Petite Mère
XIII
Madame Nanette monta le lendemain sur sa charrette chargée de bidons plus tôt que de coutume. Elle n'avait pas ce jour-là sa bonne figure souriante; elle était soucieuse et préoccupée. Pendant tout le trajet elle ne prononça pas une parole et ne regarda pas autour d'elle. C'est que madame Nanette avait un gros poids sur le coeur.
Arrivée devant la boutique du fruitier, elle descendit lentement de son siége et entra, ce qui n'était pas sa coutume.
— Vous êtes bien matinale aujourd'hui, madame Nanette, dit le fruitier en venant au devant d'elle.
— J'ai à vous parler, répondit brusquement la laitière. Vous savez, ces petits enfants que j'ai ramenés hier matin?…
— Oui, après?
— Connaissez-vous leur adresse?
— Non… et pourtant ils me l'ont dite. Attendez, n'était-ce pas?… Je ne puis me rappeler la rue, mais c'était près d'ici. Avez-vous absolument besoin de cette adresse?
— Oui, il me la faut tout de suite; ces malheureux enfants ont volé, la petite fille au moins, car le petit garçon est bien jeune. Cela paraît certain.
— Que vous avais-je dit? s'écria le fruitier d'un air triomphant. Ces enfants-là, c'est de la canaille, de la canaille en herbe, j'ai vu ça tout de suite. Qu'est-ce qu'ils ont pris?
— La jeune fille qui les a reçus pour passer la nuit avait au cou une croix en or qu'ils ont beaucoup admirée. Elle ne l'a pas retrouvée après qu'ils étaient partis. Elle a cherché partout.
— Ca ne demandait pas beaucoup de réflexion pour savoir que la petite drôlesse l'avait emportée; c'est futé comme des renards, ces petits va-nu-pieds. Je l'ai bien su voir tout de suite, que ce n'était rien de bon.
— Eh bien, moi, j'aurais mis ma main au feu que cette petite était honnête, dit madame Nanette, qui ne pouvait s'empêcher de trouver que le fruitier prenait un peu trop de plaisir à voir ses soupçons confirmés; elle avait une figure si douce.
— Une petite figure d'hypocrite… Mais comment faire pour avoir cette adresse? Tenez! je me souviens maintenant que, en descendant la rue, ils ont parlé au grand agent de police… Sans doute qu'ils lui ont demandé leur chemin. Le voilà justement en face sur l'autre trottoir, je vais l'appeler.
Le grand agent de police vint aussitôt. Il se souvenait bien des enfants qui s'étaient jetés dans ses jambes et qu'il avait regardés de si haut, mais il eut un peu de peine à retrouver le nom de la rue. Quant au numéro il ne se le rappelait plus du tout, mais la rue n'était pas si longue et les deux pauvres petits y étaient sans doute connus.
Munie de ces renseignements, madame Nanette continua sa tournée; elle avait l'air de plus en plus sombre. Ce matin-là elle n'eut pas le moindre sourire pour ses pratiques, tout au plus la politesse indispensable. On avait peine à la reconnaître.
C'est que madame Nanette avait bon coeur, et cela lui faisait beaucoup de peine de penser que la petite figure pâle et sérieuse, qui lui avait inspiré tant d'intérêt, était celle d'une voleuse et d'une hypocrite.
Sa tournée finie elle fit arrêter sa charrette à l'entrée de la rue que l'agent de police lui avait indiquée et, d'après sa description de nos deux pauvres petits, la première personne à qui elle s'adressa comprit sans difficulté de qui elle voulait parler.
— Eh! c'est Petite mère et son gros Charlot, dit la bonne dame qu'elle interrogeait. Tout le monde les connaît dans notre rue, les pauvres enfants. Tenez, c'est là à droite. Adressez-vous à la concierge, ils sont toujours fourrés chez elle.
Madame Nanette entra dans la loge où elle ne trouva que madame
Perlet et son mari.
— Vous voulez leur parler? dit la concierge, lorsque la visiteuse lui demanda les deux enfants, ils ne sont pas encore descendus. Attendez, je vais les appeler. Vous êtes sans doute une parente? C'est le bon Dieu qui bous envoie.
Madame Perlet la retint.
— Non, dit-elle, je ne leur suis rien. Est-ce que vous connaissez les parents de ces enfants?
— La mère est morte depuis longtemps, le père est à l'hôpital.
— Ils disaient qu'ils ne savaient pas où il était?…
— Oui, mais nous l'avons retrouvé depuis hier.
— Alors, ils n'ont au moins pas menti.
— Menti! et pourquoi auraient-ils menti, les pauvres innocents? C'est-il vous qui les avez pris chez vous avant-hier à la campagne?
— Non, mais c'est moi qui les ai ramenés. Leur père est-il un honnête homme?
— Il a l'air d'un bien honnête homme, mais nous ne le connaissons pas depuis longtemps.
— S'il est honnête, il sera bien malheureux d'apprendre que sa petite fille a volé.
— Volé!… s'écria la concierge.
— Oui, elle a volé dans la maison où on les a recueillis et où l'on a été si bon pour eux.
Alors elle raconta l'histoire de la croix d'or disparue.
Madame Perlet écoutait avec stupeur.
— Mon Dieu! s'écria-t-elle, voilà pourquoi elle avait une pièce de dix francs! Elle avait vendu la croix, la petite malheureuse!
Le sifflement particulier du cordonnier se fit entendre; c'était ainsi qu'il faisait en général comprendre à sa femme qu'elle avait fait une bêtise ou une maladresse, mais elle était trop préoccupée pour y faire attention.
— Voyons, dit-il, n'allons pas si vite. Rien n'est prouvé encore; je ne croirai pas facilement que cette Petite mère soit une voleuse, elle est trop bonne pour son petit frère. C'est admirable de voir comme elle s'oublie pour lui.
— Ah! dit madame Nanette, et si c'est pour lui qu'elle a volé?…
— On pourrait s'expliquer qu'elle prît pour lui un morceau de pain s'il avait faim… et encore je ne l'en crois pas capable… Mais un vol comme celui-là, je ne le croirai jamais.
Madame Perlet se sentait un peu rassurée par la ferme conviction de son mari.
— Mais cette croix qui a disparu, comment expliquez-vous cela? demanda madame Nanette, et justement après que la petite fille l'avait admirée.
— C'est vrai, répondit madame Perlet, et puis il y a la pièce d'or…
— Il faut l'appeler, dit le cordonnier, elle pourra sans doute s'expliquer.
Madame Perlet alla dans la rue et appela. Au bout de quelques minutes les enfants parurent se tenant la main. Charlot regarda d'un air curieux tout autour de lui; il s'était mis dans la tête qu'on les appelait ainsi pour leur donner le chocolat tant désiré. D'où serait-il venu? Il n'en savait rien. Il sentait seulement qu'il avait encore place dans son estomac pour l'accueillir, quoiqu'il eût, comme de coutume, absorbé une part très-considérable du déjeuner que nous savons; mais son regard inquisiteur ne rencontra rien, absolument rien qui pût confirmer cette espérance. Madame Nanette, M. et madame Perlet étaient tous les trois debout et graves. Sans s'en rendre bien compte, les deux enfants sentirent qu'il y avait quelque chose de particulier dans l'atmosphère. Ils reconnaissaient bien madame Nanette, mais comme elle ne leur disait rien, ils n'osèrent pas la saluer et se tinrent debout aussi devant ce redoutable groupe.
— Laissez-moi la questionner, dit le cordonnier.
— Petite mère, ma fille, continua-t-il avec un accent de bonté qui mit un peu au large le coeur de la pauvre enfant, dis-nous encore l'histoire de ta pièce d'or.
Ce n'était pas facile pourtant de répondre à une injonction comme celle-là. Petite mère resta muette, ne comprenant pas pourquoi elle devait redire ce qu'elle avait déjà dit.
— Dis-nous qui te l'a donnée, répéta le cordonnier d'un air encourageant.
— C'est la belle petite dame, cria Charlot avant que sa soeur pût ouvrir la bouche.
— Attends ton tour, mon garçon. Où as-tu rencontré cette belle petite dame, ma fille?
— Dans la rue, répondit Petite mère d'une voix mal assurée et d'un air si timide qu'elle avait vraiment les apparences d'une coupable.
— Dans quelle rue?
— Je ne sais pas.
— Comment était-elle habillée?
Petite mère répéta exactement sa description.
— Etait-elle seule?
— Non, avec une dame.
— C'était sa maman, interrompit Charlot.
— Et tu ne demandais rien?…
— Non.
— Alors comment se fait-il qu'elle ait eu l'idée de te donner?
— Je ne sais pas… Elle est venue vers moi pendant que sa maman causait avec une autre dame, et elle m'a demandé si je mendiais. J'ai dit non; alors elle m'a donné la belle pièce de cinquante centimes et elle m'a embrassée.
Au souvenir de ce baiser, la voix de Petite mère trembla un peu plus; elle croyait le sentir encore.
— Oui, dit Charlot, et alors elle s'est vite sauvée et nous ne l'avons plus revue.
— Voilà, dit madame Nanette, une histoire qui n'est guère probable. Je m'en vais te dire, moi, ce que tu as fait, petite menteuse! Tu as volé la croix d'or de cette bonne Sylvanie qui vous a fait du bien à ton frère et à toi; tu as été la vendre pour dix francs, et tu as inventé cette histoire absurde pour tromper les braves gens qui ont confiance en toi. Et maintenant tu me regardes avec de grands yeux étonnés, comme si tu ne savais pas tout cela mieux que moi; mais nous ne sommes pas si bêtes que tu crois et nous savons ce qui en est aussi bien que si tu nous le racontais toi-même. Une petite créature pas plus haute que ça qui sait déjà voler, mentir, tromper, c'est du gibier de prison! Allons, allons, pas de ces airs d'innocence!… tu ne trompes plus personne, ainsi c'est inutile.
Madame Nanette était tellement indignée de ce qu'elle croyait être l'hypocrisie de la pauvre enfant, qu'elle n'avait plus de pitié dans le coeur. Elle s'était attendue à trouver une petite fille coupable, mais honteuse de sa mauvaise action, et prête à tout avouer. Elle pensait que peut-être une enfant si jeune, et qui n'avait plus de mère, n'avait pu se rendre compte de ce qu'elle faisait en prenant ce qui ne lui appartenait pas; mais l'histoire si bien inventée de la pièce d'or, cette habileté, cette ruse, ces mensonges si bien combinés et qu'elle avait même appris à son petit frère, cet air d'étonnement qu'elle croyait joué, tout cela remplissait l'âme honnête de la fermière d'un tel dégoût, qu'elle n'avait plus qu'une pensée, faire partager aux autres ses sentiments d'indignation et voir traiter la malheureuse enfant avec le mépris qu'elle méritait.
— N'est-ce pas affreux? demanda-t-elle au concierge et à sa femme.
— Ah! oui, c'est affreux, répondit madame Perlet.
Mais le cordonnier prit la parole: Ce qui est affreux, dit-il, c'est qu'on puisse croire si facilement au mal. Je ne dis pas que la pauvre petite n'ait pas bien des choses contre elle, mais moi qui la connais un peu, je sais qu'elle a pour elle son bon caractère, sa bonne conduite, et son nom lui-même. Allons, Petite mère, ma fille, viens ici, ajouta le brave homme en l'attirant à lui, et dis-moi si tu sais de quoi on t'accuse.
Petite mère le regarda d'un air terrifié et suppliant. Il vit bien qu'elle n'avait pas entièrement compris.
— Cette dame dit que tu as pris la croix d'or de Sylvanie et que tu l'as vendue pour ta pièce d'or.
L'enfant resta muette. C'était si étrange qu'on pût croire une semblable chose.
— Tu l'as vue, cette croix d'or?
— Oui, elle me l'a mise au cou un petit moment.
— Qu'en as-tu fait?
— Je la lui ai rendue.
— Et quand tu es partie, où était-elle, la croix?
— Sylvanie ne l'avait pas au cou, répondit Petite mère, rassemblant ses souvenirs, je ne crois pas, au moins.
— Je crois bien qu'elle ne l'avait pas!… interrompit madame
Nanette.
— L'avais-tu revue le matin avant de partir?
— Non, répondit l'enfant dont la voix peu à peu se raffermissait.
— Tu nous dis bien la vérité?… Tu sais que Dieu t'entend.
En parlant ainsi le cordonnier regardait au fond de ses yeux limpides; il ne put s'empêcher de sourire en rencontrant son regard candide lorsqu'elle répondit:
— Oui.
En entendant ces paroles, Charlot jeta un coup d'oeil inquiet autour de lui: "Tu sais bien que Dieu t'entend," avait dit le cordonnier. Il fallait bien que ce fût vrai puisque tout le monde le disait. Dieu n'était donc pas dans le ballon, car il n'aurait pas pu entendre de si loin Petite mère qui parlait si bas. Où était-il donc?
— Eh bien, dit M. Perlet, c'est une singulière histoire, mais je suis convaincu — vous m'entendez, madame — que cette petite n'a rien fait de mal et qu'elle dit la vérité. Je ne puis pas vous forcer à le croire, mais souvenez-vous de ce que je dis. Un jour viendra où tout sera expliqué.
— Vous êtes facilement satisfait, répondit madame Nanette; je ne demanderais pas mieux que de le croire car cette petite m'avait pris le coeur; mais que voulez-vous? je ne peux pourtant pas dire qu'il fait nuit en plein midi, et je vous conseille tout de même de bien la surveiller.
Et madame Nanette sortit de la loge sans saluer personne. Elle craignait que tout le monde ne fût d'accord pour la tromper.
— Ecoute, madame Perlet, dit le cordonnier lorsqu'elle eut disparu, tu as confiance en moi, n'est-ce pas?
— Certainement… mais pourtant… Es-tu bien sûr? Tout cela est si singulier!… Nous ne connaissons pas beaucoup ces enfants.
— Il n'y a pas besoin de tant de connaissance. On voit bien vite si l'on a affaire à un bon petit coeur, et je suis sûr que celle-ci en a un où il n'y a pas plus place pour le mensonge que pour l'égoïsme. Voyons, ma bonne femme, j'ai plus fréquenté le monde que toi, et je te dis que cette petite-là est un trésor. Et maintenant, écoute-moi bien! Que personne dans la maison ne sache un mot de ce qui s'est passé ce matin! C'est heureux que je me sois trouvé ici. Au revoir, je m'en vais chercher de l'ouvrage.
— Et si tu n'en trouves pas?…
— Eh bien, j'en chercherai encore. Il faudra bien qu'il s'en trouve une fois. C'est déjà un soulagement de savoir que nous avons un logement assuré.
— Oui, mais il faut payer d'avance, et si tu ne travailles pas, ce n'est pas le dédommagement que le propriétaire nous accorde…
— Allons, allons, ne croasse pas!… Je vais peut-être avoir du travail aujourd'hui. Bien sûr qu'il y en a pour moi quelque part, il ne s'agit que de le trouver.
A peine M. Perlet était-il parti qu'une des locataires entra dans la loge que les enfants venaient aussi de quitter.
— Dites donc, madame Perlet, il y a eu du monde chez vous ce matin… Qu'est-ce qu'elle voulait donc, cette dame? Est-ce vrai, ce qu'on dit dans la maison que la petite au locataire du quatrième est une voleuse?…
— Qui vous l'a dit? demanda la concierge.
— Je n'en sais rien, tout le monde en parle.
La bonne dame se garda bien de dire que c'était elle qui avait entendu de la cour une partie de la scène qui avait eu lieu dans la loge, et qu'elle s'était hâtée de le colporter.
— Vous savez, ajouta-t-elle tout se redit…
— Oui, par ceux qui écoutent aux portes, répondit madame Perlet qui savait bien à qui elle avait affaire.
— Dites-moi ce qui en est, continua la voisine qui fit semblant de ne pas entendre afin de ne pas être obligée de se fâcher, et de ne pas perdre ainsi sa chance de savoir tous les détails de l'histoire.
— Il n'y a rien à dire. On s'était trompé, voilà tout.
— Vraiment? Cette dame a été convaincue?.. Elle avait l'air de bien mauvaise humeur en s'en allant.
— Ca m'est égal, qu'elle soit convaincue ou non, mon mari sait bien ce qui en est.
— Vraiment? On l'accuse donc d'un vol, cette petite?
— Puisque vous le savez, vous n'avez pas besoin de me questionner!
— Voyons, madame Perlet, vous feriez mieux de me dire tout, parce que, vous savez, on exagère… Il faut que je puisse raconter la vérité vraie.
Madame Perlet se rendit à ce raisonnement, et une demi-heure après l'histoire de Petite mère, de sa pièce d'or et de l'accusation portée contre elle, courait le voisinage. Bien peu doutaient qu'elle fût coupable: on aime mieux être crédule au mal qu'au bien, et puis il faut le reconnaître, les apparences étaient contre elle. On mettait bien une sorte de charité à dire en hochant la tête: Pauvre petite, c'est si jeune et ça n'a pas de mère. Ce n'est pas étonnant qu'elle tourne mal, mais faut-il qu'elle soit rusée pour avoir inventé une pareille histoire!…
Les enfants de la maison furent mis au courant lorsqu'ils revinrent de l'école, et je ne jurerais pas que quelques-uns d'entre eux n'aient pas envié à Petite mère son habileté à se procurer des pièces d'or, mais ils n'en étaient pas moins remplis d'une vertueuse indignation et ils se promirent de la lui faire sentir par tous les moyens en leur pouvoir.
C'est étonnant combien la triste aventure de la pauvre enfant excita autour d'elle, dans tous les coeurs, un sentiment de propre justice et d'intime satisfaction de ce que, sur elle seule dans la maison, pesait une telle honte. Il semblait que chacun eût monté d'un degré dans sa propre estime. Depuis longtemps il n'y avait eu autant d'animation, autant de fraternité dans cette pauvre maison. On s'abordait, on se réunissait pour causer tout en travaillant. Seule madame Charles, à qui son chat n'apportait pas les nouvelles, resta dans une ignorance complète de ce qui mettait tout ce petit monde en émoi.
XIV
Petite mère avait remonté les quatre étages suivie de Charlot qui tenait sa robe et s'accrochait à elle comme s'il avait peur. Il avait peur, en effet, mais de quoi?… Il n'aurait pu le dire, car il ne comprenait que bien vaguement de quoi il s'agissait. Petite mère s'assit sur sa chaise sans dossier, et se mit à réfléchir. Charlot s'était accroupi par terre tout près d'elle; suivant son ancienne habitude il appuyait sa tête sur ses genoux et levait vers elle des yeux inquiets.
— Petite mère, demanda-t-il, pourquoi pleures-tu? Est-ce qu'ils veulent te faire du mal?
— Oh! Charlot, répondit-elle, et elle ne put plus retenir ses sanglots, ils croient que j'ai volé!…
— Volé!… répéta le petit garçon pour qui ce mot avait un sens vague et terrible.
Il se souvenait que dans la maison qu'ils avaient habitée autrefois il y avait un jeune garçon que l'on appelait "le voleur", que l'on montrait au doigt et dont tout le monde s'éloignait. Ce malheureux enfant, que le mépris dont on l'accablait avait endurci plutôt qu'humilié, était la terreur des petits sur qui il se vengeait de la sévérité des grands. Charlot avait gardé de lui un souvenir plein d'effroi, car il lui donnait une taloche à chaque rencontre et il lui avait plus d'une fois enlevé son morceau de pain lorsqu'il le trouvait le mangeant seul dans l'escalier. Et maintenant c'était Petite mère qu'on accusait d'être une voleuse!… Il ne pouvait comprendre cela, c'était monstrueux…
— Mais tu n'as pas volé, toi?… dit-il
— Non, tu le sais bien, Charlot; je ne voudrais pas voler pour rien au monde. Comment est-ce qu'ils peuvent le croire?…
Sa pensée se perdait dans ce mystère; tout à coup il se fit un rayon de lumière.
— Oh! dit-elle, je sais maintenant!… je n'avais pas pu comprendre tout de suite. Oh! Charlot, si nous pouvions rencontrer encore la petite dame! Elle se souviendrait bien qu'elle m'a donné une pièce d'or… Alors on ne croirait plus que j'ai volé.
— J'irai la chercher, dit Charlot en se redressant.
— Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas elle demeure, ni moi non plus; nous l'avons rencontrée dans la rue, tu sais bien.
— J'irai dans la rue!…
Il allait ajouter: Quand je serai grand, mais il s'arrêta.
Peut-être serait-ce bien long d'attendre…
Petite mère regardait le ciel d'un air désolé.
— Si le père était ici, il dirait que je ne suis pas une voleuse et on le croirait, mais nous sommes tout seuls!…
Tout à coup elle se souvint des paroles du cordonnier, sa figure s'illumina.
— Monsieur Perlet ne l'a pas cru, lui, dit-elle. Il est bon; je l'aime beaucoup.
Cette pensée que quelqu'un dans la maison avait confiance en elle raffermit son courage. Elle essuya ses yeux et embrassa Charlot.
— Ah! dit celui-ci dont la figure s'illumina aussi, quand je serai grand je les battrai, ceux qui disent que tu es une voleuse, et même je les tuerai!…
— Oh! non, Charlot, tu ne voudrais tuer personne. Maintenant ne pensons plus à tout cela. Vois-tu, il fait beau, nous irons nous promener.
— J'ai faim, répondit le petit garçon revenant à sa préoccupation dominante.
— Déjà!… Oh! Charlot, tu sais bien pourquoi nous ne pouvons rien avoir avant midi, et je crois qu'il a sonné dix heures il y a un moment. Viens, sortons un peu, cela te fera oublier.
Ils descendirent. Au second étage une porte était entr'ouverte: une figure d'enfant parut dans l'ouverture, puis on entendit une voix qui disait:
— Mère, c'est elle!…
Et la mère répondit:
— Comment ose-t-elle se montrer? je te défends de lui parler, tu m'entends?…
Il était impossible que ces paroles, prononcées d'une voix haute et claire, ne parvinssent pas aux oreilles de Petite mère. Elle rougit, pâlit et hésita à passer; c'était d'elle qu'on parlait, elle en était sûre; mais Charlot n'avait pas entendu, ou il n'avait pas compris et il la tirait en avant.
Lorsqu'elle posa sa clef sur la table de la loge madame Perlet la prit sans la regarder et sans lui dire un mot. Petite père vit que le cordonnier était absent et s'éloigna bien vite.
Dans la rue une ou deux voisines vinrent sur le seuil de leurs boutiques et la regardèrent d'un air particulier. Petite mère n'y fit d'abord pas attention; elle ne pensait pas que sa réputation de voleuse se fût déjà répandue en dehors de la maison, mais elle entendit la fruitière dire à haute voix à une personne qui regardait par-dessus son épaule:
— Ca a des airs doux, timides… On ne sait plus à qui l'on peut se fier dans ce monde.
Alors Petite mère se hâta de tourner le coin de la première rue et elle essuya une grosse larme sans que Charlot s'en aperçût.
Ils marchèrent longtemps sans se rien dire, puis ayant atteint un boulevard ils s'assirent sur un banc. Une femme pauvrement vêtue y était établie avant eux, et deux enfants d'aussi misérable apparence que leur mère jouaient auprès d'elle, prenant la terre avec leurs mains et faisant des creux et des pâtés comme ils l'avaient vu faire à d'autres enfants avec des pelles en bois. La mère paraissait triste et abattue; elle regardait les enfants et soupirait de temps à autre. Pourtant lorsqu'elle vit que les deux petits s'amusaient, riaient en secouant leurs mains sales, et que le soleil avait mis un peu de couleur à leurs joues pâles, elle se mit à sourire et dit en caressant la tête du plus jeune:
— Nous sommes bien ici, n'est-ce pas, mon Georges?
Le petit ne répondit pas, mais l'aîné, qui venait d'ajouter une poignée de terre à son édifice, se retourna en disant:
— Nous resterons encore longtemps.
— Jusqu'à midi, répondit la mère, ce bon soleil me réchauffe et vous êtes mieux ici que dans notre chambre humide.
Petite mère avait remarqué que la pauvre femme était pâle et maigre à faire pitié; elle paraissait respirer avec peine, et comme le banc n'avait pas de dossier, sa taille se pliait en deux n'ayant pas la force de se soutenir. Elle était bien malade, il était facile de le voir.
Au bout d'un moment elle parut remarquer les deux enfants qui étaient venus s'asseoir à côté d'elle. Charlot suivait d'un oeil d'envie le jeu des deux petits, dont l'aîné était à peu près de sa taille mais moins vigoureux que lui.
— Veux-tu jouer avec eux? demanda la mère qui devinait son désir.
Quand il eut mis, comme les autres la main au pâté de terre, elle regarda plus attentivement sa soeur et fut frappée de son air chétif, qui faisait contraste avec la bonne mine du petit garçon, et de l'expression triste de son visage pâle.
— C'est ton frère? demanda-t-elle pour entrer en conversation.
— Oui, madame.
— Où est ta maman?
— Elle est morte, depuis bien longtemps…
— Pauvres petits!…
Petite mère ne s'étonnait plus de cette exclamation. Elle savait bien maintenant qu'ils étaient de "pauvres petits!"
— Et ton père?
— Il est bien malade à l'hôpital.
La pauvre femme ne dit rien, mais Petite mère vit bien qu'elle avait beaucoup de pitié pour eux. Elle savait que bientôt peut-être les deux petits enfants qui jouaient à ses pieds seraient, eux aussi, abandonnés.
Elle n'avait pas la force de parler beaucoup, et Petite mère n'était guère disposée à entretenir une conversation; outre sa timidité naturelle, elle avait sur le coeur un poids écrasant. Pourtant elle était heureuse d'être assise auprès de cette inconnue qui la regardait avec compassion; elle se sentait comme abritée et oubliait un peu les regards malveillants et les paroles dures qui lui avaient fait tant de mal. Et puis Charlot était content de jouer, et Petite mère aimait à le voir content. Le doux soleil de mai, traversant le maigre feuillage de l'arbre sous lequel elles étaient assises, réchauffait ces deux êtres souffrants, la pauvre mère minée par la maladie et le souci, et la frêle enfant qui ne connaissait guère de la vie que ses tristesses. Après l'angoisse qu'elle avait éprouvée le matin, Petite mère se sentait rafraîchie par ce voisinage doux et bienveillant. Hélas! ce sentiment de bien-être et de repos ne devait pas durer longtemps.
Deux jeunes filles passèrent en se donnant le bras, riant et causant très-haut comme pour attirer l'attention. Lorsqu'elle furent en face du banc, l'une d'elles s'arrêta brusquement en montrant Petite mère.
— Tiens! dit-elle, regarde, c'est la voleuse!
Puis s'adressant à la pauvre enfant, elle lui demanda, avec un ricanement grossier, si elle avait encore trouvé une pièce d'or, et si elle était contente de sa matinée, après quoi la saluant du nom de "mademoiselle la voleuse," elles s'éloignèrent.
Petite mère, tout effarée, reconnut deux jeunes filles qu'elle rencontrait souvent dans son escalier.
La pauvre femme, assise près d'elle, l'avait regardée d'un air d'étonnement et avait fait un mouvement instinctif pour s'éloigner d'elle; Petite mère avait baissé la tête et deux larmes coulaient le long de ses joues. La malade y vit un signe qu'elle était coupable; sa pitié, pour l'enfant sans mère qui avait pu être entraînée au mal par la misère et l'abandon, lutta dans son coeur avec l'horreur que lui inspirait une voleuse. Si elle avait été seule, la pitié l'eût emporté et elle aurait montré de l'intérêt à Petite mère; mais ses enfants… elle ne pouvait pas les laisser dans la société d'enfants vicieux. Elle se leva donc sans mot dire et voulut prendre les deux petits garçons par la main pour les éloigner, mais l'émotion lui avait ôté le peu de force qui lui restait; elle chancela et dut s'appuyer contre le tronc d'arbre. Petite mère courut à elle et la ramena au banc où elle la fit asseoir en appuyant sa tête contre son épaule. Au bout d'un moment la pauvre femme rouvrit les yeux et, repoussant l'enfant avec une sorte de violence, elle se redressa et respira avec effort.
— Laisse-moi, dit-elle, je me remettrai mieux toute seule.
Emmène ce petit! je ne veux pas qu'il joue avec mes enfants.
La petite fille se leva et emmena Charlot qui essaya de résister, mais se tut et obéit lorsqu'il eut jeté un regard sur la figure bouleversée de sa soeur.
Quelques pas plus loin, Petite mère, par une impulsion soudaine, lâcha sa main et revint près du banc.
— Madame, dit-elle à la malade qui la regardait d'un air étonné et sévère, je ne suis pas une voleuse, je vous assure que je ne le suis pas.
Avant que celle-ci eût pu répondre, Petite mère avait rejoint Charlot et s'en allait avec lui sans se retourner. Si elle en avait eu la force, la pauvre femme l'aurait suivie, l'aurait prise dans ses bras et lui aurait dit:
— Je te crois, ma fille. Non, tu n'es pas une voleuse.
Les paroles de Petite mère, son accent, son regard avaient porté la conviction dans son âme et elle la suivit longtemps des yeux.
Où aller maintenant? Petite mère était si lasse… Nulle part dans ce dédale de rues, dans cette fourmilière humaine elle ne pouvait trouver un asile, une protection… Ils errèrent encore un peu; car elle n'avait pas le courage de rentrer… De loin elle vit l'hôpital et le montra à Charlot.
— Vois-tu, dit-elle, c'est là qu'est le père, dans cette grande maison.
— Je ne veux pas y aller! cria le petit garçon qui frissonnait au souvenir de ce qu'il avait vu la veille.
— Nous ne pouvons pas y aller avant dimanche; peut-être qu'alors il sera guéri, Charlot. Il nous faut le demander au bon Dieu, la bonne soeur nous l'a dit.
— Mais, répondit le petit garçon, nous ne pouvons pas le lui demander puisque nous ne savons pas où il est.
— Vois-tu, Charlot, il est partout. Tu ne peux pas comprendre ça, ni moi non plus, mais Sylvanie l'a dit et monsieur Perlet aussi. Il voit tout… il entend tout.
Comme elle prononçait ces mots, sa figure s'illumina tout à coup…
— Mais alors, ajouta-t-elle, il sait que je n'ai pas volé la croix!… Il sait que je ne mens pas!… Oh! Charlot, quel bonheur!… peut-être qu'il le dira aux autres qui ne veulent pas le croire… Charlot, je suis si contente qu'il le sache.
Charlot ne partageait pas la joie de sa soeur; il ne pouvait absolument pas débrouiller ses idées sur ce sujet, et la pensée du ballon s'associait obstinément dans son esprit à celle de cet être mystérieux qui, disait-on, voyait tout, entendait tout, et que lui ne pouvait ni voir ni entendre nulle part.
Midi sonnait à toutes les églises et les enfants reprirent le chemin de la maison. La pensée qu'il y avait quelqu'un qui savait qu'elle n'était pas coupable donnait à Petite mère un courage tout nouveau pour braver les regards et la malveillance des voisins.
Lorsqu'ils arrivèrent à la loge, le déjeuner était servi. C'était un ragoût de pommes de terre avec quelques débris de viande qui était fort apprécié des enfants. Madame Perlet ne les regarda pas, elle était occupée d'un visiteur qui, debout, appuyé contre la commode, causait avec elle. C'était un des locataires.
— Vraiment, disait-elle, vous avez fait une pareille folie!… vingt francs pour voir ce que le moindre moineau peut voir tous les jours.
— Pardon, pardon, madame Perlet. Les moineaux ne montent pas si haut que ça. Je n'ai pas d'enfants, voyez-vous, et je gagne bien ma vie, je puis donc m'accorder de temps à autre une petite fantaisie. Eh bien, vrai, ça en valait la peine.
Pendant qu'il parlait, monsieur Perlet avait attiré Petite mère sans rien dire, et il la tenait serrée contre lui. Cette étreinte affectueuse donnait à la pauvre petite un sentiment délicieux de protection.
— Avec qui étiez-vous là dedans? demanda le cordonnier au voisin.
— Avec des messieurs et une dame, du beau monde, qui me regardait un peu de travers comme si mon argent ne valait pas le leur. Une fois dans les nuages je voudrais bien savoir si je ne pesais pas autant qu'eux. Ah! je ne me repens pas d'y être allé, vraiment, et je vais recommencer à économiser pour faire encore un voyage en ballon l'année prochaine.
Charlot écoutait de toutes ses oreilles. Quand il fut bien sûr d'avoir compris il prit la parole.
— Est-ce que le bon Dieu y était? demanda-t-il au voyageur en le tirant par sa manche.
— Où donc, mon petit ami?
— Dans le ballon…
— Mais non, pas que je sache; du moins pas plus qu'il n'est ici.
Pourquoi demandes-tu cela?
— Ah! dit Charlot avec un soupir, alors s'il n'est pas dans le ballon, je ne comprends pas où il peut être.
— Qu'est-ce qu'il veut dire? demanda le locataire étonné.
— Je croyais qu'il demeurait dans le ballon, reprit l'enfant d'un ton de complet découragement, et je voudrais tant le trouver parce que Petite mère dit qu'il sait qu'elle n'est pas un voleuse.
— Qu'est-ce qu'il veut dire? répéta le visiteur de plus en plus étonné, car il n'avait pas encore entendu parler de la triste histoire qui remplissait la maison.
— Il ne sait ce qu'il dit, répliqua M. Perlet. Allons, Charlot mon garçon, tais-toi et laisse-nous causer raisonnablement.
Charlot recula d'un pas, mais il ne pouvait renoncer à la parole sans une dernière question.
— Alors, dit-il, à quoi sert le ballon si le bon Dieu n'y demeure pas?
XV
Lorsque les enfants remontèrent dans leur chambre ils y trouvèrent un hôte inattendu: Charlot, le chat, avait repris le même chemin qui l'avait amené la première fois; il était sur le rebord de la fenêtre et miaula piteusement en les voyant. L'autre Charlot, implacable dans son ressentiment, voulut se jeter sur lui pour lui tirer la queue, mais Petite mère le retint.
— Non, non, dit-elle, tu le ferais sauver. Laisse-moi le prendre tout doucement. Je ne veux pas que tu lui fasses du mal, Charlot, il ne t'en a pas fait.
Le chat ne songeait point à se sauver: il se laissa prendre sans aucune difficulté mais, après avoir subi de bonne grâce quelques caresses, il sauta à terre et se dirigea vers la porte où il miaula jusqu'à ce que la petite fille la lui eût ouverte; alors il sortit, mais une fois dans le couloir il se retourna et regarda Petite mère en miaulant encore.
— Qu'est-ce qu'il a donc? demanda celle-ci; allons avec lui,
Charlot; on dirait qu'il veut nous montrer quelque chose.
Content de voir qu'on le comprenait enfin, le chat conduisit les enfants devant la porte de sa maîtresse. Là il regarda de nouveau Petite mère comme pour lui demander son secours. Elle frappa, n'osant ouvrir comme le chat semblait l'y inviter. Une voix faible répondit et Petite mère entra. Le chat, ayant réussi dans son entreprise, passa devant elle et, s'avançant d'un air calme et majestueux, il sauta à sa place accoutumée, mais le lit cette fois n'était pas vide.
— Ah! dit la vieille dame qui y était couchée la figure toute rouge de fièvre, vous voilà enfin! j'ai tant appelé que ma voix en est tout enrouée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu deviner que j'étais malade en ne me voyant pas sortir de ma chambre?… Dans cette maison on ne s'inquiète pas plus de vous que si vous n'existiez pas. On peut mourir sans que personne y prenne garde.
Un peu effrayée de cet accueil, Petite mère s'approcha timidement en disant:
— Etes-vous malade, madame?
— Je le pense bien que je suis malade!… C'est facile à voir que je suis malade! Depuis hier matin que je suis clouée dans mon lit sans pouvoir me remuer!… C'est mon rhumatisme dans le dos, je souffre comme une misérable… Et mon pauvre chat qui n'a pas eu son lait hier ni ce matin, c'est encore ça qui me tourmente le plus.
A ce moment, apercevant Charlot derrière sa soeur, madame Charles fit une exclamation de mécontentement.
— Je ne veux pas que ce méchant garçon reste ici, dit-elle, il est capable de me tuer mon chat. Renvoie-le, petite!
— J'aime mieux m'en aller, répliqua Charlot, je n'ai pas du tout envie de rester avec vous, parce que vous êtes méchante.
— Oh! Charlot! dit Petite mère, tu ne dois pas parler ainsi. Va jouer dans la cour. Je t'appellerai quand j'aurai fini.
Charlot jeta un regard de haine sur le chat. Ne pourrait-il donc jamais se venger de son ennemi? Mais d'un autre côté il aimait réellement mieux quitter cette chambre, car notre Charlot avait toujours éprouvé peu de sympathie pour les malades, et l'humeur grondeuse de la vieille dame ne lui paraissait nullement agréable. Faisant donc un geste menaçant à l'adresse du chat qui, roulé en boule et confortablement assoupi, ne s'en aperçut pas, il s'en alla.
— A présent, dit la malade, tu vas d'abord m'arranger mon oreiller. Il me semble que j'ai une pierre sous la tête. Là, fais attention, petite. Tu l'ôteras tout doucement, tu le secoueras bien et puis tu me le remettras. Je puis me soulever un peu…
Petite mère se souvenait-elle encore de ce qu'il faut aux malades? Elle était si adroite dans ses mouvements et avait la main si légère, que la vieille dame ne lui fit aucun reproche et soupira de satisfaction lorsqu'elle put reposer sa tête sur un oreiller lisse et moelleux. L'abandon où elle était restée depuis deux jours l'avait irritée, mais au fond madame Charles était bonne et elle remercia l'enfant d'un ton plus doux.
— Tu sais mieux t'y prendre que je n'aurais cru, lui dit-elle.
Petite mère se sentit encouragée par ces paroles.
— Maintenant, ouvre le tiroir d'en haut de ma commode. Il y a dans le coin de droite, sous mes mouchoirs, un porte-monnaie?
Petite mère l'eut bientôt trouvé.
— Apporte-le-moi. Ouvre-le et prends-y deux gros sous: referme-le et mets-le sous mon oreiller. Tu vas aller me chercher mon lait. Prends la tasse avec toi.
En un clin d'oeil Petite mère l'eut découverte.
— N'en verse pas, et n'en bois pas une goutte! lui cria madame
Charles lorsqu'elle quitta la chambre.
En revenant de chez la fruitière la petite fille trouva Charlot sur l'escalier; il s'ennuyait sans elle, étant si accoutumé à ne pas la quitter. Ses yeux brillèrent lorsqu'il vit la tasse pleine d'un lait blanc et épais.
— Donne m'en une goutte, dit-il en se haussant pour l'atteindre.
— Non, Charlot, j'ai promis de n'y pas toucher, tu vas le renverser et alors qu'est-ce que je ferai?
— J'en veux, dit le petit garçon en faisant un mouvement si violent que la tasse faillit échapper aux mains de sa soeur.
— Oh! Charlot, que fais-tu? cria la pauvre petite.
Il était parvenu à lui faire baisser le bras et il avait bu une gorgée, mais l'accent suppliant de sa soeur l'arrêta.
— Charlot, c'est voler! disait-elle, ce lait n'est pas à nous.
Une voisine avait assisté sans qu'elle s'en doutât à cette petite scène, et regardant Petite mère d'un air méprisant, elle lui dit:
— Te voilà tout à coup bien sainte n'y touche. Mieux vaut encore voler une goutte de lait qu'une croix d'or.
— Vous êtes une méchante! cria Charlot en fermant ses deux petits poings avec colère, elle n'a pas volé la croix d'or, le bon Dieu le sait.
Petite mère montait en pleurant.
Arrivée auprès de madame Charles elle reçut ses instructions sur la quantité de lait qu'elle devait donner au chat.
— Tu n'y as pas touché? demanda la malade.
L'enfant hésita. Elle n'y avait pas touché elle-même, mais on y avait touché pourtant. Elle répondit que son petite frère avait voulu en boire une goutte.
— C'est un mauvais garçon, dit la malade: il ne faut pas le laisser entrer dans ma chambre.
— Il n'est pas méchant, répondit Petite mère, mais il est encore petit et il aime tant le lait…
Le chat était descendu du lit et suivait tous ses mouvements, de ses yeux demi-fermés, avec un intérêt qu'il parvenait mal à dissimuler. Son repas fut placé comme de coutume sur la table car, dit sa maîtresse, il en a l'habitude et il n'aime pas qu'on le dérange. Alors Petite mère dut faire le café de la malade, ranger sa chambre, épousseter les meubles. Elle s'en acquitta si bien que celle-ci en fut attendrie pour elle.
— As-tu mangé? lui demanda-t-elle lorsqu'elle fut sûre que le chat n'avait pas laissé une goutte de son lait.
Sur sa réponse affirmative la vieille dame chercha une bonne place sur son oreiller et s'assoupit. Minet était resté sur la table devant sa soucoupe bien léchée, filant d'un air de béatitude.
Petite mère ne savait que faire. Elle avait bien envie de rejoindre Charlot, mais elle craignait que la porte ne fît du bruit. Ce fut le chat qui vint à son secours; il voulut sortir et comme madame Charles avait fait fermer la fenêtre il alla miauler devant la porte. Sa maîtresse, sans se retourner, dit à demi-voix:
— Ouvre-lui!… Et Petite mère le suivit et entra un moment dans sa chambre.
Lorsqu'elle descendit dans la cour pour y chercher son frère, un vrai tumulte y régnait. Aidé des enfants du concierge, Charlot avait réussi à attraper son homonyme, puis on l'avait lâché après lui avoir attaché à la queue une pelle en fer battu qu'il traînait avec épouvante derrière lui; plus il courait, faisant mille tours et détours, plus la belle bondissait sur le pavé avec un tapage étourdissant. Le pauvre animal semblait affolé. Lui si lent et si majestueux dans ses allures, courait, sautait, tournait et retournait sur lui-même, par moments il avait presque des convulsions de rage et de terreur.
Une voisine regardait et riait tout en essayant de gronder.
Petite mère se précipita dans la loge en appelant madame Perlet; elle savait combien celle-ci avait le coeur tendre pour les animaux. Un moment après le chat était délivré, ses persécuteurs avaient reçu chacun un soufflet, et la concierge, toute tremblante d'indignation, leur déclarait que les enfants qui font souffrir les pauvres bêtes sans défense peuvent être assurés de périr sur l'échafaud. — Après cette exécution qui n'avait pris que deux minutes, madame Perlet monta auprès de la malade qui l'accueillit par des reproches.
— Sans cette petite fille que serai-je devenue? lui dit-elle. Je serais morte s'il m'avait fallu passer encore une journée sans aucun soin et une nuit avec la fenêtre entr'ouverte!… Oui, ce serait vraiment la mort pour une personne qui a des rhumatismes, même en été et vous savez si les nuits sont fraîches maintenant. Vous auriez bien pu vous inquiéter un peu de moi, madame Perlet, en ne me voyant pas descendre depuis avant-hier. Et mon pauvre chat qui n'avait rien mangé de tout ce temps!… S'il n'avait eu l'intelligence de pousser la fenêtre avec sa patte jusqu'à ce qu'il ait pu passer, nous serions encore dans cette belle situation.
— Le voilà que je vous le rapporte, votre chat, dit madame Perlet que ces reproches irritaient un peu. Sans moi il serait devenu enragé. Vous pouvez bien penser que j'ai autre chose à faire qu'à m'inquiéter de savoir si mes locataires descendent ou ne descendent pas; vous aurez du reste bientôt une autre concierge qui saura peut-être mieux s'y prendre que moi pour vous contenter.
— Ne vous fâchez pas, madame Perlet, reprit la malade avec plus de douceur. Si vous saviez ce que c'est que d'être là pendant plus de trente heures toute seule et sans pouvoir remuer, vous auriez plus de pitié.
— C'était bien pénible, sans doute, reprit la concierge adoucie à son tour, mais nous avons tous nos maux, madame Charles. Mon mari n'a pas encore trouvé d'ouvrage, et ça me ronge, voyez-vous.
— Faut avoir confiance en Dieu, madame Perlet.
— Oui, oui, sans doute, c'est comme pour vous, madame Charles. Il sait bien que vous êtes malade et ça ne vous empêche pas de souffrir, tout comme ça ne nous empêchera pas de mourir de faim.
— Eh bien, dit madame Charles, il m'a pourtant envoyé cette petite qui m'a très-bien soignée. C'est une enfant bien aimable et bien douce. Ah! que mon dos me fait mal, madame Perlet.
— Ecoutez, reprit la concierge après un moment d'hésitation, mon mari me gronderait s'il savait que je vous parle de ça, mais il faut pourtant que vous sachiez que cette petite fille n'est pas honnête. Méfiez-vous d'elle. C'est une menteuse et une voleuse.
— Comment! cette enfant si douce et si tranquille! En êtes-vous bien sûre, madame Perlet?
Celle-ci raconta l'histoire.
— Peut-être qu'on se trompe, dit la malade, mais je suis bien aise que vous me l'ayez dit, je me méfierai. Mon lit peut aller encore pour cette nuit, mais demain matin si vous pouvez venir le faire, je vous serai bien obligée, madame Perlet. Je me sens mieux; ce ne sera peut-être après tout qu'une petite crise.
— Je le souhaite pour vous, madame Charles; tenez je mets votre chat sur le lit. C'est lui qui a amené la petite, vous savez; il a bien mérité un peu de gâterie pour sa belle conduite. A revoir. Je monterai ce soir avant de me coucher.
Avant la nuit Petite mère frappa doucement à la porte. Elle s'acquitta avec intelligence des soins que la malade réclama d'elle et donna au chat sa seconde portion de lait, puis elle s'assit sur une petite chaise d'un air fatigué. Lorsque le chat eut fini son repas, sans se presser, il tourna sur lui-même avec une lenteur majestueuse, descendit de la table et vint s'établir sur les genoux de l'enfant qui se mit à le caresser doucement.
— Ecoute, dit madame Charles, sais-tu ce qu'on dit de toi, petite?…
— Oui, répondit l'enfant en baissant la tête.
— Est-ce vrai que tu es une voleuse?…
— Non, dit Petite mère, mais son accent n'avait pas de fermeté parce qu'elle savait qu'on ne la croyait pas.
— Ils ne veulent pas me croire, ajouta-t-elle d'un ton abattu.
— Eh bien, moi, je te crois, dit la vieille dame. Tu es bonne pour les bêtes et les bêtes t'aiment…, c'est un signe qui ne trompe pas. Et puis tu m'as dit la vérité aujourd'hui quand tu aurais pu me la cacher, je ne me méfierai pas de toi. Si je me trompe, tant pis. Va dire à madame Perlet que je n'ai pas besoin qu'elle monte ce soir, et reviens demain matin pour faire mon ménage.
Les yeux de Petite mère brillèrent, mais elle n'osa rien dire et se contenta de souhaiter à madame Charles une bonne nuit en posant doucement le chat sur son lit.
— Cette petite est la seule enfant que j'aie vue fermer une porte sans la frapper, se dit la malade lorsqu'elle fut sortie, et puis mon chat l'aime et se trouve bien avec elle, c'est une preuve certaine qu'elle n'a pas de méchanceté. Allons, bonsoir, Minet, nous allons dormir un peu tous les deux si ces malheureuses douleurs veulent bien me le permettre.
Le chat parut comprendre que sa maîtresse ne pouvait pas le caresser comme de coutume; il fit un pélerinage jusqu'à sa figure, et se frotta contre sa joue, après quoi il retourna à sa place accoutumée, et s'installa confortablement pour suivre ses instructions.
Le lendemain, madame Charles était mieux et put se lever un peu. Petite mère fut fidèle au rendez-vous, elle mit la chambre en ordre, alla chercher le lait et fit le café.
Charlot laissa passer la tasse pleine sans essayer d'y toucher pour son compte, mais comme Petite mère remontait en la portant il vit qu'elle était obligée de s'appuyer contre le mur tant elle était fatiguée. Il crut qu'elle avait faim; quel autre mal pouvait-il supposer? et il lui conseilla de boire une goutte de ce bon lait.
— Oh! non, répondit-elle, je n'ai pas du tout faim.
Et en effet, à dîner, elle ne put pas toucher à ses pommes de terre; toute l'après-midi elle resta assise sans bouger, se sentant tour à tour glacée et brûlante. Charlot voulait aller se promener et elle se leva pour le suivre, mais la tête lui tourna si fort qu'elle fut obligée de se rasseoir. Charlot grogna un peu, puis il alla jouer dans la cour, et lorsqu'il revint Petite mère était étendue sur le lit: elle lui fit place pour qu'il se couchât près d'elle.
— Comme tu as chaud! dit-il en sentant ses mains brûlantes, moi je n'ai pas chaud, il fait froid ce soir dans la cour.
— Tu n'as pas pris un rhume, mon Charlot? demanda la petite dont la sollicitude était toujours éveillée.
— Non, mais tu prends trop de place. Laisse-moi me mettre au fond, j'aime mieux ça, et donne-moi toute la couverture. Tu n'en as pas besoin, tu as si chaud.
Il s'enveloppa de son mieux et Petite mère que la fièvre agitait, se tint immobile pour ne pas l'empêcher de dormir. Au milieu de la nuit, elle se réveilla glacée et frissonnante, les membres lourds, la tête en feu.
— Qu'est-ce que deviendrait Charlot si j'allais être malade? se demanda-t-elle.
Mais elle ne s'appesantit pas sur cette pensée, et vers le matin elle dormit un peu.
XVI
On était au dimanche matin. Petite mère s'était levée, faible et brisée par sa mauvaise nuit, mais elle n'avait plus la fièvre et se croyait guérie. Elle fit son service auprès de madame Charles qui allait de mieux en mieux, alla chercher le lait de sa majesté fourrée, et en le rapportant dut s'asseoir trois fois dans l'escalier tant elle se sentait lasse. Personne ne s'aperçut qu'elle avait une petite figure pâle et étirée, qu'elle ne mangeait pas, qu'elle se traînait avec peine. Elle ne s'en étonna pas. Pauvre enfant sans mère, depuis longtemps elle ne savait plus ce que c'est que d'être l'objet d'une tendre sollicitude!
Il fallait faire la toilette de Charlot pour aller à l'hôpital, et le petit rebelle avait coutume de transformer cette cérémonie en une véritable épreuve pour la patience de sa soeur. Ce jour-là il fut particulièrement indocile, Petite mère, trop lasse pour lutter avec lui, s'assit sur le bord du lit et se mit à pleurer.
Charlot la regarda un peu surpris et presque repentant de l'avoir mise dans cet état, car il savait bien que Petite mère ne pleurait pas pour peu de chose.
— Voilà le quart qui sonne et tu n'es pas encore prêt, Charlot. Nous arriverons trop tard. Si le père est mieux il doit nous attendre.
— Mais s'il n'est pas mieux? dit Charlot. Ecoute! moi je ne veux pas le voir s'il est encore comme l'autre jour, ça me fait peur.
— Je suis bien sûre qu'il sera mieux, mon Charlot. Il nous reconnaîtra, il nous parlera peut-être. Oh! dépêchons-nous! Je voudrais déjà y être.
Et, ranimée par cette espérance, elle se leva, acheva la toilette du petit garçon qui ne résistait plus, et tous deux s'en allèrent la main dans la main, comme nous les avons vus tant de fois.
L'hôpital n'était pas bien loin, mais les forces de Petite mère furent vite épuisées. Elle dut s'arrêter plusieurs fois; il lui semblait que ses jambes étaient de plomb. Enfin ils parvinrent à l'entrée de la grande salle; la pauvre petite s'arrêta avec un battement de coeur. Si elle allait retrouver son père dans le même état où elle l'avait laissé? L'espérance qui l'avait soutenue jusque-là l'avait tout à coup abandonnée. Elle n'osait plus même regarder autour d'elle.
Mais le bonne soeur les avait reconnus; elle vint au-devant d'eux et les embrassa en disant:
— Remerciez le bon Dieu, mes enfants, votre père est mieux.
A ces mots, le coeur de Petite mère fit un grand saut dans sa poitrine. Elle suivit la soeur qui avait pris Charlot par la main.
Oui, le père était mieux. Il les vit et leur sourit; il caressa leurs têtes et leur parla même un peu; mais comme il était changé! Les yeux enfoncés, les joues creuses, la figure livide et une voix si faible qu'on l'entendait à peine. C'était lui pourtant, et Petite mère, qui tenait sa main dans les siennes, pleurait de joie. Charlot, lui, avait encore un peu peur de cette étrange figure; il la regardait avec de grands yeux effrayés et se tenait à distance; mais peu à peu le sentiment familier se réveilla, il lâcha la robe de Petite mère qu'il avait tenue serrée jusque-là, et se rapprocha du lit. Tous deux s'assirent et la soeur leur dit qu'ils resteraient longtemps pourvu qu'ils se tinssent bien tranquilles. Puis elle les quitta pour aller soigner ses autres malades.
Pendant un moment personne ne parla. Petite mère regardait en face d'elle et, dans le lit où était trois jours auparavant le malade qui lui avait demandé à boire, elle vit une autre figure. Où était-il? Elle parcourut des yeux tous les lits qu'elle pouvait voir et ne l'aperçut nulle part. Sans qu'elle se rendît bien compte de son impression, cela lui donna le frisson.
Tout à coup son père parla:
— Pauvre enfants, qui est-ce qui a pris soin de vous?
Petite mère répondit que M. et madame Perlet étaient bien bons pour eux.
— Oui, ajouta Charlot qui avait retrouvé sa langue en même temps que son assurance, et puis nous avons une pièce d'or, — et tu ne sais pas, père, ils disent que Petite mère a volé, mais ce n'est pas vrai.
Le père tressaillit en entendant ces paroles; il laissa aller la main de Petite mère et se tournant péniblement vers elle:
— Volé!… répéta-t-il, tu n'as pas volé, enfant?…
Et il la regardait dans les yeux.
— Non, non, père. Je n'ai pas volé.
— Mais comment est-ce qu'on peut le croire? Raconte-moi tout…
L'enfant raconta en quelques mots son histoire; le malade l'écoutait avec une attention intense; il lui fallait un effort pour vaincre sa faiblesse et suivre le récit de la petite fille; ses yeux caves étaient attachés sur elle avec une anxiété pénible à voir.
Quand elle eut fini il retomba en arrière en poussant un grand soupir.
Il ne savait que penser… Sans doute, Petite mère n'avait jamais menti… Mais son histoire était si extraordinaire, et puis elle n'avait jamais été au pas avant dans une si grande misère; la tentation avait pu être trop forte pour elle. Sa grande faiblesse l'empêchait de bien étreindre sa pensée et de tenir compte de tout pour juger. Il ne voyait rien bien clairement dans son esprit, mais on lui disait que tout le monde accusait Petite mère, et lui-même il n'avait pas la certitude qu'elle ne fût pas coupable.
Il laissa échapper un gémissement.
Petite mère comprit qu'il doutait d'elle.
— Père, dit-elle d'une voix pleine d'angoisse, tu me crois, n'est-ce pas?… dis que tu me crois!…
Il ne lui répondit pas.
Les paroles les plus dures n'auraient pas fait à la pauvre enfant plus de mal que ce silence.
— Père, dis que tu me crois! répéta-t-elle d'une voix déchirante.
Toujours le même silence. Le malade avait fermé les yeux: il se sentait trop faible pour penser, trop faible pour avoir une idée nette. Petite mère crut qu'il se trouvait mal et appela la soeur. Celle-ci vit son malade si faible et si agité qu'elle ne voulut pas permettre aux enfants de rester plus longtemps près de lui.
— Vous reviendrez jeudi, dit-elle, il sera alors plus fort et en état de vous voir: pour aujourd'hui c'est assez, il faut vous en aller, mes enfants. Ne t'afflige pas, ma fille, tu es toute tremblante. On dirait que tu as fait une maladie depuis jeudi. Viens avec moi, je te donnerai une goutte de vin pour que tu aies la force de t'en retourner.
Petite mère redescendit le grand escalier le coeur bien plus lourd que lorsqu'elle l'avait monté, et pourtant le père était mieux; il les avait regardés, il leur avait parlé… Mais il avait, lui aussi, pu croire qu'elle était une voleuse!… Oh! comment pouvait-il le croire? Son coeur se brisait en y pensant.
Et puis comme il était changé, comme il était faible! serait-il jamais de nouveau comme autrefois?… reviendrait-il à la maison? reprendrait-il son travail? et si même ils pouvaient recommencer la vie ensemble, seraient-ils encore heureux, puisqu'il n'avait plus confiance en elle?
Perdue dans ses pensées, Petite mère ne remarqua pas que Charlot lui avait fait prendre le chemin qu'ils avaient suivi l'autre fois, un chemin qui les éloignait un peu de la maison. On ne voyait pas le ballon, mais elle s'aperçut tout à coup qu'ils étaient revenus juste à la place où la "petite dame" les avait abordés. Epuisée, elle s'arrêta et s'assit sur une marche d'escalier.
— Ah! si seulement nous ne l'avions pas rencontrée! se dit-elle.
Charlot ne disait rien. Il avait bien reconnu l'endroit, et il regardait attentivement autour de lui comme pour graver tout ce qu'il voyait dans sa mémoire. Il avait un petit air raisonnable et réfléchi qui ne lui était pas habituel.
Que de temps il fallut pour retourner jusqu'à la maison! Que de fois les enfants s'assirent, tantôt sur un banc, lorsqu'ils en trouvaient, tantôt sur une marche dans une rue tranquille. Que de fois Petite mère pensa: Si j'avais seulement une goutte d'eau, j'ai si soif! Que de fois aussi elle s'appuya au mur pour ne pas tomber!… Elle était courageuse, la pauvre petite, dès que l'insupportable douleur qu'elle avait à la tête se calmait un peu elle rassemblait ses forces et se remettait à marcher. Arrivée dans sa chambre elle ne put pas se déshabiller et s'étendit sur le lit. Là elle se sentit un peu mieux. C'était un si grand soulagement d'être à la maison et de pouvoir se tenir tranquille! mais dès qu'elle faisait un mouvement il lui semblait que sa tête allait se fendre.
— Petite mère, dit Charlot au bout d'un moment, lève-toi, allons manger la soupe, j'ai faim.
— Vas-y seul, mon chéri; je voudrais tant dormir un peu.
— Non, il faut que tu viennes avec moi, répondit le petit garçon. Allons, lève-toi, tu es assez reposée maintenant.
Elle essaya de se lever, mais lorsqu'elle eut mis les pieds par terre, tout tournait autour d'elle.
— Je ne peux pas, Charlot, laisse-moi me recoucher. Je ne peux pas me tenir debout.
— Je veux que tu viennes, répéta le petit entêté.
Il la tira par le bras et Petite mère, qui n'avait pas la force de résister, tomba sur le plancher où elle resta sans mouvement.
Charlot l'appela, la tira, la secoua. Quand il vit qu'elle ne répondait pas, qu'elle ne remuait pas, qu'elle était toute froide, il prit peur et descendit l'escalier en poussant des cris.
Au premier étage, il rencontra madame Perlet et lui dit:
— Petite mère est morte!…
Lorsque la concierge entra dans la chambre elle cru un instant qu'il avait dit vrai, mais en soulevant l'enfant pour la mettre au lit, elle sentit que le pauvre petit coeur battait faiblement, et elle envoya le petit garçon chercher du vinaigre. Une demi-heure plus tard, l'enfant, revenue à elle, était déshabillée, couchée, réchauffée et assurait qu'elle n'avait plus aucun mal.
— Seulement un peu à la tête, mais ce n'est rien, disait-elle.
La bonne concierge l'embrassa en la quittant.
— Allons, dit-elle, tu seras toute guérie demain.
Petite mère leva sur elle ses yeux profonds en lui disant: Merci. Il y avait une interrogation suppliante dans ses yeux, mais madame Perlet ne la comprit pas. En voyant l'enfant si malade elle avait oublié l'accusation qui pesait sur elle, mais Petite mère en avait retrouvé le souvenir dès qu'elle avait repris conscience d'elle-même.
Au milieu de la nuit, Charlot fut réveillé en sursaut. Il faisait clair de lune et la fenêtre, sans volets et sans rideaux, laissait entrer à flots la lumière blanche et transparente. Petite mère, assise sur le lit, parlait et faisait des gestes. Charlot fut très-étonné de la voir ainsi, car sa voix était beaucoup plus haute que de coutume, et elle paraissait très-excitée.
— Charlot, disait-elle, ne leur dis pas que nous avons une pièce d'or, parce qu'ils diront que je l'ai volée. Cache-la bien. Le père croit aussi que je l'ai volée, le père aussi… le père aussi… Vois-tu! ils sont tous là… ils me montrent au doigt et ils disent: Voleuse, voleuse… Le chat sait que ce n'est pas vrai et il l'a dit à la vieille dame… Le bon Dieu aussi le sait, mais il ne veut pas le leur dire… Et je ne sais pas où il est… Oh! Charlot, il faut le trouver pour lui demander de le leur dire… Entends-tu, il faut le trouver!… Pourquoi est-ce que personne ne veut nous dire où il est?… Il faut le trouver.
Elle se tut un moment, puis se mit à gémir en disant:
— Oh! Charlot, ne me bats pas!… tu me fais tant de mal! ce n'est pas ma faute si je ne puis pas aller avec toi. Vois-tu, mes jambes sont en pierre maintenant et je ne peux pas marcher. Charlot, ne te mets pas en colère, je ne peux pas… je voudrais pouvoir te porter, mais je n'en ai pas la force.
— Mais je ne te fais pas de mal, cria Charlot stupéfait, je ne te bats pas, Petite mère, je ne veux pas que tu me portes… Nous sommes dans notre lit… Ne parle pas ainsi, tu me fais peur!…
Petite mère ne semblait pas le comprendre, mais elle se taisait lorsqu'il lui parlait.
Elle reprit d'une voix moins plaintive:
— Ah! voilà la chèvre; elle veut te donner des coups de corne. Charlot, sauve-toi!… On lui a mis la croix d'or au cou!… Vous voyez bien que je ne l'ai pas prise, la croix d'or, elle est au cou de la chèvre!
Et elle éclata de rire.
Charlot n'y comprenait rien. Il regardait tout autour de lui, avec une sorte d'effroi, s'attendant à voir ce que sa soeur voyait. Lorsqu'elle parla de la croix d'or au cou de la chèvre, il ne put s'empêcher de rire comme elle.
— Elle rêve, se dit-il, mais comme c'est drôle… elle a les yeux tout ouverts, et pourtant on dirait qu'elle ne voit pas. Petite mère, Petite mère, réveille-toi! Il n'y a pas de chèvre ici, tu as fait un rêve. Tu m'as réveillé, c'est très-égoïste, je dormais si bien. Maintenant, tiens-toi tranquille.
Ces paroles parvinrent jusqu'à un certain point à l'intelligence de la pauvre petite. Elle comprit qu'elle avait réveillé son frère, se recoucha docilement et se tint aussi tranquille que le lui permit le violent accès de fièvre auquel elle était en proie. Charlot se blottit tout au fond du lit et s'endormit.
Lorsque la concierge vint le matin pour savoir des nouvelles, elle vit que l'enfant était réellement bien malade. La faiblesse et l'abattement avaient succédé à la fièvre, et Petite mère pouvait à peine sortir de sa stupeur pour lui répondre. Pourtant l'instinct maternel triomphait encore de son extrême faiblesse.
— Charlot!… dit-elle tout bas, en attachant un regard anxieux sur sa visiteuse.
— Je prendrai soin de lui. Ne t'inquiète pas.
— Mais s'il reste ici, il prendra ma maladie.
Il lui fallut un grand effort pour dire ces mots.
— Nous le prendrons tout à fait chez nous, répondit madame
Perlet, touchée de cette sollicitude.
L'enfant referma les yeux avec un air de lassitude, mais aussi avec un sourire de reconnaissance.
— Nous allons la faire porter à l'hôpital, disait, un moment après, madame Perlet à la maîtresse du chat, à qui elle donnait les nouvelles et qu'elle avait trouvée sur pied.
— A l'hôpital!… répéta la vieille dame.
— Que puis-je faire? Je n'ai pas le temps de la soigner, et d'ailleurs, nous quittons la maison dans quelques jours.
— Eh bien! reprit madame Charles, laissez-la-moi. Je me charge d'elle.
— Vrai? demanda madame Perlet d'un air de doute, vous voulez faire cela?
— Oui, et je suis une bonne garde malade, je m'y connais, j'en ai eu entre les mains dans mon temps! Cette petite m'a soignée aussi bien qu'une enfant de son âge peut le faire; maintenant qu'elle est malade et que je suis à peu près guérie, je ne la laisserai pas aller à l'hôpital.
XVII
Il n'y a que les pauvres gens pour savoir que rien n'est impossible. Madame Perlet avait trouvé une place pour Charlot dans la petite arrière-loge où les enfants dormaient ensemble. Coucher trois dans un petit lit à peine assez grand pour un, ce n'est pas une affaire… Charlot, étant accoutumé à être plus au large, donnait des coups de pied à tort et à travers, forçait son voisin de droite à rouler hors de la paillasse, son voisin de gauche à se blottir tout au fond; mais ils dormaient tout aussi bien l'un sur le plancher, l'autre aplati contre le mur. Charlot régnait donc en maître sur cette paillasse qu'il s'était appropriée et dormait comme un roi, disait madame Perlet. Peut-être eût-il été plus juste de dire qu'il dormait comme un gros garçon de cinq ans.
Madame Perlet lui avait enjoint de ne pas retourner dans la chambre du quatrième en lui disant que Petite mère avait besoin d'être bien tranquille. Le premier jour cela alla bien jusque vers le soir. La nouveauté, le plaisir d'être avec d'autres enfants, les petits services qu'il put rendre dans le ménage firent passer le temps. La concierge monta trois fois dans la journée pour voir comment allait la petite malade. Hélas! à chaque visite le mal semblait avoir empiré. Madame Charles parlait de faire venir un médecin; mais qui paierait la visite? C'était une grosse question à laquelle personne ne pouvait répondre, et on attendait.
Il faisait encore jour lorsque Charlot profita dune courte absence de madame Perlet pour monter au quatrième. Il écouta un moment à la porte et n'entendit rien. Alors il entra, pensant que sans doute il allait trouver sa soeur prête à lui sourire comme de coutume…. mais elle le regarda sans paraître le voir et ne lui parla pas. Pourtant elle avait des couleurs sur ses joues, beaucoup plus de couleurs que d'habitude. Ses yeux grands ouverts étaient brillants, elle ne devait plus être malade. Charlot s'approcha d'elle et toucha sa main qui jouait fièvreusement avec la couverture.
— Petite mère, dit-il, lève-toi, je m'ennuie sans toi. Pourquoi est-ce que tu restes ainsi dans le lit?
La malade ne répondit pas. Elle le regardait avec des yeux toujours plus fixes qui lui faisaient presque peur.
— Petite mère, reprit-il, tu ne dois pas me laisser seul! tu dois prendre soin de moi!… Entends-tu? lève-toi!…
Avait-elle compris? Ses lèvres tremblaient, une lueur d'intelligence brilla dans ses yeux; elle essaya de se soulever et demanda:
— Charlot, as-tu mangé?
— Oui. Madame Perlet m'a donné à manger.
— Est-ce qu'il y a bien longtemps que je suis malade?
— Oui, tu m'as laissé tout seul tout le jour… Madame Perlet dit qu'il faut te laisser tranquille, mais moi je ne veux pas… Je veux que tu te lèves et que tu prennes soin de moi; tu n'es plus malade à présent.
Accoutumée comme elle l'était à céder à tous les désirs de son frère et à ne vivre que pour lui, la pensée qu'elle l'avait abandonné pendant toute une journée à des étrangers pénétra jusqu'à son cerveau affaibli et lui causa une souffrance inexprimable. Elle fit un effort suprême pour se lever, mais retomba en arrière en disant d'une voix suppliante:
— Charlot, je ne peux pas!…
Et elle recommença à divaguer, interrompant ses paroles sans suite par des cris déchirants qui attirèrent bientôt madame Charles tout épouvantée.
— Que fais-tu ici? dit-elle à Charlot qui restait près du lit l'air consterné, ne sachant s'il devait se fâcher ou avoir peur. C'est toi qui l'agites ainsi. Je l'avais laissée bien tranquille et assoupie. Qui t'a permis de venir ici? Allons, descends tout de suite et ne t'avise pas de remonter…
Comme le pauvre petit, partagé entre l'irritation et le chagrin, commençait à descendre l'obscur escalier, elle le rappela.
— Si tu es capable d'être bon à quelque chose va dire à madame
Perlet qu'elle aille tout de suite chercher un médecin, entends-tu?
Dis-lui que ta soeur est bien mal et que c'est moi qui paierai.
Allons, va!…
— Est-elle donc beaucoup plus mal, ta soeur? demanda M. Perlet qui venait de rentrer.
— Non, répondit Charlot, elle était toute rouge et elle voulait se lever pour venir avec moi, et puis tout à coup, elle a dit qu'elle ne pouvait pas et elle s'est mise à crier. Je ne sais pas pourquoi elle crie, je ne lui ai pas donné de coups…
— Comment, Charlot?… qui pourrait lui donner des coups quand elle est si malade?
— Je ne lui en ai pas donné, reprit le petit garçon, mais je lui ai dit que c'était égoïste de rester ainsi dans son lit et de ne pas prendre soin de moi… Alors elle a crié qu'elle ne pouvait pas et la vieille dame est venue et elle a dit qu'il faut chercher un médecin et qu'elle paiera.
— J'y vais, dit le cordonnier, et je ramènerai le meilleur du quartier. Ah! tu lui as dit qu'elle est égoïste… Eh bien, tu mérites que le bon Dieu te la prenne; alors tu sauras peut-être ce qu'elle vaut.
— Je ne veux pas qu'il la prenne, dit Charlot. Demain elle sera guérie et alors elle pourra se lever et elle prendra soin de moi. Je n'aime pas qu'elle soit malade…
— Tu es un fameux égoïste, mon garçon, mais peut-être est-ce un peu la faute de ta soeur. Allons! je ne veux pas perdre une minute. Il faut d'abord la guérir, après nous tâcherons de la corriger de son défaut de te gâter.
Malgré la défense de madame Perlet, Charlot profita encore d'une courte absence pour remonter au quatrième. Il s'assit sur la dernière marche de l'escalier et attendit. On n'entendait plus que de loin en loin un gémissement. L'enfant avait mis ses bras sur ses genoux et y appuyait sa tête: il était dans l'obscurité et rien ne venait le distraire de ses pensées. Peut-être n'étaient-ce pas précisément des pensées; il était trop jeune pour cela, mais il voyait passer des tableaux devant ses yeux. Il se voyait lui-même à tous les moments de sa petite vie, toujours avec Petite mère, toujours soigné, protégé, caressé, consolé par elle. Il commençait à comprendre un peu ce qu'elle avait été pour lui, mais il y avait une chose qu'il ne comprenait pas encore, c'était combien il avait été, lui, exigeant, égoïste, volontaire. Il ne le comprenait pas du tout, et pourtant son petit coeur s'attendrissait peu à peu et il pensait qu'il voulait lui faire un plaisir. Il se rappela qu'elle lui donnait sa part à elle des rares friandises qui lui étaient tombées en partage; si ce n'était pas le tout, au moins la meilleure moitié. Cela lui avait semblé tout naturel, mais maintenant il voulait lui donner quelque chose à son tour. En songeant ainsi, il s'assoupit, et comme personne ne passait, il ne fut pas dérangé jusqu'au moment où un bruit de voix le tira de son sommeil.
— Encore un étage, Monsieur, disait la voix de madame Perlet.
Elle montait avec une petite lampe précédant un monsieur dont les chaussures craquaient. Ce détail fut le premier qui attira l'attention de Charlot. Il avait toujours envié les personnes qui ont le bonheur de posséder des chaussures qui craquent, et Petite mère lui avait plus d'une fois promis qu'il en aurait lorsqu'elle serait assez riche pour lui en acheter. Charlot était persuadé que c'étaient des chaussures toutes spéciales, que les gens riches pouvaient seuls se procurer, et qui coûtaient d'autant plus cher qu'elles faisaient plus de bruit. Il se recula tout contre le mur et regarda attentivement l'heureux possesseur des chaussures de ses rêves.
— Nous y voici, Monsieur, dit encore madame Perlet, et au même moment elle se heurta à Charlot qu'elle n'avait pas aperçu, la lumière de la lampe ne tombant pas sur lui.
— Ah! dit-elle, c'est toi! Que fais-tu ici?… Va vite te mettre au lit.
Mais elle ne pouvait pas s'arrêter pour s'assurer de son obéissance, et Charlot, qui aimait à faire sa volonté, résolut d'attendre à la même place qu'on sortît de la chambre. Il avait bien deviné que c'était le médecin qui venait de passer à côté de lui.
La visite fut longue, si longue même que Charlot avait refermé les yeux et recommencé à rêver sans être précisément endormi, lorsque la porte se rouvrit; il se hâta de se cacher dans un angle du mur, car il avait peur que madame Perlet ne le grondât.
— La trouvez-vous bien mal, Monsieur? demanda-t-elle au médecin.
— Elle est très-malade, mais il y a encore de l'espoir. C'est une petite nature épuisée, sans cela il y aurait plus de ressources.
— Vous croyez qu'elle mourra? demanda encore la concierge d'une voix émue.
— Je ne puis rien dire, tout dépend de la constitution de l'enfant. Est-elle orpheline?
— Elle a son père, Monsieur, mais il est à l'hôpital, bien malade.
— Et qui la soigne? Vous ne pouvez y suffire.
— C'est la vieille dame que vous avez vue, une voisine.
— Je reviendrai demain. Ayez soin que l'on fasse tout ce que j'ai ordonné. C'est peu de chose, du reste.
Un seul mot avait frappé Charlot: "Croyez-vous qu'elle mourra?" Il savait, bien qu'il ne pût s'en souvenir, que sa mère était morte et qu'on l'avait mise dans la terre, et que personne ne l'avait jamais revue… Et Petite mère, si elle mourait, la mettrait-on aussi dans la terre? Non, il ne le permettrait pas. Il avait vu bien des fois des cercueils, et on lui avait dit ce que c'était, et jamais il ne permettrait qu'on mît Petite mère dans une de ces vilaines boîtes. Il allait entrer auprès d'elle pour le lui dire et lui promettre que jamais il ne la laisserait traiter de cette manière, quand la voix de madame Perlet se fit entendre, l'appelant du bas de l'escalier; il n'osa pas désobéir. Bientôt après Charlot dormait entre ses deux infortunés camarades de lit, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu'il eût pris la place qui lui appartenait, non pas peut-être du droit du plus fort, car les deux garçons étaient plus grands que lui, mais du droit du plus égoïste.
Petite mère eut une nuit moins agitée. Elle était un peu mieux le lendemain, mais d'une faiblesse extrême. Monsieur Perlet avait trouvé du travail: c'était peu de chose, mais il semblait que la mauvaise chance fût lasse de le poursuivre, et sa femme en était toute remontée. Dans sa joie elle acheta pour Charlot et pour son plus petit un bâton de chocolat. En voyant cette munificence, Charlot comprit que le moment était venu de mettre en action sa bonne résolution. Le chocolat était là dans sa main, il pouvait immédiatement en faire le sacrifice à sa soeur. Sans doute il lui eût été plus agréable de le manger sans un moment de retard, et de s'en barbouiller à coeur joie la figure et les mains; il le porta même plusieurs fois à sa bouche et en suça "un tout petit peu". Mais il se souvint que Petite mère lui avait bien souvent tout donné sans rien garder pour elle, et cette pensée le fortifia contre la tentation. Lorsqu'il vit madame Perlet occupée dans son ménage, il monta en hâte au quatrième et entra tout droit dans la chambre. Petite mère était étendue toute blanche et le regarda, mais sans faire un mouvement. Elle le reconnaissait bien, mais sa faiblesse était si grande que même dire: Bonjour Charlot, lui eût paru impossible. Le petit garçon s'approcha du lit et mit le bâton de chocolat dans la petite main qui reposait sur la couverture; cette pauvre main inerte ne se referma pas pour le saisir.
— C'est pour toi, Petite mère, dit-il, je te le donne.
Point de réponse.
— Mange-le, je l'ai gardé pour toi.
Et comme elle ne faisait toujours aucun mouvement, il se dressa sur la pointe des pieds et essaya de lui mettre le chocolat dans la bouche. Petite mère serra les lèvres et détourna un peu la tête. Charlot fut choqué.
— Petite mère, dit-il, c'est très-mal! Je t'ai gardé mon chocolat et tu ne veux pas le manger. Tu n'es pas gentille, et puisque tu fais comme cela, quand je serai grand je ne te donnerai rien, tu verras… Tu es bien meilleure quand tu n'es pas malade; je ne t'aimerai plus si tu continues. Pourquoi ne me parles-tu pas?
— Je ne peux pas, Charlot, répondit d'une voix faible la pauvre enfant que son amour pour son frère rendit capable de cet effort.
— Tu peux bien manger le chocolat… Goûte-le…
— Non, non, je t'en prie…
— Eh bien, dit-il en retirant son cadeau d'un air offensé, je vais te dire ce que je ferai. Quand tu seras morte je te laisserai mettre dans la terre, et alors tu ne reviendras plus jamais.
— Qu'est-ce que tu dis, malheureux enfant? s'écria madame Charles qui était entrée sans bruit après avoir pourvu au repas de son chat. Es-tu fou de venir lui parler de choses pareilles!… Va-t'en et ne remets pas les pieds ici!…
— Il ne voulait pas me faire de peine, murmura Petite mère.
Elle ne put en dire davantage, mais son regard suppliant suivait la vieille dame tandis qu'elle mettait assez brusquement Charlot à la porte. Celui-ci se consola un peu dans l'escalier en mangeant son chocolat.
Il avait vu ses bonnes intentions repoussées et méconnues, il se sentait le droit d'être froissé et mécontent. Petite mère, pensait-il, aurait bien pu manger le chocolat, c'était mauvaise volonté toute pure de sa part, et quand elle savait qu'il l'avait gardé tout exprès pour elle!… Eh bien, maintenant il ne lui garderait plus rien, il mangerait tout, oui, tout. — Il y avait dans cette résolution un certain adoucissement à sa peine, et puis le chocolat était bon. Mais comme il fut vite fini!… En arrivant à la dernière marche il ne lui en restait plus rien qu'une petite moustache.
Quand le médecin eut fait sa seconde visite, Charlot demanda à madame Perlet:
— Est-ce qu'il a dit que Petite mère sera bientôt morte?
— Comment peux-tu parler ainsi? répondit la concierge étonnée. Est-ce que cela ne te ferait donc pas de peine si ta soeur mourait?
— Si, dit-il, mais je ne la laisserai pas mettre dans la terre; alors elle restera tout de même avec moi si elle mourt.
— Que veux-tu dire, petit?
— Je dis que, quand même elle n'a pas été gentille et qu'elle n'a pas voulu manger le chocolat, je ne permettrai pas qu'on la mette dans la terre comme notre maman, et alors elle sera encore avec moi.
— Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas ce que c'est que de mourir. Si elle meurt elle ne pourra pas rester avec toi, elle ira auprès du bon Dieu.
— Non, puisqu'elle ne sait pas où il est.
— Il est dans le ciel.
— Mais on ne peut pas y aller, il n'y a pas d'escalier!…
— Tu ne peux comprendre cela, mon pauvre Charlot, mais tu peux bien te dire une chose, c'est que si elle meurt tu auras perdu une bonne soeur. Je ne sais pas si elle a volé ou non, mais je sais qu'elle prenait soin de toi comme une vraie petite mère aurait pu le faire. Elle t'aimait bien.
Involontairement, elle mettait Petite mère au passé, et pourtant le médecin n'avait pas dit qu'il n'y avait plus d'espoir.
— Oui, répondit Charlot, mais pourquoi n'a-t-elle pas voulu manger le chocolat que j'avais gardé pour elle?
— Tu as essayé de lui faire manger ton chocolat?…
— Oui, mais elle n'a pas voulu.
— Je le crois bien. Cela l'aurait peut-être fait mourir tout de suite. Quand on est si malade on ne peut pas manger du chocolat.
— Oh! mais moi j'en mangerais quand même je serais bien malade, dit Charlot en passant encore sa langue sur ses lèvres.
— Petit gourmand!… Maintenant écoute bien ce que je dis: Ne va pas fatiguer ta pauvre soeur, laisse-la bien tranquille et demande au bon Dieu de la guérir.
— Puisque je ne le connais pas! répliqua le petit garçon d'un ton boudeur.
— Il t'entendra si tu es sage, mais si tu désobéis il ne t'écoutera pas. Il n'aime pas les méchants enfants.
— Est-ce qu'il aime Petite mère?
Madame Perlet hésita, puis elle répondit: Oui.
— Alors il voudra la prendre, et moi j'aime mieux qu'elle reste avec moi.
— Eh bien, ne va plus la tourmenter et lui faire manger du chocolat… Souviens-toi qu'il faut qu'elle soit bien tranquille.
Il y avait eu dans la maison une réaction en faveur de Petite mère, c'est-à-dire que ceux qui s'étaient montrés le plus sévères, maintenant qu'on la savait bien malade, avaient un retour de pitié pour la pauvre enfant et demandaient avec intérêt de ses nouvelles. Une voisine lui apporta une tasse de bouillon, une autre demanda à la veiller, mais madame Perlet, qui devait bientôt quitter la maison, déclara qu'elle s'en chargeait jusqu'à son départ. C'était, comme le disait son mari, une vaillante femme qui ne ménageait pas sa peine.
Cette nuit-là, lorsqu'elle fut seule avec Petite mère, celle-ci lui dit:
— Si je meurs, est-ce que Charlot pourra rester avec vous jusqu'à ce que le père revienne?
— Tu ne mourras pas, ma fille, répondit la bonne concierge en lui caressant la main.
— Je ne sais pas, mais le voulez-vous?…
— Oui, nous prendrons soin de lui jusqu'à ce que ton père revienne, tu peux compter sur nous.
— Merci, dit l'enfant, et elle referma les yeux.
Madame Perlet la regarda un moment d'un air d'hésitation. Une question lui brûlait les lèvres, mais elle ne savait pas si c'était le moment de la faire.
Enfin elle se pencha sur elle et lui dit tout bas:
— Dis-moi la vérité As-tu pris la croix d'or?
— Non, répondit Petite mère ouvrant ses grands yeux sérieux et les attachant sur elle.
— Enfant, si tu savais que tu dois mourir aujourd'hui, que répondrais-tu?
— Je dirais non, répondit-elle encore.
— Je te crois, ma fille, lui dit madame Perlet en l'embrassant.
Et elle s'assit près du lit tenant la petite main brûlante dans la sienne.
XVIII
Quittons maintenant la chambre nue où Petite mère est étendue sur son lit de souffrance, l'escalier noir que Charlot monte si souvent et sur lequel ouvrent tant de portes qui laissent entrevoir des intérieurs aussi misérables que le sien. Eloignons-nous pour un moment de la pauvre maison où s'est passée jusqu'ici la plus grande partie de cette histoire, et entrons dans une demeure bien différente. C'est un joli hôtel situé entre une cour qui ouvre sur un boulevard extérieur et un jardin dont les beaux ombrages attirent les regards de tous ceux qui en longent les murs. Nous passons d'un vestibule orné de plantes vertes à un salon élégant qui communique avec une serre. De tous côtés l'air et la lumière entrent à flots, les yeux se reposent sur la verdure de la pelouse et des massifs, les oreilles sont charmées par le murmure rafraîchissant d'un jeu d'eau, et des centaines d'oiseaux chantent dans les arbres en fleurs. Quiconque serait transporté de la triste maison que nous venons de quitter dans cette ravissante habitation pourrait certainement se croire dans un paradis.
Cette maison était celle d'Edith Grandville, et c'était bien vraiment une sorte de paradis, car ceux qui l'habitaient s'aimaient et étaient heureux.
Ils n'étaient que trois et quelques domestiques pour remplir cette maison et ce beau jardin. Edith n'avait ni frère ni soeur. C'était son seul chagrin, mais elle n'y pensait pas souvent et lorsqu'elle y pensait, elle ne s'en plaignait jamais de peur de faire de la peine à sa mère. Madame Grandville avait eu plusieurs enfants tous morts très-jeunes; Edith, la dernière, était la seule qui eût dépassé l'âge de sept ans. Elle en avait maintenant plus de dix et elle était si fraîche et si bien portante que sa mère commençait à se rassurer pour elle. Et cependant souvent encore une inquiétude lui traversait le coeur comme une lame aiguë, et elle serrait la petite fille dans ses bras comme si quelqu'un avait voulu la lui arracher. Edith, dans ces moments-là, regardait sa mère avec étonnement, puis elle l'embrassait en riant, et madame Grandville, la voyant si gaie, ne savait plus elle-même d'où lui était venue cette impression d'effroi, si ce n'est l'excès même de sa tendresse pour cette enfant.
Chacun dans la maison aimait Edith; elle en était le plus beau rayon de soleil. Jamais elle n'avait rencontré dans ce monde autre chose que la bienveillance et l'affection. Nous savons déjà qu'elle était la favorite de ses maîtres; elle l'était aussi de ses compagnes; il n'y avait pas jusqu'au mendiant à qui elle donnait un sou qui ne la remerciât avec un sourire. C'est qu'elle avait elle-même un sourire joyeux et des manières gracieuses qui épanouissaient tous les coeurs.
Le jeudi matin était revenu, car une semaine seulement s'était écoulée depuis qu'Edith avait donné sa pièce d'or.
— Maman, dit-elle à madame Grandville qui écrivait, si nous allions encore aujourd'hui rencontrer Fleurette!
— Fleurette! que veux-tu dire, mon enfant?
— Tu sais bien, la petite fille que j'ai appelée ainsi, parce que je ne sais pas son nom.
— Ah! oui, je me rappelle… Mais ce n'est pas probable qu'elle se retrouve au même endroit, à moins que ce ne soit dans l'espoir de te rencontrer encore.
— Si nous la retrouvons, tu me laisseras lui parler, maman?…
— Je lui parlerai moi-même, ma fille.
— Il faudra lui parler très doucement, parce qu'elle est timide.
— Tu crois donc que je lui ferai peur?
— Oh! non, maman, mais elle n'osera peut-être pas te répondre comme à moi, parce que tu es une dame, tandis que moi je suis une petite fille comme elle.
— Comme elle!… répéta madame Grandville, en regardant sa fille; pauvre petite!… elle ne te ressemble guère, si je m'en souviens bien.
— C'est vrai, maman, elle était si pâle, si maigre et si pauvrement vêtue… Oh! pourquoi est-ce que tout le monde n'est pas heureux comme nous?…
Elle soupira et sa mère s'empressa de détourner la conversation, car elle n'aimait pas à voir Edith s'attrister.
— Es-tu prête pour ton cours?
— Oui, tout à fait prête.
— Eh bien, ma chérie, pendant que j'achève mes lettres, mets-toi au piano et étudie jusqu'à ce qu'il soit temps de t'habiller pour déjeuner. Nous partirons un peu plus tôt que la dernière fois, car c'est désagréable d'arriver en retard.
Edith alla en dansant dans le grand salon où était le piano. Elle aimait beaucoup la musique et, comme elle recevait d'excellentes leçons, elle était déjà capable de faire plaisir à ceux qui l'entendaient. Elle étudia un morceau qu'elle aimait, et juste au moment où elle pensait qu'elle le savait maintenant assez bien pour le jouer à son père, la femme de chambre vint l'appeler pour faire sa toilette.
Encore une danse légère tout au travers du vestibule et tout le long de l'escalier, et Edith entra en chantant dans sa chambre, cette jolie chambre bleue où nous l'avons vue s'endormir. Sa robe était étalée sur le lit, tout était préparé pour elle.
— Est-ce que je ne dois pas mettre une robe blanche aujourd'hui? demanda la petite fille.
— Madame a dit que l'air est un peu plus frais et qu'elle préfère que vous mettiez une robe moins légère, Mademoiselle, répondit la femme de chambre qui était toute nouvelle dans la maison.
— Cela m'est bien égal au fond, toutes mes robes sont jolies.
Et elle commença sa toilette en chantant toujours.
— On dirait que vous voulez rivaliser avec les oiseaux du jardin, dit Félicie en riant.
— Ah! ils chantent mieux que moi. Quand je serai grande, j'apprendrai à chanter, maman me l'a promis, mais eux savent chanter sans leçons. Qui sait, pourtant?… Peut-être qu'ils s'en donnent entre eux. Les jeunes apprennent des vieux… Ce serait drôle d'assister à une leçon d'oiseaux. Je voudrais bien savoir s'ils sont sévères, les professeurs… Monsieur le Merle et madame la Fauvette doivent donner d'excellentes leçons, mais elles sont trop chères pour les moineaux. Voilà pourquoi ils ne savent rien, les pauvres petits.
Ainsi babillait l'heureuse petite fille, pendant que Félicie l'habillait. Comme celle-ci lui mettait ses bottines et allait les boutonner, Edith s'aperçut qu'elle était très-pâle et paraissait souffrir.
— Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.
— Oh! rien. Un peu mal à la tête seulement.
— Je ne veux pas que vous vous baissiez ainsi pour me mettre mes bottines, je suis sûre que cela vous fait très mal. Donnez-moi le crochet, je saurai bien les boutonner moi-même.
— Oh! Mademoiselle Edith, dit la pauvre fille étonnée, car elle n'avait point été accoutumée à tant d'égards, madame serait peut-être fâchée si elle vous voyait vous chausser vous-même.
— Maman! oh! non, soyez tranquille.
Après ce petit incident, Félicie déclara à qui voulait l'entendre qu'elle n'avait jamais vu une petite demoiselle aussi aimable. Ce n'est vraiment pas difficile de gagner les coeurs.
Lorsque la mère et la fille sortirent ensemble il faisait un temps radieux. Edith était joyeuse et avait peine à marcher raisonnablement. Il lui eût été plus facile de sauter et de courir, mais il fallait obéir à l'étiquette; dans une rue de Paris il n'est pas admis que des jeunes demoiselles, même de dix ans seulement, se livrent à leurs ébats comme les chevreaux dans les prairies, aussi Edith suppliait sa mère de la mener bientôt à la campagne où elle pourrait sauter et s'amuser en liberté.
Au milieu d'un plan charmant pour le jour suivant, elle s'arrêta tout à coup, le regard fixé sur un point encore éloigné. Sa mère en suivit la direction pour voir ce qui la préoccupait si fortement, mais elle n'aperçut qu'un petit garçon debout, appuyé contre un mur.
— Qu'est-ce que tu regardes donc? demanda-t-elle.
— Maman, c'est… Oui, je crois que c'est le petit garçon qui était avec Fleurette, du moins il lui ressemble beaucoup, et puis, vois-tu? il est juste à la même place où ils étaient quand je leur ai parlé. Mais pourquoi est-il tout seul?
— Comment peux-tu le reconnaître?
— Oh! je le reconnais parfaitement. Il a une tête toute frisée et une bonne petite figure toute ronde. Maman, je veux lui parler…
— Pourquoi, ma fille? tu ne peux pas parler à tous les petits gamins de la rue.
— Non, mais celui-là était avec Fleurette. Permets-le-moi, je t'en prie!
— Eh bien! j'irai avec toi.
Elles s'avancèrent vers le petit garçon qui les regarda d'abord d'un air étonné, mais bientôt sa figure s'illumina car il avait reconnu "la petite dame".
— N'est-ce pas toi qui étais ici il y a huit jours avec
Fleurette? demanda Edith en le regardant attentivement.
— Non, j'étais avec Petite mère.
En entendant cette réponse, Edith parut fort désappointée, mais elle reprit:
— C'est pourtant bien toi, je te reconnais. Ne t'en souviens-tu pas? Je t'ai rencontré ici avec elle.
— Je m'en souviens bien. Nous étions à nous deux, Petite mère et moi, et vous lui avez donné une belle pièce de cinquante centimes en or.
— C'est cela!… cria joyeusement Edith, mais comment donc s'appelle la petite fille qui était avec toi?
— Elle s'appelle Petite mère. C'est ma soeur.
— Petite mère!… répéta Edith avec surprise, et où est-elle aujourd'hui?
— Elle est malade, bien malade. Ils disent que c'est parce qu'elle a eu tant de chagrin à cause de la pièce de cinquante centimes.
— Comment, tant de chagrin? Que veux-tu dire?…
— On a dit qu'elle avait volé la croix d'or, et elle pleurait, Petite mère, et elle disait: Je n'ai pas pris la croix d'or. Mais personne ne voulait la croire. Alors elle a été triste, triste… et elle est devenue bien malade… et à présent elle ne peut pas même manger de chocolat…
Ce récit n'était pas très intelligible.
— Qu'est-ce qu'il veut dire, maman? demanda Edith d'un air de détresse profonde.
— Je n'en sais rien, ma fille. Qu'est-ce que c'est que cette croix d'or?
— C'est la croix d'or à Sylvanie, répondit Charlot. Ils disent que Petite mère l'a prise, mais ce n'est pas vrai, elle ne l'a pas prise!… Petite mère m'a dit que la croix d'or est au cou de la chèvre, et elle m'a dit aussi que le chat le sait bien, qu'elle ne l'a pas prise. Et le bon Dieu aussi le sait, mais il ne veut pas le dire. Et alors tout le monde croit qu'elle est une voleuse, et elle a tant de chagrin!…
C'était de plus en plus incompréhensible. Madame Grandville eut un instant l'idée de laisser déraisonner le petit garçon, sans plus s'inquiéter de son histoire impossible, et d'emmener Edith à son cours, mais celle-ci résista.
— Maman, te rappelles-tu que tu m'as dit que je lui aurais peut-être fait beaucoup de mal en lui donnant ma pièce d'or? Si c'était vrai?…
Ce mot fut comme un trait de lumière pour madame Grandville.
— Tu as raison, ma fille, et si tu as fait du mal sans le vouloir, nous devons tâcher de le réparer. Mais nous ne pouvons nous arrêter plus longtemps maintenant. Ecoute, petit, veux-tu me promettre d'être ici dans deux heures?… tu nous attendras à cette place où nous sommes,. Sauras-tu y revenir?…
— Je vais rester, répondit l'enfant en s'asseyant sur une marche d'escalier.
— Mais ce sera long, tu t'ennuieras…
— Non. Petite mère est malade, on me défend d'entrer dans la chambre, j'aime autant être ici. On m'avait dit d'aller à l'hôpital, mais je n'ose pas entrer dans cette grande maison.
— Qui est-ce qui est à l'hôpital?
— Le père.
— Et ta maman?
— Je n'ai pas de maman, répondit l'enfant de ce ton indigné qu'il prenait lorsqu'on lui faisait une question qui lui semblait oiseuse. Elle est morte, et Petite mère prend soin de moi, mais maintenant qu'elle est malade elle me laisse seul et je m'ennuie…
— Eh bien, nous te trouverons ici, reprit madame Grandville. Je vais t'acheter un petit pain pour t'aider à attendre.
— Il est évident, se disait la mère d'Edith, qu'il y a là quelque chose que nous ne pouvons comprendre. Cette accusation de vol pourrait bien avoir eu pour cause le don imprudent de ma petite fille; mais ce qui est singulier, c'est qu'il soit question d'une croix d'or.
— Maman, demanda Edith, qu'est-ce qu'il a donc pu vouloir dire avec cette croix d'or qui est au cou d'une chèvre?
— C'est une histoire tout à fait absurde. Le pauvre petit ne sait ce qu'il dit. Il est tout jeune d'ailleurs.
— Il disait encore: Le chat le sait bien et le bon Dieu aussi, mais il ne veut pas le dire.
Malgré son souci pour Fleurette, Edith ne pouvait s'empêcher de rire au souvenir de cette phrase.
Charlot fut fidèle au rendez-vous. Madame Grandville et sa fille le virent de loin à la place même où elles l'avaient laissé. Si Petite mère avait été avec lui elle lui aurait dit qu'il devait, en les reconnaissant, se lever et venir au devant d'elles, mais Charlot avait peu de politesse naturelle, et sa soeur n'était pas encore parvenue à lui en inculquer beaucoup.
Il resta donc tranquillement assis, attendant qu'on fût près de lui et même alors il se contenta de regarder les deux dames d'un air de connaissance.
— Comment t'appelles-tu? lui demanda madame Grandville.
— Je m'appelle Charlot.
— Eh bien, Charlot, dis-moi où tu demeures.
Madame Grandville avait un agenda de poche et bien qu'elle ne connût pas la rue qu'il nommait, elle s'assura qu'elle n'était qu'à une petite distance.
— Nous allons, dit-elle, prendre une voiture. Je te ramènerai à la maison, Edith, et j'irai avec Charlot voir sa soeur.
— Oh! maman, s'écria Edith consternée, et pourquoi pas moi aussi?
— Ma chérie, tu vas le comprendre. Cette petite est malade, nous ne savons pas ce qu'elle a; c'est peut-être une maladie contagieuse. Je ne voudrais pour rien au monde t'exposer à un pareil danger.
— Mais, maman, je n'ai pas du tout peur de prendre la maladie.
Je t'en supplie, maman, emmène-moi!
Mais madame Grandville fut inflexible, il fallut se soumettre; Edith fut ramenée à la maison et le fiacre repartit aussitôt emmenant sa mère et Charlot. Celui-ci, pour la seconde fois de sa vie, allait en voiture et il en jouissait silencieusement, regardant de tous ses yeux les maisons et les boutiques qui passaient si rapidement devant lui.
Plus d'une figure curieuse se montra à la fenêtre lorsque la voiture s'arrêta devant la pauvre maison; plus d'un regard étonné suivit Charlot lorsqu'il en descendit accompagné d'une dame élégante; plus d'un commentaire fut échangé entre voisines sur cet événement extraordinaire.
Pendant ce temps madame Grandville entrait dans la loge où elle ne trouvait que le cordonnier, car madame Perlet venait de monter auprès de la petite malade. Lorsqu'il fut bien établi par les renseignements que donna le concierge que tout ce qu'avait dit Charlot sur sa famille était exactement vrai, madame Grandville ajouta:
— Pouvez-vous m'expliquer, Monsieur, ce que veut dire l'histoire de vol que ce petit garçon nous a faite d'une manière tout à fait incompréhensible.
— Voilà ce que c'est, madame. La petite fille, qui est malade maintenant, a rapporté il y a huit jours une pièce de dix francs en disant qu'on la lui avait donnée dans la rue. Il s'est trouvé qu'en même temps une croix d'or avait disparu dans une maison où elle avait été la veille. Vous devinez ce qui en est résulté. Personne dans la maison n'a douté qu'elle ne fût la voleuse, si ce n'est moi pourtant. Je suis persuadé que cette affaire s'expliquera. Les apparences sont contre elle, pauvre petite!… mais elle n'est pas coupable, j'en ai la conviction.
— Et vous avez raison, dit madame Grandville, car c'est ma petite fille qui lui a donné, il y a huit jours, la pièce de dix francs.
— Oh! Madame, s'écria le brave homme, vous m'ôtez un poids de dessus le coeur, car je craignais qu'elle ne pût jamais se justifier aux yeux des autres, la pauvre enfant!
Alors il raconta à madame Grandville l'histoire de Petite mère; il lui dit combien elle était dévouée à son petit frère, douce, serviable, bonne pour tous, courageuse et endurante.
— Elle est tombée malade de chagrin, ajouta-t-il, c'est une chose certaine. Elle répète sans cesse dans son délire: "Le bon Dieu sait bien que je ne l'ai pas prise, mais il ne veut pas le leur dire." Et maintenant lorsqu'elle comprendra que son innocence est prouvée, elle se guérira sans doute.
— Je voudrais la voir, dit madame Grandville qui avait les yeux pleins de larmes.
— Montez au quatrième, Madame, c'est la première porte à droite.
Ma femme y est justement.
En gravissant l'étroit escalier, la mère d'Edith se disait:
— Je lui avais bien dit, à ma pauvre petite chérie, que son imprudente générosité avait pu faire du mal, mais j'étais loin de me douter qu'elle causerait un mal aussi terrible. Ma pauvre Edith, quel chagrin elle en aura!
XIX
Madame Grandville avait rarement vu une aussi pauvre demeure que cette chambre où elle entra. Sauf le lit avec sa mince paillasse et sa couverture déchirée, il n'y avait que la petite table de sapin, la chaise sans dossier, une petite caisse qui servait de siége aux enfants quand le père était là, le vieux panier dont nous avons déjà parlé, et un tout petit poële en fonte dont le tuyau passait par la cheminée. Sur une planche on voyait un ou deux ustensiles de ménage, deux assiettes, une tasse ébréchée. Deux clous plantés au mur tenaient lieu d'armoire; le pantalon du dimanche et quelques vieux vêtements des enfants y étaient accrochés. C'était vraiment la misère profonde.
Madame Charles avait apporté de sa chambre une chaise pour s'asseoir, et madame Perlet se tenait debout près du lit regardant la petite malade qui respirait péniblement. Toutes deux restèrent immobiles d'étonnement en voyant entrer la visiteuse. Celle-ci s'approcha.
— Je suis la mère de la petite fille qui a donné à cette pauvre enfant une pièce de dix francs, dit-elle.
Ce mot expliquait tout.
— Ah! Dieu soit loué! s'écria madame Perlet. C'était donc bien vrai. Depuis cette nuit que je l'ai veillée, la pauvre petite, je le croyais… mais maintenant il faudra bien que tout le monde le croie. Pauvre petit ange! comme elle serait heureuse si elle pouvait vous entendre… Mais, voyez, depuis ce matin, elle n'a pas bougé plus que ça… Elle est très mal.
— Quelle est sa maladie? demanda madame Grandville.
— Je ne sais pas bien: le médecin n'a rien dit. Elle n'a plus beaucoup de fièvre, mais c'est la faiblesse qui la tient. Elle n'a pas pour deux sous de vie dans son pauvre petit corps.
— Est-ce qu'elle prend des fortifiants?
— Oui, une voisine a apporté un peu de bouillon, je lui en fais avaler des cuillerées… Le médecin a parlé de bon vin, mais où le prendre?… Notre vin est trop aigre, et même en le payant vingt sous le litre nous n'en aurions pas d'assez bon.
— Prend-elle volontiers ce qu'on lui donne?
— Elle fait tout ce qu'on veut… C'est un petit ange du bon Dieu… Croiriez-vous, Madame, que cette nuit, quand je pensais qu'elle était assoupie, elle m'a demandé tout à coup si je n'étais pas trop fatiguée, et comme je lui disais: Non, ma fille, ne t'inquiète pas de moi, elle me dit: "Merci, vous êtes bonne." Si ça ne vous fait pas venir les larmes aux yeux!… C'est bien ça qui m'inquiète… Elle est trop bonne, cette enfant, elle ne peut pas vivre.
— Dieu ne reprend pas tous les enfants doux et aimants, heureusement!…. dit madame Grandville.
— Ah! répondit madame Perlet en secouant la tête, j'ai toujours vu que les meilleurs s'en vont.
Les trois femmes groupées près du lit regardaient ce petit visage pâle et immobile. Elles ne s'étaient jamais vues avant ce moment-là, mais elles ne se sentaient pas étrangères les unes aux autres. Un même sentiment de pitié attendrie les pénétrait.
Madame Perlet, la plus expansive, reprit après un moment de silence:
— Je m'en veux de l'avoir soupçonnée. Mon mari me le disait bien, pourtant, qu'elle n'avait rien fait de mal… mais je ne voulais pas le croire.
— Tant qu'à moi, dit madame Charles, du moment que mon chat avait confiance en elle j'étais bien tranquille. On trompe les gens, mais on ne trompe pas les bêtes. Si vous voyez qu'un animal se trouve bien auprès de quelqu'un, homme ou enfant, et qu'il recherche ses caresses, vous pouvez être sûr que c'est de la bonne espèce. Minet y voit plus clair que moi, je vous en réponds. Vous m'aviez dit de me méfier, madame Perlet, mais je l'ai écouté plutôt que vous, et vous voyez que j'ai eu raison.
Ces paroles expliquaient à madame Grandville une des mystérieuses phrases de Charlot: "Elle dit que le chat le sait bien." Elle ne put s'empêcher de sourire et passa sa main sur le front moite de l'enfant.
Pauvre petite! Quel contraste entre sa vie de misère et l'heureuse vie d'Edith! Elles avaient le même âge, l'une si frêle, si chétive, l'autre si fraîche, si élancée, si brillante de santé… Quelle différence! et pourtant au fond toutes deux vivaient de la même vie, celle de l'amour.
Madame Grandville s'éloigna en promettant de revenir bientôt. Elle s'en alla le coeur plus ému qu'elle ne l'avait peut-être jamais eu en présence d'une misère, et non-seulement plein de compassion pour la petite malade, mais aussi d'admiration pour ces deux pauvres femmes qui donnaient leur temps, leurs forces, leur sommeil à une étrangère, sans avoir l'air d'y attacher la moindre importance.
— C'est la vraie charité, cela, se disait-elle, celle qui donne non le superflu, mais le nécessaire, celle dont Jésus a dit: "Celle-ci a donné de sa disette."
Edith attendait sa mère avec une impatience fiévreuse. Elle lui fit tout raconter et répéta dix fois les mêmes questions tant elle était avide de détails. Lorsque madame Grandville lui décrivit la chambre où elle avait trouvé Fleurette, sa figure s'attrista; elle n'avait jamais rien supposé de pareil.
— Et son lit? demanda-t-elle.
— C'est une paillasse sur les planches d'un vieux bois de lit. La pauvre enfant doit être aussi mal couchée que possible, mais elle n'est pas gâtée car, avant l'accident de son père, elle couchait sur un tas de paille dans un recoin sombre.
— Oh! maman, c'est affreux!…
Quand madame Grandville en vint à Petite mère elle-même et qu'elle décrivit cette petite figure immobile, ces grands yeux fermés et tout cernés de noir, ces traits pâlis et contractés par la souffrance, Edith éclata en sanglots.
Madame Grandville s'arrêta. Elle s'était laissé entraîner par sa propre sympathie et avait oublié sa crainte d'exposer sa fille à des impressions tristes. Voulant la distraire de son chagrin elle lui proposa de lui aider à préparer ce qui pourrait être utile à la petite malade.
— Oh! oui, maman! Qu'est-ce qui pourrait lui faire plaisir?…
— Nous voulons d'abord chercher ce qui peut lui faire du bien, et si nous parvenons à lui rendre un peu de force, alors on pourra songer à lui faire plaisir. Pour le moment ce serait bien inutile. Va demander à Félicie un panier et apporte-le-moi à la salle à manger.
Edith s'empressa d'obéir.
— Maintenant, maman, qu'allons-nous y mettre?
— La seule chose qu'elle puisse prendre dans l'état où elle est, c'est un peu de bouillon et de bon vin. Demande pour moi à la cuisinière un demi-litre de son bouillon. Il était excellent aujourd'hui. Pour demain nous lui ferons un consommé.
Toute joyeuse de s'employer pour Fleurette, Edith courut à la cuisine. Il fallut expliquer à la cuisinière pourquoi on lui demandait du bouillon. Lorsqu'elle eut entendu l'histoire un peu confuse que lui fit la petite fille, elle fut tout empressement pour la servir de son mieux.
— Maintenant, dit madame Grandville, nous allons encore mettre dans le panier quelque chose pour les deux gardes-malades: du café et du sucre. Puisqu'elles veillent c'est sans doute ce qui leur conviendra le mieux. Je vais y joindre une couverture chaude et légère pour la malade, et nous leur enverrons cela tout de suite. Félicie le portera sans doute volontiers, ce n'est pas bien loin…
— Ne pourrais-je pas aller avec elle?
— Non, mon enfant, tu iras voir la petite fille lorsqu'elle sera en convalescence, mais avant c'est inutile de me le demander.
Ce soir-là, M. Grandville devait rester à la maison après le dîner. Edith était bien joyeuse car son père avait tant d'occupations que c'était une fête chaque fois qu'il annonçait une soirée de famille. Et ce jour-là cette perspective était d'autant plus délicieuse qu'elle avait étudié pour lui un morceau de piano, et qu'elle avait à lui raconter tant de choses qu'il lui eût semblé impossible d'attendre un jour de plus.
Après le dîner M. Grandville s'assit dans son grand fauteuil, celui que sa petite fille appelait "le fauteuil de joie" parce qu'il s'y installait lorsqu'il avait une bonne heure à donner à la vie de famille.
— Papa, demanda Edith, as-tu beaucoup de temps ce soir?
— Pourquoi me demandes-tu cela puisque je t'ai dit que je ne sors pas?
— Oui, mais tu ne vas pas tout de suite prendre ton journal, ou bien ton gros livre. Je demande si tu as beaucoup de temps pour moi.
— Je te donne tout mon temps jusqu'à ce que tu ailles te coucher. Pour aujourd'hui le journal te cède la place… Es-tu contente?
— Quel bonheur! J'ai tant de choses à te dire, papa.
— Vraiment? Je croyais que tu avais un morceau de piano à me jouer.
— Oui, mais cela, ce n'est rien; ce sera bien vite fait. J'ai énormément de choses à te raconter.
— Eh bien, je suis prêt à recevoir cette avalanche. Qu'est-ce que c'est donc que cette multitude de choses que tu as à me dire?…
— Tu verras…
— Sont-elles gaies ou tristes?
— Je crois qu'elles sont tristes, répondit Edith, après un instant de réflexion.
— Tant pis. J'aime mieux que ma petite fille me dise des choses gaies.
— Il y en a peut-être qui te feront rire, papa, répliqua Edith, qui pensait à Charlot et à ses drôles de propos, mais pourtant c'est plutôt triste que gai. J'ai beaucoup à te raconter et aussi beaucoup à te demander.
— Des questions profondes qui mettront ma science en défaut, comme lorsque tu voulais savoir, quand tu étais petite, si les anges mettent leurs bonnets de nuit pour dormir…
— Oh! non, non, papa. Je ne suis plus si sotte à présent.
— Eh bien, dit la mère, si tu commençais par la musique?…
Ensuite vous pourrez causer tout à votre aise.
Le morceau de piano était joli et le père en fut enchanté.
— Je veux te faire un petit cadeau pour le plaisir que tu m'as fait, dit-il. Que voudrais-tu avoir? Reste dans les limites d'une sage modération; j'ai dit un petit cadeau, tu sais.
Edith réfléchit, puis elle répondit:
— Mais, papa, je n'ai envie de rien.
— Vraiment? Penses-y bien encore.
Tout à coup, relevant la tête et laissant voir ses yeux brillants, elle s'écria:
— Papa, ce que je voudrais, c'est de l'argent.
— De l'argent! répéta le père un peu étonné. Qu'est-ce qu'une petite fille comme toi peut faire avec de l'argent?
— Des cadeaux.
— C'est vrai; c'est une bonne réponse. Mais tu en as déjà de l'argent. Tu as reçu l'autre jour dix francs.
— Ah! voilà, papa, c'est justement l'histoire que j'ai à te raconter. Mets-toi bien au fond de ton fauteuil et écoute-moi.
— As-tu donc envie que je dorme?
— Non, pas du tout, mais je veux que tu sois bien afin que tu ne t'impatientes pas, parce que mon histoire est très longue.
On avait apporté la lampe et madame Grandville avait pris son ouvrage. Edith se percha sur les genoux de son père et commença.
Elle raconta très en détail ce que nous savons déjà, sa première rencontre avec Fleurette et tout ce qui en était résulté. Lorsqu'elle en arriva à la seconde partie de son récit, c'est-à-dire à ce qui s'était passé le jour même, madame Grandville lui vint en aide une ou deux fois pour le compléter. Le père écouta avec un intérêt qui ne laissait rien à désirer. Il rit des drôles de propos de Charlot, il s'attendrit sur la pauvre petite malade, il approuva l'envoi qu'on lui avait fait, il promit même de donner deux bouteilles d'un vin vieux qui lui ferait beaucoup de bien, et il exprima l'espoir qu'elle serait bientôt rétablie.
— Et à présent, papa, demanda Edith en finissant, devines-tu ce que je voudrais?
— Je n'ai pas besoin de le deviner puisque tu me l'as dit. Je te donne vingt francs.
— Est-ce assez pour acheter un lit avec un sommier, un matelas, un oreiller? demanda la petite fille.
— Non, certainement, ma fille, mais tu as bien de l'ambition.
— Pense, papa, que Fleurette est couchée sur une mauvaise paillasse. Il lui faut un lit. Si tu veux me donner de quoi l'acheter tu ne me feras pas de cadeau au jour de l'an.
— Petite rusée! tu sais bien que j'en serais le premier puni. Je me trouverais trop malheureux de ne pas te voir contente.
— Mais je serai contente. Je me souviendrai que tu m'as fait un beau cadeau.
Monsieur Grandville consulta du regard sa femme qui lui répondit:
— Ce serait certainement de l'argent bien placé.
— Allons, dit-il, je voulais t'en donner vingt, tu m'en prends cent… Je suis volé comme dans un bois. Combien me devras-tu de baisers pour cela?
— Cent, papa! cent baisers!… Je vais te les payer tout de suite.
— Non, non, ce serait trop. Nous nous en lasserions tous les deux. Donne-moi un à-compte.
Elle lui en donna bien cinquante avant qu'il criât grâce. Après quoi Edith alla se coucher heureuse de sa journée et plus heureuse encore du lendemain.
A côté de son assiette, au déjeuner, elle trouva cinq belles pièces d'or. Son père était déjà sorti.
— C'est beaucoup pour une petite fille comme toi, dit madame Grandville, et tu ne dois pas t'attendre à obtenir toujours tout ce que tu demanderas… Mais cette fois-ci je suis heureuse que la générosité de ton père te permette de faire un bien réel à notre pauvre petite malade.
Edith sortit toute joyeuse avec sa mère. Elle tâtait souvent sa poche pour s'assurer que le porte-monnaie si bien garni était en sûreté. Madame Grandville lui laissa le plaisir de payer elle-même la literie. Lorsque tout fut choisi et expédié, il restait encore une petite somme qui fut employée à acheter l'étoffe pour une paire de draps, et ce paquet-là fut envoyé chez madame Grandville.
Edith ne se possédait plus de joie en pensant que non seulement elle avait pu procurer un bon lit à la petite malade, mais encore qu'elle travaillerait pour elle. Dès que l'étoffe fut arrivée, Félicie dut l'aider à tailler les draps. Jamais broderie d'or et de soie ne fut commencée avec un plus grand ravissement.
Et il faut rendre à Edith ce témoignage que, bien que les surjets et les ourlets fussent un peu longs, et même lui semblassent interminables, elle ne se relâcha pas de son zèle et ne permit pas qu'aucune autre main que la sienne y fît un seul point.
XX
Petite mère fut transportée dans son beau lit neuf sans presque en avoir conscience. Etait-ce le résultat de ce bien-être tout nouveau pour elle, ou celui du traitement, ou bien encore le triomphe de sa bonne constitution? Personne n'aurait pu le dire, mais à partir de ce moment il y eut dans son état un changement visible, et le médecin parla de guérison. Le progrès lent continua au travers de quelques retours de fièvre. Elle commença bientôt à faire attention à ce qui se passait autour d'elle, à écouter ce qui se disait. Elle avait aussi des moments de vrai sommeil et prenait avec plaisir le vin et le bouillon que madame Grandville lui envoyait. Un jour celle-ci vint elle-même; Petite mère la regarda attentivement, mais elle ne dit rien qui pût faire deviner qu'elle l'avait reconnue. Le médecin avait si fortement recommandé qu'on lui épargnât tout ce qui pouvait l'émouvoir et surtout lui rappeler les impressions pénibles qu'elle avait eues avant sa maladie, qu'on n'osa lui faire aucune question; mais on vit bien qu'elle paraissait faire un effort pour réfléchir et se rappeler. Le lendemain elle demanda qui était la dame qu'elle avait vue.
Le nom de madame Grandville ne lui apprenait rien, mais elle se tut et ne demanda rien de plus.
Une après-midi, Charlot, qui s'ennuyait cruellement de sa soeur, se glissa dans la chambre que madame Charles venait de quitter pour rentrer un moment dans la sienne. Petite mère était toute tranquille dans son petit lit, les yeux ouverts et le regard naturel. Il s'approcha d'elle plus doucement qu'il n'avait coutume de faire, car il commençait à comprendre qu'elle avait besoin de ménagements. Elle voulut avancer sa main pour lui faire une caresse, mais elle n'en eut pas la force, la petite main retomba.
— Embrasse-moi, Charlot, dit-elle.
Il lui donna un baiser.
— Veux-tu rester un peu avec moi?
— Je veux bien, mais on me grondera. Ils disent toujours qu'il faut te laisser tranquille… Je m'ennuie tant, Petite mère!…
Les lèvres pâles de la malade s'entr'ouvrirent pour répondre, mais elle ne dit rien et regarda Charlot d'un air de compassion.
Ils restèrent un moment silencieux. Charlot se balançait d'un pied sur l'autre, incapable qu'il était de se tenir tranquille malgré sa bonne volonté. Petite mère, qui sentait que ce mouvement faisait tourner sa tête si faible, fermait les yeux pour ne pas le voir.
Au bout de deux minutes qui avaient paru bien longues à Charlot, elle lui dit:
— Qui m'a donné ce beau lit, le sais-tu?
— Mais oui, cria Charlot joyeusement, c'est elle, la "petite dame". — Elle a envoyé le lit et du vin, et du bouillon, et sa maman est venue te voir, et madame Perlet a dit que c'étaient des personnes bien comme il faut.
— La petite dame!… répéta la malade de sa voix faible.
Encore un silence, puis elle reprit:
— Charlot, est-ce qu'elle a dit?…
Elle ne put s'expliquer mieux, mais Charlot comprit.
— Elle a dit, répondit-il, qu'elle t'avait donné la pièce de cinquante centimes en or.
Petite mère referma les yeux. C'était une joie si intense de savoir qu'elle n'était plus accusée de vol que, si elle l'avait sentie dans sa plénitude, elle n'aurait pas pu la supporter.
Las du silence qui avait recommencé et n'osant pourtant le rompre, Charlot quitta la chambre. Lorsque madame Charles entra, la petite malade était paisiblement endormie, les mains sur sa poitrine, les lèvres entr'ouvertes par un demi-sourire. Elle avait une apparence de calme et de bien-être si complet que la vieille dame se dit en la regardant:
— Comme elle paraît mieux! Voilà la première fois que je la vois dormir d'un aussi bon sommeil.
Le lendemain madame Perlet était dans cette loge qu'elle devait bientôt quitter, lorsqu'une figure jeune et souriante lui apparut.
— Est-ce ici que demeure une petite fille qu'on appelle Petite mère?
— Oui, sans doute, mais que lui voulez-vous? La pauvre enfant est bien malade.
— Bien malade!… répéta Sylvanie, car c'était elle, on l'a deviné, — mais pas dangereusement pourtant?…
— Si dangereusement que ce n'est que d'aujourd'hui qu'on espère la sauver. Que lui voulez-vous?…
— Pauvre petite! qu'est-ce qui l'a rendue malade?
— J'ai idée que c'est le chagrin… On l'a accusée de vol… La pauvre enfant a trop souffert. L'injustice fait tant de mal!…
Madame Perlet parlait avec une certaine âpreté, oubliant qu'elle avait eu sa part dans cette injustice.
Sylvanie avait pâli et regardait la concierge d'un air consterné.
— Pauvre Petite mère! dit-elle. Comment avons-nous pu la soupçonner!… La croix est retrouvée de ce matin. Je suis venue le dire sans perdre une minute.
— Ah! dit madame Perlet en regardant attentivement la jeune fille, c'est donc vous, Sylvanie… Vous auriez bien pu prendre la peine de retrouver votre croix un peu plus tôt. Ca nous aurait épargné bien des tracas, et à cette pauvre enfant une maladie qui n'a pas encore dit son dernier mot.
Sylvanie aurait volontiers pleuré en écoutant ces paroles, et pourtant il n'y avait pas eu de sa faute dans tout cela; elle ne pouvait se faire de reproches.
— Ecoutez, Madame, dit-elle, je vais vous raconter comment les choses se sont passées. Lorsque je revins à la maison après avoir confié les deux enfants à madame Nanette pour les ramener, je m'aperçus que je n'avais plus ma croix d'or. Il me semblait bien être sûre que je ne l'avais pas revue depuis le moment où je la leur avais montrée la veille, mais je voulais pourtant espérer qu'elle s'était perdue en chemin, ou peut-être dans la cour de la ferme lorsque j'avais mis les enfants sur la charrette. En dépit de ma grand'mère, qui soutenait que c'étaient eux qui l'avaient prise, j'ai refait le chemin en cherchant partout et je suis allée demander à la ferme si personne ne l'avait vue. Nous avons encore cherché tout le jour sans rien trouver, et il m'a bien fallu croire que les autres avaient raison. Madame Nanette a dit qu'elle retrouverait les petits voleurs et qu'elle me rapporterait ma croix si elle était encore entre leurs mains. Vous comprenez que lorsque le lendemain elle est venue nous dire qu'ils l'avaient vendue pour une pièce de dix francs nous n'avons plus eu aucun doute; j'ai regardé ma croix comme entièrement perdue, et je n'ai plus fait de recherches. Je n'y pensais plus guère, car on se console assez vite de ces malheurs-là, quand tout à coup, ce matin, en nettoyant l'étable de ma chèvre, je vois briller quelque chose, je le ramasse… c'était ma croix d'or à moitié couverte de terre. Je ne savais comment m'expliquer cela, mais je me suis souvenue tout à coup que j'avais pris une brassée de foin, qui avait servi de lit aux enfants, pour l'apporter à Brunette; sans doute la croix y était tombée, et comme elle était légère elle s'y est perdue et n'a été retrouvée que lorsque le foin a été mangé. Heureusement encore que ma chèvre ne l'a pas avalée avec sa provende… Mais que cette pauvre petite en ait tant souffert, voilà ce qui fait mal!…
Le récit de la jeune fille avait adouci madame Perlet. Dans de telles circonstances il eût été vraiment impossible que Petite mère ne fût pas soupçonnée, surtout par des personnes qui ne savaient rien d'elle. Elle offrit une chaise à Sylvanie et lui donna quelques détails sur la maladie de l'enfant.
— Elle est mieux aujourd'hui; elle reconnaît tout le monde et parle même un peu. Peut-être que ça lui fera plaisir de vous voir, car elle nous a parlé de vous et de votre jolie chèvre, mais il ne faut pas la faire causer, elle est encore trop faible.
— Vous pouvez compter sur moi, répondit la jeune fille.
Elles montèrent ensemble. Madame Perlet n'avait pas revu la malade depuis que, au lever du soleil, elle l'avait laissée assoupie pour aller faire son ouvrage. Elle trouva un grand changement. Madame Charles l'avait lavée, lui avait mis du linge propre, sa tête était soulevée par un oreiller; elle avait vraiment l'air en convalescence.
Elle sourit et ses joues se colorèrent faiblement lorsqu'elle aperçut Sylvanie qu'elle reconnut aussitôt. Celle-ci s'approcha pour l'embrasser. Elle était tout émue en voyant à quel point quelques jours de maladie avaient changé cette petite figure déjà si chétive.
Petite mère fixa sur elle ses grands yeux sérieux.
— Je n'ai pas pris la croix d'or, dit-elle.
— Je le sais, je le sais, ma petite. La croix d'or est retrouvée depuis ce matin. Je sais maintenant que c'est moi qui l'avais perdue.
Petite mère se laissa retomber comme lorsqu'elle avait appris que la "petite dame" était retrouvée. Il semblait que la joie fût toujours trop forte pour elle, et qu'elle pût moins bien la supporter que le chagrin.
Alors Sylvanie s'assit auprès d'elle et, prenant sa main dans la sienne, elle commença à lui parler doucement, très doucement et très tranquillement, de la chèvre, du jardin, des fleurs des prés et de tout ce qui pouvait l'intéresser sans l'agiter. Charlot était entré et avait pris place sur les genoux de la visiteuse.
— Vous ne savez pas, dit-il tout à coup. Petite mère a dit que la croix d'or est au cou de la chèvre.
On rit de cette idée. Petite mère ne se rappelait pas l'avoir dit, mais on lui expliqua que c'était un de ses rêves de fièvre, et elle sourit aussi. Sylvanie raconta de nouveau à Charlot où elle avait retrouvé la croix.
— Tu vois, dit-elle, que si elle n'était pas au cou de la chèvre elle était au moins bien près d'elle.
— Alors nous ne l'avions pas volée!… s'écria le petit garçon.
On rit encore, mais toujours sans bruit pour ménager la malade; puis Sylvanie se leva en disant qu'elle devait s'en aller de peur de lui faire du mal; mais avant cela elle se pencha vers elle pour lui dire quelques mots tout bas, et la petite figure pâle s'illumina joyeusement.
Qu'étaient-ce donc que ces paroles que personne n'avaient entendues, sinon Petite mère?
— Quand tu seras plus forte, avait dit Sylvanie, je reviendrai et je t'emmènerai avec moi, afin que tu puisses boire du lait de ma chèvre et respirer le bon air des bois.
Quelle joie avait brillé dans les yeux de l'enfant! mais une inquiétude vint bien vite la troubler.
— Et Charlot?… demanda-t-elle.
— Il viendra aussi, naturellement. Je sais bien que sans lui tu ne pourrais pas être heureuse.
Après cette visite, Petite mère dormit profondément pendant plusieurs heures. Lorsqu'elle se réveilla il faisait presque nuit; elle crut d'abord qu'il n'y avait personne auprès d'elle, mais elle s'aperçut bientôt que Charlot dormait aussi, la tête appuyée sur son lit. Elle se souleva pour le regarder et vit qu'il avait sur ses joues deux grosses larmes à demi-séchées et que sa respiration était précipitée comme lorsqu'on a pleuré.
— Pauvre Charlot! pensa-t-elle, madame Perlet est bien bonne pour lui, mais je lui manque… Il s'ennuie de moi…
Et elle se mit à le caresser doucement.
Le contact de cette main familière réveilla le petit dormeur; il regarda autour de lui d'un air étonné, puis s'écria joyeusement:
— Petite mère, es-tu guérie?
— Je suis beaucoup mieux, mon chéri.
— Ah! je suis bien content! Maintenant je pourrai rester avec toi… on ne me chassera plus toujours. Je serai bien sage, Petite mère, je ne veux pas te faire de peine, je veux te soigner… Si tu savais comme je prendrai soin de toi quand je serai grand!… Je te porterai quand tu seras fatiguée, et je te donnerai tout ce que j'aurai…
— Tu es gentil, dit Petite mère plus touchée qu'elle ne pouvait l'exprimer.
— J'étais bien triste sans toi… Je voulais toujours monter, mais on disait: Non, non, tu lui ferais du mal. Et j'ai entendu la vieille dame qui disait qu'il ne fallait pas me laisser venir près de toi parce que j'étais égoïste… Est-ce vrai, Petite mère, que je suis égoïste?…
Elle ne pouvait pas dire non, elle ne voulait pas dire oui…
Elle répondit donc:
— Tu ne le seras plus, Charlot.
— Qu'est-ce que c'est que d'être égoïste?
Petite mère réfléchit. Elle n'avait là-dessus qu'une idée très-confuse.
— Je ne sais pas bien, dit-elle, mais ce n'est pas joli.
— C'est peut-être quand on prend tout pour soi? reprit le petite garçon éclairé par sa conscience.
— Oui, peut-être…
— Je n'ai pourtant pas été égoïste quand je t'ai apporté mon chocolat, tu sais?… le premier jour que tu étais malade. Et tu n'as pas voulu le manger!… C'était vilain, Petite mère.
— Je ne me rappelle pas, Charlot.
— Oh! que si… tu fermais la bouche, comme ça!… Et pourtant tu savais bien que ça me ferait plaisir si tu le mangeais…
Petite mère ne trouva rien à dire pour sa défense; elle ne se souvenait pas de ce vilain trait dont on l'accusait, mais elle était toute disposée à reconnaître qu'elle aurait dû consentir à quoi que ce fût pour faire plaisir à Charlot.
La conversation commençait à la fatiguer, le petite garçon lui-même s'en aperçut.
— Ecoute, dit-il, je vais te donner de ton bon vin. Madame Perlet dit que ça te fait tant de bien. Où est la bouteille? Ah! la voilà… Tiens, j'en verse un plein verre… Bois-le…
— Non, non, Charlot, on ne m'en donne que le fond du verre, une cuillerée seulement à la fois. Je ne pourrais pas en boire tant que ça. Oh! je t'en prie!…
Il n'écoutait rien, et approchant le verre plein des lèvres de sa soeur, il menaçait de le lui verser dans le gosier si elle ne voulait pas l'avaler de bonne grâce. C'était ainsi que Charlot entendait tenir sa promesse de la soigner si bien. Heureusement madame Charles survint au moment où la pauvre petite allait céder, ne pouvant plus lutter, même d'une manière passive, en tenant les lèvres serrées. Charlot fut grondé, renvoyé, et alla pleurer à sa place favorite sur l'escalier. Il avait beaucoup fatigué sa soeur qui eut une moins bonne nuit. Malgré cela elle était mieux le lendemain et elle demanda instamment qu'on permît à Charlot de venir s'asseoir auprès d'elle. Madame Charles se fit prier. Elle ne pouvait comprendre quel plaisir Petite mère trouvait à la société de ce méchant garçon, et lui offrit à la place celle de son chat qui, au moins; ne la fatiguerait pas.
— Je veux bien qu'il vienne sur mon lit, répondit Petite mère, mais je veux aussi Charlot.
— Non, dit la vieille dame avec décision, je n'exposerai pas cette pauvre bête à la méchanceté de ce petit drôle. Il faut choisir… l'un ou l'autre, mais pas tous les deux.
— Alors, je veux mon Charlot. Il est si triste sans moi! ajouta-t-elle d'un air suppliant.
Madame Charles, un peu scandalisée de ce choix, alla appeler Charlot et se retira dans sa chambre avec son chat. Les deux enfants se retrouvèrent avec joie. Petite mère était bien plus en train de causer que la veille; elle questionna Charlot sur tout ce qui s'était passé depuis sa maladie, en particulier sur les visites de la maman de la "jolie petite dame".
— Ah! dit-elle, lorsque Charlot lui eut raconté tout ce qu'il savait, maintenant je sais que le bon Dieu nous entend quand nous prions. Tu vois, Charlot, il leur a dit à tous que je n'avais pas pris la croix d'or…
— C'est vrai… dit le petit garçon d'un air réfléchi. Je voudrais bien savoir où il demeure.
— Il paraît qu'il nous connaît bien, lui, puisqu'il nous entend… Je voudrais savoir s'il sait mon nom et le tien, Charlot, et s'il connaît nos figures…
— C'est bien sûr qu'il sait nos noms, répondit Charlot, sans ça comment aurait-il pu dire aux gens: Petite mère n'a pas volé la croix d'or?
— C'est vrai… Eh bien, maintenant, je vais lui demander que le père soit guéri et qu'il revienne.
— Madame Perlet a dit qu'elle irait le voir, avec moi, dimanche, reprit Charlot. Mais j'aimerais mieux y aller avec toi, Petite mère.
— Peut-être que je ne serais pas encore assez forte, Charlot. Je ne crois pas que je pourrais marcher très loin.
— Je te porterai quand je serai grand, tu sais…
— Oui, mais dimanche tu ne seras pas encore grand.
— Je suis pourtant un peu grand, répliqua le petit garçon, se levant et se tenant droit comme un fusil. Tu verras, tu verras, Petite mère, comme nous serons heureux quand je serai tout à fait grand. Tu ne sais pas comme je serai gentil!…
— Tu es déjà bien gentil à présent, mon Charlot.
Et là-dessus ils s'embrassèrent.
XXI
Quelque jours s'étaient écoulés et un grand changement avait eu lieu dans la pauvre maison. La famille Perlet avait quitté la loge et s'était installée dans une maison voisine. Le cordonnier avait retrouvé un peu de travail et sa femme faisait un petit ménage; ils avaient emmené Charlot dans leur nouvelle demeure et partageaient avec lui le peu d'air respirable et le morceau de pain qu'ils possédaient.
— Là où il y a assez pour six, il y a assez pour sept, disait le père.
Cette maxime a cours parmi les pauvres, mais, si elle y est souvent mise en pratique, ce n'est pas sans qu'il en résulte des privations. Pour faire la part du septième il faut bien rogner un peu celles des six autres, et chacun sait que, dans une famille, ce n'est pas aux plus petits que l'on ôte volontiers le pain de la bouche.
Vous avez souvent vu, en peinture du moins, un nid où tous les oisillons tendent à la fois leur bec affamé au père qui leur apporte la nourriture. La table qui rassemblait trois fois par jour la famille du cordonnier ressemblait beaucoup à ce tableau classique… Les oisillons étaient très affamés et le père, hélas! ne rapportait qu'un bien petit vermisseau; mais la bonne humeur et la confiance en Dieu assaisonnaient le chétif morceau de pain, et personne ne se plaignait. La mère elle-même faisait taire ses soucis. Ne savaient-ils pas tous que des temps meilleurs viendraient?… Personne ne songeait à trouver que Charlot fût de trop. On l'aimait bien d'ailleurs, quoiqu'il ne fût pas toujours aimable, et madame Perlet avait pour lui plus d'indulgence que pour ses propres enfants. "Pauvre petit, il n'a pas eu de mère," disait-elle lorsqu'il faisait quelque sottise. Quant à Petite mère, depuis qu'elle l'avait soignée et lui avait sacrifié plus d'une nuit de sommeil, elle l'aimait comme la prunelle de ses yeux.
Les nouveaux occupants de la loge n'étaient nullement aimables. Ils étaient de la race des concierges hargneux et rageurs, de vrais chiens de garde. Lorsque Charlot passait pour aller auprès de sa soeur on trouvait toujours moyen de lui dire quelque chose de désagréable; tantôt il apportait de la boue à ses souliers, tantôt il se mettait dans le chemin de la concierge qui balayait; jamais un mot amical, ou tout au moins bienveillant. Le pauvre petit passait aussi vite que possible, tâchant de ne pas être aperçu. L'absence des Perlet avait bien changé la maison, surtout pour ceux des locataires à qui le souci du loyer pesait le plus lourdement. Si Charlot avait moins que tout autre trouvé grâce devant leurs yeux, c'est qu'ils savaient bien que son père était à l'hôpital et le paiement du terme de juillet n'était rien moins qu'assuré.
Ces terribles concierges avaient, en outre, un grand défaut: ils n'aimaient pas les chats plus que les enfants. Le Charlot à queue était aussi malmené que le Charlot à deux jambes. Il avait reçu maints coups de balai, et même une fois tout un seau d'eau sale sur sa belle fourrure fauve. Je vous laisse à penser si madame Charles avait trouvé le procédé de son goût.
Il régnait dans toute la maison un esprit de mécontentement et d'hostilité contre les nouveaux occupants de la loge.
Un matin Charlot entendit en passant des miaulements aigus. Il voulait se hâter de monter sans être aperçu, mais le spectacle qui s'offrit à ses yeux le retint cloué à sa place. Son ennemi, le chat bien-aimé de la vieille dame, était pendu par les pieds de derrière à une ficelle et le neveu de la concierge, un garçon de quatorze ans qui venait l'aider le matin, frappait à tour de bras avec une baguette le pauvre animal qui miaulait à fendre le coeur et se tordait convulsivement… Oh! si sa maîtresse avait pu le voir!…
Charlot, n'écoutant que son indignation, se précipita sur le jeune garçon, et l'empoignant tout à coup par les jambes, au moment où il s'y attendait le moins, il le fit tomber tout de son long. Alors, voyant bien qu'il ne pouvait rien de plus contre un adversaire beaucoup plus grand et plus fort que lui, il s'enfuit en criant de toutes ses forces. Le méchant garçon s'était relevé et le poursuivait dans l'escalier. Le pauvre chat était resté suspendu; il ne recevait plus de coups, mais sa position n'en était pas moins très pénible pour un animal accoutumé à ses aises.
Charlot courait toujours et lorsque, arrivé au milieu du second étage, il se vit sur le point d'être atteint par le gamin furieux, il cria de tout son gosier:
— Madame Charles, ils tuent votre chat!
La porte de la bonne dame se trouvait ouverte. Elle entendit ces paroles sinistres et se hâta d'accourir. Plusieurs personnes sortirent de leurs chambres attirées par les cris, et arrachèrent le pauvre Charlot des mains du méchant gamin qui le frappait impitoyablement.
— Où est-il? où est-il?… criait la vieille dame toute bouleversée.
— Dans la loge, répondit Charlot, pendu à une ficelle.
Il n'y avait pas rhumatisme qui pût empêcher madame Charles de descendre avec une rapidité dont elle-même ne se croyait plus capable. Arrivée à la loge elle trouva son chat pendu, comme Charlot le lui avait dit. Heureusement c'était par les pieds, en sorte qu'il ne courait aucun danger pour sa vie. Mais comme il miaulait et comme il tremblait!… D'une main aussi tremblante que l'était la pauvre bête elle-même, sa maîtresse essayait vainement de la détacher, lorsque la concierge rentra. Sa vue redoubla l'indignation de la vieille dame qui, étant parvenue à défaire le noeud, prit son chat dans ses bras, et se retournant vers la nouvelle venue:
— Votre loge est donc un coupe-gorge?… lui dit-elle, on y tue les pauvres bêtes sans défense!…
— Voilà bien du bruit pour rien, répliqua la concierge. Quel mal ça lui faisait-il à cet animal? D'ailleurs ce n'est pas moi qui l'avais attaché là.
— Non, mais votre neveu ne le ferait pas sans votre permission.
C'est odieux, Madame; je me plaindrai au propriétaire, Madame…
Vous haussez les épaules… Eh bien, je vous citerai en police
correctionnelle, Madame.
— Comme il vous plaira, Madame. Un procès parce qu'un petit garçon a fouetté un chat, ce sera du nouveau.
— Mais c'est mon chat, Madame, et personne n'a le droit de le toucher…
— Alors gardez-le dans votre chambre, Madame, et personne ne le touchera.
Toute la maison était rassemblée sur l'escalier et l'on riait de bon coeur de cette scène, mais au fond tout le monde était pour madame Charles, car personne n'aimait la nouvelle concierge et son polisson de neveu.
Bientôt le calme se rétablit, chacun rentra chez soi. Madame Charles emporta Minet toujours tremblant dans ses bras, et la concierge, restée seule avec son neveu, lui administra une paire de soufflets pour le remercier de lui avoir attiré des ennuis. Charlot s'était réfugié auprès de sa soeur.
Lorsque madame Charles eut fait prendre un peu de lait à son chat, lorsqu'elle l'eut vu, tout à fait calmé, s'endormir sur son édredon, elle se souvint de sa petite malade.
— Oh! madame Charles, s'écria Petite mère en la voyant entrer, voyez comme il saigne, mon pauvre Charlot!
Et en effet il avait reçu un coup de poing qui lui avait mis la figure dans un lamentable état.
Alors madame Charles se souvint que c'était Charlot qui l'avait appelée au secours de son chat, et que c'était pour ce précieux animal qu'il avait été battu. Son coeur se réchauffa et s'attendrit pour lui; elle le lava avec de l'eau fraîche, elle mit une compresse sur le nez malade… et elle alla lui chercher… devinez-vous?… une tasse de lait!…
Alors Charlot, bien restauré, raconta en détail son aventure. Il n'était pas peu fier du rôle qu'il avait joué dans cette affaire, et Petite mère l'admirait de tout son pouvoir.
— N'est-ce pas qu'il a été courageux? demanda-t-elle à madame Charles. Ce grand garçon… il est beaucoup plus fort que Charlot… il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Et puis vous voyez bien maintenant, madame Charles, qu'il n'est pas méchant pour les bêtes.
— Non, j'aime beaucoup le chat maintenant, dit Charlot qui avait un sentiment très vif de ses vertus nouvellement acquises. Quand je serai grand je lui donnerai du lait. A présent je n'ai plus besoin de compresse, mon nez ne me fait presque plus mal… Ah! quand je serai grand, comme je le rosserai, ce vilain garçon!
— Ecoute, Charlot, quand tu passeras devant la loge, tâche qu'il ne te voie pas… il te battrait encore.
— Non, non, il n'oserait pas! s'écria le petit héros.
Ce jour-là Charlot avait grandi de dix pieds à ses propres yeux, et Petite mère le trouvait digne de toute son admiration. A partir de ce moment madame Charles le traita toujours avec égards et lui permit de rester dans la chambre tant qu'il voulait.
Tels étaient les incidents qui venaient distraire Petite mère pendant la première partie de sa convalescence. Le dimanche qui suivit l'aventure du chat elle eut une visite qui lui fit un bien grand plaisir. Céline, le petite fille aux tresses blondes et au grand tablier de cotonnade, était venue voir sa marraine et avait demandé en passant des nouvelles de sa petite protégée. Lorsqu'elle apprit que Petite mère était malade, elle alla demander à sa marraine, qui avait un jardin, un joli bouquet et elle le lui apporta. Céline était toujours gaie, toujours contente. Elle avait une robe neuve qui lui avait été donnée par une dame pour qui elle travaillait: sa grand'mère la lui avait taillée et elle se l'était cousue. Elle la portait ce jour-là pour la première fois, et sa marraine lui avait acheté une paire de bottines neuves.
Mais elle ne pouvait rester longtemps, elle demeurait si loin!… Lorsqu'elle fut partie la petite malade se sentait égayée par son joyeux babil et ses frais éclats de rire.
Et ce même jour, pour comble de bonheur, Charlot apporta de bonnes nouvelles du père. Il était beaucoup mieux; on espérait que dans deux semaines il pourrait revenir à la maison. Charlot avait beaucoup à raconter au retour de l'hôpital.
— Pense, Petite mère, dit-il, nous avons acheté une belle orange pour le père, pas à l'hôpital parce qu'elles sont plus cher, mais dans une boutique. Madame Perlet a dit comme ça: "Je ne suis pas bien riche, mais on n'aime pas à venir les mains vides." Et alors nous sommes allés dans la grande salle, et le père nous a parlé, et il a tout de suite demandé: "Où est Petite mère?" Madame Perlet a dit comme ça: "Elle est un peu malade, mais ça ne sera rien." Alors moi j'ai dit: "Non, elle est très malade… mais elle ne mourra pas, parce que, à présent, elle peut boire du bon vin et du bouillon." Alors madame Perlet m'a pincé le bras et elle a dit: "Laisse-moi donc parler, petit nigaud, qu'as-tu besoin d'inquiéter ton père?" Alors le père a dit: "Il faut me dire la vérité, madame Perlet: quand j'ai vu que personne ne venait me voir dimanche, j'ai bien pensé qu'il y avait un malheur." Alors on lui a raconté que tu avais eu tant de chagrins et que tu étais tombée malade… Et le père a dit… Attends, je veux bien me rappeler ce qu'il a dit…
Charlot, qui n'avait de sa vie fait un aussi long discours, reprit après un instant de réflexion:
— Il a dit comme ça: "Alors elle n'avait pas volé!…"
— Il le croyait!… dit Petite mère à demi-voix, mais avec un accent de tristesse profonde.
Au moment même où Charlot faisait à sa soeur son récit, madame Perlet racontait aussi à son mari ce qui s'était passé. Arrivée aux paroles qui avaient tant ému Petite mère, elle continua ainsi:
— Oh! Seigneur, que je lui ai répondu, la pauvre enfant! est-ce qu'elle serait capable de ça, elle qui n'a pas sa pareille dans ce monde pour le coeur et la bonne conduite. — Alors il a dit tout bas: "Ma pauvre Petite mère, ma pauvre Petite mère… moi qui l'ai soupçonnée! Je ne me le pardonnerai jamais. Ai-je été assez malheureux pendant ces quinze jours! Je ne le croyais pourtant pas tout à fait, mais j'avais peur. C'est si dur d'avoir faim, et puis je savais bien comme la petite aime ce gamin-là, et je me disais que peut-être pour lui… Ah! je m'en veux à présent d'avoir eu de pareilles idée!"
— Après ça, continua madame Perlet, je lui ai raconté la maladie de la petite, et il m'a remerciée de ce que nous avons pris soin d'elle et de Charlot. C'est un homme bien doux et bien comme il faut, mais il a encore l'air très-malade. C'est malheureux que nous ne soyons plus concierges de la maison, car nous aurions patienté pour son terme, tandis que, maintenant, on ne tiendra compte de rien… Comment est-ce qu'ils veulent, ces gens-là, qu'un homme qui est à l'hôpital depuis des semaines puisse payer son terme? Ce n'est pas raisonnable, en vérité… Enfin, nous lui nourrirons son petit jusqu'à ce qu'il puisse de nouveau travailler. Nous ne pouvons pas faire plus, n'est-ce pas?
— Non, dit le cordonnier, malheureusement.
— Il le rendra peut-être un jour à nos enfants.
— Si ce n'est pas lui, ce sera un autre; les braves gens ne sont pas rares en ce monde, ajouta M. Perlet.
— Il y en a aussi de très mauvais, reprit sa femme. Ces nouveaux concierges, par exemple… On dit…
— Allons! allons! Madame Perlet, je ne me soucie pas d'en rien savoir. On croit nous faire plaisir en disant du mal d'eux, comme si nous étions meilleurs parce qu'ils sont méchants! Ne nous mêlons pas de ce qui se passe dans cette loge, cela ne nous regarde plus. Nous avons bien de quoi nous occuper à notre propre besogne.
Madame Perlet se tut, comme elle faisait toujours quand son mari lui donnait une leçon, et elle commença à préparer la soupe du soir. Peu à peu tous les enfants rentrèrent. Charlot revint de chez sa soeur et la famille se rassembla autour de la table.
— M. Perlet, dit tout à coup Charlot en regardant autour de lui, c'est encore plus petit ici que dans la loge.
— A peu près la même chose. Pourquoi dis-tu cela, mon garçon?
— Pourquoi n'avez-vous pas pris une grande maison? demanda encore Charlot au lieu de répondre.
— C'est que, vois-tu, mon garçon, plus une maison est grande, plus on paie cher, et nous ne sommes pas bien riches, répondit le cordonnier en riant.
— Eh bien, dit Charlot avec sérieux, quand je serai grand je vous donnerai beaucoup d'argent.
— Merci, mon petit homme, et où le prendras-tu?
— Je ne sais pas, mais le bon Dieu a donné à Petite mère ce qu'elle lui a demandé, et moi je lui demanderai beaucoup d'argent.
— Ah! dit M. Perlet, cette prière-là, je ne te promets pas qu'elle sera exaucée.
XXII
Nous sommes maintenant au mois de juin; les arbres n'ont plus de fleurs, mais le feuillage en est devenu plus riche et plus épais; l'herbe est plus haute; les roses sauvages fleurissent dans les haies; de tous côtés on entend le bourdonnement des insectes: la chaleur fait partout éclore des milliers de vies qui n'auront qu'un jour. Tout s'épanouit et se vivifie aux doux rayons du soleil; la campagne est encore fraîche comme au printemps et déjà opulente comme en été.
Petite mère et Charlot sont en route vers la petite maison sur la lisière du bois. Sylvanie voulait venir les chercher avec la charrette de madame Nanette, mais la petite convalescente n'aurait peut-être pas pu supporter les cahots de ce véhicule primitif, et madame Grandville a voulu qu'elle fît le voyage dans une voiture. Et sur cette voiture on a mis le lit de Petite mère, car elle n'est pas encore en état de dormir sur une botte de foin; il faut la traiter avec ménagements. Jamais elle n'a été si gâtée, elle qui, il y a si peu de temps encore, ne savait pas ce que c'était que d'être comptée pour quelque chose. Elle en est tout étonnée et parfois même un peu embarrassée… Cela lui semble peu naturel qu'on la soigne ainsi… Mais elle se laisse faire. Comment pourrait-elle résister? Elle n'a pas encore beaucoup de force et d'ailleurs elle trouve une certaine douceur dans sa vie nouvelle.
Petite mère fait donc le voyage en voiture avec Charlot et Sylvanie; on l'a étendue dans le fond, un petit oreiller sous sa tête, et les deux autres se sont mis sur le devant. A chaque instant Charlot l'appelle pour lui faire admirer ceci ou cela, mais elle est encore faible et bien vite fatiguée de regarder… Pourtant le petit garçon ne se laisse pas décourager.
— Oh! Petite mère, regarde… Voilà la rue où nous avons passé, voilà la boutique du boulanger où étaient les deux petits garçons qui mangeaient des gâteaux. S'ils nous voyaient aujourd'hui, ils seraient bien étonnés… Voilà le beau jardin que tu m'as laissé regarder. Je puis le voir un peu en me tenant debout. Petite mère, te rappelles-tu comme tu m'as vite laissé retomber?
— Tu étais si lourd, Charlot! dit la petite qui se sent encore écrasée par ce poids.
Il retrouve ainsi à chaque pas un souvenir. Petite mère a fermé les yeux et ne lui répond plus. Sa tête tourne, elle ne peut plus regarder ces maisons, ces murs, ces maigres arbres qui passent si vite.
— Laisse-la tranquille, Charlot, dit Sylvanie, tu vois bien qu'elle est fatiguée.
Lorsque la voiture roule enfin entre des prés en fleurs et des haies vertes, la petite fille retrouve la force de regarder. Elle aime tant la campagne!… son petit coeur s'épanouit aux rayons de ce doux soleil. Il lui semble qu'elle a déjà repris des forces.
Enfin la voiture s'arrête à quelques pas de la maison connue. Le cocher descend de son siége et Sylvanie l'aide à transporter le petit lit. Charlot est très fier d'avoir reçu la mission de tenir la bride des chevaux. Lorsque le lit est dressé dans une toute petite chambre à côté de la grande cuisine, Sylvanie vient chercher la malade qu'elle prend sans ses bras.
— Tu ne pèses pas plus qu'une plume, dit-elle, j'aime mieux te porter que de porter Charlot. J'espère que tu seras plus lourde en partant.
Petite mère a bien un peu d'inquiétude au sujet de l'accueil que lui fera la grand'mère sourde; elle a recommandé à Charlot d'être poli et tranquille, mais elle sait qu'on ne peut guère compter sur sa sagesse. Elle est bien surprise en voyant la vieille dame quitter son fauteuil et venir au-devant d'eux… Son regard exprime la compassion et elle répète: "Pauvre petite! pauvre petite!…"
De sa main ridée elle caresse les cheveux frisés de Charlot, qui la regarde d'un air effaré, mais comprend bien vite qu'ils sont reçus cette fois avec bienveillance. Sylvanie était parvenue à lui faire entendre toute l'histoire de la croix d'or et du chagrin de Petite mère, et comme la pauvre grand'mère n'était pas méchante mais seulement vieille, infirme et d'une humeur un peu revêche, elle avait éprouvé une compassion réelle pour la pauvre enfant et ne demandait pas mieux que de réparer, selon son pouvoir, son injustice.
Sylvanie alla poser Petite mère dans le fauteuil de la vieille dame et la petite fille, tout interdite d'une telle audace, regarda celle-ci d'un air craintif, s'attendant à une protestation indignée. Au lieu de cela la grand'mère vint elle-même lui mettre un oreiller sous la tête et la couvrir d'un petit châle. "Car, dit-elle, il fait plus froid dedans que dehors."
Le lit fut bien vite fait, on y porta la malade, quoiqu'elle assurât qu'elle était tout à fait capable de marcher jusque-là. Lorsqu'elle fut bien établie, la porte grande ouverte lui permettant de voir tout ce qui se passait dans la cuisine, elle se sentit si heureuse qu'elle ne put s'empêcher de pleurer.
— Tu es triste, lui dit Sylvanie qui venait à chaque instant voir comment elle se trouvait.
— Oh! non…
— Alors pourquoi pleures-tu?
— Je ne sais pas. Je suis contente et je voudrais pouvoir dire merci. Tout le monde est si bon!…
Sylvanie l'embrassa, puis elle disparut et revint un moment après avec un bol de lait. Petite mère le but avec plaisir; depuis bien longtemps rien ne lui avait semblé si bon.
Lorsque Sylvanie eut fini de tout ranger dans la maison, elle prit Charlot par la main et ils revinrent bientôt amenant avec eux une visite pour Petite mère. C'était Brunette qui eut un peu de peine à se laisser persuader d'entrer dans la petite chambre, craignant peut-être que ce ne fût une prison, mais elle finit par céder et la malade eut le plaisir de lui donner un peu de pain. Elle ne s'ennuya pas un moment pendant cette première journée; Sylvanie allait, venait, faisant le ménage, chantant, riant, parlant d'une voix éclatante pour se faire entendre de sa grand'mère, et à toute minute adressant à Petite mère un mot ou un sourire en passant. C'était certainement plus gai que la société de madame Charles, bonne et dévouée, mais toujours un peu taciturne et un peu sévère, à moins que son chat ne fût en cause; alors elle savait s'animer. Sylvanie répandait la vie et la joie tout autour d'elle; il semblait que personne ne pût être malheureux dans son voisinage. Charlot aussi, sous cette douce influence, était content, de bonne humeur et prêt à rendre service. Il courait çà et là pour chercher tout ce que la ménagère lui demandait, et elle multipliait les commissions pour l'occuper. Il alla de lui-même cueillir des fleurs pour Petite mère qui les aimait tant.
— Demain, dit Sylvanie, s'il fait beau comme aujourd'hui tu pourras t'asseoir sous un arbre, mais pour le moment tu es mieux dans ton lit; le voyage est assez pour un jour.
Oui, elle était très bien dans son lit, elle ne désirait rien de plus. Lorsqu'elle eut encore bu du lait dont elle ne pouvait se lasser, elle s'endormit en regardant une branche de roses qui entrait par la fenêtre à travers un grillage et venait se balancer tout près d'elle. Sylvanie poussa la porte pour que le bruit ne la réveillât pas et dit à Charlot d'aller jouer dehors.
Petite mère se réveilla très rafraîchie, très reposée. Elle s'aperçut qu'il y avait dans la cuisine une visiteuse, car Sylvanie causait à voix basse, et ce ne pouvait être ni avec la vieille dame sourde, ni avec le bruyant Charlot. Elle resta immobile et les yeux fermés parce qu'elle se trouvait bien ainsi, et au bout d'un moment les voix devinrent plus distinctes. Peut-être, sans s'en douter, parlait-on un peu plus fort; peut-être aussi l'oreille de la petite fille s'était-elle accoutumée à ce murmure qui lui avait d'abord paru insaisissable.
Sylvanie disait:
— Elle est très faible et très maigre, c'est vrai, mais elle est guérie; elle va maintenant reprendre des forces.
— Ne vous y fiez pas, répondait l'autre voix, — Petite mère croyait déjà l'avoir entendue sans pouvoir lui donner un nom, — elle n'est pas guérie, elle n'a qu'un souffle de vie. Elle n'en a pas pour longtemps, c'est moi qui vous le dis… et ce serait un bonheur pour elle de mourir… une pauvre enfant sans mère… elle aurait trop à souffrir! Voyez-vous, si je devais m'en aller, j'aimerais mieux emmener avec moi ma pauvre petite fille… ça me déchirerait moins le coeur que de la laisser. Les garçons, c'est différent; ils ont leur père, mais le meilleur père ça ne peut pas remplacer une mère pour une fille. Votre Petite mère ira rejoindre la sienne, j'en réponds. Déjà quand elle était sur ma charrette je m'étais dit: En voilà une, avec ses grands yeux, qui n'a pas un bien long fil de vie à dérouler. Maintenant que je l'ai vue ici, sur ce lit, toute pareille à une figure de cire, je suis encore plus sûre de ce que je vous dis.
— Pensez à ce qu'elle a souffert, Madame Nanette, à ce qu'elle a supporté depuis qu'elle était toute petite. Ce n'est pas étonnant qu'elle soit chétive.
— C'est bien ce que je dis… Elle a trop souffert. Les jeunes plantes, ça a besoin de soleil; ça ne peut pas pousser dans une terre dure et froide… Allez, elle sera mieux là-haut!…
En prononçant ces derniers mots madame Nanette se leva pour s'en aller. Sylvanie l'accompagna, puis elle rentra, et encore tout émue des prédictions de la bonne dame elle vint doucement s'asseoir auprès du lit de Petite mère.
La voyant éveillée elle lui demanda si elle se sentait mieux.
— Je me sens très bien, répondit la petite, puis elle ajouta, ses grands yeux sérieux attachés sur ceux de la jeune fille:
— Est-ce vrai, ce qu'elle disait?…
Sylvanie tressaillit. Etait-il possible que l'enfant eût entendu?…
— De qui parles-tu? demanda-t-elle.
— La dame a dit que je devrai bientôt mourir…
— Elle n'en sait rien… absolument rien… Tu es beaucoup mieux, ma petite, et la campagne va te remettre tout à fait. Madame Nanette est accoutumée aux bonnes joues rouges de ses enfants, et parce que tu es maigre et pâle elle te croit bien malade, mais elle se trompe.
— A cause de Charlot je ne voudrais pas mourir, dit Petite mère d'un air pensif.
— Mais tu ne mourras pas… Ne te mets pas cela en tête!…
— Non, continua l'enfant, mais je sais qu'on meurt quelquefois tout jeune. Beaucoup d'enfants sont morts d'une mauvaise fièvre dans la maison où nous étions avant… Il y avait une petite fille de dix ans; nous avons été au cimetière avec les voisins… Cela ne me ferait pas beaucoup de peine de mourir puisque ma maman est morte, mais c'est à cause de Charlot, et puis le père aussi… il serait triste.
Sylvanie aurait volontiers battu madame Nanette pour sa malencontreuse conversation. Elle faisait de son mieux pour effacer l'impression que Petite mère en avait reçue, mais elle voyait bien que ce serait difficile.
Tout à coup celle-ci, qui avait paru un moment plongée dans ses réflexions, l'interpella vivement:
— Pourquoi a-t-elle dit que je suis malheureuse et qu'il vaudrait mieux pour moi mourir?… Je ne suis pas malheureuse… Tout le monde est bon pour moi et Charlot m'aime tant…
— C'est vrai, dit Sylvanie, elle se trompait bien, madame Nanette. Tu es une heureuse enfant, et nous ne pouvons pas nous passer de toi, Petite mère, aussi le bon Dieu te laissera avec nous, j'en suis sûre.
— Je le lui demanderai, dit l'enfant.
Ce soir-là, avant de s'endormir pour la nuit, Petite mère ajouta à la prière que sa mère lui avait enseignée ces mots qui sortirent du fond de son coeur. "Bon Dieu, laisse-moi rester avec Charlot! je suis si heureuse, tout le monde est si bon pour moi… Je voudrais bien vivre encore longtemps."
Charlot couchait sur le foin dans un coin de la grande cuisine. Il était enchanté et trouvait ce lit bien meilleur que la paillasse que depuis quelque temps il avait partagée avec les petits Perlet. Il y serait seul au moins, et personne ne pourrait se plaindre de ses coups de pied. Charlot était ivre de joie de se retrouver à la campagne. Il avait pris ses ébats dans le jardin, il s'était roulé sur l'herbe du sentier, il avait cueilli des fleurs par poignées pour Petite mère, il avait joué avec l'eau de la fontaine jusqu'à ce que son unique pantalon fût trempé à être tordu. Quand il revint pour manger sa soupe et se coucher il était sale à faire peur, mais heureux comme un roi.
— Allons, dit Sylvanie, toujours de bonne humeur, va te laver le visage et les mains à la fontaine et puis couche-toi bien vite afin que je puisse en faire autant de ton pantalon et le mettre sécher devant le feu avant qu'il soit tout à fait éteint. Demain matin un coup de fer l'achèvera. Gtand'mère, j'irai demain demander à madame Nanette si elle ne pourrait pas nous prêter quelques nippes de son petit Joseph pour Charlot, et puis je lui ferai un pantalon avec un morceau de ma toile.
— Et tes chemises? demanda la vieille dame.
— Oh! ça n'en prendra pas beaucoup, il n'est pas bien grand, notre Charlot. Quant à la pauvre petite je lui taillerai une robe dans ma jupe lilas qui est devenue beaucoup trop courte pour moi. L'étoffe n'en est plus bien bonne, mais ça lui fera encore de l'usage, elle est si soigneuse.
Lorsque le lendemain matin Charlot se réveilla et voulut se lever pour courir au jardin, il n'y avait pas moyen de mettre son pantalon qui n'avait pas voulu sécher pendant la nuit. Sylvanie lui dit qu'il fallait attendre et pendant que le fer chauffait elle l'affubla du jupon rapiécé de Petite mère qui, tombant presque sur le bout de ses pieds, lui faisait un costume assez convenable. Mais Charlot le trouvait indigne de lui; il refusa d'aller ainsi accoutré chercher de l'eau à la fontaine et s'assit sur son lit d'un air fort mécontent. Il fallut même se fâcher pour obtenir qu'il vînt boire son lait près de la table. Sylvanie se moqua un peu de sa mauvaise humeur, qui se changea alors en colère… Vous représentez-vous ce petit homme vêtu de son long jupon, rouge de fureur, frappant des pieds et menaçant des poings? C'était vraiment un spectacle à voir… Petite mère ne se doutait de rien; elle dormait encore et on avait fermé la porte pour qu'elle fût tranquille.
Sylvanie commença par rire de cette grotesque petite figure, mais lorsqu'elle vit que c'était un sérieux accès de colère, elle prit le petit méchant par le bras pour le mettre dans un coin noir où elle tenait son bois. Charlot se débattait comme un furieux.
— C'est comme ça que tu faisais avec ta pauvre soeur, lui dit-elle; je t'ai vu la battre une fois, mais avec moi tu n'en prendras pas aussi à ton aise… Tu vas te mettre là jusqu'à ce que tu sois plus raisonnable.
— Vous êtes méchante! cria Charlot exaspéré par le calme de la jeune fille. J'aime bien mieux Petite mère; elle ne me fait jamais de mal, elle… Elle est bien meilleure que vous. Petite mère! Petite mère!… je veux que tu viennes… Je ne veux pas rester avec cette méchante Sylvanie!…
La porte de la petite chambre s'entr'ouvrit doucement et Petite mère parut sur le seuil tout effrayée… Les cris de son frère l'avaient réveillée en sursaut et elle tremblait comme une feuille.
— Vois-tu ce que tu as fait, méchant garçon! dit Sylvanie en prenant Petite mère dans ses bras pour la reporter dans son lit. Elle dormait si bien et maintenant elle est toute tremblante. Allons, petite, tu dois être accoutumée à l'aimable caractère de ton Charlot, ainsi laisse-moi le mettre dans ce coin noir d'où il ne sortira que lorsqu'il m'aura demandé pardon des sottises qu'il m'a dites.
C'était la première fois de sa vie que Charlot était puni. Il avait été frappé, battu par des voisins lorsqu'il leur jouait de mauvais tours ou par des gamins plus forts que lui; quelquefois même il avait reçu un coup de son père, mais il n'avait jamais été puni lorsqu'il était méchant, comme il l'était en ce moment par Sylvanie. Petite mère se contentait de lui dire: "Oh! Charlot, tu me fais beaucoup de peine." Il avait cru qu'il en serait de même avec sa nouvelle amie, mais il s'était trompé, il le voyait bien maintenant.
Petite mère s'était recouchée et attendait avec anxiété l'issue de cette scène; Sylvanie repassait tranquillement le pantalon; Charlot avait cessé de crier. Il réfléchissait, chose salutaire qui ne lui arrivait pas souvent, et le résultat de ses réflexions fut qu'il valait mieux être sage que méchant, puisque, s'il se soumettait à demander pardon, il pourrait remettre son pantalon et aller courir dans la campagne. Une pensée meilleure encore, parce qu'elle était moins égoïste, lui vint aussi: c'est que Sylvanie avait été bien bonne pour lui et que ce n'était pas beau de la payer de cette manière, mais comme c'était difficile de demander pardon! Il ne l'avait jamais fait, son orgueil se révoltait. Pourquoi avait-il été méchant?… S'il ne s'était pas mis en colère il n'aurait pas eu besoin de demander pardon et de s'humilier devant Sylvanie. Non!… il ne le ferait pas!… il aimait encore mieux rester dans son coin noir tout le jour.
La lutte dura quelques minutes qui lui parurent très longues. L'inquiétude de Petite mère allait croissant, et si elle avait osé sortir de son lit et traverser le cuisine pour aller auprès de Charlot, elle l'aurait entouré de ses bras et lui aurait dit d'une voix suppliante: "Mon Charlot, je t'en prie, sois sage! demande pardon!"
Et probablement comme Charlot était doué d'un esprit de contradiction très prononcé, cela n'aurait fait que retarder la victoire du bon sentiment sur le mauvais.
Enfin une voix mal assurée sortit du recoin noir.
— Je veux être sage, disait-elle.
Sylvanie entr'ouvrit la porte et regarda Charlot qui eut un instant l'idée de reculer, mais elle avait un sourire sur les lèvres, cela le décida.
— Je suis fâché d'avoir été méchant, dit-il.
— A la bonne heure, c'est tout ce que je te demande. Maintenant viens mettre ton pantalon qui est à peu près sec, et tu iras me cueillir de l'oseille dans le jardin. Je te montrerai comment il faut t'y prendre.
Ce fut une heureuse matinée en dépit de son triste commencement. Charlot cueillit l'oseille pour la soupe, et, pour comble de bonheur, Sylvanie consentit à le laisser un moment conduire la chèvre le long du sentier, en lui attachant solidement autour de la taille la corde mince qui la retenait. Ils étaient donc inséparables, la chèvre et le petite garçon; il est facile de comprendre que cette situation devait donner lieu à de joyeuses luttes dans lesquelles Charlot était toujours vaincu, mais Sylvanie le suivait de près et ne permettait pas que Brunette abusât de sa force. Lorsqu'ils rentrèrent, Petite mère demanda à s'habiller; elle se sentait si bien et le temps était si beau. Sylvanie la porta sous le grand cerisier et l'assit dans le fauteuil qu'elle avait préparé pour la recevoir.
— Mais, dit Petite mère d'un air inquiet, il ne faut pas me mettre dans ce fauteuil.
— Tu t'y mettras jusqu'à ce que tu sois assez forte pour t'asseoir sur une chaise.
— Mais elle sera fâchée, peut-être…
— Qui?… ma grand'mère?… Je te dis que c'est elle qui le veut. Allons, souviens-toi que tu es une malade. Quand tu seras tout à fait guérie tu pourras t'asseoir par terre si tu veux.
Petite mère se soumit, mais non sans que son pauvre petit coeur restât quelque peu troublé.
Sylvanie l'avait quittée pour aller faire son ménage. Restée seule, elle avait fini, malgré ses scrupules, par se laisser aller tout au fond du fauteuil, et avait fermé ses yeux que le jour éblouissait. Il était près de midi, les oiseaux ne chantaient pas, mais on entendait le murmure léger de la brise dans le feuillage et celui des insectes dans l'herbe touffue. Tout cela était nouveau pour elle; elle n'avait pas la force de penser beaucoup, mais elle se laissait aller à un sentiment de bien-être inexprimable. Elle était à la campagne… Oh! que c'était beau la campagne! combien elle trouvait heureux ceux qui y vivent toujours! Elle fut tout à coup tirée de sa douce somnolence par un bruit de pas qui approchaient derrière elle; ce ne pouvait être ni Charlot, dont elle aurait bien reconnu les petits pas précipités, ni Sylvanie qui avait une démarche vive et légère. Celle de la personne qui s'avançait était lente et traînante. Etait-il possible que ce fût la vieille dame? Sans doute, alors elle venait réclamer son fauteuil, peut-être la gronder d'avoir osé s'y mettre… La pauvre petite était de nouveau toute tremblante.
Oui, c'était bien la vieille dame. Lorsqu'elle fut en face de Petite mère qui, dans sa terreur, s'était soulevée à moitié, elle la regarda d'un air de compassion et de bonté.
— Es-tu bien là, petite? lui demanda-t-elle.
Mais Petite mère ne se sentit pas encore rassurée. Elle savait qu'elle ne pouvait se faire entendre. Comment expliquer à la vieille dame que ce n'était pas sa faute si elle occupait son fauteuil et qu'elle voudrait bien pouvoir le quitter, mais qu'elle n'aurait pas la force de retourner seule à la maison et que Sylvanie lui avait dit qu'elle ne devait pas s'asseoir sur l'herbe. Elle la regardait d'un air moitié suppliant, moitié désespéré, car il lui était resté une terreur profonde de ses premiers rapports avec la pauvre sourde, et elle ne comprenait pas encore que celle-ci ne demandait qu'à réparer le tort qu'elle lui avait fait sans le vouloir.
— Eh bien, petite, répéta la vieille dame qui ne se doutait pas de la frayeur qu'elle lui inspirait, le trouves-tu bon, mon fauteuil?
Il faut se rappeler que la pauvre grand'mère n'entendait pas sa propre voix, qui était un peu rude, et ne pouvait la modérer. Cette voix paraissait formidable à la craintive Petite mère.
— Oh! madame, s'écria-t-elle, je ne savais pas… ce n'est pas ma faute…
Et, dans son effroi, elle se laissa glisser par terre malgré les efforts de la vielle dame qui tendait sa main tremblante pour la retenir.
Heureusement Sylvanie n'était pas loin. Elle arriva en courant, prit l'enfant à bras le corps et la réinstalla dans le fauteuil en lui disant:
— Petite folle, que fais-tu donc?
Puis, se tournant vers la vieille dame, elle lui cria:
— Elle croit que vous êtes fâchée de ce qu'elle est dans votre fauteuil, grand'mère.
— Non, non, répondit celle-ci, je lui donnerais bien volontiers mon fauteuil pour la dédommager du mal que je lui ai fait. Restes-y tant que tu voudras, ma fille, tu es la bienvenue.
Il n'y avait plus moyen de s'y méprendre. Petite mère comprit enfin que les sentiments de la vieille dame envers elle étaient d'une bienveillance extrême. Elle la remercia en se laissant aller de nouveau dans le fauteuil et, à partir de ce moment, elle se sentit tout à fait heureuse.
L'après-midi Sylvanie vint s'installer auprès d'elle avec son ouvrage: c'était le pantalon destiné à Charlot. On attacha la chèvre au tronc du cerisier et elle se mit à brouter de bonne grâce l'herbe rase qui croissait autour, donnant de temps à autre, par manière de diversion, un coup de dent dans une haie vive. Charlot s'amusait à se tailler, avec un vieux couteau ébréché, un petit bateau pour le faire aller sur la fontaine.
— Comme vous cousez vite, dit la petite convalescente en regardant Sylvanie.
— Tu trouves… Sais-tu coudre?
— Je me suis appris un peu, et une voisine m'a montré à mettre les pièces, mais je vais lentement, parce que je ne sais pas bien.
— Quand tu auras repris tes forces je te montrerai.
— Oh! merci.
Ce fut une délicieuse journée et certainement Petite mère fit plus de progrès pendant ces quelques heures passées en plein air et au milieu des arbres et des fleurs, que dans toute une semaine passée dans sa chambre sans air et sans soleil.
XXIII
Chaque jour, dès le matin, Petite mère s'établissait sous le cerisier. Elle ne trouvait jamais la journée trop longue: il y avait tant à regarder; tant à admirer… Tantôt c'était un oiseau qui voltigeait et sautillait autour d'elle, tantôt une fleur que Charlot lui apportait, tantôt un nuage au ciel qui changeait de place et de forme tandis qu'elle le suivait des yeux. Vers le soir, quand les ombres commençaient à s'allonger sur les prairies, on la ramenait à la maison. Le matin elle pouvait marcher en s'appuyant un peu sur le bras de Sylvanie, mais le soir elle était fatiguée et celle-ci la portait comme le premier jour. Les joues de Petite mère prenaient des teintes rosées comme elles n'en avaient pas eu depuis qu'elle était toute enfant; elles étaient aussi moins creuses et ses yeux paraissaient moins étrangement grands dans sa petite figure; sa bouche s'ouvrait souvent pour sourire. Elle était bien changée, mais elle avait toujours son air doux et sérieux, et le bonheur ne la rendait pas égoïste.
Un jour une voiture s'arrêta à l'entrée du sentier qui conduisait à la petite maison; c'était un événement. A part celle qui avait amené les enfants, Sylvanie ne se souvenait pas d'avoir vu pareille chose en sa vie. Elle regarda avec curiosité de la fenêtre de sa cuisine et vit descendre une dame et une petite fille qui s'avancèrent vers la maison. Alors Sylvanie essuya à la hâte ses mains qui étaient dans l'eau de savon et alla au-devant des visiteuses.
— Nous venons voir notre petite malade, dit madame Grandville, que la jeune fille reconnut alors pour l'avoir entrevue le jour où elle était allée chercher Petite mère. Quant à Edith elle ne l'avait pas encore rencontrée.
— Vous la trouverez dehors, Madame, je vais vous conduire auprès d'elle. Elle ne mérite presque plus le nom de malade, vous allez la trouver bien changée.
Petite mère les vit venir de loin, et reconnut aussitôt la "petite dame;" ses yeux brillèrent, elle rougit jusqu'à la racine des cheveux, et puis la timidité prit le dessus, et lorsque les visiteuses furent tout près d'elle elle n'osa rien dire, pas même tendre la main. Mais Edith ne se laissa pas arrêter par cette froideur apparente; elle l'embrassa en disant:
— Que je suis contente de te revoir, ma chère Fleurette.
Petite mère, tout interdite de s'entendre appeler ainsi, ne dit encore rien.
— Est-ce que tu m'as oubliée?
— Oh! non, répondit-elle avec un regard qui en disait bien plus que ses paroles, mais je ne m'appelle pas Fleurette.
— Je sais… Maman m'a dit qu'on t'appelle Petite mère. C'est gentil aussi, on dirait que c'est pour jouer; mais moi je t'appellerai toujours Fleurette parce que c'est le nom que je te donnais en pensant à toi. Cela ne te fait rien, n'est-ce pas? Où est Charlot?
— Il joue à la fontaine.
— Je vais le chercher, dit Sylvanie, mais il ne sera guère présentable.
Elle courut d'abord chercher des chaises pour les visiteuses, puis appeler Charlot qui vint, tout trempé et tout honteux, baissant la tête et ne voulant regarder personne en face. Pourtant au bout d'un moment, "la jolie petite dame" l'avait mis à l'aise et il babillait de bonne grâce tout en jouant avec les boucles blondes qui lui avaient laissé un si profond souvenir.
Quand madame Grandville eut bien admiré la bonne mine de la petite convalescente, la jolie vue qu'on avait sous le grand cerisier, la maison tout entourée de verdure, elle proposa à Sylvanie de venir avec elle jusqu'à la voiture pour y prendre quelques provisions qu'elle avait apportées.
— Si vous pouvez, lui dit-elle, nous donner vers la fin de l'après-midi quelque chose à manger, nous resterons un peu, et je dirai au cocher d'aller au village voisin et de revenir nous prendre avant la nuit.
— J'ai du lait de ma chèvre, du pain noir et du fromage, répondit Sylvanie, un peu inquiète de la modestie de ses ressources.
— Oh! alors nous ne manquerons de rien et si réellement cela ne vous gêne pas nous resterons.
Le cocher fut donc congédié et madame Grandville entra avec la jeune fille dans la maison.
Elle fut enchantée de l'ordre et de la propreté qui y régnaient, mais elle ne fit pas de compliments à Sylvanie, car celle-ci était si naturellement aimable et distinguée que l'on ne pouvait s'étonner que tout, autour d'elle, portât le même cachet.
La vieille grand'mère était assise sur une chaise près d'une fenêtre.
— Elle est très sourde, dit Sylvanie.
— Oh! cela ne m'empêchera pas de causer avec elle. J'ai une bonne voix pour me faire entendre des oreilles les plus dures.
Lorsque la grand'mère, qui ne s'était pas doutée de l'arrivée d'une voiture, eut compris à peu près qui était la visiteuse, celle-ci entama avec elle une conversation qui, bien qu'un peu pénible, marchait pourtant d'une manière tout à fait satisfaisante. Au bout d'une demi-heure madame Grandville était au courant de tout ce qui concernait Sylvanie et sa grand'mère. Elle prenait tant d'intérêt à ce que celle-ci lui racontait sur l'activité, le savoir-faire, la vaillance de sa petite-fille, que, tout heureuse d'être écoutée ainsi, la bonne dame aurait volontiers parlé jusqu'au soir.
Madame Grandville avait apporté ses crayons et elle voulut en profiter pour faire un croquis de la vieille petite maison à moitié cachée par les grands arbres qui, au premier coup d'oeil, l'avait frappée comme digne de figurer dans son album.
Elle choisit le point de vue le plus pittoresque et se mit à l'oeuvre. La vieille dame, flattée de ce qu'on faisait "le portrait de sa maison," vint sur le seuil pour jouir de la vue de l'artiste; Sylvanie allait et venait pour ses préparatifs, et sous le grand cerisier caché par un angle du mur, on entendait les voix de trois enfants qui causaient.
Petite mère n'était plus du tout intimidée. Elle avait la main dans celle d'Edith et la regardait avec des yeux brillants. Celle-ci avait trouvé place dans le grand fauteuil à côté d'elle et Charlot se tenait assis par terre à leurs pieds. Si ce n'avait été son admiration pour "la petite dame" il n'aurait certainement jamais abandonné la fontaine pour se tenir si tranquille et pendant si longtemps!… Ils étaient plongés dans une conversation qui les absorbait tous les trois. Petite mère racontait qu'elle avait demandé au bon Dieu de dire à ceux qui la croyaient coupable qu'elle n'avait pas volé, et elle ajoutait en regardant Edith de ses yeux pensifs:
— Il le savait bien, n'est-ce pas?
— Je le crois bien qu'il le savait. Il sait tout, même ce que nous ne disons à personne. Pauvre Fleurette, quand je pense que c'est moi qui suis cause que tu as été si malheureuse… Pourtant je ne croyais pas mal faire en te donnant ma pièce d'or. Mais maintenant tu n'y penseras plus, n'est-ce pas? Tu n'es pas fâchée contre moi!…
— Mais, dit Charlot qui n'avait écouté que les premiers mots, je voudrais pourtant bien qu'on me dît comment le bon Dieu pouvait le savoir.
— Que veux-tu dire? demanda Edith en caressant la bonne joue ronde du petit garçon. Est-ce que tu ne sais pas que Dieu voit tout?
— Nous ne savons rien, dit Petite mère tristement. On m'a dit de prier Dieu, mais je ne sais pas où il est. Est-ce que vous l'avez vu?
— Vu!… Mais personne ne l'a vu… On ne le voit pas…
— Alors comment le connaît-on?
La réponse était plus difficile qu'Edith ne l'avait cru au premier abord. Elle réfléchit un moment.
— Je ne sais pas bien, dit-elle… Jamais je n'ai eu l'idée de me le demander. Voyons, que j'essaie de le comprendre… D'abord tout ce qui est autour de nous, ces arbres, ces prés, le soleil et le grand ciel bleu, je sais bien que c'est lui qui l'a fait… Qui serait-ce? Les hommes ne pourraient pas.
— Et les maisons? demanda Charlot.
— Non. Les maisons, nous savons bien que les hommes les font, puisque nous le voyons tous les jours.
— Alors ils peuvent bien faire aussi les arbres?…
— Non, parce que, vois-tu, Charlot, c'est beaucoup plus difficile. Pense qu'un arbre est d'abord tout petit. Il croît… il grandit comme nous. Nous grandissons, tu sais, tandis que les maisons restent toujours comme on les a faites.
— C'est vrai… dit Petite mère.
— Maman m'a dit une fois que les hommes peuvent faire beaucoup de choses très belles, mais qu'ils ne peuvent rien faire de vivant.
— Je voudrais… commença Petite mère, et elle s'arrêta.
— Que voudrais-tu?
— Je voudrais qu'on me dît tant de choses!… Quand j'étais toute seule pendant que Charlot dormait et que le père ne revenait pas, je pensais quelquefois que le bon Dieu était tout près… Alors je n'avais plus peur et je lui demandais de nous donner du pain et de ramener le père. Ma maman me disait toujours; "Aie confiance en Dieu, demande-lui tout." Mais on ne m'a jamais rien expliqué, et quelquefois je pensais qu'il n'y avait personne pour m'entendre puisque jamais personne ne me répondait.
— Mais tu vois bien qu'il a pris soin de toi, Fleurette! Il t'entendait donc!…
— Oui, je le vois bien maintenant.
— Mais où est-ce qu'il est donc? demanda Charlot d'un ton impatient, car il lui fallait une réponse précise. Je croyais qu'il était dans le ballon, mais le monsieur a dit que non.
— Oh! Charlot, mon pauvre Charlot! s'écria Edith en riant, dans le ballon!… Mais le ciel même, le grand ciel bleu ne peut pas le contenir. Nous ne pouvons pas comprendre cela, mais nous pouvons au moins aimer Dieu et lui demander de nous apprendre à le connaître.
— Je l'aimerai quand je l'aurai vu, dit le petit garçon avec décision.
— Jésus a dit: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. Il faut donc bien que tu l'aimes, Charlot.
— Qui est ça, Jésus?
— Comment tu ne sais pas qui est Jésus? Et toi, Fleurette?
Petite mère était devenue toute rouge.
— J'ai vu son portrait dans une église, dit-elle. Il était sur une croix et il avait une couronne d'épines. Pourquoi est-ce qu'ils lui avaient fait tant de mal?
— Je vais vous raconter son histoire, dit Edith. Ecoute-moi bien, Charlot.
Il y avait une fois dans un pays, qu'on appelle la Judée, des bergers qui gardaient leurs troupeaux dans les champs. C'était la nuit et tout à coup ils ont vu une grande lumière et ils ont entendu une belle musique. C'étaient des anges qui chantaient. Tu sais ce que c'est que les anges, Charlot?
— Oui, dit le petit garçon, j'en ai vu dans les images.
— Eh bien, les anges dirent aux bergers que dans une ville qui s'appelait Bethléem il venait de naître un petit enfant. Alors ils se levèrent pour aller le voir et une étoile les conduisait…
— Une étoile!… répéta Petite mère avec étonnement.
— Oui, elle marchait devant eux et ils la suivaient.
— Une étoile n'a pas de jambes, dit Charlot d'un ton bourru.
— Non, mais elle marchait dans le ciel, et quand elle s'arrêta les bergers aussi s'arrêtèrent. Et ils trouvèrent le petit enfant Jésus dans une crèche. Tu sais ce que c'est?…
— Ah! oui, j'ai vu cela dans une boutique, répondit Petite mère, et on m'a dit que c'était l'enfant Jésus, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire.
— Alors les bergers se sont mis à genoux devant le petit enfant…
— Pourquoi? demande Charlot étonné.
— Parce qu'ils savaient que ce pauvre petit enfant, couché dans cette crèche, était venu du ciel pour leur apprendre à connaître Dieu et à l'aimer. Ensuite il grandit, et il était toujours sage, toujours obéissant. Et quand il fut devenu un homme il faisait du bien à tout le monde, il guérissait les malades, il consolait ceux qui étaient malheureux. Il parlait du bon Dieu et il disait: "Aimez-le de tout votre coeur, et aimez les autres comme vous-mêmes." Alors ceux qui l'entendaient disaient: "Il nous parle de la part de Dieu," et ils allaient partout avec lui pour l'entendre encore. Et les petits enfants mêmes aimaient à aller auprès de lui parce qu'il les prenait dans ses bras et les bénissait. Mais les méchants le haïssaient et voulaient lui faire du mal. Et bientôt ils l'ont pris et l'ont cloué sur une croix avec une couronne d'épines sur la tête, et ils le frappaient et l'insultaient. Et lui, il demandait à Dieu de leur pardonner…
— Est-ce qu'il est mort? demanda Petite mère qui écoutait avec une attention intense.
— Oh! oui, il est mort… et il est retourné au ciel. Mais alors, maintenant, tu comprends, nous savons que le bon Dieu nous aime, puisque Jésus nous l'a dit. Nous savons qu'il veut nous pardonner notre méchanceté et nous rendre bons comme Jésus l'était.
Petite mère écoutait toujours les mains croisées sur ses genoux, les yeux pleins de larmes.
— Oh, dit-elle, si seulement il était encore sur la terre!…
— Oui, dit Edith, je le voudrais bien aussi, mais nous irons au ciel et nous le verrons si nous aimons Dieu de tout notre coeur et notre prochain comme nous-mêmes. Et alors aussi nous verrons Dieu…
En parlant ainsi Edith levait ses yeux bleus vers le ciel; il semblait qu'elle entrevît quelque chose dans les profondeurs de l'azur. Petite mère la regardait et son coeur se remplissait de pressentiments des choses éternelles. Charlot, un peu las d'une conversation si sérieuse, s'était mis à quatre pattes pour voir de plus près une fourmi qui trottait, affairée, parmi les brins d'herbe.
— Je t'apporterai un livre où tu pourras lire l'histoire de
Jésus, dit Edith à Petite mère.
— Je ne sais pas lire, répondit la pauvre petite toute confuse.
— Oh! que c'est triste!… Mais tu apprendras, Fleurette; ce n'est pas très difficile, je suis sûre que tu sauras bien vite. Moi j'aime beaucoup à lire, mais j'aime encore mieux causer comme à présent. Quand tu seras guérie tu viendras me voir quelquefois, et je viendrai aussi chez toi. Nous causerons…
— Mais, dit Petite mère, moi, je ne sais rien…
— Je suis sûre que tu sais beaucoup de choses que je ne sais pas. Dis-moi un peu ce que tu sais faire…
— Rien… répéta la petite.
— Je suis sûre que tu sais faire ton lit, balayer ta chambre.
— Oui, mais ce n'est pas difficile. Je sais aussi faire cuire la soupe.
— Oh! que tu es habile! Moi je ne sais rien faire de tout cela.
Quand je veux m'en mêler la femme de chambre me dit "Laissez,
Mademoiselle, ce n'est pas votre affaire." Mais je voudrais
apprendre aussi, car c'est amusant de faire le ménage. Et toi,
Charlot, que sais-tu faire, gros garçon?
— Moi, répondit Charlot, je sais cueillir l'oseille, et quand je serai grand je saurai bâtir des maisons.
Sylvanie arrivait avec une petite table qu'elle couvrit d'une nappe un peu grossière, mais d'une parfaite propreté. Elle y posa des tasses, des assiettes, du lait, du pain de seigle, du fromage et une grande assiettée de fraises qu'elle venait de cueillir dans le jardin. C'était un repas charmant; Edith et sa mère croyaient n'en avoir jamais fait de si bon. Charlot en prit une large part sans se faire prier et Petite mère but son lait. Sylvanie allait et venait pour servir, tandis que ses poules s'aventuraient jusque sous le cerisier pour becqueter les miettes du festin. Il fallut ensuite montrer à Edith la chèvre dont elle venait de boire le lait, et Sylvanie voulut encore lui cueillir un bouquet moitié de fleurs de son jardin, moitié de fleurs des champs entremêlées d'herbes fines; tout cela prit du temps et le soleil était bien bas à l'horizon lorsque la voiture, qui avait attendu patiemment au bout du sentier, s'éloigna enfin emportant les deux visiteuses. Les habitants de la petite maison les suivirent des yeux tant qu'ils le purent, puis on rentra et Petite mère se remit au lit un peu lasse, mais les yeux brillants et le coeur joyeux.
— Je ne veux pas dormir, je veux penser, dit-elle à Sylvanie qui se penchait sur elle en lui souhaitant une bonne nuit.
— A qui veux-tu penser?
— A tout ce qu'elle m'a dit. Elle nous a raconté une si belle histoire, et maintenant je sais que Dieu nous aime…
Un quart d'heure après elle dormait paisiblement. De beaux et doux rêves la faisaient sourire, et lorsqu'elle s'éveilla dans la nuit elle se sentait si heureuse qu'elle aurait voulu pouvoir le dire à quelqu'un, mais tout le monde dormait. Par la petite fenêtre un rayon de lune se glissait dans la chambrette entre les branches du rosier; un rossignol tardif chantait dans les arbres et le murmure de la fontaine se mêlait à sa voix. Tout était si doux, si paisible. Petite mère se rendormit en souriant encore.
Oui, l'amour de Dieu veille sur vous, pauvres enfants, l'amour de Dieu vous enveloppe de toutes parts! Petite mère le sait maintenant. Pour en avoir conscience il faut un coeur d'enfant, un coeur pur et aimant. Quelle douceur infinie dans le sentiment de cet amour!
Elle dormit jusqu'au matin de ce sommeil profond et paisible, et lorsqu'elle se réveilla sa première pensée fut:
— Je suis tout à fait guérie…
Madame Nanette vint dans la journée, apportant un poulet de sa basse-cour pour la malade, et du beurre de sa façon pour Sylvanie. En regardant Petite mère, elle put à peine croire qu'elle avait sous les yeux la même enfant qui lui avait paru toute semblable à une figure de cire.
— Mais te voilà toute vivante, lui dit-elle, je n'aurais jamais cru qu'on pût changer à ce point en si peu de temps.
Et en s'en allant elle dit à Sylvanie:
— Vous aviez raison, ma fille, cette petite a l'air de vouloir vivre.