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Philosophes et Écrivains Religieux

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MONTALEMBERT[44]


I

Le comte de Montalembert a publié les deux premiers volumes d'un livre qu'on n'attendait pas, à la place d'un livre qu'on n'attendait plus. Les Moines d'Occident[45] se sont dégagés, peu à peu, de la pensée de leur auteur. Ils n'étaient point sa pensée première. La pensée première de Montalembert, c'était Saint Bernard. Tout d'abord, et dès sa jeunesse, Montalembert, qui avait commencé, avec tant de hasard, sa réputation par Sainte Élisabeth de Hongrie, ce vitrail de chapelle sans couleur et sans naïveté, s'était promis d'écrire plus tard la vie de saint Bernard. Ce devait être l'œuvre et la couronne de son âge mûr. L'âge mûr est venu, mais n'a pas apporté sa couronne. Le Saint Bernard de Montalembert est resté dans les mêmes limbes, peut-être prudentes, où le Grégoire VII de Villemain est resté. Oserai-je dire que je le conçois et que je l'explique? Saint Grégoire VII et saint Bernard sont deux grands et difficiles sujets, qui demandent plus, pour les traiter dignement, que de l'art oratoire, et Villemain et Montalembert sont particulièrement ce qu'on appelle des orateurs. Ils le sont de talent, de goût, et même de prétention, je crois.

Probablement ce furent les émotions et les applaudissements sur place de la tribune qui empêchèrent, pendant vingt années, Montalembert de publier son Saint Bernard et de prétendre à une gloire moins instantanée et plus sévère. La misère de tout est que rien ne dure. La misère de la gloire qui vient par la parole, c'est que, de toutes les gloires qui s'altèrent et qui passent, elle est celle-là qui passe et qui s'altère le plus. Montalembert l'a-t-il compris, dans le veuvage de la tribune dont il est l'Artémise et qu'on ne se rappelle guères maintenant que parce qu'il la pleure? L'ennui des loisirs que lui a faits le gouvernement de l'action, substitué aux vaines parades de la parole, lui a-t-il fait comprendre qu'il faut revenir au livre si l'on veut vivre plus de deux jours dans la mémoire des hommes, puisque enfin l'y voilà revenu?

Mais, malheureusement, le livre auquel il revient n'est pas Saint Bernard. L'auteur a manqué à la promesse de sa jeunesse et au rêve de sa vie. Cela doit être triste pour lui. Cela doit être triste pour vous. Car ce qu'il publie ne vaut pas ce qu'il eût publié s'il avait écrit sur saint Bernard. Et voici pourquoi. Par cela même qu'un sujet a moins d'étendue, tout homme intelligent qui y touche le creuse davantage. Il fait comme Napoléon à la guerre: il concentre ses forces sur un point donné. Cela est d'autant plus vrai que tout le monde, même intelligent, n'est pas taillé pour se permettre la grande histoire à la Tite-Live et à la Gibbon. Aux historiens d'haleine courte, il reste la biographie. Montalembert, qui nous donne aujourd'hui les Moines d'Occident, nous eût plus donné en nous donnant moins. Au lieu de tous les moines, nous en aurions mieux aimé un seul, mais frappé comme il eût pu l'être.

Montalembert a eu l'ambition plus grande, ou peut-être l'a-t-il eue plus petite... Qui sait? Après avoir tâté ce fier sujet de saint Bernard, qui n'est pas un aérolithe tombé dans l'histoire, mais qui a des racines dans le passé qu'il faut découvrir, et d'autres racines dans l'avenir qu'il faut suivre encore, Montalembert, à qui les habitudes oratoires ont ôté le degré d'attention nécessaire pour approfondir un sujet, a laissé là le sien, mais du moins a voulu utiliser les lectures qu'il avait faites pour le traiter. Les Moines d'Occident pourraient bien n'être que les documents et les notes dont le Saint Bernard devait sortir. Au lieu de la statue, nous avons... quoi! la glaise avec laquelle on la prépare! De cette glaise seulement le sculpteur a moulé, d'un pouce plus modeste que hardi, une foule de petites statuettes à la file les unes des autres, bonnes tout au plus pour la planchette d'un oratoire. Mais la statue, la grande statue,—de marbre ou de bronze,—nous ne l'avons pas!

II

Et cette file de statuettes-pygmées va continuer. Les deux volumes de Montalembert se terminent avant l'an 800. Or, l'ouvrage, pour remplir son titre, doit aller jusqu'à la révolution française pour le moins, car après la mort des moines d'Occident il y a (heureusement!) leur renaissance. Nous aurons donc—agréable avenir!—pendant dix volumes, de cinq cents pages chacun, une histoire faite avec des légendes de vingt lignes,—et je ne me plains pas des légendes, je ne me plains que de leur brièveté!—des légendes qui ne sont pas dorées, celles-là, car, vous le verrez tout à l'heure, elles sont écrites avec une main lourde et une encre opaque. Au lieu d'une histoire qui se tienne, comme une fresque, dans une unité brillante ou profonde, nous aurons une histoire morcelée en panneaux étroits, avec un semis de petits médaillons grands comme le fond de la main et uniformément petits, quoique déjà il y ait, parmi tous ces moines oubliés de l'histoire, parmi toute cette masse immense de violettes de sainteté humble qui trouvent, elles! leur naturelle encadrure dans la simple vignette d'un missel, deux à trois figures comme celles de saint Benoît, de saint Grégoire, de saint Colomban, lesquelles, de grandeur, répugnent à entrer dans le cercle étranglant d'un médaillon, et qui, si on ose les y mettre, le font éclater!

Et ce n'est pas tout le mal encore. Le mal n'est pas d'avoir écrit une histoire des Moines d'Occident pour les besoins du microscope, ce qui est la faute de Montalembert. Il y en a un autre qui est la faute du sujet, si faute on peut dire, mais que Montalembert n'a pas diminuée. Cette faute, c'est que tous ces médaillons multipliés outre mesure, tous ces profils fuyants de moines qui ne fuient pas assez, manquent de variété,—et je prie qu'on soit attentif à la raison que j'en vais donner. Ils manquent de variété parce que ces moines, qui furent des saints, se ressemblent de la ressemblance absolue de leur perfection. Grands, tous! devant Dieu, par la foi, par l'abnégation, par l'œuvre collective, ils ont comme l'identité de la même vertu, de la même sagesse, de la même sainteté, et on pourrait tous les prendre les uns pour les autres si Dieu n'avait pas donné à quelques-uns d'entre eux la différence qui compte devant l'histoire, la différence ou d'un de ces caractères ou d'un de ces génies qui, en attendant l'égalité du ciel, font la gloire et l'originalité parmi nous.

Oui! tout de même qu'en mer, en plaine ou sur le sommet d'une montagne, une implacable lumière éblouit et finit par produire au regard une monotonie douloureuse, de même ici cette implacable perfection des saints nous fatigue à contempler dans son invariabilité éternelle. Je l'ai dit, c'est la faute du sujet, mais rien chez celui qui nous le montre n'irise le rayon de cette perfection sans tache et sans nuance, comme la lumière pure, pour nous le faire supporter! Montalembert, dans la conception et la construction de son livre, s'est donc brisé à deux écueils. Il l'a détaillé et rapetissé, croyant, bien à tort, qu'en rapetissant et en détaillant un sujet on le fait mieux voir et mieux tenir, et il n'a pas su éviter la monotonie, la monotonie qui vient parfois de la beauté et de la profondeur des choses, mais que cette misérable petite créature éphémère qui s'appelle l'homme ne peut pas longtemps supporter.

Tel est le double défaut capital de l'histoire de Montalembert. Il en a, du reste, senti la moitié. Il a senti le défaut qui ne venait pas de lui: la monotonie. Mais, s'il convenait de celle-là, c'était une raison pour ne pas y ajouter la sienne. Dans une très longue introduction, qui finit humblement mais dont l'humilité se prolonge un peu trop et a l'air trop fanfare (je m'arrête à ce mot qu'on pourrait allonger), Montalembert a conscience de son œuvre. Le père est inquiet pour l'enfant. Il ne tremble pas pour son livre, oh! je ne le crois pas si pusillanime que cela! Mais il est visiblement embarrassé de ce qu'il deviendra et surtout de ce qu'il vaut. Embarras qui me touche, que j'épouse et que je partage, mais non tout entier et à la manière paternelle. En effet, je ne sais guères—pas plus que Montalembert—ce que deviendra son histoire ici présente, mais je crois savoir ce qu'elle vaut, et je veux même essayer, s'il veut bien me le permettre, de le lui montrer.

III

Eh bien, d'abord, c'est une bonne intention et une noble pensée! C'est un livre chrétien, entrepris pour exalter l'œuvre éternellement glorieuse de l'Église, un livre enfin dont la doctrine est pure et le sentiment très droit. Mais, le fond orthodoxe du livre mis de côté, il reste, aux yeux de la Critique littéraire... tout le livre, et le livre ne satisfait ni le critique ni même le chrétien, qui sait ce que peut être la prédication d'un livre bien fait. Le livre de Montalembert a un tort suprême. Il répète ce qui a été dit mieux... C'est l'apologie des ordres religieux, qu'on ne pourra jamais trop faire, quand on la fera bien; mais cette apologie nouvelle est sans nouveauté. Elle est sans éclat, sans poésie, sans manière de tourner les choses ou de les retourner, car on les a vues dans ce sens-là bien des fois,—malheureusement bien des fois! Après Chateaubriand, ce n'est pas le Génie du Christianisme, mais c'est le christianisme sans génie.

Assurément, si nous faisons de ce livre, tel quel, le catéchisme de l'ignorance, il sera intéressant encore. Les faits qu'il évoque sont si beaux! Mais il s'agit de livre et non de catéchisme, de lettrés et non d'ignorants. Or, pour peu qu'on ait rafraîchi ou brûlé son front aux sublimes choses que le christianisme a fait jaillir de l'âme humaine en y débordant, pour peu qu'on ait lu la Vie des Saints, les Pères du Désert, la Chronique des monastères, devenue en ces derniers temps de l'histoire sans laquelle il n'y a plus d'histoire d'aucune espèce dans l'Europe désorientée, l'histoire des Moines d'Occident de Montalembert ne paraîtra plus que ce qu'elle est, c'est-à-dire plusieurs grands et puissants livres diminués en un seul. Ne voilà-t-il pas un magnifique résultat!

Laissons pour le moment la composition même du livre, qui ne sait pas faire profondément et magistralement l'histoire d'une influence sans se perdre dans les feux de file des faits, ou qui, faisant l'histoire des faits, s'y perd encore, car il ne peut les donner tous et il n'y a pas de raisons pour qu'il choisisse plus les uns que les autres; laissons cette maladroite succession de légendes qui ne fait pas l'unité d'un livre, car se suivre n'est pas s'enchaîner, et, dans l'exécution de l'histoire de Montalembert, demandons-nous ce qu'il y a de plus que des traductions assez fidèles et des transcriptions très honnêtes, car les notes du bas des pages, malgré leur place, sont supérieures à l'en-haut, et l'auteur n'a pas craint la comparaison.

Traductions et transcriptions! rien de plus. Mais à ces traductions fragmentées nous aurions préféré une traduction intégrale des livres dont ces fragments sont tirés, et, pour les transcriptions, c'est de même. Nous aimerions mieux lire chez eux qu'ici les auteurs que Montalembert cite, parce que, chez eux, ils sont complets, et qu'ici ils ne le sont pas. Parfois, cependant, il est vrai, Montalembert ajoute quelque chose de son cru aux allusions qu'il fait des autres. Je n'ai point oublié, par exemple, l'idée heureuse qui ouvre aux moines la succession de ces deux grands trépassés historiques dont l'un est touchant et l'autre sublime, les esclaves et les martyrs. Je n'ai pas oublié non plus beaucoup de pages judicieuses; mais judicieuses dans tout ce que la signification de ce mot a de plus pédestre.

Ne vous y trompez pas! Si la vue de l'auteur des Moines d'Occident s'élève ou si son style s'avise de briller, c'est qu'un autre que lui regarde par son œil et écrit par sa main! Ainsi, quand il dégage (page 54, 2e vol.) le rapport saisissant de la règle de saint Benoît et de la féodalité qui va naître, il est frappant; mais il exprime, de son aveu, une idée du P. Pitra, un moine de nos jours, un Mabillon moderne aussi savant que le Mabillon ancien, mais avec la poésie en sus. Ainsi encore, lorsqu'il rapporte quelque miracle et qu'il le raconte avec une expression imposante, c'est que l'expression est de saint Grégoire le Grand, dont les lettres, en cette histoire des Moines d'Occident, font tout pâlir!

Ce n'est pas tout. Si un mot étincelant ou pénétrant y caractérise avec éclat ou profondeur une institution ou un homme, c'est que ce mot est de Bossuet, de Bossuet, qui fait rentrer du coup dans l'ombre toute la page où il est cité! Si des erreurs y sont signalées comme celles-là que Michelet et Alexis de Saint-Priest soufflèrent sur la mémoire de saint Colomban, de leurs bouches puériles accoutumées à faire des bulles de savon, c'est le doigt béni de cet adorable abbé Gorini, dont nous sommes tous en deuil, qui les indique et qui les crève! S'il y a un de ces traits de peintre qui restent, vivants et tenaces, sur la toile de nos esprits, comme, par exemple, celui de ces «loups affamés qui, de leurs flancs amaigris, faisaient ceinture aux monastères, et, de leurs hurlements, repons aux psaumes chantés par les moines, aux offices de nuit», allez! il n'est pas de Montalembert, ce trait pittoresque! mais d'un écrivain farouchement énergique, d'un peintre de pirates convertis, d'Orderic Vital.

Enfin, si le récit de l'auteur des Moines d'Occident roule, comme une perle, quelque légende prise à cette fontaine de larmes qui filtre l'image d'un ciel renversé entre toutes les ruines de l'histoire, la légende a été trouvée déjà par quelque pêcheur aux légendes et aux perles comme M. de la Villemarqué. Légendes, peintures, réfutations, miracles racontés de manière à couper l'insolent sifflet des rieurs, aperçus, domination petite ou grande de l'histoire, de quelque côté que ce soit rien n'appartient en propre et en premier à Montalembert, si ce n'est ce qui appartient toujours à tout homme dans tout livre,—le style qu'il y met. Or, le style de Montalembert ne fut jamais très littéraire. C'est un style d'orateur, doué pour principale qualité de cette espèce de force dans l'idée et l'expression vulgaires qui explique, du reste, tout l'ascendant de l'orateur.

IV

C'est un orateur, en effet, et un orateur dépaysé dans la littérature, que Montalembert. Polémiste, antiquaire, pair de France, député, il n'a jamais été autre chose qu'un orateur, à toutes les époques de sa vie. La forme sine qua non de son esprit, c'est le discours. J'ai parlé plus haut de Villemain, qui n'est point certainement un barbare comme le Cimbre qui n'osa tuer Marius, mais qui n'a pas osé non plus tuer Grégoire VII; mais Villemain est, dans l'ordre des orateurs, un parleur très arrangé, qui épile des phrases, sceptique à tout si ce n'est à la rhétorique et à l'orthographe, tandis que Montalembert est un homme convaincu toujours, souvent passionné, lourd habituellement, mais brusque et vrai, en somme, quoique de temps en temps déclamateur.

Une seule fois dans sa vie, pourtant, Montalembert oublia qu'il était orateur et se crut poète. Ce fut quand il écrivit cette Sainte Élisabeth de Hongrie, sincère à peu près comme les poésies de Clotilde de Surville sont françaises. Mais cette distraction ne dura pas, et aujourd'hui, jusque dans cette Histoire des Moines d'Occident, l'orateur qu'il n'a jamais cessé d'être se montre plus que jamais et il y va même jusqu'à la faiblesse des prosopopées: «Et maintenant accourez, ô barbares!» s'écrie-t-il, et ce qui accourt, ce n'est pas le talent et le talent d'un historien à coup sûr. Mais qui s'en étonnerait ne connaîtrait pas l'essence oratoire.

Tout orateur a du déclamateur en lui. C'est vice de conformation et de nature. Mais alors qu'il ne déclame pas, alors qu'il est le plus heureusement et le plus purement orateur, il a, de nature et de conformation aussi, cette force d'expression et d'idée vulgaire dont je parlais tout à l'heure, et qui l'empêchera toujours d'atteindre à la hauteur de pensée et à la concentration de forme du grand écrivain. Tout grand orateur, ou plutôt tout orateur quelconque, verrait s'interrompre tout à coup et s'abolir le rapport qu'il y a entre lui et son public s'il n'était pas un peu vulgaire comme ces foules auxquelles il a affaire et avec lesquelles il doit s'entendre pour les entraîner. Prenez-les tous, si vous voulez, et cherchez s'ils n'avaient pas tous cette force dans la vulgarité qui est leur fond même! Les plus grands, je le sais, commencent par Démosthène (mais Démosthène, quoi de plus que le bon sens d'une place publique?), et finissent par O'Connell, un sublime bouffon de Shakespeare qui a grimpé sur les hustings! Quant à Bossuet, n'en parlons pas! Ce n'est pas un homme, c'est un miracle. Il s'est couché sur les prophètes morts comme Samuel sur la femme qu'il rappela à la vie, et ces grands morts ressuscitèrent dans son génie.

Bossuet, qui composait ses sermons à genoux comme saint Charles Borromée, n'est pas un orateur humain. C'est un inspiré. Je demande donc une exception pour Bossuet! Lui n'a jamais besoin d'être vulgaire, et, quand il l'est par l'expression, c'est pour relever d'autant sa pensée sur le contraste. Mais ceux-là qui ne sont ni Bossuet, que ne peut être personne, ni Démosthènes, ni O'Connell, ni même Mirabeau, et qui descendent jusqu'à M. Ledru-Rollin, avec leur part de talent et d'influence, ceux-là ont besoin de la verve ou de la force dans les idées communes. Or, du temps que Montalembert parlait au lieu d'écrire, il les avait. On ne voyait pas briller sur sa lèvre le rayon qui n'est pas sous sa plume, mais il y avait parfois un mordant d'ironie qui brûlait sans éclair. Il avait le coup de gorge strident et le mouvement toujours prêt des fortes mâchoires oratoires. Seulement, on n'improvise pas avec cela, du soir pour le matin, un talent réel de littérature ou d'histoire!

Et voilà pourquoi les Moines d'Occident ne sont pas une histoire, mais une oraison,—oratio... pro monachis,—et une oraison... jaculatoire, très souvent, car la foi—une foi dont je ne souris pas, mais que je respecte au contraire,—y avive les élancements de l'orateur. Le seul talent que j'y reconnaisse, c'est ce talent sonore et épais de l'orateur, qui n'a ni les finesses, ni les nuances, ni les mille fortunes savantes de l'art d'écrire. Sans le geste de la phrase, qui d'ailleurs ne varie pas et qui remue toutes ces idées assez communes, débitées partout, sur la chute de l'empire romain, sur les Barbares, sur les premières grandeurs morales du christianisme, vous n'avez plus là, sous le nom de Montalembert, que le style et les aperçus du Correspondant, c'est-à-dire de la Revue des Deux Mondes en soutane. Voilà tout! Dans des notes, combinées sans doute pour resserrer des liens déjà chers, Montalembert n'a pas manqué de nous présenter tout le personnel du Correspondant, vivants et morts, et sa scrupuleuse exactitude à nommer tout le monde et à n'oublier personne du cénacle dont il est l'oracle est telle qu'on finit par ne plus savoir si les Moines d'Occident, cette suite de petites histoires transcrites et traduites d'histoires plus longues et mieux racontées, sont, tels que les voilà, une besogne faite par un seul homme ou par sa petite société.

PHILOSOPHIE POSITIVE[46]


I

Est-ce elle qui s'élève, cette doctrine,—si cela peut s'appeler une doctrine?—ou plutôt est-ce le monde philosophique qui s'abaisse? Mais elle n'était presque pas, elle rasait la terre, on la voyait à peine, et voici que depuis quelque temps la rampante bête s'est redressée, qu'elle se nettoie comme elle peut de ses origines, que l'aile lui pousse, cette aile de papier sur laquelle les sottises vont si loin, et qu'elle sera peut-être une hydre, un dragon à mille têtes sans cervelle demain! Le positivisme, voilà déjà le nom qu'on donne maintenant à ce qui fut tout d'abord la religion et la philosophie positive! Quand l'idée enfonce la grammaire, c'est qu'elle est déjà forte dans les esprits. Le positivisme, voilà le nom barbare de cette chose qui fut une folie parfaitement caractérisée dans le cerveau troublé qui la conçut, et dont aujourd'hui les uns veulent faire une religion encore, et les autres, plus malins, simplement une philosophie. Cela suffirait bien!...

Or, c'est de ceux-ci, les malins, que je veux exclusivement parler aujourd'hui. Je ne veux m'occuper ni occuper mes lecteurs des insensés et des imbécilles qu'Auguste Comte, mort récemment, a laissés après lui pour répandre la religion qu'il a fondée, et qui fonctionnent, eux et leur culte, pour le moment, dans quelque grenier. Non! je ne veux parler que des philosophes et non pas des prêtres positivistes, des philosophes, qui prétendent tirer une grande doctrine des six volumes de fatras qu'Auguste Comte a légués... aux vers de la terre, et qui font actuellement de si grands efforts pour cacher le ridicule fondamental de leur grand homme. Ce sont ceux-là, en effet, qui sont dangereux; ce sont ceux-là qui pourraient faire croire, si on les laissait faire, au génie d'un écrivain qui n'en avait pas, même mêlé à de la folie, et par conséquent pourraient donner à ses idées un ascendant que l'idée de génie donne toujours, dans ce pays-ci, aux opinions d'un homme. Les autres... les autres iront naturellement tomber dans le grand sac à marionnettes où sont tombés, successivement engloutis, tous les dieux du XIXe siècle et leurs divers clergés, Le Mapah, Jean Journet, Thoureil, les phalanstériens avec leur queue, les saint-simoniens et leur tunique, et ils n'ont besoin de personne pour les pousser dans ce sac-là.

II

Cette séparation très marquée entre les Talapoins du positivisme et ses philosophes, sinon plus positifs au moins plus rassis et surtout plus habiles, existait déjà du temps du prophète et du dieu; mais c'est depuis sa mort que cette séparation s'est énergiquement accusée, et on le conçoit. Tant que le dieu était là, il n'était pas prudent de parler de sa sagesse, car il pouvait se livrer à des incartades cérébrales nouvelles qui auraient tout déconcerté. Une fois mort, au contraire, on ne le craignait plus; on était tranquille. On connaissait exactement le bloc de folies qu'il fallait prudemment enterrer. On tenait l'obus formidable qu'il fallait empêcher, par tous les moyens, d'éclater. Jusque-là, on avait eu assez de chance, Auguste Comte n'a jamais eu la célébrité retentissante de Saint-Simon ou de Fourier. Le hasard avait épaissi autour de lui cette obscurité qui rend les hommes plus grands, quand ils sont grands, comme l'ombre fait les diamants plus beaux. Tout s'était passé d'abord dans un coin de l'École polytechnique, d'où on l'avait chassé pour cause de doctrine malséante et malsaine. Puis, dans un cercle fort étroit, on avait, pendant vingt ans, entendu cette voix âpre, obstinée, pesante, ne portant pas loin, et qui avait cependant la prétention d'instruire la terre et de la changer. Mais, hors de ce cercle, rien ou peu de chose. Le monde, auquel on avait servi tant de religions depuis un quart de siècle, était si repu de ce genre de folies qu'il ne fit nulle attention à celle d'Auguste Comte, laquelle ressortait néanmoins en haute bouffonnerie sur celles qu'on lui avait servies jusque-là. La religion de ce mystique sans Dieu était l'humanisme, c'est-à-dire la déification de l'humanité (idée commune, du reste, à tous ces fabricants de religions!); mais c'était la déification de l'humanité par la femme, et le culte de cette religion fut l'adoration de la femme, qui, dans un temps qu'on ne précisait pas, devait faire des enfants toute seule... Je me contenterai de ce léger détail pour donner une idée de cet illuminé ténébreux et à tendresse pleurnicheuse, malgré ses mathématiques, à qui quelques vieilles femmes et quelques très jeunes gens firent une rente, mais dont le dévouement ne put le tirer du fond de son puits où il resta;—seul rapport qu'il eût jamais, le pauvre homme! avec la vérité.

Mais, encore une fois, aujourd'hui qu'il est mort, et bien mort, voilà qu'on l'en tire, et qu'après l'avoir bien lavé, épongé et essuyé de cette religion qui pourrait bien tout perdre, on le donne pour un immense philosophe dont la philosophie doit être la seule religion des temps futurs. Comme cela, vous comprenez? le tour est fait. Laissons le mystagogue; prenons le philosophe. Et on l'a pris. Les brochures se sont multipliées. On s'est glissé et tortillé dans quelques grands journaux, et hier encore un homme considérable, Littré, y écrivait ces Paroles de philosophie positive[47] qu'il nous donne en brochure aujourd'hui, et dans lesquelles il se vante d'être le disciple de Comte et le propagateur humble et dévoué du positivisme, dont au fond il se croit peut-être le saint Paul. Que le plus grand saint du catholicisme lui pardonne! Il n'en sera jamais que le Considérant.

Or, précisément, Littré est un de ces habiles dont nous parlions tout à l'heure qui font la bonne distinction, dans Auguste Comte, du fondateur de religion et du philosophe. Homme d'esprit, qui a le sentiment du ridicule, ce sentiment préservateur, Littré craindrait de jurer qu'il croit à l'édifice religieux et social bâti par Comte pour abriter, sous sa coupole, les générations de l'avenir. Il est médecin. Il se connaît mieux en folies que Célestin de Blignières par exemple, plus enthousiaste, plus empaumé, et qui a osé (ô imprudence!) intituler son livre Exposition de la philosophie et de la religion positive[48], au lieu de l'appeler Exposition de la philosophie positive tout simplement. Je sais qu'il y parle peu de cette religion et qu'il la fond avec la philosophie dans les dernières pages de son écrit. Je sais que les grands ridicules y sont estompés. Mais cependant on les y aperçoit encore sous l'estompe de précaution qui les couvre.

Et, en effet, nous sommes pratiques, et nous voulons être populaires. Célestin de Blignières est, en France, le vulgarisateur philosophique d'Auguste Comte comme miss Martineau l'est en Angleterre. Il ne doit donc strictement parler que de philosophie et n'avoir pas de distractions. Dans le titre de son travail je trouve le mot expressif d'exposition abrégée et populaire. Vous le voyez! nous n'en sommes plus à l'érudition et à la pensée qui dédaignent de descendre de leurs sommets! Non! nous voulons mettre l'Académie des sciences dans la rue, en attendant que nous la mettions dans l'Église, et vive la science! comme dit M. Jourdain.

III

C'est toujours un événement grave que l'apparition dans ce monde d'une philosophie nouvelle, quelle qu'elle soit. La moins forte et la moins féconde est encore prolifique et fait des petits. Si ces petits sont très petits, c'est toujours au moins un genre d'insectes incommodes, une malpropreté du cerveau. Mais ici les insectes qui menacent seraient très gros s'ils venaient à naître... La philosophie de Comte est assez fausse pour aller très loin, et elle n'a même d'autre raison de s'arrêter que sa prétention d'être une religion par-dessus le marché d'une philosophie. Dans l'état actuel de ce pauvre esprit humain, qui se croit un esprit très fort, ceci la compromet. Mais, sans sa prétention à être une religion, elle a bien, je vous assure, tout ce qu'il faut pour dompter la pensée publique. Elle doit lui plaire par son apparente simplicité de point de vue et de déduction, et la faire trembler par les connaissances terribles qu'elle exige... Or, la pensée publique, en France surtout, ressemble aux femmes, qui doivent toujours un peu trembler pour bien nous aimer.

Toute cette mathématique, voyez-vous, toute cette astronomie, toute cette physique, toute cette chimie, toute cette biologie, toute cette science sociale, pour arriver à être philosophe, c'est-à-dire à savoir deux mots de morale, deux simples mots sur ses devoirs, ah! voilà qui produit un rude effet sur l'ignorant et qui l'agenouille! Tandis qu'au contraire la facilité de comprendre le système, très peu compliqué, de Comte, comme vous allez le voir, charme tous les superficiels, tous les gens qui donnent une chiquenaude à leur jabot et qui pirouettent. Or, qui a pour soi messieurs les ignorants et messieurs les superficiels, doit être un homme fièrement accompagné! Et si vous y joignez cette autre variété florissante, les jugeurs, les solennels, les hommes-tribunaux, les Perrins-Dandins, presque aussi communs que les Georges, pris assez subtilement à la petite trappe de l'impartialité, vous avez l'opinion tout entière, ou au moins ses forces les plus vives, et c'est le cas présent pour Comte. Il a la rouerie d'être impartial. Il se distingue des autres philosophes, qui traitent le passé avec l'insolence du présent, et il le salue comme un mort, il est vrai, mais il le salue! Positivement, dans la grossièreté universelle, il a la décence du coup de chapeau.

Il est donc redoutable, ou du moins pourrait l'être, et voilà pourquoi nous voulons vous parler de cet homme, qui, si on laissait faire ses amis, deviendrait relativement puissant, en raison de ses affectations et de ses impuissances. Voilà pourquoi nous voulons vous exposer brièvement, mais intégralement pourtant, cette philosophie pédantesque et bouffie, qui cache un vide profond sous sa bouffissure et son étalage scientifique. L'exposer suffira, car elle est justement de ces doctrines auxquelles la meilleure réponse qu'il y ait à faire est celle qu'on leur fait... seulement en les exposant.

IV

Il est des rapprochements singuliers et gais... même en philosophie. Comte a pour homonyme un homme dont on a beaucoup parlé autrefois. Comme Comte le philosophe, cet autre Comte faisait aussi de la science à sa manière, car il était physicien; mais la physique qu'il faisait était amusante. Disons le mot: il escamotait. Eh bien, voici qui a lieu d'étonner! Comte, le philosophe, le grave, celui qui n'amuse pas, mais qui croit éclairer, est aussi un escamoteur, et son système de philosophie n'est qu'une longue suite de tours d'escamotage. C'est très curieux. Ne vous récriez pas! Comte, le philosophe, escamote littéralement, dans son système de philosophie positive,—qui n'est que le vide positif,—d'abord Dieu et tout l'ordre surnaturel; ensuite la métaphysique tout entière et le monde d'abstractions et d'explications qu'elle traîne à sa suite; enfin, les causes finales et les causes premières. Terribles muscades sur lesquelles il souffle et qui disparaissent, comme les muscades de liège de l'autre Comte; mais avec ce désavantage que lui, l'escamoteur philosophique, il ne sait pas les retrouver. Ce déplorable escamoteur en second, qui ne sait rien faire revenir sous son gobelet de ce qu'il en ôte, a, pour toute baguette magique, une affirmation sans preuve, bête, en effet, comme un coup de baguette... Mais en philosophie, ce qu'on écarte n'est pas supprimé.

On dit bien, avec l'aplomb de l'escamoteur: «Il n'y a plus, en philosophie, de transcendance; il n'y a plus que de l'immanence». La transcendance—c'est-à-dire, pour être clair, la difficulté dans les questions par leur hauteur même,—n'en existe pas moins de toute son existence indestructible, et l'esprit humain ne se tient pas pour dit qu'elle n'est plus parce qu'Auguste Comte a soufflé. On dit aussi, à toutes les pages de l'Exposition de Blignières: «L'homme ne peut savoir le pourquoi de rien; le comment est seul à sa portée.» Ce n'est pas sur cette hautaine parole de Comte, rapportée et enregistrée par Blignières et apostillée par Littré (Paroles de Philosophie positive), que les lois qui régissent l'humanité seront changées et qu'elle se déshabituera d'aller choquer sa noble tête contre les problèmes de sa destinée, insolubles, dans ce monde-ci du moins, mais que son éternel honneur est d'incessamment agiter!

Ainsi, vous le voyez, la simplification dont je parlais est assez tôt faite. C'est une suppression: voilà tout! C'est un escamotage au profit des sciences physiques, les seules au fond qu'admette Comte, ce fondateur de religion nouvelle qui est athée et qui ne reconnaît de Dieu que l'humanité. L'induction sublime qui donne Dieu en métaphysique, l'induction baconienne, la déduction de Descartes, qui veut aller de l'homme à Dieu, tout ce haut système de probabilités qui est toute la philosophie pour ceux dont l'inquiétude d'esprit n'est pas apaisée par la double clarté de la révélation et de l'histoire, n'a pour Comte aucune valeur scientifique.

La science, pour être de la science, doit se borner à constater des faits, ce qui est encore un escamotage de la science, mais le plus maladroit de tous, celui-là, car la science a toujours été tenue de faire plus, même dans Comte, et le voilà inconséquent! En effet, ce négateur des causes finales et premières, par haine de l'indémontré, n'en part pas moins de l'indémontré, comme le plus modeste d'entre nous. «En supposant—dit-il—que tout ce qui est jusqu'ici tombé dans le monde y soit tombé en raison des lois de la pesanteur, ce qui tombera demain tombera-t-il de même?... Nulle réponse que le besoin qu'on a de faire admettre le principe de l'invariabilité des lois naturelles (page 81).» Et il appelle cela «nulle réponse»! Et les conditions sine qua non de l'existence de l'esprit humain ne lui paraissent pas une raison assez péremptoire, à cet escamoteur qui fait tout disparaître; mais ici c'est le bon sens qui est escamoté.

Et cette inconséquence n'est pas la seule dans le système de Comte. Lui qui a écrit, selon Blignières, ou du moins qui a professé, qu'une science n'était jamais que l'étude propre d'une classe de phénomènes dont l'analogie a été saisie, prétend cependant partout que l'observation est seule scientifique et décompose l'art d'observer en trois modes irréductibles: «l'observation pure,—l'expérimentation,—et la comparaison». Ce qui est exclusif de toute analogie, comme preuve, et fait de la méthode soi-disant nouvelle de Comte quelque chose d'aussi vieux et d'aussi borné que la première méthode venue d'observation pratiquée dans les sciences physiques. Rien de moins surprenant, du reste, Comte, le philosophe, n'étant, à bien le prendre tout entier, qu'un physicien! Malgré la gloire qu'on lui badigeonne en ce moment, l'auteur de la Philosophie positive n'est que la cent-quarantième incarnation de ce matérialisme qui, depuis La Mettrie et son homme-chou jusqu'à Littré,—qui n'a point l'audace de ce légume,—s'est transformé sans cesse et se transformera encore, mais qui est identiquement le même que dans les livres du XVIIIe, où il fait grande pitié.

C'est en raison de cette pitié, sans doute, qu'on le réhabille et que Comte s'est chargé de ce soin et de cette dépense. Il a eu cette vertu pour ce vice. Il lui a fait cette charité. Il est vrai que le matérialisme la lui a rendue. Si Comte a donné au matérialisme un habit neuf, dont il avait grand besoin, le pauvre diable (et diable est le mot!), le matérialisme a donné à Auguste Comte une doctrine; car on peut demander ce que serait Comte sans le matérialisme, si Cabanis, Broussais et le docteur Gall n'avaient jamais existé!...

Tels sont les prédécesseurs dans la science et les maîtres de Comte: Cabanis, Broussais et le docteur Gall, le docteur Gall surtout, dont directement il procède et auquel il emprunte son système de petites boîtes numérotées sur le crâne pour mettre là dedans les facultés de l'âme, qu'il y a vues, probablement, ce grand observateur qui n'invente rien et pas même sa philosophie! Les facultés de l'âme et la morale, qui est la conséquence de ces facultés, sortent pour Comte de ces ingénieuses petites boîtes numérotées, ou plutôt elles sont ces petites boîtes elles-mêmes.

Si elles ne sont pas ces petites boîtes elles-mêmes, qu'il nous les montre, ces facultés de l'âme indépendantes, ayant une existence à elles, quoique renfermées en ces petits engins! Mais, allez! en restant dans l'observation et dans le connaissable,—comme il dit, en gallois, sans doute,—on peut l'en défier et conclure que les petites boîtes numérotées ont mystifié l'escamoteur.

V

Jusqu'ici nous n'avons rien trouvé encore dans toute cette philosophie positive, dont il ne reste rien, positivement, quand on veut la toucher et la prendre avec les mains de son esprit, nous n'y avons rien trouvé de particulier à Auguste Comte, et, s'il a eu l'originalité d'une négation, c'est la plus triste des originalités de l'erreur! Il est vrai, comme nous l'avons vu, que cette négation est assez vaste et laisse une large trouée, un hiatus terrible, dans la préoccupation de l'esprit humain. Ni théologie ni métaphysique. Tout cela balayé du cerveau de l'homme d'un seul coup. Hein! quel coup de plumeau d'Hercule!

Seulement, pour que le coup de balai fût réel, il faudrait un autre manche que le génie de Comte, qui, véritablement, n'est pas de longueur.

Pour caler la négation qu'il se permet, et qui a besoin de solidité en raison même de sa masse, Auguste Comte a une de ces explications arbitraires et communes à toutes les philosophies de l'histoire, le seul genre de philosophie que l'on fasse maintenant: «L'intelligence humaine—dit-il—a passé par trois états—(rien de plus, rien de moins; toujours l'escamoteur!):—l'état théologique, qui est la fiction; l'état métaphysique, qui est l'abstraction; et l'état positif, qui sera la démonstration», et auquel nous sommes arrivés à grandes guides et avec Auguste Comte pour postillon, bien entendu! Vous vous rappelez, n'est-ce pas? la division saint simonienne du genre humain, en époques organique et critique? Auguste Comte se la rappelle bien, lui! si vous ne vous la rappelez pas. Eh bien, c'est sur cette division des trois états qu'il aperçoit successivement, dans les annales du monde, et qu'un autre historien ne verra pas et traitera de chimérique, c'est sur cette division que Comte appuie la négation des deux premiers états du genre humain qui ont existé, mais qui sont finis: la période de la fiction, c'est-à-dire de toutes les religions, depuis le fétichisme jusqu'à la religion positive,—exclusivement,—et la période de la métaphysique, depuis Aristote jusqu'à Hegel... Ma foi! oui, même Hegel! qui du moins avait une philosophie tout entière derrière sa philosophie de l'histoire, tandis qu'Auguste Comte n'a qu'une philosophie de l'histoire et rien derrière, absolument rien, en sa qualité de philosophe positif!

Et, vraiment, je ne voudrais pas rire dans ce sujet; je voudrais être sérieux. Mais le comique positiviste est plus fort que moi. Une nomenclature n'est pas, n'a jamais été une philosophie, et je ne reconnais d'autre mérite à Comte, si mérite il a, que celui d'une nomenclature. Otez à ce penseur pillard et frelon celle qu'il a faite des sciences et dont j'ai parlé plus haut: mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie, science sociale et morale, qu'il classe en sciences abstraites et concrètes, et il n'a plus que les idées d'autrui, qui ne se cachent pas. En morale, où il n'invente pas plus qu'en métaphysique, par exemple Comte donne à ce que nous, chrétiens, appelons de ce beau nom de charité, tombé du dictionnaire des anges dans la langue des hommes, le nom grotesque, inventé par lui, d'altruisme.

Eh bien, en matière d'idées, Comte est un altruiste! C'est un altruiste intellectuel. Quoi donc lui appartient dans son système? Est-ce la division du pouvoir en pouvoir spirituel et pouvoir temporel, qu'il dit d'ordre majeur, la grande affaire et que le moyen âge a léguée au monde moderne? Est-ce la conclusion à laquelle il aboutit: la reconnaissance de cette distinction des pouvoirs et l'abolition de toute doctrine officielle? Est-ce l'idée que le gouvernement actuel doit abandonner le rétablissement de l'ordre intellectuel à la libre concurrence des penseurs indépendants, ce qui prouve, par parenthèse, qu'il n'y a rien de plus près d'un imbécille qu'un sectaire?... Est-ce même sa définition du progrès, qui a besoin d'une autre définition pour qu'on l'entende, et qu'il appelle l'ordre continu?

Est-ce l'idée, qu'il dit être la plus générale de la philosophie positive, «que toutes les connaissances humaines doivent être dominées par un petit nombre de sciences fondamentales et former un tout...»? Est-ce son mépris de la psychologie et de l'économie politique?... Est-ce son altruisme, à part le mot, que personne ne lui dispute? Est-ce sa morale sans Dieu, sans sanction, sans immortalité, sans espérance, et pour le plaisir d'être agréable à tout le monde? Est-ce sa religion de l'humanité?

Mais tout cela est vieux, détérioré et branlant comme un pont qui croule. Tout cela, depuis des temps infinis, jonche, de la plus triste façon, le champ de la spéculation humaine. Et c'est avec tout cela, pourtant, que vous voulez éclairer le monde jusqu'au fin fond de sa dernière illusion! C'est avec cela que vous vous appelez ou qu'on vous appelle le seul philosophe des temps futurs, le démonstrateur, le positiviste! Faites-vous appeler poseur plutôt! Ce sera mérité et plus juste. Je ne sais rien de plus contestable, de moins approfondi, de moins approchant du réel, que cette philosophie de l'histoire à quoi se réduit, en somme, l'œuvre de Comte dans Blignières, et qui vient après les escamotages de toutes les questions vraiment philosophiques: théodicée, métaphysique, vérités abstraites, comme les ombres chinoises venaient après les tours de gobelet chez l'autre escamoteur.

Oui! malgré ma résolution de rester grave en ce grave sujet de philosophie, je n'ai pu résister à la mordante envie d'appeler les choses par leur nom, et ce n'est point ma faute, à moi, si ce nom n'est pas mélancolique! Auguste Comte était de son vivant un fort savant homme en mathématiques, mais en philosophie c'était un indigent, excusable peut-être—car chacun veut vivre—quand il empruntait les idées qu'il n'avait pas. C'était encore une de ses manières d'escamoter, à cet infatigable escamoteur!

Il se fit, comme Arlequin, un habit de toutes pièces, et ces pièces avaient malheureusement beaucoup servi. Mais il n'avait pas, il faut bien le dire, la grâce d'Arlequin. Un jour, vous vous rappelez la comédie? Arlequin s'escamote lui-même, et il n'y a plus rien dans son habit bariolé. Eh bien, c'est le seul tour d'escamotage que Comte ne fasse pas! Mais l'avenir s'en chargera, et la renommée qu'on arrange pour lui aujourd'hui disparaîtra bientôt, dernière muscade sur laquelle il ait oublié de souffler.

PHILOSOPHIE POLITIQUE[49]


I

Ce n'est pas la brièveté du livre[50] de Beauverger qui nous déplaît et même qui nous étonne. S'il peut paraître étrange à quelques personnes, et, qui sait? légèrement audacieux, de faire un tableau historique de tous les progrès de la philosophie depuis qu'elle existe dans un petit volume, assez propret, de 292 pages, ah! certainement, ce n'est pas à nous! Nous savons trop pour nous en étonner à quel ironique piquet de chèvre Dieu a attaché l'esprit humain, et ce qu'il lui donne de cette corde au bout de laquelle l'homme passe son temps à rêver l'infini! Pour montrer cela, il ne suffit que de quelques pages. Il fut des artistes en Italie qui ont su faire tenir un monde d'événements et de figures sur le diamètre d'un noyau de cerise ciselé de la pointe d'un canif. Nous croyons ce tour de force et de finesse beaucoup plus embarrassant que de concentrer en quelques pages les progrès de la philosophie,—politique ou autre. La «spirale» de Gœthe est une plaisanterie. Ce n'est qu'un tire-bouchon, et encore pour la longueur, car un tire-bouchon débouche quelque chose et nous voudrions bien savoir quel flacon de vérités essentielles la philosophie a jamais débouché! Quand Gœthe ne pensait pas à «sa spirale», il disait honnêtement: «Si je voulais consigner par écrit la somme de ce qui a quelque valeur dans les sciences dont je me suis occupé toute ma vie, ce manuscrit serait si mince que vous pourriez l'emporter sous une enveloppe de lettre.» Toute l'histoire de la philosophie, qui en était, peut donc tenir sur une carte à jouer. Il ne s'agit que de l'y faire tenir.

Et ce n'est point difficile quand on a la tête nette et qu'on ne se laisse pas envahir et entamer par la niaiserie des phrases et des livres. Si, dans toute littérature, il y a de l'inutile et du superflu, il y en a surtout en philosophie dans des proportions effroyables. Là les hommes ne sont guères que des échos, des échos qui brouillent le son en le répétant. Voulez-vous en juger? Prenez seulement le dictionnaire de Bayle, l'histoire de la philosophie de Brücker et le vocabulaire de Tennemann, et vous verrez quelle masse de rêveurs inutiles, de cracheurs dans les puits pour faire des ronds, se trouvent mêlés, pour l'encombrement de nos mémoires, aux quelques noms et aux quelques idées, très rares, très clairsemées,—et pour les raisons providentielles les plus hautes,—qui ont réellement allongé la corde de l'esprit humain et un peu étendu la circonférence de ses efforts. Vous verrez qu'il n'y a pas pour l'homme de quoi prendre des airs si vainqueurs! Pénélope sans Ulysse, qui, dans l'oisiveté du cœur et de l'action, fait et défait éternellement sa tapisserie, la philosophie n'a rien mis dans le monde qui n'y fût sans elle; et, si elle n'a rien ôté des vérités qu'elle n'a pas faites, elle en a du moins beaucoup faussé, et son mérite, quand elle en eut, fut de redresser ses voies fausses et d'admettre enfin ce qu'elle avait d'abord repoussé. Voilà pourquoi les historiens qui s'occupent d'elle peuvent être à la fois humbles et concis.

Beauverger a été concis; mais a-t-il été humble?... La philosophie dont il s'occupe dans son livre n'est pas cette philosophie générale qui a seule le droit de porter ce nom absolu de philosophie et qui a pour prétention de donner la loi de tous les phénomènes. C'est une philosophie spéciale et appliquée, et c'est une raison de plus pour l'historien d'être très modeste, car de toutes les tentatives de la philosophie pour résoudre l'universalité des problèmes, c'est la plus vaine et la plus cruellement traitée par les faits. L'histoire l'atteste à toutes ses pages: les faits ont toujours plus ou moins foulé aux pieds toutes les philosophies politiques. Modeste, sans doute, en son propre nom, Beauverger croit trop à la philosophie pour l'être quand il parle d'elle. Il a le respect de cette «science mixte—(comme il dit, hélas!)—qui rattache les créations et les devoirs de la politique aux opérations de la logique et des principes universels»; mais, plus tard, peut-être aura-t-il le mépris de toute cette logomachie. Beauverger nous fait l'effet d'un esprit ouvert,—trop ouvert pour le moment,—mais sensé, et qui se refermera naturellement à bien des idées qu'il accepte. La vie intellectuelle ressemble à la vie morale. On ouvrait, on tendait beaucoup sa main dans la jeunesse; on la ferme et on la retire en vieillissant. Progrès amer!

«Personne ne croit—nous dit Beauverger dans sa préface—que la politique spéculative n'ait pas d'influence sur la destinée des empires et qu'il n'y ait pas d'enseignement à retirer de ses travaux.» Personne ne le croit, en effet. Seulement il s'agit de savoir quelle fut cette influence, si elle était nécessaire, si elle a été bonne ou funeste, et si tous ses travaux valaient plus ou moins, de la part des esprits qui dominent ces sujets, que les deux lignes de résumé qui pouvaient être l'ouvrage de Beauverger, et qui, malheureusement, ne le sont pas. Son livre est comme le pressentiment d'un autre ouvrage, qu'il fera ou ne fera pas plus tard, mais qui serait, à coup sûr, s'il le faisait dans l'esprit des notes qu'il publie, un de ces livres grossissants comme on en a tant publié et qui, sous le nom d'histoire d'une philosophie quelconque, tendent à surfaire l'action de toute philosophie. Or, ce n'est point d'ouvrages pareils que nous avons besoin à cette heure. Ce qu'il nous faut plutôt, ce sont des livres qui prennent exactement la mesure de toute philosophie en la diminuant.

II

En effet, depuis Aristote jusqu'à saint Thomas d'Aquin et depuis saint Thomas d'Aquin jusqu'à Kant, que nous prenons pour une date et non pour le grand homme qu'on dit, cherchez par quels noms et quelles œuvres l'auteur du Tableau des progrès de la philosophie politique a comblé le vide d'un si long espace, mais l'a comblé sans le remplir! Il ne s'agit pas ici, bien entendu, des talents du gymnaste intellectuel que l'on appelle un philosophe, ni même de la dorure de bec de la gloire, qui répète parfois et crie des noms, comme les perroquets, sans rien y comprendre; mais il s'agit des hommes qui représentent, pour les avoir réellement exprimées, le petit nombre de vérités nécessaires à la vie et à l'honneur de l'esprit humain. Eh bien, franchement, que trouverez-vous, sinon un tourbillon d'atomes, une poussière d'intelligences que le vent de leur temps a soulevées, mais qu'il faut laisser maintenant tranquilles au fond de leurs cercueils!

Dans l'antiquité, Beauverger nous cite Platon, Xénophon, Polybe, Cicéron, saint Augustin;—mais Platon n'est qu'un poète, et saint Augustin est un prêtre chrétien, ce qui est tout le contraire d'un philosophe. Or Xénophon, Polybe, Cicéron pèsent assez peu en philosophie. Au moyen âge, qu'est-ce que Buridan, Gilles de Rome, Henri de Gand, Marsile de Padoue? Qu'est-ce même, à la Renaissance, que ce Machiavel dont on ne peut dire encore tout à l'heure si, dans son Traité du Prince, il a parlé sérieusement ou s'il a raillé? Luther et Calvin sont des fondateurs de religion, des bâtisseurs d'église contre Rome. Ils comptent comme prêtres et non comme philosophes. Mais qu'est-ce que Languet et Hotman? Qu'est-ce que Althusius et Boshorn? Qu'est-ce même que Grotius? Qu'est-ce que Bynkershœk, ce nom qui n'est plus coassé que dans les écoles? Voici Bacon et Descartes, il est vrai, voici Spinoza. Mais le néant revient. Qu'est-ce que Thomas Smith et Thomas Morus, et Sidnay, Needham et Milton, Milton comme philosophe? Qu'est-ce qu'Harrington et son Oceana? Qu'est-ce que Howell et sa Dendrologie? Qu'est-ce que Hobbes, l'enfant robuste de son système? Qu'est-ce que Ramsay? Nous arrivons au XVIIIe siècle, dont la philosophie n'est plus qu'une négation, une critique de philosophie, qui finit et se renouvelle dans Turgot, Condorcet, Herder, Kant et, Beauverger nous dit: Sieyès. Beauverger a pour Sieyès une admiration très logique, et que l'on comprend très bien venant d'un homme qui croit que la philosophie politique est une des grandes inventions de l'esprit humain; car Sieyès est l'expression la plus concentrée, la plus immobile et la plus dure de la philosophie politique. Certes! quand on descend d'une pareille chaîne d'esprits et qu'on va d'Aristote à... Sieyès, à travers le christianisme, qui, de toutes les manières, fut une révélation, on se demande ce qui aurait manqué à l'humanité, devenue chrétienne, quand elle n'aurait pas eu, pour tracasser ses annales, tous ces gaillards-là?

Elle serait allée son train tout de même. Elle aurait, au fond, à peu de chose près, la même histoire, et ce sillage de quelques erreurs de plus ou de moins n'aurait guères altéré ou changé le miroir de cette mer immense. Et même quand les grands noms,—et vous venez de voir si on peut les compter!—quand les noms dignes de leur bruit auraient manqué aussi comme les autres, croit-on que c'eût été un si grand tort de vérité fait à la terre? La terre n'a pas déjà tant besoin de philosophie! L'homme en fait comme il s'agite, parce qu'il est une créature de passage, d'inquiétude et d'orgueil, qui veut savoir pour ne pas se soumettre. Mais sa triple vie, morale, sociale, intellectuelle, ne dépend pas de si peu que cela! Ce qu'il lui faut de vérité pour vivre et de lumière pour l'éclairer, il les trouve dans la tradition et dans l'histoire.

Qu'est-ce que toutes les philosophies du monde ont ajouté aux traditions de la vérité primitive et à celle qui les résume toutes,—à la doctrine de Jésus-Christ? L'erreur, l'adroite erreur de l'auteur des Progrès de la philosophie politique, est d'avoir confondu avec les philosophes les hommes qui ont développé et appliqué à leur façon les idées et les enseignements de l'Église; mais ces hommes, nous les réclamons! ils n'appartiennent pas à son système.

Qu'il prenne, s'il veut, Fénelon, l'auteur du Télémaque et le précepteur du duc de Bourgogne; mais qu'il ne mette la main ni sur Suarez, ni sur Bellarmin, ni sur Bossuet lui-même, car Bossuet, comme saint Augustin, n'a pas cessé d'être un évêque, et sa politique n'est point tirée de l'ordre philosophique, mais de l'Écriture Sainte. De pareils hommes ne peuvent s'atteler, ni de gré ni de force, au joug d'un système qui regarde comme un progrès l'esprit politique du XVIIIe siècle, et qui le glorifie dans ce quinze-vingts de sa propre pensée, laissé, par le dédain de Bonaparte, accroupi dans les ténèbres de sa constitution impossible,—l'abbé Sieyès.

III

Médiocre et triste résultat! La foi en ces choses que la philosophie travaille à la main—les Constitutions—a incliné Beauverger à une admiration compromettante, parfaitement indigne d'un esprit qui a souvent de la critique et de justes appréciations.

C'est que Beauverger—il faut bien le dire!—est un homme du XVIIIe siècle. Il l'est, à la vérité, avec les réserves que font les honnêtes gens dans ce temps-ci, mais il l'est, nonobstant, de sentiment, d'idées, de rêveries. L'abstraction lui voile, à toute minute, la réalité. S'il est à genoux de fondation devant un si pauvre homme que Sieyès, on ne peut plus dire sa position devant Montesquieu, et on le conçoit. Montesquieu n'est pas seulement l'homme d'une constitution comme Sieyès; il l'est de toutes les constitutions possibles, qu'il explique et détaille dans son Esprit des Lois, comme des mécanismes qu'on démonte, pour en faire mieux comprendre le jeu. Du reste, dans sa conception politique, l'auteur du Tableau historique des progrès n'a pas dépassé Montesquieu. Il s'arrête à la notion vague de liberté qui suffisait à tous les esprits soi-disant politiques du XVIIIe siècle, et qu'il définit aujourd'hui, à la dernière page de son livre: «la liberté par les institutions». «L'utopie—nous dit-il—tourne, depuis deux mille ans, dans le même cercle sans rien produire», comme si l'utopie n'était pas essentiellement de la philosophie politique! Et il ajoute, par une opposition qu'il est difficile de comprendre: «La philosophie politique ne vogue pas sans boussole sur cette mer des destinées où Dieu lui apparaît comme pôle et la vraie liberté pour port.» Mais l'utopie aussi a parlé ce langage. Elle l'a parlé quand elle a manqué de tempérament ou de bravoure. Elle est restée aussi, comme une sage petite fille, les yeux baissés et les mains jointes sur sa ceinture, dans cette idée prude ou hypocrite d'une vraie liberté, et elle a mis Dieu par-dessus. Mais quel Dieu? Voilà le nœud de toute l'affaire. Le Dieu de Beauverger ne serait-il que le Dieu du Vicaire savoyard de Jean-Jacques, et, parmi tant de libertés fausses, quelle est donc sa vraie liberté?...

IV

C'est là ce que son livre n'a pas dit. Fadeurs et fadaises! Disons, nous, quelque chose que les esprits impatients de netteté et de consistance puissent au moins saisir. Il n'y a que deux économiques en présence ici-bas, celle de la tradition et celle des rêveurs, et, dès leur à priori, elles s'opposent. L'économique de la tradition place la richesse dans le monde en germe et dans le ciel en fleur. L'économique des rêveurs la met, elle, dans l'action illimitée de l'homme et dans la disposition des trois règnes de la nature. De là leurs conceptions si diverses! Fataliste au premier chef, et au second inconséquente, l'économique des rêveurs a encore ceci de particulièrement absurde qu'elle croit au bonheur absolu sur la terre et qu'elle pose l'obligation stricte pour les gouvernements de le réaliser. Ainsi, d'une part, l'idée que l'homme fonction doit le bonheur à l'homme individuel, et, d'autre part, l'idée de ce bonheur que vous ne pouvez faire définir au plus modeste et qui n'en sera pas moins toujours un inventaire de Dieu, supérieur de tout à l'aurea mediocritas d'Horace, voilà la double source d'où sont sorties toutes les utopies, toutes les révolutions, toutes les démences, et cela dans tous les temps, mais plus particulièrement dans les temps modernes, où la personnalité humaine a pris de si monstrueuses dilatations.

Or, rien de plus radicalement faux que ces idées! Nul ne doit le bonheur à personne. Quand l'homme dit: «Je ferai ton bonheur», il dit une fatuité. Le bonheur est la dette de chacun à soi-même, et nul n'en dispose que soi seul. L'ordre universel le renferme par le libre arbitre; il est au fond de nos consciences, dans l'exercice de nos vertus. Mais la fonction terrestre ne doit que l'ordre matériel, l'ordre dans les rues;—mais elle nous le doit à tout prix, et si nous confondons notre dette, à nous, avec la sienne, tous les sophismes vont se redresser avec fureur. Il n'y a qu'un bon gouvernement qui soit possible dans la nature même des choses, qu'un seul, quels que soient les climats, les caractères, les idées; il ne nous doit pas le bonheur cependant. C'est ce que les philosophies politiques, en dehors des idées chrétiennes, n'ont pas compris, et ce que celle de Beauverger, s'il en avait une à lui,—car il n'en a point,—ne comprendrait pas davantage. Toutes les philosophies politiques, sans exception, n'ont jamais compris que le bonheur ici-bas est restreint, relatif, chétif et borné, et qu'il ne dépend que de l'usage fait par chacun de nous de ses facultés! Elles parlent toutes du bonheur des peuples. Elles s'abreuvent à cet abreuvoir. Aveugle méconnaissance de la réalité humaine! Aucune de ces orgueilleuses philosophies n'a su prévoir que la postulation éternelle de l'impossible devait aboutir au déchaînement de tous les tocsins, et que l'envie, cette hôtesse de nos cœurs, aurait toujours le prétexte de la satisfaction des esprits sages pour justifier ses horribles animosités.

Eh bien, c'était là une idée, c'était là un criterium dont on pouvait partir, puisqu'on s'occupait d'une histoire de la philosophie politique! Si une telle pensée, par exemple, s'était emparée de l'esprit de l'auteur du Tableau historique des progrès, et qu'il eût examiné à sa lumière les doctrines et les hommes dont il fait la revue dans son livre, ses appréciations auraient à l'instant même revêtu un caractère d'originalité et de profondeur qu'elles n'ont pas. Ce titre même de Tableau des progrès de la philosophie politique aurait contracté le mordant d'une ironie, et n'en serait ainsi que mieux entré dans les esprits. En effet, avec ce point de vue des deux économiques d'ici-bas, qui simplifie tout, en embrassant par leur côté le plus général tous les philosophes et toutes les philosophies, la preuve eût été suffisamment faite du peu de progrès que la philosophie est réellement en droit de compter. En dehors du christianisme, ces progrès sont nuls, et dans le cercle du christianisme il ne peut pas y avoir progrès, puisqu'il y a vérité. Le christianisme progressif est une expression des temps modernes, injurieuse dans sa bienveillance, et ne tendant à rien moins qu'à la négation du christianisme, qui est absolu puisqu'il est divin. Malheureusement, c'est le christianisme, purement et sévèrement entendu, qui manque à Beauverger. Il n'est qu'un philosophe de demi-teinte, de deuxième ou troisième degré,—nous le voulons bien,—mais il faut être quelque chose de plus qu'un philosophe, même en taille-douce, pour juger la philosophie, et par la raison qu'il faut être toujours supérieur à ce que l'on juge pour le bien juger!

P. ENFANTIN[51]


I

De quelles catacombes sortent-ils? On n'y pensait plus. On les croyait finis. Ce flot de vingt ans qui engloutirait tant de choses avait passé sur eux, ne leur laissant qu'une épitaphe. Le siècle, indulgent pour les folies de sa jeunesse, n'avait plus pour eux qu'un sourire. O folies! carnaval! descentes de toutes les courtilles! Les tuniques bleues de 1830 semblaient suspendues au clou, éternel et immobile. Saint-Simon le prophétique, comme Fourier l'hiéroglyphique, comme Cabet, l'innocent Cabet, l'icarique, ces grands excentriques dans l'utopie, n'étaient plus que des curiosités intellectuelles, mises au garde-meuble du XIXe siècle, le plus grand marchand de bric-à-brac de tous les siècles!

Après les malheurs de Ménilmontant, les prêtres de Saint-Simon étaient, comme on le sait, devenus laïques, et ils avaient même grimpé en quelques années, avec beaucoup d'agilité, à des positions qui ne manquaient ni d'élévation ni d'influence. Ils ne disaient mot de la doctrine, du moins devant le public, mais on remarquait qu'ils se tenaient comme des crustacés et s'appuyaient les uns les autres. Ils n'avaient pas pour rien communié à la salle de la rue Taitbout; mais cela se comprend et cela touche presque... Ce qui unit peut-être le mieux les hommes pour les jours de maturité et de sagesse, ce sont les sottises faites en commun dans la jeunesse; ce sont les bêtises de leur printemps!

Mais on se trompait. Ils n'étaient pas finis. Le manifeste, car c'est un manifeste que le P. Enfantin vient de publier sous ce titre singulier, mais modeste: Réponse au R. P. Félix sur les quatrième, cinquième et sixième Conférences de Notre-Dame[52], prouve, par sa teneur, ses termes exprès, le ton qui l'anime, que le saint-simonisme n'est pas mort ou que ce qui en survit n'est pas simplement une opinion individuelle. Il prouve, ce manifeste ironique ou patelin (et peut-être tous les deux), que le saint-simonisme a gardé la prétention d'être une Église, une Église cachée et qui se croit persécutée sans doute, car le mépris d'un temps qui a encore à sa disposition les lucidités du ridicule et l'éclat de rire peut paraître à certaines gens sensibles une persécution.

Le manifeste dit nous, comme si Enfantin parlait au nom de quelque chose de constitué, de collectif et d'officiel, avec quoi non seulement l'avenir, mais le présent fût obligé à compter. Quoique le paletot soit boutonné par-dessus la tunique, l'incognito laïque du P. Enfantin ne veut pas être gardé... Il y a dans cette mise en scène de jolies finesses. La signature de la brochure (P. Enfantin) veut aussi bien dire Père Enfantin que Pierre ou Paul Enfantin. Un bout du prêtre passe, comme un bout de décoration!

Écoutez ces solennelles paroles: «En parlant de nos travaux productifs,—dit Enfantin (page 44 de sa brochure),—je peux les comparer aux tentes que saint Paul tissait et vendait pour vivre, pour avoir la force de semer partout sa parole de vie... Alors, pour lui, comme aujourd'hui pour nous, la foi ne donnait pas de quoi vivre. Ce fut longtemps après saint Paul que l'on put dire: Le prêtre vit de l'autel... Êtes-vous bien certain que nous n'employons pas le produit de nos tentes d'une part à protéger notre foi qui n'est pas salariée, comme le sont plusieurs et spécialement la vôtre, de l'autre à guérir, à soutenir, à relever nos pauvres, à qui nous n'infligeons pas la discipline et à qui nous ne conseillons pas de se l'infliger à eux-mêmes?...»

C'est ainsi qu'Enfantin, l'ex-pape saint-simonien, se pose à nouveau, non pas en saint Pierre de cette foi, mais en saint Paul de l'Église future qui doit prochainement succéder à la vieille Église chrétienne, et déclare aujourd'hui avoir—comme prêtre!—non pas charge d'âmes (le mot serait trop chrétien), mais charge de corps, charge de chair souffrante. Oui! à en croire cette déclaration, onctueusement superbe, où le père suprême, qui n'est plus vêtu de bleu, mais de noir, parle doux, comme l'huissier de Molière:

Il est vêtu de noir et parle d'un ton doux!

à en croire cette déclaration, l'Église saint-simonienne existerait. Et non seulement elle existerait, mais elle ferait ses œuvres de miséricorde; elle fonctionnerait, elle officierait comme église parmi nous qui ne la voyions plus et qui la tenions pour morte et déshonorée sous des jugements de police correctionnelle,—genre de martyre, celui-là, qui n'aurait pas convaincu Pascal! Enfantin nous l'affirme. Seulement, c'est trop peu ou ce n'est pas assez que sa déclaration. Puisqu'il apporte ici une parole dont il ne se servait plus depuis longtemps, nous lui demanderons où se tient cette église dont il parle comme d'une force organisée et agissante? Puisqu'il dit nous avec cette pompe, nous lui demanderons quel est le nombre des adhérents à la foi saint-simonienne qui soient prêts à la confesser? Puisqu'il fait le saint Paul, qu'il l'imite jusqu'au bout! Saint Paul savait le nombre des chrétiens d'Éphèse, de Corinthe, de chez les Galates... Si vraiment l'Église saint-simonienne est une réalité, si effectivement Enfantin représente la foi, la volonté, le consentement de plusieurs en faisant la déclaration scandaleuse qu'il vient d'opposer tout à coup à l'enseignement d'un prêtre catholique, orthodoxe et respecté, nous dirons qu'il nous importe, à nous chrétiens, de savoir le danger qui nous menace, et si tout cela, comme nous le pensons bien plutôt, n'est que rêverie de visionnaire attardé qui ne peut guérir de son mal de jeunesse. Il importe qu'on le sache aussi afin que justice soit faite encore une fois de cette folie qui repousse, après vingt-trois ans, comme un polype indestructible, dans les têtes dont on le croyait arraché, et qu'enfin on n'y revienne plus!

II

En effet, malgré les précautions diplomatiques et séniles d'Enfantin pour cacher et faire accepter à la pudeur publique, qu'elle outrage, une doctrine qui se trouvait plus religieuse d'aller toute nue quand elle était plus jeune, il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit ici, comme au temps où le saint-simonisme cherchait la femme, de la réhabilitation de la chair. Réhabiliter la chair,—l'expression est maintenant consacrée,—l'élever au niveau de l'âme, qui ne doit plus lui commander, cette idée anarchique et grossière, chère à tant d'hérésies, qui, en l'infectant, en ont épouvanté le monde, voilà le premier et le dernier mot de Saint-Simon et de son évangéliste Enfantin. Campée audacieusement à la tête d'une théorie comme l'aurait lancée Saint-Simon tout seul, ce gentilhomme impertinent et dépravé qui se croyait sorti de la cuisse de Charlemagne, dont il descendait peut-être par Eginhard, cette idée, dans sa crudité, eût probablement révolté jusqu'aux vices d'un temps aussi admirablement couard que le nôtre, sans le travail de haute confusion et d'immense hypocrisie que vient de lui faire subir M. Enfantin. Le croirez-vous? dans cette réponse, dont les conférences du P. Félix ne sont que le prétexte, M. Enfantin assimile, avec une perversion du sens intellectuel qui pourrait bien être une perversité, sa pensée à la pensée chrétienne.

Le Verbe a été fait chair, dit saint Jean, et il a habité parmi nous. Or, c'est en tordant ce texte sous une interprétation qui ment à nous ou à elle-même, que le théologien du saint-simonisme essaie de nous faire accepter la divinité de la chair: «Cette divinité n'est plus dans l'hostie,—dit-il, en commençant par un blasphème,—symbole, figure, mysticité! Non! elle est sur les champs de bataille, couverts de frères blessés qui se sont égorgés entre eux... Elle est dans des bouges infects où l'homme meurt de douleur, de honte et de misère... Elle est sur ces calvaires impies où l'homme condamne à mort son frère... Elle est dans les ateliers où l'on travaille... dans les lupanars où la fille du peuple vend sa chair (bien portante) jusqu'à ce qu'on la jette pourrie à l'hôpital. Elle est en moi et dans l'homme du peuple, qui est l'Homme-Dieu du Golgotha...» Telle est l'énumération par laquelle Enfantin ouvre son livre; et ces huit premiers paragraphes, dont nous abrégeons le contenu tout en en signalant l'idée, contiennent l'essence de sa brochure.

La chair de l'homme, dont la substance est dévorée par les maladies qui la mènent à la mort, et la chair du Verbe, prise par lui, le Verbe, dans des entrailles immaculées, et dont la substance immortelle doit braver la mort et donner ici-bas un témoignage de puissance et de toute-puissance par le fait éclatant de la résurrection, ces deux contraires du tout au tout sont mêlés par Enfantin dans les plateaux d'une seule balance, et il en constate l'égalité. Il en fait de même de son esprit à lui, Enfantin! et de l'esprit de Jésus-Christ, et il croit évidemment que nous admettrons de telles choses. Il semble avoir un œil qui grossit l'infiniment presque rien et un œil qui réduit à presque rien l'infiniment grand. Son procédé, s'il est de bonne foi, ce dont il est d'ailleurs permis de douter pour l'honneur de son intelligence, consiste à renverser la pyramide, mais en élargissant la pointe qui formait le haut et en en diminuant la base. C'est donc, tout en parlant avec componction des idées chrétiennes, le renversement, bout pour bout, de ces idées, et la ruine de la civilisation qu'elles ont faite.

On sait de reste ce qu'a été cette civilisation, fondée sur le principe de la pénitence, qui n'est autre chose que la sanction de la morale en Dieu, sans laquelle sanction il n'y aurait point de morale. Cette civilisation a donné des fruits dont nous vivons toujours, quoique nous les ayons empoisonnés. Eh bien, prenez-en aujourd'hui toutes les forces vives, et demandez-vous ce qu'elles deviennent avec ce panthéisme charnel qu'Enfantin proclame comme la religion du progrès! Est-ce le sien?

Pauvres diables de dieux que les dieux d'aujourd'hui!

Enfantin, qui, s'il n'a pas été Dieu, en a été bien près, condamne la guerre, par amour et respect de la chair, avec ces lâchetés d'humanitaire qui auraient fait reculer le droit humain de plus d'un siècle si elles avaient eu dernièrement de l'action à Sébastopol! Il se jette à genoux pour nous demander grâce en faveur des assassins, aimant mieux supprimer la morale que d'utiliser l'échafaud. Il sourit aux prostituées, qu'il indulgencie, embrasse et pardonne, mais à la condition qu'elles ne flétriront jamais leur précieuse chair par le repentir: Entendez-vous, mesdemoiselles? Il voit le capucin de l'Église romaine avec un dégoût plein d'entrailles, il est vrai, car Enfantin, qui joue à la grande tendresse du Père, fourre des entrailles partout, jusque dans ses dégoûts. Et comment pourrait-il supporter le capucin, le héros des vertus humbles, simples et fortes, qui dominent le corps et le font magnifiquement obéir? La chair n'a pas ses joies dans le capucin. Enfin, il finit par cet idiotisme de toutes les sectes du progrès, quelque nom qu'elles portent: l'affirmation de l'actualité ou de l'éventualité du royaume des cieux sur la terre. Vous le voyez, le changement qui s'est opéré, doctrinalement parlant, en ces vingt-trois années, n'a pas été immense. L'esprit se modifie peu chez les saint-simoniens. Il n'y a que la chair qui change. Le bel Enfantin de la galle Taitbout ne se reconnaîtrait plus et ne pourrait maintenant fasciner personne; mais, quant à la religion qu'il enseigne, elle sort du silence, qu'elle a gardé si longtemps, absolument la même qu'elle y était entrée. Elle n'a rien gagné à ce silence,—si ce n'est pourtant de l'avoir gardé. Il ressemblait tant à l'oubli!

III

Encore une fois, pourquoi aujourd'hui le rompt-elle? On dit que les amis d'Enfantin, sécularisés, comme lui, depuis près d'un quart de siècle, n'ont pas applaudi à la démonstration inopinée de leur ancien pontife, et que, ne pouvant plus le déposer, ils se seraient contentés, s'ils l'avaient pu, de l'interdire. Sans donner à ce bruit plus de consistance qu'il n'en a, toujours est-il qu'il est inconcevable qu'à propos d'une des mille prédications de l'Église catholique Enfantin ait eu le besoin de répondre, pour le compte du saint-simonisme attaqué! Seulement, à part l'inspiration de sacerdoce rétrospectif qui l'a saisi, il n'a pas été autrement inspiré.

Enfantin n'a jamais eu de talent littéraire. Autrefois, celui qu'on lui reconnaissait était dans sa figure, qui ne lui avait pas coûté un sou, comme dit Sterne, et qui lui avait procuré cette sublime fonction d'hiérophante saint-simonien, qui ouvrait irrésistiblement les bras en disant à la femme libre et à la chair qui se sentait: «Venez à nous!» La manière dont il le dit aujourd'hui aura probablement moins de succès. Personnalité profondément troublée, et qui l'est sans doute pour le reste de sa vie par le souvenir de sa fonction grandiose, Enfantin publia, il y a quelques années, une autre brochure (son souffle ne va pas jusqu'au livre), dans laquelle il se comparait, si nous nous en souvenons bien, à Nicolas, empereur de Russie, et nous apprenait que lui, Enfantin, la puissance morale, était né la même année que cette grande puissance matérielle. Il a donc à présent quelque chose comme soixante-deux ans.

A cet âge, le talent littéraire ne vient guères quand il n'est pas venu. Sa brochure est assez médiocre. Les formes qu'elle revêt avec affectation n'appartiennent ni à Enfantin ni au saint-simonisme; elles appartiennent à la littérature chrétienne, sans laquelle, même comme exposition d'idées, le saint-simonisme n'aurait jamais dit deux mots... Il serait tolérable peut-être que ces gens-là (s'ils le pouvaient) fissent leur affaire sans prendre niaisement notre dogme, nos formules, notre style, obligés à imiter notre manière d'être pour nous répondre et nous parodier. Du moins ils seraient issus d'eux-mêmes et non d'un plagiat hébété, d'une contrefaçon belge de l'Évangile, et d'un vol dont ils ne trouvent plus le profit et la propriété dès qu'il est une fois accompli.

IV

La Critique qui examine les livres dans les journaux a été jusqu'à ce jour infiniment discrète sur le compte d'Enfantin et de l'étrange publication qu'il vient de risquer. Est-ce dédain? indifférence? embarras?... Mais elle ne s'est pas expliquée sur le compte d'un livre qui, selon nous, et pour des raisons plus hautes que le livre et ce qu'il contient, méritait d'être signalé. Seul, un journal religieux, de conviction catholique, mais dont la qualité n'est pas précisément la hardiesse, a donné sur la démonstration d'Enfantin un article d'un ton très piquant, très résolu et du détail le plus renseigné. La plume qui a écrit ce petit chef-d'œuvre de polémique aiguisée est une main de femme, qui a signé Marie Recurt. Le hasard, ce n'est pas sa coutume, a été spirituel. Le seul adversaire qu'il ait suscité à Enfantin est une femme. Il en a longtemps cherché une, sans la trouver. En voici une autre, qu'il trouve sans la chercher, et qu'il ne se félicitera pas d'avoir rencontrée. Madame ou mademoiselle Marie Recurt est une Judith chrétienne, dont la plume coupe comme le glaive. Chrétienne, elle s'est levée pour objecter à l'homme de la chair la chair corrompue, et l'esprit de vie à l'esprit de mort! Depuis que cette héroïque, qui a fait besogne d'homme quand les hommes se sont abstenus sur la question du saint-simonisme ressuscité, depuis, disons-nous, que cette héroïque a parlé, Enfantin a-t-il intérieurement reconnu son maître? Toujours est-il qu'il n'a pas répondu comme au père Félix... et qu'il semble, lui et ses amis, recommencer un nouveau silence. En sortira-t-il encore une fois?... Franchement, nous eussions aimé à le voir entrer en lice contre cette femme qu'il s'est attiré, lui qui demande l'émancipation de la femme et la dresse dogmatiquement d'égale à égal avec l'homme. Est-ce qu'il ne trouve pas que mademoiselle Marie Recurt soit assez émancipée et digne de se mesurer avec un pontife?...

Nous eussions sonné volontiers la trompette de ce tournoi,—mais, hélas! les saint-simoniens aiment la paix et la veulent... universelle!

LE PÈRE VENTURA[53]


I

Le P. Ventura a publié les sermons qu'il a prononcés devant Sa Majesté l'Empereur, à la chapelle des Tuileries, en 1857, et l'illustre théatin, dont la pensée—comme l'on sait—est toujours une pensée d'ensemble et d'unité profonde, les a publiés sous un titre collectif qui dit bien, en un seul mot, le sens particulier de ces discours.

Ils ont, en effet, un sens particulier. Ils sont bien, comme tous les sermons des prêtres chrétiens, depuis saint Paul jusqu'à saint Ambroise et depuis saint Ambroise jusqu'à Bourdaloue et Bossuet, la vérité de Jésus-Christ dans toutes ses portées pour le cœur et pour l'esprit, la vérité avec son caractère absolu et universel; mais ils ont cependant quelque chose de différent aussi, et qui n'est pas seulement une question de talent, d'originalité et de forme. En si haute matière, il s'agit vraiment bien de cela! L'enseignement du P. Ventura a, pour la première fois, une direction qu'aucun prédicateur, en s'adressant à une de ces puissances qui ne gardent devant Dieu que la majesté du respect, n'a donné au sien, et même parmi les plus imposants et les plus hardis. Jusqu'ici, tous les sermonnaires qui prêchaient aux souverains les devoirs que leur grandeur leur impose, tout en se plaçant le plus près possible du cœur qui les écoutait, par un autre côté se maintenaient à distance. Ils ne descendaient pas la marche qui sépare la religion de la politique. Ils restaient sur le haut du degré. Le P. Ventura n'a pas craint de le descendre. Il savait à qui il parlait.

Il n'a pas craint de se placer aussi près de l'esprit que du cœur, aussi près des choses contemporaines que de celles de l'éternité, en parlant à celui que nous pouvons appeler l'Homme du Temps. Il a mis sa main, sa main libre de prêtre, sur les questions du moment, et il a été tout à la fois sarcerdotal et politique. Le livre qui a recueilli ses discours s'appelle maintenant le Pouvoir chrétien[54].

Du reste, une telle nouveauté était justifiée. Les événements qui se sont accomplis dans le monde moderne ont été si puissants et si terribles, les esprits et les âmes ont été remués à de telles profondeurs, que le prêtre lui-même, le prêtre, qui vit dans un écart sublime et dans l'impassible lumière du sanctuaire, en a ressenti le contre-coup. Ne croyez plus à la chronologie! Entre 1857 et 1757 il y a certainement plus d'un siècle. Entre 1857 et 1657 il y en a certainement plus de deux. Il y a plus que du temps, il y a de l'événement,—il y a la révolution française et les Napoléon, deux fois sauveurs. Si Bourdaloue et Bossuet avaient vu de telles choses, ils ne prêcheraient point, croyez-le bien! comme ils prêchaient devant un roi tranquille, qui vivait et s'endormait dans la mort avec cette pensée que sa race était immortelle. Ils n'auraient pas maintenant exactement le genre de prédication qu'ils avaient lorsque les pouvoirs humains n'avaient pas reçu les épouvantables atteintes qui les ont brisés et dont, hélas! ils saignent toujours. Quelque chose de si incomparable à tout s'est produit parmi nous que même la situation du prêtre, de cet homme qui n'est qu'une voix,—vox clamantis!—en est modifiée.

Bourdaloue et Bossuet, ressuscités parmi nous, seraient donc tenus de jeter sur le temps—sur le détail des questions du temps—ce regard pénétrant qui n'a jamais manqué au prêtre, si surnaturellement pratique. Ils n'enseigneraient plus seulement une royauté entre toutes: l'individu royal, pour ainsi dire; mais ils referaient les notions défaites, et leurs sermons, comme ceux du père Ventura, s'appelleraient le pouvoir chrétien. Le pouvoir, voilà l'Ucalégon qui brûle; le pouvoir chrétien, c'est le pouvoir étreint et sauvé! Bourdaloue et Bossuet, au XIXe siècle, auraient compris, ces grands hommes, quelle initiative est maintenant de rigueur pour ceux-là qui tiennent l'anneau de Salomon dans leur main. Ils auraient compris, enfin, que si le chrétien manque de précision dans ses initiatives, Proudhon est dans son droit et qu'il déborde comme un flot. L'individualisme qui veut se sauver, du moins jusqu'à la mort, intervient avec ses fantômes, et, resté muet s'il peut l'être, le chrétien prend à sa charge une partie des malheurs du temps et il en répond devant Dieu!

II

C'est sous l'empire de ces pensées que nous avons ouvert le livre du R. P. Ventura. Nous ne l'avons pas entendu. Les souvenirs de l'orateur, plus ou moins brillant, ne nous voilaient pas l'homme d'idée. Le P. Ventura est bien l'un et l'autre. Il a la double faculté de la réflexion et de l'expression instantanée. Le charbon d'Isaïe s'allume sur ses lèvres, mais il n'en a pas moins le repli de la réflexion et les facultés qui servent à creuser un sujet. Si l'on ne craignait pas d'offenser une tête théologique de sa force, on dirait que le P. Ventura est une intelligence philosophique. Il est, avec le P. Gratry, un des esprits les plus aptes à la lutte dans la grande bataille philosophique qui n'est pas finie. Indépendamment de la lumière que tout prêtre porte dans sa main, par cela seul qu'il est prêtre et qu'il allume son flambeau à la source de toute splendeur, le P. Ventura avait pour la Critique l'intérêt d'un esprit de l'ordre le plus élevé, qui jusque-là s'était illustré dans de très puissantes polémiques, mais que l'événement et le choix de l'Empereur mettaient en demeure de se montrer fécond et net dans sa fécondité et de dire enfin le mot suprême, que, sur toutes les questions, le christianisme, s'il rencontre un homme de génie, n'a jamais manqué de prononcer!

III

Eh bien, ce mot-là, le P. Ventura l'a-t-il fait entendre? On le cherche, et un tel mot ne se cherche pas, dans cet énorme volume de cinq cent soixante pages où la lumière passe sur toutes, mais ne se condense dans aucune de manière à former ce noyau qu'il faudrait pour tout éclairer! Certes! il y a là des accents superbes, un style étonnant, remuant et remué, et français à nous faire penser que nous avons là, dans cet Italien, un éloquent compatriote; mais est-ce tout? Que l'illustre théatin nous le pardonne: si la franchise est le devoir du prédicateur vis-à-vis des puissances, elle est le devoir rigoureux de la part du chrétien vis-à-vis du prédicateur. C'est l'instrument de l'observatoire catholique à mettre au point du firmament. Dans ces cinq cent soixante pages, y a-t-il autre chose que des généralités vagues, dans une excellente direction il est vrai, mais n'aboutissant pas au conseil précis que le législateur veut entendre puisque, dans la magnanimité de son intelligence, il vient s'asseoir là devant vous? Or, le conseil a-t-il immergé dans le champ du télescope? Le sol de l'observation n'a-t-il pas tremblé sous les pas de l'observateur?

Le P. Ventura, qui veut enseigner le pouvoir politique au détenteur providentiel de ce pouvoir, qui l'a ramassé sur la plage comme une épave en miettes dont il faut rapprocher et réorganiser les débris, le P. Ventura, publiciste après coup après le sermon, puisqu'il le fixe sous nos yeux dans un livre qu'il revoit, corrige, orne de notes, et qui est enfin un traité, ni plus ni moins que le livre du premier publiciste venu écrivant dans la confiance de sa pensée, le P. Ventura ne serait-il pas un peu embarrassé si on lui disait: «C'est bien! mais prenez la plume encore et formulez vos conseils en lois. Voyons! allez! rédigez le décret. Il faut léguer la paix au monde avec une dynastie. Écrivez le testament politique qui va assurer cette survivance nécessaire au monde, si le monde n'est pas condamné. Nous sommes attentifs, mais vous, soyez formel. Publiciste de Celui qui a dit: Gardez mes commandements et vous vivrez, sur quel article du Décalogue baserez-vous la longévité politique de l'établissement impérial? Tout est là, sans doute, pour vous, prêtre. Ce n'est pas tout que de descendre du Sinaï; il faut y remonter. Le Pater noster a-t-il des échos ici-bas? Éclairez-nous... Est-ce trop demander? N'êtes-vous pas le canal de la Constituante éternelle, le truchement de Dieu, son porte-voix?»

Encore une fois, si les sermons du P. Ventura n'étaient que des sermons, nous aurions dit: Ils ont la force persuasive, ils ont l'accent pénétrant, ils ont l'onction, ils ont... ce qu'ils auraient! Ce ne serait là qu'un compte à régler sur les qualités et les richesses du talent de l'orateur; mais dans la pensée évidente, catégorique et même exprimée dans ce titre que vous avez pris, c'est bien autre chose. C'est une réponse aux questions des novateurs du temps. C'est une panacée. Or, qu'on nous pardonne l'expression vulgaire! une panacée ne consiste pas à dire aux gens: Portez-vous bien, et je paierai le médecin. Or, encore, à part la vérité morale et dogmatique du christianisme qui circule dans ces discours et qui appartient au premier curé de village autant et au même titre qu'au R. P. Ventura, il n'y a véritablement pas là d'inspiration réelle et efficace dont on puisse affirmer que ceci n'est pas le bien de tous, la généralité catholique dans son ampleur flottante et détachée, mais la propriété exclusive et positive d'un esprit meilleur que les autres parce que le christianisme l'a plus profondément éclairé!...

IV

Le Carême, comme l'on disait autrefois, le Carême du P. Ventura est composé de neuf discours: Rapports entre Dieu et les pouvoirs humains;—Nécessité d'une réforme de l'enseignement public dans l'intérêt de la religion;—Nécessité d'une réforme de l'enseignement public dans l'intérêt de la littérature et de la politique;—Importance sociale du catholicisme;—Mœurs des Grands;—Exemple des Grands;—L'Église et l'État, ou Théocratie et Césarisme;—Royauté de Jésus-Christ et Restauration de l'Empire en France. Voilà les neuf majestueux sujets que le P. Ventura a du moins eu le mérite d'aborder. Ce n'est pas dans un chapitre d'un livre comme le nôtre—un index des travaux philosophiques et religieux de ce temps—qu'on peut analyser ou seulement jauger le flot de choses qui passent à travers ces sujets, tout à la fois éternels et contemporains. Charrié par la crise qui nous emporte, le P. Ventura a au front l'écume des vagues et de la tempête, et du sein de cette écume il crie éloquemment: Seigneur! Seigneur! Mais l'Évangile et la tradition ne lui fournissent pas ce qu'ils auraient fourni à saint Thomas d'Aquin, par exemple, si saint Thomas, tombé de son siècle dans le nôtre, nous avait donné une loi sur la famille chrétienne déchirée et l'ordre social ébranlé.

Le P. Ventura, qui a une clef pour entrer partout et qui n'entre nulle part, le P. Ventura, le Guizot de la chaire, qui comprend, comme Guizot comprenait, qu'il y a quelque chose à faire, ce refrain qui depuis trente ans court les rues mais qui ne dit pas résolument quoi, n'a que des aspirations, des pressentiments et d'incohérentes lueurs. Dans l'impossibilité de le suivre en ces neuf stations qu'il traverse, nous nous permettrons de signaler à l'homme d'idée le sermon final de son Carême, parce qu'il résume, en somme, toutes les questions agitées dans les autres et qu'il pose celle-là qui nous couvre, nous protège et doit nous défendre dans les éventualités que l'avenir nous garde, c'est-à-dire la restauration et l'affermissement de l'Empire.

Eh bien, dans ce discours, où les caractères d'une restauration providentielle sont exposés avec une autorité incontestable, le publiciste sacré, après avoir fait la part de Dieu dans cet événement, arrive à la part de l'homme, à ce quelque chose d'humain que nous autres faibles créatures nous sommes pourtant tenus d'ajouter dans l'histoire aux bontés et aux magnificences divines, et le voilà qui se demande alors, comme dans ses autres discours il ne se l'était jamais demandé jusque-là, ce qu'il faut voir et ce qu'il faut faire pour résoudre cette question de la fragilité, de l'accident, qui est, hélas! au bout de toutes les choses humaines! Assurément, ce moment du livre est imposant, et nous attendions à cette place, dans ce discours final, quelque chose de péremptoire sur lequel le prédicateur nous aurait laissés.

Retardée, si l'initiative avait apparu elle n'en aurait été que plus frappante. Mais savez-vous ce qu'est pour le P. Ventura, penseur hors de sa robe, et qui dans sa robe devrait être inspiré, l'initiative qui doit raffermir le pouvoir secoué et brisé par tant de révolutions successives?... On sourit presque en l'écrivant! C'est la décentralisation comme l'entend Danjou et le principe des substitutions à perpétuité. En dehors de ces deux vues politiques très connues, très discutées et encore très discutables, il ne voit plus rien, cet homme de politique sacrée, et c'est pour nous rapporter de telles choses, qui sont au pied de toutes les taupinières politiques de notre âge, qu'il est monté au Sinaï et qu'il en descend, plus resplendissant de talent que de vérité!

Nous ne croyons pas qu'effet de surprise plus désagréable se soit jamais produit en lisant un homme sur lequel on avait compté. Quoi? avoir pris le ton qu'il fallait prendre, du reste; avoir été prêtre jusque-là, touchant, poignant, d'une gravité, d'une pénétration...—mais dans cette généralité que nous avons notée, cette généralité de l'enseignement catholique que le premier venu peut avoir comme le dernier,—et puis tout à coup, lorsqu'il s'agit du conseil exprès, de la vue précise, se montrer...—comment dirons-nous? et il faut bien le dire...—si vulgaire et d'une initiative si morte! C'est là une chose presque douloureuse, et qui, à nos yeux et aux yeux de tous, décapite le titre ambitieux, et qui pouvait être juste, du livre du P. Ventura: Le Pouvoir chrétien. L'adjectif peut rester, mais le substantif ne mérite plus d'y être. C'est du christianisme éloquent que fait l'illustre théatin, mais du pouvoir... non!

Et cependant, comme tout homme qui a l'étoffe catholique sous la main et qui pourrait tailler là dedans, le P. Ventura est passé bien près de la vérité, de la vérité illuminante. Pourquoi donc faut-il qu'il soit resté sur son œil la pellicule de la cataracte? La décentralisation dont il parle est peut-être, en sachant l'entendre, une vue qui a sa justesse, mais elle n'a, dans l'économie des postulations du publiciste, ni la grosseur ni la toute-puissante efficacité qu'il lui attribue. Nous n'en dirons pas assurément autant du pouvoir paternel, qu'il veut faire plus fort par le principe des substitutions et la disposition testamentaire; nous croyons que, là, le célèbre prêtre était bien près d'une solution. Mais il en était d'autant plus loin qu'il en était plus près. Rappelons-nous le proverbe: Lorsqu'il y a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin.

Pour le prêtre, en effet, et pour tout homme qui croit, avec juste raison, que la politique sort des flancs de la morale et ne peut pas sortir d'ailleurs, la question primaire, la question fondamentale, à cette heure de l'histoire, est la reconstitution de la famille chrétienne, brisée par l'individualisme du temps. Nous aussi nous pensons, comme le P. Ventura, que la famille doit prendre fonction dans l'État. Nous pensons que si un pouvoir chrétien (et, certes! le pouvoir devant lequel le P. Ventura parlait alors avait ce glorieux caractère) traduisait le Pater noster dans ses lois et le quatrième commandement, il serait en mesure suffisante contre les révolutions futures et pourrait marcher en bataille rangée contre elles. Nous pensons que si on opposait aux droits de l'homme de Rousseau la déclaration des droits de la famille française représentée par le Père, ceci nous infuserait un sang nouveau dans les veines et que le pouvoir politique en bénéficierait à l'instant même, car le Notre père ne s'adresse pas qu'à Dieu. Il se réfléchit jusque dans le sein des mineurs de la famille, et c'est un rayon divin qui traverse le diamètre de l'espace et de l'infini!

V

Et dire comment et par quels moyens cette traduction était possible, le dire nettement, voilà la politique sacrée comme en ferait Bossuet à cette heure et que nous attendions du P. Ventura. Quel sujet et quel auditoire! L'imagination nous le fait entendre: «Plantez, sire, les racines de vos enfants dans le cœur de tous les foyers domestiques. Enfoncez votre dynastie dans huit millions de dynasties. Réverbérez-les et qu'elles vous réverbèrent! A la statue dynastique il faut un piédestal de granit comme elle.» Quel texte inouï et quelle occasion splendide pour un orateur qui eût été plus qu'orateur! Hélas! le P. Ventura, nous le répétons, n'a été que cela. Ce n'est pas cependant le courage qui lui a manqué. La religion est une Thétis qui trempe les cœurs dans des eaux dont ils ressortent Achilles et qui leur dit: «La peur seule est mortelle.» Et, d'ailleurs, avait-il besoin de courage? Ne parlait-il pas devant l'homme qui sait que le pouvoir est la vertu des rois et qui en a fait la sienne?...

VI

Un mot encore sur ces sermons, qui, s'ils ne sont pas davantage, resteront de très beaux discours prononcés devant Sa Majesté l'Empereur. Ils sont précédés d'une introduction de la plus majestueuse gravité, due à la plume de Louis Veuillot, dont le talent, on peut le dire, a pris depuis quelque temps un surcroît d'aplomb et le caractère, presque l'éclat, d'une popularité. Ce rayon, qui lui est venu enfin à travers les préjugés de la haine, et qu'il n'a pas cherché, Dieu merci! il le conservera, s'il ne faut pas pour cela dévier de sa ligne droite, et il le perdra sans souci pour ne pas en dévier.

LE DOCTEUR TESSIER[55]


I

Les Études de médecine[56] dont le docteur Tessier a publié la première partie, sont, avant tout, un livre de discussion ardente sous des formes sévères, une polémique corps à corps et mortelle contre des hommes célèbres et des doctrines malheureusement professées; mais cette discussion est, en bien des points, si détaillée et si spéciale, le langage qui l'exprime est d'une propriété si technique et si profonde, qu'au premier abord elle semblait, par cela même, échapper à notre examen. C'est à la réflexion seulement que nous avons compris qu'un livre de cette importance et de cette portée ne pouvait être passé sous silence. Les Études du docteur Tessier n'intéressent pas, en effet, que les hommes d'une science déterminée. Elles méritent d'être signalées à l'attention de tout ce qui pense.

Elles s'appuient sur ces grandes généralités qui soutiennent tout dans le monde intellectuel et moral. A travers les lignes droites ou les sinuosités de l'argumentation supérieure de Tessier, on voit que l'esprit de ce redoutable discuteur doit fomenter, depuis longtemps déjà, une vaste théorie de son art, et il est impossible de ne pas tenir compte de ce qu'on aperçoit d'un système qui, sans doute, se dégagera plus tard avec la double force de ses développements et de son ensemble. Si nous pouvions, par le peu que nous en dirons, avancer le moment où ce système, parachevé et complet, sortira de l'esprit auquel il a donné tant de résistance et de vigueur contre les tendances d'un enseignement vicieux et funeste, nous croirions avoir fait assez. Les prétentions du temps actuel sont philosophiques. C'est dans ces prétentions qu'il faut le saisir pour le redresser. L'esprit philosophique a mis partout sa main insolente; il faut partout la lui couper. Sous prétexte d'indépendance, il a brisé la chaîne des traditions dans toutes les directions de la pensée. En histoire, il a faussé les faits à l'aide d'interprétations mensongères, et il a inventé des philosophies de l'histoire. Tessier est un de ces fermes esprits qui ne donnent pas dans ces majestueuses niaiseries. Il est de ceux qui croient que, sur tous les terrains,—en médecine comme ailleurs,—l'histoire doit faire taire la philosophie et tient en réserve des réponses et des solutions toutes prêtes quand la philosophie n'en a plus.

Et qu'on n'infère pas de ces paroles que le docteur Tessier est impropre à ce qu'on appelle les choses de la philosophie et qu'il a pour elle ce dédain qui est l'hypocrisie de l'impuissance! On se tromperait assurément. Tessier est, au contraire, une intelligence philosophique. C'est un métaphysicien d'un ordre élevé. Le livre dont nous parlons en fait foi. Il aime et il invoque la métaphysique. Il la trouve dans l'esprit humain et il ne veut point qu'on l'en arrache. Il en maintient la nécessité. Il en reconnaît la grandeur, quand la plupart des médecins modernes, métaphysiciens pourtant, mais malgré eux, et aveugles, l'insultent et la repoussent comme un piège, plein de trahison, que l'esprit humain se tend à lui-même. Seulement, tout métaphysicien qu'il puisse être, l'auteur des Études de médecine générale est encore plus traditionaliste que philosophe, et il laisse à sa vraie place la métaphysique, dans la hiérarchie de nos facultés et de nos connaissances, en homme qui sait que sans l'histoire les plus grands génies philosophiques n'auraient jamais eu sur les premiers principes que quelques sublimes soupçons... Le docteur Tessier, qui croit à la science médicale, qui la défend contre les invasions sans cesse croissantes de la physique, de la chimie et d'une physiologie usurpatrice, donne pour chevet à ses idées le récit moïsiaque, dont tout doit partir pour tout expliquer, et l'enseignement théologique et dogmatique de l'Église. En plein XIXe siècle, lui, médecin, il se fait hardiment scolastique, et, comme le robuste et beau pasteur du tableau de Léopold Robert, accoudé si grandiosement contre son attelage, l'auteur des Études de médecine générale, appuyé sur le front puissant du Bœuf de Sicile, oppose fièrement saint Thomas d'Aquin à Cabanis. Il appartient donc à ce groupe d'esprits qui pensent que la Renaissance et l'expérimentalisme de Bacon ont détourné les sciences, aussi bien que les lettres, de la voie qu'elles devaient suivre au sein d'une civilisation chrétienne, et qui sont décidés à mourir ou à ne jamais vivre dans la popularité de leur siècle pour les y faire rentrer si Dieu lui-même ne s'y oppose pas. Avec le genre d'occupations et de préoccupations auxquelles le docteur Tessier a dévoué sa vie, on peut s'étonner qu'il fasse partie de ces «derniers Romains», qui périront probablement à la peine et à l'honneur de la vérité; mais s'il y a là une raison pour être surpris, il y en a une autre pour applaudir et pour admirer!

II

De tous les esprits, en effet, qu'a faussés et corrompus le sensualisme de la Renaissance et l'expérimentalisme de Bacon, qui en a été la doctrine, les médecins ont été et sont encore, par le mode séculaire de leur enseignement, les plus profondément atteints. C'est qu'on ne touche pas impunément sans précaution à la matière! L'Hercule intellectuel n'est pas comme l'Hercule de la chair. Il meurt de son baiser à la terre. Quand il l'étreint trop fort, il étouffe dans toute cette poussière sa vigoureuse spiritualité. Aveuglés par leur long tête-à-tête avec des organes et des phénomènes, la plupart des médecins ont, depuis Bacon et son observation raccourcie, dégradé la science dont ils relèvent, et ils l'ont réduite à n'être plus qu'un empirisme superficiel et grossier. Le matérialisme païen, qui, en renaissant, devait reparaître plus monstrueux que la première fois puisqu'il renaissait dans une société chrétienne, est scientifiquement plus grand dans les écrits de Van Helmont et de Boerhaave qu'il ne l'était, par exemple, sous la plume d'Hippocrate et les traditions de l'école de Cos. Filtrant partout, comme la boue du Nil, dans les inspirations des poètes, dans les chefs-d'œuvre des artistes, dans les mœurs des classes élevées, pour retomber de là dans les peuples comme, de l'élégante cuvette d'une fontaine, l'eau ruisselle dans les profondeurs d'un bassin, le matérialisme, qui cherchait son lit, en a enfin trouvé un, qui semble éternel, sur le marbre des amphithéâtres. En supposant que l'intelligence humaine soit un jour nettoyée de cette doctrine immonde, les médecins seront les derniers à en essuyer leur pensée. A prédire cela, croyez-le bien! il n'y a ni exagération ni imprudence, et la preuve en est dans le livre de Tessier. Nous l'avons lu et nous en sommes resté accablé. On y trouve, exposées et réfutées, les doctrines des professeurs les plus influents sur l'enseignement et sur l'opinion, et ces doctrines sont matérialistes,—immuablement matérialistes,—comme si nous étions au lendemain de la Renaissance ou à la veille de la Révolution française!

Il faut dire cela, et le dire bien haut. Nous avons donc vécu en vain. Les cynismes du XVIIIe siècle, en débauche d'esprit comme de mœurs, n'y ont rien changé. Les honnêtes gens ont eu horreur et dégoût, mais l'horreur n'a pas monté plus haut que le cœur. La science probablement trempe la tête dans un Styx, comme le corps d'Achille, afin de faire à ses enfants un sentiment moral invulnérable, et (le croiront-ils, ceux-là qui ne sont pas médecins?) le matérialisme a continué d'être, à peu de chose près, à cette heure, ce qu'il était quand La Mettrie publiait cette histoire naturelle de l'âme qui fit tant de bruit, et cet homme-machine qui n'en fit pas moins! En ce temps-là, les habiles et les modérés du matérialisme dirent que La Mettrie avait l'esprit un peu dérangé; et, pour se consoler, il s'en alla, Triboulet de la philosophie, bouffonner chez le roi de Prusse. Mais Cabanis allait naître, Cabanis, qui, sous une phraséologie encore plus lâche que honteuse, devait nous donner la pensée comme une sécrétion du cerveau.

Pour ma part, doctrinalement parlant, je ne vois pas nettement qui vaut le mieux de Cabanis ou de La Mettrie. Quant à la politique, mise au service de la doctrine, c'est différent! Cabanis, qui a la froideur et les insinuations du serpent, est à coup sûr très supérieur à La Mettrie, entraîné par une expression à outrance et un tempérament désordonné. Blafard et douceâtre écrivain, élégant, mais à la manière des incroyables de son temps, appliquant aux matières philosophico-médicales la rhétorique effacée de son ami Garat, Cabanis, malgré une médiocrité foncière, a laissé un sillon profond, que d'autres ont fécondé, et a exercé une influence décisive sur l'enseignement en France tel qu'il est encore aujourd'hui.

Comme le remarque Tessier avec infiniment de justesse, Cabanis, qui avait contre l'Église et les idées religieuses les haines perverses de son époque, voulait, dans la civilisation de l'avenir, remplacer les prêtres, dont le rôle était fini (pensait-il), par les vingt mille médecins qui allaient toucher, en haut et en bas, à toutes les réclamations de la société moderne et la gouverner en la retournant sur son lit de douleur. Le plan n'était pas mal combiné. Il valait mieux que la prêtrise des philosophes de l'avenir inventée, depuis, par Cousin, Saisset et Simon. Ce plan aurait, s'il avait vécu, ravi d'espérance Condorcet. Sans le chrétien Napoléon, qui se mit tout à coup à faire les affaires de Dieu, et quelques esprits du plus haut parage, comme le vicomte de Bonald, qui, par parenthèse, traita Cabanis dans ses Recherches philosophiques comme plus tard de Maistre traita Bacon, le matérialisme passait presque à l'état d'institution politique. Nonobstant l'effort de ces grands hommes,—de ces grands spirituels,—il resta au fond de l'enseignement, en s'aplatissant, il est vrai, en y rampant, en s'y coulant comme un reptile, mais il y resta.

Un jour, la philosophie générale eut assez de cette auge et releva le front. Les philosophes du XIXe siècle réagirent contre les philosophes du XVIIIe. La Romiguière abolissait Condillac. Cousin, toujours poli, en sa qualité d'éclectique, effaçait Locke... d'un coup de chapeau. Galvanisé un instant, le spiritualisme cartésien disparut bientôt dans ce vaste trou de formica-leo, cette logique de Hegel, qui tue la pensée par le vide. Au milieu de tout ce mouvement, le matérialisme médical ne bougeait pas. Il laissait dire et faire et se transformer la philosophie. Comme le voyageur de la fable, craignant que le vent ne fût pas pour lui il serra son manteau autour de sa personne, et si bien qu'à moins de le regarder de fort près on ne pouvait le reconnaître. C'était son salut. Il ganta sa main et masqua son visage, et l'on vit jusqu'à ce lion de Broussais, dont Pariset disait: Quærens quem devoret, devenu tout à coup d'une prudence antipathique à son génie, mettre une sourdine à sa voix rugissante, et inventer, pour mieux cacher le secret de la comédie, ce mot d'ontologie qui signifiait toutes les chimères et toutes les sottises de la religion, de la métaphysique et de la spiritualité.

Or, si Broussais s'humiliait ainsi, Broussais, le plus superbe esprit qui se soit jamais posé sur des griffes entrecroisées à la guisa di leone, comme dit le poète, on se demande ce que durent faire les hommes qui vinrent après lui et dont l'audace n'était pas, comme la sienne, mesurée à la grandeur de l'intelligence. Eh bien, ce qu'ils firent, le docteur Tessier s'est donné la mission de nous l'apprendre en leur répondant! Il a choisi les plus comptés d'entre eux et il a cherché, sous le masque fin d'une phrase éteinte, qui jette de la cendre par-dessus la flamme afin qu'on ne crie pas «au feu!», la doctrine, l'immuable doctrine, qui a bien pu modifier des vues de détail, mais qui est la même dans ses conclusions qu'aux jours où elle ne se cachait pas. Encore une fois, nous ne pouvons entrer dans cette robuste et longue discussion, qu'il faut prendre où elle est, c'est-à-dire dans le livre de Tessier. Les problèmes sur lesquels roule tout l'enseignement médical y sont examinés avec les solutions qu'en donnent les professeurs actuels, dont on cite les noms, les discours et les livres. Méconnaissance de la nature spirituelle de l'homme, qu'on définit un mammifère monodelphe bimane et rien de plus, négation de l'unité de la race humaine, affirmation de l'activité de la matière, confusion de la physiologie et de l'histoire naturelle au mépris des traditions médicales depuis Hippocrate jusqu'à nos jours, enfin l'opinion qui implique le matérialisme le plus complet: «Que la vie ne doit pas être considérée comme un principe, mais comme un résultat, une propriété dont jouit la matière, sans qu'il soit nécessaire de supposer un autre agent dans le corps», toutes ces solutions, et beaucoup d'autres de la même énormité, sont attaquées et ruinées de fond en comble par le rude joûteur des Études.

Il suit, avec une longueur de vue et une implacabilité de logique auxquelles rien n'échappe, les conséquences de ces doctrines dont la science est empoisonnée, et, Dieu merci! il n'est pas au bout de son travail puisque nous n'avons que la première partie d'un ouvrage qui devra montrer, dans tous les rameaux de l'enseignement, la filiation de ces erreurs. Le docteur Tessier n'est pas uniquement préoccupé de spiritualiser l'instruction et de tenir compte de la magnifique duplicité humaine, même dans l'intérêt de l'observation physiologique; il va plus loin et plus haut... «Le rationalisme dogmatique—dit-il—ne saurait coordonner les phénomènes physiologiques et comprendre les rapports de la physiologie et de la médecine; mais, sur le terrain de la pathologie, ce rationalisme devient la négation de TOUTE vérité.» Ainsi, comme on le voit, l'enseignement n'est pas seulement matérialiste; il est, de plus, arbitraire et antimédical, et l'habile écrivain le prouve avec une rigueur dont, certes! il n'avait pas besoin aux yeux de ceux qui savent jusqu'où peut porter une idée. En effet, les doctrines matérialistes sont, scientifiquement, ce que sont politiquement les doctrines démagogiques, troublant également la tradition, et les unes violant aussi bien l'histoire dans le monde des idées que les autres dans le monde des faits!

III

Et, ici, nous touchons au plus beau côté d'un livre qui nous en promet un autre, dégagé de toute polémique, et par cela plus grand... Esprit historique, comme on doit l'être avant d'être métaphysicien, le docteur Teissier ne fait point la guerre sans savoir comme il fera la paix. On a eu de fort grands critiques pour la critique elle-même, et qui, comme Bayle, appuyaient leurs têtes d'or sur l'argile d'un scepticisme toujours près de s'écrouler; mais Tessier est or de partout. S'il veut détruire le physiologisme moderne, il sait aussi ce qu'il veut mettre à la place, et c'est précisément ce qui y était. Le plus bel effort des esprits vigoureux est de renouer les traditions, en toutes choses, quand elles ont été rompues; c'est de se rattacher à ce passé qui est toujours une vérité ensevelie. Les chefs de dynastie le savent bien, qu'il n'y a rien de plus difficile et de plus grand! Tessier, qui est peut-être, à sa manière, un chef de dynastie,—car, ou nous nous trompons beaucoup, ou il a toute une famille d'idées puissantes à établir,—Tessier est une de ces intelligences qui travaillent à renouer la chaîne des enseignements scientifiques, et jamais il ne nous a paru plus heureux dans son effort qu'en posant (pourquoi n'est-ce que de profil?) la grande question de l'immutabilité des maladies. Le physiologisme, qui règne encore quoique son conquérant ne soit plus, a inventé un état de santé qui ressemble fort à ce qu'était l'état de nature chez les publicistes du siècle dernier. En identifiant, comme il l'a fait, la maladie avec le symptôme ou la lésion, il a supprimé la maladie, et, de cette façon, il a bouleversé tout ce qu'on savait et tout ce qui était force de loi sur cette question fondamentale: «Le mot nature vient du mot nasci,—dit Tessier avec la simplicité de la lumière,—par conséquent, toutes les fois qu'une question de nature est posée, elle implique à l'instant même une question d'origine. Donc la question des maladies pose la question de leur origine, et par suite de l'origine du mal.»

Réduit à ses seules forces et répugnant à regarder au fond de l'histoire, le rationalisme devait considérer ces questions comme vaines et insolubles, et il n'y a pas manqué; en cela au-dessous de l'antiquité païenne, qui ne connaissait pas Bacon, mais qui n'en savait pas moins observer et conclure. Hippocrate, en effet, ce vieillard divin,—car l'histoire, pour honorer ce grand observateur, n'a trouvé rien de mieux que de l'appeler comme le vieil Homère,—avait reconnu l'immutabilité des maladies quand il s'écriait, avec le pressentiment d'une révélation: «Il y a là quelque chose de Dieu (quid divinum)!» Et quand aussi Démocrite, tenant de plus près la vérité, écrivait ce mot singulier: «L'homme tout entier est une maladie», comme s'il eût deviné ce dogme de la chute après lequel il n'y a plus rien à l'horizon de l'histoire ni à l'horizon de l'esprit humain!

C'est cette immutabilité des maladies, niée et méprisée comme tant de grandes traditions à cette heure, que Tessier a osé relever et soutenir. Il a choisi cette forte thèse parce qu'il l'a rencontrée sur la route de ses déductions, mais surtout parce que, triomphante, elle entraînerait la ruine du matérialisme,—sa ruine définitive, sans que dans ses débris il pût retrouver une pierre pour se faire un bastion. L'immutabilité des maladies s'explique par les prédispositions morbides; les prédispositions morbides par une hérédité qui, elle-même, confine à un état antérieur dont l'homme n'est sorti qu'en se laissant criminellement tomber. Tout cela n'est pas nouveau. Mais rappelez-vous le mot de Pascal, vous qui avez au moins le respect des noms écrasants, et taisez-vous! «Le nœud de notre condition—écrivait le penseur terrible—prend ses retours et ses replis dans cet abîme, de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme.» Provoquer, par des livres supérieurs comme l'est celui de Tessier, le retour aux idées spirituelles et chrétiennes dans l'enseignement de cette science immense,—la médecine,—ce n'est donc pas de l'invention, mais c'est mieux. «C'est la pyramide renversée sur la pointe et replacée sur la base,» comme le disait ce grand écrivain, qui, pour son compte, a fait si bien un jour ce qu'il avait dit.

FLOURENS[57]


I

Si Flourens n'avait qu'une seule importance,—s'il n'était qu'un savant d'un ordre supérieur enfermé dans la carapace d'une grande spécialité, impénétrable à tout ce qui ne serait pas savant, sinon du même niveau que lui, au moins du même courant d'études,—nous ne nous hasarderions point à vous en parler... Nous laisserions aux livres purement scientifiques, ou aux mémoires de l'Académie dont il est le secrétaire perpétuel, à vous entretenir de ses découvertes en anatomie et de ses travaux en physiologie et en histoire naturelle. Flourens, heureusement pour lui,—encore plus heureusement pour nous,—n'est pas qu'un savant considérable et officiel. C'est aussi un lettré, un lettré autant qu'un de nous. C'est un lettré qui reporte sur la science, pour en adoucir l'austérité et sans rien diminuer de sa beauté profonde, tout ce que le génie littéraire peut donner à la pensée d'un homme de clair, d'élégant et de doux. Et ces trois mots caractérisent très bien, je vous assure, le genre de talent de Flourens, de cet homme qui aurait pu, ma foi! être pesant sans se compromettre, tant il savait de choses, et qui s'en est si bien gardé!

Mon Dieu, oui! il aurait pu être pesant tout comme un autre. Il est savant. Il a donné à la science toute sa vie, et, vous le verrez tout à l'heure, la science a très bien agréé ses hommages. Elle l'a rendu heureux; elle ne l'a point traité comme un de ses patiti inféconds qu'elle traîne quelquefois après elle. Et cependant il n'a pas eu la fatuité de son bonheur, car la fatuité des savants heureux, c'est la lourdeur... une lourdeur gourmée, épatée, infinie. C'est leur turcarétisme, à eux! Au contraire, il a été léger; mais léger comme un ignorant charmant, qui n'a pas autre chose à faire que d'avoir de la grâce, de temps à autre, et de se montrer spirituel. Flourens n'est point un érudit à l'allemande, quoiqu'il soit de l'Académie de Munich et de bien d'autres académies. C'est un érudit des plus français, qui n'a pas perdu, comme tant d'autres, en cultivant la science, sa qualité de Français. Originalité mi-partie, dont chaque moitié vaut presque un tout. Savez-vous comment il procède? il enlève la science,—cette puissante personne à la Rubens moins la couleur,—il l'enlève dans les bras très fins de sa littérature et lui ouvre ainsi dans le monde un chemin que, sans cette enlevante littérature, la science peut-être ne ferait pas. Il la vulgarise et la popularise. Il lui fait faire son tour... d'esprits! Artiste délicat, il lui attache des ailes transparentes, qui ne fondent point comme celles d'Icare, et qui l'emportent bien loin de tous les malheureux culs-de-plomb qui peuplent les Académies.

Voilà Flourens! et voilà pourquoi aussi les œuvres d'un homme aussi savant que lui attirent notre attention, malgré tout ce qu'on rencontre dans ces œuvres de particulier, de spécial, de technique, d'effrayant pour nous. La fleur littéraire, qui n'est parfois qu'un brin de muguet, insinue son parfum dans ces livres de nomenclatures et de descriptions anatomiques qui devraient être si secs et parfois si nauséabonds pour tout ce qui n'a pas l'ardente et féroce curiosité du savoir, et cette petite odeur, qui surprend là, mais qui plaît partout, invite les esprits les moins enclins à la science à prendre ces livres et à les ouvrir. Le langage facile, pur, agréable, qu'on parle ici ne rappelle en rien le langage rude, incorrect et parfois opaque, que la science, soucieuse seulement de l'exactitude des faits, est accoutumée de parler. Non que la science ne puisse avoir son éloquence, une éloquence à elle,—brusque ou calme, mais carrée, didactique, imperturbable, ne craignant d'appuyer sur rien quand elle croit, en appuyant, préciser davantage. Seulement, ce n'est pas là la langue de Flourens. La sienne n'a rien de cette substance épaisse et forte. Elle ne ressemble pas au bloc de cristal qui absorbe le jour qu'il renverra plus tard quand il sera taillé et mis sous son arc de lumière. Elle est taillée, elle, mais mince et lumineuse comme la vitre à travers laquelle vous regardez les étagères d'un muséum, et, il faut bien le dire, depuis Fontenelle,—ce léger dans la consistance comme Flourens,—rien de pareil en fait de style scientifique ne s'est vu pour la transparence presque aérienne de la phrase et cette précision, sûre d'elle-même, qui n'a pas besoin d'appuyer.

En effet, il y a, dès les premières pages de ces Œuvres complètes[58], qui renferment non seulement les découvertes de la science mais les hommes qui les ont faites, et la biographie après l'histoire, il y a, entre Flourens et Fontenelle, un rapport qui saute aux yeux, malgré et à travers toutes les différences de philosophie, de sentiment et de destinée qui existent entre le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences du XVIIIe siècle et le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences d'aujourd'hui, et ce rapport, c'est l'incomparable diaphanéité de leur exposition à tous deux. C'est la sveltesse d'un style que le goût littéraire a dégagé et allégé jusqu'à la légèreté d'un Grammont ou d'un Matta, si de tels hommes avaient pu écrire sur les sciences. C'est cette chose dont on peut se passer aussi en France, mais non sans en souffrir: l'agrément! l'agrément jusque dans les matières qui comportent le moins d'agrément! l'agrément, ce superflu si nécessaire à l'esprit français! Fontenelle et Flourens, et tous les deux autant l'un que l'autre, ont introduit et créé le joli dans la science, sans la dégrader.

Pour la première fois, le Corneille a été joli sans sottise. On a pu dire avec eux et en les lisant: Une jolie science, une jolie expérience, une jolie découverte, une jolie description de physiologie,—toutes choses qui autrefois faisaient trembler et qui, autre part que chez eux, rendent encore bien grave. Ils ont été attirants, amusants, attachants, quelquefois brillants, et on a pu se risquer un jour, sur la foi de leurs livres, aux sciences physiques ou naturelles sans avoir la vocation d'un héros, d'un martyr, d'un La Pérouse qui n'en reviendra pas et qui croit s'en aller bravement se faire manger par les sauvages!

Certes! Il n'y aurait que cela dans Flourens, il n'y aurait que cette ressemblance, que ce rapport avec Fontenelle, que ce serait assez pour exciter en nous la plus vive sympathie. Le progrès ne peut pas s'arrêter, c'est bien entendu, et il pullule de rudes ouvriers à la science, des piocheurs et des défricheurs du sublime le plus américain; mais quelqu'un qui ressemble à Fontenelle, mais, au plus épais de la science, deux doigts d'esprit qui tiennent une plume légère, voilà ce qu'on ne voit pas tous les jours!

II

Et il n'y a pas que ces deux doigts d'esprit dans Flourens. Il n'y a pas que le génie littéraire de Fontenelle retrouvé au fond de sa fonction, comme une chose oubliée à sa place dans l'intérêt de son successeur. Il n'y a pas dans Flourens, quoi qu'il y soit aussi, qu'un historiographe d'académie, qu'un tabellion d'éloges officiels dont l'original reste au greffe et dont l'expédition est donnée à la postérité, qui aimera à la lire pour la façon dont elle est libellée, je vous en réponds! Il y a un autre homme, qui n'est pas, qui n'a jamais été dans Fontenelle. Fontenelle, lui, quand, de ses deux doigts que j'adore, il a fini d'écrire son Éloge d'Académie ou son Histoire de l'Académie, qui était aussi un éloge, bien digne d'un ancien madrigaliste comme il l'avait été en l'honneur des dames (car les académies sont des dames aussi, quoique composées de plusieurs messieurs); oui! quand Fontenelle a achevé de tourner ce madrigal suprême, et il le tourne bien, ayant eu jusqu'au dernier moment la grâce et la clarté,—cette grâce de la lumière, ayant été, ce vieux Tithon, aimé jusque-là de l'Aurore!—alors tout est dit. Il est épuisé, il a rendu son dernier souffle, l'aimable bonhomme! Il n'est plus que le Céladon, plus passé que ses aiguillettes, d'anciennes bucoliques oubliées,—un pasteur d'Arcadie enterré en Académie.

Mais Flourens, après ses Éloges, est toujours Flourens, c'est-à-dire ce qu'il a été toute sa vie: un anatomiste, un naturaliste, un physiologiste, un professeur. Ce n'est pas seulement qu'un secrétaire perpétuel d'académie, il est perpétuel de talent en son propre nom, ce qui vaut bien mieux! Il y a là, dans cette publication de chez les frères Garnier, huit à dix volumes qui ne sont que la fleur d'un panier très plein et très profond, dans le fond duquel je ne plongerai pas mes mains indignes. Mais je me permettrai de toucher, sans appuyer, au velouté de toute cette fleur. Je me permettrai de vous faire remarquer cette poudre étincelante, tombée des ailes de cette érudition d'abeille, qui a le vagabondage de l'abeille, qui en a le miel, mais qui n'en a pas l'aiguillon.

Et, d'abord, voici trois à quatre volumes de Notices qui sont certainement la partie la moins considérable et la moins travaillée de cet esprit facile à qui rien ne semble coûter, tant il est éveillé et preste! et dont plusieurs (celles sur Henri-Marie de Blainville, Léopold de Buch et les Jussieu) sont de petits chefs-d'œuvre d'appréciation attique. Puis, après ces Notices, voici une Histoire de la circulation du sang, à travers laquelle le lecteur, et même la lectrice, verront circuler le leur dans leurs veines. C'est peut-être dans cette histoire que Flourens a le plus exhalé sa petite odeur de muguet littéraire quand, de savant en savant, il est arrivé jusqu'à Guy Patin, cette excellente figure, ce Boileau-Despréaux de la médecine, qui aurait donné très bien la monnaie de sa pièce à l'autre Boileau, le railleur de la Faculté. Ici, le naturaliste, le physiologiste, devient presque un critique comme l'un de nous. C'est un clair de lune de Sainte-Beuve; mais c'est un clair de lune limpide! Après cette Histoire de la circulation du sang, vous avez L'Instinct et l'intelligence des animaux, une question qu'un fils de Buffon comme Flourens devait traiter dans un de ses ouvrages; car vous savez si Flourens est le fils de Buffon et s'il mérite de porter le nom de Buffonet que Buffon donnait à son fils! Puis encore un Examen de la phrénologie, très court, comme il convient, le mépris ayant une expression brève quand il n'est pas silencieux, et le mépris étant tout ce que mérite cette doctrine, qui n'est plus qu'une amusette de salon depuis que Broussais, ce tribun médical, n'est plus là pour la défendre de sa voix âpre.

Flourens, qui ne pèse sur rien, a donné à cela sa chiquenaude, et la chiquenaude a suffi pour enfoncer les protubérances; mais il n'en a pas moins fait justice à Gall quand il s'agit des services rendus par cet homme, en dehors de son système, à l'anatomie. Enfin, voici le livre qui a fait tant de bruit, et qui, je le crois, a été pour Flourens la queue du chien d'Alcibiade: le Livre sur la longévité! L'Alcibiade de la physiologie se devait de couper la queue de son chien, et il l'a coupée en homme qui sait se servir du scalpel et de l'esprit français. Mais j'ai gardé pour le dernier le meilleur et le plus intéressant des livres de Flourens, celui-là qu'il a intitulé: De la Vie et de l'Intelligence, et sur lequel je crois nécessaire de m'arrêter.

III

Quand nous avons rendu compte, dans ce volume, de l'Histoire des manuscrits de Buffon que Flourens a publiée, nous avons dit que nous reviendrions sur les services rendus par l'éminent commentateur du grand naturaliste à la philosophie générale. Eh bien, c'est ce livre: De la Vie et de l'Intelligence, qui fait le mieux mention de ces services! Philosophiquement, Flourens, ce rayon intellectuel qui glisse plus sur la métaphysique qu'il ne la pénètre, Flourens est cartésien. A toute page il vante la Méthode de Descartes, et trop, selon nous. Il admire l'axiome assez vulgaire de cette méthode: «qu'il ne faut admettre pour vrai que ce qu'on connaît évidemment pour tel». Comme si ce moyen de connaître évidemment le vrai, la Méthode de Descartes, l'avait donné jamais à personne! Il est vrai que Flourens dit que Descartes oublie sa méthode en physique. En est-elle donc meilleure pour cela?

Descartes a toujours fait des efforts enragés pour sortir du moi, et il y est resté. Moins heureux que le renard de la fable, il n'a pas trouvé d'échine de bouc pour s'aider à sortir du puits dans lequel il était descendu et qui n'est pas le puits de la vérité. Flourens, fils de Buffon, est le petit-fils de Descartes. Il a grandi entre deux hypothèses; mais l'observation et l'expérimentation l'ont parfois arraché aux influences de sa naissance et de son éducation, et de l'aperçu il est monté jusqu'à la découverte. Or, il a fait deux découvertes, surtout, qui seront ses deux meilleurs titres d'honneur dans la tradition scientifique. La première est celle de la formation des os démontrée à l'aide d'expériences très ingénieuses et très concluantes, et la seconde, c'est la localisation de l'intelligence dans le cerveau, dont il prouva physiologiquement l'unité. Avec sa théorie expérimentale sur les os, Flourens jetait aux Bichats de l'avenir, pour le développer, le germe d'une nouvelle chirurgie, et ce n'était là qu'un profit de la physiologie; mais la théorie posant l'axiome superbe: «la matière passe et les forces restent», frappait le matérialisme, d'un premier coup, au ventre même. Ventrem feri! Seulement, au second, la bête s'abattait, et ce second coup mortel et qui en finissait fut la localisation de l'intelligence dans le cerveau!

Rien de plus curieux que la démonstration de Flourens, rapportée avec beaucoup de détails dans le livre De la Vie et de l'Intelligence, et avec cette clarté qui est le don de son talent. C'est là qu'il faudrait la chercher. Lui, l'anatomiste cartésien, il n'invoqua pas la pensée, la spiritualité, la conscience, cette ligne solitaire et impossible à joindre de l'asymptote éternelle! Non! il prit tout simplement et tout brutalement le cerveau, le découvrit, le disséqua, et, sous la pointe de ce scalpel qui est le seul instrument de vérité pour les matérialistes, il montra que le cerveau était le siège exclusif de l'intelligence; que l'ablation d'un des tubercules déterminait la perte du sens de la vue, mais que l'ablation d'un lobe laissait la sensation et détruisait seulement la perception. Il établit que l'un était un fait sensorial, l'autre un fait cérébral, et que la sensibilité n'était et ne pouvait jamais être l'intelligence, pas plus que l'idée la sensation.

Contrairement à la théorie de Locke et de Condillac, mère de toutes les autres théories sensualistes, il prouva que penser est si peu sentir qu'on peut couper le cerveau par tranches—et il le coupa—sans produire aucune douleur, la sensibilité n'existant que dans les nerfs et dans la moelle épinière, et l'intelligence étant le cerveau où n'est pas la sensibilité. Et il alla plus loin encore! Il démontra que sentir n'est pas même percevoir et que le cerveau seul perçoit. Enfin, il analysa expérimentalement les facultés, les fonctions, les forces, et donna la preuve sans réplique à ses adversaires (car c'était une preuve physiologique) de l'unité de l'intelligence, concluant que la physiologie répétait le témoignage du sentiment, et qu'elle le confirmait en le répétant.

Telle est, sauf les développements, qui sont très lumineux et dont on ne peut donner ici la longue chaîne logique, la grande démonstration faite par Flourens contre le matérialisme, et qui, selon nous, doit finir et emporter le débat. C'est, comme on le voit, le dernier mot philosophique prononcé dans un ordre d'idées qu'il forclôt et contre lequel nulle objection ne peut désormais se relever. C'est la dernière raison,—ou, bien mieux!—c'est le dernier fait sous lequel s'enterrera le matérialisme et cette philosophie de la sensation qui a longtemps régné, et qui se raccroche en ce moment au panthéisme pour ne pas tout à fait périr et pour retrouver plus tard le moyen de vivre.

Par le panthéisme, en effet, le matérialisme a toujours un pied et une main dans la philosophie contemporaine, et ce n'est pas le spiritualisme, réduit à ses seules forces, qui coupera jamais ce pied et cette main-là. Il l'a essayé au commencement du siècle, ce spiritualisme vain qui, en dehors des idées chrétiennes, a l'insolence et l'ingratitude de se croire quelque chose. C'était l'heure où la société n'en pouvait plus, changeait d'erreur et se tournait de l'autre côté sur sa paillasse de sophismes. Mais Cousin, qui discutait Locke, n'empêcha pas Broussais. D'ailleurs, il faut bien en convenir, quelle que soit la doctrine dont il est question, ce n'est jamais par des arguments tirés d'un ordre d'idées déterminé qu'on peut enfoncer et ruiner les arguments tirés d'un bon ordre d'idées contraires, et, tout de même que le spiritualisme ne peut mourir que sous des raisons spiritualistes tout de même le matérialisme ne peut périr et crouler que sous des raisons tirées de lui-même. Or, l'honneur de Flourens est d'être venu nous les donner!

IV

Encore une fois, voilà le vrai mérite de Flourens. Voilà la gloire sérieuse de cet esprit, léger seulement par l'expression, qui a porté dans la science un sourire inconnu et charmant. Un jour il a été terrible et il a souffleté le matérialisme avec un scalpel! Puis il a repris son sourire, dans lequel aucun scepticisme ne se joue. L'historien de Magendie a l'originalité d'être convaincu. Non seulement il est spiritualiste, puisqu'il est cartésien, et nous avouons que jamais ce spiritualisme-là ne nous a paru très formidable et très auguste; mais il est chrétien, et il a toujours mis sa science derrière le christianisme, ce qui est sa place, malgré les rébellions insolentes de quelques savants. Sur la création, il est pour Moïse, et sur l'unité de la race dans le genre humain. Il croit aux causes finales; mais, comme il le dit avec un sens délié et profond, il ne conclut pas «le dessein suivi des causes finales, mais les causes finales du dessein suivi». Il n'est guères possible de dire plus juste et de penser plus fin.

Finesse et justesse, ce sont, en effet, les qualités supérieures de Flourens. C'est de justesse dans l'expression et de finesse dans la pensée qu'est faite sa lucidité, car Flourens n'est pas seulement un esprit lucide, c'est mieux que cela: c'est une lucidité. Nous n'avons pas entendu Flourens comme professeur, mais il doit porter dans son enseignement les qualités qui font de l'exercice du professorat quelque chose comme une création continuée, car éclairer les esprits, c'est les créer une seconde fois. C'est même, dirons-nous,—et c'est la seule critique que nous oserons contre ces livres amusants comme s'ils n'étaient pas savants et savants comme s'ils n'étaient pas amusants,—c'est même l'habitude du professorat qui donne à ces livres la tache de ces répétitions de faits ou d'idées qu'on prendrait pour des négligences et qui sont plutôt des scrupules de clarté. Flourens, qui ferait la classe avec beaucoup d'imposance à des hommes comme lui, la ferait tout aussi bien aux jeunes filles des Oiseaux ou de l'Abbaye-aux-Bois, comme Bossuet faisait le catéchisme aux petites bonnes gens de la ville de Meaux, et, comme on le sait, Bossuet n'en était pas plus petit. L'auteur de la Vie et de l'Intelligence n'est donc pas moins fort parce qu'il est gracieux, il n'est pas moins docte parce qu'il est agréable et que tout le monde peut lire ses livres et les goûter.

Nous croyons à la providence des noms comme y croyait Sterne, et Flourens est l'homme de son nom. Il a mis la plus belle rose de son Jardin des plantes au corsage un peu épais de la science, et il en ferait bien d'autres! Tout ce qu'il touche, il le fleurit.

EUGÈNE PELLETAN[59]


Eugène Pelletan est, comme on sait, un des écrivains les plus démocratiques de ce temps. Il y a plus, il est peut-être, par le talent de l'expression, par l'élévation de son sentiment, par l'enthousiasme profond que lui inspire la cause de la démocratie, l'un des écrivains qui font le plus d'honneur à son parti. Pour toutes ces raisons réunies, si le livre de Pelletan justifiait l'ambition naïvement montrée de son titre (et il n'y a rien dans cette naïveté fière qui nous déplaise, qu'on le croie bien!), nous aurions le symbole du XIXe siècle et nous saurions à présent quoi mettre à la place de ce vieux symbole de Nicée, tué par l'analyse et par la science, et qui ne peut plus satisfaire—disent les philosophes—les besoins de foi des peuples actuels.

Malheureusement pour ceux qui auraient été curieux d'un tel résultat, la profession de foi de Pelletan restera la profession de foi—isolée—de son auteur aux incomparables grandeurs et à la vérité du XIXe siècle, et nous ne disons pas assez! à toutes les grandeurs et à la vérité de tous les siècles qui le suivront. En effet, qu'on ne s'y méprenne point! ce n'est pas en ce que le XIXe siècle a de virtuel, de progressif, de relativement vrai que Pelletan a la confiance qu'on pourrait avoir en la vérité même de Dieu, mais c'est dans tous les siècles futurs, grands, selon lui, impeccables et infaillibles, à leur date, à leur place dans la chronologie universelle; en d'autres termes, c'est dans le progrès, le progrès indéfini de l'humanité. A ne voir que l'affirmation de ce fait, qu'y a-t-il là de bien nouveau?

En France, depuis Condorcet, cette foi au progrès est connue, quoiqu'on ne la professe tout haut que sous les réserves du bon sens d'un peuple qui n'aime pas qu'on se moque de lui, et en Allemagne, où l'on n'a rien à craindre à cet égard, cette foi a été redoublée par des systèmes philosophiques qui sont du moins de formidables erreurs, les efforts puissants de grands esprits faux. Ce qui est nouveau, ce qui donne un mérite de hardiesse et d'initiative à Pelletan, c'est d'écrire un livre pour démontrer la nécessité rationnelle de cette croyance. Seulement, nulle part, ni en Allemagne ni en France, les deux pays à idées,—l'Angleterre n'est qu'un pays à intérêts,—les hommes qui s'appellent humanitaires n'accepteront, pour l'explication de leur dogme et le dernier mot de leur foi, la profession de Pelletan. Elle pourra lui servir, à lui, car l'esprit gagne toujours à se mettre bien en face de sa pensée en l'exprimant. Mais, comme propagande d'idées, elle se perdra: en France, par son lyrisme et sa candeur même; en Allemagne, par son manque de science réelle et de profondeur.

C'est que, pour un livre pareil, il ne suffît pas d'en avoir l'audace. Écrire la profession de foi d'un siècle qui semblait ne plus en avoir; proclamer la seule croyance restée debout sur toutes les autres, la seule religion qui convienne à des titans intellectuels de notre force; proclamer la foi au progrès, la foi scientifique au progrès, imposée à tout ce qui pense de par l'autorité même de l'histoire;—en trois mots, reprendre en sous-œuvre et refaire l'histoire des civilisations successives, de l'homme et de la création, était, n'importe pour quel esprit, une tentative dangereusement grandiose. Pelletan, qui a l'esprit ardent des hommes faits pour la vérité, a mesuré la difficulté avec son courage. Mais l'audace ne fait pas toujours la puissance, et le malheur est que, quand elle ne la fait pas, l'audace est déconsidérée.

Qu'on nous permette de l'affirmer! il n'y avait que deux manières de traiter l'immense et difficile sujet qui a tenté Pelletan. Et nous disons deux seules manières, et non pas trois. Ou bien il fallait l'aborder comme nous l'aurions abordé, nous chrétiens, pour qui nul mouvement de civilisation n'a dépassé le christianisme; comme nous qui avons une révélation religieuse primitive, écrite, inébranlable dans ses textes, une histoire, un enchaînement de faits, des sources nombreuses, toute une exégèse, toute une critique, et une autorité souveraine pour empêcher tous ces dévergondages d'examen qui ont fini, en Allemagne, par le suicide de la Critique sur les cadavres... qu'elle n'a pas faits. Ou bien il fallait traiter ce terrible sujet résolument, en homme qui a pris son point de vue de plus haut ou de plus avant que des textes; comme un philosophe, carré par la base, qui dit fièrement à l'histoire: Tu mens, quand tu n'es pas trompée; tu es trompée, quand tu ne mens pas! Mais alors, résultat singulier, dans le premier cas une telle histoire—impossible à Pelletan, facile peut-être à Bossuet, à Cuvier, à tout grand cerveau généralisateur qui admettrait une révélation,—nierait, en détail et en bloc, tout ce que Pelletan admet comme vrai! Elle nierait le progrès. Elle nierait la perfectibilité indéfinie et cette ascension chimérique de l'humanité on ne sait vers quoi... car le mot n'a pas encore été dit. Du système de Pelletan il ne resterait pas un atome. Dans le second cas, au contraire, rien de pareil sans doute, mais à quel prix? à la stricte condition d'avoir établi la foi au progrès sur une théorie assez forte pour démentir l'histoire, et c'est là précisément ce que Pelletan n'a pas fait.

Il n'a été ni assez historien ni assez philosophe, et il a voulu être l'un et l'autre. Il n'a pas vu que ce double rôle était incompatible; que sur cette question mystérieuse, mais non impénétrable, de la destinée de l'humanité, l'histoire tuait la philosophie ou que la philosophie tuait l'histoire. Il n'a pas été assez historien; quoi d'étonnant à cela? mais il n'a pas été non plus assez philosophe, et ceci étonne davantage. Sur cette question, que le panthéisme moderne a posée et qu'à plusieurs reprises il a essayé de résoudre, Pelletan, démocrate, protestant, hegelien plus ou moins, le sachant ou sans le savoir, a trahi la philosophie, la seule puissance dont il relève,—car si Pelletan n'est pas philosophe, qu'est-il donc? En quelle classe d'esprits le rangerons-nous?... Dans son livre il n'a pas procédé une seule fois à la manière de ses maîtres; car il a des maîtres, nous les connaissons. Eux sont, avant tout, des anatomistes de la pensée. Tous leurs systèmes sortent des abîmes d'une psychologie qui leur semblait, en tout sujet, le point de départ inévitable, mais qui les a perdus parce que qui descend dans l'homme sans la main de Dieu ne remonte plus! Pelletan n'invoque point, lui, cette méthode sévère. Il ne commence point par creuser dans les facultés de l'homme pour mieux juger du but de l'humanité. Avec cette légèreté enflammée d'un poète, qui ne consume rien et qui n'éclaire pas, il parle, au début de son livre, du sentiment et de la raison, ces deux ailes de l'âme; mais il n'en décrit pas les fonctions, il n'en montre pas l'origine.

Cependant, la théorie de la connaissance doit forcément s'élever derrière toute philosophie. Il n'y a que nous, les enfants d'une révélation positive, qui puissions nous passer de construire une théorie de la connaissance pour donner de l'autorité à nos assertions. Nous, nous commençons par Dieu l'histoire de toutes choses, et cette vue-là simplifie tout. Mais ce dont nous sommes dispensés, nous, les hommes du passé et les mystiques, comme nous appellent nos ennemis, Pelletan y est tenu. Eh bien, de cette obligation philosophique il ne se préoccupe même pas! Il affirme et va. Il raconte à sa manière ce que la Genèse raconte mieux que lui. Mais, arrivé à l'homme, il brise la Genèse, et l'erreur monstrueuse monte sur les débris de l'hypothèse. La chute, ce cataclysme de l'âme, qui a laissé sa trace dans la mémoire de tous les peuples, comme le déluge, ce cataclysme de la matière, a laissé la sienne à tous les points, à toutes les fissures de ce globe, est niée d'un mot, au mépris de toutes les traditions connues. Le premier homme, cet Adam qui avait la lumière d'une innocence sortie fraîchement, comme un lis, des mains du Seigneur, Adam, dans l'Éden, pour Pelletan, est un peu plus que les bêtes, mais ce n'est encore qu'une organisation imbécille dans les rudiments du progrès. Et Ève?—«Ève eut besoin de sortir du Paradis pour conquérir sa première vertu.»

Nous citons... mais sans colère. Ne savions-nous pas qu'il devait en être ainsi, qu'il ne pouvait pas en être autrement pour le théoricien ou le mystagogue du progrès? L'erreur a des manières d'attacher le collier de force aux plus généreux esprits et de les traîner après elle. La chute admise, le progrès ne serait plus! Les enfants verraient cela... Seulement, pour rendre son soufflet à l'histoire il fallait rester dans la philosophie, nous donner, d'après la nature de l'homme et l'étude de ses instincts et de ses facultés, la preuve philosophique de l'impossibilité radicale, humaine, de la chute. Or, voilà ce que Pelletan a oublié. De la question philosophique, qu'il n'a pas touchée comme on eût été en droit de l'attendre d'un homme qui a conçu l'idée de son livre, il a glissé tout à coup dans l'histoire sans texte contre une histoire qui en a un. Mais une histoire sans texte pourrait fort bien être un roman.

Et quand on est sorti de la Genèse le roman continue, ou du moins une histoire que rien n'affermit ni ne prouve; qui, lorsqu'elle n'est pas entièrement fausse, quand les faits et les textes ne la démentent pas, n'a pour elle que des inductions et des analogies, assez peut-être pour donner le doute, pas assez pour donner la foi. Ainsi—pour ne prendre qu'un détail entre tous—où Pelletan a-t-il vu, ailleurs que dans les arrangements de sa pensée ou sur l'échiquier idéal dans lequel il encastre les événements et ploie l'histoire du monde à sa fantaisie, que l'homme fut chasseur avant d'être pasteur, que ce fut le troupeau qui lui donna l'idée de la famille, la chasse et les partages de la proie l'idée de la propriété?... «Le jour où l'homme laissa les agneaux auprès de la brebis, il garda auprès de lui ses enfants, et la famille fut fondée.» C'est la phrase même de Pelletan.

En nous tenant en dehors des livres qui sont pour nous la vérité, les premiers développements humains des sociétés comme Pelletan les raconte ne seraient encore que des probabilités de simple bon sens, et, malgré notre respect pour le bon sens, il faut plus que cela pour expliquer l'homme. Des probabilités, quand il s'agit de l'écheveau brouillé des origines! La philosophie en a beaucoup accumulé, mais à sa honte. Elle y a rongé son frein, cassé sa sangle, bu son écume. Elle y a épuisé son effort. Nous avons d'elle toute une bibliothèque bleue de systèmes que l'histoire a balayés de son pied tranquille, comme une poussière qui ne devait pas monter jusqu'à son front. Pelletan nous les rappelle. Mais, franchement, et pour parler comme lui, est-ce avoir progressé que de nous donner sur l'origine du langage le fonds d'idée de Condillac? sur la question du feu d'être au-dessous de Bory de Saint-Vincent, dans un dictionnaire des sciences naturelles? Et ainsi de toutes les questions, car nous ne pouvons qu'indiquer. Certes! c'est ici le cas ou jamais de citer le beau mot du philosophe Jacobi, qui savait, comme Pascal, ce que vaut, sur les questions premières, la philosophie réduite à elle seule: «La philosophie, comme telle seulement,—disait-il,—est un jeu que l'esprit humain a imaginé pour se désennuyer; mais, en l'imaginant, l'esprit n'a pas fait autre chose que d'organiser son ignorance.»

Et encore y a-t-il moyen de l'organiser plus ou moins solidement, cette ignorance!... Voyez les grands esprits à système qui se mêlèrent de penser sur le développement des sociétés humaines: Aristote, Platon, Hobbes, Fichte, Hegel et tant d'autres! Aucun d'eux ne s'est contenté des généralités à fleur d'idées, et le plus souvent à fleur d'images, qui satisfont Pelletan dans sa recherche d'une très difficile vérité. Ils n'ont point fait à si bon marché une philosophie de l'histoire. Leur successeur, qui avait à profiter de leurs travaux, Pelletan,—lequel, par parenthèse, est bien pittoresque et a le sang bien chaud pour être un métaphysicien, un œil retourné en dedans, comme disait l'abbé Morellet avec une spirituelle exactitude,—pose des lois absolues qu'il tire de tout ce qu'il y a de moins absolu au monde: l'analogie! l'analogie! cette fille trompeuse de l'imagination, qui a si souvent donné le vertige aux plus fermes observateurs. Cette fascination de l'analogie le mène, à travers toute l'histoire, dans l'Inde, en Égypte, en Grèce, dans le monde romain, dans la Gaule, partout enfin où le progrès comme il l'entend a glorifié l'humanité. Elle le mène, mais, comme toute fascination, elle l'égare aussi quelquefois. Dans l'impossibilité de refaire un livre sur lequel ici on ne doit que planer du haut d'un examen bien rapide, nous ne pouvons discuter, détail par détail, l'histoire à compartiments de damier que Pelletan a construite dans l'intérêt de ses idées. Sans cela il nous serait facile de montrer, les faits en main, qu'il n'a pas plus creusé dans l'esprit des différentes époques du monde qu'il n'a fouillé, au début, dans les origines et les facultés de l'homme, et qu'en cela trop souvent son livre, empreint de ce fatalisme géographique qui explique les fonctions des peuples par le milieu dans lequel ils se meuvent (fatalisme ressuscité de tous les matérialistes de fait, d'intention ou d'aveuglement), a donné, en preuve de ses dires, l'apparence pour la réalité et la superficie pour le fond.

Ainsi donc, même pour ceux qui pensent comme Pelletan (et que d'esprits pensent comme lui à cette heure ou du moins inclinent à penser comme lui!), son livre, Profession de foi du XIXe siècle[60], est à refaire. C'est un coup manqué dans l'ordre de la pensée. Un symbole de foi s'arrête dans une forme nette, au travers de laquelle on voit l'idée jusque dans ses racines. Une profession de foi—de foi scientifique, de foi rationnelle, la seule foi possible aux facultés mûries du XIXe siècle,—doit reposer sur un enchaînement de réalités incontestables et n'avoir rien de vague, rien d'incertain, rien d'obscur. Pelletan cache plus d'une obscurité sous la couleur de son style, oriental d'éclat, brillant comme les escarboucles du diadème de Salomon, dont il n'a malheureusement pas la sagesse. Pour prouver aux hommes, même les plus perméables aux influences de la philosophie panthéistique de notre époque, que la solution du problème de l'humanité c'est son progrès incessant, éternel, sans point d'arrêt et sans défaillance, il faut plus que la conviction éloquemment enflammée du plus brillant des sectaires ou l'enthousiasme ivre d'un Thériaki.

Nous sommes dupes des mots qu'on répète. Le progrès incessant et éternel de l'humanité! On entend cela partout, et on l'accepte, comme on accepte tout, à condition de n'y pas trop regarder et de n'y pas trop comprendre. Et pourquoi ne l'accepterait-on pas? Cela paraît si simple à l'esprit et cela est si doux à l'orgueil. Mais, allez! quand on veut élever ce mot à la hauteur d'une démonstration qui force la foi et en moule énergiquement l'expression dans un symbole, il se trouve des difficultés embarrassantes auxquelles tout d'abord on ne pensait pas... Et nous ne parlons pas pour nous, qui n'avons ni dans le cœur ni dans l'esprit la même foi que Pelletan, qui ne pensons pas comme lui que le progrès soit l'expansion illimitée de toutes les forces passionnées de l'homme avec toutes leurs excitations et leurs réalisations dans l'État, dans l'art, dans l'industrie, dans les mœurs; mais qui croyons, au contraire, que le progrès c'est la vertu par le sacrifice en vue de quelque chose qui n'est ni dans l'histoire ni dans la vie visible de l'humanité! Pour nous, toute conversion aux idées de Pelletan est impossible, mais nous disons que sa thèse est rude à soutenir, même vis-à-vis de ses amis intellectuels. Logiquement, il est vrai, et de philosophie à philosophie, d'augure à augure, la chose serait bien moins ardue, car la portée d'une pareille thèse n'échappe pas. L'Allemagne, qui a l'intrépidité des crimes abstraits, l'a révélée depuis longtemps: c'est le détrônement de Dieu par l'humanité, c'est la révolution démocratique contre Dieu. Qu'on ne s'y méprenne pas! on n'a inventé le progrès indéfini que pour se passer de Dieu au commencement, au milieu et à la fin de toutes choses. Voilà la portée du système. Seulement, pour insinuer dans les esprits honnêtes et confiants qui vous lisent ces conséquences voilées, la main, qui n'est pas très forte, tremble un peu... tâtonne dans les faits qu'elle mêle et se blesse à des inconséquences mortelles. Selon nous, c'est là ce qui est arrivé à Pelletan. Son talent ne l'a pas sauvé. Il s'est pris lui-même à son prisme; le flambeau qu'il portait l'a ébloui. A côté des clartés aveuglantes et des mirages de perspective, il y a aussi dans son livre de ces inconséquences qui sont des blessures par lesquelles saigne et meurt un système. Citons-en une seule, en passant: «Il (l'homme)—dit-il—recruta d'abord ces races purement alimentaires, expiatoires, qui devaient régénérer l'homme en donnant leur vie pour lui et le racheter, par leur sang, de sa pauvreté...» Nous ne discutons pas le fait, nous citons la phrase. Franchement, n'est-elle pas un peu compromettante? Quand on a nié la chute et qu'on sait à quel degré les idées se tiennent et se commandent, il ne faudrait sous aucun prétexte risquer ces mots d'expiation et de rachat, qui feraient, s'il vivait, sourire le terrible Joseph de Maistre de son sourire le plus cruellement indulgent.

Telle est, pour nous, cette Profession de foi du XIXe siècle. Pelletan nous pardonnera la rigueur de notre critique. C'est un noble esprit,—on le sent bien quand on le lit,—un de ces esprits «qui ne veulent pas être les créateurs, mais les créatures de la Vérité», et c'est pourquoi nous avons dit avec franchise ce que son livre nous a inspiré en le lisant. Quant au talent d'écrivain dont ce livre éclate, il est presque aussi grand que les erreurs dont il est plein. Il est juste de le reconnaître. Mais qu'importera peut-être à l'auteur? Hélas! nous savons trop ce que, dans les préoccupations presque religieuses du penseur, devient ce génie de la forme qui vous aime et que l'on n'aime plus! Ingratitude de l'intelligence, éprise de l'abstraction et de la découverte, elle reste insouciante pour la forme qui la fera vivre et qui emporte l'idée vers l'avenir sur ses ailes! Peut-être le style de Pelletan est moins pour lui, en ce moment, que sa philosophie, et pour nous, au contraire, le style, dans son ouvrage, est tout. Certes! on peut regretter l'emploi de cette plume, d'une coloration si ardente que l'on dirait un pinceau, mais on n'en saurait contester l'éclat. Il y a plus: avec la sécheresse des âmes de nos jours froids et ternis, nous disons qu'il est impossible à ceux qui n'ont point aboli en eux la faculté de l'enthousiasme de ne pas regretter de voir Pelletan fourvoyer le sien dans de misérables théories, comme on regretterait de voir la graine de l'encans tomber par terre au lieu d'aller s'embraser sur les trépieds des tabernacles. Pelletan est de cette race d'âmes qui ont le sens mystique en elles, et, selon nous, c'est là une supériorité. Assurément on peut abuser de cette supériorité-là comme de toutes les autres; car c'est une observation qui n'a pas été assez faite, que plus les facultés sont rares et grandes, plus l'usage en peut tourner vite à l'abus, apparemment par la raison qu'il est plus aisé de tomber à mesure qu'on s'élève. Mais, quoi qu'il en puisse être, l'auteur de la Profession de foi du XIXe siècle est un mystique; c'est un mystique dans l'erreur, comme il y a des mystiques dans la vérité. Dépravé par la philosophie, qui a remplacé pour le XIXe siècle le matérialisme du XVIIIe, c'est une espèce de saint Martin du panthéisme. Il veut, comme tous les illuminés de la philosophie, réaliser une foi scientifique, et il n'y a pas d'âme mieux créée pour la foi intuitive que son âme. Il y a en lui des tendresses de cœur, des forces de sentiment qui ne savent plus que devenir dans ce système, sans Dieu personnel, de l'humanité progressive. En vain transpose-t-il Dieu et s'efforce-t-il d'en remplacer l'amour par l'amour de l'humanité; en vain s'enferme-t-il dans cette prison des siècles dont il a beau reculer les murs, il n'a jamais l'espace qui conviendrait à l'énergie de son âme immortelle. Et si par impossible il pouvait réussir dans sa tentative de philosophie, il soulèverait encore, pour respirer, ce ciel qu'il croirait avoir abattu sur lui... Le ton des polémiques de journaux ne nous impose point. Nous sentons battre le cœur sous toutes ces cuirasses, quand il bat fort comme celui de Pelletan. Naturellement, il définirait sa philosophie comme elle est définie dans le traité des choses divines: «J'entends par le vrai quelque chose qui est antérieur au savoir et hors du savoir.» Mais volontairement, artificiellement, il s'acharne à des démonstrations extérieures qui ne partent que du pied des faits et qui y succombent.

Destinée singulière, et moins rare qu'on ne pense, que ce contre-sens suprême entre les idées et les facultés! C'est la seule explication qu'on puisse donner de ce triste phénomène: un homme si bien doué produisant un système qui répond si peu aux ambitions de sa pensée. L'esprit, qu'on a méconnu en soi, s'est vengé!

SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY[61]


Si le talent seul faisait la destinée des livres, nous pourrions nous dispenser peut-être de parler de ce dernier ouvrage de Charles de Rémusat. Le talent dont il brille n'est pas assez éclatant pour porter bien loin les idées qu'il exprime. Mais en fait d'idées, qui l'ignore? c'est moins l'auteur et la force de son esprit qui créent le succès que les circonstances. S'il est vrai, comme le disait Napoléon, que les hommes, grands ou petits, sont fils des circonstances, le mot est encore plus vrai des idées... Flèches lourdes ou légères, aiguës ou émoussées, le vent qui les pousse, l'air qu'elles traversent, le point d'où elles sont ajustées, font plus pour elles que la corde de l'arc qui les chassa ou la main qui les a lancées. Chose singulière! le but vient plus souvent vers elles qu'elles ne vont elles-mêmes vers le but. Et voilà la raison, sans doute, pourquoi il n'est pas d'homme ou de livre, si infime qu'il soit par l'intelligence, qui ne puisse être dangereux. L'imbécillité même, en matière d'idées, n'est pas une innocence; et l'esprit humain est conformé de sorte que la bêtise peut, dans un jour donné, avoir le triste honneur d'être un fléau.

Et si cela est d'une manière absolue, si les circonstances ont sur le sort des livres une influence plus grande que le talent qu'ils attestent, on peut assurer qu'à l'heure présente Rémusat est placé dans la situation la plus favorable au rayonnement de tout ce qu'il publie, que ce qu'il publie soit, d'ailleurs, vrai ou faux, médiocre ou supérieur. Son passé, son ancienne élévation ministérielle, ses relations de monde et d'école, son titre littéraire d'académicien, tout, jusqu'à sa position de vaincu politique,—car, en France, c'est parfois une assez belle position que celle-là,—facilite merveilleusement la diffusion actuelle de ses idées et de ses écrits. Il est même à penser que sans cette circonstance de vaincu qui touche la chevalerie française, la Critique, trop spirituelle pour ne pas vouloir être populaire, aurait passé bien vite par-dessus le Saint Anselme de Cantorbéry[62] de Rémusat, sujet philosophique et qui ne peut intéresser qu'un très petit nombre d'esprits. Seulement, si elle a touché à cet ouvrage avec une gravité et une considération qui l'honore, elle a été bien payée de sa politesse, car elle a trouvé dans le livre de Rémusat les idées qui lui sont le plus chères, ce rationalisme contemporain qu'on voit partout maintenant, de quelque côté qu'on se tourne, et qu'il nous faut bien appeler par son nom puisque, aujourd'hui, nous avons à parler de philosophie.

Du reste, ce qui diminuait bien un peu le mérite de la Critique, si bienveillante pour Rémusat et pour son livre, c'est qu'elle devinait à l'avance ce qu'un tel livre devait contenir. La forme scientifique des idées que l'auteur y expose pouvait bien ne pas l'attirer avec puissance, mais ces idées, elle les pressentait. En effet, Rémusat a un passé philosophique comme il a un passé politique, et on les connaît tous les deux. Si, dans un temps de scepticisme ou d'éclectisme comme le nôtre, on n'ose pas dire qu'il y ait autre chose dans les têtes affaiblies que des tendances à la place d'opinions, on sait bien au moins à quelles tendances a toujours appartenu la pensée de Charles de Rémusat. Cet élégant nourrisson de madame de Staël qui n'a point épuisé sa nourrice, trop jeune du temps du Globe pour s'asseoir sur le canapé doctrinaire, mais qui s'est tenu sur le tabouret d'à côté, est un de ces esprits non sans mérite, à coup sûr, mais qui manquent de l'espèce d'énergie nécessaire pour donner un démenti à leur vie et renverser dans leur intelligence des convictions fausses, même quand elles y manquent de profondeur. Par la nature de ses facultés, il était destiné à toujours aller devant soi dans le sens de ses premières pentes. Or, c'est ce qui est arrivé. Le Saint Anselme d'aujourd'hui est bien de la même main qui écrivit l'Abélard, et, il y a quelques années, cet Essai de philosophie en plusieurs volumes qui, erreurs à part, accusait plus d'aperçus et de verve cérébrale que les livres publiés depuis par l'auteur. La maturité ne porte pas toujours bonheur à tout le monde. L'esprit de Charles de Rémusat a eu la maturité des femmes blondes,—il a passé. A l'époque, lointaine déjà, où Rémusat écrivait son Essai de philosophie, il y avait en lui ce pétillement d'idées qui ferait croire à la force d'individualité d'une intelligence; mais ce n'était là qu'une illusion, due probablement à sa jeunesse. En réalité, Rémusat était bien plus pétri par les philosophies qu'il maniait qu'il ne les pétrissait lui-même. Il recevait alors, comme un homme plus grandement doué que lui, Cousin, l'influence de ces systèmes allemands,—barbares de la pensée civilisée et savante,—contre lesquels il n'y a plus maintenant que le catholicisme pour refuge, comme il n'y avait non plus que le catholicisme du temps des barbares matériels! L'unique différence était peut-être que Cousin, avec son ardente sensibilité et l'éclat chaleureux de son esprit, recevait l'impression de la pensée allemande comme une cire bouillante et splendide reçoit l'empreinte dans laquelle jouera la lumière, tandis que Rémusat la gardait comme une cire pâle et tiède, sans cohésion et sans solidité. N'importe! l'un comme l'autre, l'esprit qui vivait le plus comme celui qui vivait le moins, ils devaient si bien retenir en eux la marque de cette philosophie que, malgré le temps, la réflexion et la peur inspirée par des doctrines qui ont fini par donner Arnold Ruge à l'Allemagne et Proudhon à la France, on la retrouve partout en eux à cette heure, aussi bien dans le plus puissant, devenu le plus prudent et qui affecte, pour désorienter l'opinion et n'y pas répondre, de sculpter avec un amour comiquement idolâtre le buste d'une femme sur un tombeau, que dans le plus faible, resté le plus hardi,—puisqu'il est resté philosophe,—s'efforçant vainement, dans son interprétation de la métaphysique de saint Anselme, d'échapper aux conséquences, maintenant dévoilées, de la philosophie qui les a également asservis!

Car tel est le but, sinon atteint, du moins visé, du nouvel ouvrage de Rémusat. Maintenir le fondement de la philosophie rationaliste, de cette philosophie qui n'est pas autre chose que le protestantisme en métaphysique, mais échapper aux conséquences panthéistiques de cette philosophie, devant lesquelles le monde, plus chrétien encore qu'il ne pense, se cabre encore avec effroi, tel est le but que s'est proposé Rémusat dans sa monographie intellectuelle de saint Anselme. Pourquoi s'est-il donné un pareil but? A-t-il tremblé, dans sa conscience logique ou dans sa conscience morale, en voyant les conséquences terribles dégagées enfin de ce qu'il crut la vérité si longtemps? Est-ce la chose en soi qui l'a révolté, ou l'effet actuel de cette chose sur le monde qui lui a paru compromettant? Nous n'avons point à faire un travail d'Hercule en sondant les reins ou le cœur des philosophes, ces étables d'Augias humaines. Mais toujours est-il que ce but impossible d'une charte taillée entre un principe et sa conclusion, Rémusat se l'est donné. Très au courant du mouvement d'idées qui s'est produit du côté du Rhin, et modifié par ces idées, c'est par l'Allemagne et sur les pas de l'Allemagne qu'il est entré dans l'étude du moyen âge et de la scolastique. Mauvaise porte et mauvais guide pour y pénétrer! Ce n'est pas l'instinct de la pensée chrétienne qui l'a poussé de ce côté et qui l'a fait aller d'Abélard, de l'hérétique Abélard, jusqu'à l'orthodoxe Anselme. L'Allemagne, curieuse comme si elle n'avait pas d'idées à elle, et personnelle au point de chercher ses idées partout, l'Allemagne depuis longtemps cherchait l'or que Leibnitz avait dit briller dans le fumier du moyen âge. Elle l'avait trouvé; mais en mettant la main dessus, comme Galatée touchant Pygmalion, elle avait dit: «C'est moi encore!» Rémusat, plus ou moins hegelien, avait pu lire dans Hegel: «Anselme, dans son célèbre argument de l'existence de Dieu, montra, le premier, la pensée dans son opposition à l'être et chercha à en prouver l'identité.» Après un pareil hommage rendu par le grand théoricien de l'identité de la pensée et de l'être, qui semblait reconnaître dans le saint métaphysicien une paternité éloignée, comment ne pas se préoccuper de cet homme, qui, quoique saint, avait été philosophe, et qui, par Descartes, touchait à Hegel? Rémusat a beau nous dire, avec une intention qui ne trompe personne: «Descartes ne serait pas aisément convenu que saint Anselme fut un de ses maîtres», tout ce qui s'occupe de philosophie n'en sait pas moins que l'argument de saint Anselme sur l'existence de Dieu (et l'existence de Dieu c'est toutes les questions de la philosophie dans une seule) est le même dans le Monologium que dans les Méditations. Par la nature de son esprit, par la prétention de son système, par l'isolante force ou faiblesse de son principe: «Je pense, donc je suis,» Descartes est l'orgueil de la personnalité solitaire. Avec la hache de son scepticisme il a coupé tous les câbles qui attachent la pensée humaine à la tradition. Robinson intellectuel d'un désert qu'il a fait autour de sa propre pensée, il a voulu créer tout dans le vide qu'il avait creusé. Il est évident qu'un tel homme n'admet ni ancêtres ni prédécesseurs; mais il n'est pas moins évident non plus que si la parenté n'est pas reconnue par la volonté elle subsiste dans la pensée, car si elle n'y était pas, croyez-le bien! les philosophes modernes, plus ou moins issus de Descartes, auraient laissé bien tranquille dans sa niche de saint le grand Anselme de Cantorbéry, et ne lui auraient pas fait cette gloire posthume qu'ils se sont mis à lui faire, moins pour lui encore que pour eux!

Et, en effet, au simple point de vue de la tactique, après toutes les injustices et toutes les ignorances du XVIIIe siècle, n'était-il pas habile et spirituel tout ensemble d'enrégimenter jusqu'aux saints sous la bannière de la philosophie? Mais nous irons plus loin. Si ce n'était pas là une simple tactique, s'il était vrai, s'il était réel, que la métaphysique d'un saint, et, par exemple, de saint Anselme, eût des racines secrètes, inévitables, nécessaires avec toute cette métaphysique transcendante qui doit un jour remplacer, par la clarté de l'idée pure, le demi-jour des religions, une telle analogie, une telle rencontre ne serait-elle pas encore meilleure à montrer, à démontrer, à proclamer de toutes les manières possibles, comme une de ces preuves, grosses de bien d'autres, qu'on jette dans les esprits déducteurs et qui y doivent devenir fécondes? Quand un théologien protestant comme Hasse, quand un hegelien nettement accusé comme Franck, quand un rationaliste comme Bouchitté, quand enfin Rémusat, prennent à partie la métaphysique de saint Anselme, la commentent tour à tour et l'interprètent, ils savent bien ce qu'ils font et ils font bien. Il faut être assez impartial pour le reconnaître. Ni les efforts de Mœhler, le théologien catholique qui s'est occupé, dans un autre but, de la métaphysique de l'illustre archevêque, ni les petites chicanes d'une revue estimable (la Revue de Louvain), qui prétendait et montrait plaisamment un jour que Rémusat n'entendait pas même le latin du texte qu'il traduisait, ne nous feront perdre de vue la vérité dans cette question de la métaphysique de saint Anselme. Or, la vérité, la voici! C'est que saint Anselme, par cela même qu'il se détournait de la théologie vers la métaphysique, posait au XIe siècle, dans l'innocence et la sécurité de sa foi, les problèmes que la métaphysique agite depuis qu'elle existe sans les résoudre, et que, les posant nécessairement comme les métaphysiciens les posent, il était justiciable des métaphysiciens, et qu'ils ont eu parfaitement le droit de dire comme ils l'ont dit dans quelle mesure ils admettaient sa pensée et dans quelle mesure ils ne l'admettaient pas. Ainsi, pour revenir à Hegel, Hegel a eu le droit d'écrire cette arrogante réserve: «Il ne manque à l'argument de saint Anselme que la conscience de l'unité de l'être et de la pensée dans l'infini», et Rémusat a eu le droit aussi, à la fin de son ouvrage, de reprendre l'argument du Prologium afin de le purifier de tout spinozisme et de lui donner cette valeur philosophique que nous avons indiquée, et qui serait si grande si elle n'était pas chimérique, à savoir: le rationalisme du principe sans le panthéisme de la déduction!

Mais si Rémusat a eu le droit d'agir ainsi dans son interprétation de la métaphysique de saint Anselme, a-t-il réussi? Et il y a plus: pouvait-il même réussir? Ce n'est pas assurément en passant qu'on peut traiter comme il le faudrait de la vérité absolue ou relative de toute philosophie, de cette science qui n'en est pas une, car elle se cherche éternellement sans se trouver. Seulement, pour tous ceux qui ont touché à ces questions dévorantes, on sera suffisamment fondé à affirmer que ce n'est pas la métaphysique, qu'elle s'appelle des plus beaux noms que le génie ait eus dans l'histoire, qui peut combler l'abîme existant entre l'homme et Dieu et tracer pour l'homme un chemin au-dessus de ce gouffre. Nous avons dit plus haut: Toute philosophie gît dans une seule question: l'existence de Dieu en face de l'existence du monde. Et il serait aisé de montrer que quelque solution qu'on adopte sur cette question,—et toutes peuvent se ramener à deux principales,—en d'autres termes, soit que Dieu et la matière soient congénères, soit que Dieu l'ait tirée de lui-même, le panthéisme inévitable et menaçant revient toujours. Eh bien, si tel est le résultat que donne la réflexion de l'homme livrée à elle-même sur ce problème fondamental, il n'y a plus qu'à repousser loin de soi la métaphysique comme chose vaine, tout au moins, quand elle n'est pas dangereuse, et à revenir à l'enseignement, à l'autorité, à la révélation surnaturelle, à tout ce que la philosophie appelle dédaigneusement le mysticisme; car le mysticisme seul est assez fort pour répondre quand le rationalisme reste muet! En se limitant dans l'ordre des choses naturelles, la science de Dieu n'existe pas à proprement parler; car pour qu'une science soit, il faut en connaître tous les termes, et Dieu, c'est le terme infini. Mais la croyance en Dieu scientifiquement doit être, parce que si cette croyance n'était pas, aucune explication ne serait possible, et que rien de ce qui ne serait pas Dieu ne s'entendrait. Quand saint Anselme posait l'argument purement métaphysique, le théologien, le moine inspiré lâchait donc la réalité pour courir après l'ombre. Il entrait dans le domaine des discussions humaines, fatalement entrecoupées de ténèbres et de lueurs flottantes, et il y apportait son génie. S'il n'ébranla pas en lui les robustes certitudes de sa foi, c'est que le saint préservait l'homme des doutes du métaphysicien; mais si le danger ne fut pas pour lui, il est pour d'autres, à cette heure et dans un siècle où l'obéissance en toutes choses cherche vainement des saint Anselme, qui foulent aux pieds leur propre pensée lorsqu'il s'agit d'obéir.

Ainsi le saint, l'homme de la foi et de l'obéissance, voilà le grand côté de saint Anselme, qu'un historien qui n'eût pas été philosophe aurait fortement éclairé. Si Rémusat s'en était tenu, pour les besoins d'une cause qui est la sienne, à un commentaire sur les dissertations métaphysiques du grand abbé du Bec, nous n'aurions rien à ajouter à ce que nous avons dit de ce commentaire. Mais Rémusat n'a pas seulement été philosophe dans son livre; il a essayé d'être historien. Il n'a pas écrit une biographie intellectuelle du penseur et replacé, après coup, les idées de l'homme sous le jeu de ses facultés, bien étudiées et par l'étude redevenues vivantes, pour voir comment ces idées s'étaient formées, développées et fixées dans l'action et sous la pression de ces facultés. Il n'a pas fait pour saint Anselme ce que Maine de Biran a fait pour Leibnitz. Non. Il a aimé mieux prendre l'homme tout entier, dans le multiple ensemble de sa vie, et à sa place dans tous les événements de son temps, et il a écrit un ouvrage qui n'a pas pour titre unique le nom d'Anselme et qui est aussi le tableau de la vie monastique et politique au XIe siècle. En cela Rémusat a eu raison. On ne saurait blâmer sa méthode. Il a cédé à un instinct juste. Si, du temps de Leibnitz, en effet, et après Leibnitz surtout, l'homme se spécialise chaque jour davantage et peut s'abstraire de tout ce qui n'est pas sa pensée et le mouvement extérieur de sa pensée, il n'en était point ainsi au moyen âge, où la société tenait bien plus d'espace que l'homme,—mère aux bras puissants dans lesquels l'homme se tassait, et, si grand qu'il fût, paraissait petit! Mais si Rémusat a eu raison d'écrire l'histoire du temps de saint Anselme pour mieux comprendre saint Anselme, peut-on avouer qu'il l'ait compris? Franchement, quand on a lu attentivement son travail, peut-on dire que le métaphysicien, avec les grêles propositions de son analyse habituelle, ait vu réellement ce mâle XIe siècle, qui demanderait tant de vigueur de génie et de largeur d'appréciation? Non! certainement! Parler des hommes et des choses d'une époque avec cette politesse qui est l'uniforme des hommes d'État et un uniforme qui ne cache pas une bravoure, avec ce respect des faits accomplis qui est le caractère de l'école dont Rémusat est sorti, n'est pas plus comprendre cette époque que toucher un objet avec l'extrémité des doigts n'est le saisir et le soulever!

Saint Anselme vivait dans un temps où le catholicisme n'était plus seulement un ensemble de nobles et pieuses aspirations vers le bien et vers le ciel. Hildebrand, ou Grégoire VII (car il est si grand, cet homme, que la gloire le connaît sous tous ses noms), avait fait du catholicisme le plus organisé des gouvernements. Du temps d'Anselme également, les Croisades avaient opéré le rapprochement des tendances religieuses de l'Europe et de son premier intérêt terrestre. Grâce à cette théocratie que Rémusat condamne dans son livre, par la raison très philosophique que l'opinion de l'Europe moderne, qui a la tête déformée par les philosophes, lui est en ce moment hostile, l'influence du monde chrétien avait pris le monde musulman et pénétré l'Asie et l'Afrique. C'étaient là des faits prodigieux! Une individualité aussi élevée que celle de saint Anselme devait se rattacher à ces faits, et elle s'y rattachait, non pas en vertu de son génie qui l'antidatait de plusieurs siècles, mais en vertu de ses vertus. Saint Anselme était lié au grand et décisif mouvement du progrès catholique par ce qui se nomme, entre chrétiens, la sainte vertu de l'obéissance. Chassé de son palais épiscopal, dans les troubles religieux et politiques de son pays, saint Anselme ne se consola pas seulement de ce revers: il fut heureux de ne plus être désormais condamné à commander aux autres. Pour s'exercer, gymnastique sublime! à cette vertu si profondément sociale de l'obéissance, saint Anselme, respecté par le pape, saint Anselme, le primat d'Angleterre, prit un simple moine pour maître, et, le croirez-vous, esprits de nos jours? ce moine lui prescrivait le nombre de fois qu'il devait se retourner dans son lit. Rémusat a trop d'esprit pour insulter à cette surhumaine humilité, que Voltaire aurait traitée... nous savons comment; mais, sous le sérieux indulgent qu'il garde, Rémusat ne cache pas autre chose que la vue mesquine et erronée d'un philosophe qui comprend tous les préjugés d'un siècle et d'un grand homme, et qui ne les leur reproche pas. Tant de bonté ne nous fera pas hésiter cependant. Au fond, l'intelligence profonde de la double grandeur du temps et de l'homme lui échappe. Il n'a pas l'appréciation de cette obéissance qui, à partir de Grégoire VII et des Croisades, fit triompher la foi dogmatique, et, on peut le dire, organisa politiquement la religion. L'action de la foi par l'obéissance est humainement, si on peut risquer l'expression, la physique du catholicisme. La véritable gloire de saint Anselme est d'avoir donné à tous les fidèles de son temps, du haut d'une position qui leur imposait et les entraînait, l'exemple du respect de l'obéissance poussé jusqu'au fanatisme, mais à un fanatisme pour la première fois désintéressé. Or, quand un homme personnifie en lui cette physique du catholicisme, l'instrumentum regni par lequel il s'est constitué et a gouverné, n'étudier dans cet homme que le travail de son esprit appliqué aux stériles contemplations de la métaphysique, c'est prouver assurément qu'on est un métaphysicien, mais c'est aussi découvrir en soi la pente fatale à ne voir que les petites choses, quand il y a les grandes à côté. Chétive organisation du regard! La myopie vaudrait mieux, car la myopie ne scinde rien, et c'est ce qui est grand qui, d'abord, la frappe. Rémusat a-t-il jamais eu la faculté des esprits nets et droits qui vont de prime saut aux réalités importantes? Nous ne savons. Mais s'il l'a eue jamais, il l'a bien perdue dans les études microscopiques d'une philosophie qui analyse l'homme dans les moindres nuances de son ondoyante personnalité. Et il est permis, on en conviendra, de s'étonner qu'un homme qui fut ministre autrefois s'imagine probablement, sinon de reprendre le gouvernement qu'il a perdu, au moins l'influence dans les esprits, qui est du gouvernement aussi, en traitant de la résurrection de systèmes philosophiques au XIe siècle. Systèmes qui mourront et ressusciteront plus d'une fois encore si les hommes doivent s'occuper longtemps de ce que les philosophes appellent des vérités éternelles, lesquelles n'ont d'éternel, peut-être, que leur inutilité!

L'INTERNELLE CONSOLACION[63]


I

Voici un de ces ouvrages que la critique n'est pas obligée d'ajuster, en se pressant, au passage. Un pareil livre ne passe pas. Il existe depuis 1441 à peu près, et il est bien probable qu'il vivra autant que le sentiment du christianisme qui l'a inspiré et que le sentiment de la langue charmante dans laquelle il a été traduit. C'est le livre de l'Internelle Consolacion[64], sorti au XVe siècle de l'Imitation de Jésus-Christ. Traduction, imitation, paraphrase de cet ouvrage célèbre, dans la langue naïve et prime-sautière que le moyen âge a créée, ceci, tel qu'on nous l'exhume et tel que Charles d'Héricault et Moland le publient, nous paraît supérieur, non seulement à toutes les traductions que l'on a faites, depuis, de l'Imitation, mais, le croira-t-on, et n'est-ce pas là une de ces choses qui vont paraître d'une singularité un peu forte à beaucoup d'esprits? supérieur au texte même si vanté de l'original.

En effet, l'Imitation de Jésus-Christ est regardée presque par tout le monde comme un incomparable chef-d'œuvre. Ce livre de moine, écrit dans le clair et profond silence d'une cellule, a rencontré la gloire, cette fille de la foule et qui passe comme sa mère (sic transit gloria mundi), mais qui, pour lui, s'est arrêtée. Ce n'était pas assez. De la gloire à la popularité, il n'y a que quelques marches... à descendre. De glorieux, le livre est devenu populaire. Et ce n'était pas assez encore: il a pris les colossales proportions d'un lieu commun.

Or, le lieu commun, cette chose respectée, c'est la gloire devenue momie, c'est son embaumement pour l'immortalité, et qui y touche semble faire du paradoxe et du sacrilège. Nous l'oserons pourtant aujourd'hui, puisque l'occasion s'en présente. Nous oserons regarder dans cette gloire pour en chercher le mot, s'il y en a un au succès d'un livre universellement accepté par les gens pieux, et même par les impies.

Les chrétiens, qui veulent, eux, imiter Jésus-Christ, n'ont pas travaillé seuls à ce succès. Les philosophes, qui n'ont pas précisément la même visée, y ont travaillé autant que les chrétiens. Étaient-ils vaincus par le charme qui s'exhalait de ce livre d'une simplicité si pénétrante? Quelques bonnes âmes un peu badaudes l'ont cru peut-être; mais non! ils n'étaient pas vaincus.

II

C'est Fontenelle, cette belle autorité religieuse et même littéraire, qui a écrit le mot fameux et qu'on cite toujours quand il est question de l'Imitation: «L'Imitation est le premier des livres humains, puisque l'Évangile n'est pas de main d'homme.» Seulement, rappelons-nous que quand il grava cette ingénieuse inscription lapidaire pour les rhétoriques des temps futurs il s'agissait de la traduction de monsieur son oncle, le grand Corneille, et que, sans cette circonstance de famille, l'Imitation lui aurait paru moins sublime. De plus, avec tout son esprit, Fontenelle disait deux bêtises dans son mot fameux, si ce n'est trois, ce pauvre Tircis!

D'abord, l'Évangile n'est point écrit des mains de Jésus-Christ, mais de la main de saint Mathieu, de saint Luc, de saint Marc et de saint Jean, et, d'ailleurs, Jésus-Christ était aussi un homme. Inspirés, oui! martyrs plus tard, c'est-à-dire témoins, les évangélistes ne sont que des hommes... inspirés! et par ce côté le mot de Fontenelle est pourpré et faux comme l'est un madrigal. Il n'en était pas un pourtant;—c'était une précaution. On sait s'ils s'entendent en précautions, messieurs les philosophes!

Fontenelle, impie et lâche comme toute la secte qu'il précédait et dont il est un des ancêtres, écrivait alors Mero et Énégu, ou Rome et Genève, et le sournois se préparait, avec son mot sur l'Imitation, un bouclier contre Louis XIV et la régence. Saint-Évremond, qui ne valait pas mieux que Fontenelle par la moralité réfléchie ou par la moralité instinctive, mais qui lui était très supérieur par le talent, Saint-Évremond était plus hardi;—mais il était en Angleterre, cet asile contre la France toujours.

III

Mais, faux par l'accessoire, le mot est faux aussi en lui-même. L'Imitation n'est point et ne saurait être le premier des livres humains, car il n'est pas humain de confondre la cité domestique et la cité monastique comme le faisait le vieux Tircis, qui ne comprenait pas plus l'une que l'autre, et comme le feraient tous ceux qui ne verraient pas que l'Imitation est une œuvre exclusivement monacale. Pour qui la lit, en effet, avec le genre d'esprit et d'attention qui pénètre les livres, celui-ci, pâle, exsangue, d'un amour exténué, avec son expression bien plus métaphysique que vivante, s'adresse formellement et essentiellement à des moines, tournant le dos au monde proprement dit, voulant rendre le correct plus correct, proposant—et il ne faut pas s'y tromper! car la méprise serait grossière,—la vie parfaite et de conseil, et non pas la vie de précepte. Si l'on avait dit de l'Imitation qu'elle était le premier des livres de moines, l'erreur eût été moindre; mais ce n'eût pas été le vrai encore.

N'y eût-il que la grande sainte Thérèse,—et il y en a d'autres,—il est des mystiques d'un ordre bien plus translucide, bien plus embrasé, bien plus enlevant que l'auteur de l'Imitation, quel qu'il ait été... On dit même, chose étrange et assez ignorée! que son mysticisme ne parut pas toujours sûr à Rome. Un jour on l'y a signalé comme inclinant vers l'erreur qui s'est appelée Jansénisme, sur cette terrible question de la nature et de la grâce. Mais le succès couvrit tout de son bruit, et il n'est pas jusqu'au nom du chancelier Gerson, sur le compte duquel on mit ce livre d'ascétisme doux, qui ne dut lui être une fière réclame,—comme nous disons maintenant,—après le deuxième concile de Constance. C'est à lui encore aujourd'hui, à Jean Gerson, dont ils ont fait un grand portrait, trop flatté, dans leur introduction, que Ch. d'Héricault et Moland attribuent l'honneur de ce livre, malgré les germanismes qui révèlent évidemment une autre main.

Du reste, ce nom même était inutile. Rigoureusement parlant, le ton seul du livre suffisait pour expliquer son succès, car le monde est pour les livres ce qu'il est pour les hommes. Il ressemble à l'ombre du poète persan: fuyez-le, il vous suit; suivez-le, il vous fuit. Et voilà pourquoi surtout le monde s'est précipité, sans l'atteindre, vers cette ombre vague de moine blanc masqué jusqu'aux yeux de son capuchon, et qui fuit tout là-bas, dans les entre-colonnements d'on ne sait plus quel monastère! L'ombre blanche est restée pour jamais une ombre fuyante. Quelles que soient les raisons d'affirmer la personnalité de l'auteur de l'Imitation, elles ne sont pas telles cependant qu'on puisse les admettre en toute certitude, et cet inconnu que quelques-uns appellent Jean Gerson, d'autres A. Kempis, d'autres encore Jean Gersen, abbé de Verceil, n'en est pas moins toujours un anonyme de l'histoire. On ne l'a point assez remarqué, le monde, cet ennuyé et ce capricieux, aime à la fureur les contrastes. Il aime les langages étranges et étrangers, et cette voix de moine en était une, par son calme même. Le monde, puisqu'il s'agit de son goût pour une œuvre qui ne fut jamais faite pour lui, lit avec avidité l'Imitation et ne veut pas lire l'Évangile, et les raisons de cela ne viennent pas de l'Imitation. L'Évangile est littérairement barbare, parabolique, miraculeux, ardemment imagé, et il ne se comprend bien qu'à l'Église et dans la lumière de l'enseignement sacerdotal, tandis que l'Imitation, nous l'avons dit, est métaphysique et décolorée comme le verre d'eau claire qu'on boit sans avoir soif et qui ne nourrit pas davantage. D'un autre côté, comme l'Imitation place la vertu très haut, le monde y applaudit, pour se dispenser d'y atteindre. C'est si haut que c'est impossible, et l'on se rassied dans la vie commode, en jetant à l'idéal intangible le regard le plus tranquillement résigné... à la perte de cet idéal.

Telles sont, en fait, les raisons de cette popularité mondaine d'un livre qui a sa valeur sans aucun doute, mais que l'opinion a exagérée. L'opinion a fait de l'Imitation un livre essentiel, et, sans nier ses mérites raffinés en piété pratique, cela est-il juste, cela est-il sage, à une époque comme la nôtre, où tant d'esprits inclinent, hélas! à se créer une Église sans sacrements et un Évangile sans surnaturel?... Une pareille disposition effraie assez les esprits qui étudient les pentes du siècle pour donner le courage de réagir contre un livre bien plus utile à des ascètes avancés dans la voie de la perfection chrétienne qu'à des gens du monde, vivant dans les réalités et les épaisseurs de ce temps. Nous voudrions poser la question à qui aurait autorité pour y répondre, mais nous ne la résolvons pas. Seulement, si nous n'entrons pas plus avant dans ce point de vue pratique qu'il est impossible de ne pas ouvrir quand il s'agit d'un livre chrétien, il nous reste à connaître le côté littéraire de l'Imitation comme œuvre humaine, et nous allons l'examiner.

IV

Eh bien, par ce côté-là comme par l'autre, par la forme comme par le fond, l'Imitation n'est pas en rapport avec l'admiration traditionnelle qu'elle a inspirée! Un homme de nos jours, tout ensemble métaphysicien et poète, et dont l'habitude n'est pas de céder aux influences du monde qui l'entoure, a dit de l'Imitation qu'elle avait été laissée sur le seuil du moyen âge pour donner l'envie d'y pénétrer. S'il avait parlé en ces termes de l'Internelle Consolacion, dans sa langue artiste et populaire, le mot aurait peut-être été vrai; mais, appliqué au texte latin de l'original, un tel mot n'est plus que poétique. Non! l'Imitation ne traduit pas le moyen âge avec cette puissance qu'il est impossible d'y résister. Cette vignette de l'âme et de Jésus-Christ, qui ressemble à la patiente enluminure des marges d'un missel, n'égale pas, sous son latin de cloître harmonieux et limpide, les figures idéales, mais si profondément touchantes dans leur sainteté émaciée et splendide, de frère Ange de Fiesole (un moine aussi), le plus profond interprète du moyen âge, ni même les lignes expressives et nettes d'Overbeck, aussi loin pourtant que l'homme l'est de l'ange, du monastique Angelico.

Dans l'Imitation, rien de pareil. Toute intention y est diminuée. L'Évangile y est sous le précepte, mais comme le feu derrière un écran, comme la vérité derrière un voile, comme le Sinaï derrière un poète sonore et pur. On dirait du Lamartine, maintenu par la règle, avec des adjectifs de moins et une simplicité plus austère. Quant à la profondeur, qu'on a souvent prétendu y voir, ce n'a jamais été qu'un mirage, car ce qu'elle est le moins peut-être, cette conversation intérieure d'un cœur presque vierge dans un coin de chapelle, c'est d'être un livre fouillé et profond. Pour les âmes circoncises qui habitent la thébaïde des monastères, ce qui est dit dans l'Imitation de l'amour et des autres passions humaines peut sembler des découvertes terribles et le cœur humain montré jusque dans ses fondements; mais qui a passé par les vieilles civilisations, qui a lu les moralistes modernes, n'est ni révolté ni surpris de cette balbutie. Ceux qui ont reçu les coups du monde et les morsures du monde, trouvent ce livre sans forte connaissance du fin fond du cœur. Il ne descend pas dans cette vase saignante, et c'est, en somme, un innocent enfantelet de livre, même dans sa conception du péché.

Telles sont les qualités et les défauts de l'Imitation, que nous retrouvons aujourd'hui, avec des qualités qui s'ajoutent aux siennes, dans cette langue aimable de l'Internelle Consolacion, bien préférable, selon nous, au latin décharné et abstrait de l'original. La langue du XVe siècle, plus étoffée, plus concrète, plus vivante enfin, a un mouvement, une mollesse et des images que l'ascétique auteur de l'Imitation se serait peut-être interdites comme un péché et qui ôtent à sa pensée sa rigidité et la frigidité monacales. Comme on voit tout ce que l'on veut dans les livres qu'on aime, l'imagination de ceux qui sont épris de l'Imitation y a mis aussi de la tendresse; mais il n'y en a pas plus que dans tous les livres d'oraison, et même il y en a beaucoup moins. On a pris le ton du genre pour une qualité individuelle du livre et de l'auteur.

Eh bien, dans la langue de l'Internelle Consolacion s'est coulée cette tendresse absente et cette grâce chaste dont le livre manquait primitivement! La pensée droite et byzantine du moine a trouvé une draperie flottante qui lui va bien. Il n'en est que mieux à genoux sur sa dalle d'y traîner cette robe à longs plis... Ici donc, et pour la première fois, voici une traduction qui ajoute à la valeur de l'original. L'écrivain de l'Internelle Consolacion, qui a partagé la destinée de l'auteur de l'Imitation (l'anonyme convenant, comme le silence de leur règle, à ces hommes humbles qui ne vivaient, comme disent les saintes chroniques, que sur la montagne de l'éternité, in monte æternitatis), l'écrivain ignoré de l'Internelle Consolacion ne s'est point attaché à la glèbe du mot à mot de son auteur. Il n'en a pris que l'esprit même et l'a vêtu comme un pauvre qu'on veut réchauffer. Avec sa langue feuillue et abondante il s'est roulé autour de la pensée simple et nue de l'original, et il a fait de cette pensée sèche ce que la guirlande de pampre et de vigne fait d'un thyrse qui, primitivement, n'était qu'un bâton.

V

Ainsi, nous n'hésitons point à le répéter, de toutes les traductions qui ont été faites du livre de l'Imitation, et elles sont nombreuses,—depuis celle du chancelier de Marillac, rééditée de nos jours, et dans laquelle on a une naïveté bien inférieure à celle de la traduction du XVe siècle, jusqu'à celle que s'imposa Lamennais (il était chrétien alors), pour mortifier, je crois, son génie,—la meilleure, celle-là qui complète le mieux son auteur en le traduisant, est celle que d'Héricault et Moland nous ressuscitent. Toutes les autres ne valent pas le texte, parce qu'elles veulent seulement nous le donner. Malgré le succès qui s'est attaché à l'entreprise de Lamennais, comme s'il était de la destinée de l'Imitation, ce livre heureux, de créer des succès à ses traducteurs eux-mêmes, combien n'avons-nous pas souffert de voir le génie éclatant et sombre de l'auteur de l'Indifférence se débattre dans un genre de travail si antipathique à sa nature! Le parti qu'il a pris d'être simple en traduisant cette simplicité l'a fait verser dans ce que nous appelons l'inconvénient de l'Imitation, c'est-à-dire la métaphysique.

S'il en est ainsi de Lamennais, que pouvons-nous dire de Beauzée le grammairien, et de Le Maistre de Sacy le janséniste! Quant à Corneille, ce n'est pas un traducteur, quoiqu'il ait voulu l'être: c'est Corneille. Il y a des choses cent fois dignes de l'auteur de Polyeucte dans sa paraphrase, mais c'est précisément pour cela qu'il ne traduit pas ce livre d'ombre, fait par une ombre qui n'a qu'une voix comme un souffle,—la voix de l'esprit,—et qui semble sortir d'un in pace. Le génie de Corneille déborde tout, et l'agrafe de son vers ne le retient pas même à son auteur. Évidemment cet homme-là n'est pas fait pour suivre. L'écrivain quelconque de l'Internelle Consolacion déborde aussi son texte, mais il ne le transforme pas, il ne le transfigure pas avec cette toute-puissance qui fait qu'il n'y a plus là que du Corneille. Il l'orne, il l'atourne, il l'amollit, il lui communique de certains charmes; mais il ne le dévore pas, comme Corneille, pour en jeter, après, les cendres aux vents.

VI

Les éditeurs actuels de l'Internelle Consolacion, Charles d'Héricault et Moland, connus déjà par des travaux d'une érudition qui ne se contente pas de rechercher, mais qui pense, ont fait précéder leur travail d'une Introduction très fermement écrite, dans laquelle ils ont agité toutes les questions littéraires qui se rattachaient, soit à l'Imitation elle-même, soit à l'Internelle Consolacion qui en est sortie. Quoique touchées en bien des points avec compétence et sagacité, ces questions n'ont pas cependant été amenées par les spirituels éditeurs au point de lumière qu'ils auraient souhaité et qu'une critique plus minutieuse que la nôtre pourrait exiger. Nous sommes, nous, très coulants sur ces sortes de questions: quel fut l'auteur de l'Imitation? quel fut l'auteur de l'Internelle Consolacion? ces deux anonymes.

Pourvu que nous ne tombions pas dans le système rasé de bien près par les éditeurs, à la page 14 de leur Introduction, dans cette immense bourde allemande, qui a décapité Homère et qui répugne à la constitution même de l'esprit humain, que nous importe de savoir si l'auteur de l'Imitation s'appelait A. Kempis ou de toute autre réunion de syllabes! C'est une question de bal masqué. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce fut un moine, comme Homère fut un poète, un moine dont l'individualité n'eut probablement de nom que devant Dieu, et ce qu'il y a de certain encore c'est que ce ne fut point Gerson, malgré la croyance des éditeurs, mêlée pourtant d'un invincible doute. Gerson, à notre estime, ne fut ni l'auteur de l'Imitatio Christi ni celui de l'Internelle Consolacion. Les germanismes du texte latin le prouvent suffisamment pour l'Imitation, et, pour l'Internelle Consolacion, le génie de Gerson lui-même, qui n'eut jamais le moelleux et le laisser-aller du livre délicieux remis en lumière aujourd'hui.

Il n'y a pas de mal, d'ailleurs, à ce qu'un peu de mystère et de l'esprit du moyen âge restent sur ces points en litige. Le génie du moyen âge est essentiellement silencieux. Ces hommes, qui vivaient les yeux au ciel ou baissés sur la poussière de leurs sandales, se souciaient bien de cette bavarderie qu'on appelle la gloire et des commérages que l'avenir devait faire, un jour, sur leur tombeau!

FIN

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