regarde seulement pas, et qu'il semble se croire au-dessus de tout le monde, touche et embrasse le petit Anfry! Du nouveau, comme tu dis, Adrien.
—Vont-ils être fiers, ces Anfry! reprit Adrien. Et le petit, va-t-il devenir insolent!
—C'est qu'il faudra le saluer bien bas à son passage!
—Et le servir comme un maître! comme M. Jules!
—Eh bien, dit le premier valet de chambre, je ne suis pas là-dessus, moi, du même avis que vous: je ne crois pas que le petit change sa manière pour cela. Il est bon et honnête, cet enfant.
—Honnête et bon! laisse donc! Tu as déjà oublié toutes ses histoires de l'année dernière.
—Ma foi, mes amis, pour vous dire la vérité, eh bien, entre nous, je n'ai jamais beaucoup cru à ces histoires. Nous connaissons bien M. Jules et de quoi il est capable.
—Il est certain qu'il est mauvais et méchant, que c'en est répugnant.
—Et M. le comte! Il n'est pas déjà si bon non plus. Est-il orgueilleux!
—Et sévère! et dur! et désagréable! et exigeant!
—Et voilà ce qui m'étonne dans ce que nous raconte Adrien! Comment aurait-il embrassé le petit du concierge?
—Comment et pourquoi, nous n'en savons rien, mais ce qui est certain, c'est qu'il l'a fait. Attention à nous et soyons polis et même aimables pour ce nouveau favori.
—Oh! d'abord, moi, je ne lui ai jamais rien fait, à ce gamin.
—Toi, allons donc! c'est toi qui l'as barbouillé de cirage le jour du cerf-volant.
—Tiens, et toi, tu lui as versé de l'eau sale plein la tête.
—C'est bon, c'est bon; ne parlons plus de cela, mes amis, et soyons prudents à l'avenir. De la politesse, des égards.
—D'abord, moi je lui donnerai du café tant qu'il en voudra.
—Et moi des liqueurs!
—Et moi des sucreries!
—Et moi donc qui suis le chef, je lui donnerai à emporter chaque jour les restes du dîner. On sait bien ce que sont les restes d'une cuisine pour les amis; de quoi nourrir toute la famille et largement.
—Ha! ha! ha! Oui, ils sont drôles vos restes. L'autre jour un gigot entier à la petite Lucie, la repasseuse. Hier un gâteau pas seulement entamé à la bouchère. Ce matin, une livre de beurre à la voisine.
—Tu n'as pas besoin de crier si haut, dit le chef avec humeur. Tu as bien porté, l'autre jour, un panier de vin au village!
—Tiens, je crois bien, c'était pour faire honneur au repas que donnait l'épicier.»
La sonnette qui se fit entendre mit fin à cette conversation intime; un des domestiques se précipita pour répondre à l'appel.
«Monsieur le comte à sonné? dit-il en ouvrant avec précaution la porte de Jules.
—Oui, apportez-moi à déjeuner pour deux! Blaise déjeune avec moi.
—Oui, Monsieur le comte; tout de suite.»
Cinq minutes après, le domestique apportait une petite table avec deux couverts, une volaille froide, du jambon, du beurre frais et des fruits.
LE COMTE
Allons, Blaise, mettons-nous à table, c'est la première fois que je mangerai avec appétit depuis la maladie de mon pauvre Jules.
BLAISE
Monsieur le comte est bien bon: je viens de déjeuner, je n'ai pas faim.
LE COMTE
Qu'as-tu mangé à ton déjeuner?
BLAISE
Du pain et du fromage, Monsieur le comte, comme d'habitude.
LE COMTE
Mais, mon pauvre enfant, ce n'est pas un déjeuner cela, après toutes les fatigues que tu as eues, toutes les nuits que tu as passées?
—Oh! Monsieur le comte, je me suis bien reposé cette nuit; il n'y paraît plus.
—Vous pouvez vous en aller, dit le comte au domestique; si j'ai besoin de vous, je sonnerai.
—Tu ne veux donc rien accepter de moi, Blaise, de moi qui ait tant accepté et reçu de toi, continua le comte. Prends garde que ce ne soit encore de l'orgueil, ajouta-t-il en souriant et en passant amicalement la main sur la tête et sur la joue de Blaise.
—Non, Monsieur le comte, vrai, ce n'est pas de l'orgueil; je recevrais de vous plus volontiers que de tout autre; cela me ferait même plaisir de vous donner cette satisfaction. Car, ajouta-t-il d'un air pensif, je sais que votre coeur déborde de reconnaissance pour les soins que j'ai donnés à M. Jules, et que vous ne savez que faire pour me le témoigner... Attendez... attendez,... je vais vous contenter. Habillez-moi de neuf pour la première communion, dans un mois. Cela me fera un grand plaisir et à papa aussi, car c'est cher pour des gens comme nous... Voulez-vous? voulez-vous? reprit-il avec vivacité. Quant à la volaille, vraiment je n'ai pas faim.
—Bon et brave garçon, dit M. de Trénilly attendri; oui, tu as bien deviné avec ton excellent coeur le besoin que j'éprouve de t'exprimer ma reconnaissance; je te remercie de me dire si franchement ce qui te ferait plaisir. Je te ferai faire un habillement complet pareil à celui de Jules.
BLAISE
Oh non! non, Monsieur le comte, pas pareil, pas si beau! ce ne serait pas bien, voyez-vous. Le serviteur ne doit pas se vêtir comme le maître; je serais moi-même mal à l'aise. Non, laissez-moi faire; laissez-moi commander mes habits comme si papa devait payer, et puis c'est vous qui payerez tout. Est-ce convenu?
LE COMTE
Oui, mon ami; ce sera comme tu voudras. Ce que tu dis est sage.
BLAISE
Merci, Monsieur le comte; maintenant, encore une chose;... mais... ne vous fâchez pas si j'en demande trop... Dites seulement: non, Blaise, tu es trop ambitieux.
LE COMTE
Qu'est-ce donc que tu veux me demander? Voyons,... parle donc! Dis, mon enfant, dis.
BLAISE
Monsieur le comte,... Monsieur le comte,... permettez-moi de vous embrasser non pas du bout des lèvres, mais là... comme je l'entends,... comme j'embrasse quand j'aime...
—Viens, mon cher enfant, viens», dit le comte en ouvrant les bras pour recevoir Blaise, qui s'y jeta avec transport et qui embrassa le comte à plusieurs reprises.
Jules avait regardé et écouté avec attendrissement, il voulut à son tour embrasser Blaise comme un frère, un ami.
«Papa, dit-il, comment faire pour que Blaise ne nous quitte jamais?
—C'est de le garder avec nous, d'en faire mon second fils, ton camarade d'études et de jeux.
—C'est impossible, cela, dit Blaise avec résolution, impossible. J'ai un père moi aussi, et une mère; je suis leur seul enfant; je dois rester près d'eux, et je serais malheureux loin d'eux, comme ils le seraient loin de moi. Je serais séparé d'eux non seulement de fait, mais d'habitudes, d'éducation, de vêtements et de manières. Je ne serais plus comme leur fils. Non, Monsieur le comte, je vous aime, je vous respecte, je voudrais passer ma vie à vous servir et à vous témoigner mon affection et mon respect: mais quitter mes parents, vous suivre à Paris, jamais!»
Le comte considérait avec émotion la belle figure de Blaise animée par les sentiments qu'il exprimait avec énergie et noblesse.
«Cet enfant est au-dessus de son âge, pensa-t-il; mais il a raison, toujours raison; et ce qui me surprend, c'est que je ne m'en sente pas humilié.
«Blaise a raison, mon Jules, dit-il enfin, ce qu'il dit est juste et sage. Il faudra trouver autre chose; et nous ne ferons rien sans te consulter, Blaise. C'est toi qui nous guideras, comme tu as fait tout à l'heure pour tes habits.»
Le comte avait fini son déjeuner; il sonna et fit emporter le plateau. Le domestique vit avec surprise que Blaise n'avait pas mangé.
«Voyez donc, mes amis, dit-il en rentrant à l'office: une nouvelle merveille! M. Blaise a refusé l'invitation de M. le comte, il n'a pas déjeuné; voici son couvert, et le verre, et le pain qui n'ont pas été touchés.
—Qu'est-ce qu'il y a donc? Ce garçon de concierge, ce mangeur de pain et de fromage, refuse de la volaille, du vin, des gâteaux! On ne pourra donc pas le prendre par la bouche. Je me souviens bien qu'il m'a refusé il y a quelque temps un verre de bon vin de Frontignan et des biscuits. Il n'avait jamais rien pris d'aussi bon, bien sûr. Et à propos de ce vin, comment s'en est-il tiré avec M. le comte? nous ne l'avons jamais su.
—Mais c'est à partir de ce jour qu'il a été si bien avec M. le comte, qu'on lui a permis d'aider à soigner M. Jules, et qu'il s'est introduit dans le château pour n'en plus sortir.
—Ah oui! un garçon comme cela, quand il s'est implanté près d'un homme riche et grand seigneur comme M. le comte, c'est fini; ça n'en bouge plus... Est-ce croyable? M. le comte qui l'embrasse, qui l'invite à déjeuner!
—Et c'est que M. Blaise le laisse faire! Il s'est laissé embrasser! on aurait dit qu'il voulait rendre à M. le comte son gros baiser! Pour un rien, il lui aurait sauté au cou.
—La morale de tout cela, c'est que M. le comte l'a pris en gré, que M. Jules en a fait autant, qu'il va être le maître à la maison et que nous n'avons qu'à bien nous tenir et à tâcher de nous en faire un ami. Nous aurons par lui tout ce que nous voudrons, sans avoir l'air d'y toucher.
—Bah! bah! ça ne va pas durer longtemps; tout ça n'est pas franc du collier; l'année dernière il fait cinquante infamies, et cette année le voilà un sage! un saint! Nous allons voir d'ici à peu quelque tour de M. Blaise, et il se fera chasser; ainsi soyons sur nos gardes; ne nous découvrons pas trop.»
Comme ils allaient se séparer pour retourner à leur ouvrage, Blaise parut à la porte et dit que M. Jules demandait qu'on allât au village chercher un demi-cent de jolies billes pour s'amuser.
«Tout de suite, mon petit Blaise; j'y vais dit un des gens. J'en apporterai un cent.
—Non, non; un demi-cent, m'a dit M. Jules.
—Un demi-cent pour lui, un demi-cent pour toi, mon petit Blaise.
—Pas pour moi, Monsieur; je n'en veux pas; je n'aurais pas de quoi les payer.
—Est-ce qu'on te demande de les payer, farceur! répondit le domestique. On les portera sur le compte de M. Jules.
—Mais non, ce ne serait pas honnête; M. Jules me gronderait, et il aurait raison.
—M. Jules ne le saura pas, nigaud.
—Il faut bien qu'il le sache, puisqu'elles seront sur son compte.
—Est-il innocent, celui-là? On ne les portera pas sur le compte de M. Jules; si le cent a coûté trois francs, on mettra: demi-cent de billes, trois francs. Voilà comme les tiennes seront payées par les siennes.
—Ce que vous voulez me faire faire, Monsieur, est tout simplement un vol. Je ne prêterai jamais les mains à une friponnerie, quelque petite qu'elle soit. Le bon Dieu me retirerait sa protection; c'est alors que je serais malheureux et méprisable.
—Voyez-vous ce bel excès de vertu qui prend à monsieur Blaise! Tu as oublié tes friponneries de l'année dernière.
—Je n'ai pas commis de friponneries, répondit Blaise avec calme et dignité. Le bon Dieu m'a toujours protégé contre le mal.
—Tiens, va-t'en avec ta morale, tu nous ennuies à la fin. Ce que je te disais était pour rire; tu l'as pris au sérieux comme un nigaud.
—Tant mieux pour vous, Monsieur», dit Blaise en se retirant.
«Il n'y a rien à faire de ce garçon-là, dirent les domestiques au bout de quelques instants. Il ne faut plus rien lui offrir. Attendons qu'il demande. Nous nous compromettrions.»
XV
L'AVEU PUBLIC
La convalescence de Jules marcha rapidement; il avait repris une gaieté qui l'avait abandonné depuis longtemps; souvent il causait avec son père de sa vie passée, du mal qu'il avait fait au pauvre Blaise, de ses tyrannies envers sa soeur toujours bonne et douce. Il ne trouvait pas avoir suffisamment réparé ses torts envers Blaise; il semblait méditer un projet qu'il ne voulait découvrir à personne.
«Papa, disait-il, j'attends le retour de maman et d'Hélène pour achever ma réparation à Blaise: ce sera une bonne manière de me préparer à la première communion que nous devons faire ensemble.
LE COMTE
Que veux-tu donc faire de mieux que ce que tu fais maintenant, mon pauvre Jules? Blaise semble être parfaitement heureux.
JULES
Papa, Blaise se contentera toujours de peu; mais il m'a beaucoup parlé, depuis ma maladie, de ses devoirs envers Dieu, envers les hommes et envers lui-même; il m'a expliqué sur les motifs de sa conduite des choses que je n'aurais jamais sues sans lui; M. le curé, qui vient tous les jours, me dit aussi de bonnes choses; vous verrez, papa, que ce que je veux faire sera bon et vous fera plaisir. Car, vous aussi, cher papa, vous êtes tout changé. Depuis que vous couchez dans ma chambre, je vois bien comme vous priez et comme vous pleurez en priant; j'ai bien vu que vous causiez avec le curé; c'est tout cela qui fait du bien, papa; votre exemple m'encourage, me donne de bonnes pensées que je n'avais jamais eues auparavant... C'est singulier.
LE COMTE
Non, mon ami. C'est très naturel. Comme je te l'ai dit le jour où je me suis montré pour la première fois près de ton lit de mourant, c'est moi qui étais coupable de tes fautes; c'est moi qui devais les payer. Le bon Dieu s'est servi du pauvre Blaise pour m'éclairer; ta maladie, en amollissant mon coeur, m'a permis de comprendre mes torts immenses envers ta pauvre âme, que je perdais par ma faiblesse et par mon irréligion. Dieu m'a touché par l'intermédiaire de Blaise, et tu as fait comme ton père, que tu aimes et que tu rends bien heureux par ton changement.
Le père et le fils s'embrassèrent avec tendresse; Blaise arriva peu de temps après; il continuait à passer tout son après-midi avec Jules et le comte.
Les forces de Jules revenaient sensiblement, il commençait à faire d'assez longues promenades dans la campagne; on s'étonnait au village de voir que Blaise l'accompagnait toujours et était traité amicalement par le comte.
Mme de Trénilly était attendu très prochainement avec Hélène; ni l'une ni l'autre n'avaient su ni la gravité de la maladie de Jules, ni le retour de Blaise dans le château, ni le changement du comte et de Jules. Hélène avait renouvelé sa première communion avec une grande piété et avait ardemment prié pour la conversion de son père et de Jules. On s'apprêtait au château à les recevoir avec une affection inaccoutumée. Le jour de l'arrivée étant fixé, Jules demanda à son père de rassembler toute la maison dans le salon, le soir de l'arrivée de la comtesse et d'Hélène; son père lui avait vainement demandé quelle était son intention en convoquant ainsi tous les gens, y compris Anfry, sa femme et Blaise.
«Vous verrez, papa, vous verrez. C'est pour la réception de maman et d'Hélène; vous serez tous contents, j'en suis sûr.»
Le jour arriva, Jules avait prié Blaise de ne venir qu'à la convocation générale.
«Ne t'effraye pas, lui dit-il, si j'ai l'air de te négliger et de ne pas t'aimer comme jadis. Cela ne durera pas, je te le promets: seulement les premières heures de l'arrivée de maman et d'Hélène. Après tu seras avec moi le plus possible, comme depuis ma maladie.
BLAISE
Je ne suis pas inquiet, Monsieur Jules; j'ai confiance en vous, ce n'est plus comme avant. Je répondrais de vous comme de moi-même.
JULES
Hélène sera étonnée et contente de notre amitié.
BLAISE
Elle est bonne, Mlle Hélène! Que de fois elle m'a consolé quand elle me voyait pleurer!
JULES
Pauvre Blaise, tu pleurais donc?
BLAISE
Bien souvent, Monsieur Jules, bien souvent. Pensez donc que je passais aux yeux de tous pour un vaurien, un menteur, un voleur.
—Pauvre Blaise! répéta Jules. C'est moi seul qui étais cause de tout le mal. Mais je te vengerai. sois tranquille! J'y suis plus décidé que jamais.
BLAISE
Ah! mon Dieu! Monsieur Jules! Contre qui donc me vengerez-vous? Je n'ai pas besoin de vengeance, moi! Ne suis-je pas bien heureux maintenant, entre vous et l'excellent M. le comte? Cela me paraît drôle de penser que j'avais si peur de lui. A présent, si je ne craignais de l'ennuyer, je l'embrasserais dix fois par jour! et quand il m'appelle et qu'il m'embrasse, je le serre à l'étouffer.
JULES
Mon bon Blaise, comme je t'aime!
BLAISE
Et moi aussi, Monsieur Jules, je vous aime; et je vous aime bien, car je vous aime en Dieu. Je vous aime comme l'enfant, l'ami du bon Dieu, comme mon frère en Dieu.
JULES
En Dieu et sur la terre, mon cher Blaise! Vois-tu, quand nous aurons fait notre première communion ensemble, rien ne pourra plus nous séparer.
BLAISE
Quand même nous serions séparés sur la terre, Monsieur Jules, nous serons réunis en Dieu et nous nous retrouverons dans le ciel.»
Jules prit la main de Blaise, qu'il serra, et ils rentrèrent ainsi au château; là Jules dit adieu à son ami, qui attendit avec impatience la convocation du soir pour savoir ce que ferait Jules.
L'heure approchait; M. de Trénilly et Jules attendaient, en se promenant devant le château, l'arrivée de Mme de Trénilly et d'Hélène. La voiture parut enfin dans l'avenue et s'arrêta devant le perron. Hélène sauta à terre avec la légèreté de son âge, pendant que sa mère descendait plus posément. M. de Trénilly reçut sa fille dans ses bras et l'embrassa avec une effusion qui surprit agréablement Hélène, peu habituée aux témoignages d'affection de son père; elle le regarda avec étonnement; M. de Trénilly s'en aperçut et l'embrassa encore en souriant.
«Je suis heureux de te revoir, mon enfant, après la sainte cérémonie à laquelle je n'ai pu malheureusement assister.»
La surprise d'Hélène redoubla, mais elle s'efforça de n'en rien témoigner; elle alla ensuite embrasser Jules, qui avait déjà dit bonjour à sa mère. Ce fut bien un autre étonnement quand elle vit Jules se jeter à son cou et l'embrasser à plusieurs reprises en disant des paroles affectueuses.
«Ma bonne Hélène! ma chère soeur! ton retour manquait à ma joie. Je suis si content de te revoir! Je t'aime bien, à présent que je sais mieux t'apprécier.
HÉLÈNE
Comme tu es changé, mon pauvre Jules! Tu as donc été plus malade que nous ne le pensions?
JULES
Oui, j'ai été bien malade, Hélène! bien malade du corps et de l'âme. Mais je suis guéri maintenant, grâce à Dieu... et à Blaise», ajouta-t-il en lui-même.
Hélène dit bonjour aux domestiques rassemblés; ses yeux semblaient chercher quelqu'un; elle se hasarda à demander timidement:
«Où est Blaise? J'ai beau regarder de tous côtés, je ne le vois pas parmi les gens de la maison.
—Tu le verras ce soir; il doit venir après dîner.
—Ah! il vient donc au château, maintenant?
—Oui, quelquefois», dit Jules en souriant.
Ce sourire attira l'attention d'Hélène; ce n'était pas le sourire moqueur et méchant d'autrefois, mais un sourire doux et bon qu'elle n'avait jamais vu à son frère. Elle remarqua alors combien Jules était embelli et le changement qu'avait subi toute sa personne et surtout sa physionomie.
«Qu'as-tu donc aujourd'hui? Je ne t'ai jamais vu ainsi. Tu as l'air tout autre.
—La maladie change, répondit Jules avec gravité.
—Et puis,... et puis... tu vas bientôt faire ta première communion, dit Hélène avec hésitation.
JULES
Oui, Hélène, et tu m'aideras à la faire dignement; je compte pour cela sur toi, ma chère soeur, et aussi sur un ami que je te présenterai ce soir.
HÉLÈNE
Un ami? Qui donc? Y a-t-il de nouveaux voisins dans le pays?
JULES
Non, rien n'est changé dans le voisinage: c'est dans mon coeur que s'est fait le changement.
HÉLÈNE
Mon bon Jules, que je suis contente de te voir comme tu es maintenant!»
Pendant que le frère et la soeur causaient et arrangeaient la chambre d'Hélène, M. de Trénilly avait emmené sa femme et lui racontait la terrible maladie de Jules, les pénibles révélations qui en avaient été la conséquence, le changement qui s'était opéré dans l'âme de Jules et dans la sienne propre, les services immenses que leur avait rendus Blaise, la bonté, la piété admirable de cet enfant, et l'impression que ses vertus avaient produite sur le coeur de Jules et sur le sien.
Mme de Trénilly fut surprise de tout ce que lui disait son mari, sembla mécontente de n'avoir pas su le danger qu'avait couru son fils, et se montra incrédule quant aux vertus extraordinaires de Blaise.
«Le chagrin et l'inquiétude, dit-elle, ont disposé votre coeur à l'attendrissement et à la crédulité; le petit bonhomme, qui n'est pas bête, en a profité pour vous fasciner et s'impatroniser dans la maison. J'espère que tout cela va finir avec mon retour, et que chacun reprendra sa place.
LE COMTE
Vous m'affligez beaucoup, ma chère, par cette froideur et cette injustice. Le pauvre Blaise, bien loin d'abuser et même d'user de son ascendant sur moi et sur Jules, a refusé les offres avantageuses que nous lui avons faites, et se tient dans une réserve dont peu d'hommes faits eussent été capables.
LA COMTESSE
Tant mieux pour lui et surtout pour nous, car, sans connaître les offres que vous lui avez faites, je présume qu'elles étaient de nature à ne pas être agréées par moi.
LE COMTE
Julie, Julie! ce que vous dites est mal! Si vous saviez combien vous me peinez profondément, combien vous blessez tous mes sentiments paternels!
LA COMTESSE
Vos sentiments paternels vous ont toujours porté à gâter vos enfants, surtout Jules, que vous avez rendu odieux.
LE COMTE
En ceci vous avez raison, Julie; je l'avais rendu méchant et odieux; Blaise l'a rendu bon et aimable.
LA COMTESSE
En vérité! mais la maladie de Jules vous a fait perdre la raison; ne me débitez donc pas de semblables sornettes.
—Mon Dieu, vous me punissez! je l'ai mérité!» dit le comte avec un geste de désolation en quittant la chambre.
La comtesse sonna sa femme de chambre, s'habilla, commanda qu'on servît le dîner et entra au salon avec l'air froid et calme qui lui était habituel.
Le dîner fut silencieux et grave; l'air triste du comte troubla et inquiéta les enfants. Le repas fini, Jules demanda à son père l'exécution de sa promesse. Le comte l'embrassa et sortit après lui avoir dit à l'oreille:
«Sois prudent, mon Jules; ménage ta mère.»
Peu de minutes après, les portes s'ouvrirent, et tous les gens de la maison entrèrent à la suite du comte, qui avait Blaise à ses côtés. La comtesse et Hélène n'étaient pas revenues de leur étonnement, lorsque Jules, pâle et ému, s'approcha de Blaise, le prit par la main, l'amena au milieu du salon et dit d'une voix haute, mais tremblante d'émotion:
«Mes amis, je vous ai tous fait venir ici avec l'approbation de papa, pour réparer autant qu'il est en moi l'injustice dont je me suis rendu coupable depuis deux ans envers mon pauvre Blaise...
—Monsieur Jules, Monsieur Jules! de grâce! interrompit Blaise d'un air suppliant.
—Laisse-moi achever, Blaise! Laisse-moi, pour le repos de ma conscience, pour la satisfaction de mon coeur, dire ici devant maman, devant Hélène, devant tous, combien je les ai méchamment, indignement trompés sur ton compte; j'ai tourné contre toi toutes tes bonnes actions; je t'ai toujours calomnié, injurié! Tu m'as toujours noblement et généreusement pardonné. Au lieu de te justifier en m'accusant, tu t'es laissé perdre de réputation dans la maison et dans le pays. Hélène est la seule qui t'ait rendu justice; elle a toujours pris parti pour toi, c'est-à-dire pour la vérité, pour la bonté, pour la réunion de toutes les vertus. Je désire que dans tout le pays on sache l'aveu que m'arrache le repentir; qu'on dise à tous que je suis aussi vil, aussi méprisable que tu es, toi, honorable et admirable. Je veux que tous sachent qu'ici, devant papa, maman, devant toutes les personnes de la maison que j'ai tant et si souvent offensées par mes exigences, mes insolences, mes méchancetés, je demande pardon à genoux de toute ma vie passée. Je veux qu'on sache que c'est à Blaise que je dois ma conversion; sa vertu m'a touché, ses conseils ont excité mon repentir, son exemple m'a donné l'horreur de moi-même.»
Jules s'était effectivement mis à genoux en prononçant ces dernières phrases: Blaise se précipita vers lui pour le relever; Jules se jeta dans ses bras et l'embrassa à plusieurs reprises: tous les domestiques pleuraient, et le comte, qui s'était contenu jusque-là, ne put comprimer plus longtemps son émotion; il s'approcha de Jules et de Blaise, les prit tous deux dans ses bras:
«Mon noble Jules! disait-il à travers ses sanglots, quel courage! Le bon Dieu te récompensera! cher enfant!—Bon Blaise, c'est à toi que je dois cette douce joie!»
Les domestiques demandèrent la permission de serrer la main de leur jeune maître. Jules courut à eux et leur prit les mains à tous avec effusion. Il était heureux, il se sentait le coeur léger.
Sa mère n'avait encore rien dit. Aux premières paroles de Jules, elle s'était sentie courroucée contre ce qu'elle trouvait être une humiliation ridicule. A mesure qu'il parlait, la noblesse de l'action de son fils, l'accent sincère de ses paroles la touchèrent, mais sans la disposer à approuver cet aveu public de ses fautes. Elle en voulait au pauvre Blaise, cause bien innocente de cette confession, et lorsqu'elle le vit dans les bras de Jules et puis du comte, le mécontentement reprit le dessus et elle resta froide et immobile, retenant Hélène, qui avait voulu se précipiter dans les bras de son frère et qui pleurait à chaudes larmes.
Les domestiques sortirent en jetant à Jules des regards d'affectueuse admiration, ils ne parlèrent pas d'autre chose toute la soirée; plusieurs d'entre eux furent assez profondément touchés pour changer complètement de vie et pour devenir d'honnêtes et fidèles serviteurs.
Quand le comte et Jules restèrent en famille avec Blaise, que Jules avait retenu, Hélène s'élança vers son frère, qu'elle embrassa avec effusion, puis se tournant vers le comte:
«Papa, me permettez-vous d'embrasser ce bon Blaise, qui a été la cause première de tout ce bien?
—Certainement, ma fille, ma chère Hélène; embrasse-le; il doit être pour toi un second frère.»
Blaise se laissa timidement embrasser par Hélène, dont il baisa la main avec tendresse.
La comtesse s'était levée avec colère, et, s'approchant d'Hélène, elle la retira violemment en disant:
«Vous oubliez, Hélène, que c'est un fils de portier que vous vous permettez d'embrasser sous mes yeux. Je n'entends pas que cette scène ridicule se prolonge plus longtemps; venez, Hélène, suivez-moi, et laissez votre père et votre frère faire leur ami et leur confident de ce garçon sans éducation.»
Le comte regardait sa femme avec douleur et pitié.
«Julie, lui dit-il, malheur à l'ingrat et à l'orgueilleux!
—Malheur aux intrigants et aux sots!» répondit-elle en quittant la chambre et entraînant Hélène.
Le comte retomba sur un fauteuil, le visage caché dans ses mains. La dureté orgueilleuse de sa femme le navrait. Il lui avait toujours reproché de la sécheresse et du manque de coeur; mais, sec et égoïste lui-même, il n'en avait jamais souffert comme en ce jour où tout était changé en lui.
Il prévoyait les luttes de tous les jours, les scènes; les reproches qui devaient à l'avenir empoisonner sa vie. Le bonheur si nouveau et si pur qu'il avait goûté entre Jules et Blaise depuis environ un mois était passé pour ne plus revenir; son fils et lui-même seraient privés de la société de Blaise, dont la piété leur était si utile, dont la gaieté, l'affection, la complaisance leur étaient si agréables.
La comtesse serait sans cesse entre eux et Blaise, ce pauvre Blaise destiné à rencontrer toujours des ingrats dans la famille du comte.
Il réfléchissait avec une peine profonde à cette situation inattendue, quand il se sentit serrer dans les bras de Jules en même temps que ses mains étaient effleurées par les lèvres de Blaise; les pauvres enfants pleuraient, car ils prévoyaient une séparation; Blaise sentait qu'il redeviendrait pauvre Blaise.
JULES
Papa, mon cher papa, que faire maintenant? Comment et où pourrai-je passer mes après-midi avec Blaise et avec vous?
LE COMTE
Cher enfant, il faudra céder quelque chose à ta mère jusqu'à ce qu'elle ajoute foi à ce que nous croyons si bien, nous qui en avons profité; je veux dire aux excellentes qualités, aux vertus de Blaise et à la reconnaissance que nous lui devons.
BLAISE
Mon cher, mon bon Monsieur le comte, ne parlez pas de reconnaissance; après ce que M. Jules a fait aujourd'hui, la reconnaissance est toute de mon côté...
JULES
Non, non! moi, je n'ai fait que réparer; toi, tu as pardonné et tu t'es dévoué avant la réparation.
LE COMTE
Jules a raison, Blaise; nous admettons que nous soyons quittes envers toi, ce qui n'est pas et ne pourra jamais être: nous souffrirons toujours dans notre affection pour toi, d'abord en nous trouvant souvent privés de ta présence, ensuite en te sachant méconnu par celle qui devrait t'apprécier mieux que tout autre.
BLAISE
Cher Monsieur le comte, le bon Dieu fait bien tout ce qu'il fait; ce qui arrive est peut-être pour notre bien à tous. Et d'abord n'est-ce pas un bonheur de souffrir en ce monde pour recevoir une plus grande récompense dans l'autre vie? Ne pouvons-nous pas continuer à nous aimer sans nous voir autant, et en nous donnant le mérite d'accepter avec résignation et douceur cette peine que le bon Dieu nous envoie? Cher Monsieur le comte, je vous aime, vous le savez, avec toute la tendresse de mon coeur; mais je me résignerais à ne plus jamais vous voir si c'était la volonté du bon Dieu! Hélas! peut-être ne vous embrasserai-je plus jamais, jamais, ni M. Jules non plus!
—Tu m'embrasseras du moins ce soir, et tant que tu voudras, mon enfant», dit le comte en le serrant contre son coeur.
Blaise usa largement de la permission; mais la soirée était avancée; il était temps de se séparer. Blaise dit un dernier adieu à Jules et au comte et se retira en sanglotant.
«Papa, dit Jules, vous continuerez à coucher dans ma chambre, que je vous aie toujours près de moi?
—Tant que tu n'auras pas repris tes forces et ta santé habituelles, je coucherai près de toi, mon cher enfant; quand tu seras tout à fait bien, je reprendrai ma chambre. Il faut s'habituer aux sacrifices, mon Jules; celui-là sera moins pénible que celui auquel nous allons être condamnés en nous privant de Blaise.
—C'en sera un de plus, papa, dit Jules tristement.
—Et ce ne sera probablement pas le dernier ni le plus grand, mon ami. Mais viens dire adieu à ta mère et à la pauvre Hélène, et allons ensuite nous coucher. N'oublions pas qu'au travers de notre tristesse nous avons bien à remercier le bon Dieu, toi d'avoir eu le courage de faire l'aveu public de tes fautes, moi d'avoir reçu cette consolation. Viens, mon Jules, sois aussi affectueux que tu le pourras pour ta mère, afin de lui faire voir que la piété ouvre le coeur au lieu de le resserrer.»
XVI
L'OBÉISSANCE
Jules avait été reçu sèchement par sa mère quand il alla lui dire bonsoir; pourtant elle l'embrassa en souriant.
«J'espère, lui dit-elle, que tu retrouveras le bon sens que t'a fait perdre la maladie, et que tu ne recommenceras pas le coup de théâtre dont tu m'as gratifiée ce soir. Quant à ton nouvel ami, qui n'est pas une société convenable pour toi, je te prie d'aller dès demain lui signifier que je lui défends de mettre les pieds chez moi, chez Hélène, chez toi. Si ton père veut le recevoir, je ne puis l'en empêcher; mais je ne laisserai pas ce petit paysan s'établir chez moi ni chez mes enfants.
—Je vous obéirai, maman, répondit Jules avec tristesse, mais ce que vous m'ordonnez m'est fort pénible et m'enlève une grande consolation.
LA COMTESSE
Depuis quand as-tu besoin de consolation?
JULES
Depuis que j'ai senti combien j'avais été mauvais et combien j'avais offensé le bon Dieu.
LA COMTESSE, souriant
A merveille, mon ami! vous voilà maintenant devenus bien dévots, ton père et toi! On ne parle plus que pour prêcher. Mais je te prie de me faire grâce de tes sentences religieuses; je ne suis pas encore arrivée au point de vous comprendre.
—Oh! maman! s'écria involontairement Hélène.
LA COMTESSE
Est-ce que tu vas te mettre aussi de la partie? Tu sais que je ne supporte pas tes remontrances. Pense comme ton père et ton frère, prie avec eux si cela te fait plaisir, mais au moins que je ne le voie ni l'entende. Adieu mes enfants. laissez-moi seule; je suis fatiguée.»
Jules et Hélène se retirèrent dans leur appartement; leurs chambres se touchaient. En entrant dans celle de Jules, ils virent le comte qui les attendait.
LE COMTE
Eh bien, mes enfants, votre mère est-elle revenue sur sa première impression? A-t-elle enfin compris la beauté et la noblesse de ton aveu, Jules, et pardonne-t-elle au pauvre Blaise la part qu'il a prise dans notre amélioration?
JULES
Je crois que non, papa; maman a parlé comme au salon; la pauvre Hélène a même été grondée pour avoir dit un: «Oh! maman!» trop expressif.
—Pauvre Hélène! dit le comte en lui passant la main sur la tête à plusieurs reprises. Pauvre Hélène. répéta-t-il d'un air triste et pensif, tu as dû souffrir tous ces temps-ci.
HÉLÈNE
Papa, j'étais au couvent! Ces dames sont si pieuses et si bonnes! mes compagnes étaient si bonnes aussi! J'étais heureuse là-bas.
LE COMTE
Et ici?
HÉLÈNE
Ici?... je ne sais pas encore, papa; cela dépendra de vous et de Jules.
LE COMTE
Ma pauvre enfant; tout ce que je pourrai faire pour ton bonheur sera fait; tu dois voir le changement qui s'est opéré en moi. Ma vieille humeur, mon ancienne sévérité, ma constante froideur ont disparu. Tu n'auras plus peur de moi, je pense?
—Oh non! non, papa, dit Hélène en se jetant dans ses bras; je vous aimerai de tout mon coeur et je vous le dirai sans crainte.
JULES
Ce sera tout comme Blaise, qui embrasse papa à présent comme s'il était son vrai père.
—Blaise embrasse papa? dit Hélène en riant. Oh! que c'est drôle! Je voudrais voir cela.
LE COMTE
Tu le verras demain, si tu veux venir avec nous chez Anfry.
HÉLÈNE
Mais quel changement, mon Dieu! Jamais je n'aurais cru possible que Blaise osât embrasser papa!
JULES
Tu le comprendras, Hélène, quand je t'aurai raconté ce que nous devons à Blaise et quelles sont ses admirables vertus; pour moi il a été un véritable ami.
LE COMTE
A demain le reste de la conversation, mes chers enfants. Tu dois être fatiguée du voyage, mon Hélène, et toi, mon ami, de toute ta soirée.
JULES
Oui, papa, je me sens fatigué; je ne serai pas fâché de me coucher.
HÉLÈNE
Et moi aussi, je retrouverai mon lit avec plaisir. Bonsoir, mon cher papa, bonne nuit et à demain.
LE COMTE
A demain, ma fille! que le bon Dieu te bénisse! Adieu, Jules; adieu Hélène.»
Puis on se dit bonsoir et l'on se sépara.
Quand Jules fut seul avec son père, il alla à lui, l'enlaça tendrement dans ses bras et lui dit:
«Papa, prions ensemble pour maman; demandons au bon Dieu qu'il la change comme il nous a changés... Je puis bien vous dire cela, papa, n'est-il pas vrai? Avec vous je pense tout haut, et je ne puis m'empêcher de trouver que c'est un grand malheur pour maman que d'être comme elle a été ce soir.»
Le comte ne répondit pas, mais les larmes qui roulèrent dans ses yeux firent voir à Jules que son père pensait comme lui.
«Prions», dit seulement le comte; et il se mit à genoux près de son fils.
Pendant qu'ils priaient tous deux, la comtesse, un peu inquiète de ne pas avoir vu son mari depuis le mécontentement qu'il lui avait témoigné, et l'ayant inutilement cherché dans sa chambre et dans celle d'Hélène, entra chez Jules et resta immobile à la vue de son mari à genoux près de son fils; aucun des deux ne l'entendit entrer. La comtesse resta quelques minutes incertaine de ce qu'elle ferait; après quelque hésitation, elle referma doucement la porte et se retira toute pensive dans sa chambre.
«Ils sont fous, se dit-elle; cette maladie de Jules a positivement altéré leur raison... Je ferai venir mon médecin un de ces jours et je les ferai soigner... Hélène aussi tourne à la bizarrerie. Ne me parlait-elle pas l'autre jour du bonheur de la vie religieuse? Ils vont achever de lui faire perdre l'esprit... Si je pouvais les empêcher de la voir, mais c'est impossible!... Un père et un frère!... Il y aurait bien un moyen!... Ce serait de l'emmener faire un voyage en Suisse... Oui... Mais il faut attendre la première communion de Jules; je ne puis m'en aller avant.»
Et la comtesse se coucha avec la résolution de prendre patience, de laisser faire jusqu'après la première communion, et ensuite d'enlever Hélène à cette influence qu'elle croyait fâcheuse.
Le comte emmena le lendemain ses enfants pour voir Blaise. Ils entrèrent chez Anfry.
«C'est singulier que Blaise ne nous ait pas vus arriver, dit le comte. Il aurait dû penser que nous viendrions chez lui, puisqu'il ne peut pas venir chez nous.»
Mais Blaise n'y était pas. Le comte appela Anfry, qui travaillait au jardin.
LE COMTE
Où est Blaise? Serait-il déjà sorti?
ANFRY
Il y a longtemps, monsieur le comte.
LE COMTE
Où est-il allé?
ANFRY
A l'église, monsieur le comte. Il a passé une triste nuit, et il a été chercher sa consolation près du bon Dieu; c'est assez son habitude, vous savez.
LE COMTE
Allons le rejoindre, mes enfants; nous aussi, nous avons besoin de force et de consolations.»
Le comte salua Anfry et se dirigea vers l'église, qui se trouvait près de là. Ils y entrèrent sans bruit, s'agenouillèrent dans un banc et aperçurent Blaise à genoux sur la dalle, la tête dans les mains et paraissant ne rien voir ni entendre. Ils attendirent longtemps un mouvement qui indiquât qu'il avait terminé sa fervente prière, mais Blaise ne bougeait pas; il ne calculait pas le temps quand il priait. Enfin, il laissa retomber ses mains, releva lentement la tête et dit à mi-voix: «Oui, mon Dieu, mon bon Jésus, mon cher Sauveur, j'obéirai; je ferai le sacrifice, je ne chercherai plus à les voir qu'à de rares intervalles; je mettrai dans mes paroles, dans mes actions, la réserve d'un serviteur vis-à-vis de ses maîtres. Mon Dieu, protégez-les, ces maîtres si chers! Mon cher M. le comte, mon bon M. Jules! continuez, mon Dieu, à les éclairer, à les diriger vers le bien. Et cette bonne Mlle Hélène! qu'elle me remplace près d'eux! Mon Dieu, changez le coeur de Mme la comtesse; encore une âme à sauver, mon bon Jésus! cela vous est facile! Faites qu'elle vous aime, et tout sera bien.»
Blaise se prosterna à terre, se releva, essuya ses yeux bouffis de larmes, fit un grand signe de croix, et, se retournant pour s'en aller, il aperçut le comte et ses enfants. Son visage s'éclaira; il fut sur le point de courir à eux, mais le respect pour la maison de Dieu contint ce premier mouvement. Le comte s'était levé en même temps; il se dirigea vers la porte, suivi de ses enfants et de Blaise. Ce ne fut qu'après être sorti de l'église que Blaise, poussant un cri de joie, se jeta dans les bras que lui tendait le comte, à la grande satisfaction d'Hélène, qui les regardait en riant.
HÉLÈNE
Tu n'as donc plus peur de papa, Blaise?
BLAISE
Peur? Vous voyez si j'en ai peur, Mademoiselle Hélène. Peur? Peut-on avoir peur de ceux qu'on aime tant?
—Je te remercie de ta prière, mon cher enfant, lui dit le comte en lui serrant les mains.
—Vous m'avez entendu! dit Blaise en rougissant. J'ai donc parlé tout haut?
LE COMTE
Pas tout à fait haut, mais assez pour que nous t'ayons entendu.
BLAISE
Monsieur le comte, je viens de promettre au bon Dieu de ne rien faire de ce qui pourrait déplaire à Mme la comtesse; non seulement je ne chercherai pas à voir souvent M. Jules et Mlle Hélène, mais encore je les éviterai, je les fuirai, s'il le faut...
JULES
Nous fuir? Ah! Blaise, tu ne m'aimes donc pas?
BLAISE
Si vous saviez ce qu'il m'en coûte, cher monsieur Jules! De grâce, je vous le demande avec instance, n'ébranlez pas ma résolution; aidez-moi, au contraire, à la tenir. Mais voici la pensée que m'a suggérée le bon Dieu, ou tout au moins mon bon ange. Monsieur le comte n'est pas obligé d'obéir à Mme la comtesse, lui qui commande, qui est le maître. Alors, monsieur le comte, vous viendrez me voir, et vous amènerez quelquefois M. Jules et Mlle Hélène, n'est-ce pas? Pardonnez-moi si j'en demande trop; c'est que je ne vous cache pas mes pensées, et il me semble que celle-ci n'est pas coupable ni pour moi, ni pour M. Jules, ni pour Mlle Hélène.
—Ni pour moi, dit le comte en riant. Oui, mon ami, ta pensée est bonne, et je la mettrai à exécution; je viendrai te voir souvent, très souvent, et j'amènerai parfois mes prisonniers, à moins qu'ils ne m'échappent en route.
JULES
Oh! moi, je m'échapperai bien sûr, mais ce sera pour courir au-devant de Blaise.
LE COMTE
Quand nous viendrons te voir, ce sera toujours de midi à deux ou trois heures.
BLAISE
C'est au mieux, tous les jours je vous attendrai; quand je ne vous aurai pas vus, je vous espérerai pour le lendemain.
LE COMTE
Et je crois que tu ne seras pas souvent trompé dans ton attente, mon ami.»
XVII
LA CORRESPONDANCE
«Une lettre pour M. Blaise», dit un jour le facteur en présentant à Anfry une lettre sous enveloppe, avec un beau cachet.
Anfry prit la lettre et la remit à Blaise, qui s'empressa de la décacheter, tout surpris d'en recevoir une.
«C'est de M. Jacques, s'écria-t-il en regardant la signature.
—Ah! voyons donc! Que te dit-il?»
Blaise lut tout haut:
«Mon cher Blaise, il y a si longtemps que nous nous sommes quittés que tu m'as peut-être oublié; mais moi, je pense souvent à toi et je t'aime toujours. Quand je suis parti, j'écrivais si mal et si lentement que je ne pouvais pas t'envoyer de lettres; à présent, j'ai neuf ans, je travaille beaucoup et je commence à devenir savant. Il est arrivé une chose très drôle chez un monsieur qui demeure près de chez nous: sa maison a brûlé (ce n'est pas cela qui est drôle, comme tu penses); après l'incendie, toutes les souris sont devenues blanches; il y en avait beaucoup, et il y en a encore une quantité; avant, elles étaient grises, comme toutes les souris. Papa ne voulait pas le croire; alors M. Roussel a attrapé des souris avec un petit chien qui est très habile pour cela, et papa et moi nous avons vu que toutes les souris attrapées étaient réellement blanches.—Je m'amuse assez, mais pas tant qu'avec toi; je n'ai pas un seul bon camarade bon comme toi; ce qui est singulier et très désagréable, c'est qu'ils sont tous un peu menteurs; quand ils ont fait une sottise, ils ne veulent jamais l'avouer, et ils disent: ce n'est pas moi. Moi je continue à toujours dire la vérité, comme tu me l'a conseillé, et tout le monde me croit. Ecris-moi quand tu dois faire ta première communion, et quel jour ce sera, pour que je pense à toi et que je prie pour toi ce jour-là. Dis-moi aussi ce que tu fais, si tu es heureux, si les enfants du monsieur qui a acheté notre château sont bons pour toi, s'ils t'aiment. On a dit à papa l'autre jour que le monsieur lui-même était méchant; cela m'a fait peur pour toi, mon pauvre Blaise, toi qui es si bon. Ne va pas chez lui s'il est méchant; il te ferait du mal.—Raconte-moi ce que tu fais, et pense souvent à moi, comme je pense souvent à toi. Adieu, mon cher Blaise, je t'embrasse de tout mon coeur; embrasse pour moi ton papa et ta maman.
«Ton ami, JACQUES DE BERNE.»
«Quelle bonne lettre! s'écria Blaise. Il ne m'oublie pas, ce pauvre M. Jacques! S'il m'avait interrogé l'année dernière sur ce qu'il me demande aujourd'hui pour M. le comte et ses enfants, j'aurais été bien embarrassé de répondre; mais aujourd'hui... c'est différent!... Il y a une chose, dans la lettre de M. Jacques, qui me paraît drôle, comme il le dit lui-même, ajouta Blaise en riant, c'est qu'un incendie ait pu changer la couleur des souris.
ANFRY
C'est pourtant très possible, car j'ai entendu raconter bien des fois à ton grand-père, qui a été soldat sous l'empereur Napoléon Ier, que, lors de l'incendie de Moscou, en 1812, quand on est rentré dans les maisons que le feu n'avait pas atteintes, toutes les souris qui couraient au travers étaient blanches comme des lapins blancs.
BLAISE
C'est singulier que la frayeur puisse produire un pareil effet sur des animaux.
ANFRY
Vas-tu répondre à M. Jacques?
BLAISE
Oui, papa, aujourd'hui même, je n'ai plus à espérer de visite de M. le comte ni de M. Jules; ainsi j'ai bien le temps.
ANFRY
Tu lui diras que nous lui présentons bien nos respects et nos amitiés.
BLAISE
Je n'y manquerai point, papa.»
Et Blaise, prenant du papier, une plume et de l'encre, fit à Jacques la réponse suivante:
«Mon cher Monsieur Jacques,
«J'ai été bien heureux et bien surpris de votre chère et aimable lettre. Je vous remercie de ne pas m'oublier; moi aussi, j'ai bien pensé à vous, et j'ai plus d'une fois pleuré en y songeant. Je me suis consolé par la pensée que c'était la volonté du bon Dieu que nous fussions séparés, et que c'est le sacrifice qu'il me demande pour ma première communion. Merci, mon bon Monsieur Jacques, de votre bonne pensée de prier pour moi en ce saint et heureux jour. Demandez à Notre-Seigneur de me rendre semblable à lui, de me donner du courage dans les temps de tristesse, de la force pour résister à la joie, afin que je n'oublie pas que je ne suis dans ce monde qu'en passant, et que ma vraie vie ne commencera que lorsque je ne pourrai plus mourir. Priez, mon bon monsieur Jacques, pour que je n'oublie jamais aucun de mes devoirs et que je m'oublie toujours pour me dévouer aux autres; priez pour que je ne conserve aucun souvenir du mal qu'on me fait, et que je n'oublie jamais les bienfaits que je reçois. On a trompé votre papa en lui disant que le comte de Trénilly était méchant; il est bon comme le meilleur des hommes; je l'aime comme s'il était mon père. Son fils, M. Jules, est excellent aussi, ainsi que sa fille, Mlle Hélène. M. Jules et moi, nous ferons notre première communion dans trois semaines, le 8 septembre, fête de la sainte Vierge. M. le comte et Mlle Hélène nous ont promis de communier avec nous ce jour-là, ce qui vous prouve combien ils sont réellement bons et pieux. Je suis très heureux, mon bon Monsieur Jacques, heureux de tout ce que le bon Dieu veut bien m'envoyer, des peines comme de la joie. Papa et maman vous remercient bien de votre bon souvenir, et vous présentent leurs respects et leurs amitiés. Quant à moi, Monsieur Jacques, je sais bien que ma position me défend de vous embrasser, mais je puis me permettre de vous assurer que je vous aime de l'affection la plus tendre et la plus dévouée.
«Votre humble et obéissant serviteur,
«BLAISE ANFRY.»
A peine Blaise avait-il fini et lu tout haut sa lettre, qu'un domestique entra chez Anfry.
«Mme la comtesse demande Blaise.
—Moi? Mme la comtesse me demande? répéta Blaise fort étonné.
—Oui, oui, et tout de suite encore. «Allez me chercher Blaise, m'a-t-elle dit, et amenez-le-moi le plus vite possible.»
—Qu'est-ce que cela veut dire? dit Anfry avec inquiétude. Vas-y, mon Blaisot; va, tu ne peux faire autrement,... et reviens vite nous dire ce qui se sera passé, car je ne suis pas tranquille.
—Ne vous tourmentez point, papa; que voulez-vous qui m'arrive? Et quand même il m'arriverait des choses pénibles, le bon Dieu n'est-il pas là pour me protéger, me secourir, et ne dois-je pas être heureux de me conformer à sa volonté? Au revoir, papa; je resterai le moins que je pourrai.»
Blaise partit gaiement et se dépêcha d'arriver pour être plus vite revenu. On le fit entrer immédiatement chez la comtesse, qui l'attendait avec impatience. Il salua; la comtesse lui fit un petit signe de tête, renvoya le domestique, s'assit et dit à Blaise, d'un air froid et hautain:
«Je sais que tu as profité de mon absence pour t'emparer de l'esprit de mon mari et de mon fils; tu as réussi on ne peut mieux; je ne vois que des visages allongés les jours où ils ne peuvent prétexter une promenade extraordinaire pour te faire leur visite; il faudrait pour leur rendre leur bonne humeur que M. Blaise fût toujours près d'eux. Je sais que ma fille est entraînée par son père et par son frère à faire comme eux. Cet état de choses me contrarie et ne peut durer. Je t'ai fait venir pour te dire que j'ai encore assez bonne opinion de ta loyauté pour espérer être obéie en t'interdisant toute démarche qui pourrait te rapprocher de mes enfants; quant au comte, tu peux passer ta vie à lui baiser les mains et lui faire des platitudes sans que je m'en préoccupe aucunement; mais je ne veux pas de cette sotte amitié de mes enfants pour un fils de portier et un petit intrigant. Si tu veux obéir à la défense que je te fais, je m'occuperai de ton avenir; je te ferai donner une bonne éducation, et je t'assurerai une rente qui te mettra à l'abri de la pauvreté. Acceptes-tu?
—Madame la comtesse, je n'enfreindrai pas la défense que vous me faites, quelque chagrin que j'en éprouve; je prierai M. le comte de vouloir bien m'aider à suivre vos ordres. Quant à la pension, à l'éducation et aux avantages que vous voulez bien me promettre, vous me permettrez de tout refuser. Je n'ai besoin de rien; je ne veux pas sortir de ma condition, ni mener la vie d'un paresseux; je gagnerai mon pain comme a fait mon père, et, avec l'aide du bon Dieu, j'arriverai à la fin de ma vie sans avoir jamais vendu ni mon coeur ni ma conscience. Je puis affirmer à madame la comtesse qu'elle se trompe en pensant que j'ai intrigué pour gagner l'amitié de M. le comte et de M. Jules. Je n'ai rien fait pour cela; c'est venu tout seul, je ne sais comment, car je sens combien je suis loin de mériter les bontés de M. le comte, de M. Jules et de Mlle Hélène. Le bon Dieu a mené tout cela. Peut-être m'a-t-il donné tant d'amour pour eux afin de m'éprouver et me donner le mérite du sacrifice au moment de ma première communion... Mais, je vous le promets, Madame la comtesse, je ne verrai vos enfants qu'avec votre permission.»
En achevant ces mots, le pauvre Blaise, qui avait réussi jusque-là à conserver son sang-froid, fondit en larmes. Il voulut dire quelques mots d'excuse, mais les paroles ne pouvaient sortir de ses lèvres. Honteux de prolonger une scène dont la comtesse pouvait s'irriter, Blaise prit le parti de s'en aller sans autre explication, et, saluant à la hâte, il s'avança vers la porte. Avant de l'ouvrir il jeta un dernier regard sur la comtesse, qui s'était levée et qui avait fait un pas vers lui; un certain attendrissement se manifestait sur le visage de la comtesse; au mouvement que fit Blaise pour s'arrêter, elle reprit son air hautain et fit un geste impérieux qui termina sa visite.
Le pauvre garçon évita l'antichambre pour cacher ses larmes aux domestiques, et sortit par un petit escalier qui communiquait à l'appartement du comte et des enfants. A peine avait-il franchi les premières marches, qu'il se heurta contre M. de Trénilly, que les larmes qui obscurcissaient sa vue l'avaient empêché d'apercevoir.
«Où vas-tu donc si précipitamment, mon ami, et comment es-tu rentré au château?» lui dit M. de Trénilly en le retenant.
Blaise ne répondit qu'en se serrant contre la poitrine du comte et en donnant un libre cours à ses sanglots.
«Blaise, mon enfant, pourquoi ces larmes, ces sanglots? lui dit le comte avec inquiétude. Que t'arrive-t-il de fâcheux? Dis-le moi; parle sans crainte.
—Pardon, Monsieur le comte, mon bon Monsieur le comte, répondit Blaise en retenant ses sanglots. C'est que je ne m'attendais pas... j'ai été pris par surprise... et je me suis laissé aller;... mais je vais tâcher d'être plus raisonnable,... plus résigné.
—Résigné! à quoi donc, mon cher enfant? De quoi parles-tu?
—Mme la comtesse m'a défendu de voir M. Jules et Mlle Hélène, et j'ai promis de lui obéir. Vous voyez que j'ai de quoi pleurer et m'affliger.
—Encore! dit le comte avec colère. Toujours cette haine contre ce noble et généreux enfant!»
Le comte resta quelque temps immobile et pensif, tenant toujours Blaise de ses deux mains.
«Mon cher enfant, dit-il enfin avec tristesse, je ne sais quel parti prendre pour épargner à toi et à Jules ce nouveau chagrin. Je ne puis forcer la volonté de ma femme; je ne puis conseiller à mes enfants de désobéir à leur mère. Et pourtant c'est cruel de devoir les sacrifier, ainsi que toi, à cette volonté impérieuse et déraisonnable.
—Cher Monsieur le comte, soumettons-nous à ce qui nous vient par la permission du bon Dieu. C'est bien, bien pénible, il est vrai; je sais que c'est triste pour vous et pour M. Jules presque autant que pour moi-même, car vous m'aimez, je le sens dans mon coeur. Mais, mon cher Monsieur le comte, savons-nous le temps que durera cette séparation? Peut-être le bon Dieu touchera-t-il le coeur de Mme la comtesse. Aidez-moi, aidez M. Jules et Mlle Hélène à lui obéir: notre soumission l'adoucira et changera ses idées à mon égard. Pensez donc qu'elle me croit faux, hypocrite, intrigant; elle craint peut-être que je ne corrompe M. Jules et Mlle Hélène; une mère, vous savez, Monsieur le comte, c'est toujours si craintif, si inquiet! elle est plus à plaindre qu'à blâmer, je vous assure. Ainsi, Monsieur le comte, promettez-moi que vous m'aiderez à tenir ma promesse, et que vous n'amènerez plus M. Jules et Mlle Hélène sans le consentement de Mme la comtesse... Voyons, très cher Monsieur le comte, du courage! Je vois bien qu'il vous en coûte, d'abord par amitié pour M. Jules et pour moi; et puis... parce qu'il en coûte toujours de céder, surtout à une femme... Mais c'est pour votre repos, pour votre bonheur, cher Monsieur le comte. Croyez-moi, nous serons plus heureux en cédant qu'en résistant.
—Mon brave Blaise, dit le comte, c'est toujours de toi que viennent les sages avis et le bien. Je crois que tu as raison;... céder, c'est mieux... Mais toi, toi, pauvre enfant, qui ne penses jamais à toi-même, tu souffriras.
—Pas autant que je l'avais craint, puisque je vous verrai, vous, cher Monsieur le comte,... car... vous continuerez à me visiter et à me donner des nouvelles de ce bon M. Jules et de cette excellente Mlle Hélène, toujours si bonne pour moi.
—Moi! tous les jours, mon enfant! tous les jours! c'est un besoin pour mon coeur. Tu sais si je t'aime! Tu serais mon fils, je ne pourrais t'aimer davantage.»
Le comte embrassa une dernière fois le pauvre Blaise, qui s'en alla fort triste, mais un peu consolé par les paroles affectueuses du comte.
«Eh bien! mon Blaisot? lui cria Anfry, du plus loin qu'il le vit.
—Rien de bon, papa, répondit Blaise, mais pas trop mauvais non plus.
—Encore les yeux rouges, mon pauvre garçon! Ces satanés gens te feront mourir de peine!
—Pas de danger, papa, dit Blaise en s'efforçant de sourire. Il n'y a que le premier moment qui vous emporte quelquefois... Avec la réflexion, on se résigne...
ANFRY
Tu passeras donc ta vie à te résigner, mon pauvre Blaise?
BLAISE
Sans doute, papa, et c'est un vrai bonheur que le chagrin; cela vous ramène toujours au bon Dieu: on prie mieux en apprenant à souffrir; le bon Dieu est là qui vous aide et qui vous console si bien!
ANFRY
Et pourtant tu as pleuré!... et tu pleures encore... Tiens, tiens, les larmes roulent sur tes pauvres joues amaigries.
BLAISE
Ce n'est rien, papa; c'est un reste qui va s'en aller quand j'aurai fait une petite visite au bon Dieu dans son église.»
Blaise raconta à son père la cause de son nouveau chagrin, en atténuant avec sa bonté accoutumée les paroles dures et injurieuses de la comtesse. Anfry contenait avec peine sa colère; il connaissait assez la comtesse pour deviner ce que la charité de Blaise lui cachait. Quand le récit fut fini, il serra Blaise dans ses bras à plusieurs reprises, mais sans dire une parole, et le laissa aller chercher près du bon Dieu sa consolation accoutumée contre les chagrins qu'il supportait avec une fermeté au-dessus de son âge.