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Philosophes et Écrivains Religieux

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ERNEST RENAN[22]


I

Les Études religieuses[23] d'Ernest Renan ont déjà paru, feuille par feuille, ici ou là, dans des revues et dans des journaux. A proprement parler, ce n'est pas un livre. C'est une suite d'articles de critique sur des sujets consanguins, réunis, pour tout procédé de composition, par le fil du brocheur, et sous le couvert d'une préface; car faire un livre n'est pas maintenant plus difficile que cela. Vous enfilez les uns au bout des autres les œufs que vous avez pondus, et c'est un collier... pour le public! et vous vous croyez un grand lama qui fait des bijoux avec les déjections... de sa pensée. Éparpillé dans les journaux en vue desquels il a été écrit, le livre d'Ernest Renan était là à sa vraie place pour faire illusion. Quelques esprits pleins de fraîcheur, mais ignorant parfaitement, dans leur virginité française, tout ce qui se brasse de paradoxes outre-Rhin, avaient poussé leur petit cri d'admiration en humant le matin, avec leur café, des idées qui leur semblaient nouvelles. Étonnés et flattés de la sensation, ils se disaient avec mystère: «Quel est donc ce Renan?... Voilà un critique redoutable!» Il semblait que dans les jungles du journalisme on entendît miauler—doucement encore, il est vrai,—un tigre de la plus belle espèce et dont la voix devait arriver aux plus terribles diapasons. Si Renan était resté dans la publicité des journaux, cette publicité d'éclairs suivis d'ombre, nous n'aurions pas eu la mesure de ses idées dans leurs strictes proportions. Nous aurions pu le croire formidable. Mais avec un livre nous pouvons le juger. Aujourd'hui que le tigre est sorti de ses jungles, nous nous apercevons qu'il a fait ses humanités en Allemagne et qu'il n'est qu'un chat assez moucheté, car il a du style par places, mais cachant sous sa robe fourrée et ses airs patelins la très grande peur et la petite traîtrise de tous les chats,—ces tigres manqués!

Oui! peur et traîtrise, voilà les deux seules originalités des Études religieuses de Renan. Ordinairement, en France, on est plus brave. S'il y a des poltrons d'idées, ce ne sont pas du moins ceux qui les ont. Voyons! Renan, au fond, est un philosophe. C'est un rationaliste; c'est un hegelien plus ou moins; c'est l'ennemi du surnaturel; c'est le critique qui montre comment cela pousse dans l'humanité mais n'est jamais la vérité en soi, indéfectible, absolue, comme nous y croyons, nous! Il pense, lui aussi, comme Diderot[24], qu'il faut élargir Dieu pour faire tomber les murs des Églises. Mais, quand Diderot attaquait l'Église, il frappait bravement, par devant, à grands coups, avec l'abominable héroïsme de son sacrilège. Quand Voltaire blasphémait Jésus-Christ, il ne bégayait pas. Il criait sur les toits: «Écrasons l'infâme!» Quand l'Allemagne elle-même, si longtemps nommée la douce et religieuse Allemagne, mais qui a dernièrement recommencé le XVIIIe siècle en mettant de grands mots et des obscurités d'école où le XVIIIe avait émis de petites phrases claires comme de l'eau (car il ne faut pas profaner ce mot de lumière); quand l'Allemagne elle-même attaque Dieu, elle n'y va pas de main morte. Elle ne lui demande pas respectueusement la permission de le jeter par la fenêtre; elle l'y jette, voilà tout, et elle ferme la porte pour l'empêcher de remonter par l'escalier. Mais cette manière d'agir, au moins nette, au moins vaillante, et qui semble au moins convaincue, n'est pas celle que Renan emploie aujourd'hui. Au contraire! il la trouve imprudente; il ne craint pas de la blâmer. Il reproche à Feuerbach et à la jeune école hegelienne leur violence contre Dieu. Il les accuse d'avoir le pédantisme de leur hardiesse et de ne pas mettre dans la négation de la vérité chrétienne assez de placidité et d'amour. O Athéniens d'Allemagne, vous n'êtes que des enfants! «Beaucoup d'esprits droits et honnêtes—dit-il—s'attribuent sans les mériter les honneurs de l'athéisme.» Mais ne les a pas qui veut et qui s'en vante! Feu Machiavel nous a légué son âme. Il faut les mériter et ne s'en vanter pas. «Feuerbach—nous dit encore Renan avec un sourire placide et superbe—a écrit en tête de la 2e édition de son Essence du Christianisme: «Par ce livre, je me suis brouillé avec Dieu et le monde.» Nous croyons que c'est un peu de sa faute, et que, s'il l'avait voulu, Dieu et le monde lui auraient pardonné.» Voilà la sagesse pour Ernest Renan. Faire pardonner à Dieu les insolences qu'on lui débite:

Je crois bien, entre nous, que vous n'existez pas!

n'est pas très embarrassant quand on ne croit pas au Dieu personnel et terrible. Mais les faire pardonner au monde, c'est plus difficile et plus grave, et telles sont la prétention et la politique du livre de Renan. Arranger l'athéisme dans un plat convenable, avec tous les ingrédients de l'érudition, et le faire trouver bon, même aux hommes religieux; imposer la négation de Dieu au nom de Dieu même, joli tour de duplicité philosophique. Nous allons voir comment Renan l'a exécuté!

II

Mais, nous l'avons dit, il n'a rien inventé pour cela. L'exécution est restée au-dessous de la prétention. Les idées sur lesquelles il s'appuie sont communes en Allemagne, où les idées cessent de dominer dès qu'elles sont populaires, et en France déjà elles se sont produites obscurément et sans succès. Renan, qui parle, dans ses Études d'histoire religieuse, de tous ceux qui s'avisèrent les premiers de lever, comme une catapulte, le misérable fétu de leur critique contre les religions et leurs symboles, et qui nomme des médiocrités comme Boulanger, Dupuis, Émeric-David, Petit-Radel, Renan a oublié de citer l'homme qui, dans un livre intelligible et français, a posé l'idée générale qui domine la critique de détail dont on est si fier aujourd'hui et dont on attend tant de ruines. Et voici pourquoi: il l'imitait trop pour le nommer! Benjamin Constant a écrit un livre sur les religions, et l'idée de ce livre, très simple et très dangereuse dans un pays qui croit que la vérité ne peut jamais être compliquée, l'idée de ce livre est que les formes religieuses passent, mais que le sentiment religieux est éternel. Eh bien, c'est toute la théorie de Renan! L'auteur des Études, et dans sa préface et dans vingt-cinq endroits de son livre, reprend l'idée de Benjamin Constant, la retourne, la commente, l'explique et l'applique. Rien de plus. «La religion,—dit-il,—en même temps qu'elle atteint par son sommet le ciel pur de l'idéal,»—par exemple Benjamin Constant, qui filtrait son eau du Rhin avant de la boire, était trop spirituel et trop Français, lui, pour nous parler de l'idéal ailleurs que dans un roman!—«la religion pose par sa base sur le sol mouvant des choses humaines et participe à ce qu'elles ont d'instable et de défectueux». Et plus bas: «Éternellement sacrées dans leur esprit, les religions ne peuvent l'être également dans leurs formes...» Selon Renan, l'humanité a le sentiment religieux, ou le sentiment du surnaturel, plus fort ici que là, dans certaines races que dans certaines autres, mais elle l'a incontestablement. C'est un fait presque physiologique, tant il est visible et impossible à rejeter! Seulement, les formes à travers lesquelles ce fait s'exprime sont plus ou moins menteuses, vieillies et tombées, et elles tomberont toutes de plus en plus jusqu'au jour où l'humanité arrivera à la culture de l'idéal pour l'idéal... Si elle y arrive! car l'humanité aura toujours besoin de symbolisme. La religion de Renan n'est guères bonne que pour des mandarins et des savants, et il en convient de bonne grâce: «Dites aux simples—dit-il de son ton protecteur—de vivre d'aspiration à la vérité, à la beauté, à la bonté morale, ces mots n'auront pour eux aucun sens. Dites-leur d'aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, Providence, immortalité, autant de bons vieux mots un peu lourds que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qu'elle ne remplacera pas avec avantage.» L'aveu est toujours bon à enregistrer. Mais qu'importent les simples! Renan est l'aristocrate de la science. C'est lui qui a osé écrire: «Il ne faut pas sacrifier à Dieu nos instincts scientifiques.» Après cela, vous comprenez très bien le charmant détour que l'auteur des Études a pris, ou l'immense illusion dont il est la dupe. Quand on a déporté Dieu dans les culs de basse-fosse de l'intelligence, on se lave les mains et on affirme que l'on n'a rien fait contre lui.

Voilà pourtant le système de Renan, voilà le dessous de ce traité du Prince qui a la prétention d'être si profond contre les religions en général et le christianisme en particulier. A ne prendre la chose qu'à son point de vue exclusivement philosophique, une thèse pareille, dangereuse par cela seul qu'elle est compréhensible aux intelligences les plus basses, n'est, après tout, qu'une pauvreté. Benjamin Constant, qui n'avait pas dans ses livres le merveilleux esprit qu'il avait de plain-pied dans la vie, l'avait en vain revêtue de ces formes les plus sveltes et les plus clairement brillantes que l'on eût vues depuis Voltaire; elle n'en était pas moins tombée dans l'oubli avec le silence des choses légères, car il faut de la consistance pour, même en tombant, retentir! Ernest Renan, érudit, philologue, chercheur, d'une vaste lecture, mais, comme tous les hommes, la créature d'une philosophie, l'instrument de deux ou trois idées métaphysiques, que nous acceptons ou que nous subissons, mais qui nous tyrannisent et ne nous lâchent jamais quand elles nous ont pris, Renan n'a rien ajouté à cette vue première, à cette piètre généralité dont il n'a pas caché le néant sous les applications historiques qu'il en a faites. Ces applications—il faut bien le dire—n'ont point, malgré les efforts de l'érudit, plus de consistance, de grandeur et de solidité que la vue première qui les a déterminées. Le critique n'a pas relevé le philosophe. En ces Études d'histoire religieuse, la négation dans le détail n'est ni plus imposante ni plus forte que l'affirmation dans les points de départ et les conclusions, de sorte que le livre qui contient ces travaux, construits avec tant de petites notions si laborieusement accumulées, et qui se maintient avec tant de peine, entre toutes les opinions, dans un équilibre favorable à son influence, croule, pour peu qu'on le touche d'une main ferme, de tous les côtés à la fois.

En effet, prenez-le, et jugez! Les grands morceaux du livre de Renan sont au nombre de quatre: les Religions de l'antiquité; l'Histoire du peuple d'Israël; les Historiens critiques de Jésus; Mahomet et les Origines de l'Islamisme. Les autres ne sont pour ainsi dire que les satellites de ceux-là, et c'est dans ceux-là que le critique a le mieux exposé sa méthode en l'appliquant. Eh bien, soyons de bonne foi! cette méthode et les résultats obtenus par elle dans ces quatre articles ont-ils rien qui doive nous faire trembler, et ne pouvons-nous pas dire de cette méthode ce que nous avons dit de l'idée des Études religieuses: à savoir que nous la connaissons et que nous avons traversé déjà tous ces atomes de poussière? Renan proclame, avec l'orgueil d'un homme d'aujourd'hui, que la Critique est d'hier et qu'elle tient à cette haute indifférence (pourquoi haute?) dans laquelle se trouve actuellement l'esprit humain. Tout en prenant ses précautions contre eux, il reconnaît, par l'admiration qu'il leur a vouée, que Wolf et Strauss sont ses maîtres,—Strauss, le prestidigitateur de l'érudition, l'escamoteur historique, dont le livre apoplectique veut expliquer tous les faits de l'Évangile par des mythes purs, comme on avait, avant lui, essayé de les élucider avec des explications naturelles. Quoique Strauss soit maintenant dépassé en Allemagne, c'est toujours sa critique qu'on invoque, c'est toujours, dans les mains de Renan comme dans celles de Wilkes, de Weiss et de Bruno Bauer, cette critique essentiellement ennemie du surnaturel et cette méthode qui, de nuance en nuance et d'effacement en effacement, dépouille et pèle le fait historique jusqu'à ce qu'il n'en reste absolument rien. Or, cette critique qu'on varie, mais qu'on ne change pas, a-t-elle réellement entamé ce qu'elle a cru si aisément détruire? Le bon sens public s'est-il payé de cette monnaie? A-t-il de tout cela jailli une lumière, quelque grande certitude, devant lesquelles, puisqu'il s'agit ici de la vie de Jésus, par exemple, la Bible et l'Évangile ne causent plus d'étonnement?... Renan dit et répète à satiété que la critique historique est toute dans les nuances, qu'elle n'est pas ailleurs. Mais, avec les procédés de sa méthode, les nuances finissent par devenir si fines qu'elles cessent d'exister et que bientôt on ne les voit plus; ses hypothèses manquent bientôt du corps même d'une hypothèse. Assertions hasardées, systèmes à l'état de dentelles. On n'invoquerait pas les raisons qui, selon lui, simplifient et éclairent l'histoire, pour se décider dans la plus vulgaire action de la vie! On ne paierait pas le mémoire de sa blanchisseuse d'après cela! Mais le moyen de faire passer les choses les plus risiblement affirmatives ou les plus tristement vagues, c'est le sérieux avec lequel on les écrit. Impossible, dans un seul chapitre, de suivre l'auteur des Études dans les discussions auxquelles il se livre sur les quatre sujets que nous avons signalés. Seulement, qu'il suffise de savoir que, tout en relevant de Strauss, il se permet de le critiquer, et tombe au-dessous de lui dans sa malencontreuse critique. «Les légendes des pays à demi ouverts à la culture rationnelle—dit-il, page 63 du volume,—ont été formées bien plus souvent par la perception indécise, par le vague de la tradition, par les ouï-dire grossissants, par l'éloignement entre le fait et le récit, par le désir de glorifier les héros, que par création pure comme cela a pu avoir lieu pour l'édifice presque entier des mythologies indo-européennes». Et, suspendu entre le je ne sais qui et le je ne sais quoi, il ajoute alors cette incroyable phrase qu'il importe de recueillir: «Tous les procédés ont contribué dans des proportions indiscernables au tissu de ces broderies merveilleuses, qui mettent en défaut toutes les catégories scientifiques et à l'affirmation desquelles a présidé la plus insaisissable fantaisieProportions indiscernables! catégories scientifiques en défaut! insaisissables fantaisies! Ce n'est pas là seulement le scepticisme dans l'histoire, c'est le plus bel aveu d'impuissance que la science inconséquente—car elle s'expose en le faisant—ait jamais fait!

III

Mais le scepticisme dans l'histoire des religions, c'est déjà un résultat pour la philosophie, et d'ailleurs Renan a moins écrit son livre pour résoudre des difficultés qu'au fond il regarde lui-même comme insolubles que pour proclamer les droits de la Critique indépendante et désintéressée, de la Critique en dehors de tout dogmatisme et de toute polémique, comme il dit. Cette définition de la Critique, qui correspond à la définition que Taine, dont nous parlerons plus loin, a donnée de la science, et qui permettrait à toutes les deux de faire leur travail de destruction dans la plus complète sécurité et sans s'inquiéter de savoir s'il y a une morale, une société, des gouvernements, un foyer domestique, tout un ensemble de choses organisées autour de soi à respecter, cette définition, qu'il est si important de faire admettre à tout le monde, est la grande affaire et le coup d'État actue des philosophes. Si la pleine liberté de la Critique était consentie, si la science avait le droit d'agir en vue seulement des résultats scientifiques, on n'aurait plus besoin de rien, on aurait tout, et les vêpres siciliennes de la philosophie sonneraient, à pleines volées, sur nos têtes! Voilà pourquoi le monde hésite à admettre cette notion de la Critique en dehors du monde et se soucie médiocrement qu'on le mette à feu, sous prétexte de science, dans l'intérêt de la plus vaine et de la plus inepte curiosité. N'y aurait-il à cela que l'énervation des forces sociales, en avons-nous tant déjà que nous puissions impunément les diminuer?... Le doux Renan, cet officier de paix de la Critique, qui blâme Bauer de ses colères comme il a blâmé Feuerbach, revient à toutes les pages de son livre sur cette idée fixe de l'indépendance absolue de la Critique, de la séparation complète des hommes et des choses. «Quand l'historien de Jésus-Christ—dit-il—sera aussi libre dans ses appréciations que l'historien de Mahomet et de Bouddha, il ne songera pas à injurier ceux qui ne pensent pas comme lui.» Raison pitoyable! N'insulte-t-on pas tout ce qui contrarie et résiste, quand on est violent et orgueilleux, et les savants ont-ils l'habitude de manquer de violence ou d'orgueil? Seulement, il faut bien essayer de justifier n'importe comment ce qu'on voudrait faire accepter à l'opinion. Les moyens employés à cette fin par Renan seraient d'un tacticien supérieur s'ils ne finissaient pas par trop éveiller la gaieté. Que diable! il faut s'arrêter dans les nuances dont on parle tant! «La critique des origines d'une religion—dit Ernest Renan—n'est pas l'œuvre du libre penseur, mais des sectateurs les plus zélés de cette religion.» C'est pour cela sans doute qu'il est sorti de Saint-Sulpice. Manière de se retrouver prêtre quand on a jeté sa soutane aux buissons du chemin! Ailleurs, il ajoute, avec une componction d'âme pénétrée: «La critique renferme l'acte du culte le plus pur.» C'est le mysticisme de la chose! Mais n'est-ce pas trop gai qu'un tel langage, et le rire qui prend n'avertit-il pas?

On en avait besoin, du reste. Excepté à deux ou trois endroits où l'hypocrisie monte jusqu'au comique, le livre de Renan est d'une grande tristesse; il est triste comme un impuissant. Malgré l'expression qui veut les réchauffer, on sent comme un froid vipérin s'exhalant de toutes ces pages mortes et déjà fétides, de toutes ces vésanies allemandes dont un Français avait mieux à faire que de se faire le chiffonnier! Renan les met, il est vrai, à l'abri sous cette tolérance chère aux philosophes, sous ce paratonnerre où tombe le mépris. Sans conclusion ferme et qui satisfasse même l'auteur, ces Études d'histoire religieuse ne sont guères qu'une collection glacée de huit à dix blasphèmes qui forment un symbole d'insolences. En vain le récite-t-on fort bas, ce symbole, on l'entend. On veut être habile, on veut être discret, et on n'est pas même spirituel. Les grands courants de la bêtise contemporaine traversent majestueusement le livre de Renan: l'optimisme béat, la foi dans l'humanité en masse qui fait bien tout ce qu'elle fait, et aussi en l'homme individuel, dont Renan ne craint pas de dire qu'il crée la sainteté de ce qu'il croit et la beauté de ce qu'il aime. Il est presque incompréhensible qu'avec du talent, car Renan n'en manque pas, la pensée d'un homme incline fatalement ou de choix vers les thèses les plus niaises et maintenant les plus compromises. Anomalie singulière, mais non rare, et dont la Critique littéraire est encore à chercher le mot. Écrites avec pureté et quelquefois avec une transparence colorée, ces Études, logiquement et scientifiquement sans valeur, ont des détails qui attireront, qui ont attiré déjà les esprits de peu de pensée et qui aiment l'expression partout où elle s'attache. Ils sont venus à ce livre; mais ils n'y reviendront pas. Quant au genre d'effet qu'il produit, c'est directement le contraire de celui qu'il avait en vue. Renan voulait faire les affaires de l'athéisme sans éclat et sans embarras, sans casser les vitres, comme on dit, et il s'est trahi par les précautions mêmes qu'il a prises pour se cacher. Il voulait (soi-disant), dans un but élevé de connaissances, dégager l'idée religieuse de ce qui la fait une religion positive à telle heure de l'histoire, opposer le sentiment éternel à la forme passagère, et en le lisant on n'a jamais plus senti que c'était impossible; que, la forme enlevée, l'esprit suivait, et qu'après tout, malgré le progrès et à part la vérité divine, socialement, la dernière des superstitions valait encore mieux que la première des philosophies!

IV

Le livre de l'Origine du langage[25] est postérieur aux Études religieuses, non dans la publicité, mais dans l'attention publique. On dit que quelques personnes l'avaient lu déjà avant que Renan, qui le republie, eût attrapé son petit bout de renommée. Il a toujours été heureux, ce Renan! Parmi les trois ou quatre enfants gâtés (qui resteront marmots) de ce siècle gâté et que la Fortune a pris par le menton pour les faire nager, Ernest Renan est un de ceux qu'elle a conduits à tout de cette manière. Sorti du séminaire comme un certain empereur de Constantinople qui fuyait et qui se retournait pour cracher sur les murs de sa ville, Renan entra aisément, et pour cette raison même, au Journal des Débats, et il y est encore, je crois, les jours de grande fête; de là, il cingla vers l'Institut, et le voilà, non pas sans travaux, puisqu'il chiffonne dans l'érudition allemande, et c'est une terrible besogne, mais, rapidement et sans luttes, le voilà regardé comme un critique, un érudit et un écrivain formidable, même par ses ennemis. Avant de l'attaquer, ils le saluent, comme les Français saluaient les Anglais à Fontenoy. Seulement, les Anglais nous rendirent le salut et allaient devenir des héros, tandis que Renan garde le salut sans le rendre, et, dans l'ordre intellectuel, n'est, je l'ai dit déjà, qu'un poltron d'idées, qui, comme le lièvre chez les grenouilles, ne fera jamais peur qu'à de plus poltrons que lui... Telle est, en deux mots, l'histoire de Renan; ce n'est pas encore un illustre, mais c'est un gros Monsieur, et, si on le laisse faire, il sera illustre demain. Nous sommes ainsi en France. Ou nous marchandons tout à un homme, ou nous ne lui marchandons rien. C'est le pays des engouements. Or, que fait un homme qui s'engoue? Il tousse un peu et il est délivré. C'est cette petite toux salutaire que la Critique voudrait provoquer aujourd'hui.

Et l'heure est bien choisie pour ce débarras. La surprise du premier moment, cette grande duperie, est passée, et Renan se prête lui-même à la circonstance. Il en est à l'heure des secondes éditions. Il fait cette roue. Il revient sur ses premiers livres. Il nous récapitule sa gloire; il se réimprime; il n'oublie rien de ce qu'on aurait oublié. Ses essais de jeunesse trouvent maintenant les éditeurs qu'ils cherchèrent, et, grâce à eux, il nous étale les premiers costumes de sa pensée avec la tendresse que M. Denis avait pour son habit jaune en bouracan. Le bouracan de M. Renan est remis sous la vitrine:

Ah! nous ne voulons pas perdre nos rogatons!

L'essai sur le langage est de 1848. C'est un enfant de douze ans qui n'a pas grandi. Renan ne l'a ni modifié, ni augmenté, ni raffermi. Il s'est contenté d'y joindre une préface où il se félicite d'avoir pensé comme MM. tel et tel d'Allemagne, et de ne différer que de quelques nuances de ces grands hommes qui ne sont encore que de grands Allemands. Or, les nuances impliquent tant de choses aux yeux de ces laborieux tisseurs de riens! Vains et tristes tissages. On dirait, à les voir tous dans cette préface, des aliénés, à force de science, occupés à chercher la petite bête invisible, la mouche narquoise de l'impalpable, qui fuit leur main. Ils sont là tous, ces happeurs de vide! Il y a là un M. Grimm, qui croit aux langues monosyllabiques sans flexion, mais agglutinées, et qui compte trois âges dans le développement du langage après trente mille ans de chronologie. Il y a un M. Steinthal, trop subtil même pour M. Renan, qui l'accuse de s'évanouir dans un formalisme profondément creux,—M. Steinthal, qui a travaillé énormément pour arriver à dire que le langage naît dans l'âme d'une manière aveugle.

Il y a encore MM. Bunsen et Max Muller, qui ont inventé une famille TOURANIENNE à l'aide de laquelle ils cherchent, de l'aveu de Renan, «à établir un lien de parenté entre des langues entièrement diverses». Enfin, il y a Renan, qui se prélasse et s'introduit lui-même dans ce majestueux conclave de rudes travailleurs en fils d'araignée. On dirait que le prêtre manqué vise au moins à une petite papauté philologique, et, au fait, pourquoi ne serait-il pas le premier parmi ces peseurs de diphthongues? Ils sont tous chimériques, hypothétiques et faux, et il a sur eux l'avantage d'écrire même assez brillamment en français... Du reste, cet essai n'entamera en aucune façon son amour-propre ou sa personne, car dans ce mémoire d'académie, long de 247 pages, Renan tient tout entier tel que nous le connaissons, tel que nous venons de le voir dans ses Études religieuses. Nous craignons bien qu'il ne puisse jamais changer.

A consulter ce livre, on voit que dès son début dans la science Renan était destiné à porter toute sa vie cette double livrée de Hegel et de Strauss qu'il a endossée. Shakespeare, avec son ironie charmante, appelle quelque part les laquais «messieurs les chevaliers de l'arc-en-ciel». Avait-il deviné les laquais de la philosophie du mythe, de la contradiction et du devenir, ces nuées coloriées et que le premier vent de bon sens, s'il vient à souffler, emportera? La méthode, que Renan n'a point inventée et qu'il a commencé par appliquer à la théorie du langage, est cette méthode connue des Études religieuses dont nous parlons pour la première et dernière fois. La Critique n'a point à créer d'importances en s'acharnant sur des théories méprisables. Appliquer à tous les ordres de faits le même procédé superficiel et vicieux est une opération qu'on signale, mais sur laquelle il n'y a point à revenir. Dorénavant, quand nous parlerons d'Ernest Renan et de ses œuvres, c'est qu'il aura pris la peine de se transformer.

V

En effet, Hegel aujourd'hui, Hegel lui-même est en question, compromis et à la veille du déshonneur philosophique le plus complet, malgré les transcendantes aptitudes de sa pensée. Or, s'il en est ainsi, que voulez-vous qu'on dise des esprits de second ou de troisième degré qui vivent sur sa méthode comme le puceron dans sa feuille? Il y a cependant à dire en faveur de Renan que, de tous ceux qui se sont servis de l'instrument logique forgé par Hegel, il est celui qui a le plus entassé de contradictions l'une sur l'autre et élevé le plus haut la philosophie du rien sur des pyramides de peut-êtres. Proudhon avait déjà commencé cette terrible vulgarisation de la méthode hegelienne qui doit la ruiner, mais Proudhon est un brutal et même un bestial, quand il n'est pas un ironique qui se moque de lui-même et de son lecteur, et qui a raison pour tous les deux! Il y a dans cet homme de gausserie profonde la carrure d'un négateur effroyable et d'un mystificateur prodigieux, tandis que dans Renan l'homme s'ajuste avec le système, l'esprit avec le caractère, pour redoubler autour de soi l'indécision et la confusion. Mercure qui saute et s'éparpille, couleuvre qui glisse, ombre qui s'efface dans le brouillard, il se dédouble, se renverse, se dérobe, comme ce polype qui fuit sous l'eau quand il l'a troublée. Hegel mariait la thèse et l'antithèse dans une synthèse faite de toutes deux. Du moins c'était sa prétention hautaine. Mais Renan se contente, lui, de marier les extrêmes dans une équivoque. Il adopte ce qu'il réfute et réfute ce qu'il adopte. Sa logique est de l'escamotage. Seulement, pour accomplir ses prestidigitations, ce Robert Houdin de la philologie se contente d'abaisser la lampe. Son fiat lux, c'est l'éclipse systématique de la clarté.

Et nous disons systématique en pesant sur le mot, car le manque de clarté dans Renan n'est point l'impuissance d'être clair. C'est la conséquence d'une méthode insensée, mais c'est aussi et c'est surtout, ne nous y trompons pas! la diplomatie sans courage d'un incrédule prémédité. Avant d'être un philosophe, avant d'être un linguiste, Renan était un incrédule. La foi de ses premières années s'était éteinte sur les marches mêmes de l'autel, et, quand il les eut descendues, la question fut pour lui de les démolir. Le moyen, il allait le chercher; il le trouverait peut-être; ce serait ceci ou ce serait cela. Mais la question était cet autel! C'était la guerre à Dieu qu'il fallait faire, armé de prudence, car cette guerre a son danger dans une société où il existe un peu d'ordre encore. Alors Renan devint hegelien. A l'ombre des formules logiques de Hegel, de ce prince de la formule... et des ténèbres, il ne dit pas l'infâme comme l'avait dit Voltaire, cette coquette ou plutôt cette coquine d'impiété; mais ce qu'il dit impliquait toutes les négations du XVIIIe siècle.

Sans cesser d'être un hegelien, Ernest Renan devint philologue. Ce fut là son état, le dessus de porte de sa pensée et de sa vie; mais l'étude des langues, par laquelle il voulait faire son chemin, n'en fut pas moins sa manière spéciale de prouver cette non-existence de Dieu qui est la grande affaire de la philosophie du temps. L'Origine du langage est le premier essai de cette preuve qu'ait faite Renan, qui l'a continuée avec acharnement dans ses Études d'histoire religieuse, dans son Histoire comparée des langues sémitiques, dans ses Essais de critique et de morale; et, quoique dans ce premier livre, plus peut-être que dans les suivants, ce jeune serpent de la sagesse ait eu les précautions d'un vieux et les préoccupations de sa spécialité, cependant il est aisé de voir que la chimère philologique, le passage de la pensée au langage ou du langage à la pensée, les épluchettes des premières syllabes que l'homme-enfant ait jetées dans ses premiers cris, ne sont, en définitive, que des prétextes ou des manières particulières d'arriver à la question vraiment importante, la question du fond et du tout, qui est de biffer insolemment Moïse et de se passer désormais parfaitement de Dieu!

VI

On sait ce qu'affirme Moïse. Dans le récit qu'il nous a laissé, on voit Adam et Ève, vis-à-vis de leur destinée, tomber dans la chute et se faire les éducateurs du genre humain, qu'ils ont précipité avec eux. C'est là une assertion nette, tranchée et puissante. Le bon sens, quand on l'articule, ne gémit pas déconcerté. Les expressions de Moïse sont pleines et précieuses. Puisqu'il s'agit de son langage: «L'univers—dit-il avec son tour approprié et sublime—fut fait d'une seule lèvre.» Ce que dit historiquement le grand Révélateur, la petite révélation du sens le plus infime le répète, avec une force inouïe, dans la conscience du genre humain. La société a préexisté à l'homme, Dieu à la société, et, comme il leur préexistait, il les a constitués par le langage, cette condition sine qua non de tous nos développements en tous genres, sans laquelle l'esprit de l'homme avorterait. Ces simples et fortes notions, que le XVIIIe siècle avait troublées, furent reprises au commencement du XIXe et posées comme bases d'un système auquel le génie de Bonald donna de sa propre solidité. Renan, qui trouve également éloignés d'une explication scientifique le système du caprice individuel et des onomatopées de la brute, qui fut la toquade du XVIIIe siècle, et le système religieux que nous venons de signaler, a donné le sien à son tour, et nous ne croyons pas que, dans des esprits passablement faits, il puisse remplacer le système de l'école théologique, comme dit Renan avec un dédain assez contenu, mais il n'en a pas moins pour visée de le remplacer.

Ce système, qui consiste à affirmer sans preuves possibles, du moins dans l'essai actuel de Renan, que «le langage de l'homme s'est comme formé d'un seul coup et est comme sorti instantanément du génie de chaque race», pose donc la diversité de la race à la première ligne de son affirmation. Voilà qui est acquis. Le langage fut constitué dès le premier jour, mais il faut savoir ce qu'Ernest Renan entend par le premier jour: «Cette expression de premier jour—dit-il à la page 19 de sa préface—n'est-elle qu'une métaphore pour désigner un état plus ou moins long durant lequel s'accomplit le mystère de l'apparition de la conscience?» Quant à la langue primitive de cette période métaphore, il est impossible de la retrouver. Seulement, «pour construire scientifiquement la théorie des premiers âges de l'humanité, il faut étudier l'enfant et le sauvage.» C'est-à-dire le sens sur le contre-sens, la lumière sur les ténèbres, et la montée sur la descente. Nous savons ce que l'enfant et le sauvage nous donnent, quoique Renan prétende que le sourd-muet se crée tout seul des moyens d'expression (page 97) supérieurs à ceux qu'on lui enseigne; ce qui prouve que l'abbé de l'Épée était un sot. Sans le verbe qui leur allume l'esprit et le cœur, le sauvage et l'enfant croupiraient éternellement dans l'argile de leur organisme, comme avant Pygmalion et l'Amour il n'y avait pas de Galatée! Mais, autre hypothèse de Renan: L'enfant humanitaire avait (toujours dans l'époque métaphore) des forces que n'a plus l'homme individuel de notre temps. «Il serait trop rigoureux—dit-il encore—d'exiger du linguiste la vérification de la loi d'onomatopée dans chaque cas particulier. Il y a tant de relations imitatives qui nous échappent et qui frappaient vivement les premiers hommes!...» «L'intelligence la plus claire et la plus pénétrante—ajoute-t-il ailleurs—fut le partage de l'homme au commencement.» Ce qui est vrai pour nous qui croyons à la chute, ce qui est faux pour lui qui n'y croit pas et qui invente aujourd'hui un progrès abécédaire où rien n'est acquis, où plus on recule plus on avance, et où il faut remonter à l'origine de tout pour savoir seulement quelque chose!

Et ce n'est là que la première brume d'hypothèses que l'auteur de l'Origine du langage oppose à la réalité sévère de la métaphysique de Bonald, en si magnifique conformité avec le récit de Moïse. Mais le brouillard, sans être plus saisissable pour cela, s'épaissit, et bientôt on s'y perd, notions et langue même! En effet, on doute, en lisant Renan, s'il dit réellement ce qu'il veut dire et s'il croit ce qu'il affecte de savoir. Le primitif de Renan n'est point Adam, car le risible mythographe a depuis longtemps décapité l'histoire avec son couteau à papier! Il n'y a pas d'individus pour lui, mais des collections. Il n'y a pas d'Homère, il n'y a pas de Lycurgue. Caligula philologique à faire mourir de rire, qui voudrait que l'humanité n'eût qu'une tête pour la lui couper, si cette tête portait un nom propre! Donc il n'y a pas d'Adam. Mais son primitif, quel est-il? homme ou enfant, esprit humain, race, et quelle race, ou autre chose? Quoi, enfin? Il faudrait préciser et définir, et c'est ce que ne fait jamais Renan. Il scintille et passe, farfadet verbeux, sur le dos fluant d'un peut-être ou d'un il semblerait comme on en trouve dans son livre. Quelle autorité que cet homme!

Inconséquent d'ailleurs autant qu'hypothétique, le fait qu'il érige en fondement de son système c'est que le langage s'est formé d'un coup, et voilà qu'à la page 175 de son essai il dit qu'aux époques primitives chacun parlait à sa façon,—ce qui était Babel avant Babel, Babel dès la création du monde, mais toutefois sans la confusion et la destinée de Babel. Renan finit par s'étrangler dans les nœuds coulants et redoublés de ses hypothèses. Ainsi, il suppose pour un jour à l'homme la puissance de Dieu, déplaçant le miracle pour ne pas voir le miracle. Il fait de ce miracle une loi qui ne se reproduit plus qu'à la charge pour nous de nous retrouver dans la même position exceptionnelle. Paralogisme, tautologie, misérable saut de carpe éternel! A ses yeux brouillés, qui décomposent les choses en les regardant, le mythe, qui est le roman individuel, l'emporte sur l'histoire, qui est le mythe général. Précisez, si vous pouvez, ces nuances! Seulement, si nous devons mépriser l'histoire, combien plus devons-nous mépriser les romans et les conjectures à l'aide desquelles on veut remplacer scientifiquement des traditions avérées qui accableraient, s'il ne fallait pas savoir où prendre un homme pour l'accabler.

Mais, nous le répétons, voilà l'important, le fin du fin de toutes ces finesses d'érudition bateleuse et désossée. Éblouir, comme le renard de La Fontaine, tous les dindons oisifs de la libre pensée qui le regardent tourner en rond, prendre ses poussières à l'apparence et faire monter cette vile fumée sur le soleil de nos traditions, tel est le côté sérieux du personnage qu'Ernest Renan nous joue aujourd'hui. Cela n'est pas que vain et que risible, comme le crible aux diphthongues, cela est sérieux. Dans l'état actuel de la science et des grotesques respects qu'elle inspire à la plupart des hommes, qui croient qu'elle leur donnera la clef de ce monde que Dieu a gardée, il n'était ni si indifférent ni si bouffon de confisquer Moïse au profit du sanscrit et de ramener la question de Dieu, si peu scientifique, à une simple question de dehors et de dedans, qui l'est beaucoup plus!

VII

Otez, en effet, l'athéisme,—l'athéisme masqué et la haine de la tradition chrétienne qui font le sens réel de ce livre et de tous les livres écrits jusqu'ici par Renan,—et vous n'avez plus rien dans ce rudiment de sa jeunesse. Positivement, il n'y a rien, pas même du talent. La réputation qu'on a faite un peu vite à Renan, pour quelques pages agréablement tournées sur les matières où les écrivains sont très rares, ne nous impose pas.

Il nous est impossible, quand il s'agit de sujets comme ceux qu'il traite, de voir du talent là où manquent la netteté, les preuves, l'enchaînement et la conclusion. D'ailleurs, le style n'est pas plus ici que le reste. Dans cette Origine du langage, il n'y a encore que le brouillon scientifique, lequel a persisté.

Renan n'a pas su aborder par les côtés grands et féconds une question où tout se réduit à savoir si la pensée, l'acte pensant, l'intellectus agens, a sa mappemonde encyclopédique et son piédestal d'équilibre en dehors de la parole qui la corporise; absolument la même question que celle de l'âme, obligée au corps et à la terre dans la conquête successive de sa propre possession. Il n'a rien compris à cette métaphysique d'une si grande force dans sa simplicité. Il répugne au simple. C'est un esprit qui rapetisse et crispe ce qu'il touche.

Comme tous les savants qui n'ont point la hauteur de la vue adéquate à l'état de leurs connaissances, il aime les bagatelles difficiles. Pour faire suite à cet Essai sur le langage chimérique et confus qu'il réimprime aujourd'hui, il est homme à nous donner demain quelque autre essai sur ces intéressants problèmes: Qui nous a coupé le filet? Quelle est l'origine du geste? D'où procède l'articulation? La génération de l'inflexion est-elle spontanée?... et gagner par là, si on pouvait en avoir deux, un second fauteuil à l'Institut! Hors l'Institut (et encore peut-être), qui prendrait goût à ces casse-tête chinois de la science vaine et de l'analyse impossible?

Du reste, le danger du livre de Renan est diminué par l'ennui qu'il inspire. Il est ennuyeux... illisiblement ennuyeux. Même ceux qui tiennent pour certain que le catholicisme doit périr, et qui glorifient tous ceux qui l'attaquent, ou par devant, avec le glaive bravement tiré des doctrines franches, ou par derrière, avec le stylet des réserves et des faux-fuyants, ne feront pas à Renan une gloire bien grande. Ce fuyard de séminaire n'a pas le talent d'un Lamennais pour étoffer son apostasie. Dans le mal, on a vu plus fort, soit comme action, soit comme intelligence; nous avons eu Verger et Stendhal, et il ne viendra qu'après eux.

GORINI[26]


I

Ce n'est point un livre réellement composé que ces trois volumes[27], mais c'est un travail immense et très étonnant de détail. L'auteur de ce travail, l'abbé Sauveur Gorini, ne peut pas passer pour un écrivain dans le sens littéraire du mot, quoiqu'il ait souvent ce qui fait le fond de l'écrivain,—une manière de dire personnelle,—mais c'est un érudit, et un érudit d'une nouvelle espèce, venu en pleine terre, à la campagne, comme une fleur sauvage ou comme un poète... Jusqu'ici vous aviez cru, n'est-ce pas? que les érudits fleurissaient à l'ombre des bibliothèques, sous ces couches de poussière savante qui sont la terre végétale de ces sortes de fleurs. Vous aviez cru qu'il fallait la docte destination du bénédictin pour qu'un prêtre, par exemple, avec les saintes occupations de son ministère, pût devenir, par la science, un Mabillon ou un Pitra.

Eh bien, c'était là une erreur, l'abbé Gorini va nous apprendre qu'on peut devenir, à force d'attention, de volonté, que dis-je! de vocation, cette reine des miracles, un érudit sans bibliothèques, sans livres, ou avec peu de livres, au fond du plus modeste presbytère, dans une campagne perdue, et tout en remplissant les devoirs du pasteur qui a charge d'âmes et qui sait porter son fardeau! Jamais la vocation, la force de la vocation, n'a touché de plus près au génie. Ce n'est donc pas un simple savant que l'abbé Gorini, c'est un savant exceptionnel, et, ma foi! qu'il nous passe le mot! c'est presque un phénomène.

Mais rassurons-nous et rassurons-le: c'est un phénomène sans aucun air de phénomène, Dieu merci! un phénomène bon enfant, sans charlatanisme, sans tromperie, sans trompe et sans trompette, qui, malgré la réputation qui lui vient de Paris, tout doucement, goutte par goutte, flot par flot, comme l'eau vient à l'écoute-s'il-pleut de sa paroisse, n'a pas cessé de vivre à l'écart, au fond de sa province, y continuant son petit train (un train silencieux) de savant, d'annotateur et de critique. L'abbé Gorini n'a pas fait tout d'abord le bruit éclatant et mérité que l'on doit, par exemple, à un de ces grands vaudevillistes qui seront toujours les premiers hommes en France, et cela ne se pouvait pas. Qui pouvait l'exiger?... Mais enfin, pour un provincial et un prêtre livré à la duperie des travaux sévères, il faut en convenir, il n'a pas été trop malheureux! Il n'a pas trop attendu à la barrière. Son nom a percé à Paris. On l'y a prononcé avec respect parmi ceux qui savent. Il est vrai que ce n'est pas chez beaucoup de gens!

Il y a plus, la modestie de l'ancien et pauvre curé de campagne est, dit on, menacée d'une place à l'Institut, et je ne crois pas qu'elle s'en inquiète. Les honneurs et la gloire ne peuvent pas grand'chose, j'imagine, sur ce casanier de l'érudition, qui, depuis qu'il n'est plus curé, s'est cloîtré dans la science, et qui doit joindre l'insouciante bonhomie du savant à l'indifférence du saint pour les choses du siècle. Qu'un jour l'Institut lui arrive (et l'on dit que c'est par Guizot qu'il doit lui arriver), l'Institut le trouvera comme Montaigne voulait que la mort nous trouvât tous, «nonchalant d'elle et de notre jardin inachevé». Or, le jardin de l'abbé Gorini, que je tiens à ce qu'il achève, est le jardin public—trop public—de l'histoire contemporaine, un potager d'erreurs de toute sorte, et dans lequel précisément ce vigoureux sarcleur d'abbé Gorini a retourné plus d'une plate-bande pour le compte de Guizot.

C'est donc un procédé généreux à Guizot que de placer à l'Institut le savant abbé, son critique; car Guizot, le politique de la paix à tout prix, tout grand politique qu'il se contemple, n'a pas pu penser opérer un désarmement. Un homme, un champion de la vérité historique comme l'abbé Gorini, ne désarme que quand il n'y a plus le moindre petit mauvais texte à tuer. Nous n'en sommes pas là encore. L'abbé Gorini n'est pas un de ces savants à patience d'insecte qui pousse imperturbablement devant lui son petit trou dans sa poutre. S'il l'était, on l'arrêterait bien, ce savant-là! On lui jetterait, à cet insecte, une prise de bon tabac d'académicien sur la tête, et tout serait dit. On aurait la paix.

L'abbé Gorini n'a pas non plus cet amour en cercle de serpent qui se mord la queue qu'on appelle l'amour de l'art pour l'art ou de la science pour la science. Sa science, à lui, c'est l'Église. S'il n'y avait pas d'Église, peut-être que pour lui il n'y aurait pas de science du tout. Quoiqu'il eût quelque part, sans doute, dans un angle de son cerveau, un pli où dormait cette vocation de savant que son amour pour l'Église n'a pas créée, l'Église n'en n'a pas moins été l'étincelle à la poudre qui a fait partir la vocation. Sans l'honneur de l'Église indignement mis en cause par les historiens de ce temps, ce simple et doux abbé Gorini n'aurait pas songé à interrompre la plantureuse lecture de ce bréviaire qui renferme assez d'érudition pour un prêtre, et cela afin de relever, un à un, dans les livres du XIXe siècle, tous les mensonges et sophismes qui s'y étalent, sous cette apparence d'impartialité qui est l'hypocrisie de l'histoire quand ce n'en est pas la trahison!

II

Et ce serait une intéressante page de biographie à écrire et qui éclairerait la Critique. L'abbé Gorini, au doux nom italien, est un prêtre de Bourg, qui a passé la plus longue partie de sa jeunesse et de sa vie dans un des plus tristes pays et une des plus pauvres paroisses du département de l'Ain, si pour les prêtres, qui vivent les yeux en haut et la pensée sur l'invisible, il y avait, comme pour nous, des pays tristes et de pauvres paroisses, et si même la plus pauvre de toutes n'était pas la plus riche pour eux! En supposant que l'abbé Gorini n'eût pas été un prêtre ayant l'esprit de son état, j'admettrais volontiers que ce milieu morne, désert, insalubre, dans lequel il fut obligé de vivre tout le temps qu'il fut l'humble curé de la Tranchère, l'aurait rejeté désespérément à la science pour l'arracher aux accablements de la solitude; mais de lui je ne le crois pas. Les prêtres vraiment prêtres n'ont ni nos manières de juger ni nos manières de sentir la vie. Ils ne se laissent pas conduire par l'influence de nos misérables sentimentalités, et d'ailleurs peut-il y avoir une solitude pour qui fait descendre son Dieu, tous les matins, dans sa poitrine?

Que l'abbé Gorini, dès cette époque, lût assidûment l'histoire de l'Église quand il était revenu de sa chapelle ou de chez ses pauvres, rien là qui fût plus que l'ordinaire occupation d'un prêtre intelligent et sensé; mais pour qu'il devînt un historien lui-même, comme il l'est devenu, dans cette solitude où les livres, sans lesquels il n'y a pas d'histoire, durent lui manquer, et où il ne dut s'en procurer que de très rares, il fallait certainement plus que le sentiment vulgaire ou maladif de cette solitude. Il fallut deux choses, et les deux choses les plus puissantes que je connaisse dans une âme humaine: la sensation d'une épouvante et le sentiment d'un devoir.

En effet, c'était quelque temps après 1830. A cette époque de rénovation littéraire, l'histoire, si longtemps hostile à l'Église, et devenue presque innocente à force d'imbécillité sous les dernières plumes qui l'avaient écrite, l'histoire remonta dans l'opinion des hommes par le talent et par le sérieux des recherches; mais elle remonta aussi dans le danger dont l'abjection de beaucoup d'écrivains semblait avoir délivré l'Église. L'Église retrouvait tout à coup ses ennemis du XVIIIe siècle, non plus insolents, épigrammatiques et frivoles, comme au temps de Voltaire et de Montesquieu, mais respectueux, dogmatiques et profonds, et qui avaient inventé pour draper leur haine deux superbes manteaux dont celui de Tartufe n'aurait été qu'un pan: l'éclectisme et l'impartialité.

Jamais l'Église ne courut plus de danger peut-être qu'avec ces respectueux, qui la saluaient pour mieux faire croire qu'elle était morte; et l'abbé Gorini le comprit. Ce dut être quelque publication d'alors qui lui montra, comme un éclair, latente au fond de son esprit, sa vocation de critique historique. Car il le devint, malgré sa position isolée, éloigné des villes, de toute source intellectuelle, de tout renseignement; impuissant en tout! Il le devint, et lui seul pourrait nous dire comment il s'y prit pour le devenir. Il avait deux à trois amis à des points assez distants dans le pays, et qui possédaient quelques bouquins comme on en a à la campagne. Il les leur emprunta et il en chercha encore. Il se fit un mendiant de livres! un frère quêteur, un capucin d'érudition!

On le rencontrait par les chemins, courbé sous le poids des volumes qu'il rapportait à dos, comme les pauvres rapportent leur bois et leur pain. Ceux-là une fois lus, il s'ingéniait pour en découvrir d'autres plus loin dans la contrée. C'était un Robinson de lecture dans son île déserte, finissant, comme l'autre Robinson, par se nourrir et s'ameubler à force d'industrie, de ressources dans la pensée et la volonté. Il lisait, d'ailleurs, comme on lit quand on n'a que très peu de livres, avec une mémoire qui retient tout et une intelligence avivée par le besoin et devenue intuitive, qui devine ce qui manque et dégage l'inconnue de l'équation. Et c'est ainsi qu'en vingt années, et sans sortir de l'aride milieu qu'il sut féconder, il put écrire sa Défense de l'Église, qu'il publia en 1853 et dont il nous donne une seconde édition.

Qui fut bien étonné? qui fut stupéfié? Les historiens mêmes qu'il avait si bien passés au crible! Cela leur parut prodigieux, et vraiment cela l'était. C'était plus étonnant que Jasmin le coiffeur, que Reboul le boulanger, que Mangiamel l'arithméticien, ce pauvre prêtre de campagne parachevé érudit en vingt ans, on ne sait comment, mais qui certainement s'était donné plus que la peine de naître. On ne revenait pas de cette succession de tours de force qu'il avait dû faire pour devenir une perle de science, positivement, dans le désert... pour s'étoffer savant comme la chèvre se nourrit au piquet, en tondant seulement le diamètre de sa corde! L'abbé Gorini avait pris la lune avec ses dents,—la lune de l'érudition. Thierry lui écrivit. Guizot en parla dans une de ses nouvelles préfaces. Ils avaient senti le vent des ailes d'un taon qui aurait pu devenir terrible et qui pouvait transpercer tous leurs textes de son aiguillon. Mais heureusement pour eux que le taon était une merveilleuse abeille, qui bouchait les trous qu'elle faisait avec du miel.

III

En effet, le critique était prêtre, et jamais il ne l'oublia. Sa charité, pour le moins, égalait sa science. Ce ne fut point une polémique passionnée et personnelle qu'il commença avec les historiens du XIXe siècle, qui s'étaient trompés ou avaient trompé sur l'Église; ce fut une chasse, non aux hommes, mais une chasse implacable seulement aux textes faux, aux interprétations irréfléchies ou... trop réfléchies, aux altérations imperceptibles. Il chassa tout, en fait d'erreurs, la grosse et la petite bête, et parfois même il préféra la petite, comme plus difficile à tirer. Il fut incroyable d'adresse, de sagacité et d'acharnement; mais il respecta les personnes,—et pour nous, qui n'avons pas ses vertus, il les respecta trop. Ce lynx de texte, qui déchiquetait si bien en détail les livres de ce temps, se fit myope, plus que myope, pour les défauts et les débililités de l'auteur. Il se fourra les deux poings de sa charité dans les yeux!

Et cela fut quelquefois si fort qu'on put le croire un badaud en hommes, cet esprit si fin et si avisé en textes, ou bien, sous forme dissimulée, un moqueur. Les hommes qu'il a surfaits, tout en vannant leurs œuvres, n'ont pas, eux, vu la moquerie, mais ils ont pris l'admiration, et cela les a consolés de la critique. Les hommes sont si petits, ils tiennent si peu à la vérité et tant à leur personne, que, pour peu que vous leur disiez qu'ils ont du talent, ils vous pardonneront d'avoir dit qu'ils en ont mal usé. Et pourtant, si on comprenait, c'est la chose mortelle! Pour cette raison apparemment l'auteur de la Défense de l'Église, livre déshonorant au fond,—car l'honneur des historiens, c'est l'exactitude!—n'a soulevé aucun des ressentiments que la contradiction soulève d'ordinaire entre érudits. Ils avaient, je l'ai dit, senti les ailes du taon, mais ce ne fut point comme dans La Fontaine, où

Le quadrupède écume et son œil étincelle;

les lions de l'histoire attaqués n'écumèrent ni ne rugirent. Était-ce de peur d'irriter l'ennemi, ces lions prudents, ou le ton du livre en avait-il adouci les coups?

IV

Il serait difficile d'en rendre compte, du reste. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, à l'analyse de prendre, pour vous la montrer, dans le fond de sa main, toute cette poussière de textes broyés par l'auteur de la Défense de l'Église sur toutes les questions les plus variées et les moins liées les unes aux autres. Sur les saints: saint Pierre, saint Irénée, saint Vincent de Leris, saint Boniface; sur la bibliothèque d'Alexandrie, sur la croyance religieuse des seigneurs gallo-romains aux IVe et Ve siècles, sur l'Église celtique, sur la hiérarchie ecclésiastique, sur les rapports de la papauté avec les églises particulières, italienne septentrionale, espagnole, gallicane, etc., etc.

Le grand défaut, le seul défaut, capital peut-être, de l'ouvrage de l'abbé Gorini, qui l'empêchera d'être lu et goûté du public, nous l'avons signalé au commencement de ce chapitre: c'est de n'être pas un livre ayant son commencement, son milieu, sa fin, son organisme et son art. C'est plutôt une suite de dissertations bonnes pour le Journal des Savants, et encore ces dissertations ont une exposition et des formes par trop scolaires. Il est trop primitif, en vérité, de mettre en capitales, au haut ou au bas d'une page, pour la réfuter: Opinion de Guizot, opinion de Thierry, opinion de Fauriel, et quand on l'a discutée, cette opinion, de recommencer avec une autre, présentée identiquement de la même manière.

On voudrait, sans être exigeant, quelque chose de plus ingénieux dans la transition,—dans la transition tout le style, disait le sévère Boileau, qui condamnait La Bruyère! Boileau avait trop de rigueur, mais, s'il condamnait La Bruyère, que dirait-il de l'abbé Gorini? lequel a aussi son langage d'un alinéa à un autre, et un langage d'une correction pleine de clarté où passent çà et là d'aimables sourires.

Je ne sais pas ce qu'il dirait, mais je dis, moi, que c'est dommage de n'avoir pas fait descendre avec un peu d'art dans la publicité, la grande et commune publicité, une érudition trop concentrée entre érudits par la forme même qu'elle a revêtue, une érudition qui ne fût allée à rien moins, sous une forme plus agréable ou plus habile, qu'à discréditer profondément, et une fois pour toutes, l'histoire contemporaine en tout ce qui touche à l'Église.

L'ouvrage de l'abbé Gorini, malgré son titre, est moins un plaidoyer et un jugement après plaidoyer sur les choses de l'Église qu'un long mémoire à consulter. C'est un livre pour faire d'autres livres; mais en France on n'avance une idée qu'avec des livres qui sont faits. L'idée que l'abbé Gorini était si apte à établir dans la majorité des têtes par un livre autrement tricoté que le sien, l'idée que l'histoire a été faussée tant de fois et sur tant de questions par les mains révérées de ceux qui l'ont maniée avec le plus de puissance, parerait au mal actuel de son enseignement.

Et je dis actuel, car plus tard, il n'y a point à en douter, la critique de l'abbé Gorini portera ses fruits contre ceux qui l'ont suscitée. Cette critique, qui s'en prend aux textes et qui s'est faite aussi fine, aussi déliée, aussi imperceptible à l'œil nu ou inattentif que ce tas d'erreurs qui, pour peu qu'on les voie, nous aveuglent bien souvent comme la poussière, cette critique aiguë, suraiguë, à mille coups d'aiguille qui percent et déchiquettent à force de percer, l'histoire contemporaine n'en a soufflé mot. Elle ne s'en est pas plus plainte que l'enfant qui avait le petit renard dans le ventre. Il ne disait rien; mais enfin il l'avait! Et elle qui, comme lui, en a souffert sans mot dire, plus tard,—dans l'avenir, elle en souffrira bien davantage.

Les travaux de l'abbé Gorini ne s'envoleront pas. S'il n'a pas su les mettre dans un livre que tous pussent lire avec plaisir, un autre les y mettra. La Critique reste sur les ruines qu'elle fait, et c'est un bon endroit pour attendre. Personne n'aura donc plus amoindri ou ruiné l'histoire de la première moitié du XIXe siècle que l'abbé Gorini, qui rappelle la fronde du berger victorieux, car c'est un curé de bergers! Avec sa pointe d'épingle et son coup d'œil microscopique, nul n'aura mieux frappé l'histoire. Son honneur, à elle, aura coulé par tous ces petits trous d'aiguille qui n'étaient rien, à ce qu'il semblait, quand elle les recevait, et on l'en verra épuisée.

Seulement, c'est ce moment-là, ce moment expiateur, d'une joie suprême, que j'aurais voulu avancer!

DOUBLET ET TAINE[28]


I

C'est une chose assez rare, dans ce temps, qu'un livre spécial de philosophie. La philosophie manque d'interprètes. Elle est partout, circulant dans beaucoup de livres, comme certains poisons circulent dans le sang; mais elle ne se formule nulle part dans des œuvres transcendantes, non pas seulement de fait mais même de visée. Depuis la mort de Jouffroy et la publication de l'Essai—resté essai—de philosophie par Lamennais, on n'a plus vu que quelques livres de morale sans autorité et quelques maigres monographies. D'œuvres fortes, aucune. Cousin,—qui a nommé l'éclectisme, mais qui ne l'a pas inventé, qui a donné une possession d'état à ce bâtard de l'optimisme de Leibnitz,—Cousin ne dit plus rien, perdu sous les affiquets des grandes dames du XVIIe siècle. Il est plus que mort, il est enseveli, et d'antiques jupons doublent son cercueil. En dehors du saint-simonisme et de la doctrine de Fourier, qui furent moins des philosophies que des essais d'institutions sociales, nous vivons à peu près sur le fond d'idées qui s'est produit de 1811 à 1828. Nous rongeons toujours cette feuille d'oranger que voilà suffisamment déchiquetée. Nous n'avons pas su la remplacer. La bonne volonté de la Critique d'étendre son examen aux livres de philosophie pure lui est à peu près inutile. Il n'y en a pas.

En voici deux pourtant qui, exceptionnellement, nous tombent sous la main et que nous pouvons mettre ensemble. L'un est l'Histoire de l'Intelligence,—de l'intelligence in se, comme disent les Allemands. Livre grave, qui se fronce et se donne un mal terrible pour être profond; illisible d'ailleurs, quand on ne connaît pas le chinois de la philosophie moderne, et qui, pour cette raison, mériterait d'être traduit. L'autre: Les Philosophes français du XIXe siècle non y compris l'auteur, (bien entendu), est encore, sous une autre forme, une histoire de l'intelligence, mais de l'intelligence en acte, puisqu'il s'agit des systèmes et des plus beaux esprits philosophiques contemporains. Quant à ce second livre, il n'a pas le ton du premier. Il n'est pas grave. Bien au contraire! Il veut être léger, et il l'est trop. L'auteur, qui commence par imiter Fontenelle, finit, ma foi! par se croire Voltaire. C'est un ricaneur perpétuel qui fait joujou des plus grosses questions, s'imaginant les rouler avec la plus gracieuse facilité du bout de l'ongle long qu'il porte au petit doigt, Clitandre de la philosophie! Eh bien, quelle que soit la différence de ton de ces deux ouvrages, ils ont cela de commun qu'ils montrent très bien, chacun à sa façon, l'état actuel de la philosophie et sur quel pauvre grabat d'idées la malheureuse se sent mourir! L'Histoire de l'Intelligence[29] de Doublet a été faite suivant une méthode, et le livre des Philosophes français[30] nous donne pour conclusion la sienne, sans avoir l'air d'y tenir plus qu'à tout le reste, dans ce singulier livre. Or, ces méthodes connues déjà, reprises cent fois en sous-œuvre depuis Descartes,—le père de tous les faiseurs de philosophie solitaires,—ces méthodes retournées, changées de côté, modifiées, ici ou là, par des travaux d'insecte, mais éternellement les mêmes, c'est-à-dire partant du moi pour aller au moi par le moi, donneront-elles enfin à la philosophie, sous la main de ces deux derniers venus, Doublet et Taine, ce qui lui a manqué jusqu'à cette heure:—la vie et la fécondité? Doublet et Taine doivent être deux jeunes gens. On le sent en lisant leurs livres. Mais nous apportent-ils l'un et l'autre une si grande découverte que l'un soit à juste titre d'une satisfaction si orgueilleusement modeste quand il se regarde, et l'autre d'une si fringante impertinence quand il regarde ses prédécesseurs et ses maîtres?...

Nous commencerons par Doublet. Nous ne le comparerons pas à Taine; nous croyons qu'il vaut beaucoup mieux. Doublet, quelque soit son âge d'ailleurs, est un franc jeune homme en philosophie. Il y croit. Il peut donc un jour être détrompé. Fatigué d'une étreinte si vaine, il peut un jour prendre dans ses bras autre chose que cette nuée et produire une œuvre vivante. Il a de la force, de la volonté, de la réflexion, et même dans des proportions assez viriles; tandis que Taine, esprit frivole, ne croit absolument à rien, se moque de tout, et ne changera pas. Taine n'est pas seulement un athée de la grande manière: il l'est de la petite; il l'est de toutes. C'est l'athée pur. Il l'est envers Dieu et envers les hommes,—n'admettant que lui-même et sa propre plaisanterie. Or, puisqu'il s'agit de cela, et pour le dire en passant, nous ne croyons pas beaucoup aux ravages de la plaisanterie de Taine. Ses Philosophes français sont un éclat de rire dans l'eau. On n'est pas un serpent pour souffler dans une clef forée! Doublet, lui, qui ne souffle que de fatigue, est au moins un esprit de bonne foi et d'acharnement dans la recherche. Mécontent (on le conçoit très bien!) de ne rien comprendre aux philosophies contemporaines, il est descendu en lui-même pour y chercher l'affirmation qui ne s'y trouve pas. Mais là précisément a été le mal. Il est descendu en lui-même comme les philosophies contemporaines. Il s'est jeté dans la psychologie, le puits de l'abîme pour les philosophes: «la cave de Maine de Biran», comme dit Taine,—et il y est resté.

II

Jamais on n'a été tenté... et trahi par un plus beau sujet: l'Histoire de l'Intelligence. Quel titre pétillant d'ambition et d'orgueil! Ce que Bichat a fait pour la vie, et a mal fait, il faut bien le dire, malgré le respect qu'on a pour son génie, Doublet a voulu le faire pour l'intelligence, et le psychologue, qui n'était pas Bichat, a eu le même sort que le grand physiologiste. Ni la physiologie, ni la psychologie, interrogées isolément, ne peuvent, en effet, répondre à ces deux grandes questions: qu'est-ce que l'intelligence? qu'est-ce que la vie? Sur ce terrain, il n'y a jamais eu que deux hypothèses: l'hypothèse—qui est le fait dominateur—de la tradition et de l'histoire, ou l'hypothèse scientifique et... chimérique des philosophes. Pour le malheur de sa pensée, c'est celle-là que Doublet a choisie. Laissant la réalité humaine, la société et l'histoire, pour observer les premières évolutions de son esprit individuel, Doublet s'est imaginé que l'histoire de l'intelligence était écrite en nous, dans quelque repli de notre être, et il s'est dévoué à rendre visible ce palimpseste et à le déchiffrer. Il a donc remué toutes ces ombres et toutes ces poussières qu'on appelle les faits de conscience. Il a décrit avec d'ineffables minuties les voyages de Gulliver de sa pensée, et il a construit, comme Kant, et même contre Kant, une théorie. Cette théorie de «la perception,—de l'appréhension de l'idée,—de sa subsumption dans les concepts», cette théorie, très travaillée, très allemande, très subtile, mais dans le détail de laquelle nous ne pouvons entrer sans donner une congestion cérébrale au lecteur, se réduirait, si on la dépouillait de sa logomachie d'école, à une de ces inutilités logiques qu'un enfant de la Doctrine chrétienne mépriserait! Doublet lui-même n'est pas si convaincu de la solidité de cette théorie qu'il ne sente le besoin de l'appuyer sur autre chose... Et vous douteriez-vous jamais sur quoi il l'appuie? sur l'idée d'une vie antérieure, c'est-à-dire que le voilà du coup en pleine métempsycose comme Pythagore et Jean Reynaud le pythagoricien! Honteux d'être obligé de rétrograder jusque-là, car il a un bon sens qui se révolte probablement contre les conclusions de sa philosophie, l'historien de l'Intelligence essaie de s'abriter sous l'opinion (d'ailleurs rétractée) de saint Augustin, dont le génie, comme on le sait, élevé dans les écoles, oscilla plus d'une fois aux souffles de son temps avant de devenir la ferme lumière qui a brillé dans le monde catholique, phare immobile à travers les siècles! Mais quel que soit, du reste, le grand nom dont on abuse en s'en couvrant, et n'importe à qui elle appartienne, l'idée d'une vie antérieure pour expliquer l'intelligence actuelle de l'homme peut être un système, mais n'est pas, certes! une solution. Doubler la question n'est pas la résoudre, et la Critique garde le droit de dire au philosophe: «Vous reculez toujours, mais quand sauterez-vous?» Doublet ne sautera pas. Nous le prédisons.

Telle est, en quelques mots, cette Histoire de l'Intelligence. Tel est le fond de ce livre, dans lequel un esprit fait pour mieux que cela se remue puissamment dans le vide et finit par mourir, faute d'air, comme un robuste oiseau pris sous la machine pneumatique. Selon nous, il n'y avait qu'un moyen d'arriver à une solution dans cette question de l'intelligence; mais ce moyen, dont un philosophe ne se serait jamais avisé, aurait été de relever intrépidement le lieu commun en face de la philosophie. En place de l'homme individuel, qui n'arriverait jamais à l'intelligence s'il était seul, il fallait saisir toute la personne sociale. Au lieu de rechercher microscopiquement dans la conscience ou dans la mémoire le fait primitif fondamental, et qui constitue l'intelligence humaine, il fallait en prendre le germe mystérieux et complexe et montrer que, sans la couvée du père et de la mère, il serait non avenu, puisqu'il ne se développerait pas!

Il fallait prouver que la plus haute source de mémoire, d'intelligence, de bonne volonté, d'acquisition, c'est la famille, l'éducation et le langage. La voix de l'homme est un fait ultra-mondain étranger au cosmos et particulier à l'homme, venant, nous le voulons bien, d'une vie antérieure, mais à la condition que cette vie antérieure sera Dieu. La parole renferme le mystère générateur de la pensée... In principio erat verbum. C'est donc par une théorie de la parole, et non par l'analyse de faits de conscience imperceptibles, que Doublet devait commencer son histoire. Il ne l'a pas fait et nous ne savons pourquoi. Le catholicisme l'aurait enlevé à la philosophie, et, comme Hercule étouffait Antée en l'arrachant à la terre, la religion aurait étouffé le philosophe dans le ciel! Doublet n'en dit pas un mot. Il est curieux de voir l'historien de l'intelligence s'abstraire de l'histoire tout en critiquant l'abstraction, et, par suite, négliger le profond enseignement de la tradition, qui fait partie de l'homme cependant. Oui! cela est curieux, car nous n'imaginons pas que, pour un esprit comme celui de Doublet, s'abstraire de l'histoire ce soit la nier.

Seul, en effet, cet enseignement de la tradition, depuis qu'il existe des philosophies, a su tout comprendre et tout expliquer. Écoutez-le! Rien de plus simple et de plus beau. Éden est dans les racines de notre être. L'enfance en est une lueur charmante encore. Puis tout s'éclipse avec l'apparition de la liberté. L'homme tombe; il perd Dieu, la lumière, l'intelligence. Qui peut lui rendre ce Dieu perdu?... L'éducation, la pédagogie, c'est la nécessité d'apprendre à l'homme son malheur; c'est le redressement de l'homme par la peine. Malheur à ce titan foudroyé s'il n'a le fouet! Il faut le rompre à sa condition et lui enseigner sa chute, sinon la création armée l'écrasera, puis le ciel armé; car Adam, le pédagogue et le père, répond pour ses enfants. Voilà la magnifique donnée que Doublet n'a pas même aperçue dans son éternelle préoccupation du moi. Timide dans sa conception de la vie comme tous les philosophes, qu'il accuse justement de pusillanimité, il s'imagine,—idée vulgaire!—comme tous les philosophes, que nos puissances se surajoutent les unes aux autres, quand c'est le contraire qui est vrai. L'homme ne vit ici-bas qu'en s'écroulant. Nos puissances tombent en poussière à mesure que nous avançons dans la vie, et la vie elle-même n'est qu'un germe supérieur que nous décomposons jusqu'à la mort. Quant aux procédés de Doublet pour appréhender l'idée, comme il dit, par exemple l'idée de la ligne et de l'étendue, ils consistent dans des généralisations et des abstractions si multipliées, si difficiles et si incertaines, qu'avec un pareil système de recherche Mathusalem lui-même serait mort sur la moitié du ba, be, bi, bo, bu, et nous ne croyons pas qu'il l'eût apprise. Philosophie d'école buissonnière, bonne pour les paresseux superbes! Peu de gens ont le temps de se pencher ainsi sur eux-mêmes et d'observer les infiniment petits—les fils de la Vierge intellectuels—sur lesquels Doublet concentre apoplectiquement l'effort de son œil et de son cerveau. Dans cette vie, qui a un but sans doute, un but important et peut-être terrible, puisque c'est le tout de notre destinée, on a moins le temps d'apprendre comment se font les choses que le temps de les faire. Qu'on nous laisse passer avec notre ignorance! la besogne presse. Mais ce n'est point le compte des philosophes. L'un veut deviner comme l'œil voit, et il se crève un œil; l'autre, comment l'épi devient tel, et il ne sème pas. Au moins le formica-leo prend des insectes nécessaires à sa vie en creusant son trou dans le sable, mais les psychologues, comme Doublet, dans quoi creusent-ils, et que prennent-ils, que l'inanité?...

III

Certes! quand on touche de pareils résultats, quand on lit ce livre laborieux dans le rien où l'abstraction met le monde en poudre, on comprend que Taine, l'auteur des Philosophes français du XIXe siècle, dise hardiment, et pour cette fois avec vérité, que la psychologie est déshonorée. Elle l'est, en effet, et à jamais. Après avoir, par la main de Descartes,—ce Robinson du moi enfermé dans son je comme dans une île déserte, mais sans aucune espèce de Vendredi,—détrôné la scolastique, qui valait mieux qu'elle, la psychologie est tombée dans le mépris de la philosophie elle-même, et Taine, le lettré, le docteur ès lettres et l'élève de l'École normale, avec son livre des Philosophes français au XIXe siècle, tous psychologues au premier chef: Laromiguière, Royer-Collard, Maine de Biran, Cousin, Jouffroy, est le témoignage le plus frappant et le plus éloquent de ce mépris.

Le livre de Taine est effectivement, sous des formes qui veulent être gaies et amusantes avant tout, un soufflet bien et dûment appliqué sur les deux joues de la philosophie contemporaine. C'est un de ces soufflets semblables à ceux que le bourreau donnait parfois à sa victime immolée! Seulement, comme on ne tue pas avec la batte d'Arlequin, le joyeux bourreau n'a pas tué ici la philosophie, qui continuera d'aller à ses affaires comme M. de Pourceaugnac avec son soufflet. Jamais, depuis qu'on écrit des articles de petits journaux (c'en est un de 362 pages que ce livre), on n'a traité avec un laisser-aller plus irrespectueux, avec un détail d'anecdotes plus malhonnêtes (sont-elles vraies?), les hommes et les choses que les lettrés de ce pays-ci ont adorés depuis quarante ans. Taine a parfaitement appris, à l'École d'où il est sorti, le défaut de l'armure de ses maîtres, la vacuité de leurs systèmes, le vice de leur enseignement et les grimaces de leurs prétentions. Il sait tout cela comme un de nous, et nous ne lui reprochons ni de le savoir ni de le dire. Dans la splendeur animée du monde catholique, où nous assistons à la vie, les philosophes nous semblent des ombres chinoises, des marionnettes noires qui s'agitent sur une toile blanche tamisée de lumière, et cela nous cause je ne sais quel frémissement de plaisir de les voir se livrer aux affreux amusements de la discorde et se briser des meubles sur leur majestueux angle facial. Ils se font ainsi justice eux-mêmes. Et d'ailleurs, avant tout, même avant les convenances et les respects d'école, la vérité! Mais ce que nous ne pouvons nous empêcher de blâmer dans le livre de Taine, c'est le manque absolu de sérieux et le scepticisme de ton, qui invalide la critique que l'on fait; c'est surtout une perversité de doctrines pire que celle des philosophies dont il se moque en les exposant.

Taine est un homme du XVIIIe siècle. Il l'est par l'expression et par le fond des choses, et, comme il est tel dans le XIXe siècle, il est très au-dessous, en réalité, des hommes du XVIIIe siècle, car l'erreur changée d'époque ressemble à un monstre déterré. Elle est plus laide qu'elle n'était du temps de sa vie. Si on appliquait à l'auteur des Philosophes français un des procédés de son livre, qui consiste à changer un homme de place,—à faire naître Cousin, par exemple, en 1640 et à le métamorphoser en abbé, en théologien et en successeur de Bossuet, espèce de truc à l'aide duquel il est facile de rencontrer des analogies d'imagination assez drôlettes,—nous dirions, nous, que Taine fut un ami de La Mettrie et qu'il a soupé chez d'Holbach, très hardi quand les domestiques étaient partis. Il a la prudence des serpents d'alors, qui étaient fort plats; il ne déduit pas longtemps ses idées, il les ombrage quand elles deviennent trop claires et les brise dans cette plaisanterie qui est une ressource; mais on n'en voit pas moins passer la lueur. Ces petites précautions ne tromperont personne. Taine distingue profondément la science, cet objet d'éternelle recherche, de la morale, de la religion, du gouvernement. La science, dit-il, ne s'occupe que de rechercher les faits et de les décrire analytiquement. Or, comme il estime que la science doit faire, dans un temps donné, les destinées du genre humain, il se trouve que la religion et la morale, qui ne sont pas la vérité scientifique et sur lesquelles les philosophes ont pris l'avance, s'en iront un jour avec les vieilles lunes. Telle est la foi et l'espérance de Taine. S'il y avait quelque chose qui ressemblât à du respect dans sa pensée, ce serait pour Condillac et pour Voltaire. Ses livres de chevet doivent être la Langue des calculs et Candide. Candide pour lui, son livre de couchette,—et la Langue des calculs pour les badauds et quand quelqu'un monte l'escalier. Chose naturelle! La philosophie qu'il galonne le moins de ses épigrammes est celle de Laromiguière, parce qu'elle se rapproche le plus de la philosophie du XVIIIe siècle. Son Dieu,—le plus grand psychologue de ce temps, dit-il,—c'est Henri Beyle (Stendhal); Henri Beyle, un esprit puissant, c'est incontestable, mais d'un matérialisme presque crapuleux. Il faut bien le dire, c'est le matérialisme aussi qu'exhale le livre de Taine. Il n'y est pas formulé, mais il y est; et sous les fleurs de la rhétorique et les roses à épines de la plaisanterie, sous les fadeurs et les fadaises de ce vieux pastel effacé, on sent l'infecte solfatare...

Quant au talent, un talent littéraire qui anime tout cela, il n'est pas énorme. Il consiste dans le programme assez bien étudié de la philosophie à l'École normale et dans cette fausse élégance qui joue au dandy sur des sujets qui ne comportent pas le dandysme. Un jour, Cousin, en verve de pédagogie, s'écriait, avec la solennité théâtrale et l'emphase de voix et de geste qui font de lui le plus grand comique involontaire qu'on ait vu: «Surtout, mon cher Labitte, n'oublions jamais que nous sommes des cuistres.» Mais Taine, qui n'a pas l'esprit de son état, veut, lui, à toute force, le faire oublier. C'est l'Alfred de Musset de la philosophie railleuse,—moins l'aristocratie naturelle du poète. Les cigarettes de Taine se fumeraient beaucoup moins longtemps. Quand on l'a lu, on est impatient d'une atmosphère plus saine et plus pure. On est impatient de sortir de la science telle qu'il nous la montre dans ce profil perdu, mais qui fait trembler, et de rentrer dans la famille, dans l'ordre, dans l'histoire, toutes choses ignorées du bourgeois célibataire, jongleur et parisien, lequel cherche à rechercher un objet de recherche d'un goût recherché; car voilà toute la philosophie de Taine. Misérables hypogées philosophiques! L'esprit solitaire y a froid, malgré le rire qu'on affecte d'y faire entendre. Déjà, à propos d'un premier livre sur La Fontaine, nous avons conseillé à Taine, dans l'intérêt de son esprit et de sa renommée, de retourner à cette traduction de Shakespeare dont il nous a donné un jour de si beaux fragments. Après avoir lu les Philosophes français, nous l'avertissons qu'il est plus pressant que jamais de retourner au vieux Shakespeare. Mais nous écoutera-t-il, et faudra-t-il donc l'y conduire, comme ces jeunes filles qui ne veulent pas chanter par obstination de modestie et que l'on conduit au piano?...

PASCAL[31]


I

Les Pensées de Pascal et l'Étude littéraire d'Ernest Havet[32] ne sont point une publication nouvelle. Elles datent de 1852. A cette époque, les travaux sur Pascal de Cousin, Sainte-Beuve, Nisard, Vinet, etc., etc., avaient éclaté, et, sans prétendre les résumer, cette publication les étreignit tous, comme idées, en un bloc consistant et très ferme, pour le compte d'une édition spéciale, faite avec soin sur les textes confrontés, et le rétablissement du sens de Pascal, si longtemps obscurci et mutilé. Quoique pleine de choses connues déjà, l'Étude d'Ernest Havet ne fut pas cependant uniquement la concentration énergique et habile de ce qui avait été dit précédemment dans le courant de cette moitié de siècle. Havet se permit d'avoir aussi son opinion sur Pascal. Il se permit d'avoir de la pénétration souvent,—plus souvent de la solidité. J'oserai même dire que, dans l'état actuel de la pensée du XIXe siècle sur Pascal, personne n'est encore allé plus avant qu'Havet dans ce clair-obscur étonnant—plus étonnant que celui de Rembrandt—qui s'appelle l'âme et le génie de Pascal. En vivant longtemps dans l'étude de ce grand esprit, Havet a fait amitié, je ne dirai pas avec ces ténèbres,—comme disait Augustin Thierry de sa cécité,—mais avec cette profondeur agitée, et, s'il n'a pas toujours découvert ce qu'il nous y montre, il a parfois ajouté à ce qui déjà y avait été découvert. Qu'elles appartinssent donc à lui ou à d'autres, les opinions qui donnent la vie à son Étude sur Pascal, et qui n'ont été jusqu'ici dépassées par aucune vue nouvelle, méritaient l'attention d'une critique qui a bien le droit de se demander si ce sont là les derniers mots qu'on puisse dire sur Pascal, et s'il y aura même jamais un dernier mot à dire sur cet homme qui fait l'effet d'un infini à lui seul!

Pascal, en effet, a été plus retrouvé, plus restauré, plus raconté que jugé de ce jugement définitif et suprême qui donne la raison suffisante d'un homme; il a produit plus d'étonnement que d'admiration encore, et presque plus de frayeur que d'étonnement. Les critiques à classification et à catégories, les nomenclateurs qui croient aux familles d'esprits, ont été complètement déroutés par ce grand Singulier, sceptique et dévot, géomètre et poète, l'ordre et le désordre, qui se bat contre sa tête avec son cœur. Ils n'ont rien compris, ou du moins ont compris peu de chose à ce solitaire, plus solitaire que tous les solitaires de Port-Royal dont il faisait partie, car jamais la règle et la communauté de doctrine et de foi n'empêchèrent qu'il ne fût seul, éternellement seul, sur la montagne de son esprit. Hélas! il y resta jusqu'à son dernier jour, tenté comme le Sauveur Jésus, aussi sur la montagne; et son tentateur, à lui, fut son propre génie, affamé de ce que les sciences de la terre n'ont jamais donné: la certitude! On l'a si peu compris que les uns le traitèrent comme un philosophe aberrant et lui firent la petite leçon philosophique; les autres comme un chrétien trébuchant dans le jansénisme et lui firent la petite leçon religieuse, quand il eût mieux valu montrer les causes si particulières et presque organiques de ce jansénisme de Pascal. En somme, tout cela fut assez pitoyable. Chacun, avec son petit lumignon, ne montrait, en tournant alentour, qu'un point isolé du sphinx énorme qui, du fond de l'ombre où il était aux trois quarts plongé, semblait défier tous ces porteurs de bobèche! Nulle lumière, en effet, ne s'était coulée autour de lui pour l'embrasser dans la beauté entière de sa forme étrange, et ne le simplifiait en nous l'éclairant dans son irréductible unité et malgré ces incohérences de surface, cet homme, cet être plutôt que cet homme, qui fut encore autre chose qu'un grand géomètre, un grand sceptique, un grand dévot! Mais quoi?... C'est ce qu'il fallait dire, et c'est là ce qu'on n'a point dit.

Eh bien, pour notre compte et dans la mesure de nos forces, c'est ce que nous voulons essayer de dire aujourd'hui! Nous ne voulons imiter personne: ni Voltaire, dont les Remarques sur Pascal ne sont qu'un verre d'eau claire dans lequel il y a de petites raisons qui ressemblent à des animalcules; ni Cousin, ce cartésien constitutionnel pour qui 1828 dure toujours, et qui, à propos de Pascal, bon Dieu! établit le plus grotesque des rapports entre le scepticisme philosophique et l'opposition politique qui n'est pas constitutionnelle; ni même Sainte-Beuve, meilleur à imiter cependant, car du moins celui-là est humain sous sa littérature et recherche les influences de la vie dans les révélations de la pensée. Pour nous, là n'est point la question. Pour nous, il s'agira bien moins ici des œuvres de Pascal et de sa valeur comparative ou absolue que de son entité, que de ce qui le fait Pascal,—ce prodige ou ce monstre, comme on voudra, mais, quel que soit le mot qu'on choisisse, la créature d'exception jusqu'à lui inconnue qui s'appelle Pascal, et même Blaise Pascal! Blaise, un nom de niais, accolé par le hasard, le roi des insolents et des ironiques, à cet autre nom de Pascal que la gloire devait faire un jour tellement resplendir!

II

Ainsi, nous prions instamment qu'on ne l'oublie pas! nous n'avons point à prendre la hauteur intellectuelle de Pascal. Nous voulons seulement indiquer quelle fut sa vraie réalité,—qu'on nous passe le mot! quoiqu'il ait l'air d'un pléonasme. D'ailleurs, quand on regarde à la lettre même de ses œuvres, Pascal n'est pas si grand qu'on l'a cru pour une Critique qui n'est pas gâtée par cette admiration traditionnelle que lui, le plus fier de tous les génies, méprisait. Comme mathématicien, en effet, il fut pour les méthodes anciennes contre les méthodes nouvelles, dont il méconnut la portée, ce qui lui mérita peut-être que Voltaire le mît, comme géomètre, très au dessous de Condorcet. Comme écrivain, opérant sur une langue qu'il n'inventa pas, quoiqu'on l'ait dit, car nous avons un si effroyable besoin de flatter que nous finissons par flatter la gloire, il imita Montaigne, et l'imitateur ne fit pas oublier l'imité. Sans Montaigne, et sans un sentiment dont nous allons parler tout à l'heure, Pascal n'aurait jamais été que l'écrivain des Provinciales, ce chef-d'œuvre qui ne serait pas si grand si les Jésuites étaient moins grands et moins haïs, les Provinciales, où le comique de cet immense Triste, qui veut plaisanter, consiste dans une ironie répétée dix-huit fois en dix-huit lettres, et dans cet heureux emploi de la formule: mon révérend père, qui—puisqu'on parlait à un jésuite—n'était pas extrêmement difficile à trouver.

Mais, encore une fois, Pascal, l'immortel phénomène, n'est pas là. Avant de dire ce qu'est un homme, il faut bien dire ce qu'il n'est pas. Le Pascal profond n'est pas plus dans son initiative scientifique que dans l'originalité de sa langue littéraire. Ce n'est point là qu'il faut chercher la caractéristique, l'élément générateur de son génie. Ce qui distingue Pascal, ce n'est pas la force de sa raison, car souvent il voit faux; ce n'est pas non plus la pureté de sa foi, car souvent elle est troublée. Un pas de plus du côté où il marche, c'est dans l'hérésie qu'il tomberait. Non! ce qui le crée Pascal, ce qui lui fait, par l'accent seul, une langue à lui à travers celle de Montaigne, dont il a les tours et dont il s'assimile les qualités; ce qui lui donne une originalité incomparable entre tous les esprits originaux de toutes les littératures, et le fait aller si loin dans l'originalité que parfois il rase l'abîme de la folie et donne le vertige, c'est un sentiment,—un sentiment unique, un sentiment assez généralement méprisé par le superficiel orgueil des hommes,—et ce sentiment, c'est la peur!

Mais tout ce qui est intense est magnifique dans ce monde sans énergie, et, d'ailleurs, la peur, ce n'est pas la lâcheté! «Quel est le lâche qui n'a jamais eu peur?...» disait Ney, le brave des braves. La peur de Pascal était digne de son âme et de son esprit. Elle pouvait exister sans honte, car c'était la peur du seul être avec lequel on puisse bien n'être pas brave: c'était la peur de Dieu! Je n'ai point à examiner si cette peur, qui était pour l'âme immatérielle de Pascal ce que serait une hypertrophie pour nos cœurs de chair, était légitime ou exagérée, mauvaise ou salutaire; si elle avait le droit philosophique ou religieux d'exister; ou si elle n'était pas plutôt un manque d'équilibre et un égarement dans des facultés toutes puissantes. Je me contente de la constater, car elle me suffit pour expliquer le Pascal sans égal, le Pascal des Pensées. Cette sublimité qu'on rencontre en ces quelques pages inachevées, et qui n'ont aucun modèle quant à l'inspiration qui les anime, cette sublimité qui n'existait plus depuis les effarements de quelques prophètes, je la trouve en Pascal dans la peur de Dieu et de sa justice, la plus grande peur de la plus grande chose qui pût exister dans la plus grande âme: l'âme de Pascal, que j'appelais plus haut: à elle seule tout un infini!

Et il fallait qu'elle fût grande, en effet, cette âme, pour être plus forte que l'esprit dont elle était accompagnée; car, cet esprit, elle l'a vaincu, elle l'a emporté hors de la science et hors du monde, comme un lion emporte un enfant! Là, dans le désert, le saint désert, comme disaient ces anachorètes, la terrible lionne l'a foulé aux pieds, déchiré, déchiqueté, et elle a répandu autour d'elle ses lambeaux saignants avec une fureur de mépris dont vous pouvez juger encore; car ces lambeaux, ce sont les Pensées de Pascal! Débris grandioses, auxquels les articulations manquent; mais quel prodigieux organisme ne font-ils pas supposer? L'ivresse de la terreur, d'une terreur sans bornes, a pu seule donner à l'âme d'un homme la force de briser un esprit pareil; car l'âme et l'esprit sont adéquats chez Pascal. C'est même la raison, par parenthèse, qui m'a toujours empêché de croire qu'eût-il vécu plus longtemps, et n'eût-il pas eu dans le cœur le néant de tout qui empêche de rien achever, Pascal eût pu élever à la religion le monument que l'on regrette. Non que l'ordonnance d'un beau livre ne fût dans les puissances de ce grand esprit de déduction et de géométrie, mais la peur fait trembler la main et dérange les combinaisons de l'artiste, tandis que la terreur, tout le temps qu'elle ne vous glace pas, fait pousser le cri pathétique. Et le cri pathétique, chez l'écrivain, c'est l'expression; ce n'est plus l'art, c'est le génie!

III

Le génie donc, mais le génie de l'expression et du sentiment, voilà la supériorité nette (reina netta!) de Pascal. Quelque pénétrant qu'il soit, il est plus pénétré, il est plus éloquent encore. Dans ce livre qui saigne, ce n'est pas la pensée qui domine, c'est le pathétique. La pensée qui circule dans ces Pensées est bientôt dite, et c'est toujours la même pensée: «Rien de certain, rien qui se démontre, la philosophie radicalement impuissante, la raison sotte, Dieu donc est Dieu, c'est-à-dire Jésus-Christ»,—tel est le fond. Mais la forme,—et plus que la forme, car, au point de vue extérieur, cette forme, c'est Montaigne: Montaigne, c'est l'écorce du style de Pascal; mais l'âme inouïe qui circule dans tout cela, qui passe à travers ce fond de si peu d'invention et cette forme de tant de mémoire, voilà le Pascal en propre, voilà l'originalité qu'on n'avait pas vue et qu'on ne reverra peut-être jamais! Quoiqu'il y ait là de bien grandes images qui frappent le front, les yeux et l'esprit comme une main, ce qui est plus beau que l'image encore,—l'image, d'un physique si puissant!—c'est l'accent, l'intime accent. Jamais il n'en fut de plus tragique, de plus amer, de plus angoissé, de plus méprisant, quand, du pied de la croix, cette grande âme qui souffre la passion de la raison humaine se retourne vers le monde, et aussi de plus humble quand, du monde, au contraire, elle se retourne vers la croix!

Telle est la beauté des Pensées. Ce n'est pas la partie des Pensées qui veut fonder, qui essaie de construire, qui raisonne enfin, qui est la plus sublime en Pascal: c'est la partie qui tremble, crie et doute, a horreur de douter, doute encore, et s'épouvante de son doute vis-à-vis de la seule clarté qu'il y ait pour elle, l'épouvantable clarté de Dieu! Effrayant génie que Pascal! a dit Chateaubriand. Ah! il eût dû dire effrayé! car l'effroi qu'il ressent est encore plus terrible que celui qu'il cause. C'est l'épouvante jusqu'à la poésie de l'épouvante. Oui! sous les lignes brisées de ce grand dessin géométrique qu'on aperçoit encore en ces Pensées, comme le plan interrompu d'une Pompéï quelconque après le tremblement de terre qui l'a engloutie, il y a une poésie, une poésie qu'on ne connaissait pas avant Pascal, dans son siècle réglé et tiré à quatre épingles: la poésie du désespoir, de la foi par désespoir, de l'amour de Dieu par désespoir! une poésie à faire pâlir celle de ce Byron qui viendra un siècle plus tard et de ce Shakespeare qui est venu un siècle plus tôt. Pascal, en effet, c'est le Hamlet du catholicisme, un Hamlet plus mâle et plus sombre que le beau damoysel de Shakespeare. Mais c'est tout à la fois le poème et le poète! C'est un Hamlet mort à trente ans passés, qui n'eut pas d'Ophélie, qui cause aussi, et dans quelle langue, grand Dieu! avec la tête de mort que les solitaires mettent auprès de leur crucifix, et qui, s'il se rejette, comme l'autre Hamlet, en arrière, devant le trou de la tombe, c'est qu'au fond il voit l'enfer, que l'autre Hamlet n'y voyait pas!

Ainsi, c'est un poète, en définitive, que Pascal. C'est le poète de la peur, qui a écrit ce grand mot caractéristique de son âme: «Le silence des astres m'épouvante!» C'est un poète, qui a dévoré, dans sa flamme, le géomètre, le philosophe et même le sceptique qui était en lui, et de cette cendre il a fait jaillir sa poésie. Poésie naïve s'il en fut, celle-là, car elle ne se sait pas poésie, et quand elle le saurait, elle ne s'en soucierait pas. Chose prodigieuse! dans une doctrine qui touche par un seul point à celle de Calvin, mais qui y touche, Pascal a su être un grand poète. Or, le calvinisme éteint tout, excepté l'enfer. C'est la seule orthodoxie qu'il ait gardée. Eh bien, l'enfer a été la source de la formidable poésie de Pascal! C'est par le sentiment, même quand il est inexprimé, de cette poésie terrible, plus que par sa roulette, plus que par un pamphlet toujours populaire, plus que par tout ce qu'il a fait jamais, qu'il est resté le dominateur des esprits et même de ceux qui lui sont rebelles; car on a répondu, bien ou mal, à toutes ses raisons, et malgré l'accablante expression de son génie l'intelligence humaine n'est pas vaincue, mais ses sentiments emportent tout, et ceux-là qu'il n'a pu convaincre de ce qu'il croit il les a emportés par la beauté de ce qu'il écrit, et ils conviennent qu'ils sont emportés! Qui sait, du reste? peut-être n'y a-t-il pas d'autre manière de mettre les pieds sur ces deux révoltés tenaces: le cœur de l'homme et son esprit!

IV

Et c'est aussi par là qu'il vivra toujours, le Pascal des Pensées. Rien n'est plus immortel qu'un poète, que la grandeur de sentiment qui fait les poètes et les héros; car les héros sont aussi des poètes, les poètes de l'action! Les sciences vieillissent, bonnes femmes qui radotent en nous parlant de leur éternelle jeunesse. Les philosophies se succèdent. Je ne veux pas dire que Descartes ne soit plus; mais il est bien changé: on en a fait un universitaire. Quel aplatissement! S'il revenait au monde, il se trouverait un peu verdi dans la mirette de Cousin. Après Kant, d'ailleurs, après Schelling, après Hegel, il faut convenir que, même sans Cousin, l'homme du cogito serait un peu terni. Mais Pascal, lui, le Pascal des Pensées, n'a pas, comme on dit, pris un jour. Toute une armée de géomètres a passé pourtant sur le géomètre du XVIIe siècle, et planté plus loin que la place où il était tombé l'étendard de la découverte. Le jansénisme s'en est allé en fumée avec les autres poussières d'un siècle écroulé, et jusqu'en ce beau livre des Pensées il s'est trouvé de vastes places qui maintenant font trou dans le reste, comme dans un tableau écaillé. La foi religieuse a pâli. La croyance au surnaturel, qui était le seul naturel pour Pascal, a diminué dans les esprits, retournés vers l'en-bas des choses. Il y a donc tout un Pascal de mort dans Pascal. Mais il y en a un autre qui ne mourra pas, c'est le poète des Pensées! c'est le poète qui est par-dessous tous ces raisonnements, tous ces doutes, toute cette syllogistique désespérée, toute cette algèbre de feu qui cherche l'inconnue et ne la trouve jamais, et qui, comme un phénix effrayé, aveuglé par les cendres du bûcher où il s'est consumé lui-même, se sauve tout à coup dans le ciel!

Du reste, on l'a traité en poète, allez! Le XVIIIe siècle, qui avait bien ses raisons pour ne pas aimer la poésie, l'a assez insolemment toisé du bas de sa prose, de sa raison et de sa froideur! Un jésuite l'avait appelé athée, ce Pascal qui tue l'intelligence sous Dieu. Des philosophes l'appelèrent visionnaire. Ils en firent un malade et ils inventèrent même une petite légende d'abîme qu'il voyait incessamment ouvert à ses pieds, et cette légende, qui rapetissait Pascal, a eu crédit longtemps, et c'est un poète, c'est Sainte-Beuve, qui, impatienté, l'a mise à la fin en pièces l'autre jour!

Poltron qui avait peur du diable! Voilà comme on traduisait cette terreur sainte du Dieu irrité et jaloux, qui féconda Pascal et en fit un poète incompréhensible aux pousseurs d'alexandrins de tragédie. Voltaire, Voltaire qui se croyait, avec raison, plus philosophe que poète, eut les pitiés les plus impertinentes pour Pascal. Dans ces Remarques, dont j'ai parlé, et dans lesquelles il fait tour à tour le joli cœur et le Tartufe: «Ne mettons point—dit-il d'un ton protecteur—de capuchon à Archimède...» «Êtes-vous fou, mon grand homme?» lui dit-il encore en se déboutonnant, familier et maraud. S'il l'était, c'était de cette folie dont il faut avoir trois quarts avec un seul quart de raison pour être un homme de génie, disait Royer-Collard, et cette folie-là, avec ses trois quarts de raison, Voltaire ne l'avait pas!

Devant la postérité, et cette partie de la postérité qui aime les grands poètes, Voltaire n'aura jamais l'honneur d'avoir été, en toute sa vie, une seule minute fou comme Pascal!

AUGUSTE MARTIN[33]


I

De Pascal à Auguste Martin, quelle cascade! Auguste Martin est l'auteur d'une Histoire de la Morale[34], et si Pascal est le poète de l'épouvante, Martin est le philosophe de la sécurité. Mon Dieu, oui! l'Histoire de la Morale! Voilà le sujet qu'aborde Martin,—auteur de plusieurs ouvrages, comme il dit sur la couverture de son livre. Les religions, les gouvernements, les ordres religieux, les grands hommes et même les grands scélérats, ont eu leur histoire. Seule, la morale, cette chose à part des religions et qu'on est prié instamment de ne pas confondre avec elles, seule, la morale n'avait pas la sienne. Ces étourdis d'hommes n'y avaient pas pensé!

Elle avait bien ses philosophes. Jules Simon, avec son Devoir, sa Liberté et sa Conscience, était un des philosophes actuels et présentement des plus comptés de cette morale par elle-même, de cet indépendant quelque chose qui s'appelle la morale, sans Dieu et sans sanction! Mais d'historien, aucun encore, quand Martin, qui depuis quinze ans poursuit la morale chez tous les peuples de la terre, comme Villemain, dont nous parlerons quand nous parlerons des critiques, y poursuit la poésie lyrique, Martin a pris possession de ce grand sujet dans un premier volume, précurseur de beaucoup d'autres... Louis-Auguste Martin, comme il s'appelle lui-même. Ne dirait-on pas un évêque?... Vous allez voir que ce n'en est pas un.

L'Histoire de la Morale commence par la morale de la Chine. Le livre que nous annonçons a même pour sous-titre: Première partie:—de la Morale chez les Chinois. Ce commencement nous plaît. C'est une bonne ouverture, et nous en faisons sincèrement notre compliment à l'auteur. En tant qu'on se préoccupe de la morale par elle-même, il faut la prendre où elle brille le mieux, où elle a son caractère le plus saillant et le plus incontestable, là enfin où elle a le plus régné sans s'appuyer sur cette robuste et grossière épaule des religions dont elle n'a plus besoin pour aller toute seule à présent... Or, qui ne le sait? Ce pays-là n'est-il pas, n'a-t-il pas toujours été la Chine?

La Chine a bien vu par-ci par-là quelques vestiges de ces inévitables religions, branches cassées et dispersées du candélabre primitivement allumé et qui brûlent encore dans les diverses poussières où les porta une tempête qui ne les éteignit pas. La Chine, nonobstant, est de tous les pays du globe celui-là où la philosophie et la science, et par conséquent la morale, leur fille stérile, ont le plus piétiné ces débris de flambeaux renversés. Les bonzes de la Chine, les bonzes, qui sont les calotins de l'endroit, ont été effacés par messieurs les mandarins, qui en sont les littérateurs et les philosophes. Martin a donc agi avec une vigueur de procédé qui l'honore en retraçant d'abord, et avant toutes les autres nations, la Chine et l'influence qu'y exerce la morale pour montrer que la morale est quelque chose en soi, car elle y est tout, et après l'avoir montré Louis-Auguste Martin, l'auteur de plusieurs ouvrages, pourra se dispenser d'en faire un de plus!

II

Et il n'y a point ici de confusion. La morale qu'adore Martin et dont il entreprend l'histoire est bien la morale telle qu'on l'entend en Chine, cette morale athée qui charma, quand il la découvrit, tout le XVIIIe siècle, qui se connaissait à cette morale-là. C'est cette morale, enfin, que certains esprits du XIXe siècle professent encore aujourd'hui, en prenant la peine de la détacher adroitement de toute philosophie comme elle était déjà détachée de toute religion. Or c'est précisément ce détachement, cet isolement de tout système de philosophie, qui fait le danger de cette morale, écrite seulement dans nos cœurs, et peu importe par quelle main!

L'homme n'est pipé que par les idées les plus simples. Tout système de philosophie a des complications qui n'entrent pas facilement dans d'esprit de l'homme, ou des parties tellement ridicules (voyez comme exemple seulement les monades du grand et sage Leibnitz!) que, décemment, il ne peut les admettre sans être lui-même un philosophe, apte à avaler tout en fait d'énormités. Mais ce moralisme faux qui ne se réclame pas d'une théodicée,—une théodicée, c'est de la théologie philosophique,—ce moralisme facile à comprendre, lavé et brossé de tout mysticisme, brillant et transparent comme le vide, qui prétend n'être rien de plus que la constatation d'un pur fait de conscience, et comment ne pas admettre un fait? ce moralisme positif et bon garçon est la plus dangereuse erreur qu'il y ait pour le commun des hommes, parce qu'elle est de niveau avec eux et qu'elle entre, sans avoir même à lever le pied, dans la majorité des esprits. Eh bien, c'est ce moralisme que professe aujourd'hui Martin, comme Jules Simon et tant d'autres! Et encore je crois que Martin, avec son air posé et doux (je ne dirai pas son air de colombe, mais de bon gros pigeon pattu et pas trop rengorgé dans son jabot dormant), est plus résolu et tranche plus net que Jules Simon, lequel me fait l'effet d'être bien empâté encore de déisme et de traîner après lui quelque chose de ce pot au noir de fumée.

Martin, lui, est parfaitement et tranquillement et sereinement athée, comme un mandarin à quarante boutons. Dans l'avant-propos de son livre il a défini, comme il le devait, du reste, cette morale dont il a résolu d'écrire l'histoire. Il nous a donné un petit système qui marche sur les trois roulettes que voici: les devoirs de l'homme envers lui-même d'abord (à tout seigneur tout honneur!), d'où la sagesse,—les devoirs de l'homme envers la société, d'où l'amour,—et les devoirs de la société envers chacun de ses membres, d'où le droit. Est-ce net? Est-ce peu compliqué? Est-ce roulant?... Une si jolie petite mécanique enfile l'esprit comme une petite voiture enfile une allée de jardin!

De Dieu, pas un mot. Des devoirs envers Dieu, pas l'ombre. Allons donc! pour qui nous prenez-vous?... Le nom même de Dieu, ce diable de vieux mot qui embarbouille l'esprit et nuit à sa clarté suprême, Louis-Auguste Martin ne l'a pas même écrit par distraction une seule fois. Louis-Auguste Martin n'est pas un distrait. Il est à son affaire, et son affaire, c'est l'homme, la sagesse de l'homme, l'amour de l'homme, le droit de l'homme! J'ai vu souvent de l'individualisme. Je n'en ai jamais vu d'aussi naïf et d'aussi gros dans sa naïveté. En vertu de toutes les raisons qu'il vient d'exposer, Martin demande pour l'homme une plus grande liberté, moins de pénalité, et, comme tous ces messieurs les philanthropes humanitaires, un petit paradis sur la terre. Nous connaissons cette ancienne guitare. On nous la râcle depuis assez longtemps!

Tel est le système de Louis-Auguste Martin, l'auteur de plusieurs ouvrages que je n'ai pas lus, que je n'ai pas besoin de lire, celui-ci me suffisant pour juger l'homme, qui doit être, j'en suis sûr, de la plus profonde unité. Tel est le système à la lueur duquel l'historien va jeter ses regards sur la Chine. Moraliste, il est vrai, dont la morale a cela de supérieur, selon lui,—et d'inférieur, selon nous,—à la morale chinoise, qu'il n'aime point le bambou, et que la Chine a toujours joué de ce gracieux bâton à nœuds avec l'alacrité, la vigueur et la prestesse d'un bâtonniste. Même le suave Confucius ou Khoung-Tseu, si cher à Pauthier, dont Martin emprunte la traduction, se servait du bâton avec avantage, car, un jour, trouvant son meilleur ami d'enfance vieux et assis à l'orientale sur ses talons au bord d'un chemin: «Qui, vieux, ne sait pas mourir, ne vaut rien,» dit l'aimable sage, et il frappa en perfection le trop vivant bonhomme, tant la Chine, jusque par la main de ses sages, a l'habitude de badiner avec le bambou!

Il y a dans ce badinage, il est vrai, aux yeux du très sérieux Louis-Auguste Martin, quelque chose de très offensant pour le droit humain, et c'est là le grand reproche qu'il ait à faire à la Chine; mais, enfin, il n'en dit pas moins, fier pour elle comme s'il était lui-même un Chinois: «Ce qui caractérise la civilisation en Chine, c'est la morale. C'est ce qui la distingue des autres civilisations... Chez aucun autre peuple on ne trouve aussi complètement formulées les éternelles lois du beau, du vrai et du juste, inscrites dans la conscience de l'homme. On les retrouve à chaque page de son histoire, invoquées par ses empereurs, ses ministres, ses philosophes et ses lettrés...»

III

Et c'est la vérité. Martin nous analyse les livres sacrés, les quatre livres de Confucius, le Ta-Hio, le Tchong-young, le Lun-yu, le Yao-King (voilà assez de cette musique, n'est-ce pas?), et tout cela—c'est la vérité—est d'une majesté à laquelle, dans l'histoire intellectuelle des nations, il n'y a rien à comparer. Et cependant, malgré ces invocations et ces formules, qu'a fait la morale de la Chine, cette morale transcendante régnant en Chine plus que l'empereur lui-même, ce grand moraliste en robe jaune qui, sous les inscriptions et les étiquettes, est souvent un monstre d'immoralité auprès duquel les Césars de la décadence romaine ne seraient que d'aimables jeunes gens en goguette?

Est-ce que les Chinois, ces potiches, pris en masse et de siècle en siècle, ne cachent pas des hommes affreux? Est-ce que ces grotesques dont on rit, qui sont les marionnettes des Occidentaux, ne sont pas au fond l'abjection, la trahison, l'abomination, l'infamie du globe? Est-ce que dernièrement encore l'immense caricature n'a pas tourné au tragique, et avions-nous besoin de cela pour savoir ce qu'ils ont dans le ventre, ces poussahs au cerveau figé et à la poitrine vide de tout sentiment d'humanité et d'honneur?

Auguste Martin avoue lui-même que Confucius, le plus sage des Chinois, ne put jamais parvenir à réaliser les réformes qu'il avait méditées, tant déjà les Chinois de son temps étaient pourris de vices, morts sur pied, irrémédiablement finis! Or, depuis Confucius, la corruption, qui va toujours son train, n'a fait que ronger davantage ce cadavre de nation. Comment donc cette histoire politique et sociale de la Chine, qu'il a étudiée, n'a-t-elle pas fait trembler quelque peu l'intrépide Martin sur l'efficacité et la solidité de cette morale qui doit, dans un avenir heureux, remplacer glorieusement ces drôlesses de religions chez tous les peuples!

En effet, il ne tremble pas. C'est un héroïque. Il croit à la morale par elle-même, et il y croit si dru qu'il n'est pas du tout frappé comme il devrait l'être de ce grand fait qui se retourne contre sa pauvre morale, la soufflette et la convainc d'impuissance,—le contraste qui existe et n'a pas cessé d'exister en Chine entre la moralité enflée ou sentimentale des paroles et la scélératesse des actes. Incroyable, ou plutôt très croyable préoccupation! La niaiserie même de cette morale lui échappe; car, vous le savez, le truism soleille en Orient, la bêtise a dans ces contrées la beauté et la grandeur du climat, et les Chinois en particulier (à un très petit nombre près de proverbes qui font exception au reste de leur littérature), les Chinois sont d'incommensurables La Palisse. Seulement, ces La Palisse en fait de maximes, ces tautologistes d'une imbécillité grandiose, sont doublés des coquins les plus déliés et les plus retors qui aient jamais existé.

Toute cette morale dont ils se chamarrent n'est donc pour eux que de l'ornementation pure, pièces d'estomac, broderies de robe, inscriptions de lambris, peintures d'éventail, dessus de portes, arabesques; mais elle n'a aucune influence réelle sur leur caractère et leurs actes et elle ne peut pas en avoir, car voici précisément où un homme qui n'aurait pas été Louis-Auguste Martin aurait été amené à conclure de toute cette histoire de la Chine.—C'est que la morale ne peut pas exister par elle-même, et qu'où elle est seule, avec ses principes tirés de soi, sans le Dieu personnel et rémunérateur qui punit ou qui récompense, elle n'est plus qu'une sotte et intolérable dérision!

IV

Mais, pour Louis-Auguste Martin, la conclusion devait être et a été toute différente et même contraire. La morale qui a le plus marqué une civilisation de son cachet, comme la civilisation chinoise, a-t-il dit, ne l'a marquée que par dehors, comme l'habit ou la peau d'un homme; mais elle n'a jamais pénétré dans ses mœurs. Eh bien, Louis-Auguste Martin n'en est nullement étonné! Il a réponse à tout. C'est que la morale des Chinois n'est pas assez la morale par elle-même! Et probablement ce n'est pas chez ce peuple cul-de-jatte qu'elle progressera assez pour le devenir.

Oui! ce qui l'empêchait d'entrer, cette morale, dans les mœurs, c'est d'abord le vilain bambou, incompatible avec le droit humain. Puis c'était aussi le droit de primogéniture, odieux partout, en Orient et en Occident (encore une vieille guitare connue)! Enfin, c'était la solidarité du fils et du père, ce ciment social que Martin s'amuse à gratter avec son petit coutelet de moraliste et à faire tomber d'entre les pierres d'un édifice qui, sans un reste de ce ciment, depuis longtemps ne tiendrait plus.

Ah! Louis-Auguste Martin est un homme de rare conséquence. Il ne se dément pas. Il est un... en plusieurs ouvrages; mais si, par hasard, il ne l'était pas, il l'est dans celui-ci. Une raison encore qu'il nous donne du peu d'influence de la morale chez les Chinois, ses civilisés et ses régnicoles, c'est ce qu'il appelle l'esclavage de la femme. Louis-Auguste Martin, comme tous les moralistes modernes, qui ont remplacé les chevaliers errants,—et qui parfois errent aussi,—veut l'émancipation de la femme, même en Occident. La femme, écrit-il, doit jouer un rôle égal à celui de l'homme dans une civilisation bien faite: «Mais ce jour semble ajourné à l'époque où ne domineront plus l'audace, la valeur guerrière, incompatibles avec sa nature douce et résignée... Seulement, soyons tranquilles, ce jour arrivera...» Dites-le-vous bien, messieurs les officiers de spahis!

En vain une femme, une Chinoise, la seule Chinoise bas-bleu ou babouche-bleue que l'on connaisse et qu'ait eue la Chine, la célèbre Pan-Hoeï-Pan, a eu une opinion contraire à celle de Louis-Auguste Martin et à toutes les femmes de lettres de notre Occident ambitieux. En vain a-t-elle rappelé la femme au sentiment tout-puissant de sa faiblesse et a-t-elle dit, avec un grand bon sens chinois étonnant et qui étonnerait même en Europe, qu'il n'y avait pour la femme que la modestie qui rougit et l'ombre du mystère qui voile cette rougeur charmante, Louis-Auguste Martin n'a pas l'humble opinion de madame Pan-Hoeï-Pan, et il lui résiste vertueusement, au nom de la morale universelle, comme un Joseph... intellectuel.

Voilà, en somme, le livre de Martin. On n'y trouve guères plus que ce que nous venons de voir, comme ensemble et portée; mais, nous l'avons dit, nous le tenons pour plus dangereux qu'un livre plus fort. C'est de l'hameçon en masse dans le vivier des sots, qui ont une pente invincible à croire à la morale sans bambou ou sans punition d'un autre genre, à cette commode morale par elle-même qui s'accote dans ses remords, quand elle en a, et fait bon ménage avec eux. Quant aux détails chinois du livre, ils sont pris à Duhalde, au père Amyot, à Brosset, loyalement cités, du reste, et à notre courageux et impartial voyageur, le père Huc, qui, lui, ne nous donna pas sur la Chine des idées de troisième main... Il y a bien par-ci, par-là, deux ou trois manières assez inconvenantes de parler du christianisme et de son divin fondateur qui étonnent et détonnent dans l'auteur, athée discret qui surveille sa parole tout en laissant passer sa pensée, et qui, quoique badaud d'opinion, a quelquefois le sourire fin... Louis-Auguste Martin se permet de parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ comme il parlerait d'un moraliste chinois. C'est par trop... chinois, cela, et mérite le bambou de toute critique qui en a un! A propos des prescriptions du Divin Maître, Martin, cet arpenteur exact de l'âme et de ses devoirs, prononce que le christianisme a dépassé la puissance de l'homme en lui ordonnant de faire le bien à ses ennemis et de répondre aux offenses par des bienfaits. Sa petite morale par elle-même est déconcertée de cela, et je le crois bien; mais ce n'est pas là une raison pour avoir, en exprimant un jugement faux, une familiarité qui n'est pas seulement un manque de respect, mais une faute de goût. Et d'ailleurs il n'a donc lu aucune histoire, pas même celle de la Chine, ce moraliste chinois de Martin, pour dire que le christianisme dépasse la puissance de l'homme! Et le plus écrasant démenti ne lui est-il pas donné par l'histoire tout entière, qui atteste que le christianisme a centuplé cette puissance là où il a saisi la nature humaine,—en Chine même, comme ailleurs et partout!

BUFFON[35]


I

Ce travail, très complet et très intéressant, sur l'un des premiers hommes du XVIIIe siècle, confine à deux mondes et embrasse également la science et la littérature. Et lorsque je dis l'un des premiers hommes du XVIIIe siècle, ce n'est pas assez: c'est le premier qu'il faudrait dire. Car, dans l'ordre religieux, supérieur à tout, Joseph de Maistre et Bonald doivent être comptés comme étant du XIXe siècle, et, dans les sciences naturelles, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en sont aussi. Buffon, moins spirituel que Voltaire, dont l'esprit me fait, d'ailleurs, toujours l'effet d'un bruit de grelots mis en vibration par les mouvements pétulants d'un singe, moins même que Montesquieu, qui a le sien finissant en pointe sans être pour cela un obélisque (car un obélisque, c'est un colosse!), Buffon, qui pourrait bien, si on y regarde, n'avoir pas d'esprit du tout, est pourtant fort au-dessus de ces deux hommes, bien plus vantés que lui et par la seule raison qu'ils ont plus troublé la moralité de leur siècle. Évidemment il les domina par la faculté la plus élevée d'entre les facultés humaines, quel que soit l'objet auquel on l'applique,—par cette faculté de l'ordre, que Voltaire n'eut jamais qu'avec ses domestiques et ses libraires, et que Montesquieu aurait pu avoir sans cet amour mesquin de l'épigramme qui l'a tant rapetissé.

Buffon, en effet, est l'ordre même, l'ordre concerté, enchaîné, lumineux! C'est là le caractère le plus visible de son génie. Investi de la double aptitude de la science et de l'art d'écrire, le plus savant de tous les arts, Buffon est au moins toujours l'ordre, s'il n'est pas toujours la vérité. Grand talent descriptif, qui sait encore mieux distribuer et encadrer ses tableaux que les peindre, il a précisément comme peintre le défaut de sa qualité souveraine: il pèche par l'ardeur; il est froid... comme l'exactitude et comme la majesté. Né en 1707, sous Louis XIV, le roi réglé et éclatant comme le soleil, qu'il avait pris pour son symbole, Buffon devait garder sur tout lui-même un impérissable reflet de ce grand règne, qui expira sur son berceau, et montrer ce reste de grandeur par la règle comme pour faire leçon en sa personne à la société déréglée au sein de laquelle il ne vécut pas.

Le croirait-on, de loin?...

Buffon, l'homme aux manchettes, qu'il mettait pour lui seul, est presque un solitaire dans son siècle. Un solitaire en grande toilette! Il haïssait Paris, le désordonné Paris, dont les soupers faillirent tuer jusqu'au génie de Montesquieu,—et il le fuyait. Quand il n'était plus au Jardin du Roi, il était à Montbard, dans ce pavillon aérien qu'il avait fait bâtir au-dessus de toutes les terrasses et dans la lanterne vitrée duquel il passa «cinquante ans à son bureau». C'est là, et de là, qu'il porta dans les résultats de ses travaux et dans sa manière de travailler, dans son style, qui était l'homme, et dans les moindres détails de la vie, cette hauteur tranquille et cette éternelle préoccupation de l'ordre et de la règle qui fit sa gloire et son bonheur; car il fut heureux! Il ne le fut point à la manière du chaste Newton, ce célibataire sublime, qui n'aima que Dieu et ses lois. Il avait, lui, quelque chose de trop tempéré, de trop harmonieux pour se mutiler ainsi le cœur, pour être un si cruel ascète de la science. Non! il se maria tard, dans sa beauté mûrie, et distribua ses jours entre la méditation et la nature, entre l'amour sans trouble du mariage et les vigilances tendres et lucides de la paternité. Il avait mis tant d'ordre dans sa vie qu'il put, sans inconvénient, la partager!

Voilà l'homme,—le seul homme calme, comme un ancien, d'un temps ivre de vin de Champagne et de pire encore; voilà le Buffon que Flourens a voulu nous peindre, consacrant à l'homme un talent très vif de biographe et au savant une science qui a l'accroissement de presque un siècle de plus. Flourens est un de ces esprits issus de Buffon dont on pourrait dire: Si Buffon n'avait pas été, existeraient-ils? Pour moi, je le crois, quant à Flourens. Il a une personnalité très distincte et parfaitement à lui; nous la montrerons tout à l'heure. Mais peut-être, lui, ne le croit-il pas? Il adore Buffon, et depuis trente ans il lui a donné probablement bien plus de vie qu'il n'en a reçu de ce grand homme. Flourens ne s'est pas seulement fait un artiste en gloire pour le compte de Buffon: il est le meilleur de sa gloire. Parmi tous les bonheurs et toutes les somptuosités de cette prodigieuse destinée que Dieu, après sa mort, continue à cet heureux qui aurait pu jeter sa bague aux poissons du Jardin des Plantes, le meilleur c'est cette gloire plus intelligente et plus pure incarnée dans l'admiration d'un rare esprit qui sait, lui, pourquoi il admire, et qui se détache de ce fond d'éloges traditionnels et de sots respects qui compose le gros de toute renommée. En exprimant, en filtrant cette dernière goutte de gloire exquise sur la mémoire de Buffon, Flourens semble avoir oublié la sienne. Mais qu'il soit tranquille! il ne l'aura pas moins par-dessus le marché[36].

II

Ainsi, double biographie:—la biographie intérieure et la biographie extérieure de Buffon, les faits de sa vie et ceux de son intelligence, tels sont les deux volumes de Flourens et qui se complètent et s'appellent. Publiée à dix ans d'intervalle de l'Histoire des travaux et des idées de Buffon[37], l'Histoire des manuscrits[38] n'est qu'un dernier mot que Flourens, après tout ce qu'il avait dit déjà, pouvait ne pas dire sans faire préjudice à l'homme de son culte, mais qu'il a dit parce que l'amour infini a soif de lumière infinie. Buffon, on le savait, avait des collaborateurs, et ce n'était là ni une infirmité ni une pauvreté de son génie, mais, au contraire, une puissance de plus. Ce furent l'abbé Bexon, Guéneau de Montbéliard, Daubenton, ses lieutenants en histoire naturelle auxquels il découpait le monde pour leur en donner à chacun une province à lui décrire et à lui rapporter. Eh bien, ces collaborateurs ont un peu troublé les scrupules religieux de Flourens! Il ne s'est pas assez rappelé le sort de ces collaborateurs de Mirabeau, qu'on reprocha aussi à son génie... qui les a parfaitement dévorés. L'Histoire des manuscrits a été commise en vue d'apaiser cette pieuse et même superstitieuse terreur. Flourens a voulu montrer, par ces manuscrits dont il nous cite beaucoup de passages, à quel point l'esprit attentif de Buffon s'imprimait encore, en corrections, sur les pages qu'il n'avait pas tracées; mais réellement, pour nous, peu importe!

Outre qu'en bonne justice ces corrections sont insignifiantes, elles ne le seraient pas qu'elles n'ajouraient rien au respect qu'on doit à Buffon, qui, après avoir pris la part du lion dans cette histoire naturelle dont il a eu la grande pensée, créa, avec l'histoire, des naturalistes pour l'écrire à côté de lui. Et ne sera-t-il pas, d'ailleurs, toujours plus beau d'inspirer les hommes comme la Muse que de les corriger ou de leur dicter comme un professeur? Seulement, dans ce volume sur les Manuscrits, que je regarde comme l'épi vidé de l'autre beau volume si plein sur les Idées et les travaux de Buffon, il y a cette biographie extérieure que Flourens n'avait encore jusqu'ici qu'ébauchée et dont on peut se passer d'autant moins, quand il s'agit de cet homme d'une si magnifique ordonnance, que son talent explique sa vie comme sa vie explique son talent, et que les triples pentes de l'esprit, du caractère et de la destinée se confondent et forment son identité.

Et il l'a bien compris, le fin biographe! Il s'est bien gardé de remâcher l'idée, vieillotte de vulgarité, de ce superficiel Voltaire, qui disait: «L'existence des hommes des lettres est dans leurs écrits et non ailleurs», et il nous a donné, avec le détail le plus pointilleux et la charmante petite monnaie des anecdotes, dont on n'a jamais trop à dépenser, la biographie de cet imposant homme de science et de lettres dont la vie refléta sans cesse la pensée, mais qui est une vie sous sa pensée, comme il y a de l'eau sous le bleu du ciel que reflètent les eaux! Flourens nous l'a écrite ainsi qu'un homme d'action qui n'abstrait pas l'action humaine de l'existence du plus grand des contemplateurs.

Flourens, il est vrai, n'est pas un savant de livres ou d'idées pures, c'est un naturaliste, un expérimentateur, c'est-à-dire un esprit incessamment à l'affût du caractère interne ou externe des choses, et, pour cette raison, il ne pouvait guères oublier les caractères de l'homme dans le contemplateur du belvédère de Montbard. Dès les premières pages de cette biographie, où le savant que nous allons retrouver dans les Travaux et idées de Buffon se sent et pèse si peu, je vois, avant toute vocation scientifique, cette faculté de l'ordre que j'ai signalée et qui est la maîtresse faculté et la faculté maîtresse dans Buffon. Très jeune, à l'âge où les autres jeunes gens se dissipent, à l'âge des coups d'épée (il en donna un), il se fait rendre compte judiciairement par son père de la gestion de sa fortune, en proie aux plus affreuses dilapidations, rachète la terre de Buffon que ce bourreau d'argent avait vendue, et le garde tendrement chez lui, ce bourreau qui se remarie et dont il garde également et élève les enfants. C'est, jeune, absolument le même homme qui, vieux, envoyant son fils à l'impératrice de Russie et lui constituant presque une maison, lui dit, au milieu de ses largesses et de ses tendresses: «Et surtout payez vos gens toutes les semaines, monsieur!»

Riche par le fait de son énergie, il employa sa fortune à former des relations nécessaires à son ambition sans turbulence, et il avait dès lors, nous dit son biographe, «l'aplomb de la richesse et de la beauté», ces deux choses qui font d'ordinaire perdre leur équilibre aux hommes. Il s'occupait de mathématiques, traduisait les Fluxions de Newton, mais déjà il se mettait en mesure avec l'avenir par des mémoires sur les végétaux qui le firent passer, à l'Académie, de la classe de mécanique dans celle de botanique, et décidèrent plus tard de sa nomination à l'intendance du Jardin du Roi, qu'il visait depuis longtemps avec la tranquillité de regard de la prévoyance. Une fois nommé à cette fonction, l'homme d'ordre de l'intimité apparut dans la vie publique. Buffon administra le Jardin comme il avait administré sa fortune. C'est alors qu'il créa des naturalistes qui durent l'aider dans le gouvernement de ce Jardin, ouvert aux produits des quatre règnes de la nature, et qui vinrent de tous les coins du globe s'y accumuler! Comme les hommes qui savent choisir ceux qui les remplacent, il fut invisible et présent au Jardin du Roi. Excepté quatre mois de l'année, il restait à Montbard, perché comme un aigle dans cette aire de cristal qu'il s'y était bâtie pour mieux y méditer dans la lumière, et ce ne fut qu'au bout de dix ans qu'il en descendit, rapportant, imprégnés, trempés et saturés de cette lumière, les trois premiers volumes de son Histoire naturelle.

A dater de ce moment sa gloire commença, sa vraie gloire. Jusque-là, il n'avait été que célèbre. Mais cette gloire caressante, dont les baisers sonnent, ne l'empêcha pas de remonter les escaliers grillés du pavillon plein de silence où l'attendait l'étude pensive, «l'étude après laquelle—disait-il—vient la gloire, si elle peut et si elle veut, et elle vient toujours!» Je l'ai dit, et Flourens l'a prouvé, ce qui distingue Buffon des hommes de son temps, que la gloire rendit fous, comme Rousseau et Voltaire,—de vrais parvenus,—c'est que sa belle tête calme sut résister à cette sirène. Il l'aima, mais comme il aima tout: avec une raison bien autrement belle que l'ivresse. Il l'aima comme il aima sa femme, comme il aima son fils, comme il aima sa province, qu'il ne quitta jamais. La province où l'on est né, patrie concentrée, patrie dans la patrie, peut-être plus profonde et plus chère encore que l'autre patrie! Ah! ce n'est pas lui qui aurait quitté sa Bourgogne et Montbard pour venir se faire couronner à Paris par des cabotines et pour donner des bénédictions déclamatoires au marmot de Franklin. Flourens cite un mot de cette madame de Pompadour que Voltaire le familier avait bien raison d'appeler Pompadourette, qui rime à grisette, et qui dit bien le ton de fille de cette femme-là: «Vous êtes un joli garçon, monsieur de Buffon, on ne vous voit jamais!» Il était un joli garçon comme Corneille:

A mon gré, le Corneille est joli quelquefois!

Mais quelle plus honorable accusation de solitude! En effet, il ne venait à Paris que dans quelque occasion solennelle, par exemple pour prononcer un jour, à l'Académie française, le seul discours de réception que la postérité n'ait pas oublié... et il s'en retournait après reprendre l'immense travail auquel il avait consacré sa vie. Il l'interrompait, cependant, pour recevoir dignement ceux qui venaient visiter cette gloire, qui n'était pas sauvage, mais qui sentait qu'elle ne grandirait que dans le labeur et l'isolement des hommes toujours plus! Sachant le prix du temps, le prix de tout, planant sur les préoccupations de son âme et les distractions de la vie, ne permettant pas à ces distractions d'emporter jamais sa pensée hors de l'atmosphère où, sans effort, il la maintenait, Buffon, comme Rousseau, ne jouait pas au hibou de Minerve. Ses manières de poser étaient plus aimables.

Il avait beau être un homme de génie, c'était aussi un grand seigneur de sentiment, toujours prêt à l'hospitalité, vous tendant sa belle main du fond de ses manchettes, qui se levait de son bureau pour vous faire accueil, «mis plutôt comme un maréchal de France que comme un homme de lettres», disait Hume étonné; car il avait cette faiblesse d'aimer la parure qui fut la faiblesse de tant de grands hommes. C'est ainsi que vécut Buffon, c'est ainsi qu'entre la société et la nature, mais plus loin de l'une que de l'autre, il atteignit cette vieillesse qui devait être longue et qui lui alla mieux que la jeunesse, tant ce grand esprit d'ordre et de paix majestueuse paraissait plus grand, dans le rassoiement de sa puissance, par ces dernières années voisines de la mort, qu'au temps de la virilité!

De tous les sentiments qu'il permit à son âme, je crois que le plus touchant et le plus profond fut pour son fils, et c'est aussi la pensée de son biographe. Le sentiment paternel, si protégeant et si élevé, rentrait dans sa nature ordonnante et souveraine. Tous les autres devaient faire un peu grimacer son âme, comme les petits sujets faisaient grimacer son style. Il ne s'y adaptait pas. «Quand il met sa grande robe sur les petits objets, elle fait mille plis», disait gracieusement, pour la première fois de sa vie, en parlant de lui, ce goître de Suisse, madame Necker.

III

Telle est en abrégé cette biographie dont on ne peut donner l'idée en quelques mots; telle est cette œuvre d'agréable renseignement et de piquante justesse qui, selon nous, fait tout le prix de l'inutile volume des Manuscrits. Il n'en est point de même de l'autre volume de Flourens: Des idées et des travaux de Buffon. Ce n'est plus là seulement un ouvrage agréable ou piquant comme cette notice biographique dont nous venons de rendre compte, mais c'est un livre dans lequel on constate une véritable supériorité. Là, on trouve une critique de Buffon pleine de verve, de mouvement, de sagacité et de science,—une critique faite par un amour qui a déchiré son bandeau, mais qui n'en est pas moins de l'amour encore.

C'est le cas pour Flourens. Assurément nous ne croyons pas que jamais il sorte de cette critique de l'amour, qui est la sienne quand il s'agit de Buffon, et qu'il puisse entrer dans cette impartialité froide qui est la vraie température de toute critique; mais rendons-lui justice et convenons que pour lui, l'enfant de Buffon, le cartésien comme Buffon, l'homme incessamment occupé à brosser comme un diamant la gloire de Buffon pour qu'elle brille davantage, il a cependant dans le regard une fermeté qui étonne quand il le porte sur son maître. Il ose le regarder, et très souvent il le voit bien. Il le voit entre les théories et les systèmes, constatant nettement que Buffon, tiré à deux philosophies, tenait de Descartes le goût des hypothèses, et de Newton le respect et la recherche des faits. Au fond, en effet, Buffon n'était pas, malgré des qualités de génie, un de ces intuitifs qui sont les premiers en tout génie humain. Le fait de son esprit, qui finit, nous le reconnaissons, par devenir tout-puissant par l'ordre (toujours l'ordre!), la continuité, l'enchaînement, la génération des idées, était plus un tâtonnement sublime que cette intuition qui n'hésite jamais et va droit à la découverte.

Buffon avait commencé sa vie pensante et savante par les mathématiques, qui sont une science de déduction, et il apporta les habitudes mathématiques partout où depuis s'engagea sa pensée, et c'est à cause de cela, selon nous, bien plus qu'à cause de ses accointances avec Descartes, qui avait été aussi un mathématicien bien avant d'être un philosophe, c'est à cause de cela que Buffon admit si souvent l'hypothèse comme une règle de fausse position. Buffon, nous dit Flourens, se trompa d'abord sur la méthode, rien n'étant moins dans la nature de son esprit que les nomenclatures et les caractères généraux. Seulement, comme, après l'avoir abaissé d'une main, Flourens relève Buffon de l'autre, en ajoutant qu'il se fit plus tard une méthode parce qu'il était un esprit toujours en marche, progressif et se complétant, Flourens n'attribue pas avec assez de rigueur, à notre sens, quoiqu'il l'indique, l'absence de vue perçante de Buffon, en fait de méthode, à une conformation de tête qui n'avait rien de métaphysique et à des facultés qui devaient entraîner celui qui les avait comme l'imagination entraîne.

C'est un peintre, en effet, avant tout, que Buffon, et son grand mérite, qui est énorme et que nous ne voulons pas plus diminuer que ne le veut Flourens, est d'avoir fondé la partie descriptive et historique des sciences naturelles. Mais la loi abstraite, la méthode qui donne tout dans un seul procédé, disons-le hardiment, ne pénétrait pas en cette tête pompeusement éprise de généralités, de différences et de coloris. Buffon est bien plus une imagination qui reçoit des impressions et qui en fait jaillir des tableaux vivants, qu'un observateur dans la force exacte de ce mot. Il n'était pas anatomiste, ce myope superbe.

Nous avons dit qu'il tâtonnait. Le bâton avec lequel il tâtonna et sur lequel il s'appuya, en anatomie, par exemple, fut Daubenton; mais par Daubenton (qu'importe le moyen!) «il créait l'anatomie comparée—dit Flourens—et il en comprenait l'importance». C'était l'habitude de son esprit, et c'en était aussi la force, de comprendre, de féconder, d'élargir les faits qu'il n'avait pas découverts. Moins expérimentateur habile que généralisateur formidable, il promenait sa vue sur les expériences qu'il n'avait pas faites; il en tirait les conséquences les plus éloignées; il en appuyait des conjectures. «Et,—dit l'éloquent Flourens, qui voudrait couvrir de sa tête tout entière, comme on couvre de sa poitrine celui qu'on aime, les erreurs de Buffon, ces erreurs qui sont souvent grandioses,—et j'aime mieux, à tout prendre, une conjecture qui élève mon esprit, qu'un fait exact qui le laisse à terre... J'appellerai toujours grande l'a pensée qui me fait penser.»

«C'est là le génie de Buffon—ajoute-t-il encore—et le secret de son pouvoir, c'est qu'il a une force qui se communique, c'est qu'il ose et qu'il inspire à son lecteur quelque chose de sa hardiesse.»

Et pourtant est-ce que les paroles de Flourens ne sont pas singulières? Ensorcellement par la beauté, par la grandeur, par le charme enfin du génie, plus que par la vérité qu'on lui doit... Si, vous autres savants, vous vous laissez entraîner ainsi hors du vrai limité, impérieux, immuable, que voulez-vous que nous devenions, nous, devant les beautés littéraires de cet homme, qui fut certainement, en définitive, plus un grand artiste dans l'ordre scientifique qu'un savant!

IV

Car voilà Buffon,—le vrai Buffon, pour nous! Buffon, c'est le grand peintre du XVIIIe siècle, qui n'a pas inventé seulement la description scientifique, comme parle Flourens, mais la description naturelle,—l'art de peindre avec des mots,—et qui, dans l'ordre hiérarchique de cet art nouveau, précéda immédiatement Chateaubriand, lequel commença sa carrière d'écrivain par être aussi naturaliste. En cette Histoire des travaux et des idées de Buffon, Flourens s'occupe, avec une compétence dont nous ne sommes point juge, du détail de toutes les questions techniques que nous ne saturions aborder dans ce livre, nous qui n'écrivons ni pour une spécialité ni pour une académie. Les idées de Buffon sur l'économie animale, sur la génération et sur la dégénération des animaux, etc., etc., etc., toutes ces diverses vues sont passées au crible de la plus patiente analyse. Mais, la conclusion que nous venons de citer l'atteste, ce qui reste au fond du crible c'est le génie de l'homme qui a remué toutes ces questions; le résultat qu'on atteint, c'est la démonstration de sa force; mais, franchement, ce n'est guères rien de plus! Excepté l'unité du genre humain et la théorie de la terre, les deux plus grandes solidités de Buffon, l'actif de vérité, dans son bilan, est assez petit. Seulement, nous l'avons dit, c'est bien moins l'hypothèse qui est à admirer dans ce majestueux manieur d'hypothèses, que l'ordre dans lequel il les dresse et fait avec elles de grands spectacles!

Or, c'est là ce qui nous importe, à nous. Nous nous soucions fort peu, pour notre compte, que la science, dont la preuve définitive n'est jamais faite, revienne maintenant, comme on le dit, aux Époques de la nature, après les avoir insultées. Quand elle y sera revenue, peut-être s'en retournera-t-elle encore, après y avoir laissé son respect et y avoir repris son mépris. Toutes ces titubations, ces chancellements, ces allées et venues d'une science éperdue et incertaine, n'empêcheront pas que ces Époques de la nature ne soient un monument littéraire au pied duquel elle peut, s'il lui plaît, s'agiter. Quand les sciences naturelles, qui sont d'hier, auront grandi et seront développées, Buffon en sera probablement l'Hésiode,—un Hésiode dont les hypothèses seront les fables, mais qui seront inviolables au temps sous la garde d'un langage assez beau pour être immortel!

SAINT-BONNET ET LE R. P. DANIEL[39]


I

Il est une question qui brûlait hier, et qui, tiède aujourd'hui, pourrait, d'un jour à l'autre, reprendre sa chaleur première, car elle n'a pas été résolue. C'est cette question des classiques grecs et latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n'a frappé personne quand on l'a agitée puisqu'elle cache,—et tout le monde l'a senti,—sous son intitulé modeste, cet énorme problème politique et social de l'éducation, qui déjà faisait sourciller le vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l'Europe n'eût vu le XVIIIe siècle et la révolution française! Rendu, par ce double événement, bien plus difficile à résoudre, un tel problème, malgré tout ce qu'il a inspiré aux esprits les plus opposés, n'était pas cependant arrivé à ce point de démonstration qu'il pût imposer sa solution, comme une loi, à l'État lui-même, après l'avoir imposée à l'opinion comme une vérité. Et il y avait plus. Sur cette question de l'enseignement, si grave, si pressante, si peu faite pour attendre puisqu'elle implique l'avenir et le compromet, c'était surtout l'opinion qui était restée indécise. Elle s'était émue, il est vrai; mais elle ne s'était pas prononcée. Les hommes qui devraient la conduire et ceux qui pourraient l'égarer s'étaient passionnés. On avait bataillé de part et d'autre; mais d'aucun côté on n'avait vaincu. D'aucun côté (jusqu'ici du moins) ne s'était levée, pour en finir, une de ces intelligences supérieures qui ferment les débats sur une question, comme Cromwell ferma la porte du parlement et en mit la clef dans sa poche; et la Critique attendait toujours le mot concluant et définitif qui devient, au bout d'un certain temps, la pensée de tout le monde,—ce mot qui est le coup de canon de lumière après lequel il peut y avoir des ennemis encore, mais après lequel il n'y a plus de combattants.

Eh bien, ce que la Critique attendait, elle ne l'attend plus! Le mot dictatorial dont nous parlons a été dit, et, comme nous le prévoyions bien, du reste, il vient d'être dit par une intelligence chrétienne. Saint-Bonnet ne serait pas chrétien que, de nature et de physiologie intellectuelle, il irait au fond des choses et creuserait les questions jusqu'au tuf. Il se tient si loin de la forge aux réputations, il fait si peu antichambre dans les boutiques où nous brassons la renommée; moitié aigle et moitié colombe, c'est un esprit si haut et si chaste, dans la solitude de sa province, qu'on est obligé de rappeler qu'à vingt-trois ans il achevait son ouvrage de l'Unité spirituelle, trois volumes étonnants d'aperçus, malgré leurs erreurs, et qui donnaient du moins la puissance de jet et le plein cintre de cet esprit qui s'élançait, et que plus tard il s'élevait, d'un adorable Traité de la douleur, jusqu'à cette Restauration française, l'ouvrage le plus fort d'idées qu'on ait écrit sur notre époque. Métaphysicien comme Malebranche, avec la poésie d'expression au service de la métaphysique que Malebranche, malgré son chapitre des Passions (admiration d'école!), n'avait pas, Saint-Bonnet est une de ces pompes intellectuelles qui vident toute question à laquelle s'applique le formidable appareil de leur cerveau. Quel qu'eût été le courant d'idées dans lequel il eût fonctionné, nous aurions eu toujours sur cette question de l'enseignement, puisqu'il la traitait, un livre remarquable avec lequel il eût fallu rudement discuter; mais Saint-Bonnet est chrétien. La discussion, s'il y en a une, ne nous regarde plus. Saint-Bonnet a ajouté la vigueur de l'idée chrétienne aux forces vives de son esprit, et c'est ainsi qu'il est arrivé, non à la vérité par éclairs, mais au plein jour de la vérité.

Et, quel qu'ait été le renfort de l'idée chrétienne, il y est arrivé pourtant par sa voie propre d'études habituelles et de facultés profondes, intuitives et réfléchies tour à tour. On n'a pas oublié sans doute que les prétentions en présence, sur cette question de l'enseignement, c'étaient, d'une part, l'innocuité morale des classiques et leur convenance littéraire, et, de l'autre, le danger auquel ils exposent de jeunes esprits qui prennent leurs premiers plis et reçoivent les terribles premières impressions de la vie,—terribles, car ce sont peut-être les seules qui doivent leur rester! Comme les autres écrivains qui ont discuté l'influence de la littérature ancienne sur l'intelligence des générations modernes, Saint-Bonnet ne s'est pas contenté de poser une question d'histoire et d'établir superficiellement un rapport de cause à effet entre la moralité des auteurs païens, dont les œuvres sont livrées trop tôt à de sympathiques admirations, et la moralité des hommes nés dans le sein du christianisme et qu'a lavés, même intellectuellement, le baptême. Saint-Bonnet a voulu davantage. Habitué à la méditation philosophique, à ce reploiement de la pensée qui s'aiguise en se pénétrant, il a entrepris de dégager cette loi de déduction qui, chez les autres écrivains, n'avait encore été qu'indiquée, et de la faire toucher par tant de côtés et à tant de reprises à ses lecteurs qu'il fût impossible de la nier. A notre sens, il a réussi. Il a traversé rapidement les faits d'expérience que de part et d'autre on s'opposait, puis, enfonçant la griffe de sa toute-puissante analyse dans les flancs mêmes de la question psychologique, il a substitué une question de nature humaine et d'inévitabilité logique à un rapprochement décevant dont on pourrait également dire: Cela est-il ou cela n'est-il pas? Conséquent à la manière des grands observateurs, qui généralisent quand ils concluent, anatomiste de la pensée comme Bichat et Cuvier l'étaient des organes, il a pris la tête humaine dans sa main et il a dit: Cette tête étant conformée comme elle est, il est évident que telles idées ou tels sentiments qu'on y infiltre quand elle est vierge encore doivent produire tel effet funeste,—absolument comme le chimiste dit: Tel liquide versé dans un autre liquide doit produire tel précipité à coup sûr. Et par là il a donné à une argumentation épuisée le degré de solidité qui devait la rendre invincible.

Certes! à ne voir en bloc qu'un tel résultat, ce serait déjà une chose grande et belle que de l'avoir atteint, et la Critique, qui sait la profondeur et la difficulté des idées simples, ne pourrait oublier de le signaler avec éclat. Mais là ne se borne point le mérite du livre dont il est question. Il faut entrer dans les détails de ce nouvel ouvrage de Saint-Bonnet pour être frappé comme il convient de toutes les qualités d'exécution de sa pensée. Alors seulement on comprendra le magnifique titre qui surprend d'abord: De l'Affaiblissement de la Raison en Europe[40], donné à une brochure sur la question des classiques; et ce titre, si plein de choses, sera complètement justifié.

En effet, l'horizon de l'auteur de l'Affaiblissement de la Raison ne se circonscrit pas dans les limites, si agrandies et si fouillées qu'elles soient, d'une question de psychologie. Il est assez indifférent pour le quart d'heure de savoir si c'est le métaphysicien qui éveille en lui l'esprit politique ou si c'est l'esprit politique, effrayé des tempêtes qui dorment sous nos pieds à fleur de sol, qui a repoussé le métaphysicien sur lui-même; mais ce qui est visible jusqu'à la splendeur, c'est que le métaphysicien et l'esprit politique, dont l'union fait un homme presque aussi merveilleux qu'une chimère, forment en Saint-Bonnet une exceptionnelle harmonie. Aux yeux de ce double penseur, l'anarchie, fille de la révolution française, née dans le sang affreusement fécond qu'avait essuyé pourtant un grand homme, l'anarchie, vaincue une seconde fois dans l'État, se réfugie actuellement dans la pensée, dans la philosophie, dans cette partie immatérielle et abstraite de l'homme d'où, au premier jour, elle redescendra dans les faits, plus forte que jamais, plus armée et plus menaçante! «On croit éteinte la révolution,—dit Saint-Bonnet, au commencement de son livre, dans des lignes qui, pour être un tocsin, n'en sonnent pas moins aussi tristement qu'une agonie,—c'est croire éteinte l'antique envie que la foi comprimait autrefois dans les âmes... envie amoncelée, en ce moment, comme la mer, par un vent qui, depuis un siècle, souffle sur elle.» Laissons les Pangloss du progrès se vautrer dans la niaiserie de leur optimisme. Le vieux serpent de l'erreur ne périt pas pour changer de peau. Au contraire, en changer, c'est pour lui une des conditions de la vie. Devenue panthéiste sur les sommets de la pensée et socialiste dans le terre-à-terre de la pratique et de la réalité, cette révolution intellectuelle, qui fait l'intérim de la révolution politique en attendant son retour, est pour Saint-Bonnet, comme pour nous, du reste, comme pour tous ceux qui portent un regard assuré sur l'Europe actuelle, l'application complète de toutes les doctrines du XVIIIe siècle à l'homme et à la société. Seulement, plus frappé que personne, en vertu de son tour d'esprit, de l'inutilité des charges à fond exécutées par les meilleures intelligences contre la révolution dans les systèmes qu'elle a engendrés par la tête de ses plus illustres penseurs, et voyant, sur ces systèmes rompus, déshonorés, défaits, la révolution vivre encore et continuer de ravager la pensée sociale, Saint-Bonnet s'est dit qu'il fallait l'attaquer plus profondément, plus intimement que dans ces systèmes, forteresses de quelques jours! Il s'est dit qu'il fallait la poursuivre jusque dans son dernier retranchement, jusque dans les facultés de l'homme, faussées et perdues par une éducation première, et qui n'en restent pas moins perdues quand l'homme ne croit plus à la lettre de son enseignement. Or, de toutes les facultés de l'homme, la plus gauchie, la plus radicalement altérée, c'est précisément celle-là que la philosophie croit avoir le plus développée, c'est la faculté qui sert à concevoir le vrai:—la raison! Pour le prouver, Saint-Bonnet nous en fait l'histoire. Il nous en raconte les défaillances. Terrifiante et majestueuse peinture! Le propre des esprits véritablement supérieurs est d'élever jusqu'à eux les questions qu'ils posent et de n'en descendre pas moins jusqu'au fond de ces questions soulevées. Saint-Bonnet a prouvé à quelle race d'esprits il appartenait en donnant pour base à une question de réforme dans l'éducation publique cette histoire de l'affaiblissement de la raison en Europe, qui serait la plus sûre prophétie de notre prochaine décadence si le livre où elle est annoncée ne renfermait pas les meilleurs moyens de l'éviter.

Et c'est ici que l'originalité du livre commence; c'est ici qu'on sent à quel métaphysicien on a affaire. Nous avons nommé la raison. Mais, comme tous les grands esprits philosophiques, qui savent que les mots représentent la pensée, qui poinçonnent la langue et donnent le vocabulaire de leurs conceptions, Saint-Bonnet nous explique ce qu'il entend par cette faculté, d'ordinaire si vaguement définie. Indépendamment de sa justesse, nous, chez qui bat le cœur de l'artiste, nous ne savons rien de plus beau que cette définition de la raison, qui a les proportions d'une analyse. Selon Saint-Bonnet, la raison, c'est la faculté divine, impersonnelle, qui nous met en rapport avec l'infini. Une des confusions les plus fréquentes et les plus déplorables d'une fausse philosophie, c'est la confusion de la raison et de l'intelligence, qu'il faut si sévèrement distinguer. La raison, c'est ce qui nous est resté du rayon divin après la grande rupture de la chute; l'intelligence, c'est la puissance de l'homme, le résultat, soit du hasard, soit du mystère de sa contingente organisation. Comme la sensation est en l'homme le représentant et la voix de la nature, la raison est dans sa conscience le représentant et la voix de Dieu.

«La fonction psychologique de la raison—dit Saint-Bonnet—est de placer continuellement la notion de l'être, la notion de la loi, du nécessaire, de l'unité, du juste, du bien en soi, en un mot du divin, sous les perceptions innombrables du phénomène du variable, du relatif, du fini que lui transmet sans cesse l'intelligence, recueillant le produit des sens, et d'empêcher que nous ne restions de simples animaux. La fonction de la raison, en un mot, est de rappeler constamment l'homme des perceptions contingentes et personnelles aux perceptions impersonnelles et immuables; de la nature physique où le retient le corps à la raison éternelle d'où lui descend la vérité.» Une telle faculté, qui soude presque l'homme à Dieu, s'il est permis de parler ainsi, devait être la première que la philosophie du XVIIIe siècle, la philosophie du moi et de la chose exclusivement humaine, dût fausser. Et elle n'y manqua pas. Elle la brisa. Pour cela, la philosophie pesa sur l'esprit de l'homme de deux manières: par les sciences, qui ne s'adressent qu'à l'esprit et qui finissent par lui donner le vertige de sa force, et par l'effet du paganisme sur l'âme. Influence—il faut le reconnaître—que le XVIIIe siècle n'avait pas créée, qui existait depuis la Renaissance; mais qui, grossie chaque jour, avait fait avalanche sur la pente escarpée de ce siècle, où toutes les erreurs entassées avaient fini par se précipiter.

Tel est le chemin que l'auteur de l'Affaiblissement de la Raison parcourt, après l'avoir creusé, pour arriver à cette question de l'influence du paganisme sur de jeunes âmes qui ne semble être qu'une question de rhétorique aux esprits superficiels, mais qui est, pour les esprits profonds, une question de philosophie, de gouvernement, d'avenir du monde. Les esprits superficiels, nous savons ce qu'ils sont dans une époque où le système des majorités est une méthode de vérité. Nous savons que, pour peu qu'ils aient une misère de talent, de palette, et même sans cela de renommée, les voilà les conducteurs et les chauffeurs de l'opinion sur tous les rails. Mais qu'importe!! nous renverrons ceux qui croient à leurs paroles légères au livre de Saint-Bonnet. A qui suivra comme nous ce grand mineur, ce grand stratégiste, qui creuse si bien le dessous des questions qu'il veut résoudre, il ne restera nulle incertitude pour les plus inquiets. Toute anxiété sera dissipée! La question qui a dernièrement scandalisé MM. les dandies littéraires, cette fine fleur d'humanistes à gants blancs de cette époque de doctrinaires en toutes choses, lesquels prétendent savoir le latin et ne vouloir l'étudier que dans les sources les plus pures, cette question, qui n'est pas seulement une question de pédagogue, mais une question d'âme, sera plus que résolue: elle sera épuisée. Saint-Bonnet l'a retournée dans tous les sens. Il en a sondé toutes les faces. Naturalisme d'abord, scepticisme ensuite, toutes les influences qui sortent pour l'enfant des premières impressions littéraires, des premières ivresses de son imagination ravie, Saint-Bonnet les a étudiées, les a poursuivies dans les mille canaux de l'âme et de la vie, comme un grand médecin qui poursuivrait, dans les réseaux des veines et au plus secret de nos organes, le virus mystérieux de quelque horrible maladie. Oui! cet observateur si fort sur la nature morale de l'homme, sur tout ce qui la trouble et l'altère, nous fait l'effet d'un grand médecin. Là où les autres voient la santé ou une hygiène sans inconvénient et sans péril, le grand médecin voit le mal, l'empoisonnement et la mort. Du reste, le remède proposé par notre pathologiste intellectuel est bien simple. Il demande que les premières émotions, que les premières admirations de l'enfant soient chrétiennes. Il tient à ce que l'enfant soit littérairement et même philosophiquement chrétien, dans sa mesure enfantine, avant de pénétrer dans la littérature et la civilisation païennes. Il désire que les sciences morales et dogmatiques l'emportent dans l'éducation sur les sciences expérimentales et naturelles, et il rédige ainsi son programme: «La littérature prise dans les saints Pères avant de passer à l'étude de l'antiquité; la philosophie avant la rhétorique, et surtout la science parfaite et solide des doctrines théologiques, puisées dans les auteurs approuvés par le saint-père.» Quelle plus grande simplicité!

Et ces conclusions ne sont pas nouvelles. Elles ont été exprimées déjà par beaucoup d'esprits dans la discussion dont nous parlions plus haut. Ce sont les conclusions pour ainsi dire catholiques de la question. Mais ce qui est neuf, ce qui appartient en propre à l'auteur de l'Affaiblissement de la Raison, c'est la manière dont il aboutit à ces conclusions et dont il les impose. Livre de circonstance pensé par un esprit d'une originalité perçante, l'Affaiblissement, nous le répétons, dit avec ascendant le mot décisif qui doit influer sur les destinées d'une question posée et en litige encore. Il ralliera les intelligences fortes. Il fera la lumière par en haut. Seulement, comme tous les livres d'un talent très élevé ou très profond, il a besoin du temps pour son succès. Il ne peut pas l'avoir immédiatement, et voici pourquoi: il faut aux livres, comme aux talents destinés au succès rapide, au succès à l'heure même, un côté de médiocrité, soit dans la forme, soit dans le fond, lequel ne déconcerte pas trop la masse des esprits qui se mêlent de les juger. Quand on n'a pas ce bienheureux côté de médiocrité dans le talent qui nous vaut la sympathie vulgaire, on a besoin du temps pour la renommée de son nom ou la vérité qu'on annonce. Or, le livre de Saint-Bonnet est aussi grandement et artistement écrit qu'il est fermement pensé. L'auteur le sait, du reste. Il sait que les gloires les plus pures et les plus solides, espèces de diamants douloureux, se forment comme les plus lentes et les plus belles cristallisations. Quel que soit le retentissement ou le silence du nouvel écrit qu'il publie, il ne s'en étonnera pas; il est trop métaphysicien pour s'en étonner. Seulement, applaudi ou délaissé du public, ce livre n'en formule pas moins, sur la question de l'enseignement classique, les grandes considérations qui doivent rester et auxquelles il faudra bien revenir. Et ce n'est pas tout. En dehors de la question pratique de l'enseignement, l'ouvrage de Saint-Bonnet se distingue par une chose d'un mérite absolu et impérissable comme la métaphysique elle-même, et cette chose, fût-elle seule, suffirait pour classer très haut l'écrit où elle paraît pour la première fois. Nous voulons parler de cette analyse de la raison, avec les huit facultés qui la composent, et qui sera peut-être pour la gloire philosophique de Saint-Bonnet ce que fut pour Kant le remaniement des catégories d'Aristote. En philosophie, une bonne distinction a quelquefois l'importance d'une découverte; mais ici il y a plus qu'une distinction, il y a une systématisation tout entière, avec laquelle on répondra désormais au rationalisme sur cette question de la raison qu'il a si cruellement et si machiavéliquement troublée en la séparant de la foi. Ajoutons qu'un autre bienfait de la théorie de Saint-Bonnet sera de mettre fin à la thèse du traditionalisme exclusif.

II

Si nous avons uni sous un titre commun l'Affaiblissement de la Raison et les Études classiques dans la société chrétienne[41] par le Révérend P. Daniel, c'est qu'à part l'identité du sujet nous ne connaissons pas d'ouvrage qui montre mieux la justesse des vues de Saint-Bonnet que ce livre, entrepris dans un but différent du sien. Assurément l'éducation classique, l'éducation par les anciens, a trouvé un défenseur bien savant, bien ingénieux et bien chrétien pourtant (on n'en saurait douter) dans le Révérend P. Daniel, le Rollin de la Compagnie de Jésus, qui nous donne un nouveau Traité des Études plein de renseignement et de lumière. Mais le P. Daniel lui-même, appuyé sur un livre qu'on ne saurait trop louer au point de vue de l'information historique, ne peut infirmer dans notre esprit la portée des raisons que Saint-Bonnet a signalées contre l'enseignement des anciens tel qu'il a été pratiqué si longtemps dans notre éducation moderne.

Le P. Daniel a les entrailles de son ordre pour un genre d'enseignement qui en a fait la gloire. Rien donc de plus naturel à un homme comme lui que de défendre cet enseignement et de vouloir le justifier. Il y parviendrait presque si l'on ne s'en rapportait qu'aux faits qu'il cite, si l'on oubliait que ces faits, recueillis et morts dans l'histoire, sont séparés de leur racine, c'est-à-dire de l'époque à laquelle ils se sont produits et de l'esprit qui l'animait. Membre de cette illustre Compagnie de Jésus pour laquelle on ne saurait avoir une trop profonde vénération, le P. Daniel a opposé la tradition scolaire d'un temps où l'Europe et la France étaient chrétiennes comme, hélas! elle ne le sont plus, aux esprits sévères qui croient aujourd'hui la foi et la civilisation perdues si on ne refait pas l'homme dans son germe, c'est-à-dire dans son existence intellectuelle. Le docte historien nous raconte, avec un détail qui honore sa science et son talent d'exposition, ce que fut l'enseignement classique depuis le IVe siècle jusqu'à Charlemagne et Alcuin, depuis Raban Maur jusqu'à Alexandre de Villedieu, et depuis le XIIe siècle jusqu'à la Renaissance. Or, dans cette longue période, il le montre partout admis par l'autorité religieuse, qui n'avait qu'à dire un seul mot pour le supprimer. Il cite même à ce sujet les décisions du concile de Trente. Mais, selon nous, si les faits cités sont incontestables, nous croyons que le savant jésuite en a tiré de fausses conclusions; et c'est surtout quand on a lu cette histoire des Études classiques que Saint-Bonnet paraît seul avoir saisi la question là où elle est réellement, c'est-à-dire dans l'état effrayant de la pensée européenne et dans la nature de l'esprit humain.

Et, nous le répétons en finissant, il n'y a que là, en effet, qu'on puisse trouver la raison sans réplique qui domine tout le débat rappelé par nous aujourd'hui. Partout ailleurs tous les arguments sont entachés de faiblesse. Ils plient quand on les presse un peu. Même le grand argument invoqué par le P. Daniel, et le meilleur de toute sa thèse: «Que l'homme qui enseigne est plus que l'enseignement, et que là où le maître est excellent les mauvaises doctrines deviennent innocentes», cet argument n'est pas, au fond, beaucoup plus solide que les autres, et l'histoire elle-même ne s'est-elle pas chargée de le réfuter? Certes! s'il fut jamais des hommes dignes de porter dans leurs saintes mains le cœur et le cerveau de l'enfant, ces délicats et purs calices que la vérité doit remplir et qui restent fêlés ou ternis pour toujours dès qu'un peu de poison de l'erreur y coule, ne sont-ce pas les Jésuites, les pères de la foi, les pères aussi de la pensée, ces premiers éducateurs du monde?... Eh bien, Voltaire et le XVIIIe siècle sont pourtant sortis de chez eux! Nous ne dirons pas qu'ils en soient sortis comme l'enfant sort, complet, organisé, achevé, du sein de la mère. Cela ne serait pas vrai et nous n'avons pas besoin d'exagérer la vérité dans l'intérêt de la vérité même. Mais, enfin, l'éducation qui avait suffi jusque-là ne suffisait donc plus pour que Voltaire devînt... ce qu'il est devenu, malgré ses maîtres, et que le XVIIIe siècle fût possible?...

Nous prions ceux qui séparent la question de l'éducation des besoins et des périls du XIXe siècle, pour ne la considérer que dans la tradition de temps moins menacés et moins à plaindre, de vouloir bien songer à cela.

LACORDAIRE[42]


I

Au moment où le Révérend P. Lacordaire vient d'entrer à l'Académie, la Critique littéraire doit se trouver heureuse d'avoir un livre du nouvel académicien à examiner. C'est deux fois une nouveauté. Les livres ne sont pas très nombreux dans la vie du P. Lacordaire. Pour ma part, il m'est impossible d'admettre comme un livre, dans le sens véritablement littéraire du mot, les Conférences de Notre-Dame, improvisées, on nous l'a dit assez en insistant sur ce mérite, et si remaniées depuis, à main et à tête reposées, en vue de la publication. Reste la Vie de saint Dominique, livre médiocre, d'une érudition incertaine, et dont la célébrité du Révérend P. Lacordaire comme orateur fit seulement resplendir la médiocrité. Ajoutez-y deux ou trois livres de Mélanges, fort lâchés comme tous les mélanges, c'est là à peu près tout, et ce n'est pas bien gros. Vous le voyez, il fallait du renfort peut-être pour expliquer cette élection, désintéressée de tout, comme on le sait, excepté de littérature, et à laquelle jusque-là personne n'avait pensé, pas même le nouvel académicien!

En effet, l'illustration, très méritée du reste, du P. Lacordaire, n'est pas d'aujourd'hui; et l'Académie, qui, comme toutes les douairières, a toujours aimé les très petits jeunes gens et les fait tout de suite académiciens à leurs premiers vers de comédie ou de tragédie, aurait pu, il y a vingt-cinq ans, avoir un jeune homme de plus dans son écrin de jeunes hommes, et un jeune homme qui lui aurait apporté une renommée éclatante. Elle dédaigna d'y songer. Le talent qu'elle aurait reconnu en l'admettant dans son sein était, il est vrai, un talent oratoire; mais l'Académie, qui donne des prix d'éloquence, ne répugne pas aux orateurs, quoique le but de son institution ne soit pas le développement de l'art oratoire, mais bien de la littérature. Ne l'avait-on pas vue nommer des évêques pour une seule oraison funèbre, et des avocats pour des plaidoiries malheureusement plus nombreuses? Il est vrai que les évêques sont de hauts dignitaires ecclésiastiques, qui honorent, par l'élévation de leur rang, la compagnie dont ils font partie, et il est vrai aussi que le fondateur de l'Académie a voulu honorer les lettres en les mêlant à ce qu'il y a, socialement, de plus élevé. Quant aux avocats, lorsqu'ils ont eu leur règne dans un pays autrefois soldat, et qui, grâce à Dieu! l'est redevenu, ils devaient l'avoir aussi à l'Académie. Mais l'orateur que voici, le P. Lacordaire, n'était qu'un simple dominicain, peu sympathique d'état et d'opinion à messieurs les philosophes éclectiques ou voltairiens qui avaient la bonté d'élire des évêques ou des rois du temps, des avocats! D'un côté, lui, le P. Lacordaire, qui avait fait vœu d'humilité et qui tenait trop à son vœu pour se donner les soins mondains d'une candidature, pensait encore moins à l'Académie que l'Académie ne pensait à Sa Révérence, quand tout à coup l'élection, provoquée par MM. de Falloux, Cousin et Villemain, a eu lieu. Les titres littéraires du P. Lacordaire ont donc fait passer les philosophes sur le moine, et même le moine sur les philosophes, car le P. Lacordaire n'a pas été nommé à l'Académie avec dispense de visite, comme aurait pu l'être Béranger. Parmi ces titres peu nombreux, et encore plus nombreux qu'aperçus, il a glissé ce livre sur Marie-Madeleine, et s'il ne l'a pas publié pour les besoins de son élection, puisqu'il était nommé quand le livre a paru, on peut cependant très bien croire qu'il l'a publié pour la justifier ou pour en témoigner à qui de droit sa reconnaissance.

Malgré son sujet et son titre (une vie de sainte!), le livre de Marie-Madeleine[43] devra toucher l'Académie comme un hommage. Cette vie de sainte, qui pouvait avoir le grand caractère ferme, austère, et surnaturellement édifiant des hagiographies dignes de ce nom, n'a point cet effroyable et ennuyeux inconvénient. L'enseignement du prêtre qu'on pouvait craindre y est remplacé par la sentimentalité d'un philosophe, chrétien encore, mais d'un christianisme qui n'est point farouche, d'un christianisme humanisé; et le moine, le moine qui inquiète toujours les yeux purs et délicats de la philosophie, s'y est enfin suffisamment décrassé dans les idées modernes pour qu'il n'en reste rien absolument sur l'académicien reluisant neuf!

II

Mais ce que l'Académie prendra bien gaîment, je n'en doute pas, je le prends, moi, avec tristesse. Surprise agréable pour elle, le livre que voici sera, sinon une déception pour qui connaît à fond le Père Lacordaire, au moins un malheur sur lequel on pouvait encore ne pas compter. Religieusement, catholiquement, au point de vue de la doctrine et de la direction à imprimer aux esprits, le livre du Père Lacordaire est un malheur d'autant plus grand que les âmes sur lesquelles il n'opérera pas, les âmes ennemies, en verront très bien la portée, et s'empresseront de la signaler comme inévitable, puisqu'un prêtre la donne à son livre. Or, cette portée, ne vous y trompez pas! c'est le sens du siècle même. C'est son inclinaison vers le terre-à-terre de toutes choses qui nous emporte en bas, hors du monde des choses saintes et divines, et que le devoir d'un prêtre de la religion surnaturelle de Jésus-Christ n'est pas, je crois, de précipiter.

Oui! voilà où va le livre du P. Lacordaire. Pendant que son auteur va à l'Académie, le livre, sous une forme respectueuse et croyante, qui n'est qu'une force d'illusion de plus, va au naturalisme du temps, au rationalisme du temps, à l'humanisme du temps, enfin à ce prosaïsme du temps qui doit tuer les religions comme la poésie, car il tue les âmes! Il y va par une voie chrétienne, je le sais, mais il n'y va pas moins que les livres qui y vont par une voie impie, que les livres de Renan, de Taine et de tous les philosophes du quart d'heure, pour lesquels il n'y a plus dans le monde, sous une face ou sous une autre, que de l'humanité à étudier, rien de plus.

Qu'il aille moins loin que les livres de ces messieurs-là, ce n'est pas douteux! Qu'il s'arrête à mi-chemin, je le vois bien; mais qu'importe! Il n'en est pas moins dans la pente, sur laquelle tout penche, d'un univers qui fut si droit et si magnifiquement assis. Il y est, poussant dans cette pente les intelligences restées chrétiennes et faisant razzia d'elles, que manqueraient les livres des philosophes s'ils étaient seuls, et les y poussant au profit du plus terrible entraînement qui ait jamais menacé le monde chrétien.

Cela paraît incroyable, n'est-ce pas? venant d'un prêtre, d'un religieux, du P. Lacordaire, un grand talent parfois si lumineux. Eh bien, disons ce que c'est que le livre qu'il a intitulé Sainte Marie-Madeleine; disons-le bien vite, ne fût-ce que pour être cru!

III

Le livre de Sainte Marie-Madeleine n'est pas une histoire à la manière des chroniqueurs et des légendaires, lesquels prennent simplement les faits et les rapportent, en les sentant et en les exprimant chacun avec le genre d'âme et d'éloquence qu'il a. C'est plus que cela et c'est moins aussi, car c'est moins naïf. C'est l'histoire intime et interprétée des sentiments humains de sainte Madeleine pour N.-S. Jésus-Christ et de N.-S. Jésus-Christ pour elle.

Ici, avant d'aller plus loin, la Critique a besoin de s'excuser sur le langage que le livre du R. P. Lacordaire la forcera à parler. La Critique, qui n'a point, elle, la main sacerdotale du Père Lacordaire, tremble quand il s'agit de toucher à cette chose immense et divine, l'âme de N.-S. Jésus-Christ, tandis que le R. P. Lacordaire ne fait aucune difficulté de la soumettre, cette âme devant laquelle un ange se voilerait, aux recherches de son analyse. La pureté de son intention, certes! personne n'en est plus sûr que moi; mais, quand il s'agit d'une de ces audaces d'observation qui ressemble presque à de l'irrévérence, la pureté d'intention sauve-t-elle tout, et suffit-elle pour entrer dans ce secret, gardé par l'Évangile, de l'espèce d'amitié qu'avait le Sauveur pour la Madeleine? Or, c'est bien d'amitié qu'il s'agit, et d'amitié humaine, car le livre s'ouvre justement par la plus singulière théorie sur l'amitié, l'amitié que l'auteur met, de son autorité privée de moraliste, au-dessus de tous les sentiments de l'homme; ce qui, par parenthèse, est faux. Le sentiment de l'amour religieux de Dieu est un sentiment humain aussi, et c'est là véritablement le plus beau; c'est le premier. Un prêtre d'ailleurs, et nous sommes heureux d'avoir à nous couvrir de l'autorité d'un prêtre, a répondu déjà à cette théorie du R. P. Lacordaire, inventée peut-être après coup dans l'intérêt de son histoire,—ou plutôt de son roman d'amitié.

Et j'ai dit le mot: roman d'amitié; car il est impossible de voir là une histoire, et, malgré le fil délié de ses analyses à la Sainte-Beuve, le Père Lacordaire n'est sûr de rien. L'histoire, la vraie et la seule histoire des relations de Notre-Seigneur et de sainte Madeleine, c'est l'Évangile, l'Évangile si sobre d'interprétation, si vivant de la seule vie du fait, l'Évangile dans lequel l'âme divine et humaine de N.-S. Jésus-Christ se montre également dans tous ces actes que les moralistes appellent sensibles et sans qu'on puisse dire: Voici où l'homme finit et où le Dieu commence! tant l'homme et Dieu sont sublimement consubstantiels. En ne s'expliquant pas plus qu'il ne le fait sur les sentiments purement humains de Notre-Seigneur, l'Évangile, qui est la vérité, et qui devrait être la règle de ceux qui croient qu'il est la vérité, l'Évangile aurait dû arrêter le R. P. Lacordaire en ses curiosités psychiques et l'empêcher d'aller perdre son regard en cette mystérieuse splendeur que l'Évangile a pu seul révéler dans la mesure où il fallait qu'elle fût révélée!

Ainsi, curiosité indiscrète d'abord, vaine ensuite, car elle n'aboutit qu'à des infiniment petits d'une appréciation... impossible, le livre du R. P. Lacordaire n'est que le roman, le roman pur, introduit dans cette mâle et simple chose qu'on appelle l'hagiographie, par un esprit sans virilité! C'est le roman moderne, subtil, maladif, affecté, allemand, le roman des affinités électives transporté de Gœthe dans l'Évangile, pour expliquer les sentiments que l'Évangile avait assez expliqués, en les voilant de son texte inviolable et sacré, pour la gloire de sainte Marie-Madeleine et l'édification de ceux qui croient en elle. Mais le Père Lacordaire, moderne lui-même comme le roman, a trouvé que ce n'était pas assez que les quelques mots rayonnants dans les placidités du divin récit, que les quelques faits qui donnent Dieu et l'homme en bloc; il a voulu, qu'on me passe le mot! y mettre plus d'homme, et il l'a voulu pour émouvoir les âmes où il y a plus de créature humaine que de chrétienne; car ce livre—on le sent par tous ses pores—est écrit surtout pour les femmes, et pour les âmes femmes, quel que soit leur sexe. Prêtre égaré par un bon motif, je le veux bien, mais égaré pourtant, il a spéculé sur le fond de la tendresse humaine pour faire aimer son Dieu en montrant l'homme aux âmes déjà si pleines de l'homme qu'elles s'en vont faiblissant dans leur ancien amour de Dieu!

Eh bien, en faisant cela, il a risqué de faire un mal immense, et, dans l'ordre moral, qui risque le mal l'a déjà fait! Alors que l'homme est si avant dans la préoccupation universelle, ce n'est pas, en effet, le moment de lui montrer ce qu'il voit tant et de lui cacher le Dieu qu'il ne voit plus et ne veut plus voir. Non! c'est le Dieu qu'il nous faut d'autant plus maintenant! C'est le Dieu dans sa transcendance, dans son surnaturel, son incompréhensibilité accablante;—car l'accablement vaut presque la lumière pour une âme, puisqu'elle entre en nous à force de nous écraser. Quand les dogmes finissent, ainsi que le disent insolemment les philosophes, on ne les sauve pas en les découronnant de leur mystère, en demandant bien pardon pour eux à l'orgueil humain, et en priant les philosophes d'excuser qu'il y ait un Dieu dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, parce qu'il y avait un homme si aimable! Or, voilà certainement ce que ne dit pas explicitement, comme je le dis, moi, pour en montrer le danger, le livre du R. P. Lacordaire, mais ce qu'il dit implicitement néanmoins.

Tout ce petit roman de l'amitié de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine nous offre beaucoup trop Notre-Seigneur Jésus-Christ sous cette forme humaine qui demande grâce pour sa divinité, et qui l'obtient de messieurs les philosophes (de si bons princes!) et des gens bien élevés, des âmes tendres, de la bonne compagnie de tous les pays. Mais vous savez bien à quel prix! Dans le livre du R. P. Lacordaire, Jésus-Christ est toujours, c'est la vérité, un être adorable; mais il n'est pas assez N.-S. Jésus-Christ, il est trop un homme, un particulier, un ami de la famille Lazare, un convive avec qui, ma foi! il est très agréable de souper. Si vous poussiez un peu l'éminent dominicain, il vous montrerait peut-être, après l'ami, dans Jésus-Christ, le bon camarade, qui sait?... Pour le faire plus homme, il le ferait peut-être plus aimable compagnon... Oui! peut-être en ferait-il quelque admirable compagnon du devoir du temps, lui qui était charpentier!... Je m'arrête, moi, tremblant d'en dire trop; mais le Père Lacordaire s'arrêterait-il dans ce détail de l'humanité de Jésus-Christ, dans ce naturalisme d'appréciation substitué à la difficulté des mystères dont il faut parler moins parce que l'homme ne veut plus comprendre que l'homme aujourd'hui?

IV

Tel est le livre du R. P. Lacordaire. Je ne veux rien exagérer. Ce livre, dont je crains le succès, n'exprime pas, à la rigueur, un tout radicalement mauvais et qui doive être rejeté intégralement; mais il a les corruptions du temps, sa sentimentalité malade, son individualisme, son mysticisme faux, son rationalisme involontaire. Même après l'avoir lu je n'ai assurément aucun doute sur la foi et la piété de celui qui vient de l'écrire; mais je me dis que les milieux pèsent beaucoup sur les natures oratoires, qui s'inspirent ou se déconcertent sous l'influence du visage des hommes, et le R. P. Lacordaire a été un grand orateur. Talent vibrant, moins pur cependant que sonore, négligé mais élégant, frêle et pâle, puis tout à coup nerveux et brillant, ayant l'audace d'un paradoxe et la mollesse d'une concession, le P. Lacordaire, comme la plupart des hommes, qui sont beaucoup mieux faits qu'on ne pense, a les opinions et les défaillances d'un talent comme le sien, presque muliébrile, qui se tend ou se détend comme des nerfs. Plongez-le par supposition dans le moyen âge et appuyez-le sur saint Thomas, le P. Lacordaire pourrait viser sans inconvénient à la popularité de ce temps-là, sainte ou innocente; mais il est malheureusement du XIXe siècle, où la popularité n'est ni l'une ni l'autre et où il est plus dangereux de la rechercher. Et, il faut bien le dire, il l'a recherchée, et elle est encore, à cette heure, l'écueil contre lequel vient de se heurter, dans sa maturité réfléchie et qui devrait être plus détachée des opinions du monde et de sa sotte estime, le même homme qui, dans sa jeunesse, y heurta, hélas! tant de talent, tant de doctrine, et probablement tant de vertus! Le prêtre de l'Oraison funèbre d'O'Connell; le moine des clubs et de l'Assemblée nationale, qui passa, en sa robe blanche de dominicain, des examens de civisme devant des étudiants en droit; le journaliste de l'Ère nouvelle que l'on croyait enfin détourné du monde, auquel, disait-on, il ne voulait plus même parler de cette voix dont le souvenir devenait plus grand dans le silence, est ressorti de son cloître une fois de plus pour devenir un candidat d'Académie, et vient de payer sa bienvenue dans la compagnie où il est entré entre deux philosophes avec ce livre de Sainte Marie-Madeleine, sacrifice aux idées les plus malsaines d'une époque qui aime tant ses maladies! J'ai parlé plus haut de Renan, et pourquoi faut-il que le R. P. Lacordaire me le rappelle? Renan, si vous vous en souvenez, s'est amusé, dans un de ses derniers écrits, à éteindre autour de la tête de nos saints le nimbe d'or que la foi y allume, malice philosophique assez semblable au mauvais sentiment du gamin qui renverserait la lampe d'un sanctuaire!

Le R. P. Lacordaire ne l'éteint pas, il est vrai, ce nimbe du surnaturel et du divin, autour de la tête pâle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais il le voile, pour qu'on aperçoive mieux combien cette tête est humainement belle et pour que ceux qui sourient du nimbe soient touchés au moins de la beauté du plus beau et du plus doux des enfants des hommes. En cela, je le répète sans avoir peur de me tromper, si le P. Lacordaire n'a pas fait œuvre de philosophe complet encore il n'a pas fait œuvre de prêtre: un prêtre n'eût pas tant attendri, tant mondanisé et tant vulgarisé la langue sévère du catholicisme en abaissant, devant les exigences publiques, son surnaturel et merveilleux idéal; un prêtre ne demande pas pardon pour la divinité de son Dieu!! Mais le prêtre qui s'est oublié a été vengé par l'artiste qui n'a pas paru; car, au fond, rien du talent d'autrefois du R. P. Lacordaire n'a passé, en brillant, dans ce livre. Devenu le Richardson étrange de la Madeleine dans cet inconcevable petit roman d'amitié entre elle et Notre-Seigneur, doué comme le chevalier Grandisson de toutes les perfections humaines, le prêtre qui a consommé une telle chose l'a consommée dans un de ces styles qu'on ne pourra pas louer, même à l'Académie, même le jour de sa réception!!

On le sait, et sa vie et ses livres l'attestent, le R. P. Lacordaire, comme tous les artistes, et j'ai été tenté d'écrire les artificiers de la parole, est beaucoup moins écrivain qu'orateur. Écrivain, il est souvent faux et froid, guindé, prétentieux, rhétoricien,—oh! rhétoricien empoisonné de rhétorique!—et, par dessus tout, incorrect. Orateur, sa langue est plus saine. Elle se place assez heureusement sur ses lèvres pour qu'elle y paraisse plus ferme, plus pure, plus ailée que quand il écrit. D'ailleurs il y a l'émotion et la voix, transfigurant cette langue qui passe et dont il ne reste dans le souvenir qu'un écho. Voilà ce qui protège son style d'orateur, même dans ses ambitions les plus infortunées. Mais sur ces pages qui restent là, qu'on peut reprendre et qu'on peut relire pour les juger, ce traître style écrit, qui n'a ni la voix, ni le geste, ni l'émotion de la chaire qu'on a sous les pieds, ni les mille yeux attentifs du public qu'on a devant soi, ce traître style écrit dénonce la médiocrité, ou le néant, ou les défauts de l'écrivain. On les voit tous. Or, je viens de dire ce qu'étaient ceux du R. P. Lacordaire; et, vous l'avez vu, ils sont nombreux.

Eh bien, nulle part, ni dans sa Vie de saint Dominique ni dans ses Mélanges, les défauts en question n'ont été d'une plus triste évidence que dans le livre de Sainte Marie-Madeleine, et j'en veux donner un exemple par plusieurs citations, plus convaincantes que toutes les critiques! L'incorrection inouïe du dernier livre du P. Lacordaire ne vient pas de l'ignorance de la langue ni de l'audace des néologismes ou des barbarismes, qui ont quelquefois, quand l'écrivain a de la pensée et reste intelligible, la sauvage grandeur de toute barbarie. Elle ne vient pas non plus de la gaucherie du tour et de l'inhabitude d'écrire. Non! le mal est plus profond: elle vient de l'absence de justesse dans un esprit brillant souvent, mais jamais excessivement par la justesse. Elle vient de la déclamation foncière de l'auteur dans ce livre faux de Sainte Marie-Madeleine. Elle vient, enfin, de ce que j'oserai appeler dans l'écrivain le besoin des amphigouris. Écoutez et dites si j'ai tort! Voici des phrases du P. Lacordaire: «L'amitié—dit-il—n'a pas pour portique un contrat qui lie des intérêts.» Ce portique de papier, fait par un contrat, qu'en pensez-vous? «Élever à des vertus inconnues l'humble airain d'une tranquille mémoire (page 178)», cela ne vous est-il pas parfaitement inconnu, comme à moi?

A la page 10: «Des vaisseaux sont poussés sur la mer, moins par les vents que par les trésors qu'ils portent!» Voilà des trésors qui peuvent remplacer la vapeur... On fit mettre dans un reliquaire d'or «le chef qui représentait par excellence le cœur de la sainte!» Un chef qui représente un cœur! C'est une nouvelle anatomie; mais je ne la crois pas excellente! «Voyageur aux souvenirs de Béthanie (voyageur aux souvenirs est aussi une nouvelle espèce de voyageur!), je puis franchir le vestibule (page 62)»... Mais je n'ai jamais su le vestibule de quoi! «Il y a des choses qui peuvent se répéter par les âmes qui les ont conçues, mais qui ne peuvent pas s'imiter.» Si ceci veut dire quelque chose, ce ne peut être qu'une fausseté; mais c'est là suprêmement ce que j'appelais plus haut le besoin des amphigouris, incorrection particulière au livre du P. Lacordaire, car de ces incorrections qui tiennent à l'absence d'attention et à la facilité dans le travail comme celle-ci, par exemple, dont je pourrais multiplier le nombre: «Les premiers disciples dispersés par la croix où ils étaient nés (p. 160)», de ces incorrections, je n'en parle pas. Ce serait trop long et il faut s'arrêter. Il faut finir. Seulement, qu'on se rappelle bien désormais que, par le temps qui court, les moines peuvent entrer à l'Académie pourvu qu'ils n'y soient pas trop moines, et, comme leur langue est particulièrement le latin, l'Académie, qui est parfaitement bonne et aimable, n'exige pas qu'ils sachent le français.

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