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Pauvre Blaise

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XVIII

LA COMTESSE DE TRÉNILLY

La comtesse était restée debout au milieu de sa chambre, surprise et troublée des paroles de Blaise, de l'accent digne et ferme qui l'avait dominée malgré elle, et de l'explosion de chagrin qui avait terminé ses paroles.

«Ce refus est singulier, se dit-elle; je lui offre tout un avenir... et il ne l'accepte pas... Il a même rejeté mes propositions avec une certaine indignation... C'est dommage que tout cela vienne d'un fils de portier... Ce serait beau et noble dans une classe plus élevée... Je commence pourtant à comprendre l'empire qu'il exerce sur mon mari et sur mes enfants... En vérité, j'ai moi-même été presque convaincue, presque attendrie... Me serais-je trompée? serait-il vraiment le beau et noble coeur que me dit mon mari?... Mais non! impossible! Un fils de portier... C'est absurde!...»

La comtesse resta longtemps pensive et indécise, elle se résolut enfin à laisser aller les choses, à observer Blaise et ses enfants, et à agir en conséquence.

«Si ce garçon ment à la promesse qu'il m'a faite, s'il cherche à voir mes enfants à mon insu, je n'aurai aucune pitié pour lui: je le chasserai avec ses parents... Mais s'il est fidèle à sa parole, s'il accepte avec loyauté et résignation le chagrin que je lui impose, dit-elle, alors..., alors je verrai ce que j'aurai à faire.»

Et la comtesse, secouant la tête, chercha à ne plus penser à Blaise. Elle prit un livre et se mit à lire, sans pouvoir toutefois chasser de son esprit l'image de Blaise indigné, mais calme, puis sanglotant et désolé.

Au retour de la promenade, les enfants avaient couru chez le comte, dont ils recherchaient la compagnie autant qu'ils l'évitaient jadis. Ils le trouvèrent triste et pensif; tous deux se jetèrent à son cou en lui demandant la cause de sa tristesse.

«C'est encore un sacrifice à faire, mes pauvres enfants, dit le comte en les embrassant avec tendresse; votre maman a défendu à Blaise de vous voir, soit chez lui, soit ailleurs; le pauvre garçon a promis d'obéir; il m'a demandé de lui venir en aide pour tenir sa promesse; je le lui ai promis, quelque pénible et douloureuse que me soit cette contrainte. Je ne crois pas pouvoir mieux l'aider qu'en vous communiquant cette résolution si pénible. Je suis certain que ni toi, ma bonne Hélène, ni toi, mon pauvre Jules, vous ne chercherez à le faire manquer à sa parole, et que vous n'augmenterez pas son chagrin en l'obligeant à repousser les occasions de rapprochement que vous lui offririez.

—Pauvre Blaise! pauvre Blaise! s'écrièrent Hélène et Jules, les yeux pleins de larmes. Vous avez raison, papa, ajouta Jules; nous ne devons pas rendre son sacrifice plus douloureux en le forçant à nous fuir. Nous éviterons de passer devant sa maison, et nous ne lui ferons même rien dire par vous, pour ne pas lui donner la tentation de répondre ou le chagrin de ne pas répondre. Mais vous lui direz, papa, combien cet effort m'est pénible, avec quelle tristesse, quel regret je penserai à lui, à nos bonnes conversations d'autrefois. Pauvre Blaise! il souffre de cette séparation injuste et cruelle. Je ne comprends pas comment maman peut être si injuste pour cet excellent garçon. Elle devrait l'attirer, au lieu de le repousser; l'aimer, au lieu...

LE COMTE

Jules, Jules, respecte ta mère, mon enfant; conforme-toi à ses ordres sans les juger, sans les blâmer. Souviens-toi que nous-mêmes nous avons partagé ses préventions; qu'il y a peu de semaines encore je défendais à Blaise l'entrée du château; que c'est ta maladie qui a tout changé, et que, sans tes aveux, le pauvre garçon souffrirait encore de l'opinion si fausse que j'avais de lui.

JULES

Oui, papa, tout cela par ma faute, par suite de mes méchancetés, de mes calomnies contre ce bon Blaise. Je l'ai toujours estimé et respecté, parce que je l'ai connu dès le commencement; mais je l'ai perdu de réputation par jalousie et par la malveillance que j'éprouvais contre tous ceux qui étaient bons. La pauvre Hélène sait ce que j'étais; c'est le remords qui m'a rendu malade, et je suis sûr que ce sont les prières de mon cher Blaise qui ont changé mon coeur... et le vôtre, ajouta-t-il en embrassant tendrement son père. N'est-il pas vrai, papa, que nous sommes bien changés?

LE COMTE

Oui, mon cher enfant. Et maintenant, au lieu de nous irriter contre ta mère, prions le bon Dieu qu'il lui ouvre les yeux, comme il l'a fait pour nous.»

Quelques instants après, le comte et les enfants entrèrent au salon, où ils trouvèrent la comtesse qui les attendait pour entrer en même temps qu'eux dans la salle à manger. Elle regarda attentivement les enfants, baissa les yeux en considérant leurs yeux rouges et leurs visages attristés; levant les yeux sur son mari, elle se sentit rougir devant sa physionomie sévère et pensive.

«Allons dîner, dit-elle en se levant; j'ai hâte d'avoir fini.

—Serait-il plus tard que je ne pensais? dit le comte. Il me semble que nous sommes exacts à l'heure comme d'habitude.

—Ce n'est pas pour rassasier ma faim que je désire voir le dîner fini, mais pour pouvoir me retirer chez moi.

—Seriez-vous souffrante, Julie? dit le comte avec empressement.

LA COMTESSE

Non, pas souffrante, mais ennuyée, excédée de ce petit Blaise, qui vous a tous ensorcelés, et qui est cause de vos mines allongées et attristées.

LE COMTE

En quoi Blaise est-il cause de nos sottes mines?

—En quoi? vous demandez en quoi! s'écria la comtesse avec chaleur. N'est-ce pas depuis que je lui ai défendu de venir au château que vous êtes tous trois comme des âmes en peine?

—Ou des ânes en plaine, comme le disait une dame de votre connaissance, interrompit le comte en riant.

LA COMTESSE

Laissez-moi parler; vos interruptions ne m'empêcheront pas de dire que Blaise est un sot, qu'il vous a rendus tous aussi sots que lui, et que je vois très bien que vous prenez aujourd'hui des airs de martyrs, parce que ce petit bonhomme a été se plaindre à vous de la défense que je lui ai faite de voir mes enfants, défense que je maintiendrai et que je saurai faire respecter.

—Vous n'y aurez pas grand'peine, Julie, répondit le comte avec calme, car Hélène et Jules sont très décidés...

—A me désobéir sous votre protection? interrompit la comtesse avec vivacité.

—A vous obéir, répondit le comte avec froideur, et à aider Blaise, par leur obéissance, à exécuter vos ordres, qu'il respecte, et dont il m'a donné connaissance, comme c'était son devoir de le faire. Il n'a porté aucune plainte contre vous; il a pleuré parce qu'il souffrait, mais sans aucun sentiment amer contre vous, qui causiez sa souffrance.»

La comtesse se troubla et rougit; elle passa dans la salle à manger. Le dîner fut silencieux; la comtesse chercha plusieurs fois à engager la conversation; elle fut aimable et prévenante, contrairement à son habitude, cherchant à égayer Hélène et Jules, et à dérider son mari.

«Vous avez repris votre air terrible, mon ami, dit-elle à son mari en rentrant au salon; vous l'aviez perdu à mon retour; j'espère que vous ne le garderez pas; vous me faites peur, ce soir.

—Hélène et Jules ne me craignent plus, répondit le comte en serrant ses enfants dans ses bras; ils savent que tout est changé en moi, et que mon air sévère que je regrette et que je me reproche, n'est plus que le symptôme extérieur d'une tristesse que je ne puis vaincre. Vous me comprendrez un jour, je l'espère, ma chère Julie, et vous serez alors, comme moi, triste du passé et heureuse du présent.»

La comtesse répondit légèrement au serrement de main du comte; elle rougit encore, réfléchit quelques instants, et, se tournant vers Jules, elle lui dit avec effort:

«Jules... je suis fâchée du chagrin que je te cause; si j'avais de Blaise l'opinion qu'en a ton père, je n'aurais jamais défendu son intimité avec toi... quoiqu'il ne soit que le fils d'un portier ajouta-t-elle par réflexion; mais... c'est pour toi, pour Hélène... que je crains..., que je crois..., que je veux éviter...»

La comtesse s'arrêta, ne sachant comment achever et craignant d'en avoir trop dit; son mari l'encourageait par un affectueux sourire; ses enfants la regardaient avec des visages pleins d'espérance.

«Je maintiens ma défense, dit-elle avec plus de décision, jusqu'à ce que j'aie éprouvé l'obéissance de Blaise.»

Les visages perdirent leur expression joyeuse; la comtesse resta troublée et gênée; Hélène prit son ouvrage, Jules son crayon, le comte son journal, et la comtesse son livre, qu'elle lisait des yeux et sans savoir ce qu'elle avait lu; sa pensée était toute au bon mouvement qu'elle avait repoussé et au regret de ne pas l'avoir écouté.




XIX

L'ENTORSE

Le lendemain et les jours suivants, le comte alla très exactement passer une heure avec Blaise, qu'il emmenait promener dans les champs; il lui rendait compte de tout ce qui pouvait l'intéresser, mais il ne nommait jamais la comtesse dans ses entretiens.

Un jour, Blaise, ayant mis le pied à faux sur une pierre, tomba et ressentit une violente douleur à la cheville. Il se releva difficilement avec l'aide du comte, et retourna à grand'peine chez lui, soutenu et presque porté par le comte. Mme Anfry s'empressa de lui enlever son soulier et son bas, qu'elle fut obligée de couper pour le retirer, tant le pied était enflé.

«Qu'allez-vous faire pour le soulager, madame Anfry, en attendant mon médecin? demanda le comte avec anxiété.

—Je ne suis pas embarrassée du traitement, monsieur le comte, et je ne veux pas de votre médecin. Dans trois jours il n'y paraîtra pas.

LE COMTE

Quel remède allez-vous donc employer? Prenez garde d'augmenter son mal en voulant le guérir sans médecin.

MADAME ANFRY

Pas de danger, Monsieur le comte; je vais lui faire le remède Valdajou; c'est bien simple et bien connu pour les entorses.

LE COMTE

Avez-vous ce qu'il vous faut? Je vous enverrai ce dont vous aurez besoin.

MADAME ANFRY

Merci, Monsieur le comte; j'ai sous la main tout ce qui m'est nécessaire. Je prends du son, que je mets dans une casserole, j'y verse, pour en faire un cataplasme, de..., de..., un liquide que je n'ose nommer monsieur le comte; je mets au feu, et quand c'est chaud, j'y fais fondre une chandelle en la tenant par la mèche; voilà tout.

—C'est facile, en effet, répondit le comte en riant. Dieu veuille que mon pauvre Blaise s'en trouve soulagé, car il souffre beaucoup!

BLAISE

Moins depuis que je suis couché, Monsieur le comte; ce ne sera rien; ne vous en tourmentez pas.

LE COMTE

Je reviendrai savoir de tes nouvelles, mon ami, et je vais faire part de ton accident à Hélène et à Jules, qui en seront bien fâchés.

BLAISE

Merci, mon bon Monsieur le comte; je ne leur fais rien dire, mais vous savez que je pense bien souvent à eux. Jamais l'obéissance ne m'a été si pénible, ajouta-t-il avec un soupir.

LE COMTE

Elle n'en est que plus méritoire, mon ami; tu en auras certainement la récompense.»

Le comte partit, après lui avoir serré la main. Quand il se fut éloigné, Blaise appela sa mère.

«Maman, je souffre cruellement; devant M. le comte, j'ai cherché à dissimuler ma souffrance pour ne pas l'inquiéter; mais je crains d'avoir plus qu'une entorse: il me semble que j'ai le pied démis.

MADAME ANFRY

Démis! Seigneur Dieu! Je vais vite appeler ton père pour qu'il aille chercher le médecin: Pourquoi ne l'as-tu pas dit à M. le comte? Il aurait envoyé un cabriolet pour chercher le médecin; nous l'aurions déjà.

BLAISE

Je n'ai pas voulu l'effrayer; il est bon et il m'aime bien; il se serait tourmenté, et il aurait attristé M. Jules et Mlle Hélène.

MADAME ANFRY

Tu penses toujours aux autres et jamais à toi; c'est trop, mon Blaisot, trop, cela. Anfry, Anfry, continua-t-elle en allant dans le jardin, va vite chercher le médecin pour notre garçon; il croit avoir le pied démis; il n'a pas voulu le dire à M. le comte, pour ne pas le chagriner, et il souffre l'impossible.»

Anfry jeta sa bêche, courut à Blaise, examina son pied et sortit précipitamment pour aller chez le médecin. Il le trouva heureusement chez lui et l'emmena voir son fils.

Quand M. Taillefort vit le pied de Blaise, il reconnut, malgré l'enflure, qu'il y avait, en effet, plus qu'une entorse; le pied était démis; il fallait le remettre.

«L'opération sera très douloureuse, mon pauvre garçon, dit-il à Blaise, mais ce sera vite fait; prenez courage et laissez-moi faire: ce ne sera pas long.

—Le courage ne me manquera pas avec l'aide du bon Dieu, monsieur; vous pouvez commencer quand vous voudrez.»

Blaise fit un grand signe de croix et attendit en fermant les yeux.

Anfry était pâle comme un mort; il eut à peine la force d'exécuter l'ordre du médecin, de tenir fortement la jambe de Blaise pendant qu'on tirait le pied pour le mettre en place.

Blaise ne poussa pas un cri; un gémissement lui échappa au moment de la plus vive douleur.

«C'est fait, dit M. Taillefort; le pied est bien remis. Vous avez eu un fier courage, mon ami, ajouta-t-il en enveloppant la cheville d'un cataplasme. Il n'y en a pas beaucoup qui supportent une pareille opération sans crier, et vous pouvez vous... Ah! mon Dieu! il s'est évanoui! Monsieur Anfry, du vinaigre, s'il vous plaît, pour bassiner les tempes et le front.»

Anfry voulut aller au buffet, mais la force lui manqua; il retomba sur une chaise; l'émotion avait été trop vive.

«Tiens! vous ne valez guère mieux que votre garçon, reprit M. Taillefort. Où trouverai-je du vinaigre? Je vous en arroserai en passant.»

Anfry montra du doigt le buffet. M. Taillefort l'ouvrit et en tira une bouteille.

«Où est donc Mme Anfry? Serait-elle aussi par terre dans quelque coin? J'ai besoin d'une serviette pour envelopper le pied.

—Me voici, Monsieur, répondit Mme Anfry, qui s'était réfugiée dans un cabinet pour ne pas être témoin des souffrances de son fils. Elle en sortit pâle et le visage baigné de larmes.

—Une serviette, s'il vous plaît, ou un mouchoir pour maintenir le cataplasme; pendant que je banderai le pied, vous lui bassinerez le front et les tempes avec du vinaigre.»

Mme Anfry donna la serviette que demandait M. Taillefort, et frotta de vinaigre le visage décoloré de Blaise. Il ne tarda pas à reprendre connaissance. Il poussa un soupir, ouvrit les yeux et regarda autour de lui pour rappeler ses souvenirs.

«Là! c'est fait et parfait, dit le médecin; du repos, du calme, peu de nourriture, et ce sera l'affaire de huit jours.

—Huit jours! s'écria Blaise effrayé. Huit jours sans marcher! Et ma retraite de première communion qui commence dans huit jours!

—Eh bien! eh bien! ce qui commence n'est pas fini. Dans huit jours vous pourrez essayer de vous traîner jusqu'à l'église. Et dans quinze jours vous marcherez comme un autre. Du calme, du calme, mon garçon: sans quoi la fièvre s'en mêlera.»

Et M. Taillefort salua et s'en alla.

Le pauvre Blaise était retombé sur son oreiller et répétait tout pas: «Mon Dieu! que votre volonté soit faite et non la mienne!» Cinq minutes après, il avait repris son calme et sa gaieté.

«Ne vous affligez pas, maman, dit-il à sa mère qui pleurait; je souffre bien moins qu'avant l'opération; et, comme dit M. Taillefort, dans huit jours je serai sur pied.

—Dans huit jours! Je dis que tu seras sur pied dans quatre jours, n'en déplaise à ce monsieur; je vais t'enlever cette saleté de cataplasme qu'il t'as mis là, et je le remplacerai par le cataplasme Valdajou. Ce ne sera pas le premier pied qu'il aura guéri, je t'en réponds.

—Es-tu sur que ce ne sera pas mauvais pour ce qu'il a? dit Anfry avec inquiétude.

—Mauvais, le cataplasme Valdajou? On voit bien que tu ne le connais pas, mon ami; tu y auras plus de confiance quand il aura guéri notre garçon.»

Et Mme Anfry se mit en devoir de préparer le cataplasme de son, de chandelle et... Nous laissons deviner ce que Mme Anfry n'a pas voulu nommer.

Blaise s'endormit dès que sa mère lui eut appliqué son remède Valdajou, et il dormit si bien qu'il n'entendit pas le comte qui vint après le dîner savoir des nouvelles du malade.

«Ah! il dort! dit-il à mi-voix en jetant un regard sur le lit où dormait Blaise. Tant mieux! il ne sent pas son mal en dormant... Pauvre enfant! ajouta-t-il après l'avoir regardé attentivement; comme il est pâle!

MADAME ANFRY

Il y a de quoi, Monsieur le comte. Quand vous avez été parti, il nous a avoué qu'il souffrait horriblement, et il a demandé le médecin pour lui remettre le pied.

LE COMTE, avec inquiétude

Un médecin! Lui remettre le pied! Mais il avait refusé le médecin, et il m'avait dit qu'il souffrait moins.

MADAME ANFRY

C'est pour ne pas vous tourmenter, Monsieur le comte, qu'il vous a caché sa souffrance. Son pied était bien réellement démis. M. Taillefort le lui a remis. Notre pauvre garçon n'a pas même sourcillé pendant l'opération; seulement il a perdu connaissance après. C'est pourquoi il est si pâle.

LE COMTE, d'une voix émue

Pauvre Blaise! Quel oubli de lui-même, et quel courage! Il le puise dans sa grande confiance et dans sa parfaite soumission à toutes les volontés du bon Dieu... Quel bel exemple nous donne cet enfant!»

Le comte resta quelques minutes silencieux près du lit de Blaise. Avant de le quitter, il effleura de ses lèvres son front pâle, bénit l'enfant dans son sommeil, et recommanda à Anfry de lui faire savoir, au réveil de Blaise, comment il se trouvait.




XX

L'EPREUVE

Le comte entra au salon, où il trouva la comtesse et les enfants; il leur raconta l'accident du pauvre Blaise, ses souffrances et son courage pour dissimuler son mal et pour subir l'opération. Hélène et Jules se désolaient et ne pouvaient s'empêcher d'exprimer le vif désir de le soigner et de le distraire pendant sa réclusion, et leur amer chagrin de ne pouvoir satisfaire à ce voeu de leur coeur.

La comtesse n'avait rien dit; la tête baissée sur son ouvrage, elle avait semblé impassible au récit de son mari et aux lamentations de ses enfants.

«Hélène, dit-elle en relevant la tête, prends du papier, une plume et de l'encre pour écrire une lettre sous ma dictée.»

Quoique Hélène ne fût guère en train de faire la correspondance de sa mère, elle obéit sans hésiter.

HÉLÈNE

Je suis prête, maman.

LA COMTESSE, dictant

«Mon cher Blaise...»

Hélène relève la tête vivement, Jules saute de dessus sa chaise, le comte regarde sa femme avec surprise.

LA COMTESSE

As-tu écrit: «Mon cher Blaise»?

HÉLÈNE

Non, maman; j'ai été surprise...

LA COMTESSE, avec calme

Ecris et n'interromps pas, si tu peux.

«Mon cher Blaise, papa nous a raconté ton accident et ton courage; Jules et moi, nous sommes si tristes de te savoir souffrant, que nous ne résistons plus au désir de te voir...»

Hélène quitte encore sa plume et regarde sa mère d'un air ébahi; Jules reste debout, l'oeil fixe, l'oreille tendue; le comte, extrêmement surpris et non moins intrigué, ne quitte pas sa femme des yeux.

LA COMTESSE

Continue, Hélène: «... que nous ne résistons plus au désir de te voir, et que demain...

Deux cris de joie s'échappent des lèvres de Jules et d'Hélène; le comte se lève.

LA COMTESSE, toujours avec calme

«...que demain nous irons chez toi avant neuf heures, pour que maman ne le sache pas. Si tu veux, nous pourrons y retourner tous les jours, matin et soir, en mettant papa dans notre confidence. Nous t'embrassons bien tendrement, mon bon Blaise; nous t'apporterons demain des livres, des couleurs, des images à peindre, et tout ce qui pourra t'amuser.»

La plume tomba des mains d'Hélène stupéfaite; le comte s'approcha de la comtesse, lui prit la main et lui dit avec émotion:

«Julie, votre intention est bonne, je n'en doute pas, je vous en remercie; mais vous proposez aux enfants une action déloyale, et vous leur faites jouer près du pauvre Blaise le rôle du démon tentateur.

LA COMTESSE

Je le sais bien, mon ami; aussi n'est-ce pas sérieux. Je compte bien que les enfants ne feront pas la visite dont je parle.

LE COMTE, d'un air de reproche

Alors pourquoi leur donner, ainsi qu'à Blaise, le crève-coeur de la proposer? C'est un jeu cruel, Julie.

LA COMTESSE

Ce n'est pas un jeu, c'est une épreuve. Je veux voir si Blaise est réellement ce que vous pensez: s'il a le courage de refuser la visite des enfants, je serai bien ébranlée dans mon opinion; s'il accepte, j'aurai eu raison.

LE COMTE

Non, ce ne serait qu'une faiblesse bien naturelle dans un enfant aimant et affaibli par la souffrance. Mais je connais assez ce loyal et noble caractère pour espérer qu'il sortira victorieux du piège que vous lui tendez.

LA COMTESSE

Nous verrons bien. Signe la lettre, Hélène.

HÉLÈNE

Oh! maman! de grâce. ce pauvre Blaise! il nous aime tant! s'il allait dire oui.

JULES

Il dira non, j'en suis certain: je l'ai vu dans bien des épreuves que lui amenait ma méchanceté, il a toujours agi noblement et bien.

LA COMTESSE

Alors signe, Hélène... Signe donc, répéta-t-elle d'un ton d'impatience, voyant l'hésitation d'Hélène. Demain matin, de bonne heure, je lui ferai parvenir cette lettre, et je vous prie instamment, dit-elle en s'adressant à son mari, de ne pas contrarier mon épreuve, qui est dans l'intérêt de Blaise; puisque vous êtes tous si sûrs de lui.

—Faites, dit le comte avec froideur et tristesse; mais je répète que votre jeu est cruel, et que le moment est mal choisi pour tourmenter ce pauvre enfant.»

La comtesse prit la lettre des mains d'Hélène, la cacheta et ordonna à sa fille de la remettre à un domestique, avec recommandation de la porter à Blaise le lendemain de bonne heure.

Hélène exécuta l'ordre de sa mère et reprit tristement son ouvrage; Jules dessina sans dire mot; le comte resta pensif et silencieux. Ne voyant pas venir Anfry, il envoya savoir des nouvelles de Blaise; on lui dit qu'Anfry avait toujours attendu le réveil de son fils, qui dormait encore paisiblement.

La soirée était avancée; peu de temps après le comte avertit les enfants que l'heure du repos était arrivée; il se retira avec eux, laissant sa femme à ses réflexions.

Le lendemain, de bonne heure, comme le comte achevait sa toilette et se disposait à aller savoir des nouvelles du pauvre Blaise, un domestique lui remit un paquet; il l'ouvrit et vit qu'il contenait la lettre que la comtesse avait fait écrire la veille par Hélène; une autre feuille était de l'écriture de Blaise; il lut ce qui suit:

«Cher Monsieur le comte,

«Je reçois à l'instant la lettre que je me permets de vous envoyer ci-joint; je suis reconnaissant de l'amitié que me témoignent Mlle Hélène et M. Jules, mais je vous supplie instamment, mon cher, bien cher Monsieur le comte, d'empêcher la visite qu'ils veulent me faire en cachette de Mme la comtesse. Je ne peux pas les fuir, puisque je suis retenu dans mon lit par l'accident que le bon Dieu m'a envoyé. Et comment aurais-je la force de ne pas leur parler, de ne pas les remercier d'une affection dont je suis si profondément touché, et que je partage si vivement? Comment ferais-je pour ne pas manquer à ma parole, pour ne pas enfreindre la défense de Mme la comtesse? Mon bon Monsieur le comte, venez à mon secours; en cela comme en tout, soyez mon guide, mon protecteur, mon bon maître. Ne les laissez pas croire à de l'ingratitude de ma part; non, non, mon coeur est plein de tendresse et de reconnaissance pour eux, pour vous; mais voyez, cher Monsieur le comte, puis-je honnêtement, loyalement recevoir leur visite, connaissant la défense de Mme la comtesse? C'est pour moi une grande tristesse, un terrible effort de les repousser quand ils me demandent; j'en suis malheureux, et mes larmes, que je ne puis retenir, coulent sur mon papier. Cher Monsieur le comte, venez me donner du courage, venez me tendre votre main chérie pour que je la couvre de baisers et que je la serre contre mon coeur, ce coeur qui bat pour vous et les vôtres d'un amour si profond, si dévoué et si respectueux.

«Votre tout dévoué et très humble serviteur,

«BLAISE ANFRY.»

«P.-S.—Je n'ai parlé de la lettre ni à papa ni à maman, parce qu'ils pourraient désapprouver Mlle Hélène de l'avoir écrite, et j'aurais du chagrin de l'entendre blâmer.»

Le coeur du comte battit avec violence à la lecture de cette lettre; l'admiration, la tendresse se mêlaient à l'irritation que lui causait l'épreuve cruelle que la comtesse avait infligée au pauvre Blaise: les larmes de cet enfant lui retombaient sur le coeur, il souffrait pour lui et avec lui. Quoiqu'il fût pressé d'aller le consoler et le rassurer, il voulut, avant de sortir, faire lire à Hélène et à Jules la noble et belle réponse de leur ami.

«J'en étais sûr! s'écria Jules triomphant. Ne doutez jamais de Blaise, papa, et ne craignez pour lui aucune épreuve; il en sortira toujours avec honneur et gloire.

—Excellent Blaise, dit Hélène, quel chagrin de ne pas le voir!

—Espérons que votre maman finira par être touchée de tant de vertu et de qualités attachantes, dit le comte. Qui sait quel effet pourra produire la première communion de Jules!»

En sortant de chez ses enfants, le comte alla chez sa femme.

«Tenez, dit-il en lui tendant la lettre de Blaise, voyez quels sont les sentiments de cet admirable enfant.»

La comtesse prit la lettre, la lut, puis la relut: le comte l'examinait pendant cette lecture et vit avec bonheur une émotion sensible animer le visage de la comtesse, puis une larme couler le long de sa joue et venir se mêler aux traces des larmes du pauvre Blaise.

Le comte se pencha vers elle et posa ses lèvres sur l'oeil qui avait laissé échapper cette larme.

«Pauvre garçon! dit la comtesse en se laissant aller à son émotion; pauvre garçon! Comme j'ai été injuste envers lui!

LE COMTE

Vous avez fait comme moi, ma chère Julie; nous avons tous été méchants pour lui à l'exception d'Hélène, qui a toujours pris sa défense et qui a su démêler la vérité au milieu de toutes les calomnies qui l'ont déchiré. A notre tour, maintenant, de réparer le mal que vous avez fait.

LA COMTESSE

Comment faire, mon ami? Comment revenir sur ce que j'ai tant dit et redit?

LE COMTE

Il est toujours facile de reconnaître un tort ou une erreur, Julie. Il n'y a de difficile que le premier moment.

LA COMTESSE

Laissez-moi quelques jours encore, mon ami; donnez-moi le temps de réfléchir, de me décider.

LE COMTE

Prenez tout le temps que vous voudrez, chère amie, mais n'oubliez pas que vous avez planté des épines dans le coeur de Blaise et dans ceux de vos enfants, et que vous seule pouvez arracher et guérir les plaies que vous avez faites.

LA COMTESSE

C'est vrai, c'est vrai. Que faire, mon Dieu, que faire?

LE COMTE

Priez, ma bonne Julie, priez ce Dieu de miséricorde que vous venez d'invoquer involontairement, de vous bien inspirer, de vous diriger dans votre retour de justice; il ne vous fera pas défaut.

—C'est que..., c'est que... je ne sais pas prier, s'écria la comtesse en se jetant au cou de son mari.

LE COMTE

Pauvre Julie! c'est tout comme moi, mon amie; moi aussi je ne savais pas prier quand Jules a été si malade; Blaise a été mon maître; par lui j'ai tout vu, tout compris; par lui j'ai appris ce qu'est le vrai bonheur en ce monde, la douceur qu'on peut tirer des peines, la consolation que donne la prière. Julie, chère Julie, je serai à mon tour votre maître, si vous le voulez.

LA COMTESSE

Oui, oui, mon maître, et toujours mon ami. Je sens mon coeur tout changé, amolli; je commence à comprendre et à aimer votre changement, celui de Jules, à respecter les vertus d'Hélène, et à admirer celles du pauvre Blaise. Comment va-t-il aujourd'hui? L'avez-vous vu?

LE COMTE

J'y allais quand j'ai reçu sa lettre, que je tenais à vous faire lire.

LA COMTESSE

Merci, mon ami, merci. Dites à ce pauvre garçon que je...; non, non, ne dites rien; je lui dirai moi-même; mais pas encore, pas encore... Je veux seulement lui envoyer les enfants; prévenez-le que, vu son accident, je lève la défense et que je lui laisse voir mes enfants. Envoyez-les-moi, mon ami; ne leur dites rien; permettez que je le leur dise moi-même.»

Le comte ne répondit qu'en serrant sa femme contre son coeur et en l'embrassant à plusieurs reprises avec tendresse; il alla sans perdre de temps chercher les enfants, qui causaient de leur chagrin de ne pas voir leur cher Blaise.

—Votre maman vous demande, mes amis; allez vite, vite, mes chers enfants.

JULES

Comme vous avez l'air heureux, papa! y a-t-il quelque chose de nouveau, de bon?

LE COMTE

Vous verrez. Allez dire bonjour à votre maman.

HÉLÈNE

Oh! papa, nous avons le temps; maman n'aime pas que nous entrions chez elle trop tôt.

LE COMTE, riant

Sont-ils entêtés, ces nigauds-là! Puisque je vous dis d'y aller vite, vite; c'est que...

JULES

C'est que quoi, papa?

—C'est que..., c'est que je vous aime de tout mon coeur, et que je bénis le bon Dieu du fond de mon coeur, et que nous devons tous remercier le bon Dieu de tout notre coeur!» s'écria le comte en serrant ses enfants dans ses bras et les embrassant avec un redoublement de tendresse.

Le comte s'échappa en riant et laissa les enfants surpris de cette explosion si joyeuse, qui ne lui était plus habituelle depuis le retour de la comtesse.

«Allons chez maman, dit Hélène; peut-être nous expliquera-t-elle l'air radieux de papa.

JULES

N'y restons pas trop longtemps; je ne sais jamais de quoi parler devant maman: j'ai toujours peur d'être grondé.

HÉLÈNE

C'est qu'elle ne pense pas comme nous et comme papa. Si elle pouvait se trouver changée comme papa et toi, nous serions si heureux!

JULES

Oui, mais il faudrait pour cela qu'elle vît souvent Blaise, qu'elle écoutât Blaise, qu'elle aimât Blaise! Malheureusement elle le déteste.»

Tout en causant, ils étaient arrivés à la porte de leur maman. A leur grande surprise, au lieu de les attendre, elle alla au-devant d'eux et les embrassa à plusieurs reprises avec vivacité.

«Hélène et Jules, mes chers enfants, leur dit-elle d'une voie émue, votre papa m'a fait lire la lettre du pauvre Blaise...»

A cette épithète de pauvre Blaise, Hélène et Jules écoutèrent avec anxiété.

LA COMTESSE, continuant

J'en ai été très touchée; j'ai reconnu que j'avais eu de lui une fausse opinion, et non seulement je vous permets, mais je vous engage à aller le voir...

—Voir Blaise! Aller chez Blaise! s'écrièrent les enfants avec transport.

—Oui, mes enfants: voir Blaise, allez chez lui..., le plus que vous pourrez. Vous lui direz que c'est moi qui vous envoie; vous lui expliquerez que c'est sa réponse à la lettre que j'ai fait écrire par Hélène qui a amené ce changement, et que je verrai avec plaisir votre intimité avec lui.

—Merci, merci, maman! s'écrièrent encore Hélène et Jules en se jetant à son cou et en l'embrassant avec effusion. Merci du bonheur que vous nous donnez à nous et à notre pauvre Blaise!

—Pauvres enfants! vous me faisiez pitié depuis quelque temps déjà. Plusieurs, fois j'ai été sur le point de lever ma défense, mais je n'étais pas encore bien convaincue, et je voulais attendre. Allez, courez, pauvres enfants; allez porter la joie dans le coeur de votre cher malade.»

Les enfants embrassèrent encore la comtesse et coururent chez Anfry. Jules entra le premier, se précipita dans la chambre en criant:

«Blaise, mon cher Blaise, nous voici, Hélène et moi.»

Le comte était près du lit de Blaise, auquel il n'avait encore rien dit, lui trouvant un peu de fièvre, et craignant qu'une émotion nouvelle ne redoublât son agitation. Aux premiers mots de Jules, Blaise saisit les mains du comte, et d'un accent de détresse, il lui dit:

«Monsieur le comte, cher Monsieur le comte, secourez-moi, sauvez-moi!

LE COMTE

Rassure-toi, mon enfant: c'est ma femme qui, après la lecture de ta lettre, t'envoie elle-même ses enfants.

BLAISE

Est-il possible!... Quel bonheur!... Mon Dieu, quel bonheur!... Mon Dieu, je vous remercie!»

Hélène avait rejoint Jules, qui ne se lassait pas d'embrasser Blaise; tous deux lui racontèrent, lui expliquèrent le changement survenu dans le sentiment de la comtesse. Blaise était aussi heureux que le comte et ses enfants. Le bonheur l'empêchait de sentir la douleur de son pied et l'agitation de la fièvre. Le comte dut user d'autorité pour emmener Hélène et Jules; il craignit que la fièvre n'augmentât par l'émotion que lui donnait la présence de ses amis; il promit à Blaise de les ramener dans l'après-midi, et lui recommanda, en le quittant, de rester bien tranquille. En effet, Blaise, radieux, n'oublia pas de remercier longuement le bon Dieu du bonheur qu'il lui envoyait, et, tout en priant, il s'endormit. Son sommeil dura deux heures; à son réveil, la fièvre avait disparu; le cataplasme Valdajou avait enlevé presque entièrement la douleur de son pied: il se livra donc sans réserve à la joie qui inondait son coeur.

Peu de temps après son réveil, un domestique vint apporter à Blaise la lettre suivante, en demandant la réponse:

«Ton dernier ennemi est vaincu, mon cher Blaise: la noblesse de tes procédés, la vertu que tu as déployée dans les événements récents, que j'ai provoqués et que je regrette, ont entièrement changé l'opinion que je m'étais formée de toi. Au lieu de te qualifier d'intrigant, de méchant, de voleur et de menteur, je te vois tel que tu es, pieux, bon, patient, généreux, désintéressé et dévoué. Tu as déjà reçu les excuses de mon mari et de mon fils; reçois encore les miennes, et pardonne-moi la peine que je t'ai causée et que je me reproche vivement. Ecris-moi si ma visite te ferait plaisir; je serais peinée d'ajouter une contrariété à toutes celles que je t'ai causées. Je t'embrasse, mon pauvre enfant, et je te bénis des soins que tu as donnés à Jules pendant sa maladie, soins que j'ai eu l'aveuglement de croire intéressés. Prie Dieu pour moi afin qu'il me rende semblable à mon mari, à mes enfants et à toi-même.

«Comtesse DE TRÉNILLY.»

Blaise, attendri du contenu de cette lettre, qui avait dû beaucoup coûter à l'orgueil de la comtesse, porta ses lèvres sur la signature, demanda à son père une plume et du papier, et fit la réponse suivante:

«Madame la comtesse,

«Votre bonté m'a comblé de joie; tous mes voeux sont accomplis. Je souffrais de la mauvaise opinion que j'avais probablement provoquée sans le vouloir et sans le savoir; je suis heureux, bien heureux des bonnes, excellentes paroles que vous voulez bien m'adresser. Si vous daignez m'honorer d'une visite, j'en serai aussi reconnaissant que joyeux; je vous unis déjà dans mon coeur à mon cher M. le comte. à Mlle Hélène et à M. Jules. Je vous remercie, Madame la comtesse, d'avoir bien voulu donner à vos enfants la permission de venir me voir; la joie que j'en ai ressentie a fait passer ma fièvre et m'empêche de sentir le mal de mon pied. C'est le premier effet de votre bonté, Madame la comtesse.

«Veuillez croire à la sincère reconnaissance et au profond respect de votre très humble et obéissant serviteur,

«BLAISE ANFRY.»

Le domestique prit la lettre de Blaise et s'empressa de la porter à la comtesse, qui était dans le salon avec son mari et ses enfants, tous attendant avec impatience la réponse, qu'ils n'avaient pas de peine à deviner.

JULES

Nous irons le voir tout de suite, n'est-ce pas, maman?

—Oui, s'il accepte ma visite, mon cher enfant; mais il est possible qu'il me demande d'attendre son rétablissement.

HÉLÈNE

Et pourquoi, maman? Pourquoi reculerait-il la joie que vous voulez lui procurer?

LA COMTESSE

La joie! la joie! tu oublies donc, ma bonne Hélène, le chagrin que je lui ai fait, et tous mes dédains, et les humiliations que je lui ai fait subir.

LE COMTE

Il a tout pardonné, tout oublié, j'en suis certain.

«C'est une si belle nature, si généreuse, si sincèrement chrétienne!

JULES

Voici la réponse, maman, voici Joseph qui l'apporte.»

La comtesse alla au-devant du domestique qui entrait et, prenant la lettre, l'ouvrit précipitamment. Après l'avoir lue, elle la présenta à son mari.

«Généreux enfant! dit-elle; si simple dans sa grandeur, si modeste, si humble dans son triomphe. Il semble qu'il reçoive un bienfait, et que la reconnaissance doive venir de lui.

—Belle et noble âme, en vérité, dit le comte en passant la lettre aux enfants. Toujours le même, jamais de rancune; le coeur toujours plein de charité et de tendresse... Quel beau modèle à suivre!

—Partons bien vite, dit la comtesse en mettant son chapeau: j'ai hâte d'embrasser ce pauvre garçon et de lui entendre dire qu'il ne m'en veut pas.»

Le comte donna le bras à sa femme, après l'avoir tendrement embrassée, et tous se dirigèrent vers la demeure de Blaise, où ils ne tardèrent pas à arriver.

«Nous voici au grand complet, mon cher enfant», dit le comte d'un air joyeux en entrant.

Blaise se retourna vivement, son visage devint radieux, et il rougit en voyant la comtesse s'approcher de lui et l'embrasser à plusieurs reprises.

«Je viens te faire mes excuses de vive voix, pauvre enfant calomnié et outragé; je n'avais pas assez de vertu pour comprendre la tienne, ni assez de sagesse pour deviner le mobile de tes actions.

—Oh! Madame la comtesse! de grâce! ne dites pas cela! Non, non, je vous en prie, ne le répétez pas, dit Blaise, voyant que la comtesse s'apprêtait à parler. Je pourrais avoir le malheur de prendre au sérieux ce que vous dictent votre trop grande indulgence et votre bonté. Et que deviendrait ma première communion sans esprit d'humilité? Je vous remercie mille fois, Madame la comtesse, vous êtes bonne! vous m'avez rendu si heureux!

LA COMTESSE

Je voudrais bien, mon pauvre enfant, n'avoir jamais que du bonheur à te donner. Comme je te l'ai écrit, prie Dieu pour que mes yeux s'ouvrent tout à fait à ce qui est bon et chrétien.

—Tu as meilleure mine que ce matin, mon ami, dit le comte d'un air affectueux; c'est le bonheur qui te fait oublier tes maux.

—Je ne souffre plus, cher Monsieur le comte; je n'ai plus rien à oublier. Mme la comtesse vient de fermer ma dernière plaie.

—Et j'espère ne pas la rouvrir, mon enfant, dit la comtesse en souriant.

—Dis-nous donc quelque chose, s'écria Jules en saisissant la tête de Blaise et la tournant de son côté; tu n'en as que pour papa et pour maman, et nous sommes là comme les dindons égarés qui cherchent un regard, un sourire, et qui ne les trouvent pas.

—Pardon, Monsieur Jules; pardon, Mademoiselle Hélène; j'étais occupé avec M. le comte et Mme la comtesse, dit Blaise en souriant; vous savez que le général passe avant les officiers.

HÉLÈNE, riant

Et où sont les soldats?

BLAISE

C'est moi qui suis le soldat, prêt à exécuter vos commandements.

LE COMTE

Nous sommes tous les soldats du bon Dieu et notre drapeau est la croix.

BLAISE

Glorieux drapeau qu'il ne faut jamais déserter et qui a bien ses douceurs, n'est-ce pas, Mademoiselle Hélène?»

Hélène ne répondit que par un signe de tête et un sourire; elle ne voulut pas dire devant sa mère qu'elle avait souffert de sa froideur, de sa sévérité passée; mais la comtesse la devina, et, l'attirant à elle, l'embrassa et lui dit:

«Je tâcherai à l'avenir de t'épargner les croix, ma pauvre enfant. Mais à quand la première communion? M. le curé a-t-il fixé le jour?

JULES

Ce sera de dimanche en huit, maman; il est temps de s'occuper des habits que papa a promis à Blaise.

LE COMTE

Ils sont déjà commandés d'après les indications de Blaise; les tiens aussi, Jules.

JULES

Qu'est-ce que tu as demandé pour toi, Blaise?

BLAISE

Des choses superbes, pour faire honneur à M. le comte: une redingote en bon drap noir, un pantalon et un gilet blancs; des souliers bien solides et une cravate blanche.

JULES

Pourquoi pas un habit au lieu d'une redingote?

BLAISE

Parce qu'une redingote est plus utile, et qu'un habit me mettrait au-dessus des gens de ma classe, monsieur Jules.

HÉLÈNE

Quel livre as-tu pour la retraite et pour le jour de la première communion?

BLAISE

Je n'en ai pas; j'ai un chapelet que m'a donné M. le curé, et qui est béni par le pape, m'a-t-il dit.

HÉLÈNE

Maman, permettez-moi de lui donner une Imitation de Notre-Seigneur. C'est un si beau et si bon livre!

LA COMTESSE

Donne-lui tout ce que tu voudras, ma fille; je serai ton trésorier; tu puiseras dans ma caisse.

LE COMTE

Nous lui formerons une bonne et pieuse bibliothèque, qui lui fera passer le temps dans les longues soirées d'hiver.

BLAISE

Que vous êtes bon, Monsieur le comte! C'est tout ce que je désirais. J'aime tant à lire! M. le curé me prête quelques livres, mais il n'en a guère qui soient à ma portée.

LE COMTE

Pourquoi ne le disais-tu pas? Tu sais que je me serais fait un vrai plaisir de satisfaire ce goût si sage et si utile.

BLAISE

Vous avez déjà été si bon pour moi, mon cher Monsieur le comte, que j'aurais craint d'abuser de votre trop grande indulgence à mes désirs.

LE COMTE

Tu auras tes livres pour ta première communion, mon pauvre garçon. Je suis content d'avoir si bien trouvé.»

Le comte et la comtesse restèrent quelque temps encore près de Blaise; ils se retirèrent en lui promettant de revenir le lendemain. Hélène et Jules obtinrent sans peine de rester près de leur cher malade. Hélène lui proposa de faire une lecture intéressante, ce qu'il accepta avec reconnaissance.

Quand il resta seul, il remercia le bon Dieu du fond de son coeur du bonheur qu'il lui avait envoyé dans cette journée. Il causa longuement avec son père et sa mère, dîna avec appétit et passa une nuit tranquille. Le lendemain, ne sentant plus aucune douleur à son pied, il demanda à se lever; sa mère enleva le cataplasme et vit avec plaisir que l'enflure était disparue; elle lui banda le pied avant de le lui laisser poser à terre. Quand Blaise fut levé, il essaya de s'appuyer sur le pied malade, la douleur fut si légère, qu'il voulut faire quelques pas, appuyé sur le bras de son père. Cet essai lui ayant réussi, il demanda à rester levé; et à partir de ce jour la guérison marcha rapidement. Quand le jour de la retraite arriva, il put aller à l'église avec les autres enfants de la première communion, et la suivre jusqu'à la fin.

Pendant la retraite, Jules le quittait seulement pour prendre ses repas. Aidés du comte et d'Hélène, ils avaient arrangé dans la chambre de Jules une petite chapelle ornée d'images, de flambeaux, d'un crucifix, d'une statue de la sainte Vierge. Trois fois par jour ils faisaient devant cet autel une lecture pieuse et des prières qu'improvisait Blaise et qui touchaient profondément le coeur du comte et d'Hélène, qui avaient demandé d'y assister.

La veille de la retraite, les habits de Jules et de Blaise avaient été apportés, de sorte qu'il n'y avait plus qu'à préparer leurs coeurs à recevoir avec humilité et amour le corps de leur divin Sauveur.




XXI

LE GRAND JOUR

Le soleil brillait de tout son éclat, les cloches du village étaient en branle depuis le matin; le village lui-même semblait être une fourmilière en pleine activité; on allait, on courait dans les rues; on voyait passer des femmes, des enfants portant des cierges, des bonnets, des rubans; on allait chercher la voisine pour aider à tout; d'une maison à l'autre on se prêtait secours pour la toilette et pour le repas qui devait suivre la sainte cérémonie. Le château était calme; le comte n'avait voulu aucun déploiement de luxe; tous devaient aller à pied à l'église. Jules avait demandé à se placer près de Blaise; Hélène devait rester près de son père et de sa mère. Jules se tenait avec son père dans sa chambre, en attendant Blaise, qui avait promis de venir les chercher; il fut exact au rendez-vous. A neuf heures précises il entra chez Jules, s'approcha du comte, et, se mettant à genoux devant lui et malgré lui, il lui dit:

«Monsieur le comte, je viens vous demander votre bénédiction; je vous la demande comme une faveur, comme une preuve de l'amitié dont vous voulez bien m'honorer; en la recevant, je croirai recevoir celle d'un père vénéré et chéri; bénissez-moi, cher Monsieur le comte, bénissez le pauvre Blaise, qui sera toujours le plus dévoué, le plus respectueux de vos serviteurs, et qui priera tous les jours le bon Dieu pour votre bonheur éternel.

—Cher enfant, dit le comte en le relevant et le serrant dans ses bras, reçois la bénédiction d'un chrétien que tu as ramené au bon Dieu, d'un père dont tu as sauvé le fils unique et bien-aimé. Je te la donne du fond de mon coeur. Je fais le serment de t'aimer toujours d'une affection toute paternelle, de veiller à ton bien-être, à ton bonheur. Jules, mon fils, viens embrasser ton frère, plus que jamais ton frère en Dieu, aujourd'hui que tu recevras à ses côtés le Seigneur, qui est notre père à tous.»

Jules se précipita dans les bras de Blaise; ils se promirent une amitié fidèle et un constant souvenir devant le bon Dieu.

«Il est temps de partir, dit le comte; Jules, prends ton livre; et voici le tien, mon ami, ajouta-t-il en présentant à Blaise un beau Paroissien, relié en beau maroquin noir, doré sur tranches et avec un fermoir en or.

—Il n'est pas à moi, Monsieur le comte; je n'ai pas de si beaux livres. Voici le mien, dit Blaise en tirant de sa poche une pauvre petite Journée du chrétien à moitié usée.

—C'est moi qui te donne ce Paroissien, dit le comte; il fait partie de la collection que je t'ai promise et qu'on va t'apporter.

—Oh! merci, Monsieur le comte, répondit Blaise rouge et les yeux brillants de bonheur. Merci; il me semble que je prierai mieux dans ce livre donné par vous; et surtout j'y prierai toujours pour vous et les vôtres.

—Partons, mes chers enfants, dit le comte; mais, avant de partir, recevez une dernière bénédiction.»

Et le comte, mettant les mains sur leurs têtes, les bénit tous deux; puis, les prenant ensemble dans ses bras, il leur donna à chacun un baiser sur le front, essuya de sa main une larme qu'il y avait laissée tomber, et tous trois, recueillis et silencieux, se mirent en route pour l'église.

Elle se trouvait déjà plus qu'à moitié pleine; la comtesse et Hélène étaient dans leurs bancs, attendant le comte, qui devait les rejoindre après avoir mené Jules et Blaise chez le curé, où se réunissaient tous les enfants. Il vint en effet prendre sa place entre sa femme et sa fille. L'église ne tarda pas à se remplir, et on entendit le son lointain des cantiques que chantaient les enfants en marchant processionnellement. Ils entrèrent deux à deux, le curé en tête; Jules et Blaise le suivaient immédiatement. Après le défilé des dix-huit garçons et des vingt-deux filles, chacun prit la chaise qui lui était assignée. M. le curé alla à la sacristie revêtir des habits sacerdotaux; les chantres se couvrirent de leurs chapes, et le service divin commença d'abord par la procession, que suivirent les enfants de la première communion; ensuite vint la première partie de la messe, puis l'instruction ou sermon, que M. le curé eut le bon esprit de ne pas prolonger au delà d'un quart d'heure; puis enfin la dernière partie de la messe, celle du sacrifice et de la communion. Jules et Blaise furent très recueillis pendant toute la cérémonie. Au moment de quitter sa place pour approcher de la sainte table, Jules saisit vivement la main de Blaise et lui dit tout bas:

«Une dernière fois, pardonne-moi, mon frère.»

Blaise répondit avec simplicité et douceur:

«Je te pardonne, mon frère, et je te bénis.»

Peu de minutes après, ils avaient reçu, tous deux appuyés l'un sur l'autre, le Dieu de miséricorde et de paix, le Dieu consolateur.

Leur attitude recueillie frappa tous les yeux, émut tous les coeurs. Il y eut dans l'église un mouvement général de surprise lorsque, après la communion des enfants, on vit le comte, la comtesse et Hélène quitter leurs places et s'approcher de la sainte table.

«Le comte communie, disait-on tout bas.

—La comtesse aussi. Et Mlle Hélène aussi.

—Comme ils ont l'air ému!

—Le comte est tout changé, dit-on.

—La comtesse aussi; il parait que c'est le petit Anfry qui les a tous changés.

—Le pays y gagnera; ils font beaucoup de bien depuis qu'ils sont amendés.

—C'est le petit Anfry qui a demandé au comte de garder la fermière Françoise, qui devait partir. Ils ont un nouveau bail de six ans, et ils sont bien contents.

—Chut, c'est fini; chacun reprend sa place.»

Quand la messe fut finie et que l'église fut à peu près vide, il y resta encore cinq personnes, qui priaient avec ferveur et qui ne songeaient pas au temps qui s'écoulait.

Le curé, au moment de quitter l'église, vint s'agenouiller une dernière fois devant l'autel; il vit les deux enfants à genoux sur la dalle, les mains jointes, les yeux fermés, l'air si recueilli qu'il s'arrêta pour les contempler.

«Mes enfants, leur dit-il enfin, levez-vous; une plus longue prière à genoux sur la pierre pourrait vous fatiguer; conservez le bon Dieu dans votre coeur, et souvenez-vous que toute votre vie peut devenir une prière continuelle, en faisant toutes vos actions pour l'amour du bon Dieu.»

Jules et Blaise se relevèrent en silence et suivirent le curé, qui se dirigeait vers le comte et la comtesse. Aux premières paroles de félicitation du curé, le comte releva son visage baigné de larmes, et, voyant l'inquiétude qui se peignait sur le visage du bon prêtre:

«Les larmes que je répands, dit-il en se levant et marchant près du curé, sont le trop-plein d'un coeur inondé de joie et de bonheur. C'est à Blaise que je les dois, et ma reconnaissance augmente à mesure que j'avance dans la voie où il m'a fait entrer.

LE CURÉ

Blaise est un saint enfant, monsieur le comte; plus qu'aucun autre je suis à même d'apprécier la grandeur de ses vertus et la beauté de ses sentiments. Je le dis tout bas, de peur qu'il ne m'entende et ne prenne de l'orgueil de mes paroles; mais en vérité cet enfant a la sagesse, la vertu et l'onction d'un saint.

LE COMTE

C'est bien vrai. Dans le temps où j'avais conçu de lui une si mauvaise et si injuste opinion, j'ai éprouvé la puissance de sa parole, de son accent, de son regard même. Ma femme a ressenti la même impression chaque fois qu'elle l'a entendu expliquer plutôt que justifier sa conduite, et Jules a subi aussi la puissance de cette vertu.»

Tout en causant, ils étaient sortis de l'église. Hélène suivait d'un peu loin avec Jules et Blaise; ils étaient silencieux, mais leurs visages rayonnaient de bonheur.

Le curé prit congé du comte; ils se mirent tous en route pour rentrer chez eux. Les enfants marchaient en avant; le comte et la comtesse les contemplaient avec tendresse.

«De quel bonheur j'ai manqué me priver, mon ami, dit la comtesse en essuyant ses yeux encore humides.

—Et quelle vie différente et heureuse nous allons mener; ma chère Julie! dit le comte en lui serrant les mains dans les siennes. Nous avions tous les éléments du bonheur, et nous ne savions pas en user; nos coeurs dormaient en nous, et nous végétions misérablement.

LA COMTESSE, avec gaieté

Mais les voilà bien éveillés, maintenant, mon ami; ne laissons pas revenir le sommeil.

LE COMTE

Je réponds du mien, avec l'aide de Dieu. Il sera à l'avenir tout au bon Dieu, à toi, Julie, et à nos enfants.»

En approchant de la maison d'Anfry, les enfants virent avec surprise un va-et-vient des domestiques du château. Blaise en fut touché.

«C'est bien bon à eux, dit-il, de penser à féliciter mes parents pour ma première communion; je ne les croyais pas si attentifs.»

Arrivés au seuil de la porte, ils virent avec surprise une table dressée dans la salle. Le couvert était très simple; c'était la vaisselle d'Anfry qui couvrait la table; une nappe grossière, des assiettes en faïence, des verres communs, des pots au lieu de carafes, des couverts en fer étamé, des salières en faïence bleue, des chaises de paille, quelques bouteilles de vieux vin faisaient tache dans cette demi-pauvreté. Il y avait sept couverts, et les domestiques couvraient la table des plats qu'ils apportaient du château.

BLAISE

Qu'est-ce donc que cela? Pourquoi y a-t-il sept couverts, et pourquoi sont-ce les domestiques de M. le comte qui apportent tous ces plats?

LE COMTE, souriant

Parce que nous nous sommes invités à dîner chez tes parents, mon cher enfant; nous avons pensé, ta mère et moi, qu'un jour de première communion on doit avoir la force de supporter des contrariétés, et nous vous imposons celle de dîner avec nous, chez toi, Blaise.

—Quel bonheur! quel bonheur! s'écrièrent les trois enfants en perdant toute leur gravité et en sautant autour de la table.

—Oh! monsieur le comte, dit Blaise, pour le coup je m'oublie, et je vous embrasse de toutes mes forces.»

Et, se jetant au cou du comte, Blaise l'embrassa plusieurs fois. Le comte était heureux du succès de son invention.

«Mettons-nous à table, dit-il; j'ai une faim de sauvage.

—Et moi donc!» s'écrièrent tout d'une voix les trois enfants.

Anfry et sa femme se tenaient à l'écart, n'osant pas approcher de la table; la comtesse alla vers Anfry et, lui prenant le bras, lui dit en riant:

«Anfry, je suis chez vous; c'est à vous à me donner le bras pour me mener à ma place, à votre droite.»

Anfry balbutia quelques mots d'excuses, de respect, mais la comtesse l'entraîna à la place d'honneur et se mit à sa droite.

Le comte riant de la bonne pensée de sa femme, fit comme elle et enleva Mme Anfry, qui s'était collée contre le mur, fort embarrassée de sa personne. Il lui donna le bras, l'entraîna vers la table, et, la plaçant en face d'Anfry, il se mit aussi à sa droite, Hélène prit le bras de Blaise, qui se mit entre elle et Jules, et le repas commença.

Dans les premiers moments, le comte et la comtesse ne s'aperçurent pas de l'embarras d'Anfry, qui essuyait son front inondé de sueur, et n'osait ni manger ni lever les yeux de dessus son assiette restée pleine. Mme Anfry avait pris son parti; la faim avait surmonté la timidité.

Blaise s'aperçut bien vite du trouble de son père, et, se penchant vers Hélène, il lui dit tout bas: «Mademoiselle Hélène, mon pauvre papa a peur; il n'ose pas manger, et pourtant il a bien faim, j'en suis sûr.»

Hélène, levant les yeux, regarda Anfry et sourit de son air malheureux. Se penchant à son tour vers l'oreille de son père, elle lui fit remarquer le malaise du pauvre Anfry, qui s'essuyait le visage avec un redoublement de timidité.

«Eh bien, mon pauvre Anfry, c'est ainsi que vous faites honneur au repas de première communion de nos enfants! Allons, allons, pas de timidité, pas de fausse honte; nous sommes tous frères, aujourd'hui plus que jamais. Mangez votre potage, mon brave Anfry. Attendez, je vais vous donner du courage.»

Et le comte, se levant, prit une bouteille de madère, la déboucha lui-même et en versa un verre à Anfry et à Mme Anfry; après en avoir offert à sa femme et en avoir versé un peu à chacun des enfants, il emplit son verre, et, le portant à ses lèvres:

«A la santé de Blaise et de Jules! s'écria-t-il.

—A la santé de M. le comte! s'écria Anfry, se levant à son tour.

—A la santé d'Anfry et de Mme Anfry! s'écria Jules.

—A la santé de M. le curé! dit Blaise en dernier.

—Bien dit, mon garçon, dit le comte. Buvons à la santé du bon curé, auquel nous devons tous une grande reconnaissance. Allons, Anfry, vous voilà plus à l'aise, maintenant; mettez-vous-y tout à fait, et continuons notre dîner sagement et comme des gens qui conservent dans leur coeur le souvenir des premières heures de la matinée.»

Le repas continua gai, mais calme; les enfants parlèrent beaucoup de leurs impressions avant et après la sainte communion. La comtesse et le comte les écoutaient avec bonheur; il y avait dans les sentiments développés par les enfants un saint et heureux avenir.

Anfry et sa femme mangeaient sans parler; ils écoutaient à peine, tant ils étaient impressionnés de l'excellence des mets et de la bonté des vins; ils mangeaient et reprenaient de tout; leur embarras était entièrement dissipé, ils se sentaient heureux et honorés. Mme Anfry ruminait dans sa tête la position honorable qu'allait lui faire dans le pays ce repas donné par elle, chez elle, à ses maîtres. Dans son extase intérieure, elle se figurait avoir régalé le comte et la comtesse, et pensait que l'honneur qui lui en revenait n'était qu'un juste payement de la peine que lui avait donnée l'organisation du repas.

Le dîner fini, le comte et la comtesse allèrent s'asseoir sur un banc devant la maison, après avoir donné ordre à leurs gens de laisser aux Anfry tout ce qui restait des mets et des vins divers, ce qui redoubla la joie et la reconnaissance de Mme Anfry.

Les enfants examinèrent avec intérêt la bibliothèque que le comte avait donnée à Blaise, en tête de laquelle figure avec honneur un superbe volume de l'Imitation de Jésus-Christ, donné par Hélène. Après avoir lu le titre de tous les ouvrages, au nombre de cent, Jules dit à Blaise:

«Mon cher Blaise, je ne t'ai pas encore fait mon petit présent; le voici; accepte-le comme la preuve d'une amitié qui durera aussi longtemps que moi.»

En achevant ces mots, il lui passa au cou une jolie chaîne d'or avec un petit crucifix et une médaille en or de la sainte Vierge.

«C'est béni par un saint prélat qui est devenu subitement aveugle, et qui donne à tous l'exemple d'une résignation si calme et si douce, qu'on se sent touché rien qu'en le voyant.

—Merci, mon cher monsieur Jules; si ce n'était donné par vous et béni par un saint, je n'oserais porter ces belles choses; j'espère que le crucifix me fera souvenir de ce que je dois à mon Dieu, et l'image de la bonne Vierge me donnera le désir d'aimer mon divin Sauveur comme elle l'a aimé en ce monde et comme elle l'aime dans l'éternité.»

Blaise baisa son crucifix, sa médaille, et, les cachant dans son sein, il dit à Jules:

«Tous les jours, matin et soir, je prierai pour vous, devant cette croix et devant cette médaille.»

Le comte et la comtesse avaient rejoint les enfants: la comtesse, présentant à Blaise une petite boîte, lui dit en le baisant au front:

«Je ne puis être la seule dont tu n'acceptes rien, mon cher enfant; voici un très petit objet, mais qui te sera agréable et utile, je n'en doute pas.»

Blaise baisa les mains de la comtesse en recevant la petite boîte qu'elle lui tendait; il l'ouvrit avec empressement et vit, avec une joie qu'il ne chercha pas à dissimuler, une belle montre en or avec sa chaîne.

Il poussa un cri joyeux et partit comme une flèche pour faire partager son bonheur à son père et à sa mère.

«Papa, maman, voyez ce que j'ai, ce que m'a donné Mme la comtesse.»

Anfry et sa femme manquèrent de répéter le cri de Blaise à la vue de la montre et de la chaîne. Ni l'un ni l'autre n'osaient les toucher, de peur de les ternir ou de les casser. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'ils pensèrent à aller remercier la comtesse de son beau cadeau.

«Et moi donc, qui ne lui ai seulement pas dit merci s'écria Blaise, tant j'étais content. Vite que j'y coure.

—Tu n'auras pas loin à aller, mon garçon, dit le comte, qui l'avait rejoint avec la comtesse sans qu'il s'en fût aperçu; fais ton remerciement, ajouta-t-il en le poussant dans les bras de la comtesse, qui le reçut en souriant et l'embrassa bien affectueusement.

—Oh! monsieur le comte, madame la comtesse,... vous êtes trop bons,... trop bons, en vérité... Je ne sais comment exprimer mon bonheur et ma reconnaissance.»

Et Blaise, l'heureux Blaise, se jeta dans les bras que lui tendait le comte. Il se sentait si ému de tant de bontés, qu'il eut de la peine à contenir l'élan de sa reconnaissance.»

«Mon Dieu! mon Dieu! disait-il, je suis trop heureux!... Vous êtes trop bons,... tous,... tous... Je ne mérite pas... Que le bon Dieu vous le rende!... Oh oui! Je prierai tant, tant pour vous, que le bon Dieu m'exaucera. Il est si bon!»

Le comte chercha à calmer l'émotion de Blaise; quand il y fut parvenu, il rappela aux enfants que l'heure des vêpres approchait.

«Il ne faut pas qu'on voie que j'ai les yeux rouges, dit Blaise; on croirait que j'ai du chagrin. Du chagrin un pareil jour! cela ne se peut! Tout est bonheur pour moi. Mon coeur est si plein que je crois par moments qu'il va se briser. Amour de mon Dieu, amour pour ses créatures, c'est plus que je ne puis supporter.

—Calme-toi, mon enfant! Le bon Dieu veut te payer de ce que tu as souffert; et récompenser ta patience dans les peines qu'il t'avait envoyées. Tu le remercieras à l'église, et nous joindrons nos remerciements aux tiens.»

Ils s'acheminèrent tous vers le village, qui avait conservé son air de fête; les cloches sonnaient à grande volée; de tous côtés on voyait des groupes silencieux et recueillis se diriger vers l'église. Chacun saluait le comte et la comtesse à leur passage. L'office du soir se termina par la bénédiction du Saint Sacrement, et cette belle et heureuse journée laissa des impressions chrétiennes et salutaires dans plus d'un coeur rebelle jusque-là à l'appel du bon Dieu.




XXII

CONCLUSION

Depuis ce jour, Blaise fit plus que jamais partie de la famille du comte: la vie qu'on menait au château était calme et heureuse; le service de Dieu n'y fut jamais négligé, non plus que le service des pauvres, qu'on allait chaque jour visiter, consoler et soulager. La fortune du comte passait tout entière à secourir les misères de ses semblables; il les considérait comme des frères appelés à partager les richesses qu'il tenait de la bonté de Dieu. Quand Blaise devint grand, il aida le comte dans l'administration de sa fortune, et devint son homme de confiance, son conseiller intime. Jamais Blaise ne perdit le respect qu'il devait à ses maîtres, qui étaient en même temps ses meilleurs amis. Jules devint un jeune homme accompli; Hélène fut, en grandissant, le modèle des jeunes personnes.

Blaise reçut plusieurs lettres de son ancien maître. Jacques lui proposa avec l'autorisation de son père, de venir prendre la direction de leur maison; mais Blaise ne consentit jamais à quitter ses parents, qui finirent leurs jours au service du comte. Il allait pourtant, tous les ans, passer quelques jours près de Jacques, qui le voyait toujours avec bonheur, et qui le questionnait beaucoup sur la famille du comte. Un jour, Jacques exprima à Blaise le désir d'unir les deux familles par le mariage de Jules avec sa soeur Jeanne, que Jules avait rencontrée souvent dans le monde, à Paris. Il lui dit que toute sa famille serait heureuse de ce mariage. Jules avait déjà exprimé le même désir à Blaise; Jeanne était charmante et digne, sous tous les rapports, d'entrer dans la famille du comte et de la comtesse de Trénilly.

Blaise, à son retour, rapporta au comte et à Jules les paroles qu'il avait entendues. Le comte et Jules les reçurent avec joie, et cette union, désirée par les deux familles, ne tarda pas à s'accomplir.

Ce fut un heureux jour pour Blaise que celui qui ramena au château de Trénilly la famille de M. de Berne. Jacques ne quittait presque pas son ancien ami Blaise; tous deux étaient devenus des hommes, des chrétiens solides. Jacques vit avec plaisir le respect dont Blaise était entouré. C'était lui qui était l'arbitre de tous les démêlés du pays; ce que M. Blaise avait décidé était religieusement exécuté. On le citait comme exemple à tous les jeunes gens du village et des environs; on recherchait son amitié, et on se sentait fier de son approbation.

Blaise lui-même se maria, à l'âge de vingt-huit ans; il épousa la petite nièce du curé, qui lui apporta trente mille francs, dot considérable pour sa condition; elle avait été demandée par des jeunes gens bien plus riches et plus élevés en condition que Blaise, mais elle les avait refusés, répétant toujours à son oncle qu'elle n'épouserait que Blaise, dont les vertus et les qualités aimables avaient fait sur elle une vive impression. Le comte se chargea de la dot de Blaise, et la comtesse des présents de noce et de l'ameublement. La dot fut une somme de quarante mille francs, ajoutée à une jolie maison au bout du village, tout près du château. La comtesse meubla la maison et donna à la mariée toutes ses belles toilettes des fêtes et dimanches.

Le repas de noce fut donné par le comte dans son château.

Hélène, qui avait inspiré une grande estime et une vive affection à un frère aîné de Jacques, et qui semblait partager ces sentiments, consentit avec plaisir à devenir la compagne de sa vie. Ils vécurent fort heureux pendant plusieurs années, après lesquelles Hélène eut la douleur de perdre son mari. N'ayant pas d'enfants, elle résolut de se consacrer entièrement au service des pauvres, en fondant des oeuvres de charité. Elle établit une salle d'asile et une école dirigées par des soeurs, elle les visitait souvent et y passait des heures entières, aidée et accompagnée par ses parents.

C'est ainsi que vécut toute cette famille chrétienne, heureuse et unie, aimée et estimée de tous.







TABLE DES MATIÈRES



CHAPITRE I.—LES NOUVEAUX MAITRES

CHAPITRE II.—PREMIÈRE VISITE AU CHATEAU

CHAPITRE III.—LA RÉPARATION ET LA RECHUTE

CHAPITRE IV.—LE CHAT-FANTOME

CHAPITRE V.—UN MALHEUR

CHAPITRE VI.—VENGEANCE D'UN ÉLÉPHANT

CHAPITRE VII.—LA MARE AUX SANGSUES

CHAPITRE VIII.—LES FLEURS

CHAPITRE IX.—LES POULETS

CHAPITRE X.—LE RETOUR DE JULES

CHAPITRE XI.—LE CERF-VOLANT

CHAPITRE XII.—L'ACCENT DE VÉRITÉ

CHAPITRE XIII.—LE REMORDS

CHAPITRE XIV.—LES DOMESTIQUES

CHAPITRE XV.—L'AVEU PUBLIC

CHAPITRE XVI.—L'OBÉISSANCE

CHAPITRE XVII.—LA CORRESPONDANCE

CHAPITRE XVIII.—LA COMTESSE DE TRÉNILLY

CHAPITRE XIX.—L'ENTORSE

CHAPITRE XX.—L'ÉPREUVE

CHAPITRE XXI.—LE GRAND JOUR

CHAPITRE XXII.—CONCLUSION
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