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Petite Mère

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The Project Gutenberg eBook of Petite Mère

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Title: Petite Mère

Author: Mme. E. de Pressensé

Release date: October 7, 2008 [eBook #26827]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PETITE MÈRE ***

Produced by Daniel Fromont

Mme de Pressensé (Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret, épouse d'Edmond Dehault de Presssensé) (1827-1901), Petite mère, édition de 1881

L'orthographe et la ponctuation ont été conservées.

PETITE MERE

PAR

MADAME E. DE PRESSENSE

SIXIEME EDITION

PARIS

G. FISCHBACHER, EDITEUR

33, rue de Seine, 33

1881

Tous droits réservés.

PETITE MERE

I

Deux enfants étaient seuls sans une chambre obscure. Ils attendaient leur père; l'heure où il avait coutume de rentrer était bien passée. Les deux pauvres petits s'étaient blottis l'un contre l'autre tout près de la fenêtre que les dernières lueurs du crépuscule éclairaient encore faiblement. Le plus jeune, un garçon de cinq ans, appuyait sa tête toute bouclée sur les genoux de sa soeur qui avait passé son bras autour de lui. Celle-ci était petite et menue; sa figure fine et pâle était à demi éclairée, tandis que celle du petit garçon se trouvait dans l'ombre; il eût été difficile de discerner l'expression de ses yeux baissés, mais son attitude avait quelque chose de protecteur et de maternel.

— Tu as donc bien sommeil, mon Charlot, dit-elle à l'enfant, dont les paupières se fermaient et dont elle sentait la tête s'alourdir sur ses genoux.

Il fit un mouvement, puis on entendit une voix dolente:

— J'ai faim!…

— Pauvre chéri, mais pourtant tu as mangé à midi.

— Oui, mais je veux manger encore. Je ne peux pas dormir sans avoir dîné. Petite mère, donne-moi à manger!…

— Mon pauvre Charlot, je n'ai rien… Je t'ai donné, à midi, le dernier morceau de pain. Le père rapportera aujourd'hui sa quinzaine, tu sais?…

— Pourquoi est-ce qu'il ne revient pas? demanda Charlot d'un ton courroucé.

— Je ne sais pas. Il n'est jamais rentré si tard. Il va venir, bien sûr.

Les enfants se turent, et Charlot referma les yeux, un instant seulement. Un bruit de pas retentit dans l'escalier et l'enfant releva la tête, tandis que sa soeur disait:

— Voilà le père.

Mais les pas s'arrêtèrent à l'étage au-dessous; on entendit une porte s'ouvrir et se refermer, puis un bruit de voix irritées, puis le silence… et bientôt des ronflements sonores montèrent à travers le plancher. Il était bien tard.

— Il faut te coucher, Charlot, dit la petite fille.

— Mais je ne peux pas dormir sans avoir mangé.

— Je n'ai rien, mon pauvre chéri… Essaie, tu verras… Une fois endormi, tu ne sentiras plus la faim.

— Et demain?… demanda le prévoyant Charlot.

— Demain, le père sera revenu, tu comprends?…

La certitude exprimée par ces paroles calma le petit garçon, qui se laissa déshabiller et mettre au lit dans l'obscurité, car il n'y avait dans la pauvre demeure pas plus de chandelle que de pain.

Lorsque Charlot fut couché dans le lit qu'il occupait d'habitude avec son père, sa soeur se rassit près de la fenêtre et se remit à écouter si elle entendait des pas dans la rue. Ce n'était pas rare; mais ils s'éloignaient toujours sans s'arrêter. Elle commençait à être bien inquiète. Depuis quatre ans que la mère était morte, le père n'avait pas manqué une seule fois de revenir après sa journée de travail. Les yeux de la pauvre enfant se fermaient malgré elle; elle sommeillait un instant, mais le plus léger bruit la faisait tressaillir. Charlot s'agitait dans son lit, gémissait en dormant et, de temps en temps, s'éveillait tout à fait en disant: J'ai faim! — Heureusement, le sommeil l'emportait bientôt, et sa respiration égale montrait que la souffrance de son jeûne prolongé n'était pas encore bien vive.

Enfin, la petite fille se laissa glisser de sa chaise sur le carreau, et, la tête appuyée sur son bras, elle s'endormit profondément. Lorsqu'elle s'éveilla, il faisait jour. Elle s'étonna d'être couchée par terre, et se premier mouvement fut de regarder vers le lit. Voyant que Charlot avait profité de ce qu'il était seul pour se mettre en travers, et laissait sa tête frisée un peu en dehors du matelas, elle se rappela tout. Ses pauvres membres étaient si engourdis, qu'il lui fallut un bon moment pour en retrouver l'usage.

Alors elle balaya, épousseta avec soin, comme elle avait coutume de faire chaque matin; puis elle ouvrit un vieux panier qui lui servait de garde-manger et eut peine à retenir un cri de joie lorsqu'elle découvrit tout au fond une croûte de pain qui y avait été oubliée. Elle la posa sur la table d'un air joyeux. Au même moment, Charlot se remua, se retourna, se mit sur son séant; puis, s'étant frotté les yeux, il dit encore une fois:

— Petite mère, j'ai faim!…

Il jeta un regard peu bienveillant sur la croûte sèche qu'on lui offrait, mais elle n'en fut pas moins bien vite dévorée, et il tendit la main pour en avoir encore.

Alors sa soeur, voulant le distraire, lui dit de s'habiller bien vite pour aller chercher le père.

Tout joyeux de la perspective d'une promenade, le petit sauta hors du lit, mais il fallut contenir son impatience jusqu'à ce que son visage et ses mains fussent bien lavés, ses boucles rebelles brossées avec soin. Petite mère, sur le chapitre de la toilette, était inflexible. Charlot le savait bien, et ne résistait que tout juste assez pour allonger un peu les choses.

Enfin, les enfants sortirent de la chambre, la laissant propre et en ordre, comme si une fée y eût passée; la petite fille en prit la clef pour la remettre à la concierge.

— Voilà notre clef, madame, dit-elle de sa voix douce. Si le père revient, vous aurez la bonté de la lui donner.

— Il n'est donc pas rentré hier soir? demanda la concierge, occupée à débarbouiller un peu rudement un gros marmot qui, un instant auparavant, criait à rendre sourd tous les locataires de la maison, mais s'était arrêté la bouche grande ouverte pour regarder les deux enfants.

— Ce n'est pas probable qu'il rentre de si tôt, ajouta-t-elle en jetant la clef sur la table. Allez, vous êtes sur mon chemin!…

On entendit sortir de l'arrière-loge un sifflement prolongé. C'était un petit recoin qui donnait sur la cour, et où le concierge travaillait de son état de cordonnier pendant que sa femme faisait l'ouvrage de la maison.

Petite mère, un peu effrayée du ton brusque dont on lui parlait, se hâta de sortir, tirant par le bras Charlot, qui regardait de tous ses yeux et aussi de toute son âme une grande écuelle de soupe fumante sur la table de la loge. La brave femme, trop affairée pour remarquer ce regard, ferma la porte sur eux.

— Qui est-ce donc que tu brusques ainsi? demanda le concierge, qui ne pouvait voir dans la loge.

— C'est les petits au locataire du quatrième. Il n'est pas rentré. N'est-ce pas une honte de se mettre en ribotte et d'abandonner deux pauvres petits êtres comme ceux-là?…

Madame Perlet — c'était le nom de la concierge — était bien accoutumée aux misères et aux duretés de la vie, il y en avait tant autour d'elle; mais elle avait le coeur compatissant pour les enfants et pour les animaux, et ne pouvait supporter qu'on les négligeât. Elle oublia pourtant bientôt son indignation: il fallait se hâter de faire déjeuner les enfants et de les expédier à l'école, afin de pouvoir balayer ses escaliers. Elle avait le coeur tendre, cette brave femme qui débarbouillait si vigoureusement son garçon, sans s'inquiéter de ses cris, mais le matin le temps lui manquait pour donner libre cours à ses bons sentiments. L'après-midi, lorsque les nettoyages étaient finis, les enfants à l'école ou occupés à jouer devant la porte, et qu'elle était tranquillement assise à ses raccommodages, madame Perlet était pleine de bienveillance. Les enfants de la maison le savaient bien et ne fréquentaient la loge que lorsque midi avait sonné.

Petite mère et Charlot n'étaient pas hardis. D'ailleurs, ils n'habitaient la maison que depuis peu de temps et n'étaient pas encore au courant de ces choses. Ils s'éloignèrent la main dans la main.

II

On me demandera peut-être si Petite mère n'avait pas d'autre nom.

Dans la maison on ne lui connaissait que celui-là, et Charlot lui-même, s'il avait jamais su que sa soeur n'avait pas été baptisée Petite mère, l'avait parfaitement oublié. Voici comment il s'était fait que ce nom était devenu le sien, bien que son père l'eût fait inscrire à la mairie sous celui de Joséphine.

Fifine, comme on l'appelait alors, avait cinq ans lorsque sa mère lui donna un petit frère. La pauvre femme, délicate et faible de tempérament, en se remit jamais tout à fait, elle languit pendant une année et mourut en confiant son gros Charlot à la petite, toute petite Fifine. Déjà, pendant la longue maladie de sa mère, Joséphine avait pris l'habitude de soigner l'enfant. C'était elle qui lui faisait avaler sa bouille; c'était elle qui le lavait, qui l'habillait, qui le promenait même devant la porte. En la voyant toujours occupée de son gros bébé, les voisins avaient pris l'habitude de l'appeler Petite mère. La vraie mère elle-même, obligée de transmettre à cette petite créature ses devoirs et ses droits, aimait à lui donner ce nom; le père l'adopta aussi et Charlot n'en entendit jamais d'autre.

Ainsi habituée de bonne heure à vivre entre une malade et un petit enfant qui tous deux avaient besoin de ses soins, Fifine devint étonnamment raisonnable et oublieuse d'elle-même; cela lui semblait tout simple, tout naturel, d'être sans cesse au service des autres et de n'avoir dans la vie d'autre part que le devoir; elle ne se demandait jamais s'il aurait pu en être autrement.

Etait-elle heureuse? Elle ne le savait pas elle-même, n'ayant jamais songé à se poser cette question. Peut-être l'était-elle au fond plus que beaucoup d'enfants qui ont tout ce que leur coeur peut désirer, tout ce que leur imagination peut rêver, et qui sont le centre d'un petit monde où chacun s'occupe d'eux et où ils ne s'occupent que d'eux-mêmes.

Jusqu'à la naissance de son petit frère, Fifine n'avait jamais eu d'autre poupée que celles qu'elle se faisait elle-même avec des chiffons, mais après… Est-il beaucoup de petites filles riches qui aient une poupée comme la sienne?

Représentez-vous cela… Une poupée qui non seulement ouvre et ferme les yeux, mais qui remue ses petits membres, qui les agite dans tous les sens, qui s'égratigne la figure, qui mange, qui crie, qui se fâche, qui sourit aussi, et qui, de plus, grossit et grandit de jour en jour, tellement que si vous étiez resté six mois sans voir cette merveilleuse poupée de Fifine, vous ne l'auriez certainement pas reconnue.

Pensez-vous que la petite fille fut ravie lorsqu'un jour sa poupée lui passa les deux bras autour du cou et appliqua sur sa joue une bouche grande ouverte? c'était le premier baiser de Charlot.

Tel était le cadeau que le bon Dieu avait fait à Fifine. Sans doute elle avait bien des petits défauts, cette poupée, car elle avait coutume de se démener juste au moment où l'on voulait qu'elle restât tranquille, de crier et de faire de laides grimaces juste au moment où on voulait la faire admirer, de se réveiller juste au moment où l'on soupirait après le sommeil. Enfin cette poupée avait surtout un grand inconvénient, c'est qu'elle était toujours affamée. A toute heure du jour et de la nuit elle ouvrait la bouche pour chercher la nourriture, et à toute heure du jour et de la nuit elle jetait des cris perçants pour peu qu'on la lui fît attendre.

Mais Fifine ne lui voyait aucun défaut; elle était infatigable dans ses soins, dans ses caresses, dans ses admirations. Il faut reconnaître que, la nuit, le bon sommeil d'enfant de la petite fille résistait aux plus formidables piaulées de son tyran, mais lorsque la mère était trop souffrante pour l'apaiser elle-même, et qu'elle était forcée, bien malgré elle, d'appeler la dormeuse, un seul mot de cette voix douce la tirait de son profond repos, et elle venait, tout ensommeillée, mais pleine de bonne volonté et de tendresse, prendre le petit aux bras affaiblis qui ne pouvaient plus le tenir. Le père ne demandait pas mieux que d'avoir sa part de fatigue, mais il travaillait dur tout le jour et avait besoin de ses forces: on le ménageait et son sommeil était pesant. Une fois la première année passée, Charlot commença à avoir de bonnes nuits paisibles et les autres en profitèrent, mais ce fut à ce moment-là que la pauvre mère mourut après avoir béni ses deux enfants et remercié son mari de ce qu'il avait toujours été bon pour elle. Son dernier regard fut pour Fifine et elle l'appela encore une fois "Petite mère."

C'était une dernière recommandation: Fifine le comprit ainsi. Alors commença pour les pauvres petits une singulière vie. Le père s'en allait le matin et ne revenait que le soir; ils restaient tout le jour seuls ensemble. Une voisine venait de temps en temps voir ce qu'ils faisaient et leur donnait un peu de soupe. Jamais elle ne trouva Petite mère négligeant un moment sa tâche, jamais elle ne la surprit en défaut de vigilance et de soin. Charlot commençait à marcher et grimpait partout; elle le suivait pas à pas, prévenant ses chutes, le consolant lorsqu'elle n'avait pu l'empêcher de tomber. Quand il faisait beau elle sortait avec lui et le promenait sur le trottoir, ou un peu plus loin jusqu'au square. Les voisins disaient: Voilà Petite mère avec son gros Charlot. — On leur faisait un signe de tête, on leur jetait un bonjour amical. Petite mère était un peu timide et réservée; elle répondait poliment, mais ne s'approchait pas et ne jouait guère avec les autres enfants; c'eût été plus difficile, si elle l'avait fait, de surveiller Charlot.

Charlot était son unique pensée. Quand le père revenait elle était contente et se relâchait un peu de son attitude sérieuse; elle allait quelquefois jusqu'à réclamer une caresse pour elle-même. Puis elle l'aidait, car c'était lui qui faisait le repas du soir. Ensuite Petite mère lavait les deux assiettes (il n'y en avait qu'une pour elle et Charlot) et l'on se couchait.

Quand elle eut atteint l'âge de sept ans, son père lui laissa la responsabilité du ménage. La voisine secourable avait quitté la maison, et puis Petite mère était devenue si raisonnable, si adroite, et même si forte, bien qu'elle eût de toutes petites mains. On eût dit qu'elle savait tout faire par instinct, allumer le feu, assaisonner la soupe, la faire cuire juste à point. La cuisine n'était pas compliquée: on mettait une fois par semaine un petit pot-au-feu; les autres jours c'étaient des pommes de terre, des haricots. A midi, été comme hiver, les enfants mangeaient un peu de fromage avec leur pain ou des pommes de terre froides de la veille. Charlot avait bon appétit comme lorsqu'il était au maillot, mais il était devenu plus patient, et suivait des yeux les mouvements de sa soeur sans la déranger. Quelquefois même il l'aidait… alors le repas leur paraissait meilleur; mais un gros garçon de trois ans ne peut pas faire grand'chose dans un ménage, il fallait attendre d'être plus fort, plus habile. Charlot riait d'un air ravi en écoutant Petite mère lui raconter tout ce qu'il ferait pour elle lorsqu'il serait devenu homme. Lui-même renchérissait. Les travaux d'Hercule, dont il n'avait, du reste, jamais entendu parler, n'étaient rien en comparaison de toutes les merveilles qu'il devait accomplir quand le temps serait venu. La moindre était peut-être la construction d'une maison qu'il voulait faire si haute, si haute qu'on ne verrait pas le dernier étage.

— Une belle, belle maison… disait Charlot en enflant sa voix et en grossissant ses yeux comme pour mieux voir cette construction sans pareille, beaucoup plus belle que la grande maison du boulevard. Elle ira jusqu'au ciel, Petite mère, et elle sera toute pour toi.

C'était le rêve d'un futur maçon. Le père, lui, n'était qu'homme de peine; il servait les maçons, et il parlait quelquefois des belles maisons qu'il aidait à construire, aussi Charlot avait déjà choisi un métier.

— Mais si elle est si haute, ce sera bien fatigant de monter l'eau, observa Petite mère qui se voyait déjà portant un seau plein dans l'escalier sans fin de sa magnifique maison.

— Ah! dit Charlot à qui cette idée parut juste, mais alors tu n'auras pas besoin de monter; tu pourras demeurer tout en bas, comme les vieux qui sont dans la cour, tu sais bien, ceux qui ont un chat…

Les revendeurs de vieux habits? dit la petite… Oui, ce serait plus commode, mais alors ce ne serait pas nécessaire de faire la maison si haute. J'aimerais mieux une petite maison avec un jardin devant, comme celle qui est dans notre rue; il y a un arbre et une belle corbeille de fleurs au milieu. Voilà comme je voudrais ma maison.

Mais Charlot n'aimait pas les maisons si modestes, il n'aimait que les choses grandioses. Bâtir une maison à trois fenêtres et à un étage!… cela n'en vaudrait vraiment pas la peine. Il voulait faire à sa soeur un plus beau cadeau… et ne s'inquiétait guère de ce qui lui serait le plus agréable.

Les dimanches étaient les bons jours pour les deux enfants. A midi le père revenait du travail, la petite fille faisait à son gros Charlot sa plus belle toilette: il avait une robe de fille que Fifine avait portée quand elle avait son âge et qui, pour lui, était si étroite qu'elle éclatait sur toutes les coutures et ne pouvait s'agrafer. Pour remédier à cet inconvénient Petite mère y avait cousu tant bien que mal des cordons. Un grand tablier noir traînant jusqu'aux pieds recouvrait tout cela. Pendant longtemps Charlot eut, au lieu de chapeau, un bonnet blanc tout uni, et sans aucune dentelle, qui encadrait sa bonne figue ronde; Fifine cachait de son mieux sous cette coiffure peu flatteuse les boucles épaisses et rebelles qui étaient la plus grande beauté de son petit frère. Quant à elle, Petite mère portait dans ces occasions un bonnet de sa pauvre maman dans lequel elle aurait pu se loger tout entière. Ses cheveux étaient bien lissés, mais on ne les voyait guère et son petit visage fin se laissait à peine entrevoir sous l'ample garniture. Le père n'était pas sûr que les toilettes du dimanche fussent tout à fait irréprochables: il regardait tout cela d'un oeil un peu inquiet, mais il ne savait pas ce qui pouvait y manquer, et puis les enfants étaient couverts, c'était l'essentiel. On riait en voyant passer le trio: on appelait Charlot le poupard, Fifine la petite vieille, mais s'ils s'en apercevaient ils ne s'en offusquaient pas. Un jour pourtant Charlot fit acte d'indépendance et déclara qu'il sortirait avec ses cheveux, "comme les autres garçons." Le père le soutint et Petite mère dut céder, non sans souci car il faisait froid.

— Et pourquoi ne fais-tu pas comme lui, toi, Petite mère, au lieu de t'emmitoufler dans ce bonnet?

— La mère le mettait toujours pour sortir, répondit-elle.

— Est-ce que la mère était un petit rat comme toi? Tu pourrais te cacher tout entière dedans…

Mais sortir le dimanche sans son bonnet eût semblé à la petite une inconvenance; elle garda donc ce costume qui faisait sourire les passants, mais qui, sans qu'elle s'en doutât, donnait à sa figure fine et pensive un charme tout particulier pour ceux qui parvenaient à la découvrir.

On allait au cimetière et, lorsqu'on était riche, on portait une couronne à la croix de bois noir qui marquait la place étroite; d'autres fois c'était seulement un bouquet de pâquerettes cueilli par les enfants le long du chemin. A Charlot, ce pèlerinage ne disait pas grand'chose, car il n'avait pas connu sa mère, mais Petite mère, elle, se souvenait bien… Elle voyait la pâle figure, elle entendait la voix brisée qui lui donnait ce nom, le nom qui était toujours resté le sien. Elle devenait toute pensive et se demandait si ceux qui sont morts peuvent nous voir et si sa mère était contente d'elle. Et le soir elle embrassait Charlot avec plus de tendresse en pensant qu'il ne pouvait pas se souvenir de celle qui l'aimait si tendrement, et elle redisait sa prière, souvent oubliée:

— Mon Dieu, fais que je sois pour lui une bonne petite mère!

Ainsi les semaines passaient et Petite mère avait atteint sa dixième année, au moment où nous la voyons, tenant Charlot par la main, sortir de la maison pour aller à la recherche du père.

III.

Le premier événement de leur voyage fut la rencontre de la boutique du boulanger. Les petits pains tout chauds s'amoncelaient déjà dans la vitrine; Charlot s'arrêta pour les dévorer des yeux. La bonne odeur du pain frais remplissait ses narines dilatées; si l'on pouvait réellement manger des yeux, plus d'une brioche y eût passé. — Mais elles restaient bien en sûreté dans leurs corbeilles, et Petite mère tirait Charlot par le bras, mais en vain. Je crois bien qu'elle n'aurait pu réussir à l'éloigner si le boulanger ne se fût levé tout à coup derrière son comptoir en regardant Charlot. Celui-ci lui trouva un air terrible et s'enfuit juste au moment où le brave homme, touché de compassion pour cette mine affamée, allait lui donner, non une des brioches convoitées, mais un morceau de pain rassis qui eût été le bienvenu. En voyant sa bonne intention méconnue, le boulanger reprit sa place et ne fut point fâché d'avoir ainsi échappé à la tentation d'être trop généreux, car sa femme venait d'entrer dans la boutique et c'était une personne sage et prudente qui n'admettait pas qu'on donnât rien pour rien et ne se laissait jamais émouvoir comme lui par des yeux suppliants.

Charlot n'osa regarder derrière lui que lorsqu'il eut tourné le coin de la rue. Personne ne les poursuivait. Rassuré, il reprit haleine et, encore ému du spectacle appétissant auquel il venait de s'arracher si brusquement, il répéta:

— Petite mère, j'ai faim…

Elle avait encore plus faim que lui, la pauvre petite qui, depuis vingt-quatre heures n'avait rien mangé, pour ne pas rogner la chétive portion de son frère, mais elle n'en parla pas et se contenta de répondre:

— Quand nous aurons trouvé le père il nous donnera à manger.

Charlot reprit un peu de courage, mais au bout d'un instant il recommença à traîner les pieds.

— Où allons-nous? demanda-t-il.

— Tu sais bien que nous allons chercher le père.

— Oui, mais où est-il?

— Là où l'on bâtit la grande maison tu sais…

— Ah! soupira Charlot, est-ce que c'est encore loin?

— Je ne sais pas.

Ils arrivaient à un boulevard et aussi loin que les yeux pouvaient atteindre, on voyait des maisons grandes et petites, toujours des maisons, et des arbres alignés, puis des maisons encore dans toutes les directions, mais on n'en apercevait aucune en construction.

— Ce n'est pas ici, dit Petite mère d'un air désappointé, il faut demander à quelqu'un.

Mais à qui s'adresser? elle était si timide… Les passants ne la regardaient pas. Une fois elle essaya de tirer une dame par sa manche — il lui semblait qu'elle serait plus bienveillante qu'un monsieur, — mais la dame secoua la petite main mal assurée et passa. Une ou deux personnes lui dirent rudement: "Je ne donne pas aux enfants." — Petite mère ne comprit pas d'abord ce que cela voulait dire: elle n'avait jamais demandé l'aumône, et n'en aurait jamais eu la pensée. Un ouvrier en blouse bleue s'arrêta pourtant et la regarda un instant, puis, lorsqu'il eut compris que les pauvres petits cherchaient une maison en construction et ne savaient ni dans quelle rue, ni dans quel quartier, il se mit à rire en donnant un petit coup amical sur la tête de Fifine.

— Vous êtes de fameux innocents, dit-il; retournez chez vous et dites à votre maman de vous mieux garder.

— Nous n'avons pas de maman, s'écria Charlot d'un air indigné, et nous cherchons notre papa.

Il regardait en parlant le gros morceau de pain que l'ouvrier tenait sous son bras, et il n'y avait pas moyen de se méprendre sur le langage de ses yeux affamés. Le brave homme mit sa main dans sa poche pour chercher son couteau.

— Allons, dit-il, vous aurez un morceau de mon pain, mais à condition que vous allez retourner tout de suite chez vous. Des petits oisillons sans plumes, ça ne doit pas courir tout seuls si loin du nid. Où demeurez-vous?

Fifine nomma la rue.

— Eh bien, allez, refaites bravement votre chemin: le papa sera rentré pendant que vous le cherchez.

Il les laissa appuyés contre un mur, mangeant à belles dents le pain frais et savoureux. Oh! comme ils le trouvaient bon!

Avant de tourner le coin d'une rue, il les regarda encore. Charlot lui fit un signe amical et ouvrit sa bouche pleine pour lui crier: Merci!

Ainsi restaurés ils reprirent le chemin de la maison ou plutôt ils crurent le reprendre.

Un boulevard ressemble tant à un autre boulevard, une rue à une autre rue!… Ils marchaient, marchaient toujours, Charlot se faisant traîner. Petite mère était bien lasse, bien inquiète, mais ne se laissait pas aller à son découragement.

— C'est bien par ici que nous avons passé, disait-elle. Regarde, Charlot, tu reconnais cette haute maison et cette grande porte, n'est-ce pas?

— Je ne sais pas, répondait-il.

Et elle s'arrêtait pour regarder tout autour d'eux avec angoisse, puis reprenait son chemin en croyant reconnaître un arbre, une porte… mais elle comprenait peu à peu qu'elle s'était égarée. Charlot ne pouvait plus marcher; il buttait à chaque pas et enfin il tomba assis et refusa de se relever. Alors Petite mère s'assit en pleurant à côté de lui.

Au même instant une porte s'ouvrit et une foule d'enfants se précipitèrent dans la rue. Les horloges sonnaient en choeur midi: c'était la sortie de la classe du matin.

Les garçons venaient les premiers: ils criaient, se bousculaient, se battaient même, mais pour rire. Ils passaient à côté des deux pauvres petits sans les regarder; un d'eux marcha sur la petite main de Charlot qui l'avait appuyée contre terre pour se soutenir. Ensuite vinrent les filles, moins bruyantes. Chacune d'elles portait un sac, et lorsque les plus petites eurent passé il en vint quelques grandes qui avaient l'air tout à fait raisonnables. L'une d'elles s'arrêta et regarda Charlot qui sanglotait en faisant des yeux lamentables à sa pauvre main un peu écorchée par le gros soulier à clous.

— Qu'est-ce que tu fais là? lui demanda-t-elle, tu n'es pas de l'école?

Petite mère répondit pour lui car il n'était pas en état de se faire entendre.

L'écolière comprit bien vite la situation. C'était une douce enfant chez qui l'instinct maternel avait été développé de bonne heure par les soins qu'elle avait donnés à une petite soeur qui était morte. Elle se pencha vers le petit désolé et, voyant que sa main saignait un peu, elle trempa son mouchoir à la fontaine voisine, et pansa la blessure.

— Où est-ce que vous demeurez? demanda-t-elle à la petite qui la regardait faire.

Celle-ci nomma la rue.

— Je connais ça. Ma marraine demeure tout près. Mais c'est bien loin; comment allez-vous retourner?

— Je ne sais pas, répondit Petite mère qui sentait que ses pieds ne pouvaient plus la porter et qui savait que Charlot était encore plus fatigué qu'elle.

— Venez chez nous, dit la petite fille après un moment d'hésitation; grand'mère vous dira ce qu'il faut faire. Voyez-vous? c'est là, cette petite porte de l'autre côté de la rue.

Les deux enfants se levèrent doucement et suivirent leur nouvelle amie. C'était une fillette de treize ou quatorze ans; elle avait un tablier de cotonnade qui lui donnait l'air enfant, mais elle était grande et de belles nattes blondes tombaient sur son dos. Elle les fit entrer dans une petite chambre au rez-de-chaussée qui, donnant sur une cour, était un peu sombre même en plein midi.

Une femme âgée était occupée à poser deux assiettes de soupe sur une petite table; elle avait pour cela poussé de côté des morceaux d'étoffe qui s'y trouvaient entassés. La chambre était petite, encombrée, mais très propre. Un rayon de soleil venait justement d'y pénétrer et il faisait reluire une casserole et un plat d'étain suspendus au mur. Sur la commode on voyait deux tasses et une théière de porcelaine; le lit était soigneusement recouvert et les deux chaises de paille en bon état; aux yeux de Petite mère cette chambre était un vrai paradis. Charlot n'en avait, lui, que pour la soupe fumante. C'était la seconde fois de la journée qu'il voyait des assiettes pleines. Faudrait-il encore les regarder sans y toucher?

Pauvre Charlot!…

— C'est toi, petite, dit la vieille dame sans se retourner, tu arrives juste à point.

Elle s'arrêta, étonnée, car elle entendant plusieurs petits pas.

— Grand'mère, dit Céline, voilà des petits enfants qui se sont perdus. Ils sont bien loin de chez eux, et je les ai amenés pour se reposer un moment, ils sont si fatigués!…

Charlot s'était laissé tomber par terre, mais il ne perdait pas de vue les deux assiettes dont le fumet savoureux se répandait tout autour de la table.

— Qui sont-ils? demanda la grand'mère.

— Des petits enfants, répondit Céline.

— Je le vois bien, reprit la vieille dame en affermissant ses lunettes, mais pourquoi me les amènes-tu?

— Ils étaient tout seuls à pleurer dans la rue, un méchant garçon de l'école a marché sur la main du pauvre petit. Vois-tu, grand'mère, il a les cheveux tout frisés comme notre petite Berthe.

A ce souvenir le coeur de la bonne femme s'attendrit.

— Ils ont bien faim, continua Céline.

La grand'mère prit la casserole de terre cuite dans laquelle avait chauffé la soupe. Il n'y avait rien, plus rien au fond. Et les deux assiettes déjà servies n'étaient pas trop pleines, mais Céline n'hésitait pas.

Elle fit asseoir Charlot devant une des deux assiettes, et mettant une cuiller dans la main de sa soeur, elle lui dit: Voilà pour vous deux.

Puis elle se mit gaiement à partager l'autre avec sa grand'mère; c'était elle qui jouait le rôle de pourvoyeuse, et elle riait, en faisant avaler à la vieille dame autant de cuillerées qu'elle en avalait elle-même. Le jeu fut vite fini. Charlot avait essuyé ses yeux et mangeait en regardant les autres d'un air très grave et très observateur. La grand'mère avait remarqué que la chétive petite fille donnait au gros joufflu au moins deux cuillerées pour une qu'elle s'administrait à elle-même.

— Tu es une bonne petite fille, lui dit-elle quand tout fut fini. Comment t'appelles-tu?

Charlot fut le plus prompt à répondre. Il était content de l'approbation donnée à sa soeur.

— Elle s'appelle Petite mère, dit-il.

— Mais ce n'est pas un nom, s'écria Céline.

— Elle s'appelle Petite mère, répéta Charlot avec fermeté en jetant un regard mécontent sur celle qui osait ne pas admirer le nom qu'il aimait.

— Je crois que je devine pourquoi on l'appelle ainsi, dit la vieille dame, mais elle a un autre nom, sans doute?…

— Je m'appelle Joséphine, mais depuis que notre maman est morte on ne me l'a plus jamais dit.

— Votre maman est morte! pauvres petits agneaux! Et votre père, où est-il?

— Il n'est pas rentré hier soir, dit Petite mère, reprenant son air soucieux: nous le cherchons depuis ce matin, mais nous nous sommes perdus.

— Et où alliez-vous le chercher?

— A la grande maison qu'on bâtit….. une grande maison sur le boulevard.

— Oui, dit Charlot qui se ranima à cette pensée, c'est une grande maison, une énorme maison… J'en bâtirai comme ça, moi, quand je serai grand…

— Et vous n'avez pas d'autre indication que celle-là, pauvres petits! Mais pourquoi ne pas attendre à la maison?

— Nous avions bien faim, dit Petite mère.

— Oui, ajouta Charlot qui croyait de son devoir de confirmer chaque parole de sa soeur, j'avais bien faim et Petite mère aussi.

— Et personne dans votre maison ne prend soin de vous quand votre père n'y est pas?

— C'est Petite mère qui prend soin de moi, dit Charlot avec fierté.

— Et qui prend soin d'elle? est-ce toi?

— Non, parce que je suis trop petit… mais quand je serai grand je lui donnerai une maison… magnifique.

Ce mot ambitieux sortit de la bouche ronde du petit garçon avec une emphase comique. La soupe lui avait rendu la force de faire les châteaux en Espagne dont il avait coutume de se charmer lui-même, et de récompenser toutes les peines que sa soeur prenait pour lui. Il allait faire une énumération de tous les cadeaux splendides dont il la comblerait, mais on lui conseilla de se taire et de se coucher un moment sur le lit pour reprendre la force de marcher. Quelques minutes après il dormait de tout son coeur.

— Grand'mère, dit Céline, permets-moi de les reconduire, je sais le chemin, c'est le même que pour aller chez ma marraine.

— J'aimerais mieux les mettre dans l'omnibus, les pauvres petits, mais douze sous c'est beaucoup pour nous. Quel dommage que les omnibus soient si chers!

En parlant ainsi la grand'mère de Céline regardait dans son tiroir: il n'y avait que bien juste de quoi aller jusqu'au samedi, jour où elle reportait son ouvrage. Elle le referma tristement.

Déjà âgée la pauvre femme n'avait d'autre ressource que son travail et elle gagnait peu. Les parents de Céline étaient morts jeunes, lui laissant leurs deux enfants avec quelques ressources bientôt épuisées. Maintenant Céline était seule, car la petite Berthe n'avait pas vécu longtemps. Malgré sa pauvreté sa grand'mère l'envoyait encore à l'école, car elle savait que l'instruction est une chose précieuse. En rentrant la petite fille gagnait quelques sous à faire des boutonnières, mais on comprend pourquoi les portions de soupe étaient si petites.

Petite mère ne dormait pas et causait peu. Soit timidité, soit réserve naturelle, elle était avare de paroles. Pourtant ses nouvelles amies parvinrent à découvrir que, toute petite et mince qu'elle fût, elle avait tout près de dix ans. On lui en aurait donné sept.

C'est encore tout de même bien jeune pour être une petite mère de famille, se dit la bonne grand'mère en regardant les enfants s'éloigner ensemble. Céline les tenait tous deux par la main et paraissait enchantée de faire du même coup une longue promenade et une bonne action.

On marcha longtemps, bien longtemps, le soleil de mai était chaud, il fallait beaucoup de courage pour ne pas s'arrêter lorsqu'on rencontrait un banc. Céline commençait à trouver sa promenade moins amusante qu'elle ne s'y attendait, car les enfants étaient si fatigués qu'ils ne pouvaient ni rire ni causer. Tout à coup Charlot s'arrêta et déclara que Petite mère devait le porter. Celle-ci, sans hésiter, l'entoura de ses petits bras pour le soulever, mais Céline l'arrêta.

— Es-tu folle? s'écria-t-elle: tu ne peux pas même le soulever…

— Oh! je pourrais bien le porter sur mon dos, répondit Petite mère, il serait moins lourd comme cela.

— Tiens, c'est une idée! Allons, Charlot, puisque tu es si paresseux, je vais te prendre sur mon dos, moi, mais gare à toi si tu me donnes des coups de pied.

Ils marchèrent un moment ainsi, mais Céline le remit bientôt à terre, car même pour elle c'était un lourd fardeau. Alors le petit garçon commença à harceler sa soeur pour qu'elle le portât, mais Céline s'y opposa avec fermeté.

— Non, dit-elle, nous sommes bientôt arrivés; tu peux marcher encore un peu, tu es beaucoup trop lourd pour elle.

Petite mère regardait Charlot d'un air désespéré. Elle ne lui avait jamais rien refusé, et cela la navrait de le voir si las, mais Céline les tenait chacun par une main; il fallait marcher. Charlot trouva pourtant des forces pour arracher sa main de celle de sa conductrice et pour pincer Petite mère derrière le dos de celle-ci, en disant:

— Méchante!… Je ne te donnerai jamais rien quand je serai grand!…

Le soleil commençait à leur envoyer en pleine figure ses rayons horizontaux qui les éblouissaient et les forçaient à fermer les yeux, quand Petite mère s'écria tout à coup:

— C'est ici!

Et Céline entra avec eux dans la pauvre maison.

— Le père est-il revenu, Madame? demanda la petite en s'arrêtant sur le seuil de la loge.

— Non, mes chérubins, répondit madame Perlet qui était au repos et par conséquent très-abordable. Tenez, voilà votre clef.

L'enfant prit la clef et regarda Céline d'un air indécis. Lui demanderait-elle de monter? Mais elle n'avait rien à lui offrir, à peine une chaise pour se reposer, car il n'y avait, dans la chambre, que la chaise sans dossier sur laquelle Petite mère avait veillé une partie de la nuit.

Céline la tira d'embarras en les embrassant et en disant qu'elle allait retourner bien vite avant qu'il fît nuit. Et lorsqu'elle les eut quittés en promettant de venir les voir en même temps que sa marraine, Petite mère se sentit seule et triste. Une aimable figure blonde et rose, la bienveillance, la gaieté sont choses si agréables à rencontrer sur son chemin!

La chambre était en ordre comme on l'avait laissée, mais elle était tout aussi dépourvue de quoi que ce fût qui pût se mettre sous la dent. Petite mère ouvrit le vieux panier avec un faible espoir que la bonne chance du matin se renouvellerait, mais il était cette fois absolument vide. Charlot, après avoir un peu gémi, s'endormit sur le lit sans avoir voulu se déshabiller. Sa soeur s'assit sur sa chaise et attendit.

Oh! comme elle attendit longtemps!… Le jour décroissait lentement, puis il n'y eut plus qu'une lueur de crépuscule, puis la nuit devint tout à fait sombre. Dans le petit coin de ciel qu'on apercevait entre les toits et les cheminées Petite mère vit briller une étoile, puis une autre encore. Elle entendait l'horloge de la paroisse au travers d'une carreau cassé qui laissait mieux pénétrer les sons lointains. Petite mère n'avait jamais été à l'école et on ne lui avait jamais rien appris, mais — elle n'aurait pu dire comment cela lui était venu — elle savait compter jusqu'à dix, autant qu'elle avait de doigts à ses petites mains. Lorsque l'horloge eut sonné dix coups, elle comprit qu'il était inutile d'attendre encore. Il était trop tard, le père ne reviendrait plus. Charlot se remuait et se plaignait en dormant; elle se demanda comment elle ferait le lendemain pour lui donner à manger. Alors le coeur lui manqua… et elle se mit à pleurer sans bruit, comme pleurent ceux qui n'ont personne pour les consoler. Pendant qu'elle se désolait ainsi elle se souvint que sa mère lui avait dit une fois que lorsqu'elle serait malheureuse il fallait prier et que Dieu l'entendrait. Dans ce temps-là elle avait l'habitude de s'agenouiller chaque soir près du lit de la malade et de joindre ses petits mains dans les siennes en répétant une prière. Elle avait continué quelque temps à le faire, puis elle en avait perdu l'habitude et personne ne le lui avait rappelé. Pourtant les mots qu'elle avait eu coutume d'employer lui revinrent en mémoire et elle répéta comme autrefois:

— Mon Dieu, rends-moi bien sage, bénis papa et mon petit frère, guéris maman…

Alors elle se souvint que sa mère n'avait plus besoin d'être guérie et elle s'arrêta court pour réfléchir, puis elle ajouta presque à haute voix et non plus comme on récite une formule, mais avec un accent suppliant:

— Donne-nous du pain et fais que papa revienne, oh! je t'en prie, bon Dieu, fais qu'il revienne!

Alors elle se sentit moins désolée, elle se coucha près de Charlot, passa son bras autour de lui comme pour le protéger encore en dormant, et bientôt elle avait oublié tous ses chagrins.

Le sommeil de Petite mère fut doux et profond. Il faisait jour lorsqu'elle se réveilla en sursaut.

IV

La pauvre petite était si fatiguée de ses voyages de la veille qu'elle ne se serait peut-être pas réveillée sans un événement extraordinaire. Elle ne s'était pas aperçue en se couchant que la fenêtre se trouvait entr'ouverte; comme il ne faisait pas de vent les deux battants étaient restés rapprochés et l'air frais de la nuit ne s'était pas trop fait sentir aux petits dormeurs. Vers le matin, un des battants céda tout doucement comme sous une pression lente, puis encore un peu, et encore un peu… et, lorsque l'ouverture se trouva assez grande, un visiteur inattendu sauta dans la chambre, mais avec tant de légèreté et de souplesse qu'il n'en résulta pas le moindre bruit. Personne ne bougea dans le lit.

Le visiteur commença par s'étirer et regarda autour de lui comme quelqu'un que rien ne presse; il fit ensuite le tour de la chambre, lentement, avec précaution, toujours sans bruit. Lorsqu'il eut achevé son voyage d'exploration, il s'arrêta au pied du lit et fixa des yeux peu bienveillants sur les deux petits dormeurs qui ne se doutaient guère qu'ils étaient regardés de la sorte, puis, tout à coup, sans dire gare, il sauta sur le lit et, après s'être tourné et retourné en tous sens, il se blottit en boule tout contre la joue de Petite mère et commença à faire entendre un son tout particulier qui s'harmonisait avec la respiration égale des deux enfants.

Petite mère avait un peu détourné la tête comme pour fuir ce contact inquiétant et elle avait étendu sa petite main pour s'en défendre, mais cette main avait rencontré un objet doux, chaud et moelleux sur lequel elle s'était arrêtée avec plaisir sans que la dormeuse en eût conscience. Les occupants du lit continuèrent donc leur somme, à trois maintenant et non plus à deux.

Pourtant le sommeil de Petite mère était un peu troublé, et bientôt elle ouvrit des yeux étonnés. Le visiteur s'était retourné et une partie de sa personne, dont tous les visiteurs ne sont pas ornés, sa belle queue touffue, avait effleuré le visage de la fillette. Elle retint un cri qui allait lui échapper et s'aperçut qu'un beau chat était couché à côté d'elle.

D'autres petite filles auraient peut-être crié, mais Petite mère, si timide avec les gens, n'avait aucune frayeur des bêtes. Elle avança sa main pour caresser doucement son nouvel ami, à qui cette petite main légère parut si sympathique qu'il recommença de plus belle son ronron un moment interrompu. Petite mère se souleva pour mieux l'admirer.

C'était un beau chat gris avec des reflets fauves, une queue magnifique, une petite tête fine et intelligente. Il regardait aussi Petite mère, et après un moment d'examen, il se frotta contre elle.

— Que tu es beau et gentil! s'écria-t-elle. Mais par où as-tu pu entrer?

La vue de la fenêtre entr'ouverte lui expliqua le mystère. Il fallait être chat pour prendre ce chemin; sans doute il avait sauté de la gouttière sur le rebord de la croisée… L'enfant frémit en pensant que, s'il avait mal pris son élan, il aurait pu tomber dans la cour; mais il n'y avait pas de danger, Minet était plus habile que ça.

Charlot se réveilla et la vue du chat détourna un moment son attention de la faim qui recommençait à ronger son petit estomac si creux. Une parole imprudente de sa soeur le ramena à cette préoccupation bien légitime.

— Si seulement j'avais un peu de lait à lui donner! dit-elle.

— J'en veux, moi, du lait, cria Charlot de son ton le plus lamentable; Petite mère, je vais mourir de faim!…

— Non, non, répondit-elle un peu effrayée de cette perspective, non, Charlot, tu ne mourras pas de faim.

— Alors donne-moi à manger!…

— Je n'ai rien, tu le sais bien, mon pauvre chéri.

— Alors je vais mourir de faim, répliqua Charlot avec une terrible logique.

— Non, j'irai demander à quelqu'un… dans un moment…

Cela lui coûtait tant!… et puis à qui demander?… Tous les voisins étaient pauvres, elle le savait. C'était une raison pour mieux oser, car le pauvre comprend le pauvre, et dans cette maison misérable aucune mère n'eût refusé un morceau de pain aux petits délaissés; mais Petite mère était la délicatesse même: elle n'aurait jamais pu se décider à demander pour elle, et même quand c'était pour son Charlot, il fallait rassembler tout son courage.

Le chat avait certainement moins faim que les enfants car il s'était remis en boule et s'endormit, mais les mouvements désordonnés de Charlot qui ne voulait ni se lever, ni essayer de dormir encore, le dérangeaient fort, et il battait le lit de sa longue queue en signe de mécontentement. Tandis que Petite mère suppliait Charlot de se lever pour venir avec elle et que celui-ci s'y refusait, on frappa à la porte.

— Entrez! cria le petit garçon, qui eut un instant le fol espoir que c'était son père, comme s'il était probable qu'il frappât à sa propre porte.

Une vieille dame introduisit sa tête, coiffée d'un bonnet blanc.

— Vous n'avez pas vu mon chat? demanda-t-elle. Je ne sais pas où il est passé, et je ne puis pas déjeuner sans lui.

Comme elle parlait, le chat se mit sur ses quatre pattes, s'étira, sauta du lit et s'avança lentement vers sa maîtresse, qui poussa un cri de joie, le prit dans ses bras et referma la porte.

Petite mère n'avait pas eu le temps de parler. Elle soupira et se reprocha de n'avoir rien dit, car, puisqu'un bon déjeuner attendait le chat, peut-être y aurait-il quelque chose pour eux, au moins pour le pauvre Charlot.

La vieille dame n'avait pas l'air terrible, elle aurait peut-être écouté sa prière… mais il était trop tard!

Charlot grognait de tout son pouvoir.

— Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il.

Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à la porte à côté.

La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et un beau chat.

Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer son apparition.

— Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim…

— Charlot, mourir de faim!… Que veux-tu dire, petite?… Je te certifie qu'il ne manque de rien.

Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se mit à filer d'une air de parfait contentement.

— Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame…

— Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses yeux à demi-fermés.

— Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure… c'est mon petite frère, madame…

— Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre, c'est de ton petit frère que tu parles!… Mais, Charlot, c'est mon chat… ne le sais-tu pas?…

— Non. Je croyais que c'était un nom de garçon.

Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère effrayée s'arrêta court.

— Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre
Charlot.

— C'est lui, mon petit frère, qui a faim…

— Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui donnes-tu pas à manger?

— Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas…

— Ah! les pauvres enfants!…

Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste de son café et s'étouffa horriblement.

Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le reposa à la même place, le regarda encore et finit par le remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors, elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot, le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et cessa de crier pour la considérer attentivement.

La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais, bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon:

— Viens, dit-elle, je te donnerai à manger.

A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore à sa soeur un regard irrité.

— Elle ne veut rien me donner, elle!… dit-il.

La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne voulait rien donner au déraisonnable Charlot.

— Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa voix douce.

— Non!… cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!…

— Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait.

— Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte ouverte.

Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait. Petite mère se contenta de dire:

— Oh! Charlot!…

Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand courage pour la supporter.

La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était excellent avec le pain, son illusion s'évanouit.

— J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre avec défaveur.

— Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement.

— Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot avec audace.

— S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle plus sévèrement.

Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la quatrième bouchée, il s'arrêta.

— N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur.

— Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un air désolé.

— Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux. Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat?

— Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement.

— Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle plus souvent Minet.

— J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère.

— Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait?

— Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais, aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne pas de coups de poing.

— Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air.

— Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour ceux qui les soignent.

Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon, et la maîtresse de Charlot le chat voulait-elle faire honte au premier de sa conduite envers sa soeur? Si cela était il n'eut pas l'air d'y faire attention, mais il sentait qu'il détestait de plus en plus ce chat gâté qui avait tant de vertus mais ne mangeait jamais de pain sec.

— C'est plus beau ici que chez nous, dit-il les yeux fixés sur la pendule qui ornait la cheminée.

C'était en effet une jolie chambre, bien qu'elle ne fût séparée que par une petite cuisine et un cabinet noir de la misérable chambre qu'habitaient les deux enfants. Il y avait sur la commode des tasses de porcelaine, deux petits vases, deux flambeaux; près de la fenêtre un grand fauteuil et des rideaux au lit. Tout était bien en ordre, tout reluisait de propreté.

Petite mère admirait aussi, mais avec une nuance de tristesse; ses instincts de ménagère lui faisaient faire une comparaison défavorable pour la chambre voisine qu'elle nettoyait pourtant avec tant de soin.

Toujours discrète et réservée, Petite mère craignait de déranger; elle voulut emmener son frère et le tira par le bras en disant:

— Remercie la dame, Charlot.

Mais lui n'avait point de semblables scrupules.

— Je veux rester encore, dit-il en se campant fermement sur ses petites jambes écartées, j'aime mieux être ici que chez nous. Toi tu peux t'en aller si tu veux; moi, je reste.

— Il peut rester un moment si ça lui fait plaisir, pourvu qu'il ne fasse pas de bruit et ne tourmente pas mon chat.

La petite retira sa main, mais elle resta indécise, n'osant ni s'en aller ni prendre pour elle la permission donnée à son frère.

Celui-ci trancha la difficulté.

— Va-t'en, lui dit-il avec son amabilité accoutumée.

— Oh! dit madame Charles, elle peut bien rester; elle ne prend pas beaucoup de place et elle ne fait pas beaucoup de bruit.

— Non, dit Charlot avec décision, j'aime mieux qu'elle retourne chez nous.

Et Petite mère s'en alla un peu triste sans bien savoir pourquoi.

Elle s'assit sur le banc de bois près de la fenêtre et se mit à regarder; il lui revint tout à coup à l'esprit que quelqu'un, elle ne savait plus qui, lui avait dit une fois que sa mère était au ciel. Elle resta longtemps les yeux fixés sur un petit coin de ciel bleu qui paraissait encore entre d'épais nuages, sans avoir de pensées bien précises, mais songeant et se souvenant, et se disant qu'elle était bien heureuse quand elle avait sa mère pour l'aimer.

Pendant ce temps Charlot attendait une occasion de se venger.

V

Madame Charles s'était établie dans son fauteuil et avait repris son tricot. Habituée comme elle l'était depuis des années à vivre avec un chat qui n'exigeait pas beaucoup de conversation, elle avait presque perdu l'habitude de parler. Aussi elle laissa la petit garçon s'amuser comme il pouvait. Lorsqu'il eut épuisé l'examen de la chambre et de tout ce qu'elle contenait Charlot se mit à contempler la vieille dame elle-même. De temps en temps ses lunettes glissaient sur le bout de son nez, le mouvement de ses aiguilles se ralentissait, puis s'arrêtait tout à fait, et sa tête tombait sur sa poitrine. Charlot la trouvait très drôle ainsi. Elle avait oublié que le petit garçon était dans la chambre, mais un miaulement aigu de son chat le lui rappela tout à coup. La bonne bête, accoutumée à des procédés tranquilles et bienveillants, ne connaissait pas la défiance; elle avait donc quitté sa place moelleuse sur l'édredon et, se trouvant assez reposée pour le moment, était venue lentement, en se frottant à chaque meuble, auprès du petit garçon qui la regardait venir avec une maligne joie. Minet se frotta aussi contre lui, comme pour lui dire qu'il venait avec de bonnes intentions et comptait sur sa bienveillance. Charlot commença par le caresser pour l'attirer plus sûrement, puis, l'ayant pris sur ses genoux, il se mit à le caresser à l'envers; puis, le tenant ferme, il lui fit subir, malgré sa résistance, une petite opération peu agréable en lui arrachant un des longs poils de sa moustache. Alors, voyant que l'on répondait par de si mauvais procédés à ses avances amicales; le chat fit un violent effort pour se dégager, mais il se sentit retenu par la queue et poussa ce miaulement formidable qui tira sa maîtresse de sa somnolence. Elle se leva en sursaut, le tricot tomba de ses mains, le peloton roula sous un meuble et la vieille dame cria d'une voix sévère:

— Qu'est-ce qu'on fait à mon chat?

— Il m'a griffé, répondit le petit garçon en montrant une goutte de sang qui perlait sur le revers de sa main.

— Tu lui as fait du mal, sans cela il ne t'aurait pas griffé; je connais mon chat, il ne fait jamais de mal à personne, à moins que ce ne soit pour se défendre, et alors il est dans son droit. Est-ce que tu crois que le bon Dieu a fait les chats pour que les méchants enfants les tourmentent?

— Je ne sais pas… répondit Charlot un peu ahuri du ton irrité de la vieille dame.

— Tu ne sais pas!… Eh bien, moi, je sais. Le bon Dieu punit ceux qui font du mal aux pauvres bêtes.

— Est-ce que c'est un méchant monsieur? demanda Charlot.

La bonne dame lui fit répéter deux fois sa question, puis elle leva les mains au ciel…

— Est-ce possible? cria-t-elle, y a-t-il au monde un enfant qui puisse dire une chose pareille? Mais, malheureux, tu es pire qu'un païen!…

Cette accusation aurait pu laisser Charlot assez indifférent, mais il comprenait bien au ton dont elle lui était adressée que, être pire qu'un païen, devait être une vilaine chose. Il resta immobile, l'air déconfit.

Au fond il n'avait pas beaucoup de remords. S'il avait tiré la queue du chat, celui-ci l'avait griffé de la bonne manière: ils étaient quittes. Restait cette mystérieuse accusation d'être pire qu'un païen. L'enfant se la répétait, les yeux fixés sur Minet qui, réfugié près de sa maîtresse, faisait le gros dos et hérissait sa moustache endommagée. Il fallait d'abord le consoler, l'apaiser; on lui prodigua les caresses et les douces paroles jusqu'à ce qu'il fût de nouveau roulé en boule sur le lit et parût avoir tout oublié dans un paisible sommeil.

Alors madame Charles se tourna vers le petit garçon.

— Ecoute, dit-elle en changeant son ton caressant contre un ton sévère, je n'aime pas les enfants qui font du mal aux animaux et qui ne connaissent pas le bon Dieu. Tu peux t'en aller.

Charlot se dirigea sans répondre vers la porte.

La vieille dame eut peut-être un remords de le renvoyer ainsi, car elle le rappela et, le tenant par la main, elle lui dit:

— Rappelle-toi ce que je te dis, Charlot: le bon Dieu te punira si tu fais encore du mal à mon chat.

— Mais il ne le saurait pas, dit le petit garçon qui pensait qu'il aurait un certain plaisir à tirer encore une fois la belle queue de ce chat trop aimé qui était cause qu'on le mettait à la porte.

— Comment?… Il ne le saurait pas… Il sait bien ce que tu as fait… Il t'a vu et il te verra encore si tu recommences.

Charlot regarda tout autour de lui. Il n'y avait dans la chambre d'autre cachette que la grande armoire; madame Charles l'avait ouverte devant lui et il avait pu voir les étagères sur lesquelles étaient rangés, avec un peu de linge, des cartons, des sacs de papier, toutes les provisions de la bonne dame. Où donc quelqu'un pouvait-il être caché? Peut-être il y avait un trou dans le mur et on l'avait vu de la chambre à côté. Charlot pensa que dans leur chambre, à eux, il n'y avait pas de trou et que si jamais le chat y revenait, il pourrait lui tirer la queue tout à son aise, sans que personne le sût. Depuis ce moment il voua une haine mortelle à l'autre Charlot.

Tout en faisant ces réflexions, il retourna auprès de sa soeur qui fut contente de le voir. Elle se trouvait si seule sans lui.

— Ecoute, lui demanda-t-il: sais-tu qui est le bon Dieu?

— Pas très-bien, répondit Petite mère, je sais seulement qu'il demeure très loin, tout là-haut, plus loin que les nuages, et portant il entend ce que nous disons, puisque notre maman m'a dit de lui demander tout ce que je voudrais avoir.

— Alors il nous voit ici?… dit Charlot, d'un air réfléchi.

— Peut-être…

— Est-ce qu'il y a un trou au plafond? demanda le petit garçon en levant les yeux.

— Oh! non, parce qu'alors quand il pleut la pluie tomberait dans la chambre.

— Je ne comprends pas… Mais, pense donc, Petite mère, il aime beaucoup mieux les chats que les enfants.

— Comment le sais-tu?

— La vieille dame a dit qu'il me punirait parce que j'avais tiré la queue de son chat; mais le chat m'a griffé, et au lieu de le punir on l'a caressé et on l'a mis sur le lit. Moi, on m'a chassé.

Petite mère ne répondit rien, elle était perplexe.

— Maman disait qu'il est bien bon, dit-elle.

— Eh bien, moi, je ne le crois pas, répondit le petit garçon de son ton décidé. Il n'est pas bon, et si je le rencontre une fois je lui dirai que c'est mal d'aimer mieux les chats que les enfants; je n'irai plus chez la vieille dame, elle est méchante.

— Oh! Charlot, il ne faut pas être ingrat. Elle nous a donné de son pain.

— Oui, dit Charlot, mais pas de son lait… Elle en avait pourtant, et à présent, Petite mère, qui est-ce qui nous donnera à manger à midi?

Petite mère n'en savait là-dessus pas plus que lui; elle baissa la tête tristement et ne répondit pas.

— Je veux manger à midi, moi!… ajouta le petit garçon irrité de ce silence peu rassurant; tu sais bien que tu dois prendre soin de moi, mais ça te fait plaisir de me laisser mourir de faim.

— Oh! Charlot, comment peux-tu me faire tant de peine!…

Elle aurait pu dire: Et moi, est-ce que n'ai pas faim aussi?

Mais cette pensée ne lui vint pas, pas plus qu'elle ne venait à Charlot. Ils avaient toute la naïveté, l'un de son égoïsme, l'autre de son oubli d'elle-même.

C'était vraiment une triste situation que celle de ces pauvres petits: leur père ne revenait pas, personne dans le vaste monde ne semblait se soucier d'eux, et ils étaient si petits, si faibles pour être ainsi abandonnés!… Heureusement ils ne se rendaient pas compte de tout cela: l'absence de leur père les étonnait plus encore qu'elle ne les inquiétait. Ils se répétaient souvent: "Ce soir il reviendra."

La journée passa lentement, il pleuvait… la prudente Petite mère ne voulut pas permettre à Charlot de sortir avec ses souliers percés; il ne trouva donc de meilleur moyen de passer le temps que de grogner beaucoup et de dormir un peu. Petite mère aurait bien voulu raccommoder ses vêtements et ceux de son frère, mais elle n'avait pas le plus petit bout de fil. Elle s'arrêta devant cet obstacle et après avoir essuyé trois fois la table boiteuse et le vieux bois de lit, elle se livra à son occupation favorite de regarder le ciel. Mais il était tout gris, d'un gris uniforme comme lorsqu'il doit pleuvoir longtemps; il n'en tombait pas le moindre rayon de soleil, et son petit coeur devenait de plus en plus lourd à mesure que ses yeux étaient attristés par ce spectacle.

Tout à coup on frappa à la porte, puis on l'ouvrit doucement et la concierge apparut. Elle avait fini son ouvrage du matin et revêtu sa figure bienveillante de l'après-midi; son regard parcourut la chambre démeublée; elle se doutait bien qu'il n'y avait rien dans ce pauvre logis, mais elle eut le coeur serré en voyant que ce rien était aussi rien que possible.

Petite mère la regardait sans parler; Charlot qui était étendu sur le lit, se souleva sur son coude et gémit: J'ai faim.

— Pauvres enfants! dit la bonne femme, venez avec moi à la loge: les petits vont bientôt rentrer de l'école et je vais leur tremper leur soupe. En attendant vous vous réchaufferez un peu. Ces pluies de printemps ça glace tout de même, surtout quand on ne bouge pas; allons, venez, n'ayez pas peur!…

En entendant parler de soupe, Charlot s'était laissé glisser à bas du lit et il accompagna la brave dame sans se faire prier; Petite mère suivit plus timidement. Dans la loge elle s'assit tout près de la porte et regarda faire, tandis que Charlot obtenait une croûte de pain et se mettait à l'aise en donnant son opinion sur tout ce qu'il voyait. Bientôt un petit chat sortit de dessous le lit et vint tourner autour de Petite mère. Elle n'osait pas le caresser et se contentait de le regarder, mais le petit animal, plus confiant, grimpa lestement le long de sa robe, car il était encore trop jeune pour sauter, et se blottit sur ses genoux. Elle sourit de contentement et posa sa main sur lui pour l'empêcher de s'en aller. La familiarité de cette petit bête lui donnait le sentiment d'être moins étrangère.

— Ah! voilà un chat! s'écria Charlot en se retournant, donne-le-moi.

— Non, non… tu ne les aimes pas. Tu lui feras du mal comme à celui de la dame.

— Ah! pour ça non, dit la concierge, ou bien tu retourneras bien vite chez toi, mon bonhomme. On ne touche pas à mon petit chat quand on est méchant pour les bêtes. Est-ce que tu es donc un mauvais garçon?…

— J'ai tiré la queue au chat de la grosse dame, répondit Charlot d'un air sombre.

— Au gros Charlot!… Eh bien, tu as du toupet, mon gars. Si la grosse dame t'a bien grondé, tu n'as eu que ce que tu méritais. Puisque ces pauvres bêtes ont confiance en nous et viennent demeurer dans nos maisons, c'est très mal de les faire souffrir.

— Mais il m'a griffé, dit le petit garçon en regardant sa main.

— Il a bien fait. Que je t'attrape à tirer la queue au mien!… tu n'auras pas envie de recommencer. Je ne dis pas qu'on doive vivre pour une bête comme madame Charles pour son Charlot, mais… Tiens, la voilà justement… quand on parle du loup…

La grosse dame du quatrième parut en effet sur le pas de la porte.

— Madame Perlet, dit-elle, vous n'avez pas une goutte de lait de trop, aujourd'hui? je vous la rendrai demain. J'ai eu un malheur, j'ai renversé mon pot à lait, c'est la première fois que ça m'arrive.

— Du lait de trop!… A quoi pensez-vous, madame Charles?…Demandez-moi plutôt si j'en ai eu assez. Il n'y en a plus qu'une goutte pour notre petit chat; vous savez qu'il ne prend que ça.

— Alors il faut en aller chercher chez la fruitière, et voyez, la rue est un vrai ruisseau et je n'ai que mes pantoufles… Que faire? Remonter mes quatre étages, c'est tuant pour moi qui n'ai pas de souffle.

En entendant ces paroles, Petite mère s'était levée et se tenait timidement debout, le chat dans ses bras.

— Je pourrais y aller, dit-elle, voyant que son offre muette n'était pas comprise.

— Toi!… dit madame Charles en la regardant avec surprise, car elle ne l'avait pas aperçue dans l'ombre. Eh! c'est ma petite voisine, et ça c'est le gros Charlot, le méchant garçon qui tire la queue de mon chat. Ah! pour celui-là, il peut bien se dire qu'il ne remettra jamais le pied chez moi. Est-ce une conduite de tirer la queue de mon chat qui ne lui faisait aucun mal?… Le pauvre chéri, il ne peut pas s'en remettre; il se réveille en sursaut à tout moment et il miaule beaucoup plus que de coutume d'un ton si triste que ça fait pitié. Ca se comprend… une bête qui est habituée à être traitée avec tant d'égards… ça l'a blessé au coeur. Et dire que j'ai encore eu le malheur de renverser son lait. Pauvre petite bête! il lui en faut deux fois par jour, sans quoi il n'est pas content.

Madame Perlet ne répondait pas: elle était occupée à activer le feu de son fourneau.

— Tu veux donc aller me chercher mon lait, mais tu ne me le renverseras pas, au moins, reprit madame Charles en se retournant vers la petite fille. Tiens voilà une tasse et voilà deux sous. C'est tout à côté.

Charlot accompagna sa soeur hors de la loge; il était bien aise de se soustraire aux reproches de la maîtresse de son ennemi. Il sentait de plus en plus qu'il le détestait, ce gros chat si bien fourré, pour qui on allait chercher du lait frais tandis que lui, Charlot, n'en avait pas eu; aussi il resta sur la porte de la maison suivant Petite mère d'un regard sombre.

Petite mère revint bientôt avec la tasse de lait dont elle n'avait pas répandu une goutte. Pendant son absence madame Perlet avait mis le temps à profit pour sa soupe qui se trouvait toute prête à être servie.

Elle posa six couverts, bien près les uns des autres, car la table était petite.

— Combien êtes-vous donc aujourd'hui? demanda madame Charles.
Est-ce que votre mari est déjà rentré?

— Non, il est allé chercher de l'ouvrage; il ne reviendra pas de sitôt, on le fait toujours attendre; mais ces deux pauvres petits vont manger la soupe avec les nôtres.

— Ah! c'est tant mieux pour eux. Si j'avais eu de la soupe, je leur en aurais donné, mais je ne pouvais pas leur donner le lait de mon chat…

— Cela aurait bien valu tout autant que de le renverser, dit la concierge en se relevant brusquement, sa casserole à la main.

— Aussi je lui en achète d'autre…

— Ecoutez, madame Charles, je ne vous comprends pas… les enfants sont des enfants, et les chats sont des chats…

— Je ne dis pas non, tout au contraire, mais j'aime mieux les chats.

— C'est bien ce que je vous reproche, riposta la concierge avec animation. Vous nourrissez votre chat comme on nourrirait un chrétien, au lieu de le laisser chercher sa vie sous les toits et dans les caves. Vous en faites un propre à rien… Ce n'est cependant pas pour dormir sur un duvet que le bon Dieu l'a créé. Et avec ça vous refusez une goutte de lait à ces pauvres petits abandonnés!… Ca n'est pas beau, madame Charles, aussi le bon Dieu vous a punie en vous faisant renverser votre lait.

— Ecoutez, madame Perlet, je ne vous ai pas demandé de me faire la morale, dit la grosse dame en colère. Je vous prie de me laisser agir comme je l'entends.

Elle se détourna majestueusement et se trouva en face de Petite mère qui lui présentait la tasse pleine.

— Je suis sûre que tu en as versé la moitié, dit-elle aigrement en la prenant.

— Oh! non, madame, je vous assure…

Madame Charles ne répondit rien, ne dit même pas merci, et en passant par la porte un peu étroite de la loge elle se heurta de telle manière que la moitié du lait de son chat tomba sur la première marche de l'escalier.

VI

Les enfants étaient autour de la table, les grands debout, les plus petits assis; Charlot et les petits garçons se regardaient d'un air moitié curieux, moitié hostile et semblaient surpris de se retrouver si rapprochés les uns des autres. A force de dévisager le nouveau venu, les plus jeunes laissaient leur soupe tomber de leur cuiller qu'ils mettaient de travers dans leur bouche. Personne ne parlait et le père qui se trouva tout à coup sur le pas de la porte s'arrêta tout étonné de voir tant de monde et de n'entendre que si peu de bruit.

Il entra et alla poser dans un coin une grande enveloppe noire qu'il rapportait vide.

— Eh bien, dit-il alors, il n'y en avait que quatre ce matin, si je sais bien compter, et maintenant j'en vois six!

— Pourquoi reviens-tu si tôt? demanda la mère en le regardant d'un air inquiet.

— Quand il n'y a pas d'ouvrage à rapporter c'est vite fait. A qui sont ces petits?

— Au nouveau locataire du quatrième, celui qui n'est pas rentré depuis deux jours. Je leur fais manger un peu de notre soupe, il y en aura assez pour tous.

— Tu fais bien, dit le père en s'asseyant près de la commode, car il n'y avait plus de place autour de la table. En voilà une qui n'a pas mangé plus de soupe qu'il ne faut.

Il regardait Petite mère dont la figure pâle et fine faisait contraste avec les mines rondes et joufflues de ses propres marmots.

— Comment t'appelles-tu? ajouta-t-il.

On fit répéter trois fois la réponse. Ernest, l'aîné des enfants, déjà gamin, se mit à rire, mais le père lui imposa silence.

— C'est un nom qui lui fait honneur, dit-il. Personne ne s'en moquera devant moi. Allons, Petite mère, raconte-nous pourquoi on t'a appelée ainsi.

Elle baissa la tête et n'osa rien répondre.

— Et toi, mon gros, le sais-tu? demanda le cordonnier à Charlot.

— C'est comme ça qu'elle s'appelle, dit celui-ci étonné qu'il fallût une explication d'une chose si simple.

— C'est une bonne petite fille, j'en suis sûr, reprit le père en tendant la main pour avoir son assiette un peu moins pleine que de coutume. Tant qu'il y aura de la soupe chez nous elle en aura sa part si elle a faim.

Petite mère leva un regard reconnaissant sur le brave homme dont la voix cordiale lui réchauffait le coeur, mais elle ne put encore rien dire.

— Quand auras-tu de l'ouvrage? demanda la mère.

— On ne m'a rien promis. Ca ne va pas du tout, à ce qu'ils disent.

— Ont-ils au moins payé ce qu'ils te devaient?

— Ce n'était pas lourd. Tu sais que j'avais eu une avance la semaine dernière.

— C'est vrai… Combien nous reste-t-il?

— Voilà… dit le père en déposant sur la commode quelques pièces de monnaie.

— Ca!… dit la femme, mais ce n'est rien…

— Ce n'est pas beaucoup, mais c'est pourtant mieux que rien, et puis nous allons avoir notre trimestre, le propriétaire ne l'a pas encore payé. Vois-tu, femme, il ne faut pas se plaindre. Il y en a tant d'autres plus malheureux que nous.

Nous avons un logement gratis pour nous et la marmaille et c'est beaucoup, nous n'avons pas besoin de nous tourmenter pour le 8 juillet. J'en connais qui n'en dorment pas à l'heure qu'il est. Et puis je retrouverai de l'ouvrage. Ce serait bien malheureux, si l'on n'en pouvait avoir quand on ne demande que ça!…

A ce moment l'ombre s'accrut dans la loge, un monsieur était débout sur le seuil, le chapeau sur la tête.

— Bonjour, dit-il brusquement.

Le cordonnier se leva. Les enfants considéraient cette apparition avec une sorte d'effroi; le plus petit se réfugia près de sa mère, un autre se glissa sous la table. Petite mère et Charlot partageaient la consternation générale.

— C'est à vous, ce tas d'enfants?…

— Il y en a deux à un de mes locataires, monsieur.

— Pourquoi ne restent-ils pas chez eux? Une loge n'est pas une salle d'asile.

— Ils vont remonter, s'empressa de répondre madame Perlet.

— Les quatre autres sont à vous?…

— Oui, monsieur, dit la mère, qui était plus fière de son quatuor qu'elle ne l'eût été d'un royaume; ils sont tous à moi, et, avec votre permission, nous en aurons encore un en automne.

— Les concierges ne doivent pas avoir tant d'enfants; c'est très incommode dans une maison.

— Mais, monsieur, ils vont tous à l'école, répondit la pauvre mère très désappointée de cette manière de considérer sa richesse, même notre petit dernier, qui n'a que trois ans et demi.

— Et celui qui viendra en automne, est-ce qu'il ira aussi à l'école? demanda le visiteur d'un ton rude. Puis, s'adressant au père, cette fois:

— Vous êtes cordonnier?

— Oui, monsieur.

— C'est un métier trop sale pour un concierge.

— Je travaille dans la petite pièce de derrière.

— L'odeur du cuir pénètre partout. Je n'entends pas avoir un cordonnier dans ma loge. Vous quitterez la maison le 1er du mois prochain.

Madame Perlet, en entendant ces paroles, s'assit sur la chaise que le plus petit venait de quitter, car ses jambes tremblantes ne la soutenaient plus; mais sons mari resta très calme et répondit d'un ton ferme et doux:

— Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que nous sommes depuis douze ans dans cette maison et que l'ancien propriétaire avait une entière confiance en nous.

— L'ancien propriétaire était libre de faire ce qui lui plaisait; moi, j'entends que ma maison prenne une toute autre tournure. J'ai des concierges comme il faut et sans enfants à mettre à votre place. Je vous donnerai un dédommagement; mais il faut que la loge soit vide dans quinze jours. Allons, c'est entendu; mettez-vous, dès demain, à la recherche d'un logement ou d'une autre loge où l'on aime l'odeur de cuir et les marmots. Bonsoir!

Et le nouveau propriétaire s'éloigna. Longtemps, le bruit de son pas retentit dans le silence, car personne ne bougeait, personne ne parlait. Les enfants même semblaient frappés de stupeur.

Madame Perlet parla la première.

— Tout vient à la fois, dit-elle. Je ne m'attendais pas à quitter cette maison où tous nos enfants sont nés, où tout le monde nous connaît, où j'ai tant de fois lavé et balayé chaque marche et chaque carreau. Ca me brisera le coeur, pour sûr.

— C'est dur, dit le cordonnier; mais il y en a de plus malheureux que nous. Nous trouverons une autre loge et, qui sait? peut-être meilleure. Nous sommes connus dans le quartier…

— Ce ne sera pas facile…

— Allons, ne perdons pas courage. On nous renvoie parce que nous avons trop d'enfants: tu ne voudrais pourtant pas en avoir moins, la mère?…

— Si c'est pour les voir mourir de faim…

— Voyons, voyons!… il ne s'agit pas encore de mourir de faim. Nous avons des bras, des jambes, du courage, et le bon Dieu n'abandonne pas ceux qui s'aident eux-mêmes.

— Je ne sais pas, répliqua la pauvre femme d'un ton lugubre. Il me semble qu'il nous abandonne bien au jour d'aujourd'hui.

— Papa! cria Ernest, qui commençait à se remettre de sa consternation, je n'irai plus à l'école, je travaillerai avec toi…

— Nous verrons, mon garçon. Tu iras, en tout cas, encore jusqu'à la fin de l'année, et tu tâcheras d'en bien profiter.

— Et moi?… dit le troisième, en sortant de dessous la table.

— Oh! toi, tu vas commencer par ne plus te cacher sous les tables; après, nous verrons…

— Si, au moins, il y avait de l'ouvrage!… reprit madame Perlet un peu consolée par le calme de son mari.

— Il y en aura… il y en aura… Allons! ne te tourmente pas, ma brave femme. Tu es une vaillante, toi, et tu trouveras toujours quelque chose à faire.

On avait un peu oublié Petite mère et Charlot, qui regardaient et écoutaient sans mot dire.

— Oh! ces pauvres enfants, s'écria la brave femme, se les rappelant tout à coup, ils sont encore bien plus à plaindre que les nôtres. Allez, mes petits, allez vous coucher pendant qu'il y a encore un peu de jour.

Petite mère se leva; mais elle ne pouvait partir ainsi sans un mot de reconnaissance. Elle s'approcha de la concierge et lui dit: Merci! mais, si bas, que celle-ci ne comprit pas et lui demanda ce qu'elle voulait encore. Tout intimidée de cette méprise, la pauvre petite rougit et les larmes lui vinrent aux yeux. Alors Charlot prit la parole:

— Elle vous dit: Merci! mais elle n'ose pas parler haut. Moi, j'ose… Quand je serai grand, c'est moi qui dirai tout.

"Quand je serai grand!" c'était le mot favori de Charlot. Lorsqu'il fut couché et Petite mère assise tout près de lui, la tête appuyée contre le lit, — car elle ne voulait pas se coucher elle-même sans être sûre que le père ne rentrerait pas ce soir-là, — il entama la conversation:

— Ecoute… dit-il.

— Quoi, mon chéri?

— Elle est bien bête, madame Perlet.

— Pourquoi donc? demanda la petite fille étonnée de ce jugement sévère.

— Moi, si j'étais elle, je serais bien content de m'en aller de cette petite loge, où l'on ne voit pas clair. Je me mettrais dans une belle grande maison, et alors on ne se cognerait pas les uns contre les autres, comme chez eux. Est-ce que ce n'est pas vrai qu'il seraient bien mieux dans une grande maison?

— Peut-être. Mais ils n'en ont pas.

— Ils n'ont qu'à en bâtir une. Moi, je t'en ferai une, tu sais? quand je serai grand.

— Oui, je sais; mais c'est que, vois-tu, pour bâtir une maison, il faut de l'argent, beaucoup d'argent.

— Où est-ce qu'on trouve l'argent? demanda Charlot après un moment de réflexion.

— Je ne sais pas… On le gagne, tu sais? Papa en rapporte toutes les semaines; il en a quelquefois beaucoup.

— Combien est-ce qu'il gagne pour sa semaine?

— Je crois qu'il a dit vingt francs… Mais il faut payer son déjeuner, tu sais? alors, il ne peut pas tout rapporter.

— Vingt francs, répéta Charlot, c'est beaucoup. Crois-tu qu'avec vingt francs on pourrait bâtir une belle maison?

— Je ne sais pas… Ce ne serait peut-être pas assez.

Charlot soupira.

— Mais, moi, reprit-il, quand je serai grand, je veux gagner beaucoup. Où est-ce que papa trouve l'argent? Crois-tu que c'est dans la terre?…

Petite Mère secoua la tête; elle n'avait pas d'idée bien nette là-dessus.

— Ou derrière les grosses pierres qu'on apporte pour faire la maison?…

— Je crois que c'est un monsieur qui le lui donne…

— Alors, si c'est un monsieur qui le donne, quand je serai grand, je lui dirai: Donnez-m'en beaucoup; et, s'il ne veut pas, je lui donnerai des coups…

— Oh! Charlot, ce ne serait pas bien…

— J'aime à donner des coups, moi.

Et, allongeant son pied hors du lit, Charlot montra qu'il avait bien réellement cet aimable goût, en appliquant à sa soeur un soufflet d'un nouveau genre.

— Oh! Charlot, c'est vilain!… cria-t-elle en se reculant et en essuyant sa joue.

— Eh bien, alors, dis que le monsieur me donnera beaucoup d'argent!…

— Comment puis-je le savoir?

— Dis-le… Je le veux!…

— Que tu es déraisonnable, Charlot!

— Et toi tu est méchante. Tu ne veux pas dire ce que je veux.

C'était souvent ainsi que finissaient les conversations de Charlot avec sa soeur. Petite Mère était trop raisonnable pour accepter toutes les idées un peu extravagantes du petit homme, et trop sincère pour en faire semblant; lui ne pouvait supporter la contradiction. Heureusement, il s'endormit bientôt.

Alors Petite mère se mit à rêver, car elle aussi avait ses rêves; mais ils étaient moins ambitieux que ceux de Charlot. Ceux qui revenaient le plus souvent étaient des souvenirs, et non des châteaux en Espagne: elle se revoyait auprès de sa mère malade; elle entendait encore sa douce voix; elle sentait sa main s'appuyer sur sa tête. Alors, elle tâchait de se rappeler tout ce que cette mère tendre et chérie lui avait dit, et la pensée que Charlot lui avait été confié par elle venait ranimer et réchauffer son dévouement à son petit tyran. Elle posa sa petite main protectrice sur l'enfant endormi; puis, lorsqu'elle fut bien sûre que le père ne reviendrait pas, elle se coucha près de lui et tomba dans un profond sommeil.

VII

Le lendemain il faisait un temps magnifique, l'air était pur, les rayons du soleil avaient une douce chaleur, le ciel était d'un bleu lumineux; sur les toits, dans les arbres au feuillage encore si frais, même dans les cages qui leur servaient de prison, une multitude d'oiseaux chantaient gaîment. Petite mère, tout heureuse, réveilla Charlot en lui disant:

— Lève-toi, nous irons chercher le père aujourd'hui.

Mais l'humeur de Charlot n'était nullement au beau comme le temps. Il grogna en s'éveillant, il grogna en se levant, il grogna… — j'allais dire en déjeunant, — mais, pauvre petit! l'absence de ce repas excusait peut-être sa mauvaise humeur. Vainement Petite mère lui rappela qu'ils avaient eu une bonne soupe la veille; Charlot pensait que ce souvenir ne pouvait remplacer le lait du matin, ou tout au moins un morceau de pain; peut-être, les enfants qui liront cette histoire seront-ils de son avis.

Lorsque les deux petits passèrent devant la loge, la concierge y était; Petite mère posa la clef sur la commode en disant: Voilà notre clef, madame.

— C'est bien, répondit-elle sans même les regarder.

Hélas! elle avait devant elle tout l'ouvrage de la journée, et puis les soucis étouffaient dans son coeur la pitié. Charlot avait espéré un morceau de pain, mais il vit bien qu'il ne fallait rien attendre.

Ce jour-là Petite mère prit le chemin opposé à celui qu'ils avaient suivi la première fois: sans avoir aucun plan arrêté elle monta la rue au lieu de la descendre. A mesure qu'ils avançaient, le nombre des boutiques de boulanger et d'épicier allait en diminuant, et par conséquent les tentations de Charlot aussi; à la dernière il s'arrêta pour contempler les petits pains frais. Dans l'intérieur de la boutique on voyait les deux petits garçons du boulanger, leur sac au dos, qui tendaient la main pour avoir chacun un gâteau sortant du four.

— Vous reviendrez tout droit à midi pour déjeuner, leur cria leur mère. Ne vous faites pas attendre.

— Quels heureux enfants! se dit Charlot. Absorbé par la contemplation de leurs gâteaux, dans lequel ils mordaient à belles dents, il ne se dérangea pas pour leur laisser le passage libre, et le plus grand le poussa un peu rudement en lui disant:

— Ote-toi donc du chemin!

— Peut-être qu'il a faim, dit le plus petit en se retournant.

— Bah! on vient de déjeuner, répondit son frère en mettant dans sa bouche le dernier morceau.

Et ils s'éloignèrent, laissant les pauvres petits sur le trottoir devant la boutique fermée.

Une dame passa, elle venait de faire son marché et de son panier sortaient des herbes et des fruits. Elle se heurta à Charlot et cela la mit de mauvaise humeur.

— Que faites-vous là, petits? dit-elle d'une voix un peu rude, allez donc à l'école au lieu d'encombrer la rue.

Petite mère aurait volontiers pleuré de toutes ces rebuffades, mais elle était accoutumée à retenir ses larmes. Charlot, lui, était en colère et il montra son petit poing fermé à la dame au panier, par derrière, il est vrai, en sorte qu'elle ne s'en douta pas.

— Allons-nous-en d'ici, dit Petite mère.

Et ils recommencèrent à marcher.

Tout au bout de la rue ils rencontrèrent une marchande d'oranges avec sa charrette. Charlot s'arrêta en contemplation devant les beaux fruits d'or; la vieille marchande prit une orange de rebut qu'elle lui donna. Tout joyeux de cette générosité les enfants allèrent s'asseoir sur les marches d'une porte et entamèrent ce repas inattendu. Certes, un petit pain chaud, ou même un morceau de main rassi, eût bien mieux fait leur affaire, mais une orange était préférable à rien.

— Je n'en ai jamais mangé, dit Charlot, les yeux fixés sur les mains de sa soeur qui enlevaient l'écorce qu'elle avait entamée avec ses dents, et toi, Petite mère?

— J'en ai mangé une fois, mais ne je ne me rappelle pas le goût.
Maman en avait quelquefois quand elle était malade.

— Ca sera bon, dit le petit homme qui se régalait en imagination.

Il eut le premier quartier; l'orange était un peu amère et lui fit faire une vilaine grimace.

— Je croyais que c'était meilleur que ça, dit-il d'un air désappointé. — Mais c'était au moins quelque chose dans son estomac creux, et le second morceau lui parut meilleur. Ce frugal déjeuner fut bien vite achevé.

— Il n'y en a déjà plus? dit Charlot qui ne s'était pas aperçu que sa soeur lui donnait la part du lion. Donne-moi ça, je veux le manger.

— L'écorce… oh! non, ce n'est pas bon, tu verras comme c'est amer.

Mais Charlot n'écoutait rien que son appétit. Il arracha l'écorce de la main de sa soeur et en mit dans sa bouche un grand morceau qu'il rejeta bien vite. Pourtant Petite mère serra le reste dans sa poche, car, toujours prévoyante, elle pensa qu'elle pourrait en tirer parti.

Un peu restaurés ils reprirent leur voyage.

Les maisons devenaient plus rares, de longs murs les séparaient les unes des autres. Qu'y avait-il au delà? Les enfants auraient bien voulu le savoir, mais ils ne voyaient rien. Pourtant ils arrivèrent à un endroit où le mur était plus bas et Charlot pria sa soeur de le soulever pour qu'il pût regarder.

— Oh! comme c'est joli, s'écria-t-il. Il y a un grand jardin et une quantité de petites plantes vertes tout en ligne, et des choses en verre qui brillent, et des fleurs, des masses de fleurs dans un coin. Si tu voyais comme c'est beau. Tiens-moi toujours, Petite mère, je veux encore regarder!

Mais Petite mère, en dépit d'un effort héroïque, ne pouvait le tenir plus longtemps. Elle laissa retomber le gros garçon qui se retourna vers elle avec colère.

— Tu pourrais bien me laisser regarder encore, méchante! cria-t-il.

— Mes bras me font mal, répondit la pauvre petite. Tu es lourd,
Charlot.

Ils continuèrent à marcher; la bonne humeur du petit garçon était partie; il traînait les pieds, il se plaignait du soleil, des cailloux, il était vraiment insupportable; mais la patience de Petite mère ne s'épuisait pas facilement.

Ils passèrent le chemin de fer de ceinture et les fortifications sans rencontrer aucune maison en construction; puis ils virent s'étendre devant eux la vraie campagne, des champs labourés, des prés, des haies. Ils oublièrent le but de leur expédition et Charlot reprit courage.

— Je voudrais aller là-bas, dit-il en montrant les bois qui couronnaient le côteau au-dessus des pentes cultivées.

— C'est bien loin, dit la petite qui mesurait mieux la distance.

— Je veux y aller, répéta le petit volontaire.

Ils recommencèrent à marcher, non plus cette fois pour chercher leur père, mais pour voir du pays. Bientôt ils quittèrent la route et entrèrent dans un sentier qui longeait les prés et les carrés de terre labourée, jardins potagers en plein vent où les légumes commençaient à pousser en abondance. Charlot marchait de son mieux et vraiment ses petites jambes faisaient merveille soutenues qu'elles étaient par sa volonté d'arriver aux bois; mais elles finirent pourtant par refuser leur service. Il s'assit sur le bord du chemin en pleurant de fatigue et de faim.

Que faire? Oh! s'il avait été un petit chevreau et qu'il eût pu manger l'herbe tendre!… Dans la campagne un animal trouve toujours sa pâture, mais il n'en est pas de même d'un enfant.

Petite mère commençait à être bien inquiète. Pourquoi s'était-elle laissé entraîner si loin? Ils étaient en plein midi et le soleil de mai tombait d'aplomb sur leurs têtes nues.

Comme elle allait peut-être commencer à pleurer aussi — et cela lui arrivait rarement, car Petite mère, comme tous ceux qui n'ont personne pour essuyer leurs larmes, pleurait peu, — elle entendit un bruit singulier se répéter en se rapprochant. L'enfant se rappelait qu'elle l'avait déjà entendu, mais où? Tandis qu'elle rassemblait ses souvenirs, une petite tête fine, ornée de deux cornes noires, parut au détour du sentier, puis une chèvre tout entière, brune et blanche suivie d'une jeune fille qui portait un panier sur la tête. Elles arrivèrent bientôt devant les deux enfants. Charlot avait cessé de pleurer pour regarder la jolie bête, mais les larmes coulaient encore sur ses joues et il avait l'air bien désolé.

La maîtresse de la chèvre s'arrêta devant cette petite figure bouleversée; la jolie bête s'arrêta aussi et les enfants virent alors qu'elle était tenue par une corde mince et assez longue pour lui laisser une certaine liberté.

— Qu'est-ce qu'il a, ce pauvre petit? demanda la jeune paysanne à Petite mère.

— Il est bien fatigué, madame.

— Et j'ai faim!… ajouta Charlot qui trouvait ce mal au moins aussi cruel que l'autre.

— D'où venez-vous?

— De là-bas…

Et Petite mère montrait à l'horizon l'immense amas de maisons enveloppé de fumée qu'ils avaient laissé derrière eux.

— De Paris!… mais c'est un long chemin pour de petits enfants comme vous.

— Ah! oui, bien long, mais nous voulions aller dans les bois.

— Et pour quoi faire?

Vraiment ils ne le savaient pas et ne purent répondre.

— Il faut retourner chez vous; votre maman sera inquiète.

— Notre maman est morte et notre papa… nous ne savons pas où il est.

— Oh! les pauvres petits!… Eh bien, venez avec moi, je vous donnerai du lait.

Du lait, le rêve de Charlot!… Il essaya de se lever et de marcher, mais ses pauvres petites jambes étaient trop lasses, il fut forcé de se rasseoir.

— Est-ce bien loin? demanda Petite mère.

— Non, c'est là tout près, la maison dont vous voyez le toit dans les arbres. Allons, si tu peux me porter mon panier, petite, moi je prendrai ce gros garçon.

Si Petite mère n'avait pas beaucoup de force elle avait en revanche beaucoup de courage. Elle prit le panier presque aussi grand qu'elle, mais pas aussi lourd qu'il était grand, et suivit la jeune fille qui avait pris Charlot à califourchon. Il fallait monter une côte et Charlot était, au rebours du panier, plus lourd encore qu'il n'était gros; aussi les deux pauvres petites haletantes, ne pouvaient guère parler.

Charlot, lui, goûtait fort cette façon d'aller, et se sentait très disposé à faire un bout de conversation.

— Est-ce qu'il est méchant? demanda-t-il à sa monture.

— Qui? dit la jeune paysanne en s'arrêtant pour reprendre haleine.

— Votre chien…

— Je n'ai pas de chien.

— Mais, continua Charlot très-étonné, en montrant la chèvre qui tirait sa corde pour brouter une branche de genêt, est-ce que ce chien n'est pas à vous?

— Ce n'est pas un chien, dit Petite mère, c'est un mouton. N'as-tu pas entendu comme il bêle?

La jeune fille s'arrêta, cette fois pour rire aux éclats.

— Mais d'où venez-vous donc, vous deux? Vous ne me ferez pas croire que vous n'avez jamais vu une chèvre…

— C'est une chèvre? demanda Petite mère.

— Certainement que c'est une chèvre. Oser dire que ma chevrette est un chien ou un mouton!… avec ses jolies cornes et sa tête fine!… Est-ce qu'on ne voit donc jamais de chèvre à Paris?

— J'en ai vu une fois, mais j'ai cru que c'étaient des moutons à cornes, répondit Petite mère un peu honteuse de son ignorance.

Quant à Charlot, il n'était pas honteux, mais il était choqué, en conséquence de quoi il desserra ses bras qui étaient noués autour du cou de sa porteuse, et se rejeta en arrière, pesant beaucoup plus lourd et menaçant de tomber à chaque secousse que la chèvre, dans ses mouvements capricieux, imprimait au bras de la jeune paysanne autour duquel était passée la corde.

— C'est un chien, répéta-t-il d'un ton péremptoire.

La chèvre prit cette affirmation en mauvaise part, car elle y répondit par un bêlement énergique, et une secousse de la corde si violente, que Charlot en perdit l'équilibre et se raccrocha vivement au cou de la jeune fille. Celle-ci, à moitié étranglée par cette étreinte et par les rires qu'elle ne pouvait réprimer, le laissa glisser jusqu'à terre. Petite mère s'arrêta et posa son panier.

Voyez-vous ce groupe? la jeune fille riant aux éclats, Charlot assis par terre l'air offensé et déconfit, Petite mère, sérieuse, les regardant tous deux sans comprendre la cause de cette scène, et la bête broutant activement et bêlant de temps à autre pour affirmer cette qualité de chèvre qui lui était contestée.

Quand elle eut assez ri, la jeune fille voulut reprendre Charlot pour continuer leur chemin. Il aurait bien aimé faire le fier et refuser, mais il était si las!… Il reprit donc sa place et, une minute après il dormait sur l'épaule qui lui servait d'oreiller.

La maison était petite, toute cachée sous les arbres. Devant la porte s'ébattaient quelques poules, un chat dormait en plein soleil contre le mur; il entr'ouvrit les yeux pour voir qui arrivait, mais ne jugea pas à propos de se déranger comme la gent emplumée qui s'était enfuie avec mille démonstrations de terreur. Dans la cuisine une femme âgée tricotait dans un coin; elle ne se retourna pas. La jeune fille posa à terre son lourd fardeau sans troubler son sommeil, puis elle attacha la corde de sa chèvre à un gros clou planté au mur extérieur, et, s'approchant de la vieille femme:

— Grand'mère, cria-t-elle d'une voix forte et aiguë, je vous amène des visites.

— Qu'est-ce que c'est? grommela la vieille dame d'une voix peu encourageante.

— Des visites de Paris… des enfants qui se sont perdus…

La pauvre sourde se retourna et aperçut la petite créature qui se tenait debout, à moitié cachée par son grand panier et le paquet qu'on venait de poser dans un coin.

— Qu'est-ce que c'est donc que ça? répéta-t-elle d'une voix plus dure. Elle n'aimait pas les intrus, et d'ailleurs elle ne pouvait modérer le son de sa voix.

— C'est une brave petite fille, j'en réponds, car elle a porté une charge plus lourde qu'elle. Quant à l'autre nous ne dirons pas qu'il ne pèse rien, les bras m'en font mal, ajouta la jeune fille en les étirant. Pourtant le pauvre petit a l'estomac creux, paraît-il. Depuis quand n'avez-vous pas mangé?

— Nous avons eu une orange ce matin, répondit Petite mère en regardant d'un air inquiet la vieille paysanne rechignée.

— Une orange, en voilà un déjeuner!… Grand'mère, ils ont déjeuné avec une orange!…

— C'est bien la manière de faire de Paris, dit la grand'mère qui, par miracle, avait entendu et qui jugeait très-sévèrement la grande ville. Au lieu de donner du bon lait à des enfants, on leur donne des oranges… des fruits qui ne croissent pas chez nous, encore!… Aussi quelle mine a-t-elle, cette petite!… une figure grosse comme le poing et pâle, si ça ne fait pas pitié!… Il faut faire attention, c'est voleur, ces enfants de Paris!…

Cette dernière phrase avait été prononcée pour les seules oreilles de sa petite-fille, du moins la bonne dame le croyait, mais d'une voix encore tout à fait assez haute pour que Petite mère l'entendît.

— Allons, grand'mère, vous ne pensez pas à ce que vous dites, dit la jeune fille qui avait vu du coin de l'oeil la pauvre petite devenir écarlate. Je vais donner à ces pauvres enfants une tasse de lait de ma chèvre, ça leur fera plus de bien qu'une orange, et peut-être ce petit entêté croira que ce n'est pas du lait de chien.

Elle riait pour distraire l'enfant… puis elle sortit, laissant
Petite mère seule avec la redoutable vieille.

— Approche, lui dit celle-ci.

Petite mère obéit lentement.

— Que viens-tu faire ici?

Que pouvait-elle répondre? Elle était vraiment tentée de se croire coupable, mais de quoi?

— Que viens-tu faire ici? Répéta la sourde, rien de bon, j'en réponds.

Cette voix formidable réveilla Charlot qui se mit sur son séant et regarda tout autour de la chambre avec un profond étonnement. Petite mère courut auprès de lui comme s'il eût pu être pour elle un protecteur.

— Oh! Charlot, dit-elle, allons-nous-en! Elle est si fâchée… je ne sais pas pourquoi. Mais Charlot était moins timide que sa soeur. Il se leva et, s'approchant de la dame, il la regarda bien en face comme s'il eût voulu pouvoir la reconnaître où qu'il la rencontrât, puis il lui dit tranquillement:

— Tu es donc bien méchante, toi?…

Elle ne le comprit pas, mais elle regarda avec surprise ce petit homme qui lui parlait d'un ton si assuré.

La jeune fille, qui rentrait, avait entendu l'étrange apostrophe de Charlot.

— Pourquoi dis-tu cela? c'est très-malhonnête, lui cria-t-elle.

— Non, dit Charlot, ce n'est pas malhonnête. Elle parlait si fort qu'elle m'a réveillé, et moi je ne veux pas qu'on fasse du chagrin à Petite mère!…

Il aurait pu ajouter: Je me réserve exclusivement ce privilége.

— Petite mère! répéta la jeune fille, entendant ce nom pour la première fois.

— Oui, elle lui parlait d'une voix méchante, et Petite mère avait peur.

— Elle n'est pas méchante, la pauvre grand'mère, mais elle est sourde, et c'est bien heureux pour toi, petit impertinent. Les sourds n'aiment pas voir autour d'eux des gens qu'ils ne connaissent pas. Allons, grand'mère, ajouta-t-elle en criant de tout son pouvoir, ne vous tourmentez pas… Ces petits ont faim, je vais leur donner à manger et ils s'en iront.

— Oui, oui, répondit la vieille femme qui avait à moitié compris, c'est ça… ils vont tout manger comme si nous en avions de trop. Ces enfants sont mal élevés… Ils viennent de Paris, je ne m'y fie pas.

En parlant ainsi elle se retourna, de manière à ne pas voir ce qui se passerait derrière elle.

La jeune fille était accoutumée à ne pas trop s'inquiéter des gronderies de la vieille femme qui, du reste, la laissait faire à sa tête, se contentant de grommeler un peu. Elle remplit deux tasses de terre brune d'un lait tiède et écumeux, coupa deux grandes tranches de pain, et fit signe aux enfants que c'était pour eux. Comme elle vivait avec une sourde elle avait pris l'habitude de parler souvent par signes.

Les enfants ne se firent pas prier. Ah! quel bon repas, que régal délicieux!…

Quand il eut apaisé sa première faim, Charlot se tourna vers la jeune paysanne qui les regardait manger d'un air de contentement et lui dit:

— Pourquoi est-ce que ne gardes pas ton lait pour ton chat?

— Pour mon chat!… quelle idée as-tu là?

— Oui, la grosse dame de chez nous n'a pas voulu nous en donner parce qu'il était pour son chat.

— Mon chat en a quand il en reste, dit la jeune fille en riant; mais il n'est jamais servi le premier. Maintenant, racontez-moi ce que vous venez faire ici? Vous vous êtes sauvés?

— Oh! non, dit Petite mère, à qui ce bon repas et plus encore la figure gracieuse et riante de la jeune paysanne avaient rendu le courage, nous allions chercher notre papa, et nous avons marché longtemps, et alors nous avons trouvé la campagne, et c'était si joli!… nous avons marché encore, et ensuite nous ne pouvions plus marcher, et vous êtes venue avec la jolie chèvre.

— Mais est-ce qu'on n'est pas inquiet chez vous?

— Non, puisqu'il n'y a personne.

— Personne!… mais vous ne pouvez pas vivre seuls!…

— Le père reviendra, répondit Petite mère.

— Nous pourrions bien vivre tout seuls, reprit Charlot, si seulement nous avions du pain et du lait.

— Pauvres petits!… mais où est donc votre père?

— Je ne sais pas, répondit Petite mère à qui cette compassion faisait paraître son sort plus triste qu'elle ne l'avait cru.

— Est-ce qu'il est bon pour vous?

— Oh! oui, s'écrièrent ensemble les deux enfants.

— Alors il ne vous a pas abandonnés, il reviendra… Je vous ramènerai demain chez vous. Pour aujourd'hui vous coucherez ici et demain nous partirons de grand matin ensemble. — Grand'mère, nous les garderons cette nuit…

Il fallut beaucoup de temps pour arriver à s'entendre: la sourde persistait à croire que les enfants coucheraient dans le lit qu'elle partageait avec sa petite-fille, mais elle fut à moitié calmée lorsqu'elle comprit qu'un peu de paille dans un coin leur suffirait pour dormir. Elle s'apaisa encore plus en voyant Petite mère peler très-adroitement des pommes de terre et couper des navets pour la soupe. Quant au pauvre Charlot il avait vraiment fait sur elle une impression fâcheuse; elle ne pouvait supporter qu'il s'approchât de son fauteuil, et suivait tous ses mouvements d'un oeil inquiet. Charlot ne s'en préoccupait guère: il avait bien déjeuné, un bon souper se préparait dont il était persuadé qu'il aurait sa part, et cette maison hospitalière, où les chats n'avaient que la seconde place, lui plaisait infiniment, de même que sa jeune maîtresse.

— Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à celle-ci.

— Je m'appelle Sylvanie, n'est-ce pas un joli nom?

Oui, c'était un bien joli nom, Petite mère le trouvait et sourit en le répétant.

— Et toi?… lui demanda la jeune fille, tout le monde ne t'appelle pas Petite mère comme ton frère?…

— C'est son nom, cria Charlot d'un ton indigné, tout le monde l'appelle ainsi.

Sylvanie se mit à rire.

— Eh! bien, Petite mère, je pense que ton nom te fait honneur, mais il est drôle tout de même.

Sylvanie n'était pas fâchée d'avoir un peu de société; elle menait une vie assez triste avec sa grand'mère, et bien qu'elle ne s'en plaignît jamais, parce qu'elle était bonne et gaie, elle était heureuse de voir de jeunes visages autour d'elle. La maison était à l'écart et cachée dans un pli de terrain; de tous côtés, il est vrai, pour peu qu'on s'élevât sur la hauteur, on apercevait d'autres habitations, mais en regardant par la petite fenêtre on aurait pu se croire loin des humains.

Charlot, toujours prompt à parler, raconta à Sylvanie tout ce qu'il savait de leur vie. En l'écoutant elle répétait souvent: "Pauvres petits!" et dans ses yeux bruns si brillants il y avait un rayon d'une douceur infinie.

— Ce doit être bien triste de demeurer à la ville, disait-elle. Moi, je ne pourrais pas vivre ailleurs qu'ici. En hiver c'est un peu solitaire, mais quand les bourgeons commencent à entr'ouvrir l'écorce des arbres, et que l'herbe verdit près du ruisseau, comme on est joyeux! Voyez, hier j'ai cueilli toutes ces fleurs et j'ai trouvé des violettes sous la haie. Elles ne sont pas en avance, cette année, il a fait si froid!…

— Nous cueillons aussi des fleurs en allant au cimetière, dit
Petite mère, des petites fleurs blanches avec du jaune au milieu.

— Des pâquerettes! il en croît au bord des grandes routes. J'en ai vu quand je suis allée à Paris, mais elles sont laides en comparaison de nos jolies pâquerettes rosées. Allez dans le jardin pendant que la soupe cuit, vous vous amuserez mieux qu'ici.

Quand les enfants furent sortis, la vieille femme appela Sylvanie et lui cria dans l'oreille.

— Il faut tout enfermer. Ces enfants de paris, ça ne vaut rien…

VIII

Le jardin potager était vite parcouru: de grands carrés de pommes de terre, d'autres plus petits de laitue, bordés d'oseille, çà et là quelques buissons de groseilliers, c'était tout; mais au delà quel monde enchanté! De beaux arbres aux troncs noueux, dont les branches s'abaissaient jusqu'à terre, de jolis sentiers qu'on voyait disparaître et reparaître entre les haies, des pentes de gazon, et plus bas, près du ruisseau, de grands prés où les boutons d'or émaillaient l'herbe encore courte et d'un vert tendre. C'était pour les pauvres petits enfants, venus de la ville, un spectacle tout nouveau et qui les ravissait.

— Oh! les belles fleurs, s'écria Charlot, allons les cueillir!…

— Est-ce que nous osons? demanda Petite mère d'un air inquiet.

— J'y vais, moi, cria Charlot qui osait toujours.

Et il courut au pré où il cueillit un énorme bouquet. Sa soeur le suivit et fit de même, non sans quelques battements de coeur.

Charlot fut las le premier et ils s'assirent au bord d'un sentier pour admirer leurs trésors; il donna à sa soeur tout ce qu'il avait cueilli: il en avait assez et ne savait que faire de ces fleurs qui, de loin, lui avaient paru si jolies. Petite mère les arrangea soigneusement. Elle mettait du goût et du soin à tout ce qu'elle faisait; elle était bien une vraie petite femme. Lorsqu'elle eut fait son bouquet à sa pleine satisfaction, elle le posa à côté d'elle sur le talus où ils étaient assis, et se mit à regarder. Au loin, à travers le feuillage et la vapeur légère d'une belle journée, elle voyait de sa place un immense amas de maisons et de cheminées, et quand tout à coup elle se dit que c'était Paris, et qu'il fallait y retourner, elle sentit son coeur se serrer, car personne ne l'y attendait.

— Oh! dit-elle avec un soupir, si nous pouvions rester ici!…

— Nous pouvons bien rester, répondit Charlot qui, sans s'en rendre compte, partageait la même impression.

— Et le père?… Et puis la vieille dame ne voudrait pas.

— Oui, mais Sylvanie voudrait bien. Je le lui demanderai.

— Non, Charlot, nous devons retourner demain. Pense à ce que ferait le père s'il revenait; peut-être qu'il reviendra ce soir, continua-t-elle, et comme il sera triste de ne pas nous trouver. Personne ne saura lui dire où nous sommes. Oh! Charlot, nous n'aurions pas dû venir si loin.

— Ca ne ferait rien. Le père pensera bien que nous allons revenir.

— Il sera inquiet, il aura beaucoup de chagrin…

— Le père est un homme, il ne pleurera pas, dit Charlot avec une grande dignité.

— Non, répliqua sa soeur d'un air réfléchi, mais il aura du chagrin; les hommes ont du chagrin aussi. Tu pleures bien quelquefois, toi, Charlot, quand même tu es un garçon.

— Mais quand je serai grand je ne pleurerai jamais; le père a dit que les hommes ne doivent pas pleurer. Je me mettrai en colère et je te battrai, parce que je serai fort, mais je ne pleurerai pas.

— Pourquoi me battras-tu?

— Quand tu ne voudras pas m'obéir, je te battrai comme ça…

Et le petit garçon commença une démonstration qui n'avait rien d'agréable pour sa soeur. Elle lui prit les deux mains pour l'empêcher de la frapper: alors il lança un coup de pied à ses fleurs qui se dispersèrent de tous côtés.

— Oh! mes belles fleurs!… cria-t-elle, Charlot, c'est vilain! tu aimes à me faire du chagrin.

Au même moment une tête fine et cornue s'allongea de derrière un buisson, et la chèvre happa quelques fleurs et les broya de ses dents aiguës, avec un bruit de mastication qui montrait que c'était pour elle un vrai régal. Sa maîtresse la suivait de près; elle souriait aux enfants, mais lorsqu'elle vit l'air méchant de Charlot, elle changea de visage.

— Est-ce qu'il est de mauvaise humeur, ce petit homme? demanda-t-elle.
Pourquoi a-t-il une si vilaine figure?

— Je ne suis pas de mauvaise humeur, répliqua Charlot, mais je veux qu'elle m'obéisse quand je serai grand. Si elle ne le veut pas je la battrai. Je lui ai montré comment je ferai.

— Ah! par exemple, voilà une jolie invention! Est-ce que ce gros garçon te traite souvent ainsi? Je le punirais de la bonne manière, moi, s'il s'avisait de me battre. Venez, mes enfants, allons manger la soupe, elle sera cuite à point quand nous rentrerons. Vous allez m'aider à mettre Brunette dans son écurie; elle fait des farces quelquefois, la petite coquine; elle aime la liberté, mais à nous trois nous en viendrons bien à bout.

— Laissez-moi la tenir, dit Charlot en prenant la corde.

— Non, non, tu ne la tiendrais pas ferme.

— Oh! si, je la tiendrai bien…

En parlant ainsi il tira si vivement la corde que Sylvanie la laissa glisser de son bras, et la chèvre, se sentant libre, grimpa lestement le talus et disparut en un clin d'oeil au milieu des buissons, tandis que les enfants la regardaient d'un air consterné.

— Ne courez pas après elle, dit Sylvanie elle s'en irait pour tout de bon et nous ne pourrions plus la rattraper. Restez bien tranquilles, qu'elle ne vous voie pas! Je vais l'appeler.

Alors elle s'avança doucement vers la jolie bête qui, débout sur une pierre moussue, la regardait d'en haut d'un air mutin et provocant, comme pour lui dire: Tu seras bien habile si tu me reprends!…

Pauvre Brunette, elle était bien fière d'avoir conquis sa liberté, mais elle ne se connaissait pas elle-même; elle ne savait pas encore, malgré de nombreuses expériences, combien elle était accessible à la tentation.

Lorsqu'elle eut flairé de loin une pincée de sel dans la main ouverte de sa maîtresse, elle avança sa tête et son museau friand, puis elle fit encore un ou deux bonds de côté comme pour fuir un piége, et enfin, n'y pouvant plus tenir, elle vint, l'air plus mutin et plus délibéré que jamais, lécher la main appétissante. Alors Sylvanie, tout en la caressant, reprit possession de la corde. Le tour était joué.

Brunette suivit sa maîtresse en se léchant le museau, comme si elle n'avait fait qu'obéir à son propre caprice.

— J'ai toujours un peu de sel dans la poche de mon tablier, dit Sylvanie; avec cela, je suis bien sûre de la ravoir; mais ça n'empêche pas que cela pourrait, une fois ou l'autre, être difficile. Maintenant, dépêchons-nous. Elle nous a fait perdre du temps, et la grand'mère attend.

Ce fut encore toute une affaire de renfermer la chèvre dans la petite cabane de planches, adossée au mur de la maison, qui lui servait d'étable. Tantôt elle se mettait en travers de l'étroite porte, et il n'y avait pas moyen de la faire entrer; d'autres fois, elle résistait ouvertement et faisait semblant de donner des coups de corne. Mais Brunette, étant au fond bonne et soumise, abusait rarement du droit de résistance et n'en faisait guère usage que pour maintenir sa réputation de chèvre, la réputation d'avoir "certain esprit de liberté."

Cinq minutes suffirent pour la caser bien et dûment dans sa logette et en fermer l'entrée avec une planche, par-dessus laquelle elle montrait sa jolie tête et cherchait une dernière caresse de Sylvanie. Les deux enfants de Paris étaient enchantés de tout cela.

— Eh bien, dit la jeune fille, maintenant vous saurez reconnaître une chèvre quand vous en verrez. Tu ne l'appelleras plus un chien ou un mouton à cornes, Charlot?

— Non, je vois bien maintenant qu'ils ne se ressemblent pas beaucoup. Comme c'est amusant d'avoir une chèvre!… bien plus amusant que ce gros vilain chat de la grosse dame qui dort toujours, et qui ferme les yeux pour vous regarder. Je ne l'aime pas, ce chat…

— Sans compter que ma chèvre me donne du lait…

— Oui, au lieu que ce vieux vilain chat boit tout le lait, lui… continua Charlot, s'exaspérant à ce souvenir. Je le déteste… Et encore il s'appelle Charlot, comme moi!… Je le tuerai quand je serai grand.

— Oh! Charlot!… il n'est pourtant pas méchant et il est si beau!… Ce n'est pas sa faute si la vieille dame lui donne tout le lait et si elle l'appelle Charlot.

— Eh bien, je lui tirerai au moins la queue quand elle ne me verra pas… Mais elle dit que Dieu me verra. Est-ce que c'est vrai?

En parlant ainsi, Charlot s'était tourné vers Sylvanie, espérant qu'elle, au moins, aurait une bonne réponse à lui faire.

— Sans doute, répondit celle-ci, puisque Dieu voit tout.

— Il ne peut pourtant pas nous voir, à présent que nous sommes ici?…

— Mais, mon pauvre Charlot, quelle idée te fais-tu donc? Dieu est partout.

Charlot réfléchit un instant à cette étrange assertion, puis il demanda:

— Qu'est-ce que ça veut dire: partout?

— Partout?… Cela veut dire dans tous les endroits: à Paris, ici et dans beaucoup d'autres encore.

— Est-ce que vous le connaissez?

— Moi? répondit Sylvanie, un étonnée de cette question. J'entends parler de lui souvent et je sais que c'est lui qui a tout fait: la terre, le soleil, le ciel avec ses millions d'étoiles…

— L'avez-vous vu? demanda Charlot d'une voix plus basse, car il commençait à pressentir qu'il y avait dans tout cela quelque chose de mystérieux et d'incompréhensible.

— Non, personne ne l'a vu. Mais vous ne savez donc rien de rien, pauvres enfants?

— Maman me parlait du bon Dieu, dit Petite mère, qui crut discerner un reproche dans ces paroles; mais, depuis qu'elle est morte, on ne m'a plus jamais parlé de lui.

— Je ne suis pas bien savante non plus, reprit Sylvanie, mais j'aime à penser que c'est Dieu qui prend soin de nous et qui me donne tout ce que j'ai: mon jardin, ma chèvre, ma bonne grand'mère, qui m'a élevée depuis que mes parents sont morts. Tenez, la voilà qui nous appelle. Allons vite, nous l'avons oubliée en causant. Nous voilà, grand'mère, nous voilà!…

Un instant plus tard, les enfants étaient assis autour de la table, devant une assiette de soupe fumante et un morceau de pain noir, un peu dur, mis d'un goût excellent, coupé pour eux à une miche énorme qui leur faisait ouvrir de grands yeux. Cette abondance les étonnait et les charmait.

— Est-ce que j'en aurai encore? demanda Charlot.

— Tant que tu en voudras, mon garçon, répondit Sylvanie.

La grand'mère vint prendre place à table, vis-à-vis d'eux. Elle n'avait pas l'air content, et Petite mère se sentit tout intimidée; Charlot lui-même était moins à son aise que de coutume. Les plus petits, les animaux mêmes, sentent vite s'ils sont les bienvenus ou si on les reçoit à contre-coeur. Petite mère avait peine à avaler, tant son pauvre gosier était contracté par le regard sévère qu'elle rencontrait dès qu'elle levait les yeux. Pourtant, elle se laissa distraire un moment par l'admiration que lui inspira une croix d'or que Sylvanie avait au cou, et qu'elle ôta pour la montrer aux enfants.

— C'est de l'or? dit Charlot avec respect.

— Oh! comme elle est jolie! ajouta Petite mère en avançant la main pour la toucher.

— Tiens, je vais te la passer un moment autour du cou… Comme te voilà belle!…

Petite mère se tenait droite et souriait de plaisir de se voir ainsi parée.

— Je veux l'avoir aussi! dit Charlot.

— Non, non, pas toi; les garçons ne portent pas de croix. Et puis, tu serais capable de te sauver avec comme ma chèvre. J'y tiens beaucoup, à ma croix; elle était à ma mère.

La vieille dame suivait cette scène d'un oeil mécontent.

— Je te conseille de prendre garde, dit-elle à sa petite-fille; aie l'oeil sur ces enfants… Je ne te dis que ça.

En entendant ces paroles, qu'elle ne comprenait pas bien, Petite mère se hâta de rendre la croix, et Charlot, loin d'avoir faim pour un second morceau de pain, demanda tout bas la permission de porter le reste du sien à la chèvre.

— Est-ce qu'elle l'aime? demanda Petite mère.

— Beaucoup. Mais n'avez-vous donc déjà plus faim?

— Eh non! nous avons eu tant de soupe!

— Eh bien, allez! je vous rappellerai pour m'aider à arranger votre lit.

Ils partirent bien soulagés de s'éloigner de la vieille dame.

La chèvre accepta très-gracieusement leur offrande. Afin de faire durer le plaisir, et de la voir plus souvent avancer son fin museau et broyer le morceau de main avec ses petites dents aiguës, ils firent les morceaux plus petits qu'elle n'aurait voulu si elle avait pu exprimer sa manière de voir. C'était si amusant!… Petite mère trouvait que non-seulement c'était un amusement, mais encore une joie de pouvoir donner et faire plaisir à quelqu'un. Elle caressait la petite tête cornue, et aurait volontiers embrassé la jolie bête qui se laissait nourrir par eux; seulement, les cornes pointues lui faisaient un peu peur, et elle n'osait pas trop s'en approcher.

Lorsque le pain fut tout donné — et il n'y en avait pas une bien grosse provision — elle essaya de cueillir une touffe d'herbe et de la présenter au museau que la chèvre tendait encore, mais celle-ci trouva mauvais qu'on lui offrît, après un mets délicat, sa chère ordinaire, et se détourna d'un air offensé. Puis comme Charlot, plus hardi que sa soeur, insistait d'une manière indiscrète, elle lui détacha un coup de corne, qui ne le blessa nullement, mais le fit fuir à vingt pas. Alors, certain d'être à l'abri de la pauvre prisonnière, il s'arrêta, ramassa une grosse motte de terre et la lui lança de toutes ses forces. La motte se brisa en morceaux avant d'atteindre son but, et la chèvre n'eut pas plus de mal que n'en avait eu le petit garçon lui-même; mais elle était excitée, et si son corps avait pu suivre sa tête à travers l'étroite ouverture, elle se serait vengée de son petit persécuteur. Lui aussi était en colère; nous savons qu'il ne fallait pas beaucoup pour cela. Il ramassa une grosse pierre qui se trouvait sur le chemin, et il allait la lancer contre la pauvre bête, malgré un cri suppliant de Petite mère, lorsqu'une main l'arrêta et lui enleva la pierre, qu'elle jeta au loin.

— Tu es donc un méchant garçon, lui dit Sylvanie? Je n'aurais jamais cru que tu voudrais me remercier en assommant ma chèvre.

— Elle m'a donné un coup de corne.

— Que lui avais-tu fait?

— Je lui avais donné du pain.

— Tu l'avais sans doute irritée, et une chèvre ne sait pas ce qu'elle fait, tandis qu'un petit garçon le sait, lui. Allons, venez vous coucher, le soleil nous a donné l'exemple, et nous devons nous lever demain matin avant lui pour partir.

Il y avait du foin sous un petit hangar. Sylvanie, aidée des enfants, en transporta dans un coin de la cuisine pour en faire un lit qui, s'il n'était ni bien épais ni bien moelleux, était pourtant assez bon pour qu'on pût y dormir.

Lorsque les dernières lueurs du jour s'éteignirent dans la nuit, tout le monde dormait dans la petite maison sur la lisière du bois. Tout le monde, excepté pourtant la pauvre grand'mère qui n'avait plus beaucoup de sommeil et que la défiance tenait éveillée.

— Ces enfants de Paris, ça ne vaut pas grand'chose. Il ne faut dormir que d'un oeil, car ils sont capables de tout, se disait-elle.

Pourtant, un peu après minuit, comme ils n'avaient pas fait un mouvement et qu'elle n'entendait que leurs respirations égales et douces, elle s'endormit à son tour.

IX

Il ne faisait pas encore jour lorsque Petite mère fut tirée de son sommeil par une voix qui disait tout près d'elle:

— Allons, levez-vous vite, enfants; nous allons partir.

Elle fut bientôt debout car elle avait le sommeil léger, et, secouant les brins de foin attachés à ses cheveux et à ses vêtements, elle se mit en devoir de réveiller Charlot. C'était une besogne plus difficile; il fallut au moins cinq minutes pour lui faire entr'ouvrir les yeux, puis il les referma aussitôt et se retourna sur sa paille avec un grognement et un vigoureux coup de poing à l'adresse de ceux qui le dérangeaient. Un mot de Sylvanie produisit plus d'effet que toutes les supplications de sa soeur; elle rentra en disant:

— Voilà du lait tout chaud pour vous.

Assez réveillé pour que cette bonne nouvelle parvînt jusqu'à son intelligence, le petit affamé ouvrit les yeux, tout grands cette fois, et se tint debout. Petite mère l'emmena à la fontaine pour lui laver la figure et les mains, puis Sylvanie leur prêta un peigne pour mettre un peu d'ordre dans leur chevelure. Après cela ils burent leur lait et mangèrent du pain noir sans que la grand'mère sourde se fût éveillée.

Alors Sylvanie prit une brassée de foin et la porta à la chèvre qui devait rester prisonnière jusqu'à son retour; elle ferma la porte de la maison et tous les trois commencèrent à descendre vers la plaine. Le soleil ne tarda pas beaucoup à paraître; les gouttes de rosée brillaient sur chaque brin d'herbe au bord du chemin; les oiseaux gazouillaient et voletaient autour de leurs nids, joyeux de se retrouver en pleine lumière après la nuit; les haies en fleurs répandaient leurs parfums et le grand ciel lumineux enveloppait la terre d'un rayonnement. Sylvanie, qui aimait toutes ces choses, ayant toujours vécu au milieu d'elles, faisait admirer aux enfants tous les détails de cette beauté de la nature, si nouvelle pour eux. Petite mère aurait voulu cueillir chaque fleur, s'arrêter pour regarder l'arc-en-ciel dans chaque perle de rosée. Elle fut surtout charmée par la vue d'un nid posé dans un buisson, où des oisillons encore inhabiles à voler tendaient vers leur mère leurs petits becs avides. Se dit-elle qu'il y avait dans le monde d'autres oisillons dont le nid était moins douillet et qui n'avaient pas de mère pour leur apporter leur nourriture? — Non, elle ne fit pas de retour sur elle-même et sur sa situation, ce n'était pas son habitude, et puis tout était si nouveau autour d'elle, si différent de ce qu'elle était accoutumée à voir! Les enfants n'ont pas de prévoyance, heureusement. Petite mère et Charlot avaient mangé le matin; ils étaient contents et ne se demandaient pas s'il en serait de même le soir ou le lendemain. Personne ne leur avait jamais dit que celui qui donne aux petits des oiseaux leur pâture est aussi le père des orphelins, mais sans doute les petits enfants innocents le savent sans en avoir conscience; ce n'est que plus tard qu'on oublie et qu'il faut rapprendre la confiance comme une leçon difficile.

Arrivés au bas de la colline, Sylvanie les fit marcher rapidement vers une ferme qui était un peu à l'écart de la route, au milieu d'un beau groupe d'arbres fruitiers encore en fleurs. Dans la cour ils virent une charrette attelée d'un cheval qu'un homme et un jeune garçon étaient occupés à charger de bidons pleins de lait.

— Nous sommes à temps, dit Sylvanie, j'avais bien peur d'arriver en retard. Où est madame Nanette? N'est-ce pas elle qui va à la ville?

— Oui, avec moi, répondit le jeune garçon en soulevant le dernier bidon. Nous sommes un peu en retard aujourd'hui, mais nous irons bon train pour rattraper le temps perdu. Tenez, voilà madame Nanette.

Une femme d'une belle prestance et d'une figure avenante parut sur le pas de la porte et, tout en saluant Sylvanie d'un bonjour amical, elle se rapprocha de la charrette pour y monter sans un instant de retard.

— Madame Nanette, dit Sylvanie, voulez-vous prendre ces deux enfants dans votre voiture pour les ramener chez eux?

La laitière fronça légèrement le sourcil.

— Nous n'avons pas une minute à perdre, dit-elle.

— Le temps seulement de les mettre derrière vous parmi les bidons. Il y a bien une place pour eux.

— Qui sont-ils? où vont-ils?

— Ils vous le diront en chemin. Je vous remercie mille fois.

— Vous sont-ils parents? demanda encore madame Nanette pendant que le petit cocher faisait claquer son fouet.

— Non. Hier je n'avais jamais entendu parler d'eux, mais ils ont couché chez nous; la petite vous racontera leur histoire.

Et la charrette, avec son surcroît de chargement, partit en cahotant et en faisant un tel bruit sur les cailloux du chemin qu'il fut impossible à Petite mère d'entendre un mot de ce que lui dit la laitière qui était assise devant elle et se retournait pour lui parler. Raconter une histoire, si courte qu'elle fût, c'était hors de question, aussi madame Nanette dut se résigner à emmener dans sa charrette les deux petits inconnus sans rien savoir, si ce n'est qu'on les lui avait mis sur les bras. Elle les regardait de temps en temps et la douce figure de Petite mère lui gagnait le coeur, tandis que la tête frisée de Charlot lui rappelait une tête du même genre appartenant à un des nombreux marmots qu'elle laissait chaque matin à la ferme pendant qu'elle allait vendre son lait.

Charlot avait d'abord un peu peur des secousses. C'était la première fois de sa vie qu'il allait en voiture et cela lui semblait bien moins agréable qu'il ne l'aurait cru. A chaque cahot il se cramponnait à sa soeur et aurait volontiers poussé des cris aigus, sans la crainte que lui inspirait madame Nanette. Peu à peu la route devint meilleure et Charlot commença à se rassurer; il ne tarda même pas à trouver que cette façon d'aller avait du bon, et, avant une demi-heure, il était ravi et jouissait en plein de sa situation au milieu des bidons. Quel plaisir d'aller si vite et sans aucune fatigue, de regarder fuir les haies et les champs, et les petites maisons qui bordaient la route avec leurs jardins, de tout voir de haut et d'avancer sans se donner aucune peine. Il était même fier de se voir au milieu des bidons et s'irritait lorsque Petite mère paraissait moins enchantée que lui. Elle aussi jouissait, mais à sa manière; elle n'éprouvait aucun besoin d'exprimer ce qu'elle sentait, et puis, il faut le dire, la crainte de voir madame Nanette se retourner et fixer sur elle ses yeux brillants la troublait constamment dans sa joie. Charlot, lui, était déjà familiarisé avec la laitière jusqu'à lui sourire quand elle le regardait, et à promener sa main sur sa robe de cotonnade.

Pauvre Charlot! ce voyage délicieux ne pouvait pas durer toujours. Il fut même bien vite à son terme, car le cheval de la ferme était un excellent petit trotteur, bien qu'il ne payât pas de mine, et il connaissait bien son chemin qu'il faisait trois cent soixante-cinq fois par an pour aller et autant pour revenir. Il atteignit donc bientôt la première maison d'une longue rue qui commençait presque dans la campagne et qui semblait descendre à perte de vue vers le centre du grand Paris. Enfin la charrette s'arrêta devant une boutique de fruitier; un homme et une femme en sortirent pour prendre les bidons qui leur étaient destinés.

— Hé! dit l'homme en regardant les enfants, qu'est-ce que c'est que ce chargement que vous avez là? Vous avez voulu nous faire voir un échantillon de la petite famille?

— Non, ils ne sont pas à moi, les pauvres petits. A vrai dire, je ne serais pas fière d'une petite sauterelle comme ça, ajouta la laitière en regardant Petite mère et ses bras maigres. Je ne sais même pas à qui ils sont ni où ils vont. On le me les a perchés sur ma charrette au moment où nous partions. Où demeures-tu, petite?

— C'est tout près, dit le fruitier, lorsque Charlot eut répété la réponse de Petite mère que personne n'avait entendue, il faut descendre ici. Allons, venez que je vous aide.

Il enleva Petite mère comme une plume, puis il prit Charlot en faisant semblant de fléchir sous ce lourd fardeau. Lorsqu'ils furent tous deux à terre et qu'ils regardèrent autour d'eux sans savoir où aller, ils paraissaient si petits, si chétifs, si perdus, que la bonne laitière, bien qu'elle eût à craindre, en s'attardant, les reproches de ses pratiques, ne put s'empêcher de descendre de son siège pour leur demander si personne ne les attendait.

— Non, répondit Petite mère, il n'y a personne chez nous.

— Personne!… Est-ce possible!… Où allez-vous donc?

— A la maison…

— A la maison… et personne ne vous attend!… mais ce n'est pas croyable.

— Peut-être que le père sera revenu, dit Petite mère.

— Où est-il, votre père?

— Il travaille, mais il y a bien longtemps qu'il n'est pas rentré.

Petite mère ne savait plus le compte des jours et on lui aurait dit qu'il y avait des semaines qu'elle l'aurait cru.

— Et votre maman?

— Elle est morte depuis longtemps… quand Charlot était tout petit.

— Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible? répétait la bonne femme. Quand je pense que nos pauvres enfants pourraient être ainsi abandonnés!… Si je savais ce que dirait notre homme, je les ramènerais avec moi, mais il y en a tant déjà!…

— Allons donc! dit la fruitière qui assistait à cette scène, Paris en est plein de ces enfants-là. Ils se tirent toujours d'affaire. Et puis, qui vous dit que c'est vrai, cette histoire!… Laissez-les aller tranquillement, ne vous faites pas de mauvais sang pour eux…

— Je ne crois pourtant pas qu'elle mente, dit la laitière, un peu refroidie, en regardant dans les yeux de la petite fille, mais il faut que je m'en aille bien vite. Ecoute, petite, tu as vu où je demeure, ce n'est pas bien loin. Si ton père ne revient pas, et que tu ne trouves personne pour prendre soin de vous, tu peux venir chez nous, entends-tu?

Ayant ainsi tranquillisé sa conscience, la brave femme remonta sur sa charrette et continua sa tournée, la fruitière rentra dans l'intérieur de sa boutique et les deux petits restèrent sur le trottoir.

— Allons! dit Petite mère en soupirant.

La rue lui semblait si triste, le pavé si dur après le chemin qu'elle avait fait le matin dans le sentier en fleurs! Elle prit la main de Charlot pour s'en aller, mais où? Elle ne connaissait pas la rue et ne voyait rien qui lui fût familier.

Elle s'aperçut tout à coup qu'ils allaient se jeter dans les jambes d'un agent de police d'une taille très élevée qui allait et venait au coin de la rue. Petite mère leva la tête vers lui et lui demanda son chemin. L'homme la regarda d'en haut, comme on regarde une chose sur laquelle on craint de marcher par inadvertance, puis il tendit la main dans une direction en disant:

— Troisième à droite.

Le malheur, c'est que ni Petite mère ni Charlot n'étaient bien sûrs de connaître leur main droite. Pourtant ils prirent d'instinct le bon chemin et reconnurent bientôt leur rue à un long mur sans fenêtres qui en longeait la première partie.

— Nous étions tout près de chez nous sans le savoir, dit Petite mère joyeuse de se retrouver en pays de connaissance.

Charlot n'était pas content du tout: il marchait lentement et se faisait traîner.

— Si le père n'est pas rentré, j'aime mieux retourner dans la campagne, dit-il; notre maison est trop laide, et puis ça sent mauvais ici.

Il parlait ainsi en entrant dans l'allée étroite qui conduisait à la loge et à l'escalier noir. C'est que l'air était en effet bien différent de celui qu'il avait respiré le matin sur la colline.

— Allons demander si le père est revenu, dit Petite mère qui avait tout à coup une lueur d'espoir.

Il était encore de bien bonne heure et pourtant madame Perlet vint au devant d'eux dès qu'elle les aperçut.

— Bon Dieu! dit-elle, qu'êtes-vous devenus depuis hier matin, mes pauvres agneaux? Vous nous avez fait une fameuse peur. Mon mari allait vous réclamer à la police si vous n'étiez pas revenus. Pauvres enfants, où avez-vous donc couché? dans la rue? sous une porte?…

— Nous avons eu un bon lit de foin, répondit Charlot, et on nous a donné à manger.

— Le bon Dieu soit béni!… Mais où donc êtes-vous allés? Nous avons eu une belle peur!…

— Le père est-il revenu, madame? demanda Petite mère.

— Non… c'est-à-dire il n'est pas revenu, mais il y a des nouvelles… Pauvres petits, qui est-ce qui vous a donné à manger?

— La maîtresse du chien, répondit Charlot qui retombait dans son erreur de la veille. Non, c'est une chèvre, elle a des cornes et elle donne du bon lait.

— Par exemple!… et où l'avez-vous trouvée, cette chèvre? C'est comme un conte, ce que tu me dis là…

— Et le père?… répéta Petite mère inquiète.

— Eh bien, il est à l'hôpital, votre pauvre papa. Il était tombé d'une échelle et on l'avait porté à l'hôpital; voilà pourquoi il n'était pas rentré. On n'est pas venu le dire parce qu'on ne savait pas son adresse, mais hier un de ses camarades l'a apprise, et il est venu nous donner la nouvelle.

— A l'hôpital! répéta Petite mère à qui ce mot était peu familier. Elle se souvenait seulement que sa mère avait dit une fois: — Je ne veux pas aller à l'hôpital, je veux mourir chez nous, — et que son père avait répondu: Sois tranquille, tant que je vivrai tu n'iras pas à l'hôpital. Plus tard, un dimanche, elle avait passé devant une grande maison où des gens entraient en foule par une grande porte, et son père avait dit: Voilà un hôpital. Y en a-t-il des malheureux là dedans!…

Une autre fois encore une voisine avait porté son petit enfant malade à l'hôpital; elle y était retournée deux jours après et en était revenue en pleurant. On avait dit que le pauvre petit était mort.

Tout cela avait fait une impression profonde sur Petite mère. Rien ne s'effaçait de sa mémoire; elle avait appris peu de chose depuis qu'elle était au monde, mais elle n'avait guère oublié. Un sentiment de terreur s'attachait pour elle à ce mot mystérieux: l'hôpital. La pensée que son père y était l'avait fait devenir tout pâle.

— Il ne faut pas t'effrayer ainsi, ma fille, dit la bonne concierge en la faisant asseoir, il paraît qu'il en reviendra. Il était tombé de haut et il n'avait pas encore repris connaissance; mais à présent peut-être qu'il est déjà mieux. Nous irons chercher des nouvelles aujourd'hui. C'est jeudi, jour de visite, nous irons nous trois; vous le verrez, votre pauvre papa. Allons, ma fille, n'aie pas peur! nous irons ensemble, mais il y a encore du temps jusqu'à ce que les portes soient ouvertes. Voilà les marmots qui s'éveillent. J'ai tout mon ouvrage à faire… Tiens, prends la clef et montre avec ton frère dans votre chambre. Je n'aime pas à avoir tant de monde dans les jambes, ça n'avance pas l'ouvrage. Je vous appellerai quand il sera temps.

Petite mère prit la clef mais sans avoir l'air de comprendre. Elle regardait la concierge et ses lèvres tremblaient. Enfin elle parvint à dire:

— Est-ce que le père est bien malade?

— Mais non, mais non… Il est tombé de l'échelle, voilà tout.
Le pauvre homme! moi qui l'accusais de vouloir vous abandonner.
Ce n'était pas sa faute, le pauvre malheureux!

Petite mère, suivie de Charlot qui ne comprenait pas très bien ce qui s'était passé, monta lentement les quatre étages. Elle n'était pas sûre elle-même de bien comprendre et ne savait si elle devait être triste ou joyeuse; ce terrible mot d'hôpital lui serrait le coeur. Lorsque la porte fut refermée sur eux, Charlot tira de sa poche de petits cailloux qu'il avait ramassés sur le chemin et se mit à jouer. Petite mère mit tremper dans une vieille tasse ébréchée quelques fleurs qu'elle avait cueillies le matin et gardées tout le temps dans sa main. Puis elle aperçut, suspendu à un clou derrière la porte, le pantalon que son père mettait le dimanche; elle en essuya le bas et le frotta tendrement pour en ôter un peu de poussière. Alors, prenant Charlot dans ses bras, elle s'écria moitié riant, moitié pleurant:

— Charlot, nous allons voir le père!… Nous allons aller à l'hôpital!…

— A l'hôpital! répéta le petit garçon, où est-ce, ça? Est-ce qu'on nous donnera à manger?

— Je ne sais pas, mais nous verrons le père…

— Eh bien! allons-y tout de suite.

— Non, pas encore, il faut attendre l'heure… Madame Perlet nous appellera.

— Je ne veux pas attendre! cria Charlot qui ne demandait qu'un prétexte pour se fâcher.

Et une grêle de coups de poing et de coups de pied fondit sur Petite mère qui était si absorbée par ses pensées qu'elle les reçut avec indifférence, se contentant de dire comme de coutume:

— Oh! Charlot!…

X

Un peu avant une heure, madame Perlet vint appeler les enfants. Elle avait fait un brin de toilette; pour une visite à l'hôpital il faut un peu de cérémonie. Aussi, n'ayant qu'un châle assez chaud pour se parer, la bonne dame s'était persuadée qu'il faisait un peu frais et elle était déjà tout en sueur rien que pour avoir monté l'escalier. Elle examina les enfants d'un oeil critique, et demanda à Petite mère s'ils n'avaient pas de meilleures chaussures. Hélas! la course de la veille avait achevé de mettre en lambeaux les vieux souliers qu'ils avaient aux pieds. Elle les fit entrer dans la loge, leur donna un morceau de pain — non sans soupirer, car elle savait que le lendemain il faudrait commencer à le prendre à crédit — puis elle leur mit à chacun un tablier propre de ses enfants et ils partirent.

L'hôpital n'était pas bien loin. Petite mère reconnut celui quelle avait vu en se promenant avec son père; c'était la même longue façade, la même entrée. Il lui sembla entendre encore ces mots: Y en a-t-il là dedans, des malheureux! — Et c'était son père qu'elle allait y chercher!… Madame Perlet sentit la petite main trembler dans la sienne.

On les laissa passer sans même les fouiller, comme on fait aux portes des hôpitaux; il était bien visible qu'ils n'apportaient rien. La concierge leur demanda pourtant:

— Voulez-vous acheter des oranges, des biscuits?

Madame Perlet s'arrêta et, touchant une orange, la plus petite:
Combien? demanda-t-elle.

— Quinze centimes, fut la réponse.

Elle n'en avait que dix dans sa poche.

— Vous n'en avez pas de moins chères? demanda l'acheteuse. J'en voudrais une de dix centimes.

— Dix centimes, en mai!… allons donc! vous vous moquez.

Et les trois visiteurs se hâtèrent de passer. On leur fit traverser une cour, puis suivre plusieurs couloirs, puis monter un étage. Enfin ils arrivèrent à la porte de la salle où était le blessé. Madame Perlet ne savait pas son numéro; elle marchait entre les deux rangées de lits, regardant à droite et à gauche, et ne voyant que des figures inconnues.

Tout à coup Petite mère la tira fortement par sa robe et lui montra un lit, le dernier de la rangée. Un cerceau soulevait la couverture au-dessus des jambes et une tête pâle, rigide comme du marbre reposait sur l'oreiller.

Petite mère ne dit rien. Ses yeux étaient fixes, sa figure presque aussi pâle que celle qu'elle montrait de sa petite main étendue; elle avait recommencé à trembler.

— Est-ce lui? demanda madame Perlet.

La petite essaya de dire oui, mais elle ne put articuler un son. Charlot avait aussi regardé dans la direction que sa soeur indiquait et il se mit à crier de toutes ses forces.

Alors une soeur s'approcha du groupe arrêté à quelques pas du lit au milieu de la salle.

— Il ne faut pas crier comme cela, mon petit homme, dit-elle.
Cela fait mal aux malades.

— Ce n'est pas le père! criait le pauvre petit sans l'écouter et d'une voix lamentable, ce n'est pas le père!… Je veux m'en aller d'ici.

— Est-ce leur père? demanda à voix basse la soeur à madame Perlet qui s'efforçait de calmer le petit garçon. Est-ce votre mari?

— Non, non, Dieu merci. C'est leur père, mais ce n'est pas mon mari. Il est sain et sauf à la maison. On a déjà bien assez de misère sans celle-là. Il n'y a plus de mère, elle est morte.

— Pauvres enfants! dit la soeur avec compassion.

— Est-ce qu'il est bien mal? demanda madame Perlet se plaçant entre la soeur et Petite mère afin que celle-ci ne pût entendre.

— Très-mal; depuis lundi qu'il est ici il n'a pas repris connaissance. Le médecin dit pourtant qu'il y a encore de l'espoir, mais pour moi je n'en ai guère.

— Ne le dites pas aux enfants! les pauvres petits, ils sauront bien assez tôt qu'ils n'ont plus personne au monde!

— Ils auront le bon Dieu, dit la soeur.

— Ah! oui, ma soeur, sans doute, mais voyez-vous, ça ne suffit pas à des petits malheureux qui ont faim et soif. C'est bon pour ceux qui peuvent s'aider; alors le bon Dieu les aide aussi, comme dit mon mari, mais pour des enfants comme ceux-là, il faut une mère, voyez-vous. C'est comme si on me disait que le bon Dieu prend soin d'un petit oiseau sans plumes qui tombe du nid. Il n'en périt pas moins, le pauvret. Tout ce que je lui demande, moi, c'est qu'il nous laisse à nos enfants jusqu'à ce qu'ils soient grands; sans cela on a beau dire qu'il les aime, je ne m'y fierais pas.

La soeur était un peu embarrassée pour répondre à ce discours.
Elle se contenta de sourire et de dire:

— Vous n'avez pas de foi en Dieu.

— C'est possible. Je me contente de faire mon devoir de mon mieux et je pense que c'est tout ce que le bon Dieu peut demander de moi. Quant au reste, je n'y entends rien.

— Mais, dit la soeur, je ne sais qu'une chose, c'est que nous devons avoir confiance. Si de pauvres petits êtres souffrent ici, ils auront leur récompense là-haut.

Pendant cet entretien les deux enfants s'étaient approchés tout doucement du lit. Charlot ne criait plus, il regardait de tous ses yeux et, sous la pâleur et la rigidité de cette figure il retrouvait peu à peu des traits familiers. Une des mains était étendue sur le drap; il la toucha doucement. Elle était froide, mais pas assez pour lui faire peur. Petite mère avança aussi la sienne et la laissa sur celle du malade, puis elle dit tout bas:

— Père!

Rien ne répondit, pas le plus léger signe de vie.

— Ce n'est pas le père, dit Charlot à haute voix.

Alors il y eut comme une contraction sur cette figure immobile, les yeux s'ouvrirent et se refermèrent aussitôt. Ce mouvement avait suffi pour que le petit garçon reconnût entièrement son père. Il se jeta sur lui en l'appelant de toutes ses forces, mais la soeur le prit et l'emporta de l'autre côté de la salle.

— Tais-toi, tais-toi, disait-elle, tu peux faire beaucoup de mal à ton papa. Si tu ne veux pas être tranquille il faut t'en aller.

Cette menace effraya Charlot qui se tut aussitôt et revint près du lit que Petite mère n'avait pas quitté. Le malade était retombé dans son insensibilité absolue.

— Nous allons partir, dit madame Perlet, ça ne sert à rien de rester ici, et j'ai assez de besogne à la maison, Dieu merci.

Petite mère la regarda d'un air suppliant sans oser parler, mais
Charlot avait plus de courage.

— Je ne veux pas m'en aller, dit-il.

— Il le faut pourtant, mon garçon. Nous reviendrons dimanche.

— Je ne veux pas m'en aller, dit tranquillement le petit homme qui avait toujours pensé que la répétition des mêmes paroles leur donnait une force irrésistible.

Pour toute réponse madame Perlet le prit d'une main ferme.

Alors Petite mère leva sur elle des yeux pleins de larmes en disant:

— Ne pouvons-nous pas rester un peu?

— Ecoutez, dit la bonne soeur, s'ils veulent promettre de ne rien dire et d'être bien tranquilles, ils peuvent rester sans vous. Je les avertirai quand l'heure sera venue. Mais il faut être parfaitement sages, sans cela je les mettrai bien vite à la porte.

En parlant ainsi elle regardait Charlot qui répondit par un signe de tête.

— Vous saurez trouver votre chemin pour revenir? demanda la concierge.

— Oh! oui, je suis sûre que je pourrai le retrouver, répondit
Petite mère.

Un moment après les deux pauvres petits étaient seuls, assis sur une chaise entre le mur et le lit où leur père était étendu sans mouvement. Ils ne voyaient de lui que sa main gauche qui reposait sur la couverture. Cette immobilité absolue ressemblait à la mort… Le savaient-ils? Petite mère, qui avait vu sa mère couchée sur son lit et l'avait appelée sans pouvoir lui faire ouvrir les yeux, le comprenait mieux que son frère. Elle ne pleurait pas, mais son pauvre petit coeur était comme glacé au dedans d'elle.

L'hôpital!… c'était donc là l'hôpital… En face elle voyait les premiers lits d'une longue rangée, et dans chacun, en passant, elle avait vu une figure souffrante. Cette parole lui revenait comme un refrain:

— Y en a-t-il, là dedans, des malheureux!

Et maintenant, c'était son père qui était "là dedans." Y resterait-il toujours? Ne reviendrait-il plus jamais dans leur petite chambre, leur apportant avec le pain, le sentiment si doux de ne plus être seuls? Ces pensées absorbaient Petite mère lorsqu'elle s'aperçut tout à coup que le malade qui occupait le troisième lit en face d'elle faisait de vains efforts pour atteindre quelque chose sur la table à côté de lui. Poser doucement Charlot par terre et courir à son aide, ce fut l'affaire d'un instant.

Le malade était retombé sur son oreiller, épuisé par l'effort qu'il avait fait. Il regarda l'enfant dont les yeux anxieux l'interrogeaient et lui dit d'une voix qui n'était plus qu'un souffle:

— A boire…

Elle n'entendit pas mais elle devina, et, prenant le gobelet d'étain à moitié plein d'une boisson rafraîchissante, elle se haussa sur la pointe des pieds et l'approcha des lèvres desséchées du malade qui but avidement une gorgée. Elle l'avait fait avec tant de soin qu'il n'y eut pas une goutte répandue.

C'était un homme encore jeune que la maladie avait atteint et consumé en peu de semaines. Il savait qu'il allait mourir. Petite mère, oubliant sa timidité, essaya d'arranger son oreiller pour qu'il fût plus à l'aide, puis elle posa une petite main fraîche et caressante sur sa main brûlante.

Le malade la regarda de ses yeux déjà voilés. La voyant si petite et si chétive, et pensant qu'elle n'aurait bientôt plus de père, car il devinait qu'elle était l'enfant de l'homme que, depuis trois jours, il voyait étendu sans mouvement en face de lui, il se sentit ému de pitié pour elle et murmura:

— Que Dieu te bénisse, pauvre petite!

Ainsi Petite mère emporta la bénédiction d'un mourant.

Charlot l'avait suivie; ils retournèrent s'asseoir à leur place.
Toujours même silence, toujours même immobilité.

Charlot finit par s'endormir sur les genoux de sa soeur. Lorsque la soeur vint les avertir qu'il était temps de partir, elle les trouva ainsi.

Petite mère était bien triste de devoir s'éloigner de son père; mais elle comprit qu'il fallait se soumettre comme tout le monde. Autour d'elle, les visiteurs et les malades échangeaient leurs adieux: les uns se retournant pour faire un dernier signe, les autres les suivant des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu. Quelques-uns de ces derniers se demandaient sans doute si leurs amis les retrouveraient au jour de la prochaine visite; d'autres se consolaient en regardant ou en savourant les petites douceurs qu'on leur avait laissées: une orange, un pot de confiture, quelquefois une fleur. Et dans cette grande salle, où se trouvaient réunies tant de souffrances, il y avait aussi des joies, des attendrissements, des sentiments d'une inexprimable douceur. Plus d'une pauvre femme avait apporté à son mari un petit cadeau acheté au prix d'une dure privation, et tous deux étaient heureux, l'un de son sacrifice, l'autre de se sentir aimé.

Le malade à qui Petite mère avait donné à boire était presque le seul qui n'eût pas eu de visite. En passant près de lui, elle le regarda; elle aurait voulu lui rendre encore un petit service, mais il s'était assoupi et ne la vit pas.

La soeur, qui s'était prise d'affection pour les deux enfants, les accompagna jusqu'au haut de l'escalier. Là, elle se baissa pour embrasser Charlot en disant:

— Tu pourras revenir dimanche; mais il faudra encore être bien sage, tu sais?…

— Est-ce qu'il sera mieux dimanche? demanda Petite mère.

— Dieu seul le sait, ma fille. Il faut le lui demander.

— Mais nous ne savons pas où il est, dit Charlot.

— Comment! s'écria la bonne soeur, confondue de cette ignorance, tu ne sais pas où est le bon Dieu?…

— Non. Je ne l'ai jamais vu…

— Il est dans le ciel, mon enfant… On ne t'a donc rien appris… Ta mère ne t'enseigne donc pas à prier?

— Je n'en ai pas, répondit Charlot.

— Elle est morte quand il était tout petit, ajouta Petite mère.

— Oh! pauvres enfants!…

Et la soeur les regarda d'un air de pitié si profonde que Petite mère en fut troublée. Ils étaient donc bien à plaindre, puisque tout le monde les regardait ainsi.

Lorsqu'ils eurent descendu la moitié du grand escalier, la soeur les rappela et les embrassa encore une fois.

— Le bon Dieu prend soin des orphelins, dit-elle. N'oubliez pas de le prier. Est-ce que personne ne vous l'a jamais dit?

— Si, répondit Petite mère, ma maman me l'a dit; mais je ne sais plus…

Il fallait retourner auprès de ses malades. La soeur soupira et s'éloigna rapidement en répétant:

— Pauvres petits!…

Lorsqu'ils eurent refait tout le chemin dans l'intérieur du vaste édifice et qu'ils se retrouvèrent dans la rue, Charlot leva les yeux et vit le ballon captif qui planait au-dessus des dômes et des hautes tours des églises, dans le bleu du ciel.

— Petite mère, dit-il, ne crois-tu pas qu'il demeure dans le ballon, le bon Dieu?…

— Je ne sais pas, répondit-elle, un peu surprise de cette idée. Peut-être… Mais alors il ne pourrait pas nous entendre. Je voudrais bien que quelqu'un nous explique tout cela.

XI

Les deux enfants s'étaient arrêtés, les yeux fixés sur le ballon qui montait lentement dans l'air lumineux, lorsqu'une voix fraîche et douce, parlant tout près d'eux, attira leur attention. C'était celle d'une petite fille qui marchait à côté de sa mère. Elle était plus grande que Petite mère, mais ne paraissait guère plus âgée. Sa figure et son costume faisaient le plus parfait contraste avec la chétive enfant qu'elle regardait: une robe de mousseline blanche, de larges rubans bleus, une longue et abondante chevelure blonde tout ondulée, des gants blancs, de petits souliers blancs aussi, une figure rosée et de riants yeux bleus, voilà ce que vit Petite mère lorsqu'elle se retourna. Elle en fut toute saisie, toute ravie, et regarda la petite fille comme on regarde un tableau.

— Maman, disait celle-ci, vois-tu comme ils ont l'air malheureux, ces pauvres petits!

— Oui, répondait la mère distraite, mais nous sommes pressées.
Viens, Edith, ne m'arrête pas ainsi.

— Oh! maman, je suis sûre qu'ils ont faim.

— Eh bien, voilà des sous, donne-les-leur, ma fille, mais dépêche-toi…

Edith prit les gros sous que sa mère avait tirés de sa poche et les regarda d'un air mécontent.

Au même moment une dame de la connaissance de madame Grandville traverse la rue pour lui parler. Voilà la petite fille libre de ses mouvements; elle se hâte d'en profiter.

Glissant les gros sous dans sa poche, elle y prit un porte-monnaie en miniature fait pour contenir des centimes ou des pièces d'or: ce qu'elle en sortit, c'était son petit trésor, une pièce brillante qu'on lui avait donnée la veille, puis elle s'approcha de Petite mère qui était toujours en contemplation devant cette apparition merveilleuse.

— Je suis sûre que tu as faim, lui dit-elle.

Petite mère devint très rouge et ne répondit pas, mais Charlot n'avait pas tant de scrupules.

— Moi, j'ai faim, dit-il. Petite mère n'a pas aussi faim que moi, elle.

— Est-ce que tu mendies?… demanda encore Edith sans faire attention au petit garçon, mais s'adressant toujours à sa soeur.

— Oh! non, répondit la petite que ce mot fit rougir encore davantage.

— Tant mieux, parce que maman dit qu'aux mendiants il faut donner des sous, mais puisque tu ne mendies pas, tiens, prends ça: tu pourras acheter tout ce que tu voudras.

La petite pièce jaune brilla dans la main gantée de blanc et passa dans la main brune et menue de l'autre enfant, sans que celle-ci comprît ce que cela voulait dire. Et avant qu'elle fût revenue de sa surprise, la figure rose et riante avait effleuré la sienne, et elle avait reçu un baiser.

Puis Edith, légère et joyeuse d'avoir pu faire sa volonté, rejoignit sa mère avant que celle-ci se fût aperçue de son absence; toutes deux s'éloignèrent rapidement et tournèrent le coin de la rue.

Petite mère restait immobile, ne sachant pas si ce qui venait de se passer était un rêve. Jamais elle n'en avait fait de si beau.

Cette jolie créature vêtue de blanc, ce sourire, cette douce voix, ce baiser, toute cette apparition avait été si rapide! mais elle tenait la preuve de sa réalité, la petite pièce ronde qui brillait au soleil. Elle la regardait dans sa main ouverte et certes les passants auraient pu s'étonner de voir une petite fille si pauvrement vêtue en possession d'une pièce de dix francs.

— Oh! que c'est beau! dit Charlot lorsqu'il la vit briller. Petite mère, qu'est-ce que c'est? donne-la-moi, je veux jouer avec.

— Non, non, répondit-elle, car, sans se rendre compte de sa valeur, elle savait que c'était une chose précieuse. Non, Charlot, ce n'est pas pour jouer. C'est une pièce de cinquante centimes en or. Je vais la mettre dans un coin de mon mouchoir pour ne pas la perdre. Mais pourquoi est-ce qu'elle m'a donné cela? Oh! comme elle était jolie!.. Je voudrais la revoir, Charlot.

— Mais tu n'as qu'à la regarder, elle est dans ta poche.

— Ce n'est pas la pièce de cinquante centimes, c'est la petite dame. Charlot, as-tu vu comme elle avait de beaux cheveux d'or? et sa robe, elle était toute blanche comme ce nuage qui est là-haut, et sa figure était comme une rose de mai; tu sais nous en avons vu à l'hôpital, des roses de mai. Il y a une dame qui en a apporté.

— Moi je voudrais bien mieux qu'elle m'eût donné à manger, dit
Charlot d'un ton de mécontentement.

— Mais avec dix sous nous aurons beaucoup à manger, Charlot.

— Alors achète-moi un gâteau.

— Non, il vaut mieux aller d'abord dire à madame Perlet que nous sommes revenus et elle nous dira ce que nous pouvons acheter avec tout cet argent. Tu sais, Charlot, les gâteaux ne sont pas si bons pour toi que le pain et le lait, ou peut-être un petit morceau de viande… ajouta la sage Petite mère dont les ambitions grandissaient à mesure qu'elle réfléchissait à tout ce qu'elle pourrait avoir avec sa nouvelle richesse.

De temps en temps elle mettait sa main dans sa poche pour s'assurer que la pièce de cinquante centimes ne s'était pas envolée, mais le noeud au mouchoir était fait solidement et elle la retrouvait toujours à sa place.

Nous allons laisser les deux enfants suivre le chemin qui les ramène à la maison, pour rejoindre la petite Edith et sa mère.

— Leur as-tu donné les sous? demanda celle-ci au bout d'un moment, car la rencontre de son amie lui avait fait oublier l'incident.

— Non, maman.

— Et pourquoi?

— C'est qu'ils ne mendient pas. On ne donne des sous qu'à ceux qui mendient, n'est-ce pas?

— Sans doute.

— Alors je leur ai donné ma pièce.

— Ta pièce?… Que veux-tu dire?

— Celle que tu m'avais donnée hier, maman.

— Edith!… s'écria la mère s'arrêtant court et regardant en face la petite fille, tu n'as pas donné ta pièce de dix francs?…

Edith regarda sa mère, sans s'émouvoir et répondit:

— Mais si, maman. Ils ne sont pas des mendiants, la petite fille me l'a dit.

— Mais alors pourquoi la lui donner?

— Maman, tu m'avais dit que tu me la donnais pour me faire plaisir…

— Sans doute, pour t'acheter quelque chose qui t'aurait fait plaisir…

— Eh bien, maman, cela m'a fait plaisir de la donner.

— Mais, mon enfant, c'est une action déraisonnable. On donne des sous dans la rue, on ne donne pas des pièces d'or.

— Je donnerai des sous aux mendiants; mais à cette petite fille j'ai donné ma pièce d'or, parce que je l'aime.

— Comment peux-tu l'aimer? tu ne la connais pas.

— Oh! cela ne fait rien. Elle est si pâle et si maigre, et elle a l'air si gentil! J'ai oublié de lui demander son nom. Quel malheur! je ne saurai pas quel nom lui donner quand je penserai à elle. Eh bien, je l'appellerai Fleurette. C'est un joli nom, n'est-ce pas, maman?

— Tu l'auras bien vite oubliée, ma fille.

— Oh! non, je t'assure que je ne l'oublierai pas et quand je la rencontrerai je la reconnaîtrai tout de suite et je l'embrasserai encore.

— Comment, encore? est-ce que tu l'as donc embrassée?…

— Mais oui, maman. Ce n'est pas mal n'est-ce pas?

— C'est absurde, mon enfant. Embrasser une petite fille de la rue, déguenillée, sale sans doute.

— Non, maman, pas sale. Elle était très propre et son petit frère aussi. Elle a une jolie petite figure, toute pâle et si douce!… Oh! maman, tu ne l'as pas regardée, sans cela tu l'aimerais.

— Quelle singulière petite fille tu es, Edith, dit madame Grandville, on ne sait où tu prends tes idées. Nous voilà arrivées un peu en retard, je le crains. Montons vite et tâche d'oublier ta nouvelle amie.

Madame Grandville conduisait sa fille à un cours à la mode où toutes les jeunes filles se rendent en grande toilette, à peu près comme Edith elle-même. Elle était une des élèves favorites, car outre qu'elle avait assez d'intelligence et de désir d'apprendre pour faire honneur à ses maîtres, on ne pouvait s'empêcher de l'aimer pour elle-même.

Jamais peut-être, sans être précisément une princesse, une enfant n'avait été placée dans une situation mieux faite pour la gâter et l'enorgueillir que ne l'était Edith Grandville. Fille unique de parents très riches elle avait été toujours, non seulement aimée, mais admirée, et l'admiration est une nourriture malsaine pour les petits comme pour les grands. Jamais on ne l'avait punie, et lorsqu'on la reprenait c'était avec tant de douceur et de tendresse que son petit coeur ne pouvait être ni froissé ni attristé. Elle avait eu bien peu de désirs qui ne fussent satisfaits. A part quelques petites maladies que les soins de sa mère transformaient presque en plaisirs, elle ne savait ce que c'est que de souffrir. Elle n'avait jamais vu autour d'elle que des visages souriants, jamais entendu que des paroles affectueuses et enjouées.

Chose étrange, chose bien rare et presque contre nature, car Edith était gâtée en ce sens qu'il lui semblait naturel d'avoir tout ce qu'elle désirait, elle n'était pas égoïste. Il ne lui venait pas à l'esprit qu'une de ses volontés pût être contrariée, mais elle voulait rendre les autres heureux autour d'elle tout autant qu'être heureuse elle-même. Ses dispositions naturelles étaient si aimables qu'elle s'oubliait même souvent pour les autres, et lorsque le soir elle faisait sa prière, son coeur débordait d'amour pour les siens, de reconnaissance envers Dieu qui lui avait donné tant de bonheur, et de pitié pour ceux dont la vie n'était pas douce comme la sienne. Sa mère aurait voulu lui laisser ignorer qu'il y a des malheureux, mais Edith n'était pas de ceux qui passent, sans rien voir et sans rien comprendre, au milieu des misères humaines. Toute petite elle avait eu pitié de l'aveugle qui mendie sous une porte cochère, du pauvre chien affamé, et elle savait reconnaître sur les traits des enfants qu'elle rencontrait dans la rue, les traces de la souffrance et de la faim. Elle avait pour cela les yeux pénétrants de l'amour.

Sa mère l'emmenait de préférence dans les beaux quartiers où l'on rencontre moins de misère, et où l'on peut plus facilement les oublier; mais dans une grande ville, où ne rencontre-t-on pas la souffrance?

Tout en regardant sa fille au milieu de ses compagnes, madame Grandville pensait à ce qui venait de se passer, et se demandait comment les autres mères jugeraient une action aussi extravagante. Donner dix francs et un baiser à une petite mendiante — car elle persistait à appeler ainsi notre pauvre Petite mère — c'était la plus étrange des étranges idées de sa fille. Madame Grandville était bonne et charitable dans le sens ordinaire du mot: elle ne passait guère à côté d'une main tendue sans y mettre son obole, et elle s'occupait de beaucoup d'oeuvres de bienfaisance, mais elle n'avait pourtant rien en elle qui ressemblât aux élans d'amour de son enfant. Elle s'en étonnait, s'en inquiétait; elle y voyait pour l'avenir une source de souffrance.

— Avec l'âge elle s'en guérira peut-être, pensait-elle: il faut qu'elle soit beaucoup avec d'autres enfants, c'est ce qu'il y a de mieux pour elle. Sans cela, étant seule avec de grandes personnes, elle pourrait devenir un peu étrange.

La leçon venait de finir, un joyeux éclat de rire d'Edith tira sa mère de sa méditation et lui sembla comme une réponse à sa pensée. Les petites élèves du cours sortirent ensemble et s'éparpillèrent comme un essaim de gais papillons. Edith marcha quelques moments avec des amies qui suivaient le même chemin, puis elle se retrouva seule avec sa maman à l'endroit même où deux heures auparavant elle s'était arrêtée pour parler à Petite mère.

— C'est là qu'était Fleurette, dit-elle; je voudrais bien qu'elle y fût encore, mais nous la retrouverons bien sûr un jour.

— Ce n'est pas probable, mon enfant. Ces petites mendiantes, ça erre dans tout Paris; ces enfants-là n'ont souvent aucune demeure fixe.

— Oh! les pauvres petits!… Mais pourquoi leurs parents ne prennent-ils pas soin d'eux? Tu ne me laisserais pas errer dans tout Paris, maman?

— Non, certainement, reprit madame Grandville en serrant la petite main qu'elle tenait dans la sienne, mais c'est bien différent. Les parents de ces pauvres enfants travaillent tout le jour, ou peut-être mendient eux-mêmes. Et puis, tu comprends, ils n'ont pas les mêmes habitudes et les mêmes idées que nous.

— Je ne comprends pas, maman; ils aiment aussi leurs enfants, n'est-ce pas?

— Oui, mais ils ne peuvent pas les soigner comme nous; ils ne les aiment pas tout à fait de la même manière: ils sont habitués à les négliger et à les voir souffrir.

— Maman, reprit Edith, après un moment de réflexion, est-ce que tu pourrais t'habituer à me voir souffrir?

— Non, ma chérie, certainement pas. Cela me déchirerait le coeur.

— Pourtant, s'il le fallait?…

— Ah! s'il le fallait!… mais je ne m'y habituerais jamais.

— Peut-être qu'ils se n'y habituent pas non plus, mais qu'il faut le supporter, dit l'enfant d'un petit air réfléchi. Oh! maman, si j'étais le bon Dieu je n'aurais pas fait des pauvres. J'aurais voulu que tous les enfants fussent heureux.

— Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, répondit madame Grandville qui ne pouvait pas expliquer à sa fille que le bon Dieu n'a pas fait les pauvres, mais que la pauvreté est le résultat de l'égoïsme, de la paresse, de la maladie, en un mot du mal qui règne sous tant de formes diverses dans le monde.

— Ah! oui, dit Edith avec un profond soupir. Mais plus tard je comprendrai et alors je tâcherai qu'il n'y ait plus de pauvres.

— Ma pauvre chérie, tu auras bien à faire; mais ne pense plus à tout cela, et va vite demander à ta bonne de te donner ton goûter.

Lorsque ce soir-là Edith fut dans le petit lit tout entouré de mousseline blanche qui faisait ressortir la jolie tenture de sa chambre bleue, et que sa mère vint l'embrasser, elle lui dit en passant ses deux bras autour de son cou:

— Maman, tu n'es pas fâchée de ce que j'ai donné ma pièce de dix francs?

— Fâchée?… non, ma chérie, mais je voudrais que tu devinsses plus raisonnable.

— Alors, maman, le Seigneur Jésus n'était pas raisonnable…

— Que veux-tu dire, mon enfant?

— Mais, maman, il l'a dit: Tout ce que vous voulez que les autres vous fassent, faites-le-leur aussi de même. Eh bien, moi, si j'étais comme Fleurette, je voudrais bien qu'on me donnât une pièce de dix francs.

— C'est vrai, mais vois-tu, ma fille, tu ne peux pas encore juger par toi-même de toutes ces choses. Tu auras peut-être fait beaucoup de mal à cette petite fille en lui donnant tant d'argent.

— Beaucoup de mal… Comment cela peut-il lui faire du mal?

— Elle en fera peut-être un mauvais usage.

— Mais, maman, tu me l'avais bien donnée à moi! Cela ne m'a pas fait de mal.

— C'est bien différent. Elle n'est pas habituée à avoir de l'argent et elle n'a peut-être personne pour la conseiller.

Edith était toute pensive.

— Maman, au moins je ne lui ai pas fait de mal en l'embrassant?…

— Non, sans doute.

— Eh bien, une autre fois je ne lui donnerai qu'un baiser.

XII

Petite mère et Charlot avaient marché lentement. Il faisait chaud, et puis Charlot avait mille choses à dire sur l'emploi des cinquante centimes en or. Ne pourrait-on pas acheter du pain et du lait, et de la viande, et du chocolat?… et peut-être encore des souliers?… Les siens laissaient entrer les petites pierres et cela lui faisait bien mal… Petite mère secouait sagement la tête: elle ne pensait pas qu'on pût avoir tant de choses, mais elle avait cependant une vague idée qu'une pièce de dix sous en or valait plus qu'une pièce de dix sous ordinaire. Tout en marchant lentement, et en se trompant de chemin une ou deux fois, ils arrivèrent pourtant.

La loge était pleine; plusieurs voisines s'y étaient réfugiées, car il commençait à pleuvoir et nos deux enfants rentrèrent à peine à temps pour échapper à l'orage qui avait menacé tout le jour. Madame Perlet causait avec ses locataires de l'injustice dont elle et son mari étaient l'objet de la part du propriétaire; tout le monde s'accordait à condamner la conduite de celui-ci.

— C'est bien triste pour vous, disait une femme d'une physionomie douce, et ce n'est pas gai non plus pour nous autres locataires, car nous avions de braves concierges, obligeants et bien honnêtes, et Dieu sait ce qu'on nous donnera à la place.

— Je ne dis pas, reprit une autre, que vous n'ayez pas été quelquefois un peu exigeante pour le terme, madame Perlet, mais vous n'auriez pas voulu nous faire mettre à la porte pour un petit retard, tandis qu'avec ceux que nous aurons… Je vois ça d'ici. Le propriétaire les a choisis exprès parce qu'ils sont durs. Sans ça il vous aurait laissée dans votre place, car quel mal lui avez-vous fait, à cet homme? Ils nous mettront à la rue le plus vite possible. Allons, nous avions sans doute la vie encore trop douce; nous en verrons de dures d'ici à quelque temps…

La locataire, après avoir exprimé ainsi ses noires prévisions, prit un lourd paquet qu'elle avait déposé sur le carreau et allait quitter la loge, lorsqu'un mot de Charlot lui fit dresser l'oreille.

— Madame Perlet, disait le petit garçon en tirant celle-ci par sa robe pour attirer son attention, vous ne savez pas?… Petite mère a une pièce de dix sous en or?

— Que veux-tu dire, petit? répondit la concierge, qu'est-ce que c'est qu'une pièce de dix sous en or?

— Oh! c'est si joli… c'est tout jaune et ça brille! C'est une belle petite dame qui la lui a donnée. Montre-la, Petite mère.

Petite mère tira son mouchoir de sa poche, en défit soigneusement le noeud, et montra aux regards étonnés des assistants une jolie pièce d'or toute neuve.

— Mais c'est une pièce de dix francs! s'écria madame Perlet. Où est-ce que ces enfants ont pu la prendre?…

— Je vous dis que c'est la belle petite dame qui l'a donnée, cria Charlot.

— Quelle petite dame?

— Elle était dans la rue, elle est venue vers nous, elle a donné cette belle pièce de dix sous à Petite mère, elle l'a embrassée, et ensuite elle est partie.

— Tu ne la connaissais pas? demanda madame Perlet en s'adressant à la petite fille.

— Non, répondit celle-ci.

— Où l'as-tu rencontrée?

— Je ne sais pas… dans une rue.

— Et tu lui as demandé l'aumône?

— Oh! non, je ne lui ai rien demandé.

— Ca n'est pas croyable, dit une des voisines.

— Ca me fait l'effet d'une histoire, ajouta une autre.

Cette bonne fortune des deux pauvres enfants avait tourné les esprits à la malveillance. Petite mère le sentait vaguement et paraissait plus timide encore que de coutume.

— Allons, dit madame Perlet, c'est sans doute quelqu'un qui a cru donner une pièce de monnaie, mais le bon Dieu l'aura permis pour venir en aide à ces enfants. Si vous aviez vu comme moi leur père, dans l'état où il est, vous auriez pitié d'eux.

Les voisine continuaient à secouer la tête et à chuchoter entre elles!

— Ecoutez, dit la concierge, ce n'est pas pour vous fâcher, mais vous devriez voir d'un coup d'oeil que ces enfants sont honnêtes et ne peuvent pas même deviner vos mauvaises idées; quant à moi je suis sûre qu'ils disent vrai.

Les voisines, un peu offensées de ce discours, sortirent sans
répondre et continuèrent leur conversation dans l'escalier.
Lorsque madame Perlet fut seule avec les enfants, elle regarda
Petite mère dans les yeux et lui demanda:

— C'est bien vrai, ce que vous avez raconté?

— Oui, répondit-elle sans hésiter.

— Dis-moi bien maintenant comment cela s'est passé.

Petite mère refit d'une manière plus détaillée le récit de son frère. Madame Perlet comprit que la "belle petite dame" était une enfant.

— Il y en a comme ça de ces riches, dit-elle à son mari qui était dans l'arrière-loge occupé, faute d'autre ouvrage, à réparer les chaussures de ses enfants, il y en a qui donnent sans compter, par caprice. Peut-être qu'elle ne s'est pas trompée.

— Si on la retrouvait on le lui demanderait, répondit le cordonnier, mais… allez-moi retrouver dans Paris quelqu'un dont on ne sait pas le nom!…

— En attendant, reprit la femme s'adressant de nouveau à Petite mère, tu feras bien de me confier ta pièce de dix sous, comme tu l'appelles, et je t'achèterai tous les jours du pain, du lait, des haricots… enfin de quoi vous nourrir tous les deux.

— Et des souliers?… dit Charlot en montrant les siens.

— Oh! des souliers!… il faudrait plus que cela pour vous en acheter à tous deux. Ceux de ta soeur sont encore plus mauvais que les tiens, mais il n'y a pas moyen d'y penser. Sais-tu ce que tu pourrais faire, Perlet? — les leur réparer, et nous prendrions sur les dix francs de quoi te payer ta peine. Ce serait toujours ça.

— Prendre l'argent de ces pauvres petits!… Tu n'y penses pas, madame Perlet!… Je leur réparerai leurs chaussures après celles des enfants. Ca ne me coûtera rien, j'ai encore des morceaux de cuir et mon temps n'est pas bien précieux maintenant. Je leur ferai ça un de ces soirs quand ils seront couchés. — Mais dis donc, madame Perlet, qu'est-ce que tu vas faire de leur argent.

— Je vois bien que tu as peur que je ne le prenne pour les nôtres, mais sois tranquille, je sais bien que ça ne leur profiterait pas. Je leur achèterai pour cinquante centimes par jour: ça leur en durera vingt, et peut-être qu'au bout de ce temps le père sera guéri, car il paraît qu'il y a de l'espoir. Avec cinquante centimes ils auront une livre de pain, deux sous de lait et quatre sous de légumes secs que je leur ferai cuire; ils ne mourront pas de faim. C'est une bonne idée qu'elle a eue là, cette belle petite dame.

— Ah! elle était bien belle! dit Charlot qui suivait attentivement la conversation; elle avait de beaux cheveux d'or et une robe toute blanche…

— C'était peut-être une princesse, dit madame Perlet; pour les princesses une pièce d'or c'est comme un sou pour d'autres.

— Bah! dit le cordonnier, les princesses ne courent pas les rues. La pièce d'or est là; c'est l'essentiel. Ne nous occupons pas du reste.

Quand la nuit vint, les deux enfants étaient dans leur chambre, et sur la table que Petite mère nettoyait si bien quoiqu'on ne la salît guère, on voyait un gros morceau de pain et une tasse de lait. C'était le déjeuner du lendemain, car la bonne madame Perlet leur avait donné une assiettée de soupe avant de les faire monter. Charlot regardait ces provisions d'un air très-tendre; il proposa à sa soeur d'en goûter "un tout petit peu". Mais celle-ci, prévoyante et raisonnable, savait bien qu'il n'y en avait pas trop pour le lendemain. Elle savait aussi que si l'on y goûtait "seulement un tout petit peu", comme disait son frère, il était probable que tout y passerait. Elle prit donc le lait et le pain et, montant avec précaution sur la chaise sans dossier, elle plaça les précieuses provisions sur une planche, à l'abri même des regards de convoitise du petit garçon.

Celui-ci soupira et se soumit.

— Petite mère, demanda-t-il en se déshabillant pour se mettre au lit, crois-tu que la belle petite dame a tous les jours du pain et du lait tant qu'elle en veut?

— Je crois qu'oui, répondit Petite mère d'un air réfléchi, et peut-être encore d'autres choses.

— Quoi donc? demanda Charlot, s'arrêtant et fixant sur sa soeur des yeux pleins d'une ardente curiosité.

— Oh! je ne sais pas. Peut-être qu'elle a tous les jours de la viande, et des pommes de terre, et des gâteaux, et du chocolat!..

Charlot soupira encore; il pensait que c'était un sort bien heureux et qu'il voudrait que ce fût aussi le sien.

— Te rappelles-tu, demanda-t-il, quand le père nous a donné du chocolat?…

— Oh! oui, c'était bien bon. Maintenant que nous avons tant d'argent je veux t'en acheter pour deux sous.

— Demain, dès que nous serons levés!… dit Charlot.

— Oui, si madame Perlet veut nous donner l'argent; mais, tu sais, le matin elle n'est pas si bonne que l'après-midi; il vaudrait peut-être mieux le lui demander l'après-midi.

Un troisième soupir. Charlot était dans une disposition de douceur et de soumission tout à fait extraordinaire; ce qu'il avait vu dans la journée l'avait rendu sérieux.

— Charlot, dit Petite mère lorsqu'il fut couché, tu sais que la bonne soeur a dit qu'il faut prier pour que le père se guérisse.

— Je ne sais pas, répondit le petit homme à moitié endormi: qu'est-ce que c'est que prier?

— C'est demander au bon Dieu… Peut-être qu'il faudrait aussi le remercier pour la pièce d'or.

— Non, puisque c'est la petite dame qui l'a donnée.

— Madame Perlet a dit que c'est peut-être le bon Dieu qui l'a voulu afin que nous ayons du pain jusqu'à ce que notre papa soit guéri. Alors, tu comprends, il faut lui dire merci.

Le petit garçon ne répondit pas; cela ne lui paraissait pas clair du tout.

— Charlot, ne veux-tu pas prier pour que le pauvre père soit guéri quand nous irons le voir dimanche?

Une vision de la figure immobile et rigide qu'il avait vue passa devant les yeux fermés de l'enfant. Il murmura:

— Je ne veux pas aller le voir… Ca me fait peur…

— Oh! Charlot, notre pauvre papa! tu veux bien venir avec moi voir si le bon Dieu l'a guéri?

Mais Charlot dormait et Petite mère fit toute seule sa prière.

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