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Philosophes et Écrivains Religieux

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The Project Gutenberg eBook of Philosophes et Écrivains Religieux

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Title: Philosophes et Écrivains Religieux

Author: J. Barbey d'Aurevilly

Release date: September 6, 2012 [eBook #40694]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: E-text prepared by Anna Tuinman, Sophie, Jana Srna, Norbert H. Langkau,

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PHILOSOPHES ET ÉCRIVAINS RELIGIEUX ***

The Project Gutenberg eBook, Philosophes et Écrivains Religieux, by J. Barbey d'Aurevilly

 

E-text prepared by
Anna Tuinman, Sophie, Jana Srna, Norbert H. Langkau,
and the Online Distributed Proofreading Team
(http://www.pgdp.net)

 


 

 

 

J. BARBEY D'AUREVILLY

LES ŒUVRES ET LES HOMMES
(XIXe SIÈCLE)

PHILOSOPHES
ET
ÉCRIVAINS RELIGIEUX

PREMIÈRE SÉRIE

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33

M DCCCCXII

A MON FRÈRE

L'ABBÉ LÉON BARBEY D'AUREVILLY

Tu as le grand honneur d'être prêtre et le grand avantage de ne pas écrire. Tu agis sur les âmes de plus haut que nous, vulgaires écrivains... Voilà pourquoi je te dédie ce livre sur les philosophes et les philosophies de ce temps. Je te le dédie, à toi, théologien, que les choses qu'il contient regardent et qui as mieux que du génie pour en connaître, puisque tu as grâce d'état pour en juger.

Puisse ton jugement m'être favorable et donner à mon livre un peu de ton autorité.

Ton frère

J. B. d'A.


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


PRÉFACE


Voici le premier volume d'un ouvrage qui doit en avoir beaucoup d'autres si la vie, avec ses ironies et ses trahisons ordinaires, permet à l'auteur de réaliser, au moins en partie, l'idée qu'il a en lui depuis longtemps. Cette idée serait de dresser, dans un cadre qui prendrait chaque année plus de profondeur et d'espace, l'inventaire intellectuel du XIXe siècle. Ce serait, en un mot, de faire pour la littérature du XIXe siècle ce que La Harpe, plus ambitieux que puissant, essaya de faire pour la littérature française tout entière et pour les deux littératures dont elle est issue. Malheureusement il fallait, pour réaliser l'idée de La Harpe, être un géant de critique et d'érudition, et cette plante-là ne pousse guères dans le pot à fleurs de rhétorique d'un Athénée... Je ne veux pas dire du mal de La Harpe. On n'en a que trop dit... Le petit pédant de Gilbert a grandi depuis que nous avons vu ses successeurs. Les mépris qu'on a étendus sur son nom ne l'ont pas effacé. Salive humaine bientôt séchée! Mais enfin La Harpe a manqué, avec talent, ce qu'il voulait faire, et il fallait réussir.

L'auteur des Œuvres et des Hommes réussira-t-il?... Il a détriplé l'idée de La Harpe, et ce qu'il en a pris, il l'a exécuté déjà et continuera de l'exécuter sous une forme à lui et qui ne rappellera nullement celle de La Harpe. La Harpe fut un professeur, qui, pour la première fois en France, fit entrer l'éloquence dans la critique. C'est là son mérite le plus net. L'auteur des Œuvres et des Hommes n'a jamais eu à subir, comme les orateurs de métier, la tyrannie toujours abaissante d'un auditoire qu'ils croient mener et qui les domine, même les plus fiers! Quoique journaliste, il n'a jamais écrit que dans l'indépendance de sa pensée. Et d'un autre côté, précisément parce qu'il est journaliste, il ne se meurt d'amour ni d'estime pour le journalisme tel qu'il est constitué, si on peut dire ce mot-là du journalisme, cette fonction toute moderne, qui aurait pu être si grande et qui sera si petite devant la postérité! Mais il reconnaît cependant que, dans la somme des acquisitions littéraires de ce temps, le journalisme, pernicieux ailleurs, n'aura pas été entièrement stérile puisqu'il a introduit dans la littérature une forme de plus,—une forme svelte, rapide, retroussée, presque militaire, et que cette traîneuse de robe à longs plis, dans les livres, ne connaissait pas. Au lieu de deux ailes qu'elle avait, il en a donc donné quatre à la pensée... Eh bien, c'est sous cette forme concentrée et particulière, appelée articles de journal par la vulgarité qui déshonore tout quand elle parle de quelque chose, que les divers chapitres de ce livre ont été écrits! Les changements qu'on y trouverait, si la curiosité retournait à ces feuilles qui s'en vont chaque jour, sans être des oracles, où s'en allaient les feuilles sibyllines, et les rattrapait dans le vent, les changements seraient des accroissements plutôt que des changements réels. Ce serait, en effet, de temps en temps, un mot, ou un jugement, ou même un chapitre intégral devant lequel la rédaction en chef, cette héroïne, a eu froid dans le dos, et qu'avec cette grâce qui n'appartient qu'à elle elle a lestement supprimé!

Ainsi, un livre dans lequel la forme de l'écrivain (quelle qu'elle soit: ce n'est pas la question!) est maîtresse chez elle, quand elle ne l'est pas dans les journaux, où, comme partout, la forme emporte le fond (ou l'empâte), tel est ce premier volume des Œuvres et des Hommes. C'est de la critique qui peut se tromper, mais qui, du moins, ne trompera pas. C'est de la critique sans mitaines, sans souliers feutrés, sans cache-nez et sans les trente-six attirails de la prudence,—de cette prudence qui est si contente d'elle quand elle a pu parvenir, en se tortillant, à se faire appeler la finesse. L'auteur de ceci n'accepte pas l'immense platitude, devenue lieu commun, qui fait encore législation à cette heure, à savoir «qu'on doit aux vivants des égards et qu'on ne doit qu'aux morts la vérité». Il pense, lui, qu'on doit la vérité à tous,—sur tout,—en tout lieu et à tout moment,—et qu'on doit couper la main à ceux qui, l'ayant dans cette main, la ferment. Il ne croit qu'à la critique personnelle, irrévérente et indiscrète, qui ne s'arrête pas à faire de l'esthétique, frivole ou imbécille, à la porte de la conscience de l'écrivain dont elle examine l'œuvre, mais qui y pénètre, et quelquefois le fouet à la main, pour voir ce qu'il y a dedans... Il ne pense pas qu'il y ait plus à se vanter d'être impersonnel que d'être incolore, deux qualités aussi vivantes l'une que l'autre, et qu'en littérature il faut renvoyer aux Albinos! Enfin, il n'a, certes! pas intitulé son livre les Œuvres et les Hommes pour parler des œuvres et laisser les hommes de côté. Et, d'ailleurs, il n'imagine pas que cela soit possible. Tout livre est l'homme qui l'a écrit, tête, cœur, foie et entrailles. La Critique doit donc traverser le livre pour arriver à l'homme ou l'homme pour arriver au livre, et clouer toujours l'un sur l'autre, ou bien c'est... qu'elle manquerait de clous!

Quant aux principes sur lesquels elle s'appuie... pour clouer... cette Critique,—qui n'est, telle que nous la concevons, ni la description, ni l'analyse, ni la nomenclature, ni la sensation morbide ou bien portante, innocente ou dépravée, ni la conscience de l'homme de goût, c'est-à-dire le plus souvent la conscience du sentiment des autres, toutes choses qu'on nous a données successivement pour la Critique,—elle les exposera certainement dans leur généralité la plus précise, mais lorsque l'auteur des Œuvres et des Hommes arrivera à cette partie de son inventaire intellectuel intitulée: Les Juges jugés ou la critique de la Critique... Seulement, d'ici-là, sans les formuler, ces principes auront rayonné assez dru dans tout ce qu'il aura écrit pour qu'on ne puisse pas s'y tromper.

Le livre des Œuvres et des Hommes sera, en effet, distribué en autant de catégories qu'il y a de fonctions spéciales et de vocations dans l'esprit humain, et chaque série de fonctions aura autant de volumes que le nécessiteront le nombre des écrivains et la valeur de leurs travaux. On y observera l'ordre hiérarchique des connaissances et des génies, et c'est pour cela qu'on commence aujourd'hui par ce qu'il y a de plus général dans la pensée: les Philosophes et les Écrivains religieux. Après les Philosophes, viendront les Historiens; après les Historiens, les Poètes; après les Poètes, les Romanciers; après les Romanciers, les Femmes (les Bas-Bleus du XIXe siècle); après les Femmes, les Voyageurs; après les Voyageurs, les Critiques; et ainsi de suite, de série en série, jusqu'à ce que le zodiaque de l'esprit humain ait été entièrement parcouru.

Enfin un mot encore, et le dernier.

L'auteur des Œuvres et des Hommes ne faisant pas une histoire littéraire, mais un résumé critique des travaux contemporains, ne s'est point astreint à l'ordre chronologique. Son livre, qui embrassera tout le XIXe siècle, ne s'ouvrira point cependant à 1800 pour s'avancer ainsi, d'année en année, jusqu'à l'époque où nous voilà parvenus. Il a cru mieux faire, et attirer sur son œuvre un intérêt plus grand, en commençant la publication qu'il prépare par l'examen des livres les plus actuels, quitte à se replier plus tard sur les plus anciens, les éditions nouvelles offrant une occasion toute naturelle d'en parler. Toute lacune dans l'examen des œuvres et des hommes qui se sont fait une place quelconque au soleil de la publicité, ou qui l'ont usurpée, ne sera donc jamais que provisoire. Un jour, le compte différé aura lieu. On se croit bien obligé de dire cela à ceux qui s'étonneraient de voir aujourd'hui, dans ce premier volume consacré aux Philosophes du XIXe siècle, M. Cousin, par exemple, qui fut si longtemps le chef officiel de la philosophie française, ne briller que par son absence et par quelques-uns de ses élèves. C'est que, de fait, Cousin le philosophe n'existe plus maintenant; son talent est tombé en quenouille. Sans être un Hercule, il file aux pieds d'une Omphale qui ne lui permettrait même pas de s'y asseoir si elle était vivante; mais nous n'en aurons pas moins probablement l'occasion de nous replier sur ses anciens travaux à propos de quelque édition de ses œuvres, et alors il aura le jugement auquel il a droit, comme Lamennais, Royer-Collard, Ballanche et tant d'autres, qui—à quatre pas dans le passé—semblent déjà s'enfoncer dans l'ombre d'un siècle.

J. B. d'A.

Novembre 1860.

SAINT THOMAS D'AQUIN[1]


I

Si l'Académie des sciences morales et politiques n'avait pas pris sur elle de mettre au concours saint Thomas d'Aquin et sa doctrine, quel livre ou quel journal, avec la superficialité de nos mœurs littéraires, eût osé jamais parler d'un tel sujet? Aucun sans nul doute. Quoi! saint Thomas d'Aquin! un saint et un scolastique! Oh! certes, il ne fallait rien moins que la prépondérance de l'Académie des sciences morales et politiques sur l'opinion pour faire de saint Thomas d'Aquin une actualité. Son livre immense—qui s'appelle la Somme, et qui assomme,—sifflotait un voltairien au siècle dernier, serait majestueusement resté dans cette gloire rongée d'oubli où le nom de l'homme se voit encore, mais où ses idées ne se voient plus.

Des idées de ce grand homme d'idées, qui s'en occupe, en effet, depuis deux siècles? Qui en a pris souci depuis que Descartes et Bacon ont saisi le monde moderne et l'ont confisqué? Qui en parle? Qui voudrait en parler? Pour en parler, il faudrait être prêtre et entre prêtres. Mais entre laïques, instruits, positifs, de leur temps, allons donc! C'est matière de bréviaire, aurait dit Rabelais. On n'en dit mot ou l'on s'en moque. Tout au plus peut-être, parmi les moqueurs, quelqu'un de poli et d'indulgent pour les stupidités du moyen âge se risquerait-il à rappeler le mot du bon Leibnitz (qui voyait tout en beau d'ailleurs) sur cette scolastique dont le fumier a des parcelles d'or. Ce serait là tout. On n'est pas Hercule. On ne tracasserait pas ce fumier davantage et l'or s'y morfondrait, en attendant les coqs qui trouvent des perles... dans les fables, si l'Académie n'y avait bravement lâché les siens.

Grâces soient donc rendues à l'Académie! Le silence gardé, deux siècles durant, sur l'un des plus fiers livres qu'ait produits non le génie d'un homme, mais le génie des hommes, était en vérité par trop honteux, et c'est être délivré de la honte que d'être autorisé à en parler aujourd'hui sans qu'on vous jette une soutane sur la tête pour mieux enterrer vos admirations arriérées! En plaçant l'examen de la doctrine de saint Thomas d'Aquin parmi les examens de son programme, l'Académie a obéi, volontairement ou involontairement, à cet esprit historique qui est la force de cette époque sans invention et livrée à tous les rabâchages de la vieillesse.

Quand le génie de l'invention s'éteint, le génie de l'histoire s'éveille, et c'est ce génie de l'histoire qui devra, dans un temps donné, ramener avec respect les yeux des philosophes officiels sur les idées et les systèmes honorés le plus longtemps de leur mépris. Quoi qu'il en puisse être, du reste, réjouissons-nous de ce qui arrive. Réjouissons-nous de ce que, grâce à l'initiative de l'Académie, nous puissions parler, sans être moine et à d'autres qu'à des moines, d'un des plus grands esprits du temps passé, qui eut le malheur moderne d'être moine. En d'autres termes, disons qu'il est heureux que saint Thomas d'Aquin rentre par cette petite porte dans le monde qu'il a autrefois rempli de sa renommée,—et par cela seul qu'il s'est trouvé à Paris, en l'an de grâce 1858, un monsieur Jourdain à couronner!

Et ce n'est point une ironie. N'allez pas croire que nous voulions rire de ce monsieur Jourdain, qui fait de la prose, mais qui le sait...

N'allez pas vous imaginer que nous nous inscrivions en faux contre sa couronne. Non pas! Il la mérite, et il l'a méritée si bien qu'on s'étonne, quand on connaît le train infortuné de tous les mérites, que l'Académie la lui ait donnée. Ce que nous voulions seulement poser aujourd'hui, c'est l'incroyable singularité, bien honorable pour notre siècle, qui exige que le nom de saint Thomas d'Aquin soit couvert par celui de Charles Jourdain pour qu'on se permette d'en occuper l'opinion. Et nous ne déclamons pas. Nous n'exagérons pas. Ceci est un fait.

Bien avant que Charles Jourdain eût été mis au monde par l'Académie des sciences morales et politiques, il se faisait, depuis 1854, une traduction de la Somme[2] de saint Thomas, texte latin en regard, avec notes, commentaires, éclaircissements et toute l'armature nécessaires à un pareil vaisseau en matière de livre. Et qui l'a annoncée? Personne. Quel est le lettré de ce temps, où les Mémoires de mademoiselle Céleste Mogador trouvent des plumes galantes qui en écrivent, quel est le lettré qui, par un mot, ait seulement donné une idée juste de ce beau et utile travail de bénédictin que Lachat a entrepris et qui devrait honorer la littérature du pays où il s'est produit?... Qui, excepté les clercs, comme on disait au moyen âge, sait quelque chose de cette édition princeps dont il a déjà paru plus de dix volumes en quatre ans?

Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché?

disait Boileau, avec un orgueil qui n'en devait guères donner au pauvre Cotin! «Et qui saurait sans moi qu'après tout saint Thomas d'Aquin n'était pas un cuistre?» peut se dire l'Académie, avec un orgueil moins cruel, elle qui, aujourd'hui, la main étendue sur la tête de Jourdain, son lauréat et l'interprète de sa pensée, nous assure solennellement que saint Thomas d'Aquin, toute réflexion faite, avait vraiment de la philosophie dans la tête, quoiqu'il fût... un théologien!

II

Tel est, en effet, tout l'esprit et toute la portée du travail que Jourdain vient de publier. Prouver que saint Thomas d'Aquin, l'Aristote du catholicisme (mais du catholicisme: voilà bien ce qui gâte un peu l'Aristote!), fut un philosophe plus et mieux que Kant et Hegel, par exemple, les Veaux non pas d'or, mais d'idées, de la philosophie contemporaine; montrer qu'on peut très bien dégager de son œuvre théologique une philosophie complète, avec tous ses compartiments, et que le monde d'un instant qui l'a pris pour une tête énorme, ce grand Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé l'univers, ne fut dupe ni de l'illusion ni de l'ignorance; demander enfin pardon au XIXe siècle pour une telle gloire: voilà le programme de l'Académie et le livre de son lauréat.

Cela n'est pas très ambitieux, n'est-ce pas? et même cela se contente d'être modeste. Cela mutile saint Thomas, le géant d'ensemble, qui concentra dans une colossale unité la science divine et la science humaine. Cela renverse le sens de la lorgnette et fait voir les choses par le petit côté, non par le grand. Mais que voulez-vous? Tout est relatif. C'est beaucoup encore. Qui se serait attendu à cela il y a seulement quelques années: saint Thomas d'Aquin exalté dans une académie de philosophes, Charles de Rémusat rapportant? Publié aujourd'hui sous la forme de deux gros volumes in-8o[3], le travail de Jourdain s'ajuste aux proportions du cadre tracé par l'Académie.

L'auteur a l'esprit de sa consigne. Il n'est téméraire ni pour personne ni contre personne. Il a des prudences, quoiqu'il ne soit pas un serpent. Comme Covielle, on lui souhaiterait d'en être un, et un lion aussi! On lui souhaiterait encore—comme Covielle—que son rosier fût plus fleuri. Mais enfin le tout de sa petite culture est fort propre. Philosophe qui se surveille et qui se lave beaucoup les mains dès qu'il a touché à la théologie, il n'efface pas, du moins, sur son front la trace de son baptême, et quand il approche le plus de l'Académie il se dit chrétien avec une honnête rougeur.

Car il est chrétien. Il est bien un peu païen aussi, et de famille païenne par-dessus le marché, ami de son temps; mais il est épris d'une chrétienne qu'il veut faire accepter par les siens. Son livre est très diplomatique. C'est un plaidoyer insinuant, adroit, accordant quelque chose pour obtenir beaucoup, quêtant la tolérance philosophique avec des airs aimables,—on quête toujours dans un sac de velours,—indiquant des rapports étranges et bons entre la philosophie de saint Thomas d'Aquin et les philosophes modernes, et poussant à ce qu'on se prenne la main et qu'on s'embrasse. Le procédé de Jourdain est accommodatif. Il consiste à reprendre d'une main tout doucettement ce qu'il a donné de l'autre avec un grand geste, et ce qui suit va le faire comprendre.

Agrégé à la Faculté des lettres, sorti de l'Université pour entrer à l'Académie dont il a voulu le prix, qu'il n'a pas manqué, ayant par conséquent des terreurs respectueuses fort naturelles pour le progrès, et non moins naturellement des affections intellectuelles pour l'Église, Jourdain a été le juge de paix qui appelle les parties en conciliation dans son cabinet avec la plus grande politesse.

Il y a mandé les doctrines les plus opposées, et, en vertu de sa modération, vertu moderne, et de ce style modéré qui est le style de la maison dans laquelle il juge, il a tout arrangé à l'amiable entre la scolastique et la philosophie, entre les ténèbres du moyen âge et les lumières de cet âge-ci, entre la foi et la raison...

Les esprits absolus n'accepteront probablement pas les décisions onctueuses, gracieuses et officieuses de Jourdain, car les esprits absolus n'acceptent rien et veulent tout prendre; mais l'Académie les a acceptées. Qui pourrait s'en étonner n'aurait pas lu Jourdain. Correct et grave, mais surtout très grave, ayant même l'avantage d'être lourd parfois, ce qui ajoute encore à la gravité, cette fortune des écrivains actuels, Jourdain n'a ni une seule expression pittoresque ni une seule expression incisive, ce qui serait une indécence en métaphysique. Esprit de juste milieu, qui se démène—rendons-lui cette justice!—pour être juste, il reste milieu, mais non juste, à peu près en toutes choses, et c'est par là qu'il a triomphé. Avec son style naturellement sans couleur, ce style blanc et doux que l'abstraction a blanchi encore, il n'a fait aucun mal aux yeux des hommes à conserves qui avaient à le juger, et ils ont tous apprécié infiniment cette flanelle.

Certainement, pour manquer le prix il fallait s'y prendre de tout autre manière. Mais Jourdain n'avait pas l'ambition de manquer le prix avec éclat. Il aurait fallu une hauteur dans l'aperçu et une décision dans la pensée qui n'étaient pas dans les plans de Jourdain, eussent-elles été dans ses puissances. Jourdain, ne nous y trompons pas! est, de naissance comme d'état, un philosophe. C'est un philosophe qui chasse de race, un philosophe de père en fils, dont le père eut autrefois aussi son prix d'académie, et qui a voulu continuer cette gloire paternelle. Certes! ce n'est pas avec de telles préoccupations que l'on peut dépasser, par la fierté ou la soudaineté de l'aperçu, par l'indépendance, par un style vivant et anti officiel, les conditions du programme de l'Académie, cet établissement de haute bienfaisance littéraire, qui n'existe que pour mettre en lumière les talents qui, tout seuls, ne s'y mettraient pas.

III

Nous l'avons dit déjà, du reste, le défaut du programme de l'Académie était d'être par trop exclusivement philosophique quand il s'agissait d'apprécier un homme qui, comme saint Thomas, était un grand théologien bien avant d'être un grand philosophe. La gloire de celui qui fut appelé l'Ange de l'École, son influence inouïe sur un temps où la foi primait encore la raison, sa préoccupation perpétuelle et absorbante des intérêts de l'Église, et jusqu'à son genre de génie, qui ne fut vraiment original que par sa souveraine certitude et la toute-puissante clarté de son orthodoxie, furent une gloire, une influence, une préoccupation et un génie essentiellement théologiques. Si saint Thomas d'Aquin n'avait été qu'un philosophe, il nous aurait décalqué Aristote avec une telle exactitude qu'on aurait dit qu'ils n'étaient deux, ces immenses Ménechmes cérébraux, que parce qu'entre eux on aurait pu compter les siècles. Saint Thomas d'Aquin, c'est la Nature se faisant écho à elle-même à travers les temps, recommençant un homme comme une création, et remoulant un Aristote sur l'exemplaire qu'elle avait gardé du premier. Phénomène étrange dont elle donne rarement le spectacle! Saint Thomas d'Aquin ne serait donc qu'un tome second d'Aristote, si le théologien, l'homme de la science surnaturelle, ne le frappait pas tout à coup d'une différence sublime,—empreinte éternelle qui empêchera désormais les siècles de confondre cette tête rase de moine avec la tête aux cheveux courts de la médaille du Stagyrite.

Ce qui marque la personnalité de saint Thomas d'Aquin avec une incroyable profondeur, ce n'est pas l'invention. Saint Thomas d'Aquin n'a presque rien inventé. Il semble, lui qui avait fait vœu de pauvreté dans la vie, avoir fait vœu aussi de pauvreté en invention. Mais ce qu'il possède, c'est justement le bien des pauvres, c'est la tradition de l'Église, et, par l'étude théologique dont il a reporté les habitudes sur les choses de la philosophie, la précision et le génie de la formule,—tellement claire, dit très heureusement Charles Jourdain, qu'elle peut se passer de démonstration. Les qualités de cet esprit, pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le mot d'esprit fort, sont l'énormité de la puissance dans la nuance, la force d'équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si ses œuvres ne l'attestaient, qu'il n'a jamais versé dans le mysticisme de Malebranche au XVIIe siècle, lui, l'homme du XIIIe et le saint? N'est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi?

Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d'Aquin peut regarder impunément dans tous les gouffres: le vertige lui est inconnu; il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est bien moins de s'être élevé que de n'être jamais tombé. Un moment peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le côté qui est devenu la pente moderne et même la chute. Il alla du connu à l'inconnu, de l'homme à l'ange et à Dieu. Mais bientôt il redressa ce faux pli de méthode, il se ressouvint qu'il était théologien, et il commença son système par la question théologique des attributs de Dieu. Alors la théologie, comme un aigle qui a enfin toute la poussée de ses ailes, l'emporta vers le monde d'où il n'est jamais descendu. Pendant que la philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l'indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme,—que les analogies, ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d'Aristote, entraînaient vers les erreurs du péripatétisme,—qu'il s'arrêta toujours à temps pour les éviter.

Eh bien, voilà le théologien dans l'œuvre duquel l'Académie des sciences morales et politiques, qui bat, en ce moment, le ban et l'arrière-ban de la philosophie en détresse, a donné l'ordre d'aller chercher un philosophe, et Charles Jourdain, ce terre-neuve de l'Académie, l'a rapporté! Il nous a donné une analyse très exacte de la théodicée, de la métaphysique et de la morale de l'illustre auteur de la Somme. Il a tourné, en homme qui comprend ces questions et ces langages, dans ce rond d'idées qui ne s'est pas élargi d'Aristote à saint Thomas d'Aquin et de saint Thomas d'Aquin à Kant lui-même.

Impossible de suivre, dans un seul chapitre d'un livre comme celui-ci, le détail infini d'un travail exposé à grand'peine en deux volumes; mais ce qui résulte de ce travail, c'est l'inutilité démontrée de la peine qu'on a prise au point de vue des acquêts et des accroissements de la philosophie. Que gagnera-t-elle, en effet, à déclarer l'Ange de l'École un philosophe?... Elle lui aura ôté ses ailes. Même saint Thomas, dans le problème humain, dans l'ordre des connaissances naturelles, ne peut rien quand il s'agit d'ajouter une certitude à celles que l'esprit de l'homme craint de ne pas avoir. Pour être le docteur des docteurs, la lumière et la loi des esprits, l'autorité irréfragable, il faut à saint Thomas d'Aquin—le second Aristote—l'Église, la révélation et l'histoire, c'est-à-dire tout ce que Jourdain aperçoit très bien dans tout le cours de son ouvrage, mais dont il se détourne pour ne pas contrarier l'Académie et... manquer son prix!

JEAN REYNAUD[4]


Quand la Critique a devant elle un pareil ouvrage, elle n'est pas médiocrement embarrassée; mais son embarras ne vient point de ce que l'amour-propre de l'auteur pourrait supposer. Nous le dirons, sans fatuité d'aucune espèce, le livre de Terre et Ciel[5] de Jean Reynaud, ce livre au titre colossal, n'est pas, à nos yeux, un colosse. Le système qu'il dresse devant nous ne nous paraît point inexpugnable. Quand on le lit et quand on l'examine, on trouve qu'il n'y a pas là intellectuellement de quoi trembler. Le livre et le système se composent, en effet, de deux affirmations sans preuves, qu'on peut fort bien contredire sans insolence et réfuter sans beaucoup de peine. La première de ces affirmations, c'est... le croira-t-on?... la pluralité des mondes et l'habitation des étoiles, que Jean Reynaud nous certifie, avec une gravité de Christophe Colomb astronomique au débotté de son voyage, et dont il nous donne somptueusement sa parole d'honneur. La seconde... le croira-t-on davantage?... c'est l'ancienne redite d'une métempsycose progressive à laquelle la philosophie revient,—comme la vieillesse revient à l'enfance. Dans tout cela, il faut en convenir, il n'y a rien de bien éblouissant et de bien formidable, rien qui force le plus modeste des esprits philosophiques à se croire petit et à baisser les yeux. Seulement, voici où l'embarras commence. Si la Critique prend au sérieux ce gros livre de Terre et Ciel que d'aucuns regardent comme un monument, si elle se croit obligée d'entrer dans les discussions qu'il provoque et d'accepter ces formes préméditées d'un langage scientifique assez semblable au latin de Sganarelle, mais moins gai, la voilà exposée à asphyxier d'ennui le lecteur comme elle a été elle-même asphyxiée. Et cependant, d'un autre côté, si on touche légèrement à une chose si pesante, d'honnêtes esprits s'imagineront sans doute que c'est difficulté de la manier.

Car, à tort où à raison,—et à tort selon nous,—le livre de Jean Reynaud passe en ce moment pour une œuvre très forte. On se le dit et on le croit. On n'y regarde pas. Je ne suis pas bien sûr qu'on lise ce livre compact et sans lumière, indigestion de deux ou trois éruditions spéciales, et qui roule, dans un style épais, de si misérables erreurs qu'elles ne sont plus que des lubies; mais on le feuillette et on le vante, et je le conçois! Rationalistes, panthéistes, éclectiques, voltairiens, toutes les variétés de philosophes qui se tiennent entre eux comme des crustacés, sont intéressés à vanter un livre, quel qu'il soit dont les idées ne vont à rien moins qu'à la destruction intégrale de nos dogmes et à la ruine de l'Église romaine. Aussi nul d'entre eux n'y a-t-il manqué. Même les voltairiens, trop spirituels pour lire d'autres romans que Candide et la Princesse de Babylone, ont parlé avec faveur de celui-ci dans le plus célèbre de leurs journaux. Ils ne l'ont pas discuté, il est vrai; ils ne lui ont témoigné prudemment que ce genre de respect qui ne touche pas aux choses qu'on respecte; mais ils l'ont traité avec la haute considération de tous les mandarins entre eux. Quoique eux surtout, les voltairiens, n'aient de goût pour aucune espèce d'Apocalypse,—pas plus pour celle de Jean Reynaud que pour celle de l'autre Jean,—quoique rien ne ressemble moins au verre d'eau de leur style que le limon visqueux du style de Jean Reynaud, ils n'ont pas moins apprécié les trois grandes puissances sur la tête humaine qui se trouvent dans ce livre de Terre et Ciel et qui en protègent actuellement la fortune: à savoir l'appareil des mots scientifiques pour cacher le vide de la pensée, l'effronterie gratuite de l'hypothèse et la majesté de l'ennui.

Certes! dans un autre temps et pour un autre livre, ils auraient souri de ces trois puissances qui correspondent à des faiblesses. Ils auraient accompagné du petit fifre de leur ironie ordinaire cette lourde théorie astronomique et cosmologique, qui n'est ni de la science ni de l'invention. Mais, à une époque où le rationalisme souffre tant des blessures qu'il se fait à lui-même et où l'enseignement de l'Église commence de reprendre dans les esprits éminents l'empire qu'il avait perdu au XVIIIe siècle, ils se sont dit probablement qu'il ne fallait mépriser le secours de personne. Ils ont accueilli Jean Reynaud comme si c'était Pythagore. Ils ont écouté sérieusement cet écho attardé, que Pythagore, s'il l'entendait, n'adorerait plus! Et, quittes à se moquer plus tard d'un livre qui doit faire mal aux nerfs de leurs esprits positifs et légers, ils ont poussé au succès de ce livre en disant bien haut qu'il le méritait.

Tel est tout le secret de cette facile renommée de deux jours, faite si généreusement à un ouvrage qui ne saura pas la garder. Le livre de Terre et Ciel de Jean Reynaud est un coup porté, par une main philosophique de plus, au christianisme et à l'Église. Comment ceux qui haïssent l'Église et le christianisme n'en seraient-ils pas reconnaissants?... Sans doute, avec plus de talent, le coup serait mieux asséné; mais enfin—il faut être juste!—c'est un coup de plus. Jean Reynaud a un mérite que les philosophes doivent singulièrement apprécier, et qui ne tient ni à ses idées ni à la force de son génie. De tous les ennemis de la religion de nos pères, de tous ceux qui disent que le catholicisme est une doctrine dépassée par l'esprit humain et qui a fait son temps (comme les conscrits) dans l'histoire, cet excellent Jean Reynaud est peut-être le plus dangereux. Il est doux et il se dit chrétien. C'est au nom d'un christianisme meilleur qu'il vient poser la nécessité de corriger ce chétif Symbole de Nicée, qui, décemment, ne convient plus à des chrétiens aussi distingués que nous. Jean Reynaud, quand il parle du christianisme, affecte une impartialité à duper beaucoup d'imbécilles. Il ne casse pas tout, comme Proudhon. Il n'a pas le talent roux et le coup de corne de bœuf de ce robuste bâtard d'Hegel en démence. La forme de son exposition se recommande aux esprits modérés par je ne sais quelle fausse bonhomie, et jusqu'à son talent d'écrivain, trop empâté pour être mordant,—trop mollusque pour être serpent,—rien n'avertit et tout rassure quand il se dit chrétien, comme la plupart des hérétiques, du reste, qui n'ont jamais manqué de se dire chrétiens pour mieux atteindre le christianisme en plein cœur!

La seule originalité de Jean Reynaud est d'être—au XIXe siècle—bien plus un hérétique qu'un philosophe. Après Diderot, qui voulait élargir Dieu, il veut élargir le christianisme. Nous savons bien—et lui aussi, probablement,—ce qui resterait du christianisme après cet élargissement à la Diderot! mais, pour les simples de cœur et d'esprit qui se laissent pétrir par la main de toutes les propagandes, un tel langage a sa séduction. Les philosophes ont le verbe âpre et haut. Ils ne barbouillent pas, et quelquefois ils épouvantent. Spinoza, Voltaire, Hegel, tous ces insectes humains, enivrés de la goutte de génie que Dieu leur versa dans la tête et qu'ils ont rejetée contre Dieu, jouent leur rôlet de titans-myrmidons jusqu'au bout et visière levée. Même quand Voltaire se fait capucin, il rit, le sacrilège! mais il ne trompe pas. Tandis que Jean Reynaud, le théologien de contrebande qui part du pied gauche aujourd'hui pour demander—comme le pieux et pur Saint-Bonnet—que la théologie se relève dans l'opinion et les études du XIXe siècle, ne rit pas et ne nous fait pas rire, mais il pourrait bien nous tromper!

Nous tromper comme il se trompe lui-même!—car il ne faut pas croire que cette tête, aux notions confuses, n'ait pas vis-à-vis d'elle-même la bonne foi de ses confusions. L'auteur de Terre et Ciel, dont la prétention le plus en relief est la théologie, qui s'en croit l'aptitude et qui n'en a pas même le rudiment, invoque naïvement dans son livre une théologie qui changerait en dogmes ses erreurs. Esprit physiologiquement religieux, tourné de tendance primitive et de tempérament vers les choses de la contemplation intellectuelle, métaphysicien et presque mystique, l'auteur de Terre et Ciel n'était point, par le fait de ses facultés, destiné aux doctrines de la philosophie moderne; mais, pour des raisons qu'il connaît mieux que nous et qu'il retrouverait s'il faisait l'examen de conscience de sa pensée, il n'a pu cependant y échapper. Il est le fils du XVIIIe siècle. Avec sa foi dans le progrès indéfini du genre humain, c'est une bouture de Condorcet. Mais—disons-le à son éloge!—le XVIIIe siècle, dont il procède, n'a pu lui donner ce mépris de brute pour les problèmes surnaturels qui distingue ses plus beaux génies. Dieu, l'âme, son essence et ses destinées, les hiérarchies spirituelles, etc., sont restés des questions pour Jean Reynaud, et des questions que le panthéisme contemporain ne résoud pas. En vertu de son genre d'intelligence, la notion théologique n'a donc pas été abolie en lui, mais seulement obscurcie et faussée. Et voilà justement ce qui a produit, sous la plume de ce philosophe singulier qui a le coup de marteau de la théologie, un chaos également monstrueux pour les théologiens et pour les philosophes! Voilà pourquoi il a mutilé, au nom de la théologie, le triple monde que la théologie enseigne, et qu'il le réduit à un seul dans son livre, malgré son double titre de Terre et Ciel!

En effet, pour qui sait l'embrasser et l'étreindre, ce livre, au fond, n'est autre chose qu'une mutilation et un renversement des idées chrétiennes. C'est notre Credo pris à rebours et fondé sur la pluralité des mondes éternels, sans royaume des cieux et sans enfer. Telle, en deux mots, la conception théologique du livre de Jean Reynaud; mais ce n'est pas tout au détail. L'auteur de Terre et Ciel a beau s'en défendre, il n'est réellement qu'un panthéiste de notre temps, sous les guenilles de tous les hérétiques de ce moyen âge contre lequel il se permet tant de mépris. N'oublions pas que son livre n'est, avant tout et après tout, qu'un essai de cosmologie... Parti du cosmos pour aller au cosmos, en passant sur le cosmos, l'auteur s'agite, mais stérilement, pour organiser plus qu'un cimetière... Le mot de Ciel est de trop dans le titre de son ouvrage, et la Terre même comme il la conçoit n'est pas la notion chrétienne de la terre. Ce n'est plus le lieu de l'expiation et de l'épreuve, le champ de mort d'où une chrysalide de cent cinquante milliards d'âmes doit un jour se déployer et s'envoler dans les cieux. Cette double notion de la terre et du ciel, la seule que puissent admettre également l'intelligence des penseurs et l'imagination des poètes, Jean Reynaud, théologien agrandi par la philosophie, l'a réputée mesquine, enfantine et débordée par ce triomphant Esprit humain, qui a le droit d'exiger mieux. Seulement, pour la remplacer, cette notion inférieure et grossière, l'éminent inventeur n'a trouvé rien de plus puissant que de ramasser, dans la poussière des rêves de l'humanité les plus rongés par les siècles et les plus transparents de folie, le système ruminé par l'Inde—cette vache de la philosophie—d'une métempsycose progressive, qui met l'homme aux galères à perpétuité de la métamorphose et son immortalité en hachis!

Au moins, pour expliquer de cette façon le problème surnaturel de l'homme et de sa destinée, pour revenir, en plein XIXe siècle,—après les travaux philosophiques de Hegel et de Schelling,—à ce risible système de la métempsycose, digne tout au plus d'inspirer une chanson au marquis de Boufflers ou à Béranger, qui l'a faite, fallait-il se sentir une force d'induction et de déduction irrésistible; fallait-il que la grandeur des facultés philosophiques sauvât la misère du point de vue que l'on ne craignait pas de relever. Et c'est ici qu'après la question du point de vue, général et dominateur, qui emporte l'honneur d'un livre en philosophie, devait se poser la question du talent et de ses ressources, qui couvre l'amour-propre de l'auteur. Eh bien, nous le disons en toute vérité et sans vouloir y faire de blessures, l'amour-propre de Jean Reynaud ne sera pas couvert! Une fois le fond du livre écarté, les qualités qui resteront pour le défendre n'imposeront point par leur éclat aux véritables connaisseurs. Et nous ne parlons pas encore ici de la forme la plus extérieure de ce livre, de sa conformation littéraire. Nous restons métaphysicien. En métaphysique, il sera très facilement constaté, par tous ceux qui ont l'habitude ou l'amour de ce genre de méditation, que les tendances de Reynaud sont plus vives et plus fortes que ses facultés.

Le traité de Terre et Ciel, qui résume toute sa vie intellectuelle, car il a été effeuillé dans des revues et des journaux depuis dix ans, ce traité, regardé comme un système à toute solution par un petit nombre de gens solennels et mystérieux qu'on pourrait appeler les Importants de la philosophie, est, qu'on nous passe le mot (le seul qu'il y ait, hélas! pour exprimer notre pensée)! un perpétuel coq-à-l'âne sur les relations du temps à l'éternité. Pour un métaphysicien, qui doit connaître les éléments de la science qu'il cultive et n'avoir pas de distractions, Jean Reynaud est entièrement étranger à la conception de l'éternité, ou, s'il la pose parfois, il l'oublie. C'est qu'au fond il n'a rien de net, de ferme, de péremptoire et d'arrêté dans l'esprit. Il patauge.

«L'infinité,—dit quelque part ce panthéiste malgré lui ou à dessein (lequel des deux?),—l'infinité est un des attributs de l'univers.» Mais l'infinité est le contraire de la mesure, comme l'éternité est le contraire du nombre! Des écoliers sauraient cela. Et voyez la singulière conséquence: si l'on met l'infini à la place de l'étendue, où pose-t-on l'axe du monde et que devient pour Jean Reynaud cette gravitation dont il est si sûr et si fier? Dans le chapitre de l'Homme, où le récit de la Genèse est culbuté par l'hypothèse, l'éternelle hypothèse du développement progressif de la vie et de «la création graduelle», Jean Reynaud méconnaît l'Absolu divin. Il semble ignorer que Dieu soit un acte pur, et ce que c'est même qu'un acte pur! Il s'imagine que Dieu, comme l'homme, a son chemin à faire et qu'il a besoin d'expérience... Ce manque de précision, qui, en métaphysique, se mue si vite en erreur ou s'étale si pompeusement en bêtise, on le signalerait à toutes pages dans le livre de Terre et Ciel si on ne craignait pas de fatiguer le lecteur par des citations trop abstraites.

Ainsi donc, en nous résumant, nous trouvons, à côté de la donnée vicieuse et puérile du livre de Jean Reynaud, des qualités métaphysiques d'un degré inférieur, sans pureté et sans force réelle, un langage trouble toujours et souvent contradictoire. Le traité de Terre et Ciel est une petite Babel bâtie par un seul homme. C'est la confusion des langues de plusieurs sciences, qui se croisent et s'embrouillent sous la plume pesante de l'auteur. Sa pensée ne domine pas tous ces divers langages et ne les fait pas tourner autour d'elle, avec leurs clartés différentes, dans la convergence de quelque puissante unité. Théologien de prétention malgré son caractère philosophique, théologien quiquengrogne en philosophie, il peut avoir beaucoup lu les théologiens catholiques, mais il n'a point de connaissances accomplies, lumineuses, en théologie; car, s'il en avait, aurait-il épaulé le système du progrès indéfini de Condorcet avec la métempsycose de Pythagore?... Aurait-il pu jamais adopter comme vrai ce système du développement progressif de la vie et de ses perpétuelles métamorphoses, qui parque l'homme sur son globe et applique à la création tout entière, à l'œuvre du Dieu tout-puissant, lequel a créé spontanément l'homme complet, innocent et libre, ce procédé de rapin qui, par des changements imperceptibles et successifs, se vante de faire une tête d'Apollon avec le profil du crapaud? Le sophisme épicurien, le plus compromis des sophismes grecs, qui donnait à la Divinité la forme de l'homme parce qu'on n'en connaît pas de plus belle, est le genre de preuves le plus familier de Reynaud. Ne comprenant jamais l'action divine que comme il comprend l'action humaine, l'auteur de Terre et Ciel se croit fondé à tirer une impertinente induction de nous à Dieu, et cet abus de raisonnement, qui revient dans son livre comme un tic de son intelligence, produit pour conséquence de ces énormités qui coupent court à toute discussion. Pour n'en citer qu'un seul exemple, Jean Reynaud exige la pluralité des mondes ou il n'admet pas Dieu, parce que (ajoute-t-il avec un sérieux qui rend la chose plus comique encore), sans la pluralité des mondes, Dieu est évidemment «lésé dans son caractère de créateur». On conçoit, n'est-il pas vrai? qu'après des affirmations de cette nature un homme sensé ne discute plus.

Nous avons, nous, à peine discuté. Nous ne pouvions, ni pour le public ni pour nous, ni pour le livre même dont il s'agit, l'examiner dans le détail trop spécial, trop technique, des nombreuses questions qu'il soulève; mais le peu que nous avons dit suffira. Si ce singulier traité de philosophie religieuse, qui essaie de renverser tous nos dogmes, sans exception, sous l'idée chimérique des transformations éternelles et successives de l'humanité et sous un panthéisme plus fort que l'auteur et qui le mène et le malmène; si ce traité brillait au moins par une exposition méthodique, nous aurions pu donner le squelette de ce mastodonte de contradictions et d'erreurs. Mais Jean Reynaud n'a point de méthode. Son livre de Terre et Ciel est une conversation, à bâtons rompus, entre un philosophe théologien de l'avenir,

C'est moi-même, messieurs, sans nulle vanité!

et un pauvre théologien catholique (et je vous demande si le catholicisme est bien représenté!), lequel laisse passer fort respectueusement toutes les bourdes, dirait Michel Montaigne de l'auteur de Terre et Ciel, absolument comme on laisse passer, en se rangeant un peu, les boulets de canon auxquels il est défendu de riposter. Vieux livre sous une peau nouvelle, l'ouvrage de Jean Reynaud a emprunté jusqu'à sa peau. En effet, c'est l'opposition et la caricature de ces Soirées de Saint-Pétersbourg dans lesquelles l'auteur esquive aussi la difficulté d'une exposition méthodique par cette forme trop aisée du dialogue, mais, du moins, en sait racheter l'infériorité par l'éclat de la discussion, le montant de la repartie, la beauté de la thèse et de l'antithèse et une charmante variété de tons, depuis la bonhomie accablante du théologien jusqu'à la sveltesse militaire; depuis l'aplomb du grand seigneur qui badine avec la science comme il badinerait avec le ruban de son crachat jusqu'au génie de la plaisanterie comme l'avait Voltaire. Malheureusement l'esprit de Jean Reynaud n'a pas, lui, toutes ces puissances. Il est monocorde, et la corde sur laquelle il joue n'est pas d'or. Ses longues dissertations dialoguées, que ne brise jamais le moindre mot spirituel, manquent profondément de vie, d'animation, de passion enthousiaste ou convaincue, et elles nous versent dans les veines je ne sais quelle torpeur mortelle. On dirait le procédé Gannal appliqué à notre esprit tout vivant. Désagréable sensation! Au milieu de cette logomachie théologique, si incroyablement obstinée et dans laquelle pourtant exclusion est faite des miracles, de la virginité, des sacrements, de l'idée de famille, il n'y a de clair, pour qui sait voir, que la haine de Jésus-Christ sous le nom de moyen âge. Seulement cette haine entortillée, insidieuse, nous fait payer par un ennui à nous déformer la figure les embarras de la pensée de l'auteur. Ah! qu'on aimerait mieux un peu de passion franche, et, comme disait Shelley, l'athée, «que le serpent, une bonne fois, se dressât sur sa queue et sifflât tous ses sifflements». Au lieu de ces longueurs indécises, de ces toiles d'araignée philosophiques, de cette mosaïque de filandreuses dissertations, qui se lèvent par plaques sous les pieds de l'esprit et qui en retardent la marche, qu'on aimerait mieux quelques lignes de conclusion, nettes et courageuses, les articles (enfin arrêtés) du Symbole de la philosophie, de ce Symbole qu'on nous jetterait à la tête, à nous les arriérés, comme les Apôtres eurent autrefois l'impudence sublime de jeter le leur, en bloc, à la tête du genre humain!

Mais rien de tout cela. Le livre de Jean Reynaud est et reste tout simplement une hypothèse, qu'on propose, mais qu'on n'impose pas... Ils savent très bien risquer le faux, les philosophes, mais ils ne sont jamais assez sûrs que le faux qu'ils risquent est le vrai pour avoir l'aplomb d'en faire un symbole. Ceci n'est réservé qu'aux prêtres. Nous l'avons dit déjà, ce traité de Terre et Ciel, qui n'a de grave que le ton, agrandit vainement et cache mal, sous le trompe-l'œil des détails scientifiques, une théorie qui, réduite à ses plus simples termes, n'est que ridicule et... immorale; car voilà son côté sérieux! La métempsycose, ou la transformation successive de l'humanité, emporte la morale humaine dans sa visible absurdité. Si cette transformation qui recommence toujours est en effet la loi du monde, tous les crimes et même l'assassinat ne sont plus que des dérangements de molécules qui sauront toujours bien se reconstituer, et l'affreux poète du suicide avait bien raison quand il chantait:

De son sort l'homme seul dispose!
Il a toujours, quand il lui plaît,
Dans la balle d'un pistolet,
La clef de sa métamorphose!

Telle est la conclusion que les hommes pratiques tireront de la doctrine du philosophe. Assurément, on doit espérer que de si dégradantes conséquences, une fois seulement indiquées, diminueront un peu dans l'opinion l'importance que le parti philosophique antichrétien veut créer au livre de Jean Reynaud.

Et qu'on nous permette d'ajouter encore un dernier mot.

Quand on s'élève à une certaine hauteur, il n'y a plus que deux sortes de livres,—deux grandes catégories, dans lesquelles tous les genres et tous les sujets peuvent rentrer: les livres faits par l'observation et les livres faits par la rêverie. Observation et rêverie, voilà les tiges-mères de toutes les familles de l'esprit humain. Eh bien, ni comme observateur ni comme rêveur Jean Reynaud n'occupera une place élevée dans la hiérarchie des intelligences de son temps! Tout au plus donnera-t-il le bras à Pierre Leroux, l'auteur de l'Humanité, avec lequel il a plus d'une analogie, et s'en iront-ils tous deux à la fosse commune de l'oubli. Observateur nul, puisque son système n'est qu'une induction, et rien de plus, il choque profondément en nous la faculté qui a soif de réalités et de vérité, mais il n'intéresse pas l'imagination davantage. Quand on a lu cet immense volume d'hypothèses sur la pluralité des mondes éternels, savez-vous à quoi l'on retourne pour se délasser d'une telle lecture?... Aux historiettes astronomiques de Fontenelle et aux gasconnades de Cyrano de Bergerac.

DONOSO CORTÈS[6]


I

Intellectuellement, c'est une frégate à la mer que la publication de ces œuvres[7] de Donoso Cortès. Chargés de vérité et, pour ainsi parler, pavoisés des couleurs d'un grand talent, dont le caractère est l'éclat, ces trois volumes, comme le vaisseau que montait l'aïeul de Cortès pour aller à la conquête d'un monde, s'en vont à la conquête des âmes, qui sont aussi des mondes, et peut-être plus difficiles à conquérir... Quelle que soit leur destinée, c'est un service rendu à l'Église que d'avoir pensé à les traduire et à les publier dans cette langue française qui n'est pas seulement, comme on l'a dit, la langue de la diplomatie et de la philosophie, mais qui est plus qu'une autre la langue de la propagation et de la foi.

Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, est un des écrivains catholiques les plus éminents de ces dernières années. Il a laissé, presque dès son début, des traces trop vives et trop profondes dans l'opinion contemporaine pour qu'on pût oublier de réunir les écrits dus à cette plume brillante que la mort a si tôt brisée, et qu'il eût brisée lui-même s'il avait vécu davantage, tant elle satisfaisait peu son âme sainte! D'un bien autre génie que Silvio Pellico, mais d'une humilité non moins touchante, le marquis de Valdegamas avait plus de confiance dans une dizaine de chapelet, dite d'un cœur fervent, que dans tous les étalages de la pensée. Et il avait raison! Mais ses amis qui le publient aujourd'hui n'ont pas tort pourtant de le publier. Ils savent que Dieu, pour traverser les cœurs, met dans nos carquois toutes sortes de flèches, et que la flèche du talent pénètre encore après les plus perçantes,—celles de la prière et de la charité!

Du reste, catholiques avant tout, ils n'ont point publié les œuvres complètes du marquis de Valdegamas. Ils ont laissé la littérature de l'homme exclusivement littéraire (Donoso Cortès l'avait été un moment), et ils n'ont pris dans ses travaux que ce que le catholicisme a animé de son inspiration toute-puissante. Ils se sont donc strictement renfermés dans l'œuvre catholique de Donoso, trouvant le reste de peu de signifiance, même pour sa gloire. En cela, ils ont sainement jugé.

Donoso Cortès, cet écrivain incontestablement supérieur par un talent qui touche au premier ordre, cet orateur qui a poussé ces deux ou trois discours dont l'air que nous avons autour de la tête vibre encore, l'illustre Donoso Cortès, disons-le brutalement, ne serait rien sans le catholicisme, et ce n'est pas, certes! pour l'abaisser que nous disons cela. Resté l'homme des pensées du temps, il ne se serait jamais beaucoup élevé au-dessus de la fonction vulgaire d'un médiocre littérateur. Piètre destinée! Mais, avec le catholicisme, son génie a commencé dans son âme. C'est le catholicisme qui lui a créé une pensée. Il a reçu la langue de feu... Il ne l'avait pas!

II

Et la preuve, elle est ici, dans ces œuvres qui ne sont pas complètes, mais choisies. Trop facile à donner si nous examinions l'intégralité des écrits de Donoso Cortès, cette preuve ne brille que mieux en ces œuvres partielles, réunies par ces deux sœurs pieuses, l'admiration et l'amitié. Les éditeurs de Donoso ont publié, avec son ouvrage principal: l'Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, qui a fixé sa gloire et qui la gardera, beaucoup de discours, d'articles de journaux, de lettres datées de diverses époques, et il en est plusieurs de celles-là où, comme tant de ses contemporains, Donoso Cortès, trop fort d'esprit pour n'avoir pas le respect du catholicisme, reculait encore devant la pratique, cet effroi des lâches, sans laquelle il est impossible au penseur le plus fort de se justifier tout son respect.

Eh bien, quoique tous ces écrits portent, à des degrés différents, la marque de ce catholicisme qui finit par s'emparer complètement de Donoso Cortès et le fit naître à force de le féconder, il saute aux yeux que les plus faibles catholiquement de ces écrits sont, au point de vue du talent seul, d'une faiblesse plus que relative!... On voit, clair comme le jour, à travers ces écrits, ce qu'aurait été toute sa vie Donoso Cortès sans ce catholicisme maîtrisant et transfigurateur qui fut le ciel pour son talent. Il serait, sans nul doute, resté, en toutes choses, l'homme de l'incroyable jugement sur Talleyrand de La France en 1842, et cet homme était un rhéteur. Il n'y a qu'un rhéteur, en effet, et un rhéteur de la pire espèce, qui puisse comparer Napoléon et Talleyrand, et mettre Talleyrand au-dessus de Napoléon!

Oui! cette tache de la rhétorique se serait étendue sur toute la pensée, et la taie eût bientôt couvert l'œil. Cet esprit, né brillant, n'aurait bientôt plus résisté à la tentation d'une seule antithèse. La solidité ne serait pas venue, ni la force simple ni la sincérité. Le talent de nature aurait grandi, plus ou moins mensonge ou caresse; le talent de grâce n'aurait point paru. Nous aurions eu dans tout son développement le rhéteur qui est au fond—tout au fond—du talent de Donoso Cortès; car il y est, le rhéteur,—plus ou moins doué, plus ou moins puissant, ce n'est pas la question!—mais il y est. Malgré la grâce du catholicisme, la Critique l'y voit encore sous cette grâce qui a tout dompté.

Donoso Cortès est du pays des grands rhéteurs, Sénèque, Lucain et Gongora. Il l'est aussi, même quand il croit et veut le moins l'être, même quand il insulte la beauté littéraire: «J'ai eu—dit-il dans une lettre à Montalembert—le fanatisme de l'expression, le fanatisme de la beauté dans les formes, et ce fanatisme est passé... Je dédaigne plutôt que je n'admire ce talent qui est plus une maladie de nerfs qu'un talent de l'esprit...» ce qui est assez insolent et assez faux, par parenthèse. Et au moment même où il écrit cela, sans transition et comme pour se punir, il ajoute ce mot de rhéteur inconséquent, de rhéteur incorrigible, qui tout à coup reparaît: «Les formes d'une lettre ne sont ni littéraires ni belles». Misérable axiome de rhétorique, non moins faux!

Et pourquoi ne seraient-elles pas belles?... Mais laissons là ces dédains factices qui n'ont pas le droit d'exister. Le catholicisme, cette source sublime d'inspiration, a donné à Donoso Cortès une assez belle forme pour qu'il ne puisse la dédaigner sans affectation ou sans injustice, et il ne la lui a donnée qu'à la condition d'élever, d'épurer, de grandir toutes les forces de sa pensée; car la pensée et la forme ne se séparent pas. Elles sont congénères et consubstantielles. L'homme ne se dédouble pas. Il y périrait. Les rhéteurs seuls ont pu inventer cette platitude du vêtement et du corps, pour dire le style et la pensée. Mais où cela s'est-il vu? Pour notre part, nous ne croyons pas plus à l'écrivain sans pensée qu'au penseur sans style... Kant lui-même a du style, quand, par rareté, il a raison.

III

Donoso Cortès, qui a toujours raison quand il est entièrement catholique, est donc un grand écrivain dont la Critique est appelée, aujourd'hui qu'on publie ses œuvres, à dire les défauts et leur étendue, les qualités et leur limite. Son mérite le plus net, à nos yeux, le plus grand honneur de sa pensée, c'est d'avoir ajouté à une preuve infinie; c'est, après tant de penseurs et d'apologistes qui, depuis dix-huit cents ans, ont dévoilé tous les côtés de la vérité chrétienne, d'avoir montré, à son tour, dans cette vérité, des côtés que le monde ne voyait pas; c'est, enfin, d'avoir, sur la chute, sur le mal, sur la guerre, sur la société domestique et politique, été nouveau après le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces imposants derniers venus! La vérité a des fonds de sac étonnants et inépuisables. On croit que c'est la fin, et voilà que tout recommence, sans se répéter!

Ce que le comte de Maistre et le vicomte de Bonald firent contre les erreurs de leur temps, le marquis de Valdegamas l'a fait contre les erreurs du sien, et il l'a fait avec des qualités tout à la fois semblables aux leurs et différentes... L'un (le comte de Maistre) était un grand esprit intuitif; l'autre (le vicomte de Bonald) un grand esprit d'enchaînement. Donoso Cortès a bien parfois l'aperçu de Joseph de Maistre, mais cet aperçu n'arrive pas chez lui, comme chez de Maistre, pareil à un trait de lumière qui part du fond de la pensée, au rayon visuel qui jaillit du centre de l'œil. C'est lui plutôt, Donoso, qui arrive à l'aperçu comme à une lumière en dehors de sa pensée, et, à force d'aller vers elle, de raisonnement en raisonnement.

On pourrait dire de Donoso Cortès qu'il a de l'aperçu par développement, tandis que pour de Maistre l'aperçu point d'abord et le développement vient ensuite, s'il en est besoin. Pour cette raison même, Donoso Cortès a certainement autant de logique que de Bonald. Il y a plus: on peut affirmer que c'est la logique, entre toutes les puissances de son esprit, qui lui fait sa supériorité absolue. Il en a les formes rigides et souples, l'enthymème, l'énumération, le sorite. C'est toujours enfin de la pure logique qu'il tire, lorsqu'elle est belle, toute la beauté de sa pensée. Soit donc qu'il fasse acte d'écrivain à tête reposée ou d'orateur s'exprimant dans un parlement, Donoso Cortès est partout et surtout un formidable logicien, et tellement logicien qu'il ne craint pas d'être scolastique par la forme, car il a assez d'expression à son service pour ne jamais paraître sec.

Il a, en effet, les dons du génie espagnol. Il en a la solennité, qui est l'emphase contenue. Il en a la pompe, l'harmonie, le nombre, la plénitude, la sonorité. C'est un large cours de pensées que ses pensées, enchaînées les unes aux autres comme les flots aux flots, mais auxquelles il faut de la place. Il faut à Donoso Cortès de l'espace pour rouler son fleuve! Il n'a pas le monosyllabe, la paillette qui fait du fleuve un Pactole, la pointe acérée et étincelante, ce clou d'or, quand il n'est pas de diamant, qu'avait Joseph de Maistre, et qu'il fichait si bien, de sa main spirituelle, entre les blocs carrés et lisses de son style au ciment romain.

Le style d'un homme, lorsque cet homme n'est pas assez fort pour le faire avec sa seule manière de sentir, a ses origines. Pascal, par exemple, c'est Montaigne, plus la manière de sentir de Pascal, et cette manière, c'était l'épouvante, l'effarement, le cabrement devant l'abîme. L'origine du style de Donoso Cortès est saint Augustin dans ses Confessions. Saint Augustin l'attire par sa tendresse, la grande qualité de son esprit et de son âme. Il l'attire aussi par son défaut peut-être, car saint Augustin, sous les magnificences de son génie, comme Donoso Cortès sous le sien, cache son atome de rhéteur.

IV

Tel nous trouvons en ces trois volumes le talent du marquis de Valdegamas. Plus oratoire que littéraire, Donoso Cortès a, même lorsqu'il s'efforce d'être didactique, comme dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, les aspirations, les apostrophes, le mouvement et le redoublement antithétique. Il a de l'orateur: Il doit avoir lu immensément les sermonnaires. Il a les grands mots oratoires qui une fois dits ne s'oublient plus: «Ou un seul homme—dit-il un jour—suffirait pour sauver la société: cet homme n'existe pas; ou, s'il existe, Dieu dissout pour lui un peu de poison dans les airs!» Un autre jour: «Dieu a fait la chair pour la pourriture, et le couteau pour la chair pourrie.» Et encore: «Où que l'homme porte ses pas, il la rencontre (la douleur), statue muette et en larmes, toujours devant lui!» Rappelez-vous ce qu'il dit une fois de Sainte-Hélène: «Napoléon, le maître du monde, devait mourir séparé du monde par un fossé dans lequel coulerait l'Océan.» Il parle quelque part de je ne sais quelle doctrine indigne de la majesté de l'absurde.

Un peu plus, il serait déclamateur; mais il s'arrête à temps et le goût est sauvé. Du reste, rarement fin, et ceci l'honore... La finesse de l'esprit n'est souvent qu'une ressource de sa lâcheté. Donoso est le courage même. Il a la foi de ce qu'il dit, et il ne se baisserait pas d'une ligne pour ramasser tout un monde de popularité si Dieu le mettait à ses pieds.

C'est le contraire d'un autre éclatant, de Chateaubriand, sur lequel il l'emporte par la pureté, le calme et la beauté de l'âme, s'il ne l'emporte pas par la beauté de son génie. Il se soucie peu de la gloire. «Je ne veux pas que mon nom résonne—dit-il dans une de ses lettres;—je ne veux pas que les échos le répètent et qu'il retentisse sur les montagnes. Il n'est pas en mon pouvoir d'empêcher mes adversaires de le prononcer, mais je suis résolu à empêcher mes amis de le faire, et c'est le but de cette lettre.»

Et lorsqu'il écrit cela il est très vrai. Il est conséquent à ce qu'on trouve partout, à mainte page de ses œuvres: «L'idéal de la vie,—dit-il,—c'est la vie monastique. Ceux qui prient pour le monde font plus que ceux qui combattent.» Et, en effet, lui, l'ambassadeur qui n'a jamais fait comme Chateaubriand, ce fat d'affaires, ce porteur d'empire sur le bout du doigt, ennuyé à la mort si on l'en croyait et lassé de ce faucon qui pèse si peu au poing du génie, il allait, lorsque la tombe le prit, quitter simplement ses costumes de palais, qu'il n'appelle nulle part des guenilles, et revêtir une soutane. Dieu ne le permit point; il lui gardait un autre autel à desservir. Il l'appela et en fit son prêtre... pour l'éternité, dans les cieux!

V

Nous avons dit que l'ouvrage principal de Donoso Cortès, le seul qui lui gardera dans la postérité cette gloire à laquelle il ne tint point durant sa vie, était son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, et c'est même le seul ouvrage régulièrement composé qu'il ait laissé parmi ses œuvres. Turbulences dans un temps turbulent, cris éloquents poussés sous la pression des circonstances, les autres écrits de Donoso Cortès, discours, articles de journaux ou lettres, ne sont pas des livres à proprement parler et dont la Critique puisse donner l'anatomie.

On les lira encore quelque temps, puis ils tomberont des mains, ne laissant dans les esprits d'autre impression que l'impression du bruit qu'ils firent, et ce sera bientôt effacé. Les journalistes et les orateurs sont plus mortels que les autres hommes. Ils se résolvent mieux et plus vite en poussière. Voix de la bouche, voix de la plume, qui se sont fiées à l'air, à cette petite bouffée de vent dans laquelle elles ont parlé... Le vent ne les trahit pas, et il les emporte! Quoiqu'il ait eu, comme orateur, ses deux à trois moments sublimes, Donoso Cortès, ni dans le journal ni à la tribune, n'a été un de ces voyants à distance, qu'on nous passe le mot! un de ces prophètes de longueur qu'il faut forcément être si, comme orateur ou comme journaliste, on a la prétention, que je trouve un peu forte, de ne pas mourir.

Dans ses Lettres sur la France en 1851, il parcourt, jour par jour, le cercle que toutes les intelligences de ce temps, quand elles n'étaient pas folles, ont pu parcourir; mais je ne vois rien là de prédominant et de supérieur.

Les événements lui donnent dans les yeux de leur impalpable cendre de chaque jour et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n'ont pas l'immobilité de celles de l'aigle. Lorsque ailleurs, je crois, sur cette immense et noire tenture de mort dans laquelle il voit l'Europe enveloppée (et qui l'est... peut-être), il se mêle de découper de petites prophéties spéciales, il ne réussit pas. Il manque son coup: «Si la Russie—dit-il—entre en Allemagne, il n'y a plus qu'à accepter, en y ajoutant le mot de Napoléon: L'Europe sera républicaine ou cosaque... si elle n'est catholique», et pourtant rien de tout cela n'est arrivé. La peur, comme l'espoir, voit plus grand que nature.

Le vieux monde s'est rassis sur ses vieux fondements, et ç'a été tout. Évidemment, la gloire vraie de Donoso Cortès n'est point dans des perspicacités de cet ordre. Elle est ailleurs, et c'est dans son Essai sur le catholicisme qu'il faut la chercher.

Elle est aussi dans cette philosophie de l'histoire qu'on trouve, dès 1849, dans la lettre, datée de Berlin, à Montalembert, et qui est d'ailleurs la vue génératrice de toutes les vérités de l'Essai, lesquelles sont nombreuses. Cette vue exprimée et développée déjà par Donoso Cortès, et qu'il démontre, à savoir: le triomphe naturel du mal sur le bien, et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal, par le moyen d'une action directe personnelle et souveraine, n'avait jamais été formulée avec cette plénitude et cette vigueur. C'est dans la radieuse clarté de cette vue complète que Donoso écrivit l'Essai, qui est tout ensemble la plus profonde apologie du dogme catholique et une attaque contre les doctrines contemporaines dont le but est d'abattre ce dogme et de le ruiner.

Pour Donoso Cortès comme pour Blanc-Saint-Bonnet (une autre gloire catholique qui se fait présentement devant Dieu, et qui, un jour, saisira l'attention des hommes), la théologie est la seule science qui explique l'histoire, qui la prépare et puisse la gouverner, et il le prouva en en appliquant les notions à tous les problèmes soulevés dans son livre. Là il déposa tout son effort, toute sa force, et sa vie presque. Il mourut, en effet, quelque temps après qu'il eut fini ce livre, qu'on mettra désormais entre les Soirées de Saint-Pétersbourg et les Recherches philosophiques de l'auteur de la Législation primitive;—à côté, mais un peu au-dessous des Soirées; à côté des Recherches, mais aussi un peu au-dessus.

Avec son seul livre de l'Essai, le marquis de Valdegamas s'est placé entre le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, qu'on pourrait presque appeler les Pères laïques de l'Église romaine. On s'en souvient, ils avaient, au XVIIIe siècle, mis partout leurs trois dieux: Voltaire, Rousseau et Franklin, qu'ils appelaient le Flambeau de l'humanité, dans le style du temps, sérieux et comique, déclamatoire et plat.

Nous, catholiques du XIXe siècle, nous n'avions à opposer aux trois colosses de la philosophie que deux hommes de hauteur, qui en valaient bien trois, il est vrai: de Maistre et de Bonald; mais il nous manquait le troisième. A présent, nous l'avons, et ce sera Donoso Cortès.

Dans cette réplique d'un siècle à un autre par ses plus grands hommes, le comte de Maistre,—avec son esprit merveilleux, si aristocratique, si français, et ce don de plaisanterie charmante qui était comme la fleur de son profond génie,—le comte de Maistre tient naturellement la place de Voltaire, et c'est bien le Voltaire du catholicisme, en effet. Bonald, qui en est le Montesquieu, Bonald, éloquent à force de dialectique, s'y oppose vivement à Rousseau, et, chose singulière et piquante! Donoso Cortès, du pays du Cid et de sainte Thérèse, Donoso Cortès, qui a mis toutes les sciences de la terre aux pieds de la théologie, y fait vis-à-vis et contraste au naturaliste Franklin!

VI

Les œuvres choisies de Donoso Cortès sont précédées d'une introduction de Louis Veuillot, qui, comme il nous l'apprend, fut l'ami du marquis de Valdegamas. Cette introduction est de la placidité pleine de force qu'ont les chrétiens quand ils regardent deux choses tristes:—le monde et un tombeau. Elle n'a point de chétive petite mélancolie.

Le monde ne sut point assez ce que valait Donoso Cortès, et Veuillot l'a dit tranquillement, sans rien surfaire. Au premier rang de ce monde par les titres et les relations, Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, n'y exerça pas toute l'influence à laquelle, de talent et d'âme, il avait droit, et la faute en fut justement au monde de ce temps, haïsseur de toute vigueur et de toute vérité complète. Il fallait à un homme comme Donoso Cortès l'époque de Ximenès, et Ximenès même pour ministre. Il ne l'eut point, et, comme tant d'autres, il vint trop tard. Mais n'admirez-vous pas cette louange amère? Le plus grand honneur qu'on puisse faire aux hommes du XIXe siècle, c'est de supposer qu'ils n'en sont pas!

SAISSET[8]


I

L'Essai de philosophie religieuse d'Émile Saisset veut à toute force être modeste. C'est une composition très travaillée en modestie. On s'attendait peu à ce ton, agréable du reste, et convenable surtout, de la part de Saisset, un des diacres de Cousin, qui proclamait, il y a peu d'années, que les philosophes «étaient désormais les seuls prêtres de l'avenir,» et cela avec le contentement fastueux d'un homme qui en tenait sous clef tout un petit séminaire. Saisset, professeur, et, si je ne me trompe, suppléant de Cousin, lequel, lui, a donné sa démission de philosophe entre les mains des dames et est entré dans les pages de madame de Longueville, Saisset a baissé infiniment de note depuis le temps où il se croyait un prêtre et, qui sait? peut-être un évêque des temps futurs. Sa religion de l'avenir lui paraît, en ce moment, fort menacée, et son livre est un cri d'alarme; mais un cri d'alarme discrètement poussé, car tout est discret dans Saisset: le ton, le talent, et même la peur.

Il a peur, en effet. Et il y a de quoi. La philosophie qu'il adore (sic) est cernée et va mourir un de ces jours, non pas, comme Constantin Paléologue, au centre d'un monceau d'ennemis circulairement immolés autour d'elle, car la philosophie de Saisset n'a jamais tué personne: elle n'est meurtrière que de vérité; mais elle va mourir au milieu d'ennemis chaque jour plus nombreux, plus prompts aux coups et plus puissants... Parmi eux, bien entendu, le catholicisme est là qui la presse, et non pas seulement le catholicisme farouche, haineux, théocratique et rétrograde, que hait modestement Saisset, mais le doux, le rationnel, le tolérant, que les prêtres des temps futurs souffrent auprès d'eux en attendant leur propre ordination définitive. Il est assez simple et assez naturel que le catholicisme soit contre la philosophie, qui veut lui succéder. Mais voici plus étonnant et plus terrible. La philosophie est attaquée par la philosophie elle-même. Ses parricides entrailles se retournent contre elle. Tu quoque, fili! Elle est frappée par son fils Brutus. Le fils Brutus de la philosophie est le panthéisme, et ce fils Brutus mérite bien son nom. Il est brute et brutal.

Et, de fait, le panthéisme, vous dira Émile Saisset, est en train de devenir tout à l'heure la philosophie universelle de l'Europe. Que l'Europe le sache ou l'ignore, qu'elle en soit consciente ou inconsciente, elle est en lui, il est en elle, il est partout! Il est dans les penseurs, il est dans les artistes, il est même dans les femmes, qui croient à la substance et plaisantent... panthéistiquement! La France fut assez jeune, dans le temps que Cousin n'était pas encore dans les pages de madame de Longueville et commissionnait pour le compte de la philosophie française, la France fut assez naïve (ce n'est pas là pourtant son habitude, mais c'était la France philosophique, il est vrai,) pour accepter comme une merveille exotique les germes de l'hegelianisme rapportés pieusement dans le chapeau ou sous le chapeau de Cousin, et cette fleur a donné ses fruits. Qui a goûté du Proudhon, du Taine, du Renan, du Vacherot, les connaît, ces fruits germaniques, cultivés par des mains françaises sur un sol français. Ce n'est pas bon, mais c'est demandé, et la philosophie telle que l'enseigne Saisset commence à ne plus placer ses produits. Ils paraissent insuffisants, fades et même fadasses, aux goûts développés et à la fureur d'un temps dépravé. Il y a des choses qui font trembler Saisset. L'accroissement de la personnalité qui s'en va monstrueux, la rage universelle de jouir, et tout de suite encore! enfin l'activité de l'esprit aiguillonnée, exaspérée par cette rage de jouir, voilà ce que ne saurait diminuer, apaiser ou contenir la philosophie, un peu vieillotte, maintenant, pour ce faire, qu'on appelle proprement la philosophie française, celle-là qui sortit de Descartes,—lequel, lui, ne sut jamais sortir de lui-même!—qui fit un jour sa grande fredaine de Locke, mais qui s'en est repentie quand elle fut sur l'âge, plus morale en cela qu'une de ses amies, la grand'mère de Béranger.

Eh bien, cette philosophie est-elle irrémédiablement finie? Doit-elle définitivement céder la place, l'influence et l'empire, au catholicisme, qui nous ramènera au moyen âge ou au panthéisme, qui nous amènera un âge comme l'histoire n'en a pas encore vu? Car la question se débat, selon Saisset, entre ces deux alternatives: «Il n'y a que deux espèces de penseurs conséquents,—dit-il textuellement à la page XXV de son introduction:—ceux qui nient la raison, la science et le progrès et veulent le retour de la théocratie du moyen âge, et ceux qui veulent une reconstitution radicale de la société et de la vie humaine.» Pour lesquels nous prononcerons-nous?...

Après ces paroles et la question ainsi posée, qui ne croirait que Saisset a choisi? Qui ne croirait qu'il est un de ces radicaux courageux, un de ces panthéistes qui semblent les progressistes réels en philosophie, puisqu'ils sont les derniers venus? Et cependant, non! il ne l'est pas. Loin de choisir, il se dérobe. Bien loin d'être une déclaration de panthéisme, le livre est, au contraire, une discussion en forme contre le panthéisme et une doctrine élevée à côté pour échapper aux conclusions envahissantes de ce fléau qui s'étend toujours. Entre les théocrates du moyen âge et les terribles séculiers de l'avenir, qui a donc pu retenir Saisset et lui faire tracer une tangente par laquelle il se sauve des uns et des autres? Cela est curieux, mais cela doit être certainement la théocratie à son usage, cette théocratie philosophique qui n'est pas rétrograde, celle-là, et qu'il a rêvée pour lui et pour ses amis. Il ne veut pas manquer sa prêtrise. Il ne lâche pas sa part de troupeau, et son livre, intitulé Essai de Philosophie religieuse[9], n'a pas d'autre sens que celui-là, sous ses formes d'une simplicité piperesse et d'une modestie qui prouve qu'on n'a plus la puissance, car l'humiliation n'est pas l'humilité!

II

Mais, si Saisset a vu très juste dans les circonstances contemporaines, et si la question morale et intellectuelle du monde doit s'agiter entre les conséquents du catholicisme et les conséquents du panthéisme, a-t-il vu également juste en croyant possible d'établir, ou, pour parler aussi modestement que lui, de pressentir une troisième solution à introduire, en catimini, sous les regards de l'opinion, avec des patelinages de plume qui montrent au moins de la souplesse dans son talent? Si la question philosophique du temps présent est, comme il l'a dit et comme je le crois, la question de la personnalité divine; si, au terme où est arrivé l'esprit humain, il faut, de rigueur, être pour l'homme-Dieu tel que la religion de Jésus-Christ nous l'enseigne, ou pour le Dieu-homme tel que l'établit Hegel, Saisset, qui veut bien du sentiment chrétien, mais qui ne veut pas de la religion chrétienne, et qui, non plus, ne veut pas du panthéisme, qu'il hait comme un voleur d'héritage parce qu'il le priverait de la succession sur laquelle il a compté, Saisset, à qui je ne demanderai pas plus qu'il ne peut me donner, a-t-il fait, du moins, dans son Essai de philosophie religieuse, pour le compte de la personnalité divine, quelque découverte qui fasse avancer cette question?

Je viens de lire cette longue méditation cartésienne, faite les yeux fermés et les mains jointes avec les airs de recueillement d'un philosophe en oraison, dans l'in pace de la conscience, dans le silence profond de la petite Trappe psychologique que tout philosophe porte en soi pour y faire des retraites édifiantes de temps en temps et s'y nettoyer l'entendement, et, je l'avoue, je n'y ai rien trouvé qui m'éclairât d'un jour inconnu et fécond la personnalité divine que nous autres catholiques nous savons éclairer du jour surnaturel de la foi.

Et il y a plus! je n'ai trouvé, dans cet Essai de philosophie religieuse, ni philosophie ni religion, car le déisme n'est pas plus une religion que le spiritualisme n'est une philosophie, et le mot même d'essai n'est pas plus vrai que le reste avec sa modestie, car un essai suppose qu'on s'efforce à dire une chose neuve, et l'auteur en redit une vieille dont nous sommes blasés, tant nous la connaissons!

En effet, Saisset, dans ce livre nouveau, quoiqu'il soit imité de Descartes, est éternellement le Saisset de la Revue des Deux Mondes et des Essais sur la religion et la philosophie au XIXe siècle. Les philosophes ont bien parfois des velléités de transformation, mais ils ne réussissent guères à s'enlever de la glu d'idées dans laquelle ils ont été pris une fois, et leur pensée y reste prise. L'englument éclectique n'a point manqué à Saisset. Il ne s'en retirera jamais. L'éclectique qu'il fut dans sa jeunesse, il l'est encore. Philosophiquement, comme tous ses pareils, les éclectiques du commencement du siècle, faits par Cousin à son image, il a toujours eu un petit bagage d'idées fort léger. Comme les éclectiques, ces emprunteurs à tout le monde, il les doit, ses idées, à Descartes, à Leibnitz ou à Reid, et cela s'appelle la progression des êtres, le grand optimisme, la liberté humaine, la Providence et l'étude des faits de conscience; et voilà la valise faite de Saisset et de ces messieurs!

Eh bien, aujourd'hui que cette philosophie court-vêtue et en souliers plats, et fort plats,—comme la Perrette, portant sur sa tête son pot au lait, dans la fable,—aujourd'hui que cette philosophie a une peur blême pour ce pot au lait qui va tomber peut-être, Saisset a-t-il au moins ajouté quelque chose à son poids pour en assurer l'équilibre? Y a-t-il mis le poids d'une idée de plus, et n'est-ce pas sans cesse le même ballonnage de spiritualiste et de providentiel, qui ne leste rien, n'assure rien et titube toujours?...

Son livre est divisé en deux parties: la première est l'histoire discursive et critique des philosophes antérieurs et contemporains et de leurs systèmes: Descartes, Malebranche, Spinoza, Newton, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et, dans un temps où la philosophie n'est plus que l'histoire de la philosophie, cette partie du livre, dans laquelle il y a l'habitude des matières traitées qui singe assez bien le talent, se recommande par l'intérêt d'une discussion menée grand train et avec aisance; mais, d'importance de sujet, elle est bien inférieure à cette seconde partie où l'esprit s'attend à trouver, contre toutes les erreurs et les extravagances signalées par l'auteur dans toutes les philosophies, un boulevard doctrinal solide, et s'achoppe assez tristement contre ces infiniment petits philosophiques: le déisme de la psychologie et ses conséquences inductives et probables,—ce déisme dont Bossuet disait, avec la péremptoire autorité de sa parole, «qu'il n'est qu'un athéisme déguisé»! Avouez que c'est là une puissante manière de fortifier aux yeux des hommes la personnalité de Dieu.

Telle est pourtant la théorie d'Émile Saisset.

Ce n'est pas même une théorie. Ce sont des affirmations peu carrées et peu appuyées, mais rondes plutôt et glissantes, de ces inductions données cent fois par l'école cartésienne tout entière, cette école du moi qui n'a jamais su jeter de pont d'elle à Dieu et dont l'auteur de l'Essai d'une philosophie religieuse a répété, sans les varier, les termes connus. Ce n'est ni plus ni moins qu'un petit catéchisme cartésien à l'usage des faibles qui ne veulent pas devenir forts, car la force, c'est une témérité pour les prudents, et la force serait, sur cette question de Dieu, de s'élever plus haut qu'une philosophie qui la pose, l'agite, mais n'a jamais pu la résoudre.

Certes! oui, Saisset a bien raison d'être modeste. Quand il l'est, on peut le prendre au mot. Sans originalité d'aucune sorte, trivial même dans le faux, par exemple dans la question des religions, qui ne sont, d'après lui, que des amusettes et des symboles, l'œuvre de Saisset n'ose rien de dogmatique et de réellement décisif sur la personnalité divine, d'abord parce que le déisme pur ne le permet pas, et ensuite parce que, sur cette question de Dieu, l'Institut ne se soucie pas qu'on dépasse la ligne circonspecte d'une haute convenance sociale. Or, Saisset est un déiste qui vit toujours, de pensée, de désir et d'âme, en la présence de l'Institut.

III

Mais, si le livre de Saisset est d'une si profonde nullité dans sa partie affirmative, nous serons assez juste pour revenir et pour insister sur la valeur de la partie négative ou critique de son ouvrage. Cette partie négative, d'ailleurs, est toujours la meilleure chez tous les philosophes, ce qui, par parenthèse, est un cruel arrêt, implicitement porté par les faits, contre la philosophie elle-même. Les philosophes ne sont vraiment forts que les uns contre les autres. Sans leurs erreurs mutuelles, que seraient-ils?...

Saisset, qui n'a jamais été une de ces supériorités qui ont, de génie, le droit de haute et basse justice sur les systèmes couverts du porte-respect des grands noms, Saisset, qui ne fut jamais rien de beaucoup plus qu'un joli sujet en philosophie, n'en a pas moins exercé la magistrature du bon sens et de la raison, en maint endroit de ses critiques, contre des hommes de l'imposance d'un Leibnitz, d'un Descartes, d'un Kant, d'un Spinoza. Je sais bien qu'en relevant l'erreur il reste courbé devant celui qui l'a produite, et je reconnais là le joli sujet dont je parlais tout à l'heure, respectueux pour ses maîtres et obstiné au respect pour eux, malgré leurs plus honteuses et leurs plus dangereuses folies.

Un esprit plus vigoureux que celui de Saisset ne vénérerait pas la force jusque dans l'abus qu'on fait d'elle, un bon sens plus fier n'aurait pas de ces attitudes devant les gauchissements du génie ou ses crimes,—car les fautes intellectuelles d'un homme investi de facultés transcendantes peuvent aller jusque-là; mais il faut se rappeler que Saisset est professeur, et je nomme ce respect déplacé le mal de l'école. Un professeur n'a pas la recherche libre de la philosophie. Il est professeur avant d'être philosophe. S'il était plus philosophe, il ne serait pas professeur... De plus, quand on vit en intimité d'étude avec les grands esprits philosophiques, avec ces grands cerveaux, tous fausseurs ou corrupteurs, plus ou moins, de la tête humaine, si on leur arrache par la réflexion l'intégrité de sa pensée, on leur laisse de sa dignité par l'admiration qu'on ne leur arrache pas, et c'est ce qui est arrivé à Saisset quand il se sépare des sophismes de ses maîtres et qu'il a le courage de les montrer. Ainsi pour Spinoza, par exemple, dont il voit très bien le vice radical et profond, le vice irrémissible, il reste sans conclure par le mépris mérité avec ce fakir hollandais et juif beaucoup trop vanté, né de la kabbale et du gnosticisme, dans un coin, et qui ne fut jamais que le génie obscur de l'abstraction et de la géométrie, dévoyé dans l'étude de l'homme. L'enthousiasme du mandarin, et je dirai plus, de l'écolier, est ici plus fort que le bon sens primitif, et met un défaut de proportion des plus choquants entre la critique qu'on s'est permise et l'admiration qu'on garde encore...

Eh bien, cela est inférieur! Il est inférieur aussi, après avoir conclu au particulier dans chacune de ces biographies intellectuelles, de n'avoir pas su conclure au général et, après avoir fait passer philosophes et systèmes par le creuset de l'analyse, de n'avoir pas jaugé d'un dernier regard la puissance en soi de la philosophie. Otez, en effet, les vérités indémontrables et nécessaires à la vie et à la pensée humaines qu'on savait avant les philosophes et auxquelles ils n'ont pas donné un degré de certitude de plus,—le nombre infini de leurs sophismes laborieux,—les forces d'Hercule perdues par eux pour saisir le faux ou le vide,—le mal social de leurs doctrines, qui n'ont pas même besoin d'être grandes pour produire les plus grands maux,—ôtez cela, après l'avoir pesé, et dites-moi ce qui reste de tous ces philosophes et de toutes ces philosophies, même de ceux ou de celles qui paraissent le plus des colosses!

Je m'en vais vous dire ce qui reste. Il reste de grands poètes, fort curieux d'abord et ensuite assez fatigants à connaître, des poètes étranges, les poètes de l'abstraction bien plus que des découvreurs de vérités. Depuis Aristote jusqu'à Kant, qui l'a complété, depuis Hegel, le descendant, jusqu'à Spinoza, l'aïeul, et qu'un autre poète, mais qui valait mieux, Lessing, a réhabilité à force de poésie, vous n'avez, prenez-y bien garde! dans tous ces philosophes, que des poètes abstraits. Voyez! ils sont presque tous géomètres, parce que la géométrie est suprêmement la science de l'imagination, et, de l'aveu de Saisset lui-même, c'est par là qu'ils périssent comme observateurs. Avec leurs tourbillons, leur vide et leur plein, leur dynamique, leurs harmonies préétablies, leurs idéalismes impossibles, ce sont de grands poètes, mais abstraits,—des faiseurs, comme dit le mot poète, des créateurs de puissantes ou d'impuissantes chimères... Car l'homme n'invente réellement que sur le terrain de l'imagination; mais Dieu lui donne et il reçoit seulement sur celui de la vérité. Ce sont d'énormes poètes abstraits, mais le moindre poète vivant, avec la plus modeste des fleurs à la bouche, le moindre poète d'expression, vaut mieux que tout cela, et—je finirai par ce blasphème philosophique,—fait plus véritablement que tous ces abstracteurs de quintessence pour l'avancement moral du genre humain!

SAINT-RENÉ TAILLANDIER[10]


I

Après la philosophie, la littérature. Après Émile Saisset et son livre de Philosophie religieuse, voici Saint-René Taillandier, qui publie à son tour un volume d'histoire et de philosophie,—religieuse aussi. C'est comme un écho! «J'aurais pu très bien—nous dit-il dans son introduction—appeler ce recueil la Liberté religieuse.» Et c'est la vérité. Pourquoi donc pas? Mais, mystérieux et profond, il en reste là tout à coup de sa confidence et ne nous apprend pas pourquoi il a préféré pour son livre cet autre titre, qui aura paru probablement moins compromettant à sa vaillance: Essai de philosophie religieuse... Histoire et philosophie religieuse[11]. Toujours la religion mêlée à la philosophie! N'y a-t-il là qu'un rapport de titres entre deux ouvrages différents?... Émile Saisset et Saint-René Taillandier, s'ils ne sont pas gens de même doctrine, sont gens de même maison. Ils écrivent tous les deux, depuis longtemps, à la Revue des Deux Mondes. Seulement Saisset a le haut du pavé sur Taillandier. Émile Saisset est à Saint-René Taillandier ce que le philosophe est à l'homme de lettres. Il a dans la tête des constructions quelconques que l'autre n'a pas.

L'autre est un esprit entièrement... plane. Excepté un vent obstiné de liberté qui y souffle perpétuellement, il n'y a pas grand'chose à rencontrer dans cette cervelle tout en surface. La liberté! la liberté! voilà la seule idée qui habite dans l'esprit de Saint-René Taillandier,—un steppe.... moins l'étendue! Dans les huit articles de revue dont il a composé son livre, Saint-René Taillandier ne cesse pas de nous répéter, sur un ton qu'on voudrait plus varié: «Soyons religieux, mais surtout soyons libres, libres même de n'être pas religieux du tout, si cela nous plait.» Car, avec la liberté telle que la conçoit ce libéral immense, la religion ne peut plus être que la liberté de n'avoir pas de religion. De tous les dilettanti de liberté, nombreux en ce siècle, Taillandier est, sans contredit, un des plus ardents et des plus exigeants que nous ayons connus. En voulez-vous la preuve? Vous aviez cru peut-être avec nous que nous avions la liberté religieuse en France. Eh bien, non! selon Saint-René Taillandier, nous ne l'avons pas... Hein! quel amateur!

Nous n'en avons guères qu'un piètre fragment, un à peu près insuffisant. Rien de plus.—Mais ce que nous en avons déjà pourra servir à nous en faire avoir encore; et c'est là le but grandiose auquel le devoir ou l'honneur du XIXe siècle est de pousser de toutes ses forces réunies. Chose plus difficile à accepter! c'est aussi—toujours selon Taillandier—le devoir du christianisme lui-même. Le christianisme doit établir la liberté contre sa propre personne, et il n'est même le christianisme vrai qu'à ce prix. Ne riez pas, et ne croyez pas que Saint-René Taillandier, qui écrit cela, soit un ennemi du christianisme! Non pas! C'est un ami plutôt.

Il diffère par un point de Saisset. Il ne se contente pas de saluer avec un respect froid cette religion qui passe (on l'espère bien), et qu'on ne salue que parce qu'on croit qu'une fois passée elle ne reviendra plus et que la philosophie pourra s'installer à sa place. Lui, Taillandier, s'agenouille encore devant elle... Critique doux, simple professeur de littérature en province, il n'a pas l'ambition du sacerdoce philosophique. Il ne demande pas mieux que de rester chrétien et tranquille,—l'unique chrétien, je crois, de la Revue des Deux Mondes. Mais, pourtant, c'est à la condition que le christianisme se conduira bien, c'est-à-dire ira se relâchant chaque jour un peu plus dans une liberté indéfinie. Tel est le christianisme, l'idéal de christianisme de Saint-René Taillandier, et à la Revue des Deux Mondes, qui, comme on sait, est rédigée par une société de ménechmes, c'est son originalité.

II

Il n'en a pas d'autre, en effet. Il écrit comme on écrit dans cette maison-là, avec la gravité pesante, grise et uniforme qui n'y distingue personne. Il a ce gros style qu'on appellera dans cinquante ans style Revue des Deux Mondes, comme on dit le style réfugié, ce style que chacun met sur sa pensée à cette revue et qui ressemble à une casaque pendue dans l'antichambre pour le service de tous les dos.

Saint-René Taillandier est déjà un des anciens de la maison et de la casaque. Pendant que les talents qui fondèrent l'une et rejetèrent l'autre, et qui avaient trop de personnalité et de vie pour se laisser grossièrement éteindre, s'en allaient successivement à la file, il resta, et passa maître, les maîtres partis. Il n'avait rien de ce qui avait brouillé les fondateurs de la maison avec un homme qui traitait ses écrivains comme un allumeur de quinquets attaqué d'ophtalmie traite ses becs de gaz, dont il hait et diminue la clarté. Taillandier était, lui, un quinquet fort sage, de lumière modérée, de chaleur sans inconvénient; enfin il était comme il fallait être pour vivre éternellement dans le clair-obscur de l'endroit. Chose importante! il réussissait dans l'ennui. En talent, il était le billon dont Gustave Planche était la monnaie blanche. C'était du Gustave Planche tombé dans de l'allemand, une vase terrible et de laquelle on n'a jamais pu le sortir! S'il n'y avait pas d'Allemands au monde, on peut se demander ce que serait Saint-René Taillandier. Il est bien probable que nous serions privés de ce grand homme. Aujourd'hui, les connaissances que son livre atteste sont, comme toujours, des importations d'Allemagne, sur lesquelles ne rayonne jamais l'aperçu qui les nationaliserait.

La seule chose en propre qui appartienne donc à Taillandier, c'est son christianisme libre, lequel ne lui a pas coûté grand'peine, puisqu'il n'est, dans une tête ouverte à toutes les choses vagues, que la notion confuse d'une liberté sans limites. Ce christianisme sans gêne est fort au-dessous d'un protestantisme quelconque, car le protestantisme a des liens qui l'embrassent et qui le retiennent en des communions déterminées, et comme le catholicisme, mais avec moins de bonheur et de facilité que le catholicisme, il a toujours essayé de défendre son unité, sans cesse menacée et faussée d'ailleurs par son principe même. Non! Taillandier n'a pas l'honneur d'être protestant, ou, s'il l'est, car tout le monde qui désobéit peut l'être, c'est un protestant sans doctrine, comme il est un philosophe sans philosophie, comme il est un fantaisiste sans invention, et l'introduction de son livre d'histoire et de philosophie religieuse nous met particulièrement au courant de cette fantaisie sans puissance.

Dans cette introduction, en effet, Taillandier, qui a la prétention de remuer ses petites idées générales tout comme un autre, s'efforce de résumer et de bloquer celles qu'il a dispersées dans les articles de son livre, et, comme ici nous n'avons pas de romans allemands à exposer ou des cancans d'érudition allemande à faire, nous montrons mieux ce que nous sommes par nous-même dans cette introduction, d'une clarté tout à la fois innocente et cruelle. Quand on a lu ce triste et traître morceau, impossible de se méprendre sur l'incurable faiblesse d'esprit d'un homme qui a osé écrire au front de son livre les mots d'histoire et de philosophie religieuse, et qui, précisément dans ces deux grands ordres d'idées, ne procède que par sophismes vulgaires, et a démontré qu'il n'y avait en lui que la pauvreté de l'erreur.

Saint-René Taillandier a repris une millième fois la thèse maintenant abandonnée de tout ce qui a quelque ressource de discussion dans la pensée, cette distinction banale de l'avocasserie philosophique d'un christianisme du passé mis en contraste avec le christianisme de l'avenir. «Le christianisme du passé est judaïque,—dit-il insolemment pour les juifs, nos ancêtres, et pour nous;—il est judaïque parce qu'il prétend maintenir, sans hérésie, sans atteinte à la tradition, l'intégrité de la croyance.» Et pour légitimer cette affirmation, qui, vous le voyez, se détruit seulement en s'exprimant, et prouver qu'il est de l'essence de la vérité éternelle d'être moins forte que le temps et de changer avec lui, après avoir posé le principe faux du changement nécessaire il le complète en l'appuyant sur des affirmations historiques d'une égale fausseté.

«Ainsi—dit-il—l'Église de saint Louis n'était pas l'Église de Constantin», et on pourrait le mettre au défi de dire en quoi ces deux églises diffèrent! Ainsi encore il assure ailleurs que le christianisme aurait péri au XVIe siècle sans la réforme protestante, et il ne parle pas de cette grande réforme du concile de Trente qui, pendant que Luther et les autres voulaient tout anéantir, sauve tout, en sauvegardant le dogme,—le dogme éternel! Certes! Taillandier, qui est un professeur et un lettré, n'a pu rester en de si profondes ignorances ou tomber dans des oublis si légers, et je sais bien quel mot la Critique pourrait lui infliger si elle ne savait aussi la triste faculté de se faire illusion qu'ont les hommes, et ceux-là même dont la tête a le moins de fécondité.

Du reste, il n'y a pas, dans cette introduction aux fragments d'histoire et de philosophie religieuse, que l'erreur souche du point de vue principal. Sur la grosse erreur, Taillandier en a brodé fort bien de petites, comme on brode sur un fond de perles des perles plus fines. Il n'y a que les perles qui manquent ici. Taillandier n'a pas même la perle de l'erreur. Il n'en a que la verroterie. Croira-t-on, par exemple, que dans sa fameuse introduction il ait confondu honteusement le monde religieux et le monde politique? Croirait-on qu'il compte deux sortes d'esprits dans le XVIIIe siècle? Et pourquoi pas trois? pourquoi pas dix?... A quel fond de choses réelles vont ces vieilles rubriques, usées comme pantoufles par les sophistes du temps, et qui sont chez Taillandier les procédés ordinaires?... Spiritualiste de prétention, spiritualiste que nous connaissons bien, et dont toute la visée et tout l'espoir est de spiritualiser tellement le christianisme qu'il n'en reste absolument rien, il pouvait s'épargner ces comédies de queue que les renards jouent aux dindons; il pouvait s'épargner les filières par lesquelles il veut faire passer sa pensée... qui n'y passe pas et que nous voyons toujours!

Parlons maintenant sans ironie. L'amour du christianisme de Taillandier est tout simplement la haine du catholicisme, comme le respect de Saisset en est l'envie. Le christianisme prétendu de Taillandier, c'est la tolérance de tout, sans cela, il ne le tolérerait pas. Ce christianisme repousse formellement, après l'avoir cité, ce mot sublime: le Christ aux bras étroits, de Bossuet. Il veut que son Christ, à lui, ait les bras ouverts d'une courtisane! Je demande bien pardon de mettre de pareils mots l'un en face de l'autre, même par horreur des idées qu'ils expriment; mais j'en renvoie le sacrilège à la philanthropie contemporaine, qui, à force d'amour pour l'auguste liberté des hommes, est parvenue à faire de son Dieu la prostituée du genre humain.

III

Telles sont les idées, en propre, de Saint-René Taillandier, de cet homme qui, par la médiocrité de son talent, mériterait bien la miséricorde de la Critique, mais qui, par le dogmatisme de ses affirmations erronées, mérite sa sévérité. Telles sont la philosophie et l'histoire de cet optimiste faux chrétien qui croit, dit-il, à la Providence divine, comme il croit à la destinée, comme il croit à ce XIXe siècle qui a réveillé l'infini, comme à la science, comme à tout, et qui a le mysticisme de toutes ces sornettes contemporaines, lesquelles formeront un jour une logomachie à faire pouffer de rire nos descendants!

Hors ces idées générales, dont nous avons essayé de donner l'idée, il y a dans le livre de Taillandier son train-train de critique ordinaire, et cette partie du livre n'a plus pour nous le même intérêt. Les opinions d'un homme ne sont-elles pas tout en cet homme? Qu'importent ses relations et ses goûts! Les relations de Saint-René Taillandier, c'est tout le personnel, ancien et moderne, de la Revue des Deux Mondes, pour laquelle son livre est une épouvantable réclame de quatre cents pages environ, et ses goûts, c'est Renan et Edgar Quinet, auxquels il a consacré toute la partie du volume qu'il a pu arracher aux Allemands. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'allemand encore dans Renan et Quinet. Et voilà pourquoi, sans nul doute, ces deux messieurs, dont l'un téta Herder et l'autre Hegel,—le puissant Hegel, dit Taillandier avec tremblement,—lui paraissent presque deux hommes de génie. L'opinion personnelle de Taillandier nous étant assez indifférente, à nous qui avons aussi notre opinion sur ces messieurs, nous ne ferons pas de la critique sur de la critique, et nous laisserons Taillandier au charme de ses impressions.

Ce qui est curieux, ce n'est pas que deux rédacteurs de la Revue des Deux Mondes paraissent deux fiers hommes à un troisième rédacteur de la Revue des Deux Mondes. Le curieux, dans ces articles, c'est justement ce qui se mêle parfois d'une manière tout à fait inattendue à l'éloge de l'un et de l'autre. Par exemple, vous aviez cru, n'est-ce pas? qu'Ernest Renan, quoique sorti du séminaire, n'était pas précisément la gloire de ce respectable établissement? Eh bien, c'était là une erreur! C'est comme cette liberté religieuse qui manque à la France! Aux yeux de colombe de Taillandier, ce tendre Fénelon de la religion libre de l'infini, Renan,—qui a le sentiment de l'infini et qui est un sonneur de cloches de cette religion de l'infini réveillée,—Renan est profondément religieux, et si Saint-René Taillandier ne s'ajustait pas très bien, par son genre de talent, à la consigne absolue de la Revue des Deux Mondes: «soyez gris et lourd!», il aurait peut-être été piquant et coloré pour la première fois de sa vie en nous parlant des sentiments religieux de Renan; mais Buloz, qui ne badine pas, a été obéi!

De même, dans l'article sur Edgar Quinet. Quinet, le révolutionnaire, n'est pas seulement religieux, lui, il est patricien et sacerdotal, ce qui, par parenthèse, n'est pas une injure, comme vous pourriez le croire, sous la plume du dévot libre au christianisme de l'infini!

Ces inconséquences, ces titubations, n'inquiètent pas beaucoup Taillandier. Elles sont nombreuses dans son livre, mais parmi toutes il y en a une sur Machiavel que je me permettrai de citer... Il y a, de par le monde allemand, un certain Gervinus qui a fait une justification de Machiavel, comme Macaulay en a fait une autre en Angleterre. Seulement ce Gervinus n'a pas le brillant coup de batte de Macaulay, qui a été un peu, ce jour-là, l'Arlequin de l'histoire. Gervinus est plus lourd naturellement, plus compendieusement travaillé, plus creusé et plus creux que l'historien anglais.

Tout le temps que Taillandier examine et développe les idées de Gervinus, il n'ose pas s'inscrire en faux contre cet Allemand, qui lui impose comme tout Allemand; mais ailleurs, quand il a besoin de flétrir, je crois, les vieux catholiques intolérants, il oublie que Machiavel «est un grand cœur pur de citoyen», finement ironique seulement quand il est atroce, et il se permet une tournure hautaine: «Quoi qu'en puissent penser les Machiavel!» dit-il avec un mépris qui n'est pas pour Machiavel tout seul, mais qui cependant l'éclabousse! Aimable légèreté, et bien justifiée. Taillandier est un homme de lettres, et, malgré ses fragments de philosophie, il n'est nullement un philosophe; il a le droit du caprice qu'ont les hommes d'imagination et les jolies femmes. Or, un homme de lettres est toujours censé avoir de l'imagination...

IV

Mais finissons. Aussi bien est-ce assez comme cela sur Saint-René Taillandier et sur toute cette littérature de pièces et de morceaux qu'il nous donne. Son livre n'ajoutera rien à l'opinion qu'on a, depuis qu'on la lit dans la Revue des Deux Mondes, de cette plume de peine de Buloz. Il n'y a que la Revue qui puisse récompenser par un éloge semblable à celui qu'il fait de toute sa rédaction les services que lui rend Taillandier.

Il faut être juste, pourtant: Saint-René Taillandier n'est pas le plus mauvais écrivain du groupe littéraire dont il fait partie, de ce groupe obscur, sans couleur, sans sonorité, de peu de nerf, qui s'en va laissant sa critique sur les écrits contemporains et qu'on pourrait appeler très bien «les colimaçons de la littérature», car ils portent aussi leur maison sur le dos et ils la traînent partout comme les écrivains de la Revue des Deux Mondes, qui ne sont jamais nulle part que des écrivains de la Revue des Deux Mondes. Seulement, ce qu'ils laissent sur les littératures est moins brillant que la trace des colimaçons des jardins sur les feuilles vertes dépliées.

Et Saint-René Taillandier en est bien heureux! Sans cela on le congédierait.

JULES SIMON[12]


I

Dans le Journal des Débats, quand parurent la Religion naturelle et le Devoir[13], Taine écrivit une pompeuse réclame sur ces deux livres, se vantant, pour le compte de Jules Simon, des deux cent mille lecteurs qu'en moyenne il devait avoir. Dans l'état actuel du journalisme et de nos mœurs, une réclame quelconque ne saurait étonner personne, mais celle-ci avait du caractère, et d'ailleurs, qui sait? peut-être ne mentait-elle pas. Taine, qui l'avait signée, est l'auteur des Philosophes français, dans lesquels il n'est pas dit un mot de ce grand philosophe français, Jules Simon, découvert depuis, et dont il annonce les mérites avec un accent triomphal. En les annonçant, Taine n'a pas eu l'illusion d'une même philosophie. Il n'est pas philosophe à la manière de Simon. Ce n'est pas un panthéiste que Taine, c'est mieux,—c'est-à-dire pis; mais il a pour le panthéisme les bontés qui conviennent à un homme comme lui.

Or, l'humble Simon n'est, lui, qu'un simple déiste; mais, tout simple déiste qu'il soit, il a, précisément dans le livre dont Taine est le cornac sonore, appliqué au panthéisme ce dernier coup de pied qui fait mourir deux fois les lions mourants... Quelle raison secrète a donc dicté la réclame de Taine?... Est-ce le rachat d'un ancien silence, jugé impertinent par la maison dans laquelle Taine et Simon travaillent tous les deux?... Les philosophes auraient-ils leurs expiations ou leurs pardons d'injures, comme ces misérables chrétiens qu'ils méprisent?... Ou ne serait-ce, encore et toujours, que la coalition éternellement prête à se reformer de toutes les philosophies contre la religion chrétienne?... Quoi qu'il en soit, du reste, je ne repousse pas l'arithmétique de la réclame. Eh! pourquoi Jules Simon n'aurait-il pas ses deux cent mille lecteurs tout comme un autre?... Henri Martin les a bien! Pourquoi Jules Simon ne serait-il pas l'Henri Martin de la philosophie? Il a tout ce qu'il faut pour cela.

Pas tout à fait, pourtant. Ce serait vraiment trop dire. Henri Martin—on le verra mieux dans l'étude que nous lui consacrerons—a sur un fond terne un relief comique; un seul, il est vrai, mais très comique, il faut l'avouer. Il a le regain d'imagination qui fut suffisant pour produire cette ineffable plaisanterie du druidisme, gui d'un ridicule fabuleux que la Critique doit couper, avec une serpette d'or, sur les chênes de son histoire. Comme le dirait Hugo, moins abracadabrant qu'Henri Martin, Jules Simon n'a que le fond terne. Le relief lui manque, et jamais chez lui l'imagination ne nous venge, par un écart plus ou moins burlesque, des longs développements, très consciencieusement ennuyeux.

Jules Simon était autrefois, si je ne me trompe, le suppléant de Cousin avant Saisset. C'était un de ces suppléants qui ne peuvent inquiéter l'amour-propre de ceux qu'ils suppléent, et qui les rappellent, mais par tout ce qu'ils ne sont pas. Seulement, il aurait dû venir après Saisset, pour l'ordre des nuances et des dégradations. Il l'aurait diminué et il aurait été lui-même. Gens de même école, de même étude, de même doctrine chétive,—car une doctrine doit être une affirmation sous peine de maigreur,—complices dans le travail d'un même dictionnaire, ces deux Arcadiens—Arcades ambo—avaient bien des côtés fraternels. Mais Simon était un Saisset... effacé. Il pense à peu près les mêmes choses que Saisset, mais il les dit plus mollement; il les empâte un petit. Il fait plus gras et plus pesant le beignet philosophique. Ce n'est pas lui qui aurait dit cette netteté, par exemple: «Les philosophes, voilà les seuls prêtres de l'avenir!» Il n'aurait pas osé. Il aurait donc dû venir après Saisset. Cet escalier d'une philosophie descendante, dont les premiers degrés sont par en haut Royer-Collard et Cousin, eût été plus régulier si Jules Simon fût venu après Saisset et qu'il eût été, de l'escalier, la dernière marche. Qu'y a-t-il à descendre après Simon? Vous êtes à ras de sol.

Esprits, du reste, tous les deux, qui sont des exemples, et qui nous font dire—et ce serait avec désespoir si nous croyions à cette grande vanité de la philosophie—qu'il n'y aura pas de gloire qui s'appelle, en France, au XIXe siècle, la gloire philosophique. Jules Simon, ce blond jeune homme qui n'a pas bruni, a, comme Saisset, passé toute sa vie à citer des textes et à commenter des doctrines tombées en désuétude et dans le mépris de l'histoire, si l'histoire n'était pas une pédante quand elle est écrite par des professeurs! Nous avons entendu les historiettes de Simon lorsqu'il faisait son cours sur l'école d'Alexandrie. Jeunes et de bonne heure en posture, à cet âge où la tête est féconde, fût-ce même en folies, Jules Simon et Saisset ne furent que sages et ne créèrent rien. Ils jouèrent, plus ou moins correctement, ces Arcadiens, de la serinette de l'école. Mais ce fut tout. Ils n'eurent la crânerie d'aucune hypothèse, l'insolence d'aucune généralisation, qui les eussent peut-être égarés, mais sur des hauteurs. Ils ne tuèrent sous eux aucun système, et ils passèrent leur temps et leur jeunesse à faire, sur la pensée et les systèmes des autres, le petit travail critique que fait sur lui-même le pauvre enfant de Murillo dont je veux leur épargner le nom!

Aujourd'hui, arrivé à cet autre âge de la vie où l'on paquette son bagage pour la postérité, Jules Simon, dont il est plus particulièrement question ici, d'ancien anecdotier philosophique s'est fait moraliste pour son propre compte, et presque théologien. Singulière morale, il est vrai, et théologie plus étrange encore! Il a écrit un livre du Devoir sans sanction, et un autre livre de la Religion naturelle qui n'est qu'un catéchisme à l'usage de ceux qui n'ont pas la tête faite pour la philosophie et de ceux qui n'ont pas le cœur fait pour la religion.

II

En effet, ni philosophie positive ni religion positive, et la manière de se passer de toutes les deux élevée à l'état de théorie, voilà d'un mot tout le livre de Jules Simon qu'il appelle la Religion naturelle, et qui pourrait très bien, sans jeu de mots, dispenser du Devoir, qui a dû le suivre, car, quel que soit l'ordre de succession dans la publicité, il est certain que le Devoir est la conséquence de la Religion naturelle, au moins dans la tête de l'auteur. D'ailleurs, à défaut d'une idée, cette mère robuste d'une idée, c'est le même sentiment qui les a inspirés. «Si je pouvais,»—nous dit Simon dans la préface de sa Religion naturelle, avec ce ton plus doux qui n'appartient qu'à lui et qui fait de la voix de son confrère Saisset un miaulement tigresque;—«si je pouvais seulement ranimer une espérance... pacifier un cœur souffrant, je croirais que ces humbles pages n'ont pas été entièrement perdues.» Et dans la préface du Devoir: «J'ai combattu ces impiétés—(l'impiété d'avoir condamné cet hérétique d'Abeilard et Descartes!)—pendant dix-sept ans d'enseignement... Je dédie à cette éternelle cause mon humble livre...» Toujours l'humilité! Jules Simon est l'humble des humbles en philosophie:

Le plus humble de ceux que son amour inspire!

car il y a en ce moment l'école des humbles en philosophie, et ce sont ceux-là qui, comme Simon, au lieu de compliquer et de tortiller, à la manière allemande, les arabesques déjà si brouillées de la philosophie, les simplifient, au contraire, jusqu'à la ligne la plus mince et la plus diaphane, afin que cela devienne si facile d'être philosophe que naturellement tout le monde le soit!

Et tout le monde le sera. Pourquoi donc pas?... Le seul dogme de la Religion naturelle de Simon est l'incompréhensibilité de Dieu. Comme c'est commode pour la haute épicerie que d'y renoncer! Jules Simon, qui a lu beaucoup et cité beaucoup Pascal dans ses notes, ne se rejette pas, comme Pascal, de désespoir, devant cet abîme du scepticisme qui gronde mais qui ne répond pas, au Dieu positif de la Révélation et de l'Église. Il a la tête plus forte que Pascal: «Philosophiquement—dit-il—nous ne savons le comment de rien; mais voilà pourquoi—ajoute-t-il—il y a une religion naturelle.» Moi, je dirais plutôt: Voilà pourquoi il doit y avoir une religion positive, une religion qui, sur toutes les questions important à l'homme et à sa destinée, prend un parti net et lui impose une solution.

Mais telle n'est pas l'opinion de Jules Simon. Si, selon lui, le Dieu philosophique n'est pas compréhensible, même aux plus grands génies philosophiques, et si le Dieu de la révélation n'est pas digne d'occuper ces immenses esprits, qui ne peuvent établir le leur par le raisonnement, eh bien, tout n'est pas perdu! Il y a le Dieu de la conscience naturelle que chacun porte avec soi et en soi, comme le sauvage porte son manitou à sa ceinture. C'est à ce Dieu excessivement peu compliqué du déisme libre qu'il faut revenir. C'est à ce Dieu marionnette, dont chacun tire le fil comme il veut ou ne le tire pas du tout, que Jules Simon nous renvoie. C'est le Dieu des bonnes gens,—sans l'excuse de la chanson et du cabaret!

III

Certes! je n'ai jamais, pour mon compte, estimé beaucoup la philosophie, mais je ne l'ai jamais méprisée autant que le philosophe français Jules Simon. Dans sa Religion naturelle il l'a mise bien bas, cette vieille mère qui avait son orgueil et voulait régner comme Agrippine. Il l'a ravalée jusqu'au niveau des intelligences égalitaires les plus égales entre elles; il l'a enfin démocratisée. Et voilà la cause d'un succès sonné sur le trombone de Taine, ce musicien polonais de dentiste que le succès a donné à Jules Simon! La notion de la religion naturelle, anti-philosophique et anti-théologique, comme l'entend le sens très commun de Jules Simon, doit trouver, à coup sûr, plus de deux cent mille lecteurs.

Mais je ne méprise pas assez la philosophie, et je respecte trop toute religion, et en particulier la mienne, pour vouloir seulement discuter cette notion de religion naturelle que Simon oppose, d'un côté à toute religion positive, et de l'autre à toute philosophie. Il doit suffire à la Critique de la signaler. Si cette idée était nouvelle, peut-être faudrait-il l'exposer dans ses menus détails, car toute nouveauté, pour les esprits faibles, est un charme; mais elle est décrépite, et Jules Simon ne l'a pas rajeunie. Dieu trouvé au fond du cœur,—quand on l'y trouve; Dieu inné, étoile inconnue du monde invisible, aimable et brillante,—pas trop brillante, cependant, si elle est aimable; Dieu qui promet, par la souffrance et le spectacle de l'injustice, une immortalité... probable, et n'ayant pour tout culte qu'une prière qui ne demande rien, par respect pour les lois générales du monde, mais qui remercie, on ne sait trop pourquoi! telle est cette religion naturelle, mêlée d'un stoïcisme incertain qui voudrait bien qu'on lui payât les appointements de sa vertu, mais qui n'est pas sûr de les toucher. Telle est cette religion que Jules Simon a rajustée et retapée, comme Henri Martin l'Histoire de France, pour l'éducation de la bourgeoisie du XIXe siècle.

Évidemment, la notion d'une religion pareille n'est pas trop dure pour la foi, ce ressort rouillé et détraqué qui ne va plus. Elle ne brise pas non plus, sous une difficulté épaisse et accablante, l'esprit qui aime la clarté dans un petit espace. Enfin, elle n'enchaîne pas de trop court cette follette chevrette de liberté, la petite bête la plus aimée de cette vieille fille que nous appelons «notre époque» avec tant d'orgueil! Elle a donc, il faut en convenir, toutes les conditions d'une popularité immense, car il est des temps pour niaiser, a dit Pascal,—Pascal qui ne se doutait guères, quand il criait sa torture de sceptique, des citateurs qui devaient lui venir, et qui s'en serait allé à la Trappe, pour ne plus rien dire, s'il avait pu les deviner!

Mais ce n'est pas l'idée d'une religion naturelle, inventée pour envoyer se promener toutes les autres religions positives, au nom d'une philosophie qui y va avec elles, ce n'est pas cette idée que je blâme le plus dans ce livre. Les notions sont ce qu'elles peuvent être dans les têtes humaines. La loi géométrique nous dit que le contenu ne peut pas être plus grand que le contenant. Le déisme, l'idée la plus faible qu'il y ait en philosophie religieuse, est proportionnel au cerveau de Jules Simon. Mais ce que je blâme plus que ce déisme, peut-être involontaire, c'est de l'avoir capitonné, pour lui faire faire illusion, avec des idées qu'on n'aurait jamais eues sans la religion positive qu'on repousse.

Jules Simon n'est pas, comme on pourrait le croire, un ignorant en christianisme; et, malgré la simplicité, chère aux esprits vulgaires, de sa religion naturelle, dont il nous donne les preuves humaines, psychologiques, individuelles, et par conséquent peu obligatoires, ce qu'il y a d'illusionnant et de dangereux dans cette religion, à portée de toutes les faiblesses, c'est encore ce que le christianisme, dont l'action nous pénètre comme la lumière, y a versé d'influence secrète et démentie. Là est le mal, un mal profond, que celui qui le fait n'ignore pas.

On doit tout au christianisme, même les idées qui masquent le mieux la fausse théorie qu'on dresse contre lui, et tout est bon à l'ingratitude. C'est pour mieux lui prendre ses plumes qu'on veut tuer le divin oiseau. Oui! on égorge, ou du moins on essaie d'égorger le christianisme, selon cette grande loi de précaution que le plus sûr est toujours d'égorger celui que l'on pille, et la doctrine assassine se revêt de la morale de la doctrine assassinée et nous soutient que c'est à elle, cette morale volée dont elle ne peut pas même se servir.

Car la punition des sophistes qui vivent sur les idées chrétiennes, c'est de ne pouvoir longtemps en vivre. Ils sont trop faibles pour les manier. Il faut une sanction à la morale chrétienne, que seul le christianisme a trouvée, et qu'une doctrine humaine, philosophique ou naturelle, ne peut remplacer!

Mais qu'importe, du reste? l'effet est produit, et il s'agit peut-être plus pour Jules Simon de tactique que de théorie. Sa tactique, c'est la substitution d'un théophilanthropisme nominalement religieux aux religions qui furent jusqu'ici l'honneur et la force morale du monde, et c'est cette substitution qu'il est bon de réaliser sans coup férir et sans danger, sans éveiller les justes susceptibilités de ces religions, puissantes encore, et en leur témoignant tous les respects. Platon mettait les poètes à la porte de sa république avec des couronnes; le Platon de la maison Hachette veut mettre toutes les religions à la porte de tous les cœurs, en se prosternant devant tous les sanctuaires. Depuis La Réveillère-Lepeaux, d'inepte et fade mémoire, rien de pareil ne s'était vu. Jules Simon est un La Réveillère-Lepeaux sans les fleurs. Il est, dans l'ordre laïque et philosophique, dans un ordre étendu et profond, ce que fut l'abbé Châtel dans l'ordre ecclésiastique et circonscrit. Non seulement il se fait prêtre contre les prêtres et trace lui-même l'Évangile de son théophilanthropisme, mais il va le prêcher. Il fait des tournées. La Belgique, cette terre spongieuse de toute sottise d'incrédulité, appelle souvent ce singulier missionnaire et boit avidement ses prédications albumineuses, car l'éloquence de Jules Simon ressemble à son style, c'est du vicaire savoyard; mais baveux où l'autre est coulant. Dans ces tournées pour l'entretien de ce culte aisé et réduit qu'il prêche, Jules Simon place des Devoirs, des Libertés, des Religions naturelles, comme les missionnaires protestants placent des Bibles; mais avec cette différence qu'il ne les donne pas...

Vous voyez bien qu'il n'y a plus là ni philosophie, ni religion, ni même littérature, ni rien qui puisse appartenir à un examen désintéressé d'idées ou de langage. La Bibliographie peut enregistrer une curiosité de plus, mais la Critique littéraire doit se taire et faire place à une autre critique,—la Critique des mœurs. On a parlé beaucoup de signes du temps en ces dernières années. Eh bien, en voilà un, et qui n'est pas un météore! C'est Simon. Ah! nous sommes bien loin maintenant de Saisset. Quand nous nous retournons vers lui de Jules Simon, nous le trouvons bien brave et bien franc, et presque bien grand philosophe, ce pauvre Saisset, qui du moins, lui, ne baise point les pieds du christianisme pour le tirer par là, comme on tire à soi un cadavre dont on veut nettoyer le sol! Je sais bien que le talent n'est pas dans Jules Simon et que l'ennui, un immense ennui, s'échappe de ses œuvres; mais raison de plus pour tout craindre. L'ennui n'est pas une garantie, et n'avoir pas de talent du tout en voulant qu'il n'y ait plus du tout de religion est un moyen d'agir sur la reconnaissance des hommes, et c'est la seule chose d'esprit peut-être dont on puisse, dans son système, louer Jules Simon.

VERA[14]


I

Ce sont les travaux de Vera—un nom heureux pour un philosophe!—que nous tenons surtout à faire connaître ici bien plus que les travaux de Hegel, qui sont connus[15] et mis, par certaines gens, dans la gloire. Lui, Hegel, est bien plus que connu. Il est célèbre. Il n'est plus, il est vrai, dans la période ascendante d'une célébrité qui monta comme la mer, mais qui commence de s'abaisser et de reculer comme elle, et non pas, comme elle, pour revenir... «Trente ans,—disait le plus positif des esprits de ce siècle positif,—trente ans, voilà ce que dure à peu près toute gloire philosophique allemande!» Et il avait raison. C'est moins long que la beauté d'une femme! Kant, Fichte, Jacobi, Schelling n'existent plus... que dans Tennemann. Mettons pour Hegel, qui est le plus fort de tous ces Allemands, mettons quelque chose comme quatre-vingts à cent ans d'influence malsaine sur le monde, quelque chose comme la beauté de Ninon qui, vieille, fit des conquêtes jusqu'à l'épée dans le ventre, car on se tua pour ses beaux vieux yeux chargés de tant d'iniquités. Oui! mettons cela, si vous l'exigez... Mais après, et même peut-être avant, Hegel, comme Kant, aura son Henri Heine. Il lui surgira un Heine, un Yorick, un bouffon quelconque, qui lui jettera sa pelletée de plaisanteries sur la tête, et c'en sera pour jamais!

C'est de la plaisanterie, en effet, que ressortent tous ces systèmes de philosophie qui veulent expliquer ce monde de mystère et en supprimer le crépuscule.

C'est de la plaisanterie. La plaisanterie, qu'on croit légère, c'est si souvent du désespoir! Ainsi que tous les derniers venus en philosophie,—et ni plus ni moins qu'eux,—le grand Hegel a cru nous apporter le dernier mot des choses. La grosseur d'un tel ridicule s'est augmentée de toute la grandeur de son esprit, et le ridicule n'en a été que plus gros. Cet esprit puissant, mais dans un vide immense, s'est trompé, de la plus petite erreur et de la plus commune, sur le compte de la destinée humaine, que Schelling—un philosophe comme lui, pourtant!—ne pouvait expliquer sans la chute. Perdu dans l'abstraction où ils se perdent tous, il a dédaigné de regarder cette tête de l'homme, qui s'est déformée en tombant, et dont les facultés, devenues inaptes à saisir la vérité d'une prise souveraine, ne font plus pour la prendre que de gauches mouvements.

Il n'a vu ni le dehors ni le dedans de ce condamné politique de Dieu, en prison dans ses organes et en prison sur sa mappemonde, ce double pénitentiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses langues, qui, à lui seul, dirait la faute, quand l'histoire, plus certaine que la philosophie, ne nous la dirait pas. Et il a eu la prétention superbe, froide, mais naïve, de pénétrer les essences, de saisir l'absolu dans sa notion la plus précise et la plus profonde, de construire enfin ici-bas scientifiquement la vérité (je parle sa langue, non la mienne). C'était, en d'autres termes, la prétention de hausser un peu la voûte du ciel pour nous faire plus de jour! Que voulez-vous? Si pédant, si triste, si Allemand qu'on soit, quand on fait le Titan on est toujours burlesque. L'atroce ennui qui s'échappe de sa logique, et sa logique est tout son système, ne servira pas de bouclier à Hegel contre les Heine de l'avenir qui l'attendent, car, comme Kant, tué par un Allemand, il ne mourra pas d'une plaisanterie française. Ce serait trop! Il est plus digne de l'esprit de la Providence qu'il meure sous une plaisanterie de son pays.

Et cependant, malgré cet ennui inconnu en Allemagne, mais partout ailleurs insupportable, d'une logique qui déchiquette l'abstraction plus que toutes les autres logiques qui aient jamais été publiées par les anatomistes du raisonnement, malgré l'effrayante spécialité de son langage et tout ce qui nous empêche de peser sur le texte même de Hegel, nous ne pourrons pas ne point l'atteindre puisque nous voulons vous parler des travaux d'un écrivain qui en a fait le fond et le but de ses œuvres. Vera est né de Hegel ou pour Hegel. Il respire et pense par Hegel. Il a mal à sa poitrine, c'est-à-dire... à son cerveau. Je crains bien, pour ma part, qu'il ne lui ait donné sa pensée—comme on donne quelquefois sa vie!—de manière à ne pouvoir plus la reprendre, et, franchement, je le regretterais. C'est une intelligence très noble et très savante que celle de Vera, amoureuse de la clarté jusque dans les ténèbres de son maître, et la produisant—ce qui n'est pas facile dans un pareil milieu—à force de l'aimer. Universitaire français sous un nom espagnol (descend-il de l'historien Vera?), docteur et professeur de philosophie, Vera est tellement hegelien qu'il pourrait bien rester tel, par une de ces destinées qui tiennent à l'ordre hiérarchique des esprits, dont les plus forts, dans un ordre d'idées, sont les plus fidèles; mais, s'il reste hegelien, nous lui devrons toujours Hegel,—ce Hegel auquel il devra, lui, sa philosophie. Non seulement il nous l'aura traduit, mais il nous l'aura interprété. Cet homme fameux, mais mal expliqué dans l'arcane de son texte, dont jusqu'ici on ne nous a donné que des déchirures, ce Vieux de la Montagne philosophique, compromis par les Cousins et les Proudhons et toute la bande d'assassins littéraires ou politiques, Vera nous l'aura dévoilé. Il l'aura vulgarisé, sans jamais le compromettre, et il aura pu quelquefois le suppléer. Ce n'est pas là un mince service. Par lui, le dieu pour les uns, le monstre pour les autres, sera mis debout, les pieds sur la terre, à portée de main. Nous pourrons en juger l'organisation, la musculature, l'intégralité. Nous saurons enfin ce que c'est que le hegelianisme et ce qu'il doit tenir de place dans l'histoire de l'esprit humain. L'erreur au moins sera mesurée, et, fût-elle colossale, toute erreur mesurée diminue toujours.

II

Malheureusement, cette mesure, dont nous sommes impatients, ne peut être prise immédiatement. Nous ne pouvons que l'annoncer. Vera, qui nous donnera un jour le Hegel complet, ne nous donne encore qu'une partie des œuvres, et la partie la plus difficile à comprendre, la plus aride, et, pour ainsi parler, la moins traduisible: cette affreuse Logique[16] dont Hegel tire tout, en forçant tout. C'est parce que Vera est un philosophe qu'il a commencé sa publication par cette traduction de la Logique. Mais, s'il avait plus songé à l'éducation à faire de l'intelligence du public, qu'il doit, avec ses convictions, vouloir rendre hegelien, qu'à l'éducation toute faite des philosophes comme lui, il eût commencé par les autres œuvres de Hegel, moins cruellement abstraites (par exemple, les idées sur la religion, sur l'état, sur l'art, etc.), et il serait remonté de là vers les principes philosophiques d'où dépend toute la philosophie de son maître, et il eût placé ainsi le lecteur, familiarisé avec les idées et le langage hegelien, à la source même du système.

Il est vrai que, dans l'ordre de ses travaux, Vera a débuté par une Introduction générale à la philosophie de Hegel[17], cette philosophie composée de trois parties: la logique, la nature et l'esprit, «termes différents—comme il dit—du syllogisme absolu de la connaissance des êtres», et que cette Introduction, dans laquelle Vera a fait filtrer autant de clarté qu'il en peut passer à travers cette forêt germanique d'abstractions, de généralités et de formules, est beaucoup plus intelligible que ces deux volumes de Logique écrits par Hegel lui-même. Mais c'est aussi la partie de cette introduction qu'on voudrait la plus longue qui est justement la plus courte, c'est-à-dire la partie de la nature et de l'esprit. Faute énorme, mortelle à la propagation des idées qu'un critique plus hegelien que je ne le suis ne pardonnerait point à Vera, moins habile qu'il n'est philosophe, et qui, en l'ennuyant par trop, doit rater son public.

Il n'y a, en effet, que des philosophes à vocation déterminée, ou, pour mieux dire, à fringale furieuse, qui puissent avaler cette pierre, digne de Saturne, que Vera leur offre ainsi en deux morceaux, c'est-à-dire en deux volumes. Vera, qui l'a pesée, a pourtant fait tout ce qu'il a pu pour en diminuer la densité et le poids. Il a traduit, avec une expression française qui est à l'allemand ce que l'opale est à du grès, cette Logique, qui n'est plus la logique des autres philosophies, et à laquelle Hegel s'est vanté de donner une existence substantielle. Et ce n'est pas tout! Non content de cette traduction sueur de sang, Vera, dans des notes d'une transparence profonde, et, selon moi, bien supérieures au texte de sa traduction, s'est efforcé à nouveau de dégager cette chétive lueur, si c'en est une, qui a tant de peine à sortir de la langue obscure et rétractée d'Hegel. Eh bien, ces héroïques efforts ne seront comptés que par ceux-là pour qui on n'avait pas besoin de les faire! Les philosophes aborderont seuls cette dure «logique substance», avec leurs fronts construits, disait Joubert, pour écraser des œufs d'autruche.

Les philosophes seuls auront le courage de s'enfoncer dans les tautologies et les logomachies de ce bouddhiste de la logique, qui a créé la science absolue, c'est-à-dire la science qui se connaît par l'idée et dans l'idée, «cette idée qui enveloppe tout l'esprit, qui absorbe l'être et la pensée, l'expérience et la raison, l'histoire et la science, et qui est la raison des choses, leur fin et leur principe; cette idée qui unit l'âme et le corps, dont l'évolution a trois moments (ce qui est exquis): être en soi, être contre soi et être pour soi (sans doute le moment le plus agréable!); l'idée qui a pour rythme la thèse, l'antithèse et la synthèse (on nous a déjà bercés sur cette escarpolette); enfin, les idées unes dans l'idée!» Arrêtons-nous! Certes! nous pourrions continuer longtemps des citations de cette espèce; mais quel lecteur français continuerait de lire un chapitre de cet allemand-là?

Seulement, disons-le en passant, cette théorie incroyable de l'idée, qui dépasse par sa finesse de fils d'araignée les subtilités les plus ténues de la scholastique, cette théorie qui, selon les hegeliens, est la seule doctrine qui ait le droit de s'appeler «l'idéalisme», n'a qu'un malheur, c'est d'arriver promptement aux mêmes conséquences par en haut que le matérialisme par en bas. L'idéalisme ou le matérialisme! Quand ils ne sont que cela, l'un et l'autre, ils n'ont pas le droit de se mépriser. L'un va au nihilisme, l'autre au néant. Sous des noms différents, destinée commune. En philosophie, les hommes eux-mêmes, si contraires qu'ils soient par la doctrine et par tout le reste, ont l'identité de la chimère. Diderot, qui était presque un Allemand du XIXe siècle parmi les Français du XVIIIe, écrivait, avec le même aplomb que Hegel:

«On ne sait pas plus ce que les animaux étaient autrefois qu'on ne sait ce qu'ils deviendront... L'homme est un clavecin, doué de sensibilité et de mémoire. Que ce clavecin animé et sensible soit doué aussi de la faculté de se nourrir et de se reproduire, et il produira de petits clavecins.» Il disait: «Même substance, différemment organisée: la serinette est de bois, l'homme de chair.» Et encore: «Nos organes ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une identité générale.» Et il concluait, comme s'il l'avait vu: «Quand on a vu la matière inerte passer à l'état sensible, rien ne doit plus étonner!» Il se trompait. Il y avait encore à s'étonner des philosophes. Mais, au fond, dans toutes ces stupides et éloquentes matérialités de Diderot, il n'y avait pas plus d'audace et de niaiserie que dans la théorie idéaliste de Hegel, cette théorie qui croit aller du néant au devenir, de l'être à la notion, du sujet à l'objet, du fini à l'infini, de la connaissance à la volonté, bref, de l'idée à la nature, et qui n'y va pas!

III

Audace et niaiserie... Ce sont là des mots bien insolents pour le génie. Diderot, dit-on encore, en avait la flamme, et Vera, qui se connaît en pensée, appelle Hegel le plus prodigieux des penseurs qui aient jamais existé. Mais c'est que le génie lui-même est, en philosophie, dans des conditions très particulières et très impérieuses. Il ne s'y agit pas de talent, mais de vérité. S'il ne s'y agissait que de talent, que d'invention quelconque, que d'effort, de ressource et de profondeur dans l'invention, nous dirions, tout aussi bien qu'un autre, que Hegel est un esprit formidablement puissant. Mais c'est précisément son invention qui le perd en philosophie. Il part d'une préconception qui lui appartient trop, sans justesse et sans réalité. Il a une notion fausse et folle de la force humaine. Il croit à une science absolue que l'on peut construire à l'aide d'une méthode absolue. Déification de la science et de l'homme, tout simplement! Une fois cela lâché, rien n'étonne plus, et on a tout ce grand système, le poème épique de l'absurdité.

Ce poème, illisible sans la grâce d'état philosophique, n'est dangereux que par fragments. Aussi est-ce par fragments qu'on nous l'a donné jusqu'ici. Je l'ai dit plus haut, mais il est bon d'insister! les mandarins seuls de la philosophie se sont risqués et continueront de se risquer dans la logique de Hegel; mais ils ont rapporté déjà, et continueront de rapporter de leur accointance avec les œuvres du professeur de Berlin, une méthode historique et des vues sur l'histoire qui pourraient très bien bouleverser le monde sous prétexte de l'expliquer. La philosophie de Hegel fait la modeste, en tentant l'orgueil. C'est le comble de l'art. Elle ne rompt pas avec le passé, comme la philosophie de Bacon et celle de Descartes. Elle sort de Kant et respecte son père. Voilà la modestie. Mais elle méprise Reid et la philosophie du sens commun,—avec juste raison, je le crois, et même j'en suis sûr;—mais c'est pour poser la nécessité d'une science supérieure à tout, et voilà qui tente singulièrement l'orgueil des petits Nabuchodonosors de la cuistrerie. Pour elle, il y a mieux et plus profond que de condamner le passé: c'est de l'absoudre; c'est de prononcer, de bien haut, un bill d'indemnité suprême sur toutes les horreurs et les infamies de l'histoire; c'est enfin d'admettre l'optimisme absolu d'une science absolue, car, une fois admise, cette terrible notion d'absolu se répercute en mille échos et fait craquer la création tout entière.

Leibnitz aussi,—encore un philosophe!—qui crut un jour pouvoir forcer la porte du pénitentiaire de Dieu en mariant les langues, dans lesquelles nous sommes déportés, pour en faire une communauté et une langue universelle; Leibnitz aussi laissa se prendre sa religion et son génie à cette bêtise impie d'un optimisme interdit nécessairement à un monde en chute. Mais c'est Hegel qui devait élever à l'état de principe le pressentiment de Leibnitz.

Il se dit religieux, pourtant,—et Vera, qui jurerait pour lui s'il en était besoin, nous l'assure. Mais cette religion de Hegel, nous la connaissons. C'est encore la science qui est cette religion, comme elle est tout, puisqu'elle est absolue: «C'est la lumière de la pensée pure,—comme dit Cousin: Cousin, la rhétorique dans la philosophie,—ce n'est plus le demi-jour du symbole.» Quand on absout l'humanité parce que, dit-on, on la comprend, quand la meilleure justification des choses est... qu'elles sont ou qu'elles furent, il faut bien accepter la religion avec tout le reste, car il y en a eu assez, de religions, sur la terre de ce globe, et assez de sentiment religieux dans les cœurs qui battent encore à sa surface ou qui dorment glacés dessous.

Mais, franchement, nous autres chrétiens, qui faisons notre philosophie avec nos révélations et l'histoire, pouvons-nous tenir grand compte à Hegel et à sa doctrine de cette religion qu'il fait, lui, avec sa propre philosophie?... Pouvons-nous admettre autrement que comme une précaution,—que, certes! Diderot, plus franc, n'aurait pas eue, et qui tient à l'hypocrisie de ce siècle, lequel a déplacé Tartuffe,—pouvons-nous admettre autrement que comme une précaution ce respect pour le christianisme, cette religion qui n'est pas la science, et que Hegel a voulu montrer en expliquant à sa manière le dogme de la Sainte Trinité?...

Certes! pour ma part, je ne connais rien de plus hideux que cette singerie; mais aussi je ne connais rien de plus vain. Laissez donc la Sainte Trinité tranquille, sophistes tracassiers et peureux, puisque vous ne croyez pas à la chute! Pourquoi invoquez-vous ce dogme plutôt que nos autres dogmes? Pourquoi prenez-vous à partie, entre tous, ce grand mystère d'une religion qui a fait une vertu pour l'homme orgueilleux de la résignation au mystère et qui l'a condamné à la foi obéissante, si ce n'est pour faire preuve de la possibilité de saisir tout mystère sous une forme scientifique et de l'exposer à ce que vous appelez le jour?... Nous n'en sommes pas réduits, heureusement, à fournir des arguments aux hegeliens!

IV

Vera, qui est certainement, en France, le plus distingué, le plus savant et le plus net de tous, ne s'est pas inscrit en faux une seule fois contre les idées et les tentatives de son maître. Dans son Introduction, trop courte, et dans ses belles notes, dont il a presque doublé les deux volumes de la Logique, il rapporte tout, explique tout et consent tout, avec une docilité et une fidélité égales. Je n'ai jamais vu d'esprit si fort et moins indépendant. C'est là son originalité. Tout de même qu'on est parfois métaphysicien malgré soi, en raison d'une conformation spéciale de la tête, et tout en sachant très bien que la métaphysique est l'agitation instinctive et réfléchie de problèmes qui n'ont pas toutes leurs solutions dans ce monde, tout de même il y a des esprits qui, de conformation naturelle, réfléchissent les métaphysiques qu'ils n'ont pas créées, et, pour nous servir d'une expression hegelienne, qui repensent la pensée des autres.

Vera est un de ces purs miroirs intellectuels. On souffre un peu de voir une intelligence d'une trempe si mâle, si solide et si claire, porter perpétuellement l'image d'Hegel et la retenir, comme la glace ne retient pas l'image mais comme le bronze retient l'effigie. On souffre de voir un pareil homme suivre Hegel les pieds dans la trace de ses pieds et presque servilement, si on pouvait être servile quand on suit ce qu'à tort ou à raison on a pris pour la vérité.

Mais on se dit, malgré la crainte que j'exprimais au commencement de ce chapitre, qu'il n'y a pas plus de fatalité pour l'esprit que pour le cœur et que l'homme est son maître, tout en se donnant et même après s'être donné un maître!

D'ailleurs, puisqu'il a l'orgueilleuse faiblesse de croire à la science absolue, ce Vera, assez ferme de regard pourtant pour voir qu'elle ne peut jamais, dans ce monde inférieur, être que relative, contingente et bornée, autant pour lui Hegel qu'un autre! Autant même pour nous, si nous y croyions!

Il est évident que Hegel est l'homme le plus éminent de la philosophie dans la nation la plus forte en philosophie qu'il y ait présentement dans le monde, et si c'est là une mesure très rassurante pour ceux qui tiennent la philosophie pour le peu qu'elle est, c'est une chose troublante et très entraînante pour ceux-là qui l'aiment, et qui l'exagèrent parce qu'ils l'aiment. Seulement, il y a deux manières d'aimer la philosophie: comme sa maîtresse,—on lui passe tout; comme sa fille,—on devient exigeant pour elle. Jusqu'ici, comment Vera l'a-t-il aimée, et comment, plus tard, l'aimera-t-il?...

DU MYSTICISME ET DE SAINT MARTIN[18]


Voici une surprise. Lorsque nous avons ouvert le livre que Caro a publié sur Saint Martin[19], et qu'à la première page nous avons trouvé, à côté du nom de l'auteur, le titre, toujours suspect, jusqu'à l'inventaire des doctrines de celui qui le porte, de «professeur de philosophie»; quand, à la seconde page, nous avons lu une dédicace à MM. Jules Simon et Saisset, traités respectueusement et affectueusement de «maîtres et d'amis», nous avons naturellement pensé que le rationalisme contemporain allait, sans être un aigle, avoir beau jeu du bec et des griffes contre le mysticisme pris à partie, pour l'exécuter mieux et plus vite, dans la personne de Saint Martin. Nous n'avons pas hésité à croire que ce grand égaré de Saint Martin, qui a fait un livre intitulé Ecce homo, ne fût pris à son tour pour l'Ecce homo du mysticisme et outrageusement traité comme tel. Se marier,—disait le grand lord Bacon,—c'est toujours donner des otages à la fortune. Entre philosophes, la dédicace d'un livre, n'est-ce pas comme un mariage d'idées? Et quand cette dédicace est adressée à Saisset et Jules Simon, n'est-ce pas là un otage au rationalisme qu'ils représentent et qu'ils servent, au rationalisme qui est la mauvaise fortune de ce temps? Voilà ce que nous disions quand, heureusement, la lecture de l'ouvrage de Caro a répondu à toutes nos prévisions en les trompant. Ce livre, qui, de la personne très peu connue jusqu'ici et maintenant plus étudiée de Saint Martin et de ses idées, s'élève jusqu'à la hauteur d'une discussion et d'un jugement sur le mysticisme en général, est une œuvre qui veut être impartiale et sévère. La Critique ne saurait l'oublier. C'est un de ces livres discrets et transparents qui ne disent pas tout ce qu'ils pourraient dire, mais qui le laissent entrevoir; c'est un de ces sphinx, au front de marbre diaphane, à travers lequel perce le secret qu'on garde encore mais qui doit un jour en sortir. Rien, en effet, dans un ouvrage où la clarté qu'on trouve rend très difficile sur la clarté qui n'y est pas, ne nous atteste d'une manière précise et fermement articulée que l'auteur ait le bonheur d'être catholique; mais rien non plus n'affirme qu'il ne le soit pas. Au contraire. Toutes les fois qu'il y parle du catholicisme, ce n'est pas seulement avec un respect qui est plus que de la convenance, mais c'est avec une telle intelligence qu'on croirait presque à la sagesse de la foi. Quoiqu'il juge le mysticisme au point de vue de la philosophie et de la métaphysique humaines, et qu'à ce point de vue il le repousse et le condamne comme n'apportant sous le regard de la connaissance aucun système véritablement digne de ce nom, l'auteur est non moins net et non moins péremptoire quand il le prend et quand il le juge au point de vue du catholicisme.

Nous l'affirmons, avec une joie qu'un regret tempère: un catholique qui se serait plus hautement avoué dans un tel livre et qui y aurait mis bravement le crucifix sur son cœur aurait dit davantage; mais, sur la limite où Caro s'arrête, si un catholique avait pu s'y arrêter il n'aurait peut-être pas dit mieux.

Et, véritablement, pour qui n'a pas abandonné l'observation et l'analyse, le mysticisme—quelle que soit la forme qu'il revêt—n'est jamais qu'une aberration du sentiment religieux en vertu de sa propre force, si une autorité extérieure ne le règle pas et ne contient pas, d'une main souveraine, la turbulence de ses élans. Or, nous ne connaissons dans l'histoire du monde que le catholicisme qui ait jamais pu régler et contenir cet extravasement de la faculté religieuse, parce que le catholicisme, cette force organisée de la vérité, a, par son Église, l'autorité éternellement présente et vigilante qui sauve l'homme de son propre excès et le ramène, tout frémissant, à l'unité, quand le malheureux s'en écarte, fût-ce même par une tangente sublime! Partout ailleurs que sous le gouvernement de l'Église et en dehors de son orthodoxie le mysticisme,—et il en faut bien prévenir les âmes ardentes et pures qu'une telle coupe à vider tenterait,—le mysticisme n'a donc été et ne continuera d'être qu'une immense erreur et une éblouissante ivresse de cette faculté de l'infini, la gloire de l'homme et son danger, et qui fait de lui—diraient les naturalistes—un animal religieux. Certes! la longue chaîne du mysticisme a bien des anneaux; mais, depuis le fakir de l'Inde, livré aux voluptés et aux martyres de l'extase, jusqu'à ces illuminés des voies intérieures dont parle Saint Martin en parlant de lui-même, tous les mystiques ne sont guères, en fin de compte, que les victimes plus ou moins foudroyées du sentiment religieux, trop fort pour l'homme quand il se confie sans réserve à sa chétive et traître personnalité.

Quel est donc l'insensé qui ne se défierait jamais de son âme? Est-ce que le roseau qui perce le mieux la main humaine n'est pas le «roseau pensant» de Pascal? De toutes les religions connues le catholicisme ayant le mieux traité la personnalité de l'homme selon ce qu'elle vaut, en lui arrachant son orgueil, a eu seul aussi la puissance de creuser un lit dans les âmes pour ce torrent de l'infini qui submerge certaines natures et finirait par les engloutir. Lui seul, dans cette balance si vite faussée de nos facultés, a fait équilibre au bassin qui penche, sous le poids accablant de l'amour, en jetant dans l'autre bassin la charge de l'obéissance. C'est ainsi qu'il a créé, au milieu de toutes les contradictions de l'être humain, la plus divine des harmonies, et qu'en nous donnant des saints comme François de Sales, Barthélemy des Martyrs, sainte Thérèse, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, François-Xavier, Louis de Gonzague, Stanislas Kostka, Philippe de Néri, Jean de Dieu, Angèle de Brescia et tant d'autres, il a réalisé pendant un moment sur la terre une vraie transposition du ciel!

Telle est l'œuvre, et je dirais presque le miracle du catholicisme. Telle est, en vertu de son incorruptible puissance, l'assainissement qu'il opère sur cette disposition à la mysticité qui, pour certaines âmes, est encore bien moins une faculté qu'une maladie. Assurément, Caro sait tout cela aussi bien que nous, et il en touche même un mot en passant dans son chapitre du mysticisme en général. Mais la Critique, qui a ses convictions, qui n'examine, ne raisonne et ne conclut que du milieu d'elles, a le droit de demander au philosophe pourquoi, dans un livre où toutes les questions liées à son sujet sont touchées de manière à les faire vibrer dans les esprits, il a négligé d'appuyer plus longtemps et plus fort sa juste et pénétrante analyse sur le côté fécond et sanctifié du mysticisme. Le mysticisme des religions fausses, le mysticisme hétérodoxe, et qui n'est qu'une des faces, et la plus flamboyante, du monstre multiple de l'hérésie ou de l'erreur, Caro nous montre très bien comment le catholicisme les traite et quel droit indéfectible il a pour les condamner et pour les punir. Mais, Caro en convient, il n'est pas au monde que ces sortes de mysticismes, tous plus ou moins faux, plus ou moins individuels. Il y a aussi le mysticisme dans la règle, dans l'orthodoxie, dans l'unité de la foi et du dogme, dans l'obéissance de la discipline, le grand mysticisme catholique enfin. Nous en avons nommé plus haut les plus glorieux représentants et les plus splendides interprètes. Celui-là n'est point une déviation de la faculté religieuse, il en est l'exaltation; mais l'exaltation dirigée, l'enthousiasme ardent et profond et cependant gouverné, cette espèce d'enthousiasme qui a le regard clair au lieu de l'avoir ébloui, et qui, multipliant pour la première fois son intensité par sa durée, ne défaille jamais parce qu'il se retrempe dans l'inextinguible flamme de l'Unité comme à la source vive de la lumière. Un tel fait, de quelque nom qu'on l'appelle, de quelque explication qu'on l'étaie, méritait d'avoir une plus large place que celle qui lui est accordée dans un livre ayant pour but de descendre au fond de la question du mysticisme. Cependant, est-ce prudence? est-ce inattention? Caro passe rapidement auprès de ce fait, qu'il mentionne, mais qu'il ne creuse pas. Lui, dont les yeux sont fins et sûrs, n'a-t-il pas senti que s'il les avait fixés profondément sur ce qui n'est pas seulement une distinction nominale, faite par la haute sagesse gouvernementale de l'Église, il n'aurait pu s'empêcher de voir, se détachant du fond commun des idées et des phénomènes imputés au mysticisme pris dans son acception la plus générale et la plus confuse, un autre mysticisme, ayant ses caractères très déterminés,—l'éclatante réalité, enfin, qui contient la vérité intégrale que la religion seule met sous les mains de nos esprits, mais dont la philosophie les détourne?... Alors le dernier mot du livre aurait été dit, et ce mot n'eût pas été une négation.

Car, en pressant bien, voilà la fin et la conclusion d'un écrit auquel nous voudrions moins de réserve. L'auteur, dont nous pressentons les opinions à certains accents qui passent à travers les surveillances de sa pensée, l'auteur nie à Saint Martin et au mysticisme la vérité philosophique et religieuse,—ces deux vérités qui, pour nous, n'en font qu'une, mais que les rationalistes croient très habile de séparer. Et il a raison s'il ne s'agit ici que de Saint Martin, «le philosophe inconnu du XVIIIe siècle», et du mysticisme hors l'orthodoxie, du mysticisme de l'hérésie ou de l'erreur. Mais, sérieusement, et pour qui n'ignore pas la pente des choses et où la logique pousse l'esprit encore plus qu'elle ne le mène, pour qui nous a prouvé que le mysticisme de Saint Martin, comme tout mysticisme en dehors de la règle posée par l'Église, traîne l'esprit jusqu'au panthéisme, pour un homme expérimenté en ces matières, qui sait fort bien qu'il n'y a plus maintenant face à face, en philosophie, que le catholicisme et le panthéisme, et que toute idée se ramène forcément à l'un ou à l'autre de ces grands systèmes sans pouvoir jamais en sortir, était-ce bien la peine de s'interrompre et de s'arrêter? Fallait-il rester devant un mur si transparent, dont l'impénétrabilité peut-être effrayait moins que la transparence? Une vraie critique philosophique, si elle avait voulu mériter l'honneur de son épithète, devait-elle, après avoir accumulé les négations, s'enfoncer et disparaître dans le néant qu'elle avait fait, et, sous peine de trop ressembler à tout ce qu'elle avait pulvérisé, n'était-elle pas tenue d'ajouter et d'affirmer quelque chose de plus? Que si elle n'affirmait pas, ne retombait-elle point inévitablement à la monographie pure et simple, aux petites analyses, qui pincent les fibrilles des choses au lieu de les briser d'une seule et grande rupture dans leurs muscles les plus résistants? Ne revenait-elle pas, enfin, à tous ces procédés microscopiques si chers et si familiers aux philosophies infécondes, aux philosophies sur le retour?... Nonobstant de si tristes conditions acceptées, le livre de Caro, tout incomplet qu'il soit par la conclusion, est d'un intérêt très vif encore. Nous y avons trouvé ce qui vivifie tous les livres philosophiques: la verve de la discussion, la propriété du langage, et surtout la nouveauté inattendue et piquante du renseignement.

On y était tenu avec Saint Martin plus qu'avec aucun autre. Saint Martin n'a point le rare privilège des grands esprits nets, des hommes à découvertes dans l'ordre de la pensée et à résultats positifs. Ceux-là, on les trouve sans les chercher dans ce qu'ils ont fait et dans les influences qu'ils ont laissées après leur passage, tandis que déjà, et à la distance d'une moitié de siècle, il nous faut chercher Saint Martin pour l'apercevoir. De son vivant, il aimait à s'appeler le philosophe inconnu, et il a bien manqué de sombrer sous ce nom-là dans la mémoire des hommes, puni justement, d'ailleurs, par l'obscurité de tous ces petits mystères de secte dans lesquels il avait comme entortillé sa pensée. Sans le mot enthousiaste de madame de Staël dans son Allemagne, un autre mot plus grave et mieux pesé de J. de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, l'image de Joubert, qui en fait un aigle avec des ailes de chauve-souris, et quelques lignes impertinentes de Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe, qui donc, dans le monde du XIXe siècle, connaîtrait de vue Saint Martin, sinon les curieux qui lisent tout et qui se font des bibliothèques de folies? Le temps a marché sur les hommes qui croyaient au grand mystique des voies intérieures et qui sympathisaient à ses idées. Il a péri presque tout entier. Il n'a point laissé de trace et de ciment parmi eux, comme Swedenborg, cet autre mystique, qui passa aussi sa vie dans la contemplation et dans l'obscurité, mais dont le système, plus hardi et plus exprimé, a jeté un éclat qui rappelle les aurores boréales de son pays. Swedenborg a encore des milliers de disciples. Il est vrai qu'ils sont en Amérique,—ce qui diminue le mérite d'en avoir,—dans le pays qui pare sa jeunesse avec les oripeaux tombés de la tête branlante de la vieille Europe. Saint Martin n'en a guères nulle part... Le mysticisme, qui est de tout temps comme l'orgueil de l'homme, sa personnalité et sa soif d'infini, a changé de peau comme un serpent. Il n'en est plus où il en était au XVIIIe siècle, et Caro, nous développant la doctrine de Saint Martin, cette mystérieuse et nuageuse doctrine qui partit de Boehm pour aboutir misérablement à une madame de Krudner, nous produit bien moins l'effet d'un philosophe que d'un antiquaire, qui nous désenveloppe une momie et nous fait compter ses bandelettes.

Du reste, philosophe ou antiquaire, Caro s'est préoccupé, surtout et avant tout, d'être historien. La biographie intellectuelle de Saint Martin n'était qu'une curiosité philosophique, mais, rattachée à l'histoire du XVIIIe siècle, elle prenait presque aussitôt de la consistance et de la valeur. Alors il ne s'agissait plus des excentricités de la pensée d'un homme plus ou moins doué d'imagination ou de génie, il s'agissait du génie même ou de l'imagination de son époque, dont un homme, quels que soient sa force et son parti pris, dépend toujours. Le grand préjugé contemporain, c'est de croire que le XVIIIe siècle fut uniquement le siècle de l'analyse, de la philosophie d'expérience, des sciences positives, de la démonstration, de la clarté, quand la vérité est qu'il fut autant le siècle des synthèses éblouissantes ou ténébreuses, des à priori audacieux, des sciences menteuses à leur nom, enfin de l'indémontrable en toutes choses. Prendre un siècle comme un homme, par ses prétentions, est un mauvais moyen de le connaître, même quand il s'agit d'apprécier le mal qu'il a fait... ce qui paraît toujours facile. Caro s'est bien gardé d'une vue si superficielle et si confiante. En détaillant, sous son analyse, l'individualité de Saint Martin, il a compris que cette plante étrange avait pourtant sa racine dans le terrain de son siècle, et, pour qu'on ne pût s'y méprendre, il nous a retourné le siècle en quelques traits justes et profonds et nous en a ainsi montré le fond et la superficie. Or, c'était une époque de mysticisme, autant et plus que les siècles dont on s'était le plus moqué. Voltaire ricanait là-bas, auprès de sa goutte d'eau; mais le monde roulait son train éternel sous le souffle de la croyance, et de la croyance dévoyée, de la croyance insensée, superstitieuse et bête, parce qu'elle était individuelle, parce qu'elle était sortie du vrai dogme et de l'unité. L'illuminisme s'étendait comme une longue nuée sur l'horizon intellectuel du temps. Il avait le vague de la nuée; mais il en avait l'électricité. Il était partout. On ne le nommait pas partout par son vrai nom; mais partout, du moins, il se sentait, et les esprits les plus matériels, les plus attachés aux angles des choses positives, portaient ses invisibles influences, comme on porte une température.

En Allemagne, où l'on n'a pas plus peur des mots que des idées, il s'était hautement et fièrement organisé. Berlin avait vu naître une secte qui s'appela plus tard la secte d'Avignon et qui fut suivie de la grande société des «Éclaireurs» (Aufklærer), laquelle se répandit dans l'Allemagne entière et jusque sur les pics de la Suisse. Caro—et nous prenons acte de ceci venant d'un philosophe—nous les donne pour les précurseurs de Hegel. Le chef influent de cette secte était le fameux Nicolaï, le libraire prussien, assez oublié à présent, qui tenait l'opinion, la critique et la littérature sous la triple fourche de la Gazette littéraire d'Iéna, du Journal de Berlin et du Muséum allemand. L'ascendant de Nicolaï à Berlin, Weishaupt l'obtenait en Bavière. C'était un Proudhon en action qui devançait la théorie, comme les poètes devancent les poétiques, et qui voulait détruire tous les gouvernements. En Suisse, Lavater couvrait de je ne sais quelles vertus, plus dangereuses que des vices, car elles font illusion, un mysticisme qui touchait à l'illuminisme allemand par une extrémité et par l'autre à la théurgie. Gasner, Cagliostro, Mesmer, ces puissants jongleurs, se jouaient de l'imagination et des passions de l'Europe incrédule... folle d'un besoin de croire qu'elle avait voulu supprimer. En Angleterre, il n'y avait pas, il est vrai, d'associations comme en Allemagne, mais une vogue immense entourait William Law, qui commentait ce vieux Boehm, si cher aux imaginations des races germaniques. En Suède, Swedenborg éclatait et jouissait d'une autorité illimitée. En France enfin, le pays des railleurs, où «les torrents» de madame Guyon ne s'étaient pas écoulés sans laisser les fanges molles et chaudes du quiétisme au fond de bien des âmes, les dispositions à une mysticité sans guide et sans appui étaient si grandes que l'odieux jansénisme même, cette froide chose, arrivait aussi au mysticisme, non par la tendresse, mais par l'orgueil. Tel était en réalité le XVIIIe siècle quand y apparut Saint Martin.

Il ne fit aucun fracas tout d'abord, pas plus que depuis. C'était une intelligence recueillie, une espèce de sensitive de la pensée qui fleurissait pudiquement dans la solitude, la méditation et le mystère, et qui se rétractait avec trouble, et presque honteusement, sous le doigt si souvent familier, maladroit ou brutal, de la publicité. S'il eut des lueurs,—comme dit madame de Staël,—il eut plus de parfums encore, et c'est qu'il est des fleurs dont le calice, à certains moments, semble verser de la lumière. Fleur rêveuse de mysticité, il ressemblait à une de ces fraxinelles, à une de ces capucines timidement phosphorescentes, comme on en trouve parfois le soir sur les murs disjoints des vieilles chapelles. Pénétré, dès sa jeunesse, des influences fatalement mystiques d'une société qui, comme le dit excellemment Caro, ne pouvait secouer le joug de ses croyances que pour tomber sous le joug de ses illusions, il ne monta point sur l'horizon intellectuel de son temps comme un astre plein de puissance, mais il s'y coula furtivement, comme un rayon qui s'égare. Son nom même, il ne le donna point à la secte qu'il allait créer. Il le trouva et il le prit. Les martinistes, chose singulière! existaient avant Saint Martin. Un juif portugais, savant dans la cabale, nommé Martinez Pasqualis, avait fondé, en 1768, la secte des martinistes, «vouée aux œuvres violentes de la théurgie», et c'est de cette école que Saint Martin fut le fils; mais bientôt le fils dissident. Martinez mort, il la modifia. Doué d'une âme qui fut son génie, on aurait pu dire de lui le mot charmant du vieux Mirabeau, qu'«il était fait de la rognure des anges». Mais, puisque des anges sont tombés, une telle rognure ne garantit pas les hommes, et Saint Martin, si chrétiennement né, se perdit. Certes! si l'Église a des mélancolies comme celles des mères, ce doit être en voyant se détacher d'elle des âmes comme celle de Saint Martin. Déjà tout plein de Swedenborg, qu'il n'acceptait pas dans toute son audace, en relation avec le commentateur William Law, il lut Boehm, et tout fut dit. Sa vocation et sa chute furent décidées. Voilà le plus grand événement de sa vie, dit-il, et il a raison. C'était en 1781: «L'aurore naissante» de Boehm, qui se leva dans l'éther de son âme, l'empêcha de voir cette autre et terrible aurore qui allait s'étendre sur le monde des réalités et dans le ciel sanglant de l'histoire. Biographe avec scrupule, Caro nous montre Saint Martin abrité contre la révolution française dans le désert intérieur de sa spiritualité, et, quand la tempête est passée, plus tard, en 1795, il suit avec un intérêt mêlé d'éloge le solitaire, devenu homme public, répondant sur la question de l'enseignement, agitée alors officiellement par le pouvoir, aux attaques cauteleuses de Garat, le rhétoricien de la sensation. Caro insiste beaucoup sur cette discussion, dans laquelle Saint Martin déploya une aptitude philosophique véritablement supérieure. Mais nous, qui ne sommes ni professeur ni philosophe, Dieu merci! nous à qui la suite des temps a trop appris que le spiritualisme du XIXe siècle a fait autant de mal que le matérialisme du XVIIIe, nous nous intéressons fort peu à ce débat entre Garat et Saint Martin. A notre sens, le philosophe inconnu n'existe réellement que dans sa pensée religieuse, et c'est exclusivement là qu'il faut le surprendre et le chercher.

Et, nous le répétons, Caro l'y a saisi avec habileté. Il nous a donné, en quelques pages pressées et pleines, toute la substance médullaire des doctrines de Saint Martin. En les lisant, on est surtout frappé de cette idée que le XVIIIe siècle, dans sa haine contre le catholicisme, n'a pas seulement trouvé, pour la servir, des raisonneurs et des impies, comme l'affreuse société qui soupait contre Dieu chez d'Holbach, mais aussi des âmes d'élite, des cœurs tendres, aux intentions pures, de nobles esprits qui croyaient au ciel. Saint Martin fut un de ces ennemis du catholicisme qui le frappèrent d'une main chrétienne. Il avait au plus haut degré ce qui est le signe de l'hérésie depuis que l'hérésie est dans le monde, c'est-à-dire la haine du sacerdoce et la fureur de sa propre interprétation.

Qu'avaient de plus Luther et Calvin? Caro, qu'il faut lire si l'on veut connaître cet hérésiarque au petit pied et qui se croyait et se disait «né avec dispense», et qui peut-être, hélas! aurait été un saint s'il avait eu l'obéissance; Caro tourne contre Saint Martin tous ces grands arguments de l'Église contre le protestantisme qui, depuis Bossuet, sont notre musée d'artillerie. C'est qu'effectivement Saint Martin n'est qu'un protestant modifié.

C'est un protestant par l'esprit, avec un tempérament catholique. Combinaison regrettable, qui le rend plus dangereux et plus nuisible qu'un protestant!

En effet, pour nous dégoûter de l'erreur de son principe et de sa doctrine, le protestant a la sécheresse de sa raison et la superbe de son orgueil. Mais Saint Martin a l'imagination du poète, l'amour du croyant, et son orgueil est si doux (car il y a toujours de l'orgueil dans un chef de secte) qu'on le prendrait presque pour cette vertu qui est un charme et qu'on appelle l'humilité. Voilà par quoi, de son vivant, il a entraîné les âmes analogues à la sienne, qui sont, après tout, il faut bien le dire, la meilleure partie de l'humanité. Portées toujours en haut, comme lui, par leur aspiration naturelle, il a voulu créer pour elles un christianisme supérieur et indépendant. Il a oublié que, pour l'homme, l'abîme le plus terrible n'est pas celui qu'il a sous les pieds, mais celui qu'il a sur la tête, et que l'âme, comme le corps, meurt aussi bien de trop monter que de trop descendre. Tel a été le tort de Saint Martin et le reproche qu'on peut lui faire. Il a raffiné sur ce qui n'admet pas de raffinement, c'est-à-dire sur la vérité du catholicisme, qui est la vérité absolue, et il a été, dans l'ordre des choses religieuses, ce que furent les précieuses dans l'ordre des choses littéraires. Mais ce qui n'a que l'importance du ridicule en littérature, en religion devient criminel. Voilà pourquoi il faut être implacable pour ces tentateurs d'une perfection impossible, et quand ils ont, comme Saint Martin les avait, les séductions de la pureté dans le talent et dans la vie, il faut l'être pour leur génie, et même jusque pour leurs vertus.

L'ABBÉ MITRAUD[20]


Le livre[21] de l'abbé Théobald Mitraud a été l'occasion d'un véritable phénomène. Ce livre d'un prêtre qui pose la nécessité d'une théocratie a été salué par tous les ennemis de la théocratie et des prêtres. Ils l'ont exalté presque à l'égal d'une découverte. N'est-ce pas singulier?... Tous ces haïsseurs de la vieille Église romaine se sont pris de je ne sais quel goût—ou plutôt d'un goût que je m'explique très bien—pour un livre qui a la prétention d'être un livre de science sociale en restant du christianisme. Tous les critiques de notre temps, qui nous disent avec des variantes que Joseph de Maistre n'est qu'un sublime brise-raison et Bonald un antiquaire d'idées, ont vanté l'abbé Mitraud et en ont fait un colosse, portable encore, il est vrai, mais un de ces jours trop lourd, même pour le triomphe. La chose est devenue si forte que ce ne sont plus les lauriers de Miltiade qui doivent empêcher de dormir ce nouveau Thémistocle: ce sont les siens. Un journal le comparait à saint Paul... Tant de gloire est bien compromettante. Pour un prêtre, c'est une gloire à faire peur.

Car l'abbé Mitraud—quel que soit son talent, qui est réel, et sa charité, qui doit être ardente,—n'a pas converti ces messieurs. Il leur a plu. Il a ému leurs sympathies, mais il ne les a pas changés. Des philosophes ne se convertissent pas par la vertu des brochures. Quand cela leur arrive, il leur faut, comme à La Harpe, le coup de tonnerre dans le sang de la place Louis XV et le chemin de Damas de la guillotine! Mais, quant à des livres, ils en font trop pour que le Prends et lis du figuier d'Augustin se renouvelle. C'est donc du haut de leurs idées et de leur orgueil que les ennemis de l'Église ont fait tomber l'éloge sur le front épanoui de l'abbé Mitraud et qu'ils ont tendu leur main de Grecs (Timeo Danaos et dona ferentes!) à son catholicisme romain. Certainement, la montagne n'est pas venue à lui. Faut-il donc conclure qu'il soit allé à la montagne?... Nous aurions bien voulu le nier. Malheureusement, c'est impossible. Nous avons lu, avec l'attention qu'il mérite, le livre de l'abbé Mitraud sur la Nature des Sociétés humaines, comme il dit, et ce livre, dont tout, pour nous, jusqu'au titre, manque de rigueur et de vérité, nous a jeté dans des perplexités étranges. A ce titre seul nous avions reconnu le problème du temps présent, la chimère du siècle, comme disait saint Bernard,—car les littératures font beaucoup de théories sociales lorsque les peuples ont relâché ou brisé tous les liens sociaux, absolument comme on écrit des poétiques lorsque le temps des poèmes épiques est passé,—et il était curieux de savoir comment le prêtre avait remué à son tour le problème vainement agité si longtemps par les philosophes. Tant de mains que l'on croyait puissantes s'étaient blessées, comme des mains d'enfant, à pousser ce cerceau dans le vide, que nous nous demandions s'il fallait accuser la faiblesse maladroite des hommes ou la difficulté radicale du problème. Eh bien, après y avoir regardé, nous nous le demandons encore! Le prêtre, aujourd'hui, n'a pas plus avancé la question que les philosophes. Seulement ce n'est pas l'infortune du résultat qui les a rendus si doux pour lui, car nul d'entre eux ne doute de la virtualité de ses idées. Ils ne sont pas si bêtes que d'être sceptiques sur leur propre compte! La philosophie a remplacé la foi religieuse, qui pour tant de gens est une duperie, par l'infatuation de la vanité, qui pour tout le monde est un profit.

Mais si ce n'est pas le même malheur et le même sentiment d'impuissance qui unissent si tendrement, pour le quart d'heure, les écrivains philosophiques de ce temps et l'abbé Mitraud, il faut donc qu'il y ait dans le livre de ce dernier un fond de choses qui soit un terrain commun où ils se rencontrent et s'embrassent, une petite île des Faisans quelconque où le prêtre et le philosophe passent leur traité des Pyrénées. Voilà ce que nous désirions et ce que nous avons vainement cherché pourtant dans le livre qui nous occupe. Le croira-t-on? dans ce traité qui s'intitule somptueusement De la Nature des Sociétés humaines, le fond des choses, s'il en est un, n'est pas visible. Il n'est pas mis en lumière une seule fois. Ce livre qui nous promet un système ne le donne point: il nous l'annonce, et, après des réfutations tardives de doctrines épuisées, réfutations qui ne peuvent pas passer décemment pour des prolégomènes, il nous renvoie au numéro prochain, c'est-à-dire à un second volume qu'il nous faut attendre pour juger la valeur philosophique de Mitraud. Certes! pour notre compte, nous attendrons très volontiers. Mais l'abbé Mitraud aurait tout aussi bien pu s'attendre lui-même; car «c'est souvent une force que de savoir s'attendre»,—a dit madame de Staël. L'auteur des Sociétés humaines a mieux aimé envoyer devant lui ses premiers bagages. Littérairement, il a eu tort. Il a eu tort aussi dans l'intérêt de ses idées... futures. Qu'il le sache bien! si libre que soit un auteur dans l'application de sa méthode et dans l'exposition de ses théories attardées, il est des formes littéraires qui sont comme les devoirs de politesse de la pensée. Nous en prévenons l'abbé Mitraud, le public est un sultan blasé et superbe. Il aura mal aux nerfs d'une lecture qui le mène et le courbature pendant quatre cent cinquante pages pour ne lui apprendre que ce qu'il sait et pour le laisser où elle l'a pris.

Mais, sans prévoir les malheurs de si loin, jusqu'ici, il faut bien le dire, tout a réussi à Mitraud. Cette absence de théorie,—nous ne disons pas absolument d'idées,—ce renvoi aux calendes grecques d'un second volume, cette discrétion d'un homme qui sait gouverner sa philosophie intérieure,—car s'il y avait un prix Montyon de la réticence il serait gagné par l'abbé Mitraud,—tout cela, qui aurait perdu un autre homme devant la Critique, ne s'est pas retourné contre lui. La Critique a été pour l'heureux auteur une dame Mécène, au lieu d'être une dame Xantippe, comme elle l'est, hélas! presque toujours. Assurément il devait y avoir un mot caché à cette énigme. Nous croyons l'avoir deviné.

En effet, si, philosophiquement, le fond des choses manque au livre des Sociétés humaines, si la théorie n'y bâtit même pas la première arche du pont sur lequel elle doit passer, il y a néanmoins, dans cette œuvre d'expectative, des opinions qui font prendre patience aux plus pressés et qui préviennent sur ce qui doit suivre. Il est sûr qu'il n'est en retard qu'en faveur du mouvement. Il y a des affirmations parfois, mais bien plus souvent des tendances qui sont comme une aurore d'idées, un peu brumeuse encore, il est vrai, mais à travers laquelle les philosophes, qui ont la vue bonne, voient très clair. Si enveloppées et si drapées qu'elles soient, si ingénieuses de réserves et d'explications qu'elles puissent être, il s'échappe des doctrines des hommes, il suinte, pour ainsi parler, de leur pensée et de leur expression, de ces vapeurs intellectuelles qui pénètrent et qui avertissent. Impossible de s'y tromper! La sonnette du lépreux s'entendait avant qu'on ne vît le pauvre malade... L'abbé Mitraud, qui a, selon nous, dans la pensée, la contagion des maladies spirituelles contemporaines, fait entendre à nos cœurs et à nos esprits une triste sonnette dans ce premier écrit où sa personnalité philosophique, c'est-à-dire sa théorie, ne paraît pas encore, mais s'annonce. Ceux pour qui elle n'a pas le même timbre que pour nous ont bien reconnu l'homme qui s'annonçait ainsi, et tel est le secret de leur accueil et de leurs éloges. Ne l'oubliez pas! il est si bien à eux qu'ils l'ont laissé s'acharner tout à son aise contre les doctrines plus ou moins mortes de Cousin, Thiers et Proudhon, et qu'ils ne l'ont nullement troublé dans ce piétinement de cadavres par la très excellente raison que les philosophes ont le droit de se battre entre eux, comme Sganarelle et sa femme, sans que personne y trouve à redire. Selon nous, à défaut d'autres marques, cela seul eût prouvé qu'ils le reconnaissaient pour un des leurs, c'est-à-dire pour un philosophe, malgré sa foi et son titre de prêtre,—et ils avaient raison, du reste, car, malgré tout cela, il en est un!

Oui! il en est un... C'est un philosophe. Sa fonction de prêtre ne l'a point préservé. Il a bu à cette coupe de la philosophie comme le siècle dernier l'a faite, de cette philosophie qui est devenue l'abreuvoir de tous les esprits, et même des plus médiocres, et il s'y est enivré! L'abbé Mitraud, avec ses tendances générales et son manque provisoire de théorie carrée et résolue, nous fait l'effet d'une espèce d'abbé de Saint-Pierre, mais renouvelé, rajeuni, rajusté par les formes et le langage de la discussion au XIXe siècle. C'est un utopiste du même genre, resté utopiste malgré des expériences qui auraient corrigé l'abbé de Saint-Pierre s'il avait vécu dans notre temps et si les prêtres, tombés de plus haut que les autres hommes dans l'ordre spirituel, pouvaient se relever et n'étaient pas presque toujours incorrigibles!

Tête que j'oserai appeler anti historique, cervelle rechercheuse d'abstractions, l'abbé Mitraud n'a ni le sens de l'histoire ni le sens de la nature humaine. Toute profonde réalité lui échappe. Comme l'homme au projet de paix perpétuelle, et comme beaucoup d'autres rêveurs d'une date moins ancienne et qu'il vante dans son livre, il ne comprend rien à ce grand fait de la guerre, qui, à lui seul, est toute une philosophie. Il ne le comprend ni dans l'ordre politique, ni dans l'ordre moral, ni dans l'ordre domestique. Il le méconnaît. D'un autre côté, vainement l'Église lui a-t-elle appris cette charité chrétienne qui a suffi au monde depuis l'Évangile, il ne s'en est pas moins laissé mordre par la brebis enragée de la philanthropie moderne, et, comme l'école tout entière du XVIIIe siècle, qu'il essaie de combattre mais qui le tient sous elle comme un vaincu, il se préoccupe, à toute page de son livre philanthropique, du droit de chaque homme vis-à-vis de la société, et il va chercher ce droit individuel dans des notions incomplètes ou fausses pour l'exprimer dans de nuageuses définitions, que le XVIIIe siècle n'aurait certes pas repoussées! «Le droit—nous dit-il assez grossièrement quelque part—est la résultante des droits de la nature.» Est-ce que le XVIIIe siècle n'aurait pas signé cette phrase-là? L'abbé Mitraud est un de ces esprits qui croient au développement futur ou possible sur la terre d'une justice et d'une liberté absolues, et qui commencent par oublier les conditions de la nature de l'homme et les idées qu'il faut avoir de la liberté et de la justice; car la liberté a ses trois limites, de nombre, de mesure et de poids, qu'aucune théorie ne saurait briser, et la justice a son glaive à côté de sa balance, le glaive qui, par la rigueur du retranchement, rétablit l'égalité des proportions. Révolutionnaire, quoiqu'il dise pour s'en défendre, l'auteur de la Nature des Sociétés humaines a écrit que «les révolutions sont les suprêmes efforts du genre humain pour découvrir les vraies conditions de sa vie, pour les définir exactement et s'y soumettre»; ce qui revient positivement à dire que toutes les ivrogneries de la colère doivent servir à clarifier la vue... Singulier collyre, il faut en convenir! Enfin, comme tous les utopistes de ce temps et de tous les temps qui ont renversé le grand aperçu chrétien, l'abbé Mitraud semble prendre la société pour un état définitif au lieu de la concevoir comme un état de passage, et alors la question devient pour lui ce qu'elle fut, par exemple, pour Fourier, Saint-Simon et tant d'autres réformateurs, c'est-à-dire qu'elle consiste à trouver des institutions qui établissent le ciel sur la terre,—ce qu'on cherchera probablement longtemps encore!—au lieu de faire monter la terre dans le ciel, comme la religion nous l'enseigne, et, dans son affranchissement des âmes, sait l'exécuter tous les jours.

Telles sont les idées qui circulent, à l'état plus ou moins confus, dans le livre de Mitraud, et qui créent une parenté d'erreur profonde entre son ouvrage et tant d'autres écrits fades et dangereux. Le danger des livres est relatif. Il tient autant à ceux qui les lisent qu'à ceux qui les composent. Les peuples vigoureux et purs ont des livres sévères comme de fermes législations. Mais, quand ils s'énervent, l'utopie de leurs penseurs s'énerve aussi et tombe au niveau de la moralité générale. C'est ce qui est arrivé à l'abbé Mitraud. La théologie, qu'il a étudiée et qui aurait dû donner de la trempe à son esprit, n'a pu l'empêcher d'être et de rester un métaphysicien d'un ordre inférieur, qu'attire un problème qui échappe à sa portée. Il est évident, en effet, qu'au-dessous de toute cette battologie philosophique l'auteur de la Nature des Sociétés humaines ne sait pas ce qu'on doit entendre par ce mot de société dont il se sert, et qu'il en confond la notion métaphysique avec la notion historique des différents peuples qui se sont agités sur la terre et se sont efforcés de réaliser cet idéal de société qui, pour l'incrédule, n'est qu'une ironie, et pour le chrétien, qu'une aspiration. Il a vu, à la vérité, passer à travers l'histoire des masses d'hommes, sous la lance de leurs conducteurs. Mais cet état des multitudes dans l'univers donne-t-il le droit d'affirmer, à un penseur rigoureux, que l'idéal social existe réellement sur la terre en dehors de cette société—qu'on nous passe le mot!—crépusculaire créée par le christianisme, entre les ténèbres de l'ancien monde et la lumière du Jour Divin?

Car voilà la question qu'un esprit plus méthodique et plus creusant que l'abbé Mitraud aurait posée à la première page de son livre, et qui, résolue, aurait éclairé toutes les autres. Hors le christianisme y a-t-il un idéal de société, en d'autres termes, une société digne de ce nom, dans son sens absolu et métaphysique, et s'il n'y en a pas d'autre cette unique société est-elle soumise, ou ne l'est-elle pas, à la loi du progrès indéfini comme les philosophes la comprennent?... Mitraud ne s'est pas expliqué sur ce point fondamental avec une netteté suffisante. Il tourne et patine autour de la question en effaçant sa personne et sa pensée, mais en le lisant on ne voit pas clairement (quoiqu'on ait peur de le deviner) vers quelle opinion il se range, en matière de perfectibilité ou d'imperfectibilité sociale. Cependant, sur ce point-là, il n'est pas loisible de balancer ou de se voiler. Certainement, nous ne croyons pas que l'abbé Mitraud puisse méconnaître l'unité de la tradition sociale, plus ou moins violée chez tous les peuples, moins un, qui ont précédé le christianisme, et qu'il ne sache pas tirer la conclusion forcée, inévitable, de ce fait immense qu'avant Jésus-Christ toutes les sociétés, excepté la société juive, étaient en dehors de l'ordre moral. Seulement, s'il la tire comme nous, cette conclusion; si, pour lui comme pour nous, la vérité sociale a été révélée à Moïse pour être complétée par Jésus-Christ, nous demanderons à Mitraud s'il y a et s'il peut y avoir des interprétations ou des développements ultérieurs à cette vérité sociale et au christianisme tels que l'Église les enseigne et les a toujours enseignés. Nous lui demanderons, enfin, s'il y a un christianisme transcendant, supérieur, un christianisme de l'avenir qui réalisera en ce monde une société parfaite, ainsi que l'ont cru tous les hérétiques, tous les illuminés et tous les utopistes de la terre; et s'il nous répond qu'il n'y en a pas, nous lui demanderons alors pourquoi son livre?

Oui! pourquoi ce livre, où l'on cherche en vain ces idées fortes, sensées, pratiques, allant au cœur de la réalité, les idées enfin d'un prêtre catholique qui vient, après les philosophes, parler société à son tour? Pourquoi l'abbé Mitraud, resté prêtre (nous en convenons) dans la lettre de son livre, ne l'est-il pas resté dans son esprit? Pourquoi les premiers mots qui vous frappent, dans un écrit ayant la prétention d'être une solution chrétienne à la grande question du temps présent, sont-ils une définition orde et païenne de la notion de droit: «Le droit est la résultante des besoins de la nature»? Pour un homme qui, comme l'abbé Mitraud, doit avoir de la théologie et de la tradition dans la tête, le droit a-t-il son expression ailleurs que dans les relations de la famille? Or, l'auteur des Sociétés humaines touche-t-il une seule fois à cette question de la famille, type et pierre angulaire de toute société, et à l'aide de laquelle un penseur énergique aurait tout expliqué,—car Bonald n'a pas tout dit, et il a même interverti les termes de sa trinité domestique?

Mitraud, qui parle de société et d'analyse comme il parle de tout, sans rigueur, sans serrer la voile d'une expression qui l'emporte à la dérive de toute pensée et le noie à la fin dans une écume de mots brillants, a-t-il analysé les éléments constitutifs de toute société? A-t-il vu quelles en étaient les institutions essentielles, nécessaires, et au sein desquelles les familles doivent se grouper et se mouvoir? S'il l'avait vu est-ce une théorie après laquelle il aurait couru (et court encore)? Au lieu d'une théorie n'aurait-il pas fait une histoire, l'histoire de la constitution catholique qui n'est, au fond, que le jeu harmonieux des constellations de la famille dans le zodiaque de l'ordre, et qu'il aurait opposée, comme une suprême réponse, à tous ces essais de société mécanique rêvés par les philosophes du XIXe siècle en dehors du sociisme humain? L'abbé Mitraud nous dit bien, il est vrai, que «le catholicisme renferme toute vérité», qu'il est «l'affirmation universelle», qu'il n'y a pas «une loi qu'il ne contienne». Généralités assez vulgaires, qui ne signifient que quand on les explique ou quand on les féconde! Il fallait les dégager, ces lois dont on parle, et c'est ce que Mitraud n'a pas fait. Le caractère de son ouvrage est un vague immense sur toutes choses; sorte de harpe éolienne philosophique, qui donne des notes et ne joue pas d'airs. C'est peut-être l'explication de son succès parmi les esprits les plus différents d'opinion. Chacun voit ce qu'il veut dans les nuages. L'abbé Mitraud a charmé également beaucoup d'esprits inexacts et innocents, et beaucoup d'autres, cruellement logiciens, et qui ne bougent pas à cette heure, mais dont il connaîtra peut-être plus tard la logique et la perversité.

Et qu'il ne s'y trompe pas! l'éloge que font ces derniers de son livre n'a été combiné que pour cela. Pousser un esprit de bonne foi et de bonne volonté, mais sans connaissance de la profondeur des partis et de leurs desseins, sur la voie dangereuse où il s'est imprudemment avancé, lui retourner un jour ses idées contre ses intentions, compromettre un prêtre, compromettre Dieu, dans cette question du socialisme contre laquelle un gouvernement d'énergie ferait plus que tous les écrivains réunis, voilà ce que l'abbé Mitraud, dans les illusions de sa charité, ne voit pas au fond des éloges donnés à son livre par tous ceux-là qui devraient le plus le repousser. Nous l'avons dit déjà, mais il faut le crier: le livre de Mitraud pose la nécessité d'une théocratie, et les ennemis jurés de toute théocratie l'acclament. Et ce n'est pas tout! Le même livre s'inscrit en faux contre la souveraineté politique de l'homme et contre la souveraineté philosophique de la raison, et tous ceux qui veulent et posent dans leurs théories que les gouvernements personnels et hiérarchiques doivent être remplacés par des mécaniques sociales dont ils ont le devis tout fait dans leur poche, et les rationalistes de toute nuance, protestants, hegeliens, sceptiques, l'acceptent comme la dernière et la plus heureuse interprétation de l'Évangile des temps futurs. Évidemment il y a une raison à cette anomalie, dont l'abbé Mitraud ne se doute pas. Évidemment il y a pour les philosophes, dans cette théocratie que l'abbé Mitraud appelle et qu'il justifie, je ne sais quoi qui n'est pas la théocratie du moyen âge et du cardinal Bellarmin, mais quelque chose qu'ils flairent avec plaisir et qui odore, comme la théocratie de Gioberti, par exemple, de Gioberti, cet autre abbé cher à cette ogresse d'abbés: la révolution! Il y a, enfin, dans toute cette dilatation des entrailles catholiques de Mitraud, qu'il ne faudrait pas cependant dilater au point de le perdre, ce christianisme de l'utopie que la philosophie aime à embusquer partout dans l'intérêt de son service, et qui, sur les débris des institutions monarchiques, ferait volontiers descendre—et toujours sous la forme d'une colombe!—un Saint-Esprit par trop désarmé.

Que l'abbé Théobald Mitraud se tienne donc pour averti!—et s'il a réellement un système, un second volume dans la pensée, qu'il en surveille l'expression et qu'il ne le lance dans le monde qu'après y avoir regardé. La Circé des partis lui verse le philtre de l'éloge pour faire de lui un compagnon d'Ulysse... ce qui n'irait pas mal à ce jurisconsulte des besoins de la Nature. Qu'il prenne garde! qu'il se défie et qu'il soit plus fort que Circé! Ce que nous disons ici est au-dessus de toute critique littéraire. Mais, quand il s'agit d'un livre sur la Nature des Sociétés humaines, la Critique, sous peine de n'être pas au niveau de sa tâche, a plus que des considérations de littérature à faire valoir. Du reste, littérairement, nous ne serions pas moins sévère pour le livre de Mitraud que nous ne l'avons été pour ce qu'il croit sa philosophie; car, littérairement, on ne trouve ni la déduction ni l'ordre d'un livre dans cet écrit, décousu comme un pamphlet, et qui n'a ni commencement, ni milieu, ni fin.

La Critique, cette dissection sur le vif, comme disait Rivarol, nous a trop appris la physiologie littéraire pour que nous ne voyions pas très bien, sous les lignes de la composition, quel a dû être le procédé de l'auteur. Or, nous ne serions pas étonné que Mitraud, au lieu de faire un livre dans sa complexe et forte unité, n'eût utilisé d'anciennes notes, des fragments épars, en les rapprochant.

Cependant, nous l'avons dit au commencement de ce chapitre, l'abbé Mitraud a du talent, et un talent dans lequel il entre du cœur. Il est écrivain, il est nerveux, il est ému, il est éloquent. Mais cela ne suffit pas sans l'intuition première, sans le point de départ bien arrêté et dominateur. La logique même, qui conduit l'esprit du point de départ au point d'arrivée, ne suffirait pas davantage, et Mitraud, nous le reconnaissons, en a une très déliée et très forte contre les sophistes contemporains. Ce qui lui manque, c'est donc le plus important: c'est l'intuition, l'observation, le principe net et subjuguant qui empêche de se méprendre sur la pensée d'un livre et d'un homme et à la lueur duquel les amis se reconnaissent,—et les ennemis aussi, malgré la ruse de guerre de leurs perfides applaudissements!

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