Petite Mère
XXIV
Deux semaines après la visite d'Edith, Petite mère et Charlot se trouvaient de nouveau dans la chambre sombre que nous connaissons. Il faisait bien beau au dehors, mais les rayons du soleil n'y pénétraient guère, et leurs yeux n'étaient plus réjouis par la vue des arbres et des prés en fleurs, ni leurs oreilles par le murmure rafraîchissant de la fontaine. Brunette n'avançait plus sa jolie tête pour attraper un morceau de pain dans la main de sa petite amie; le joyeux rire de Sylvanie ne se faisait plus entendre. Quel changement!
Les enfants étaient dans la même attitude où nous les avons vus pour la première fois, Petite mère assise sur la chaise sans dossier et Charlot à ses pieds sur le plancher, la tête appuyée sur ses genoux; mais cette fois ils n'avaient pas faim, car, outre un bon déjeuner pris avant de quitter la maison sur la lisière du bois, ils avaient trouvé à leur arrivée un repas chez madame Charles.
Pourtant Charlot était triste et même un peu grognon.
— Je ne sais pas pourquoi nous sommes revenus ici, disait-il. C'est vilain cette chambre noire. J'aimerais mieux être resté là-bas, il y faisait si beau. Quand je serai grand, je veux rester toujours à la campagne.
— Mais, mon chéri, nous ne pouvions y rester puisque le père revient… Ne te réjouis-tu pas de le voir?
Charlot ne répondit rien.
— Aurais-tu voulu y rester tout seul?
— Non, avec toi…
— Mais moi, Charlot, je n'aurais pas voulu y rester maintenant que le père revient. Pense comme il serait triste s'il ne trouvait personne. Nous allons le soigner si bien! Il est encore faible… il faudra être bien sage, bien tranquille, Charlot.
— Où pourra-t-il s'asseoir? demanda le petit garçon.
C'était un problème, en effet. Petite mère regarda tout autour de la chambre d'un air d'anxiété. Elle y avait bien déjà pensé, mais que pouvait-elle faire?…
— Il n'y a que le lit, dit-elle.
— Est-ce qu'il restera toujours couché?
— Non, tu sais bien que madame Perlet a dit qu'il peut maintenant marcher avec une canne. Il sera bientôt tout à fait guéri. N'es-tu pas bien content de le revoir, Charlot?…
Même silence. Charlot ne pouvait pas encore oublier l'impression de terreur qu'il avait reçue la première fois qu'il avait revu son père après l'accident, alors qu'il était étendu sans mouvement et sans connaissance. Pourtant il n'aurait pas voulu dire qu'il ne se réjouissait pas de le revoir, il sentait lui-même que c'eût été mal; il aimait donc mieux ne pas répondre.
— Nous étions si bien à la campagne, reprit-il après un moment de silence.
— Oui, mais, tu sais, nous ne pouvions pas y rester toujours… Sylvanie et la vieille dame ont été bien bonnes pour nous, mais nous ne sommes pas à elles, tu comprends… Elles ne pouvaient pas nous garder toujours.
— Pourquoi? demanda Charlot qui ne comprenait rien à ces subtilités. Elles nous aiment bien…
— Oui, mais elles ne peuvent pas prendre soin de nous comme le père, parce que lui, c'est notre père… il nous aime encore mieux.
— Je voudrais bien être avec lui s'il était dans une belle campagne, mais je n'aime pas à être ici!… c'est noir, c'est vilain!…
Petite mère regarda les murs nus et noircis et soupira en pensant au beau rosier grimpant qui tapissait celui de la petite maison. Comme tout était joli et frais à la campagne! Personne mieux qu'elle ne sentait le contraste. Elle aurait volontiers pleuré, mais elle reprit bien vite le dessus en pensant que le père pouvait arriver d'un moment à l'autre.
On entendait dans le corridor un bruit inaccoutumé, et tout à coup la porte s'ouvrit, laissant paraître sur le seuil madame Charles tout essoufflée.
— J'apporte mon fauteuil pour ton père, dit-elle en s'adressant à Petite mère; il en aura besoin, le pauvre homme… Mais je n'en peux plus… Es-tu assez forte pour m'aider?
— Moi! moi! cria Charlot tout heureux de cette diversion.
Petite mère apporta aussi son faible concours, et à force de peine on parvint à faire entrer le lourd fauteuil et à le placer près de la fenêtre.
— Là!… dit la vieille dame, c'est au moins un siége convenable pour un malade. Et où se mettrait-il d'ailleurs? C'est bien heureux que cette idée me soit venue.
— Oh! merci, dit Petite mère rayonnante, comme il sera bien là!… Vous êtes bonne, madame Charles.
Et dans sa reconnaissance elle prit la main de la vieille dame et la baisa, puis resta toute honteuse de s'être ainsi livrée à son impulsion.
— Est-ce qu'on embrasse une vieille main toute ridée? dit la bonne dame en s'en allant.
Et, quittant son ton grondeur dès qu'elle fut seule, elle continua en se parlant à elle-même.
— Pauvre petite… c'est pourtant elle qui m'a appris à penser aux autres. Avant sa maladie je ne savais pas qu'on est heureux de pouvoir s'entr'aider; maintenant je le sais….. Pauvre petite!…
Les enfants, ravis de voir la chambre prendre un aspect si confortable, changèrent plusieurs fois la place du fauteuil, et finirent par le laisser à celle qu'on avait choisie en premier lieu. Tout à coup Charlot s'écria joyeusement:
— Petite mère, voilà le chat!…
En effet, sa majesté fourrée était entrée avec madame Charles et, n'étant pas partie en même temps qu'elle, faisait une apparition solennelle, sortant d'un coin où personne ne l'avait aperçue. Les deux enfants n'avaient pas revu Minet depuis leur départ pour la campagne. Charlot lui fit des avances un peu brusques sans réussir à l'attirer, mais le chat s'approcha de Petite mère et sauta sur ses genoux.
— Il sait bien que tu ne l'aimes pas, dit-elle pour expliquer cette conduite de la manière la moins blessante pour Charlot.
— Oh! je l'aime bien maintenant, mais j'aime encore bien mieux Brunette. Elle est si jolie et elle donne de si bon lait. Et toi, ne l'aimes-tu pas mieux?
— Je ne sais pas… C'est si agréable de caresser un chat, il a l'air si content. Brunette ne reste jamais tranquille un instant.
— C'est vrai, mais j'aime bien ça, moi. Ah! si nous étions encore ensemble là-bas!…
— Ecoute, mon Charlot, il ne faut pas avoir l'air triste quand le père arrivera. Tu sais bien que Sylvanie a dit qu'elle viendrait nous chercher quand elle s'ennuyerait trop de nous.
Petite mère se tut brusquement. On entendait quelque chose dans l'escalier, des pas lents, un peu traînants, accompagnés d'un autre bruit, comme celui d'un bâton qui frappait chaque marche. Les enfants se tenaient immobiles… Les pas se rapprochaient… Enfin ils s'arrêtèrent. Il y eut un moment d'hésitation, puis la porte s'ouvrit, et un homme grand, maigre, appuyé sur une canne parut sur le seuil.
— Le père!… s'écria Petite mère en s'élançant vers lui.
Elle le prit par la main et le conduisit au fauteuil où il tomba plutôt qu'il ne s'assit… il était si fatigué! Charlot, tout interdit, le regardait sans oser s'approcher. Le père avait fermé les yeux et s'était laissé aller au fond du fauteuil, car il était encore très faible. Bientôt il les rouvrit et, regardant son petit garçon:
— Tu ne me reconnais pas? lui dit-il. Je te reconnais bien, moi, tu es toujours le même, mon gros Charlot, mais Petite mère, elle, a grandi; elle est devenue presque une femme.
Cette idée que Petite mère était une femme fit rire Charlot, et une fois qu'il eut ri il se sentit plus à l'aise. Posant la main sur un des genoux de son père, il demanda:
— Est-ce que la grande maison est finie?
— La grande maison!… répéta le père un peu étonné de cette question qui n'avait aucun rapport avec ses pensées du moment. Non, elle ne doit pas être achevée, mais pourquoi penses-tu à la grande maison, mon garçon?
— C'est que j'aime beaucoup les grandes maisons. J'en bâtirai une pour Petite mère quand je serai grand.
— Il ne faut pas y retourner, père!… dit la petite fille d'un ton suppliant.
— Ah! il se passera encore un peu de temps avant que je sois capable de grimper à une échelle ou de porter un fardeau.
— Quand le père retournera à la grande maison, dit Charlot, j'irai aussi pour prendre soin de lui.
— Tu es encore trop petit, répliqua sa soeur en le caressant.
— Tu dis toujours que je suis petit!… mais je deviens grand, moi, n'est-ce pas, père?
— Cela viendra, mon garçon, avec un peu de patience. C'est bon de se retrouver chez soi et avec vous, mes enfants!… Mais d'où vient ce grand fauteuil? je ne le connais pas.
— C'est la vieille dame au chat, répondit Charlot; elle l'a apporté pour toi, père.
— La vieille dame au chat!… je ne la connais pas non plus.
— C'est elle qui a pris soin de moi quand j'étais malade, dit
Petite mère en levant sur son père ses yeux sérieux.
— Et madame Perlet m'a pris chez elle, cria Charlot.
— Ils ont tous été bien bons pour vous, dit le père, je voudrais les remercier.
Comme il parlait on frappa à la porte. C'était madame Perlet une tasse pleine dans les mains.
— Comment que ça va? dit-elle au malade en prenant un air riant pour cacher l'émotion que lui causait la vue de cette figure dévastée par la maladie. Voilà un peu de bouillon pour vous restaurer: nous avons justement mis le pot-au-feu hier. Nous sommes riches maintenant, mon mari a retrouvé du travail dans son ancienne maison; nous pouvons nous payer le pot-au-feu deux fois par semaine.
— Madame Perlet, dit le convalescent dont la voix tremblait et dont les yeux étaient humides, je vous remercie ainsi que votre mari de ce que vous avez fait pour mes pauvres enfants. Je vous en serai toute ma vie reconnaissant.
— Ne parlons pas de ça… Qui est-ce qui pourrait voir souffrir de pauvres petits innocents et ne pas leur venir en aide? Vous en feriez bien autant pour nous, n'est-ce pas?… C'est gentil tout de même de vous voir ici et non plus dans ce lit d'hôpital…
— Oui, je suis content, mais je ne dirai pas de mal de mon lit d'hôpital, car c'est là que j'ai appris à avoir confiance en Dieu.
— Vraiment? dit madame Perlet d'un air surpris.
— Est-ce qu'il n'a pas pris soin de mes pauvres enfants pendant que je ne pouvais rien faire pour eux?… C'est vous autres, braves gens, qui les avez nourris, c'est vrai, mais qui vous l'a mis au coeur? Ah! Madame Perlet on comprend bien des choses quand on est là, faible et sans mouvement, pendant des semaines. Avant cela je ne pensais pas à Dieu, mais à qui aurais-je recommandé mes pauvres petits si ce n'est à lui? Et il m'a entendu…
— C'est pourtant vrai, dit madame Perlet.
— Maintenant j'espère que nous pourrons lui montrer notre reconnaissance en faisant pour d'autres ce que vous avez fait pour nous.
— Mais vous serez longtemps avant de pouvoir travailler, dit la brave femme en regardant les mains affaiblies qui reposaient sur les bras du fauteuil.
— Encore un peu de temps, peut-être, mais les forces reviennent vite quand on est content. Voyez-vous, madame Perlet, depuis le jour où vous êtes venue à l'hôpital et où vous m'avez dit: "Votre Petite mère n'a rien fait de mal, on l'avait accusée injustement!" j'ai senti que je guérissais grand train.
— Comment avez-vous pu croire cela, vous qui la connaissiez?…
— Je n'y comprends rien… Je m'en veux maintenant, dit le pauvre père en attirant la petite fille tout près de lui, mais elle ne m'en veut pas, elle, n'est-ce pas, Petite mère?… J'étais si faible, si malheureux de la sentir abandonnée… Je ne savais pas encore ce que je sais maintenant: c'est que mes pauvres petits avaient un Père dans le ciel.
— Eh bien, vous avez plus de confiance que je n'en aurais à votre place, car enfin vous voilà pour longtemps encore incapable de travailler, et ce ne sont pas ces petits bras-là qui gagneront beaucoup de pain…
— On m'a accordé un dédommagement pour mon accident qui a été causé par l'imprudence du maître maçon. Vous voyez bien que Dieu prend soin de nous!…
Charlot tira Petite mère par le bras et la força de se baisser jusqu'à ce qu'il pût lui parler à l'oreille:
— Je crois que le père a vu le bon Dieu, dit-il. Où est-il donc?
— Il est avec nous, Charlot, répondit-elle doucement, car elle commençait à comprendre; je suis sûre qu'il est tout près puisqu'il peut toujours nous voir et nous entendre et prendre soin de nous partout où nous sommes.
Charlot réfléchit un moment, puis il dit:
— Quand je serai grand je comprendrai.
FIN
Imprimerie de Poissy — S. LEJAY et Cie.
Erreurs typographiques corrigées silencieusement:
Chapitre 3: =ainsi; dit la vieille dame= remplacé par =ainsi, dit la vieille dame=
Chapitre 7: =excusait peut être= remplacé par =excusait peut-être=
Chapitre 7: =ce jour là= remplacé par =ce jour-là=
Chapitre 7: =recommençèrent à marcher= remplacé par =recommencèrent à marcher=
Chapitre 7: =Pourtant petite mère= remplacé par =Pourtant Petite mère=
Chapitre 7: =Et pourquoi faire?= remplacé par =Et pour quoi faire?=
Chapitre 7: =— Du lait, le rêve= remplacé par =Du lait, le rêve=
Chapitre 11: =dans le petit lit- tout entouré= remplacé par =dans le petit lit tout entouré=
Chapitre 13: =— Mais le cordonnier prit la parole= remplacé par
=Mais le cordonnier prit la parole=
Chapitre 14: =faisait des creux= remplacé par =faisant des creux=
Chapitre 14: =sur cesujet= remplacé par =sur ce sujet=
Chapitre 14: =il peut-être= remplacé par =il peut être=
Chapitre 15: =depuis avant hier= remplacé par =depuis avant-hier=
Chapitre 15: =pour vous, Madame Charles= remplacé par =pour vous, madame Charles=
Chapitre 17: =frappé Charlot;= remplacé par =frappé Charlot:=
Chapitre 17: =va-t-en= remplacé par =va-t'en=
Chapitre 21: =ne se plaignait,= remplacé par =ne se plaignait.=
Chapitre 21: =tout bas: Ma pauvre= remplacé par =tout bas: "Ma pauvre=
Chapitre 22: =Ce soir là= remplacé par =Ce soir-là=
Chapitre 22: =malade, Quand= remplacé par =malade. Quand=
Chapitre 22: =bien être inexprimable= remplacé par =bien-être inexprimable=
Chapitre 23: =le savoir faire= remplacé par =le savoir-faire=
Chapitre 23: =Carlot en prit= remplacé par =Charlot en prit=
Chapitre 23: =monde dormait,= remplacé par =monde dormait.=
Chapitre 24: =ensemble là bas= remplacé par =ensemble là-bas=
Chapitre 24: =petits bras là= remplacé par =petits bras-là=