← Retour

Physiologie de l'amour moderne

16px
100%
Il faut tenir des mains de femme
Quand on rêve au bord de la mer....

—à la Coppéienne, qui ne manquera jamais d'arriver chez vous avec le fameux vers sur sa jolie bouche, même si elle n'a pas trace de voile à sa toque de fourrure:

Oh! les premiers baisers à travers la voilette....

—à la Goncourtiste, qui vous écrit avec des néologismes qu'elle ne comprend pas et prépare pour vous recevoir une robe de chambre japonaise achetée au Bon Marché;—à la Tolstoïenne, qui vous décompose ses «états d'âme», tout en vous offrant une tasse de thé;—à la Shelleyienne, qui vous parle, à table, en dégustant une truffe au Champagne, «d'un monde où le clair de lune, la musique et le sentiment ne font qu'un»....—Pauvres grands écrivains! Il faut cependant leur pardonner les misérables sottises auxquelles leur génie sert de prétexte. Et tous y passent. J'ai lu une lettre adressée à un jeune étudiant de ma connaissance, dans laquelle une femme de trente-sept ans lui proposait de mourir avec lui: «Notre mort,» disait-elle, «sera celle des Amants de Montmorency d'Alfred de Vigny!...» Cette vieille folle avait trois petits garçons en bas âge et un honnête homme de mari, qui peinait dans une maison de commerce dix heures par jour, afin de lui gagner de quoi avoir du papier à lettres moyen âge, le temps de lire des romans et du vague à l'âme! Le jeune étudiant me déclamait cette phrase en pleurant, et il ne me pardonna point de lui avoir cité la réponse de Casal à une fille qui se précipitait dans ses bras en lui disant: «O mon beau Rolla, tu me grises....»—«Non,» répondit Raymond, «je ne te grise pas, je te claque ...» et il la souffleta bravement, exaspéré de ce surnom. «C'est la seule fois que j'ai battu une femme,» me disait-il, mais aussi la littérature mêlée à l'amour est certes la plus écœurante mixture qu'ait inventée la sottise humaine. Vous croyiez entendre un soupir, c'est une citation;—serrer une femme sur votre cœur, c'est un volume. Sans compter que la littéraire enferme toujours en elle un bas bleu possible. Elle plane, suspendue sur votre front, la menace du réel volume où vous serez peint avec votre nom à peine défiguré:—Rasal pour Casal, Barcher pour Larcher,—votre maison photographiée, le tout enguirlandé des mille et une calomnies qu'une maîtresse lâchée possède à son service.—(Voir pour plus amples renseignements le livre de Mme Collet où figure un certain Léonce qui de son vrai nom s'appelait tout simplement Flaubert!)—C'est de quoi justifier à jamais la boutade prêtée à Gautier.... «Je ne crois au mot: je t'aime, que lorsqu'il est écrit t'h-é


La vaniteuse.—C'est là une personne trop facile à classer pour qu'il y faille une longue définition. Il existe de par le monde un très grand nombre de ces paons-femelles que l'on pourrait appeler les snobinettes de l'amour et auprès desquelles l'homme dont on parle a seul des chances de réussir. Elles se spécialisent d'ordinaire sur une catégorie de célébrités: il y en a pour politiciens et il y en a pour peintres. L'Institut fascine les unes, et d'autres le Théâtre. Les gens de lettres ont les leurs, et les leurs aussi les gens titrés, les leurs enfin les princes de la mode, ceux qui sont cités dans les feuilles pour des smokings, et qui méritent, après leur mort, l'oraison funèbre qu'un journal élégant consacrait à ce pauvre d'Avançon: «M. d'Avançon vient d'être emporté hier.... C'était un homme mûr du meilleur style.» J'ai connu une cantatrice, très jolie femme et très spirituelle, qui avait ce snobisme de l'alcôve. Elle faisait collection, dans sa chambre à coucher et dans son album, de personnages en vue. Quand elle avait dit de quelqu'un: «C'est une tête,» j'étais sûr qu'avant huit jours elle s'en croirait amoureuse, et qu'avant un mois la photographie de ladite tête figurerait dans la galerie des souvenirs de cette doña Juana pour Tout-Paris, qui avait elle-même une rivale préoccupée de lui souffler successivement toutes ces têtes; et ce trait nous amène à....


L'imitatrice.—qui est, elle aussi, une vaniteuse, mais d'une vanité circonscrite à la lutte contre une autre femme. L'imitatrice a pris comme modèle tout ensemble et comme rivale une personne de son entourage ordinairement, quelquefois d'une société supérieure; et alors commence un steeple-chase quotidien, avec ceci de plaisant que l'enviée parfois ne s'en doute même pas. Cette enviée a un hôtel, l'imitatrice aura un hôtel;—des chevaux, l'imitatrice en aura;—des tableaux, et l'imitatrice en achète. L'enviée reçoit le lundi, l'imitatrice prend le même jour. Si vous voulez, vous qui faites la cour à cette imitatrice, la mener très loin et très vite, persuadez-lui que l'enviée vous a distingué. Vous pourrez vous engager dans cette liaison sans crainte. Vous aurez toujours un moyen assuré d'en sortir. Ce sera de laisser croire à votre maîtresse par ricochet que cette enviée vous dédaigne et en distingue un autre. Vous n'existerez plus pour l'imitatrice, qui vous aura, par-dessus le marché, donné le comique spectacle de la plus charmante inconscience, car elle ne manquera jamais au gentil ridicule de vous dire, en parlant de l'autre: «Mme X——, qui fait toujours tout ce que je fais....» Et elle le croira.


La voyageuse.—C'est un joli mot d'argot mondain, que je n'ai encore vu écrit nulle part. Il mériterait droit de cité dans la langue, pour désigner ces ambitieuses, en train de voyager en effet de salon en salon et de groupe en groupe; et chaque nouveau groupe où elles s'introduisent est plus aristocratique ou plus élégant que celui dont elles partent, chaque nouveau salon plus choisi. Parmi les procédés que ces adroites intrigantes emploient volontiers, un des plus simples consiste à découvrir l'homme influent de la coterie qu'elles visent et à se l'attacher par des liens qui lui fassent un devoir—et un orgueil—d'ouvrir devant sa maîtresse toutes les portes, d'abaisser toutes les barrières. L'homme ainsi choisi devient en effet le pilote de la voyageuse, et un pilote d'autant plus passionné qu'il tient à étaler devant sa conquête les preuves de sa supériorité. Mais une fois introduite dans le port, la voyageuse ne manque pas de témoigner au naïf amant qui s'est cru aimé pour lui-même une ingratitude digne de celle dont un nouveau roi gratifie les conspirateurs auxquels il doit son trône. Elle a déjà mis le cap sur un autre îlot et confié le gouvernail à un autre timonier. Il y a des voyageuses de tout ordre, depuis la roturière qui veut entrer dans le faubourg Saint-Germain, grâce à l'appui d'un grand seigneur, jusqu'à la femme d'employé qui se sert d'un député pour procurer à son mari la place de sous-chef, sans parler de la petite cocotte qui flatte un viveur sénile pour être invitée à des dîners avec de grandes impures. Faut-il plaindre les échelons sur lesquels ces industrieuses friponnes posent leur joli pied d'avoir été quittés comme de simples échelons?... Cela dépend du pied, dirait un sage, et de la jambe à laquelle appartient ce pied.


La dominatrice.—L'orgueil est la seule flamme dont celle-ci ait jamais brûlé; mais c'est une flamme inextinguible et qui la consumera jusqu'à sa vieillesse. Vous la verrez plus tard tenir un salon, et elle suffira au travail d'Hercule que ce métier-là représente en correspondance, diplomatie, visites, dîners en ville, conversation, etc., pour avoir la satisfaction de faire des académiciens ou des ambassadeurs,—en un mot, pour régner. En attendant, comme elle est jeune et jolie, c'est à inspirer des passions que se dépense tout cet orgueil. Qu'un homme échappe à son pouvoir, et la voilà devenue aussi malheureuse que Napoléon lorsqu'il pensait à Saint-Pétersbourg, la seule capitale de l'Europe où il ne fût pas entré en vainqueur. Le plus souvent, la dominatrice est une coquette. Elle sait que la fatuité naturelle à l'homme en fait un esclave tout enchaîné pour celle qui promet, promet toujours,—et ne donne rien. Mais elle sait aussi qu'avec d'autres hommes ce jeu-là est inutile, et, changeant sa politique, elle se donne juste assez pour accrocher celui dont elle veut être aimée. Elle se donne une fois, deux fois,—et puis plus jamais.... Avez-vous vu un poisson goulu avaler un appât dont il compte se régaler? Comme il nageait gaiement vers sa proie! Et il se tord maintenant au bout de l'hameçon; puis, tandis qu'il râle dans un coin du bateau, le pêcheur continue de jeter sa ligne en supputant de combien de douzaines il pourra se vanter demain.... De quoi vous plaignez-vous? La dominatrice vous a couru après—comme ce pêcheur court après le poisson, tant qu'il ne l'a pas pris,—dans la pleine sincérité du plus spontané désir....


Et il faudrait encore énumérer, parmi les cérébrales, l'Ennuyée, celle qui prend un amant pour avoir quelqu'un là sur qui elle passe ses nerfs et avec qui elle trompe ... son temps;—la Dépitée, celle qui vous ramasse, comme un enfant rageur fait un caillou, pour vous jeter à la tête d'un homme qui la vexe;—la Méchante, qui ne peut pas supporter le bonheur de ses semblables et vole leurs maris ou leurs amants aux autres femmes, afin de détruire ce bonheur.... Pour peu que vous rassembliez vos souvenirs, vous vous rendrez compte de ce que devient un homme de cœur qui aime une de ces femmes-là, et de ce qui l'attend, depuis l'abandon le plus brutal jusqu'à la plus cruelle perfidie, suivant le cas, sans parler de la lettre anonyme et de la calomnie. Vous comprendrez contre quelle monnaie de singe cet homme de cœur est en tout cas assuré de donner ses vraies larmes, ses vraies douleurs, son vrai sang, et peut-être ne trouverez-vous pas trop sévères les trois remarques suivantes:

XXVI

Le cœur fait de la femme un être sublime, les sens dans leur brutalité en font un être vrai. Le monstre commence avec la froideur morale et physique,—dans le cerveau.

XXVII

Dalila a dû trahir Samson avec l'espérance d'éprouver une sensation entre ces bras qu'elle allait livrer aux chaînes.

XXVIII

On estimerait certaines femmes d'avoir un amant par plaisir.


MÉDITATION VIII

DU FLIRT ET DES COQUETTES

Si une liaison d'amour entre l'amant et la maîtresse tels que j'ai tenté de les décrire est le plus souvent une guerre, avec marches et contremarches, batailles livrées et perdues, déroute finale et massacre,—il existe aussi, comme pour les armées véritables, la petite guerre entre les deux sexes, celle où tout n'est que jeu et que simulacre. Cette petite guerre s'appelle le Flirt. Qui reconnaîtrait dans ce monosyllabe britannique, sec et cinglant comme un coup de fouet, le délicieux verbe du français d'autrefois: Fleureter ou conter fleurette? Et je me souviens d'une petite scène où j'eus par le contraste la sensation si vive de la différence réelle entre les mœurs, qui a produit la différence entre les deux mots. Voici de cela combien de jours? J'avais découvert chez un marchand une boîte d'ivoire que j'achetai pour Colette. C'était une boîte du dix-huitième siècle, ornée d'une miniature qui représentait deux amoureux en train de danser un pas de menuet, gaiement, tendrement, au son d'une espèce de musette tenue par un nain, dans un paysage de rêve.... C'est presque l'automne, car le feuillage des arbres prend par places des nuances blondes, comme on en devine sous le rien de poudre qui blanchit les cheveux de la danseuse. C'est encore l'été, car entre les branches luit un ciel d'un bleu doux et pâle comme la soie du justaucorps du danseur. Il est de face, et il rit en levant sa main restée libre, tandis qu'elle se montre, elle, en profil perdu, et qu'elle tourne dans sa robe couleur de rose, un rose à demi fané, un rose sur le point de passer, comme l'heure charmante....—Mon Dieu! que j'étais peu né pour vivre dans ce Paris de décadence où j'ai tant usé de mon cœur, peu né pour aimer la perverse enfant à qui j'apportais cette miniature, par une nuit glacée d'hiver! Je me vois encore montant l'escalier du Théâtre-Français et tirant la boîte de ma poche pour regarder une fois de plus ces deux amants. Il faut tout dire. Le jeune homme me ressemblait un peu, et la jeune femme avait tant de Colette, par la ligne fine de la taille, par la grâce triste dans le demi-sourire! L'idée que c'était, ce songe d'un peintre mort, l'image de deux êtres jadis pareils à nous, mais heureux, me jetait dans cette mélancolie presque folle qui ne fait que rendre si sensibles les places les plus malades de l'âme. Et cela se passait dans un couloir de théâtre, devant des portes de loges derrière lesquelles des acteurs et des actrices s'habillaient pour le «deux» ou le «trois»!... Quand j'entrai chez Colette, elle était assise devant sa glace, occupée à faire sa figure. Je vis à son regard deux choses: d'abord que je la gênais, et puis qu'elle traversait une de ses minutes de blague sans esprit. Il y avait, vautré sur un des fauteuils de cette loge, un élégant à mine de cocher, avec qui elle devait me tromper un jour,—si ce n'était pas déjà fait? Je lui donnai la petite boîte cependant, je ne sais pourquoi. Elle la prit, elle regarda la miniature, puis la passant au monsieur: «Voyez donc, Salvaney,» dit-elle, «en voilà une drôle de manière de flirter....» Pouvais-je lui répondre que la danseuse en robe rose et le danseur en justaucorps bleu ne flirtaient pas, mais qu'ils fleuretaient, et cette cuistrerie sentimentale m'eût-elle empêché d'avoir le cœur navré, une fois de plus, en la voyant, sitôt ma pauvre boîte posée parmi les pots de fard et les pattes de lièvre, aguicher de nouveau ce Salvaney, devant moi, comme si je n'eusse pas été là? Et voici que je me demande ce qu'elle a fait de la pauvre miniature. Oui, devant quels flirts de cette cruelle fille le nain continue-t-il de jouer sa musique, les astres de blondir, le ciel de bleuir, l'homme qui me ressemble de sourire et celle qui lui ressemble, à elle, de tourner dans sa robe couleur de bonheur fini?... Allons, allons, monsieur le docteur Claude, analyste professionnel, misogyne patenté, prétendu connaisseur de l'âme de la femme, ramassez votre scalpel et votre microscope, et montrez à l'honorable assemblée les petites expériences que vous savez faire. Vous n'êtes pas là pour cueillir des roses, mais pour étaler des fibres et pour disséquer des morceaux de cœur humain.... Ah! que les roses ont un plus doux parfum!...


Il est donc bien mort, ce vieux verbe français, aussi mort que les fleurettes blanches ou mauves de la saison où il fut inventé, et le dur mot anglais triomphe. Il désigne: la chose d'abord, et votre maîtresse vous dit: «Le flirt m'amuse;»—l'habitude ensuite: «Je suis un peu flirt,» dit-elle encore;—enfin le monsieur ou la dame avec laquelle se pratique cette habitude: «Un tel,» dit toujours la même maîtresse, «vous n'allez pas en être jaloux, c'est mon flirt,» et vous comprenez qu'elle entend par là une cour légère et sans conséquence. Le bon Littré, que je viens d'avoir la curiosité de consulter sur ce mot nouveau, est de l'avis des femmes, et il le définit: «Mot anglais qui signifie le petit manège des jeunes filles auprès des hommes et des hommes auprès des jeunes filles....» Oh! ces philologues, quels discrets personnages! Moi qui ne suis pas un philologue, mais qui ai été, suis et serai jusqu'à la mort un jaloux,—un de ces insensés qui veulent à tout prix savoir ce qui leur sera si dur ensuite à connaître,—c'était justement le «petit manège» qui m'intriguait jusqu'à me torturer. Où commençait-il? Où finissait-il?... Encore aujourd'hui que je suis, comme on dit dans le bon peuple, retiré des voitures, je voudrais deviner au moins ce que les femmes signifient au juste par ce terme à la fois si clair et si indéfinissable. Un jour que je visitais Florence en compagnie d'une dame américaine rencontrée par hasard, nous nous arrêtâmes devant un tableau de l'Angelico qui représentait une résurrection. Des religieux sortaient de leur fosse ouverte, et des séraphins auréolés d'or les embrassaient tendrement sur la bouche.

—«Regardez donc, monsieur Larcher,» me dit ma compagne avec la plus aimable candeur, «ces petits moines qui flirtent avec les anges....»

Cette phrase me rendit rêveur, et le «petit manège» serait resté à jamais flétri aux yeux de mon imagination troublée, si, à quelque temps de la, ayant fait usage de ce terme flirt devant une autre dame, Anglaise celle-là, elle ne m'eût interrompu avec un mépris anglo-saxon,—profond comme la mer qui sépare l'île vertueuse du continent corrompu:

—«Pardon, monsieur, mais c'est un mot que je n'ai jamais entendu qu'en France....»

Je me sentis, à cette phrase, couvert du flot de l'infamie gallo-romaine, mais je n'en fus pas plus avancé dans la définition de ce périlleux badinage, ou de cet amour sans amour, qui ressemble au vrai duel des sexes comme un assaut d'escrime à une séance sur le terrain.—Dans fleureter, il y a fleuret, aurait dit Victor Hugo.—C'est vrai pourtant, qu'il est quelquefois innocent, ce badinage. Avez-vous vu, dans un salon, une jeune femme entraîner un homme vieux ou jeune vers quelque coin un peu à l'écart, divan drapé ou fauteuil adossé? De son bras nu elle frôle la manche de l'habit noir. Son pied chaussé de soie ajourée frémit nerveusement sur le coussin de vieille étoffe. A chaque mouvement de l'éventail garni de plumes soyeuses, l'homme sent venir à lui la douceur du parfum qui émane d'elle, de ses épaules délicates, de sa robe frissonnante, de ses cheveux où chatoient des pierreries. Elle lui parle, dans l'intimité de cet angle de salon, avec une voix de tête-à-tête. Que lui dit-elle? Et que répond-il? Elle rit, et ses dents apparaissent, si joliment blanches. Ses yeux, à lui, brillent et traduisent la petite griserie d'amour-propre et aussi de délice physique qui envahit un homme «distingué»—encore un mot exquis du vieux français—par une jolie femme. Quand, une demi-heure après, le couple se sépare, il se trouve toujours quelqu'un pour s'approcher de la dame, d'un air ou mécontent, ou ironique, ou indulgent, ou léger:

—«Avez-vous assez flirté, ce soir?...»

—«Que voulez-vous?» me répondit une aimable personne à qui je servais ce reproche obligatoire,—amicalement,—le flirt, c'est le péché des honnêtes femmes.»

C'est encore une définition, celle-là, dont le seul malheur est de ne convenir qu'au flirt des honnêtes femmes, justement, et pas du tout au flirt des autres. Or, il faut croire que ces autres considèrent comme licite tout ce qui n'est pas l'essentiel de la possession, depuis les serrements de main jusqu'aux serrements de taille, en passant par les baisers sur la nuque et les baisers sur les lèvres. Du moins, d'étranges confidences faites par plusieurs de mes jeunes amis m'amènent à le croire. J'en avais un qui venait chez moi de temps à autre m'apporter des sonnets qu'il écrivait pour une fine marquise, séparée ou veuve, je ne sais plus. Il me racontait, avec la discrétion naturelle à la jeunesse,—qui est généralement celle des tambours,—ses rendez-vous avec la dame, leurs promenades en fiacre, leurs courses dans les bois près de Paris, le tout accompagné de menues privautés qui affolaient ce garçon, et il ajoutait:

—«Elle est loyale.... Elle m'a prévenu qu'elle voulait bien flirter, mais qu'elle n'aurait jamais d'amant....»

Dans ce cas-là, et si le flirt est le péché des honnêtes femmes, il serait l'honnêteté des pécheresses. Il conviendrait donc, si l'on dessinait une carte moderne du Tendre, de distribuer cette province spéciale en deux départements: celui de Flirt et Vertu, et l'autre, celui de Flirt inférieur. Les amants, eux, ne font pas cette distinction, et, en conservant un terme unique pour l'une et l'autre sorte de familiarité, ils démontrent que cette funeste et trop lucide jalousie est le vrai microscope de l'analyste. Pour ces logiciens de douleur, la femme honnête et l'autre recherchent dans le flirt la même sensation; celle du désir de l'homme, ici respectueux, inavoué, poétique comme un hommage; là provoqué, presque brutal et repoussé brutalement, mais toujours le désir. C'est bien cela, c'est cette joie, ici naïve, là corrompue, que la femme éprouve à se sentir souhaitée par un homme, dont souffrent tous ceux qui aiment cette femme, car ces gêneurs admettraient volontiers cet axiome:

XXIX

Il n'y a pas de demi-pudeurs ni de demi-impudeurs.

Ont-ils raison? J'ai toujours pensé: oui, quand il s'agissait de ma maîtresse, et: non, quand il s'agissait des maîtresses des autres.—Ce n'est pas là ma plus grande originalité.


Lorsqu'on parle de relations qui vont ainsi du moins appuyé des marivaudages à la plus raffinée indiscrétion de caresses, tout est nuance; par suite on s'y trompe bien aisément. C'est ainsi que la femme qui flirte est souvent confondue avec la coquette. Un abîme les sépare pourtant. La première a le goût du frémissement qu'elle éveille chez l'homme; elle veut être convoitée, déguster l'hommage que cette convoitise rend à son charme, s'y prêter, s'en amuser,—et c'est fini. La seconde veut être aimée sans aimer, et provoquer des passions qu'elle ne partage pas. Aussi la première peut-elle être une délicieuse créature, qui garde, sous des dehors de légèreté, les plus vraies délicatesses, au lieu que la vraie coquette est toujours une cruelle, qui, dans le fond du fond de ce qui lui sert de cœur, veut se procurer la sensation de faire souffrir. Voyez aussi comme elles procèdent l'une et l'autre, de manière diverse. Il y a de la plaisanterie, du rire, un peu de gaminerie même dans le début du flirt de la vraie flirteuse,—le pétillement d'un vin de Champagne qui ne serait que de la mousse, sans la moindre goutte d'alcool au fond du verre. La coquette, elle, a toujours soin de vous prouver d'abord que vous avez produit sur elle une impression profonde et surtout sérieuse. Elle veut vous entraîner sur le chemin de la passion tragique, et la familiarité piquante est un mauvais guide pour ce chemin-là. Il s'agit de vous persuader que l'on vous a remarqué,—mais sérieusement. La coquette aura donc l'art d'interroger ceux qui vous connaissent et de savoir les idées qui vous plaisent: vos goûts particuliers en livres, en tableaux, en pièces de théâtre, par exemple. Elle vous en parlera de manière à vous convaincre que lorsque vous n'êtes pas là elle pense à vous longuement. Entre sa façon de vous accueillir et ses relations habituelles avec les autres hommes, elle mettra une différence dont votre vanité sera chatouillée jusqu'à la pâmoison. Si elle est enjouée avec tout le monde, avec vous elle sera grave, presque triste, et vous croirez découvrir en elle une femme que personne ne connaît. Si elle est réservée d'habitude, avec vous elle aura de l'abandon, comme une détente et une confiance que vous vous imaginerez avoir provoquées. Si elle est musicienne, elle choisira certains morceaux de piano qu'elle ne jouera que pour vous, et de quel geste religieux elle fermera ce piano en se levant, comme si entre vous et elle il venait de passer, pour vous bénir, l'Ame de Chopin! Est-elle bibeloteuse? Elle vous consultera sur ses achats, prête à renvoyer l'adorable éventail ancien que le marchand lui offre et qui vous déplaît. Elle ne voudra plus lire que d'après vos conseils. Si par bonheur elle n'est ni musicienne, ni artiste, ni littéraire, elle vous soumettra sa toilette, et elle vous interrogera sur sa robe, avec un air de mettre son destin à vos pieds. C'est l'A B C du traité de la coquetterie que ces fines manœuvres, traité écrit dans une langue dont aucun homme n'a jamais pu déchiffrer plus de cinq lignes. Le volume a cinq cents pages!—Quand la coquette vous a bien convaincu de la sorte que vous êtes entré dans son cœur très avant, c'est elle qui se trouve, vous ne savez comment, s'être installée dans le vôtre, et, votre vanité aidant, elle se met à vous torturer avec le plus féroce plaisir, au lieu que la vraie flirteuse, du jour où elle s'aperçoit que le badinage tourne au sérieux, n'a qu'une seule idée, celle de l'interrompre. A celle-ci, inspirer une passion cause une véritable répugnance. Ajoutons tout de suite que, pareille aux grands capitaines qui changent de tactique selon les terrains, la coquette sait employer le flirt avec certains hommes, ceux-là précisément qui ont la faiblesse de se croire très forts et qui se défieraient de la grande impression produite par eux. La coquette spécule alors sur cette loi, que le flirt est un état d'équilibre instable, toujours à la veille d'une culbute d'un côté ou de l'autre. C'est d'ordinaire dans le néant que le flirt verse, mais quelquefois aussi la nature reprend ses droits. Elle se moque bien, elle, la sauvage et l'indomptable, de nos petites combinaisons de salon, «Je ferai joujou avec les sens....» dit la vertu qui ne veut pas leur céder, ou le vice qui ne veut plus. Et voilà que l'animal s'éveille chez l'homme et chez la femme, que toutes les colères de l'orgueil et de la sensualité grondent d'un coup. Enfin, pour reprendre la comparaison de tout à l'heure, c'est comme à l'assaut, lorsque le fleuret casse et que l'escrimeur qui se sent touché jette un cri. Le fer a fait plaie. Le sang coule, et le tireur tout pâle tombe à terre, frappé à mort.


Suivons-les, une par une, les étapes que le flirt peut et doit franchir ainsi pour aboutir à la crise qui transforme en opéra séria la musiquette, et en passion, parfois si douloureuse, l'innocent, le léger badinage.—Première période: un après-midi vous allez en visite chez une dame que vous rencontrez rarement. Vous vous abandonnez à un accès de jolie humeur, et vous vous montrez plus aimable compagnon que de coutume. Habituée qu'elle est à vous ranger parmi les visiteurs de devoir et d'ennui, elle se surprend à s'amuser de votre causerie. Vous le sentez aussitôt, et vous la quittez, content de vous, autant dire content d'elle, l'ayant découverte, comme elle vous a découvert. Vous retournez dans la maison peu après. Vous la trouvez seule, vaguement désœuvrée et qui s'égaie de votre présence. Elle vous taquine sur un ton qu'elle ne prenait jamais avec vous auparavant. Vous lui répondez de même, et rien que ce ton-là, c'est déjà du flirt. Il peut se faire qu'à cette époque vous soyez, vous, en puissance de maîtresse. Alors cette espèce d'amitié gaie avec une autre femme vous offre la petite saveur piquante d'une infidélité inoffensive et permise, sans compter qu'il s'y cache un délassement très doux de la corvée sentimentale. Vous contractez donc la charmante habitude d'aller chez votre flirt le cœur tranquille, vous croyant bien sûr que vous n'en serez jamais amoureux, ni peu ni prou. Elle, de son côté, si elle n'a dans sa vie que des devoirs, trouve à frôler le danger de ce quart d'intrigue juste le même plaisir qu'à dîner au cabaret, puis à finir la soirée dans un mauvais théâtre. C'est comme la tartine de caviar, à l'heure du thé. La grignoter, ce n'est pas plus manger que flirter, ce n'est aimer. Si la dame est en puissance d'amant,—chè! Chè! comme on dit en Toscane,—cet amant aura bien mérité qu'on le rende un peu jaloux. Il faut toujours leur prouver, aux hommes, que la fidélité qu'on leur garde a son prix, et que si on voulait.... Mais on ne veut pas. Vous ne comptez pas, vous, puisque vous n'êtes qu'en flirt avec elle, un flirt qui en est à sa lune de miel. Vaut-il la peine de passer à l'aphorisme et à l'italique,—comme dans les sonates on passe au mineur, ou comme dans leurs lettres certaines femmes passent à l'anglais, par élégance,—pour insinuer que les lunes de miel ressemblent aux blondes qui se teignent. Elles deviennent rousses en vieillissant.


Seconde période: un des deux flirteurs commence à éprouver les premières atteintes d'une vague irritation, et ce pour des motifs de l'ordre le plus divers. Elle découvre, elle, ce qu'elle ne savait pas à ce degré, que vous aimez très profondément ailleurs, et la voilà qui se trouve aussi froissée que si vous l'aviez trahie. Pourquoi? Elle n'en sait rien, puisqu'elle ne vous aime pas, et que, si vous l'aimiez, vous l'embarrasseriez beaucoup. L'amour-propre a de ces paradoxes. Vous découvrez, vous, ce que vous ne soupçonniez guère, qu'il se cache un homme dans la vie de cette femme, avec qui elle est engagée, aussi sérieusement qu'elle l'est peu avec vous. Vous acceptiez avec joie d'être la friandise, le goûter, la bouchée au caviar, quand vous pensiez qu'il n'y avait pas de dîner. Vous voilà mécontent jusqu'à la fureur de savoir qu'il y a un dîner véritable, et que vous n'êtes pas sur le menu. Vous vous jugez un peu naïf, un peu jeunet, tranchons le mot, un peu ridicule. Elle se réveille donc, elle, de son côté, un beau matin....—entre parenthèses, pourquoi cette formule, comme si, sur mille matins, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ne méritaient pas l'épithète contraire?—bref, un matin, laid ou beau, elle se réveille toute piquée de ce que vous observez avec bonne foi le contrat tacite passé entre vous. Et vous vous réveillez, vous, décidé à lui prouver que vous valez la peine que l'on ait un peu peur de vous. C'est l'époque des inégalités volontaires d'accueil, de sa part, à elle; des discours presque amers, de votre part, à vous. Elle se moque de vous, avec ces justesses dans la raillerie qui transforment un mot dit plaisamment en un mot qui fait mal. Vous avez avec elle des inquisitions de jaloux et des duretés de mari. L'orage flotte dans l'air à chacune de vos visites, et, s'il n'éclate pas, vous le pressentez tous les deux, comme des nerfs malades souffrent de l'électricité de l'atmosphère, quand il n'y a pas encore de nuages. Soyez tranquille, ils arrivent vers vous, ces nuages, et avec eux les éclairs, le tonnerre, la grêle, de quoi couper sur pied les jolies marguerites que vous étiez en train d'effeuiller, en espérant toujours rester sur le pas du tout du pétale consolateur!


Troisième période: il n'y a plus de lune, ni emmiellée, ni rousse, mais le ciel est devenu noir comme mon encre, ou comme le cœur de Colette.—En cas de match, je parierais pour le cœur.—L'homme s'est juré qu'il aurait cette femme dont il connaît parfois les beautés les plus secrètes, comme on connaît un livre dont on a feuilleté, tourné toutes les pages, vu toutes les gravures, manié la couverture en tous sens, sans en lire le texte. Elle, étonnée autant qu'inquiète de voir transformées en instruments d'attaque des privautés auxquelles elle n'attachait pas de conséquence, montre soudain une indignation qui n'est pas jouée. Ou bien c'est elle qui, jalouse de savoir jusqu'où irait sa puissance sur vous, transforme en devoirs les assiduités que vous lui rendiez. Vous vous rebellez, et la guerre commence, mais aussi un autre chapitre de cette Physiologie, car, une fois là, vous sortez l'un et l'autre de cette équivoque passagère et charmante de flirt sur laquelle je voudrais encore, cédant, comme dans les fables, au souci de la Moralité, formuler quelques aphorismes.

XXX

Femme qui flirte, homme qui s'y complaît, signe de peu de tempérament, comme le goût de l'aquarelle chez un peintre. Je réserve cette préciosité pour une feuille d'album: «Le flirt, c'est l'aquarelle de l'amour.»

XXXI

Une femme qui a vraiment aimé, autant dire souffert, regarde flirter les autres avec les yeux d'une mère qui a perdu un enfant et qui voit des petites filles jouer à la poupée.

XXXII

Certains flirts salissent une femme plus que la possession. La rose coupée sur sa tige peut rester fraîche et pure. La rose, même en bouton, même sur le rosier,—mais tripotée,—est pire que fanée.

XXXIII

Le seul flirt absolument innocent serait celui d'une jeune fille qui ne saurait rien des réalités physiques de l'amour. On en a connu quelques-unes vers 1820, à l'époque où paraissaient d'autres Méditations.

XXXIV

On badinerait avec l'amour, quoi qu'en dise le fameux proverbe, s'il n'était mélangé ni d'amour-propre, ni de bestialité. Ce n'est pas le cœur qui colore en tragique le marivaudage à demi souriant, à demi tendre. On est jaloux et on désire. Cela suffit pour métamorphoser le gentil caprice en passion cruelle. On se croit sincère, et le pire est qu'on le devient, en sorte que la femme qui vous aura fait le plus souffrir est quelquefois une femme que vous n'aurez jamais aimée.

XXXV

Un joueur qui s'assoirait à une table et devant des cartes sous la condition que, s'il gagne, il ne gagnera rien, et que, s'il perd, il perdra toute sa fortune, passerait pour un fou. C'est pourtant ce que font les hommes et les femmes qui s'engagent dans un flirt régulier, puisque ce flirt ne peut finir que par le néant, s'il reste flirt, ou par la douleur de la passion, s'il change de nature. Mais lequel de nous ne mourrait pas désolé s'il n'avait pas connu la passion, ou du moins s'il ne pouvait pas dire qu'il l'a connue?

XXXVI

«Les femmes qui flirtent, je les appelle des maîtresses sèches....» C'est le mot d'une très honnête femme qui prétendait n'avoir jamais flirté. Elle avait trop de mépris dans les yeux en le prononçant. Le mépris trop intense a trop songé aux choses méprisées, et trop y songer, c'est toujours les regretter.


Ou le néant ou la passion, ai-je écrit tout à l'heure, et j'avais tort. Le flirt peut finir d'autre manière, par un sentiment assez rare, mais qui existe. C'est même la nouveauté la plus heureuse qu'ait inventée la civilisation dans les rapports entre les sexes: l'amitié. Il arrive en effet que la femme qui a flirté avec vous,—il faut, par exemple, que ce flirt ait été du plus pur gris perle, sans la moindre nuance trop forte,—il arrive donc que cette femme possède des qualités réelles d'esprit et de cœur. Elle a de l'âme, pour tout dire, sous la frivolité de ses dehors. Un hasard vous le révèle. Dans cet esprit vous apercevez la plus délicieuse finesse, dans ce cœur la plus vraie droiture. C'était par une fin d'après-midi, cette fois. Vous vous sentiez un peu trop triste, et, au lieu de verser dans le papotage d'habitude, vous lui avez parlé comme vous vous parlez à vous-même, et elle vous a compris. Le crépuscule tombait. Le domestique tardait à installer les lampes. Elle aussi s'est laissée aller à vous découvrir un peu de cet arrière-fonds mélancolique sur lequel vivent toutes les femmes, dignes de ce nom, passé vingt-cinq ans, et lorsqu'elles se trouvent ne pas avoir la destinée de leur cœur.—Si elles méritaient cette destinée, soyez assuré qu'elles ne l'ont pas eue!—Vous étiez venu «potiner» en prenant une tasse de thé; vous sortez, ayant rencontré une amie que vous ne traiterez plus jamais comme auparavant, avec la légèreté d'un indifférent qui jette une heure de son après-midi à lui dans le vide d'une après-midi de femme, et qui l'oublie, sitôt la porte fermée. Hier, si vous aviez appris que la chronique du monde accolait son nom au vôtre dans une de ces calomnies qui sont le régal quotidien des conversations parisiennes, vous auriez souri, passablement heureux au fond, avouez-le, dans les coins scélérats de votre vanité d'homme. Aujourd'hui, cette calomnie vous blesserait, et cruellement. Que cette impression de sympathie et de confiance, éprouvée une fois, se renouvelle, et vous connaîtrez la douceur de cette camaraderie féminine qui possède toutes les grâces de l'amour sans aucune de ses terribles rancœurs. Votre amie se montrera dans sa vérité, puisqu'elle n'aura pas besoin de vous mentir. Elle vous saura gré des diverses souffrances que les autres, ceux qui l'ont aimée ou qui l'aiment d'amour, lui ont infligées et que vous lui épargnez, vous, en ne la désirant pas. Elle déploiera pour vous ce charmant esprit de la femme, qui seule sait observer et dire son observation sans formules apprises. Les autres auront eu d'elle, si elle est galante, la courtisane astucieuse et dépravée; si elle ne l'est pas, ses sécheresses et ses défiances. Vous aurez, vous, les jolis abandons de l'intimité la plus délicate,—pourvu que vous soyez de bonne foi, et qu'elle, de son côté, appartienne au groupe des femmes qui peuvent garder un ami. Il faut croire que ces deux conditions sont bien rarement remplies, puisque ces adorables amitiés-là, ces amitiés voluptueuses, comme disait finement un grand écrivain, sont très rares, aussi rares que la poésie dans la galanterie, cette poésie qui teintait de rêve la danse de l'homme en justaucorps bleu pâle et de la dame en robe couleur de rose passée, sur la petite boîte d'ivoire donnée autrefois à Colette....—Il fut un temps où je me disais: «Mon Dieu! que je voudrais connaître le cœur humain!» Je suis devenu plus modeste, et voici que j'oublie jusqu'au sujet de ces pages d'analyse plus ou moins justes et que je soupire: si seulement je pouvais savoir les yeux qu'elle prend pour regarder la miniature et se souvenir de moi? Et si elle lit ces feuilles un jour, saura-t-elle que je les lui aurais données avec ivresse pour en faire des papillotes, jusques et y compris l'aphorisme final:

XXXVII

Apprendre à connaître les femmes, c'est apprendre à connaître par avance le détail du mal qu'elles vous feront, sans aucun moyen de vous en garantir. Cette science-là consiste à augmenter la misère de l'amour par la prévision lucide de cette misère.


MÉDITATION IX

BONHEURS CONTEMPORAINS

I

LES DRAWBACKS

Il y a une providence pour les analystes. Je croyais bien ne venir jamais à bout de ce chapitre sur «la rencontre des amants» qu'a célébrée en vers subtils le poète Auguste Dorchain. Vous vous rappelez:

...Ni les pères ni leurs serments
N'empêchent que tout aboutisse
A la rencontre des amants....

J'avais décrit les deux animaux, le mâle et la femelle, chacun à part. Puis, sur le point de les évoquer, s'affrontant, s'étreignant, se dévorant, je me perdais. Voilà que l'autre soir, ayant esquissé un vingtième plan de cette méditation fatale, dans le chiffre de laquelle le X m'apparaissait comme un chevalet de torture, et déchiré ce plan après dix-neuf autres, je sors de ma maison sans but de promenade. J'arrive devant le Théâtre-Français. On donnait: On ne badine pas avec l'amour. J'entre dans la salle pour entendre cette prose divine, sans Colette, hélas! cette Colette qui jouait Camille, pour moi, comme aucune comédienne ne la jouera jamais. Elle me rendait si bien cette fille étrange qui sait tout de la vie et qui ne sait rien de son propre cœur, qui se veut raisonnable et qu'un sourire de son cousin à Rosette affole, qui repousse Perdican sincère et qui court après Perdican perfide! Naïve coquette qui brise trois existences: la sienne, celle de son fiancé et celle de Rosette ... pour rien, pas même pour le plaisir! Oui, Colette était adorable de charme incertain, mélancolique et dangereux dans ce rôle; aussi adorable que l'actrice de l'autre soir y était médiocre. Et le Perdican! Et le Baron! Et le Bridaine! Tous des doublures!... Et moi!... Mes souvenirs se firent si précis, les phrases du drame me touchaient à une place si blessée de mon cœur, qu'après le deuxième acte je n'y pus résister, et je quittai mon fauteuil. Dans le péristyle, et devant le buste de Balzac, je me heurte au baron Desforges:

—«Où allez-vous?» me demande-t-il.

—«Où je n'entendrai plus ces comédiens,» lui répliqué-je.

Il sourit de ma boutade et sort avec moi. Il me prend le bras et nous marchons ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis des mois. Il ne vieillit guère. La moustache blonde est devenue tout à fait blanche. Le teint s'empourpre un peu. Mais l'œul demeure bien vif entre les paupières qui le brident, et quoique le baron ait soixante ans sonnés, ses muscles, grâce au massage quotidien du docteur Noirot, sont demeurés souples, comme l'attestent ses moindres mouvements. Seulement plus de cigares, plus de porto rouge,—et plus de Mme Moraines. Il a fort sagement utilisé une nouvelle infidélité de cette charmante coquine pour fermer les volets de sa boutique, comme il dit. Et il a dû très bien faire les choses, car il continue d'aller dans la maison et d'y avoir son couvert à côté de son successeur, un des jeunes barons Mosé. Desforges, depuis cette rupture, a repris du goût pour moi,—sans doute parce que Suzanne Moraines lui a dit jadis beaucoup de mal de ma pauvre personne. Et puis, je l'écoute si complaisamment et je l'admire si sincèrement! Un homme d'affaires qui s'est donné la peine de vivre, quel meilleur maître pour un écrivain d'observation? Desforges m'entraîne sous les arcades de la rue de Rivoli et me questionne sur mes travaux. Je lui détaille ma Physiologie, le point où j'en suis et mon embarras.

—«Voilà une belle difficulté,» me dit-il. «Avez-vous la prétention de donner une théorie complète de l'amour?...»

—«Je ne suis pas si nigaud,» répondis-je.

—«Alors, au lieu de vous perdre dans les généralités, prenez donc un cas bien net, bien connu de vous, une histoire très simple et qui soit dans la moyenne des intrigues galantes de ce temps-ci.... Qu'est-ce que vous voulez savoir? Si l'affaire est bonne ou mauvaise?... Faites comme pour une vraie affaire. Dressez un bilan: une colonne pour l'actif, une pour le passif. Chiffrez le détail des bonheurs et des malheurs, des plaisirs et de ce que les Anglais appellent les drawbacks,—les inconvénients à subir pour chaque avantage.—Deux additions et une soustraction, vous saurez à quoi vous en tenir sur ce que les gens d'aujourd'hui ont fait de l'amour. C'est comme la politique. On ne parle que de cela à Paris, et on s'y entend comme les acteurs que nous venons de voir à dire du Musset.... Tenez, voulez-vous que nous établissions le bilan, à nous deux, du bonheur de Mainterne dans sa liaison avec Mme de Hacqueville? C'est un excellent exemple, cela.... Lui, trente-six ans, trente mille livres de rente, du tact, dû goût, joli garçon, toutes ses dents, tous ses cheveux, pas de rhumatismes. Elle, vingt-huit ans, grande, élégante, beaucoup de branche, cent mille francs de rente dans la maison, un seul enfant. Hacqueville, un trésor de mari, vous le connaissez.... Ça a bien duré quatre ans. Vous voyez, pas de chaîne.... On en a parlé, mais pas trop.... Enfin, un joli souvenir, à première vue; ce que souhaite un père raisonnable à son fils quand ce garçon entre dans la vie, une de ces liaisons qui vous préparent au mariage.... Vous n'êtes pas pressé de rentrer?...»

—«Laissez-moi seulement allumer un cigare....»

Nous étions devant la porte d'un bureau de tabac.

—«Prenez plutôt un des miens,» dit le baron, en tirant un étui de sa poche. «Je ne fume plus, mais j'ai toujours à offrir un de mes bons cigares d'autrefois.... C'est tout l'art de vieillir, cela....»


Le havane de cet homme aimable était réellement exquis, et, tout en aspirant la fumée avec délice, je l'écoutais me mettre à nu l'envers d'un de ces coquets romans mondains qui font rêver les petits jeunes gens et soupirer les vieillards.

—«Commençons par le commencement,» disait le baron. «J'y ai assisté, moi qui vous parle.... Lucie et Mainterne se connaissaient depuis dix ans, sans jamais avoir pris garde l'un à l'autre.... Là-dessus, ils se trouvent tous deux assis à une table de souper chez Mme de Hère, vers la fin d'un bal costumé.... Elle était en pierrette et lui en arlequin.... Je la vois, leur petite table, et, dans ses yeux à lui, une flamme de désir et d'espérance, celle d'un homme qui a du torse et du mollet, qui les montre, qui sent qu'on les regarde et qui se dit: «Tiens? tiens?» Et Mme de Hacqueville riait, riait.... Vers six heures, Mainterne rentrait chez lui. Il a dû avoir un bon moment, en coupé, à se tenir à peu près ce discours: «Mais, c'est qu'elle m'irait comme un gant, cette jolie femme-là; c'est fin, c'est distingué, c'est jeune, ça n'a pas roulé.... Je serais le premier.... La maison est bien tenue.... On dit la table excellente....»

—«Oh! baron!...» fis-je avec un peu de révolte.

—«Mais oui, mais oui,» insista-t-il, «ça entre en ligne de compte, ces choses-là. On ne se l'avoue pas toujours: c'est la seule différence entre les gens romanesques et les autres.... Voyez-vous, à Paris, pour un homme qui a vécu et qui sait compter, comme Mainterne,—je vous répète qu'il avait alors trente mille francs de rente, au plus juste,—le chariot de Vénus doit porter à son fronton la devise du wagon de déménagement! «Je suis capitonné.» La voiture Hacqueville était capitonnée, voilà tout, et Mainterne a eu la cristallisation confortable. Ça le ravissait, ce garçon, en revenant vers sa garçonnière, de sentir que Lucie l'avait trouvé charmant, et ça le ravissait deux fois parce qu'il n'avait, en songeant à une liaison possible avec cette femme, que des perspectives de dîners choisis, et de soirées dans un décor bien entendu.... Allez, mettons vingt à l'actif de Mainterne, pour les idées qui lui ont papillonné dans le cerveau ce matin-là et les matins suivants.»

—«N'avait-il pas,» interrompis-je, «une maîtresse à liquider, cette Léona d'Asti qu'il partageait avec Audry, le banquier?...»

—«Parfaitement,» reprit Desforges. «Ah! il s'était organisé là une combinaison idéale.... Léona avait cinquante mille livres de rente à elle et un petit hôtel. Audry donnait six mille francs par mois; et Mainterne était ce que j'appelle de demi-cœur, c'est-à-dire qu'il représentait les loges au théâtre, les dîners au cabaret, un cadeau par-ci, un cadeau par-là, et puis la gaieté. Il aimait la fête, à cette époque; il amenait des amis et on s'amusait!... Seulement Léona n'était plus jeune, elle était à l'âge où les petits coquins, comme disait je ne sais plus qui, deviennent de grands pendards. Puis ça tournait entre eux à la pantoufle et à la robe de chambre. Ils se parlaient de leur santé, des plats qu'ils ne digéraient pas, des médecines qu'ils allaient prendre, et Mainterne avait sa crise, celle où l'on veut connaître l'Amour,—avec le plus grand des A——.—Bref, au souper chez Mme de Hère succèdent les visites chez Lucie. Il fait sa cour, il se déclare, elle se défend. Et un beau jour, patatras, elle lui parle de Léona. Le scélérat avait bien espéré les garder toutes deux. C'eût été possible,—s'il avait avoué. La franchise trouve toujours les femmes désarmées. Elles ne s'y attendent jamais, et pour cause. Au lieu de cela, Mainterne s'était cru rusé, comme l'autruche. Il avait compté sans cette chronique de papotages qui fait la navette entre le monde et le demi-monde. Lucie exige la rupture. Elle savait tout. Léona aussi, d'ailleurs. Mais notre ami ne le comprit qu'au moment où il vint apporter à cette dernière un chèque de dix mille francs comme cadeau d'adieu. Léona prit ce papier, le roula entre ses jolis doigts, et elle le lui jeta en ricanant: «Ramasse ta boulette; ça et ta femme du monde, ça t'en fait deux....» Le pauvre garçon eut peur de quelque vengeance. Il s'en alla droit vers la rue de la Paix acheter à Mme d'Asti un rang de perles, un souvenir de plus de deux mille louis! C'est une somme, pour le capital qu'il avait alors.... Passons-la aux profits et pertes. Léona, renseignée par Audry, lui avait donné quelques heureux conseils de placements.... Mais perdre une maîtresse comme celle-là, spirituelle, bonne enfant, avec une installation piochée et définitive, un cabinet de toilette dans le goût du mien, pas un embarras, pas un tracas! Nous pouvons bien lui marquer quarante à son passif, pour cette sottise-là.»

—«J'inscris,» dis-je en riant: «avoir Mainterne, vingt; doit, quarante.... Total, vingt de perte, au bilan.»


—«Soyons justes,» continua Desforges, «cette rupture avec Léona fut suivie de bonnes journées. Lucie et Mainterne en étaient à cette période délicieuse où une femme s'est à peu près promise et ne s'est pas donnée. C'est pour l'amoureux tous les plaisirs de la chasse et du voyage, avec cette différence qu'à la chasse il y a toujours quelque boscard maladroit pour vous flanquer du plomb dans le gras de la jambe et quelque tompin pour vous cirer au retour, dans le wagon. Quant aux voyages, je ne les comprends qu'en Belgique et pour les caissiers infortunés. Le vrai voyage, c'est celui que vous entreprenez autour de la personne d'une femme aimée que vous n'avez pas encore, que vous allez avoir demain, après-demain, dans une semaine.... Et vous découvrez un univers de jolies choses dans son esprit, cet adorable esprit qui fait que chaque matin les gavroches du télégraphe portent d'un bout à l'autre de Paris de vrais chefs-d'œuvre de grâce, de malice et de coquetterie, sous la forme de petites dépêches bleues.... Plus tard, la dame se servira de cet esprit contre vous. Elle l'emploie, en ce moment, tout entier à vous séduire. Et puis c'est des nuances de son goût que vous ne soupçonniez pas, c'est des façons de vous refuser ou de vous donner un baiser, d'avancer ou de retirer son pied, sa main, de hocher ou de pencher sa tête, qui vous font demeurer bouche bée devant cet être, pour vous unique.... Quand elle vous propose une tasse de thé, elle a une manière si à elle de prendre le sucre entre les pincettes, que vous la regardez comme un boursier en voyage regarde la cote en constatant que ses valeurs ont monté et qu'il a gagné deux cent mille francs rien qu'à se promener.... Et puis chaque visite vous apprend à deviner mieux ses beautés cachées. Vous explorez des pays inconnus, un peu davantage,—votre futur royaume.... Enfin, c'est du désir, ce qu'il y a de plus difficile à se procurer pour nous autres qui nous sommes assis à tant de tables et qui nous en sommes toujours fourré jusque-là, comme disait la chanson.... Du désir! J'ai connu autrefois un juif allemand, cinquante fois millionnaire, devant qui un de nos amis se plaignait d'être moins brillant avec les femmes, et le vieux banquier de répondre, avec un accent que je ne peux pas vous imiter: «Moins brillant!... Vous êtes bien heureux. Moi, je ne connais même plus les douceurs de l'incertitude....»

—«J'inscris donc cinquante, n'est-ce pas? à l'actif de Mainterne,» interrompis-je; «cinquante moins vingt....»

—«Pas si vite, jeune homme,» reprit le baron; «il faut décompter quelques autres drawbacks, et d'abord la nécessité de retourner dans le monde.... Quand Mainterne était l'amant de Léona, il choisissait ses salons. Il ne faisait pas une visite. C'était un de ses axiomes, à lui: «Si les gens sont assez susceptibles pour se formaliser d'un petit manque d'égards, il vaut mieux se brouiller tout de suite ...» et il pratiquait. Il arrivait au cercle vers les cinq heures, potinait, cartonnait ou billardait jusqu'à sept. Il s'habillait là, neuf fois sur dix, et tantôt il y dînait, tantôt il allait dîner dans quelque maison où il était sûr de se plaire et de plaire. Il avait toujours quelques invitations auxquelles il se rendait ou ne se rendait pas, suivant son caprice. Quand il lui convenait de faire un tour à l'Opéra, il entrait dans une loge à son goût ou n'y entrait pas. Enfin, c'était un Parisien indépendant, l'espèce la plus rare, les seuls qui jouissent vraiment de cette incomparable ville.... Du jour où il eut la petite Mme de Hacqueville, là, dans sa tête, et là, dans son cœur, il l'eut aussi dans sa vie.... Voyez-vous la scène? Elle, assise au coin du feu, après avoir échangé les confidences des âmes sœurs: «Je vous verrai chez les Taraval, mercredi?...» Lui, hypnotisé par un bas de soie gris perle, aperçu au bord de petits souliers brodés: «Non. Ils ne m'invitent plus, je n'y ai pas mis de cartes depuis si longtemps....»—«Hé bien! il faut en mettre et faire votre paix avec Mme Taraval quand vous la rencontrerez ici.... Elle est si bonne!» Et voilà Mainterne obligé d'avaler les Taraval, qu'il ne peut pas supporter, et les Ethorel, et les Sermoises, et les Donvé.... On le voit à des cinq heures.... On l'invite à de grands dîners.... Vous savez? Ce drawback-là, pour moi, c'est cinquante.»

—«Pauvre Mainterne!» dis-je à mon tour. «Toujours vingt à son passif. Il est vrai qu'il n'en est encore qu'aux menus suffrages.»

—«Hé! pas si menus!» reprit Desforges en esquissant un geste qui pouvait passer pour un commentaire de la formule de nos pères sur ce qu'une jolie femme doit avoir de gorge: de quoi remplir la main d'un honnête homme.


Nous avions traversé la place de la Concorde, et nous remontions le trottoir de gauche des Champs-Elysées. Je n'eus pas de peine à comprendre qu'en me prodiguant ainsi les trésors de son expérience le baron avait surtout pour motif le désir d'être reconduit jusqu'à sa porte. Cela l'ennuyait de rentrée seul. Mais je l'aurais accompagné jusqu'au pont de Neuilly pour l'entendre qui m'imitait Lucie d'une voix ironique:

—«Enfin la minute solennelle arrive, celle où Mme de Hacqueville lui soupire: «Hé bien! oui, mon ami, je ne veux pas que vous souffriez ... je serai à vous ...» et le jour et l'heure, ce qui signifie en bon français que l'heureux Mainterne dut recommencer à courir les rez-de-chaussée meublés pour trouver un asile à son bonheur. Avec Léona, il n'avait pas besoin d'aimoir,—c'est bien là un mot de votre nouvelle écriture, n'est-ce pas?—et il avait compté que Lucie viendrait chez lui. Elle avait eu le bon sens de ne jamais y consentir. C'est très amusant, à vingt-cinq ans, ces courses-là, à la recherche des Paradis en garni. A trente-six, c'est beaucoup moins drôle. Les mobiliers paraissent flétris, fanés, fripés, inhabitables. Les gens vous dévisagent avec des physionomies de maîtres-chanteurs. On se souvient de Léona, de son large lit avec ses draps en fine toile de Hollande, du fameux cabinet de toilette. Mettons vingt au passif pour ces misères-là, ce qui fait quarante, et arrivons au rendez-vous.... Une femme du monde, du meilleur monde, et qui en est à sa première faute, c'est très flatteur pour l'amour-propre,—vingt à l'actif pour cette flatterie-là,—mais, dans un lit, ce sont d'autres qualités qu'on apprécie, et les trois quarts du temps vous avez là une ignorante qui ne comprend rien et qui vous fait penser à des amours avec ces statues de reines couchées sur les tombeaux. Et les quatre quarts cette ignorante est une prudente qui a commencé par vous demander votre parole que vous lui éviterez une grossesse parfaitement inopportune.... Et alors, avec l'ignorance et la prudence combinées, pas un bon moment, ce que j'appelle un bon moment.... C'est comme les repas dans les gares: quinze minutes d'arrêt, buffet. Dîner exécrable, et il vous faut vous lever de table avant d'avoir fini!... Et puis c'est un tas de petits drawbacks de détail. Elle ne veut pas s'habiller devant vous. Elle ne sait plus comment remettre ses bottines, car elle est venue en bottines pour ne pas se compromettre. Et si son mari l'avait fait suivre? Et si on la rencontrait? Ah! elle aimerait mieux cela. Elle serait à vous pour la vie.... Voyez-vous la tête du Mainterne qui boutonne les bottines tant bien que mal, qui vient d'avoir le triste plaisir que je vous ai décrit et qui songe à cette belle perspective de la solitude à deux.... Il en a la petite mort en y pensant.... Cinquante au passif pour ce premier rendez-vous.»

—«Cinquante au passif ... plus quarante. Doit Mainterne quatre-vingt-dix,» calculai-je; «mais il y a le second rendez-vous, le troisième, le quatrième, et pour combien comptez-vous le plaisir d'éveiller justement cette innocence, d'instruire cette ignorance, de triompher de toutes ces pudeurs, afin d'avoir d'elle cette ingénuité de sensations?...»

—«Hé là! Hé là!» fit Desforges avec l'intonation d'un cavalier qui veut arrêter sa monture. «Ne nous emballons pas. Je vous accorde cinquante, soixante, soixante-dix à l'actif de Mainterne pour ces félicités-là, quoiqu'on amour, voyez-vous, les éducations ne m'aient jamais beaucoup tenté. On travaille toujours pour d'autres. Quatre-vingt-dix moins soixante-dix. Le passif redescend à vingt. Et puis passons au quinzième de ces rendez-vous. Encore un drawback, et un terrible, celui-là! C'est le jour et c'est l'heure fixes. Quand Mainterne était l'amant de Léona, il allait chez elle, il n'y allait pas. Ça lui était incommode? Il déplaçait son moment, voilà tout. Avec une femme surveillée comme Mme de Hacqueville, qui arrivait à lui donner une heure sur vingt-quatre chaque trente et un du mois, il n'y a pas à dire, il faut y aller, là, comme chez le dentiste:—«On vous arrachera votre dent à quatre heures et demie....»—«Mais ma dent ne me fait pas mal.»—«On vous l'arrachera tout de même....» Ce bonheur sur commande, pour moi, c'est le plus grand des drawbacks dans ces liaisons avec les femmes du monde. Mais soyons modérés: estimons à vingt-cinq cet ennui-là; nous avions vingt au passif de Mainterne, va pour quarante-cinq, et nous mollissons.»

—«Et l'argent?» lui demandai-je triomphalement. «Au moins les femmes du monde ne coûtent rien.»

—«J'y arrive,» répondit avec calme l'ancien protecteur de Mme Moraines, sans être le moins du monde troublé par ma gaffe, dont je m'apercevais, moi, en rougissant. «Ecoutez cette petite anecdote: Mme de Hacqueville a un frère, le petit Seldron, le jeune, celui qui s'est marié l'année dernière. Notre Mainterne s'était cru très habile en se liant avec toute la famille. Il faisait le bésigue d'une vieille tante qui le trichait! Il s'aplatissait devant trois vieux adorateurs platoniques dont Lucie lui avait dit: «Ceux-là, ce sont mes amis, mes vrais amis, d'excellents amis.... Vous serez gentil pour eux!» Et Mainterne était gentil, gentil ... si gentil qu'après l'avoir détesté, les trois vieux l'aimaient. Ils l'aimaient trop, surtout le plus raseur. Mainterne ne pouvait plus monter à cheval sans être accompagné de celui-là. Vous pensez s'il était à tu et à toi avec le frère. Un matin, ce frère débarque chez son meilleur ami, à neuf heures: «Ah! mon cher Mainterne, tu vois un grand misérable.»—«Que se passe-t-il?» répond l'autre, flairant la carotte.—«J'ai joué au cercle hier, j'ai perdu.... Si je n'ai pas payé avant midi, je suis affiché....» Je vous passe le discours, qui peut se résumer ainsi: «Cinq cents louis, ou je me brûle la cervelle.» La cervelle du frère d'une femme à qui l'on jurait la veille un éternel amour dans un rez-de-chaussée clandestin, c'est sacré, n'est-ce pas? Mainterne a payé. «Surtout pas un mot à ma sœur....»—«Pas un mot....» Il n'en a jamais parlé, en effet. C'est à sa tête que j'ai tout deviné, moi qui savais l'embarras du frère et que ce garçon était brûlé partout, y compris sa famille et les usuriers.... Ces petits embêtements-là, et d'autres semblables que je vous passe sous silence: tels que l'obligation de la correspondance d'été, lui qui tenait en sainte horreur le papier, la plume et l'encre,—tels que les innombrables cadeaux du jour de l'An chez tous les Taraval, Ethorel, Donvé, enfin les vingt-cinq maisons solennelles où il faisait tapisserie le reste de l'année,—c'est bien cinquante ou quarante de drawback, cela.»

—«Mettons trente?» interrompis-je.


—«Soit; nous voilà à soixante-quinze,» reprit Desforges. «Je vais vous étonner,» fit-il en prenant un temps: «je les lui passe à son actif, ces soixante-quinze, pour l'amitié de Hacqueville. Mainterne n'avait pas triomphé depuis six mois, qu'il était, bien entendu, le camarade intime du mari. C'est classique, mais voici l'étonnant:—les deux hommes étaient réellement faits l'un pour l'autre. Même âge, même genre d'esprit, mêmes occupations, mêmes idées, mêmes goûts. Hacqueville est réactionnaire comme trente-six gendarmes; Mainterne comme trente-sept. Hacqueville abomine les voyages; Mainterne ne peut pas se supporter hors de Paris. Hacqueville raffole de sport; vous savez l'allure de Mainterne à cheval, et son coup de fusil. Ils aiment les mêmes vins, les mêmes cigares, les mêmes pièces. Enfin, ils avaient le même tailleur, sans le savoir, et choisissaient instinctivement les mêmes étoffes.... Vous me demanderez alors: pourquoi Lucie a-t-elle pris Mainterne, ayant déjà Hacqueville? Cruelle énigme, vous répondrai-je, monsieur le psychologue. Mais y a-t-il jamais un pourquoi à la conduite des femmes? Ce sont des charades sans mot. Que dites-vous de cette seconde énigme? Savez-vous ce qui était le plus insupportable à Mainterne? C'était d'entendre Lucie parler de Hacqueville, de cet autre lui-même, avec aigreur. «Ah! quel homme! quel homme!» s'écriait-elle, «que je suis malheureuse!...»—«Mais non,» répondait-il, «vous le méconnaissez....» Il le défendait. Elle insistait, et elle finissait par lui reprocher de ne tenir à elle qu'à cause de son mari. J'en appelle à tous les hommes de goût. Avoir un excellent ami, envers qui l'on se sent des torts, que l'on chérit d'autant plus, et se voir obligé d'écouter une femme qui ne le comprend pas et qui en dit du mal toute la journée, c'est dur, c'est très dur. Mettons vingt au passif de Mainterne....»

—«C'est comme au jeu de l'oie,» repris-je; «il revient toujours à cette case....»

—«Patience,» reprit Desforges. «Ce mari-là nous mène à Laverdin, le nouvel amant. Mainterne servit si souvent à Lucie l'éloge de Hacqueville, et Hacqueville celui de Mainterne, qu'elle finit par les prendre en une horreur égale tous les deux, et elle les trompa avec le bellâtre en question. C'est ici que le passif de Mainterne grandit, grandit. Attaques de jalousite aiguë, coup sur coup, soupçons, scènes, etc., cinquante,—certitude, cinquante,—ridicule au vu et su de tout Paris, cinquante.—Brouille avec Hacqueville, que sa femme trouva le moyen de reprendre quand elle eut mis Mainterne à la porte, cinquante.—C'est deux cents au passif, plus les vingt de fondation, et zéro à l'actif. Comment voulez-vous que Mainterne n'ait pas, quand on parle de Lucie devant lui, le mauvais sourire de l'homme blessé qui ne veut rien dire, et qu'elle ne lui porte pas, elle, une haine profonde? Il n'y a que Hacqueville qui le regrette et qui dit: «Ce garçon-là a déraillé.... Il s'est bien mal conduit avec nous, et pourtant je vous assure qu'il valait mieux que ça....»


Nous étions devant l'hôtel du cours la Reine. Le baron me tendait la main pour me dire adieu.

—«Mais ce n'est qu'un cas,» fis-je, «et très spécial.»

—«Parce que Lucie était mariée?» répondit le baron. «Essayez donc d'appliquer la même méthode du chiffre à tous les autres bonheurs de votre connaissance, depuis celui qu'on goûte auprès de la grande actrice jusqu'à la félicité que vous sert la femme entretenue, quand on l'aime, sans parler de la veuve, de la séparée ou du demi-castor. Dressez vos deux colonnes par doit et avoir.... Vous me direz des nouvelles du résultat....»

—«Pourtant vous-même,» repris-je, «vous conveniez que Léona rendait Mainterne très heureux?»

—«Oui,» dit le baron, «mais Léona ce n'était pas l'amour. C'était l'habitude....»

Et il me dit adieu tout de bon sur ce mot,—qu'il avait un peu trop souligné,—pour ne pas gâter son effet.


MÉDITATION X

BONHEURS CONTEMPORAINS

II

LES DÉSASTRES

—«Desforges est Desforges,» me disais-je, au lendemain de cette conversation sur les drawbacks du bonheur. Ce philosophe en habit noir y voit très clair dans les faits; mais quand on a énuméré, classé, étiqueté, chiffré les faits qui constituent l'histoire visible d'une passion, on n'a rien dit sur cette passion. La preuve en est qu'un homme exploité par une femme, trahi, moqué, déshonoré par elle, y retourne en sachant très bien qu'il sera de nouveau tout cela et pire encore. C'est que le simple contact physique de cette femme, de lui prendre la main seulement, représente pour lui une intensité de sensation que rien d'autre au monde ne lui procure. L'homme moderne est un animal qui s'ennuie. Une émotion qui lui morde sur le cœur, voilà ce qu'il ne saurait payer trop cher. Oui, que d'ennuis nous subirions tous, allégrement,—pour éviter l'ennui! Mais il arrive aussi que cette émotion cherchée nous échappe, que cet ennui, cette torpeur de la sensibilité fatiguée reparaît au milieu même d'une vie consacrée à la poursuite de la sensation ou du sentiment. Les tracas dénombrés par le baron sont des contrariétés. Les vrais désastres du bonheur commencent avec les désordres intimes dont ce bonheur est l'occasion. Ces désastres, c'est la jalousie, ce sont les déceptions du cœur qui s'est imaginé rajeunir et qui se retrouve vieux, c'est l'impuissance à sentir,—maladie des âges de décadence, qui n'a rien de commun avec l'affaiblissement physiologique. Je ne sais pourquoi un exemple me revient à la mémoire d'un de ces désastres-là, que j'ai envie d'évoquer en regard du tableau dressé par Desforges, comme antithèse. Cette anecdote, presque sans incidents, me fut contée par Berthe Vigneau, une actrice camarade de Colette,—la seule dont l'influence ait été bonne sur cette mauvaise fille. Aussi Colette cessa-t-elle de la voir, parce que je lui conseillais de la garder comme amie. On le sait pourtant, qu'il suffit de critiquer devant une femme quelqu'un qu'elle fréquente pour qu'elle le fréquente davantage et de le louer pour qu'elle ne veuille plus en entendre parler, puis l'on retombe toujours dans le même chemin banal où tous les amants ont trébuché. Mais ce n'est pas sur l'art de choisir les amis et les amies d'une maîtresse que je me suis promis de méditer aujourd'hui. C'est sur une confidence faite par Berthe, petit roman dont l'épigraphe pourrait être:

XXXVIII

En amour, les grands malheurs et les grands bonheurs ont pour cause des nuances de sentiment.


Berthe Vigneau était de ces femmes qui ne sont jolies qu'au second regard. Elle avait, à l'époque où je l'ai connue,—voici sept ans,—un charme délicat d'effacement, de douceur, de «comme il faut», qui contrastait pour moi d'une manière cruelle avec les côtés canailles de ma maîtresse. Celle-là me donnait si souvent l'horrible spectacle d'un Botticelli disant des gueulées! Berthe était alors pensionnaire au Théâtre-Français, et pensionnaire peu remarquée. Quoique les journaux de Saint-Pétersbourg, où elle est engagée avec Colette, la vantent beaucoup,—je doute que son jeu correct, mais froid et presque terne, ait gagné ce je ne sais quoi de personnel qui ne s'apprend pas au Conservatoire et que ma dangereuse maîtresse possédait. Est-ce une assez triste chose encore, quand on aime une actrice, de se dire que le plus original de son talent est fait quelquefois des vices qui la rendent si méprisable comme femme? Sans la cruauté triste de son libertinage, Colette aurait-elle jamais eu cet attrait moderne qui faisait d'elle, dans certaines pièces de Musset ou de Dumas fils, une incarnation unique du rêve de l'artiste? La pauvre Berthe, elle, n'était pas plus née comédienne que je ne suis né musicien. Son corps frêle, la délicatesse de son teint souffrant, la grâce menue de ses gestes, la rêverie triste de ses yeux, laissaient deviner un de ces passés parisiens dans lesquels il y a de tout: de la misère physique et morale, de la prostitution précoce et d'innombrables déjeuners de pauvres, de l'infamie maternelle et du travail acharné. Seulement, la nature est quelquefois plus forte que les circonstances. A travers les hasards meurtriers d'une jeunesse affreuse, Berthe était demeurée romanesque, et—comment dire?—non pas pure, mais honnête de cœur, mais incapable d'une perfidie, et capable d'un dévouement absolu, entier, silencieux. C'était une de ces femmes timides, repliées, un peu farouches, qui cachent sous une enveloppe discrète des abîmes de sensibilité frémissante. Comme toutes les personnes de ce genre, elle avait mal aimé. Après avoir été vendue—ou à peu près—par sa mère, elle s'était éprise follement d'un clubman dont le seul talent consistait à s'habiller comme à Londres, avec une telle perfection que les garçons de restaurant hésitaient à lui parler français. Colette et moi, nous appelions ce mannequin ambulant «Bas-de-plafond», à cause de ses cheveux plantés en effet très bas, et de son extraordinaire stupidité. Ajoutez à cela qu'il se grisait au whisky et au porto,—afin d'imiter mon noble ami lord Herbert Bohun,—et alors il battait la pauvre Berthe à coups de canne jusqu'à la rendre malade pour des semaines. Il l'entraînait dans les pires sociétés, la forçant de fréquenter des filles de dernier ordre avec lesquelles il la trompait, presque devant elle. Enfin ce fut une de ces liaisons dont on reste stupéfié lorsqu'on y assiste du dehors et que l'on voit une créature fine hypnotisée à la lettre par un drôle dont on ne voudrait pas pour son valet de chambre. «Bas-de-plafond» lui en avait tant et tant fait, qu'à la fin elle s'était révoltée, et qu'elle avait rompu. Le seul avantage de cette horrible aventure fut de lui assurer environ dix mille francs de rente. Car elle avait eu une fille de cet indigne amant, et ce dernier, très heureux à la Bourse à cette époque, s'était retrouvé en un jour d'aberration assez de cœur pour assurer l'avenir de cette enfant et de la mère. Cet argent, joint à celui que Berthe gagnait par son travail,—étant très courageuse,—lui permettait de vivre indépendante. Elle avait gardé de ces cruelles amours une douloureuse appréhension d'un sentiment nouveau, et une pitié profonde pour les chagrins des autres. C'est cette pitié qui fit d'elle ma confidente dans les plus tristes jours de ma vie.... Mon Dieu! En ai-je passé des heures auprès d'elle, dans son petit salon, au second étage d'une maison de la rue de l'Echelle,—un salon d'une bourgeoisie décente, à peine relevé de minces brimborions, ici une aquarelle, là une figurine de saxe, qui indiquaient l'artiste. Sous la lumière d'une lampe voilée de dentelles, et par les mornes fins des après-midi d'hiver, je lui disais mes agonies. Et elle m'écoutait si patiemment! C'est la plus forte épreuve de la bonté d'une femme, cela:—se plaindre à elle du mal que vous fait une autre. Il lui est si facile alors de vous répondre des mots qui s'enfoncent dans votre plaie comme une aiguille empoisonnée. Mais il en est d'adorables, et Berthe était du nombre, qui savent poser avec une charité si tendre leur main sur votre main, leur doux esprit sur votre esprit, leur sympathie consolante sur votre peine. Il faut tout avouer: lorsqu'un amant outrage sa maîtresse et qu'il l'aime, comme j'aimais la mienne, avec le délire de la passion et les amertumes du mépris, ce dont il a besoin, c'est d'une voix qui plaide auprès de lui la cause de l'infâme, qui le fasse douter de l'évidence, croire, espérer du moins. Ah! ce salon bleu pâle de la rue de l'Echelle! Je n'en suis jamais sorti sans avoir puisé dans les paroles de Berthe Vigneau de quoi supporter l'insupportable angoisse. Elle avait cette sorte de délicatesse qui est comme un toucher léger du cœur, et quel art divin de ne pas se lasser d'une si monotone élégie! Enfin, causer avec elle dans ces temps-là, c'était pour moi, comme par les nuits d'insomnie, verser dans le verre tout préparé les gouttes noires du laudanum. Demain on retrouvera sa douleur sur l'oreiller. Pour quelques heures on va l'oublier.


Un beau jour, je cessai d'aller chez Berthe. Pourquoi? Les amoureux ont de ces ingratitudes. Je voyageai. Ma maîtresse quitta Paris. Je me plongeai dans ce tourbillon de sensations incohérentes par lesquelles on essaie de tromper sa souffrance intime, quand on la sait inguérissable comme un cancer. Puis, un soir que je me trouvais dans un petit théâtre, j'aperçois dans une loge un visage de femme que je reconnais. C'est Berthe avec une camarade.... Je vais la saluer. Elle me reproche de l'avoir abandonnée. Le lendemain, j'étais chez elle. Et cette fois, ce fut à mon tour de l'écouter, qui se plaignait, comme moi jadis, dans ce même petit salon bleu. Seulement, elle trouvait, elle, dans mes douleurs de ce jadis, des mots pour me consoler, et moi, je ne trouvais que de la pitié silencieuse pour le drame moral qu'elle me raconta et qui me parut si contemporain par l'état de l'âme qu'il révélait chez le héros! De cet homme pourtant, je ne sus rien ce premier jour, sinon qu'il était du monde, qu'il s'appelait Armand, et que Berthe s'était prise à l'aimer, comme elle avait aimé «Bas-de-plafond», malgré ses serments de ne plus donner son cœur,—à la folie; et voici la conversation que j'eus avec elle, recopiée dans mon journal à la date du 6 février 1884:


—«Ainsi, vous aimez de nouveau?» lui dis-je, tout attendri par son pauvre visage, que je retrouvais comme je l'avais connu, consumé de passion souffrante.

—«Oui,» fit-elle, «et je suis très malheureuse.»

—«Il est dur pour vous, lui aussi?» demandai-je avec une grande tristesse.

—«Non,» dit-elle, «Il ne lui ressemble pas.... Il est si bon....»

—«Alors, il vous trompe?» demandai-je encore.

—«Non,» répondit-elle. «Il est très loyal.»

—«Il n'est pas libre; vous ne le voyez pas tant que vous voulez?»

—«Tant que je veux....» reprit-elle.

—«Il est souffrant? Vous avez peur pour sa santé? Ou ses affaires vont mal? Il a quelque grand ennui?»

—«Non,» fit-elle de nouveau en secouant sa jolie tête.

—«Alors,» repris-je en riant, «je jette ma langue aux chats, comme on dit. Un homme libre, jeune, riche, que vous voyez tant que vous voulez, loyal, tendre, qui ne vous trompe pas.... Mais, c'est le bonheur, ma chère amie!»

—«Ah!» dit-elle, «s'il m'aimait!...» Et songeuse, avec cette voix qui vient de l'arrière-fond de nous-même, la voix que nous avons quand nous nous parlons seul à seul, elle continua:—«Mais je vous paraîtrais folle, si je vous disais tout, mon pauvre Claude. Et cependant, qui me comprendra si ce n'est vous?... Rappelez-vous dans quelle disposition j'étais quand vous veniez ici, et comme j'avais peur d'aimer. Ma destinée voulut qu'avant de rencontrer Armand j'apprisse par un de ses amis l'histoire de sa vie, que je vous dirai, en détail, un jour. Il y a un roman à écrire dans ce roman réel. Imaginez-vous que, trompé par les calomnies du monde, il se crut joué par une femme qui était la vérité même. Il la chassa de chez lui en l'insultant. Dans la folie de la vengeance, cette femme prit le plus indigne amant, pour venir lui crier qu'il l'avait perdue. Et il acquit la preuve qu'en effet il avait jeté au vice le plus noble cœur.... Il ne put ni la revoir ni se consoler de ce qu'il appelait, Quand il en parlait à son ami: un crime d'amour. Depuis, il vivait sur un fonds d'affreuse mélancolie. Ils sont si rares, les hommes capables de ces remords-là, que je le plaignis sans le connaître, et, quand je le vis, je l'aimai.... Nous nous étions trouvés à dîner justement chez cet ami par lequel je savais son histoire. Il était tellement l'homme de cette aventure, il avait une voix si prenante, des manières si fines, quelque chose de si mâle à la fois et de si brisé! Et puis, je vous le répète, c'était ma destinée.... Je passai les heures qui suivirent ce dîner dans une anxiété inexprimable. Il ne m'avait pas demandé la permission de venir chez moi. Mais je jouais tous les soirs de cette semaine, et il lui était facile de me revoir, s'il le voulait. Le voudrait-il?... Vous savez, nous autres, nous fouillons la salle entière d'un coup d'œul quand nous entrons en scène. Vous devinez mon émotion, au lendemain de cette soirée, lorsque j'aperçus Armand dans l'orchestre. Je faillis en manquer ma réplique. Je me dis qu'il viendrait peut-être me saluer au foyer. Je devais changer de costume entre les deux actes. Ah! vous auriez ri de me voir qui montais l'escalier en courant pour être prête plus tôt. Quand j'y revins, dans ce foyer, et que je le vis qui causait avec un des habitués, je crus que j'allais tomber, tant mes jambes tremblaient sous moi.... L'étrange chose pourtant que les pressentiments! Je ne me fis pas beaucoup d'illusion. Je savais, à ce moment même, que cet homme me ferait beaucoup souffrir. Je le savais, et un mois plus tard, j'étais à lui....»


Elle reprit, après un silence, en appuyant son menton amaigri sur ses deux mains jointes,—ces deux petites mains nerveuses qui se serraient fiévreusement l'une contre l'autre,—et ses prunelles regardaient le feu, comme agrandies par les visions qu'elle évoquait:—«Je ne peux pas bien vous rendre le charme de ces premiers temps de nos amours.... Nous n'étions plus très jeunes ni l'un ni l'autre, puisque j'allais avoir trente ans et qu'il en avait bien trente-cinq. Nous avions aimé déjà, et nous connaissions les chagrins l'un de l'autre. Cela faisait un sentiment tendre, triste, comme un peu craintif.... Nous avions l'air de ne pas oser espérer.... La saison était en harmonie avec l'espèce de gravité qui pesait sur notre passion naissante. C'était en novembre,—un novembre tiède, bleu et doré. Notre plaisir était d'aller dans les bois et de nous promener indéfiniment dans le grand silence. Pas un oiseau ne chantait dans les branches sèches, pas une fleur ne s'ouvrait dans l'herbe fanée.... Ces bois sans oiseaux et sans fleurs, c'était bien le cadre qu'il fallait à la mélancolie de notre tendresse.... Et cela était doux, ah! très doux!... Je m'abandonnais tout entière à cette sensation, pour moi nouvelle, d'avoir enfin rencontré un homme devant qui je pouvais être moi-même, qui ne se moquait pas de mes idées, qui comprenait à demi-mot ce que je lui disais, enfin, qui avait l'air de sentir comme moi.... Vous voyez, je dis: qui avait l'air.... Pour moi, cette langueur dans l'amour, cette tristesse dans le bonheur, c'était bien de l'amour, c'était du bonheur. Je m'enivrais durant ces promenades, d'une ivresse sans gaieté, sans chanson,—puisqu'il n'y avait ni fleurs ni oiseaux,—mais d'une ivresse si profonde! J'en avais le cœur plein à pleurer. Lorsque nous revenions à Paris et que, seuls dans le wagon, je mettais ma tête sur son épaule, il me semblait que je rêvais, qu'une telle félicité, après tant d'années de misère, n'était pas humaine.... Je lui prenais les mains quelquefois, et je les lui baisais, comme une esclave, mais sans pouvoir lui dire la reconnaissance infinie qui me débordait de l'âme pour ce qu'il me donnait. Il lui arrivait alors, à lui aussi, d'avoir dans les yeux des larmes que je buvais de mes lèvres.... Non, malgré tout, je ne payerai jamais assez cher les sensations qu'il m'a données dans ces premiers mois. On peut mourir quand on a goûté cette douceur-là. On a tant vécu!...»

—«Je devine,» lui dis-je, «vous êtes devenue jalouse de son passé, de cette femme dont il portait l'ombre sur son cœur....»

—«Oui,» dit-elle, «mais pas longtemps.... Plût à Dieu que ce fût là mon malheur!... Je lutterais, au moins. J'aurais quelque chose à combattre de précis, de positif. Je ne m'agiterais pas dans le vide.... Après quelques semaines de cette ivresse que j'ai essayé de vous décrire, et quand je commençais à faire avec mon bonheur comme on fait dans une maison où l'on s'installe et où l'on range tous les petits objets, je me mis involontairement à observer Armand. Je fus frappée de voir qu'avec notre intimité grandissante il subissait des heures de plus en plus tristes, mornes, presque sombres, tandis que moi, je vivais dans une extase toujours plus profonde, plus enveloppante, et qui ne me permettait de m'apercevoir ni des ennuis de la vie, ni des petites piqûres du théâtre, ni de rien, sinon qu'il était à moi et que je l'aimais.... C'était surtout quand je lui prodiguais les marques de ma passion, quand je lui disais combien il me rendait heureuse, que cette tristesse inexplicable paraissait l'envahir. Il m'écoutait sans me répondre. Ses yeux exprimaient non pas la félicité émue de l'amant à qui sa maîtresse montre son amour, mais comme une pitié pour moi qui, au lieu de m'être bienfaisante, me faisait mal. De quoi pouvait-il me plaindre, puisque je l'avais là, lui que j'aimais tant?... D'autres fois, cet être si bon, et que je savais si juste pour tout le monde dans le fond de sa pensée, changeait soudain devant moi, comme si un démon se fût emparé de lui.... Il était secoué par une folie d'ironie. A sa conversation, d'ordinaire indulgente et volontiers câline, succédait un persiflage qui m'était intolérable, quoique jamais il ne l'exerçât contre moi.... Et je ne sais pas cependant si je ne préférais pas encore ces heures de moquerie à d'autres où il roulait dans un silence de torpeur. Je lui parlais. Il ne me répondait pas. Il s'asseyait au coin du feu, là où vous êtes, et il semblait m'avoir oubliée. Ou bien il prenait son chapeau, et il s'en allait, en me disant:—«J'ai besoin de marcher....» Et un billet m'arrivait ces soirs-là, m'annonçant qu'il avait trouvé un ami, qu'il ne pourrait pas me revoir avant le lendemain, quelquefois qu'il était obligé de s'absenter pour deux jours.... Je me rendais trop compte qu'il y avait en lui un principe de chagrin qu'il ne m'avouait pas, une peine inconnue qui le rongeait.... Je suis toute simple, moi. Je crus donc, comme vous l'avez supposé, comme c'était naturel, qu'il pensait encore à cette femme autrefois méconnue, et qui sait? qu'il l'aimait peut-être? Et je le lui dis, un jour, comme je le croyais. Il m'aurait répondu qu'il ne pouvait pas s'en guérir tout à fait, j'en aurais moins souffert que de cette obscure, de cette étrange maladie de son âme que je constatai alors sans plus la comprendre qu'aujourd'hui et contre laquelle je suis aussi désarmée que je le serais devant une attaque mortelle dont il agoniserait devant moi. Je me vois donc, au commencement d'une de ces crises de tristesse, lui disant, osant lui dire:

—«Tu n'oublieras jamais cette femme?»

—«Quelle femme?» me répondit-il.

—«Celle que tu as aimée avant moi,» repris-je, et je la lui nommai.

—«On t'a raconté cette histoire?» fit-il en hochant la tête. «Ah! j'en suis bien guéri. Elle est redevenue une honnête femme maintenant et ne vit plus que pour son fils. La maternité l'a sauvée. Elle m'a pardonné; et je me suis pardonné. Tout s'use, même le remords....»

—«Oh! mon Armand,» repris-je, «qu'as-tu, alors? Explique-moi comment tu souffres, et auprès de moi!»

«Il commença par se défendre de me répondre. J'insistai. Je trouvai des mots qui le touchèrent. Pensez donc. Je défendais mon seul bonheur. C'est alors qu'il me dit sur lui-même des phrases qui me parurent presque insensées en ce moment, et dont je sais aujourd'hui qu'elles n'étaient que la simple expression de la vérité. Il me confessa que, dès sa jeunesse, il y avait eu en lui quelque chose de lassé et de dégoûté, même avant d'avoir vécu, qui le faisait rencontrer l'ennui dans les plaisirs qu'il avait le plus désirés. Il me dit qu'il s'était cru, dans cette jeunesse, incapable d'aimer complètement; qu'il était tombé, pour tromper la sensation de vide que tout lui laissait, dans les pires excès du libertinage; qu'il en était sorti en voyant le tort atroce dont un débauché pouvait frapper des femmes comme cette maîtresse dont je venais de lui parler. Il ajouta que depuis sa rupture avec elle, il avait été victime de deux peurs égales et constantes: celle de faire du mal de nouveau à un cœur sincère, et celle de retomber dans cette sorte d'atonie intime, d'insensibilité invincible.... Il m'avoua qu'il s'était engagé dans notre amour avec cette double défiance, qu'il était sûr maintenant de ne jamais être cruel pour moi, mais qu'à de certains moments, même auprès de moi, ce mal incompréhensible de la mort intérieure s'emparait de lui. «Il me semble alors,» me disait-il, que mon âme est usée, que je ne peux plus, que je ne pourrai jamais plus sentir....» Je l'écoutais avec une impression que je ne saurais vous décrire.... Ce qu'il me disait me paraissait si bizarre à la fois et si amer! J'avais trop connu la vie déjà pour ne pas savoir qu'il existe des hommes et des femmes d'une dureté que rien ne touche, et qui paraissent, en effet, ne rien sentir. Mais cette insensibilité-là, c'était pour moi de l'égoïsme, et qu'elle fût unie à la délicatesse d'âme d'un être comme Armand, qui me montrait, à la même minute, cette bonté, voilà ce que je ne pouvais pas admettre. Je me souviens que je me jetai dans ses bras en lui disant avec frénésie: «Tais-toi, tais-toi; tu es fou.... Aime-moi simplement....» Et tout de suite, au regard qui passa dans ses yeux, à l'espèce d'effort imperceptible par lequel il me rendit mon baiser, je compris....—qu'il ne m'aimait pas!

«Mon bon Claude, vous qui avez tant pensé à la vie du cœur, m'expliquerez-vous ce que j'éprouve depuis ce jour, ce supplice qui n'est que dans ma pensée et qui pourtant me martyrise? Ce qu'Armand fait pour moi de si gentil, de si doux, de si tendre même, les attentions dont il m'entoure, ses sourires, ses mots, ses caresses, son amour enfin, tout m'est empoisonné par cette idée qu'il est ainsi par respect de mon sentiment, qu'il m'aime pour moi et non pour lui, autant dire qu'il ne m'aime pas. Si je le quittais, vous m'entendez, et s'il acquérait la certitude que je ne souffrirais pas de son abandon, peut-être regretterait-il la chaleur du dévouement que j'ai pour lui. Mais rien ne manquerait à son bonheur. J'ai l'horrible sensation qu'il s'est trompé en s'attachant à moi, qu'il a espéré m'aimer, qu'il sait aujourd'hui qu'il s'est trompé et que, s'il me garde, c'est pour ne pas recommencer son ancienne histoire, et avec elle ses anciens remords. Je le vois, depuis cette fatale confidence, lutter contre des mélancolies qui le saisissent auprès de moi,—et qu'il veut me cacher. Mais il a dit vrai, jamais, jamais je n'arrive à le faire sentir vraiment, jamais à le rendre heureux!... C'est une angoisse presque inintelligible, quand on ne l'a pas traversée, et à laquelle je n'aurais pas cru autrefois, si on me l'avait contée. Il est indulgent, il est gracieux, il est parfait pour moi, et cette bonté, cette tendresse, cette douceur cruelle, ne servent qu'à me prouver toujours et toujours cette affreuse vérité: il ne m'aime pas.... J'en arrive à être injuste pour lui, à le tourmenter, pour me rejeter ensuite sur sa poitrine, avec démence.... Je voudrais, par instants, le quitter en effet, renoncer à cette liaison dans laquelle, au fond, c'est moi qui fais preuve d'un égoïsme horrible, puisque j'exploite la sympathie dévouée de cet homme au profit de ma passion.... Je me sens incapable de me passer de ce que je sens n'être qu'une comédie d'amour. Et puis, à d'autres minutes, je me dis que je suis vraiment une folle et lui un fou, qu'il croit ne pas m'aimer et qu'il m'aime, ne rien sentir et que c'est la chimère d'un esprit malade, fatigué par une mauvaise jeunesse et par des douleurs trop longues.... Dites, vous qui comprenez tout, est-ce que cela finira?...»


Tout finit, même le remords, comme disait Armand,—même des passions comme celle de Berthe, puisqu'elle joue en Russie, et que cet Armand, avec lequel j'ai voulu à tout prix me lier, vit à Paris. C'est un homme beaucoup plus simple que sa pauvre maîtresse ne se l'imaginait, qui a tout uniment été très libertin dans sa jeunesse, puis très coupable, et qui est blasé, pour employer un vieux mot bien ridicule, le seul juste pourtant. Seulement c'est un blasé devenu tendre, depuis son histoire avec sa maîtresse martyrisée. C'est la pire espèce qui soit. Et Berthe Vigneau, malgré ses rudes années de bohème et de théâtre, était une âme d'une jeunesse intacte, en qui la vie n'avait rien entamé. J'ai souvent vu se produire le phénomène inverse, et des hommes restés tout jeunes de cœur aimer des femmes dont l'âme était aussi usée que leur visage était frais et charmant. Ne fut-ce pas mon cas, hélas! Et quelles conclusions en tirer sinon celles-ci:

XXXIX

On n'aime jamais comme l'on est aimé; aussi l'art d'être heureux en amour consiste-t-il à tout donner sans rien demander. C'est le mot profond de Philine à Wilhelm, dans Goethe: «Si je t'aime, est-ce que cela te regarde?...»

XL

Les vrais drames du cœur n'ont pas d'événements.

XLI

Pour un cœur passionné, la pire douleur est de ne pas suffire au cœur qu'il aime.

XLII

On trahit un cœur qui aime vraiment, on ne le trompe jamais.

XLIII

Il n'y a probablement rien de plus vieux que la vieille âme d'un jeune homme ou d'une jeune femme moderne.

XLIV

A Paris, sur cent hommes d'amour pris au hasard, voici les chances qu'une femme de cœur a d'être heureuse si elle en aime un: vingt l'exploiteront, vingt la compromettront, vingt la corrompront, trente la méconnaîtront. Restent dix amants dignes de ce nom, mais, sur ces dix, neuf ont déjà vécu leur vie. Ils sont usés. Et le centième aime presque toujours ailleurs.


MÉDITATION XI

BONHEURS CONTEMPORAINS

III

LES DÉSASTRES (suite).—LES JALOUSIES

Des désastres de cœur, comme celui dont gémissait Berthe Vigneau, comme ceux que tout amant peut connaître et qui résultent d'un irréparable malentendu, c'est triste, c'est amer, c'est mortel, mais rendons pour une fois hommage au bourgeois rencontré en chemin de fer: «ça vous fait des souvenirs,» de bons souvenirs. Certains fruits sont ainsi, âcres au goût dans leur fraîcheur, et très doux en confiture. J'arrive maintenant au plus cruel de ces désastres, à celui qui empoisonne jusqu'aux bonheurs du passé, parce qu'il vous en fait douter; jusqu'aux espérances de l'avenir, parce qu'il montre en elles une duperie probable: la jalousie. Certes, je n'ai pas la naïveté de croire que cette affreuse maladie soit moderne et que nous l'ayons inventée comme le symbolisme, le brutalisme, le décadentisme, le féminisme, le nervosisme, le zutisme, l'impressionnisme, et autres ismes qui pourraient bien n'être que des formes de ce que Flaubert appelait énergiquement le panmuflisme de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il est probable que la jalousie a commencé dans le paradis terrestre, du jour où Adam a vu la curieuse Eve pencher son front voilé de ses longs cheveux et prêter sa mignonne oreille aux sifflements du serpent, enlacé à l'arbre et avançant sa tête plate. Peut-être même ce pauvre Adam n'a-t-il mangé la pomme que pour égaler en audace sacrilège son étrange rival aux yeux immobiles, métalliques et tentateurs? Voici pourtant quelques raisons qui m'amènent à supposer que la jalousie occupe dans l'amour moderne plus de place que dans l'amour naturel, ou simplement robuste et bien équilibré. Je formulerai la première de ces raisons dans un axiome qui a des physionomies de paradoxe. Je le crois si vrai, pourtant.

XLV

Dans un cœur qui aime vraiment, ou la jalousie tue l'amour, ou bien l'amour tue la jalousie. C'est le contraire dans la passion.

Or, c'est dans la passion que l'amant moderne s'agite presque toujours. Il y est par l'ardeur souffrante avec laquelle il poursuit l'émotion. Il y est par la demi-hystérie qu'il apporte dans ses ivresses, par les inguérissables blessures de déception et de libertinage qui saignent en lui au point de lui rendre cuisante même la légèreté du plaisir. Jugez-en par la surcharge et la tristesse de ses débauches. Il y est par le fond de haine sur lequel il roule et retombe sans fin, soupirant après la tendresse et rencontrant la rancune, après le bonheur et rencontrant le dégoût. Et puis, on aime comme on vit. Lorsqu'une société ressemble à celle du Paris d'aujourd'hui, où, d'un bout à l'autre et du haut jusqu'en bas, ce n'est que conflit, combat pour l'existence, défiance à droite, par devant, par derrière, à gauche, défiance des camarades et des inconnus, défiance de la famille et de l'étranger, —lorsque les pièces de théâtre et les romans, les journaux et la conversation ne sont qu'une école d'ironie et de misanthropie, —pourquoi un homme dressé à cet enseignement découvrirait-il soudain en lui une source de candeur confiante, et cela dans le sentiment qui remue le mieux les bas-fonds de l'animal? Ajoutez que sur vingt amants de nos jours, pour peu qu'ils appartiennent à la dure espèce des hommes à femmes, il y en a dix-neuf qui n'ont pas le souvenir d'une seule maîtresse à laquelle ils aient été fidèles. Et je poserai en passant cet autre axiome:

XLVI

Ce ne sont pas les trahisons des femmes qui nous apprennent le plus à nous défier d'elles. Ce sont les nôtres.

J'en conclus que nous pouvons tous, plus ou moins, fredonner comme dans la chanson populaire:

Le bouquet de jalousie
Fleurira toute la vie....

Que de choses évoquent en moi ces deux vers si simples! Je les ai entendus pour la première fois de la bouche d'une fille, morte depuis de la poitrine, et qui venait de débarquer de son pays au quartier Latin. Elle était, comme tant de créatures que j'ai connues là, fraîche encore d'une fraîcheur d'églantine des haies, avec un délicieux et maladroit à peu près d'élégance parisienne autour de sa rustique personne Ses bas de soie moulaient une jambe musclée à courir les chemins caillouteux de la montagne. Elle couvrait de poudre de riz un visage encore hâlé de dix-huit ans de grand air. Elle écrivait, sur du papier honteusement parfumé, des lettres d'une orthographe sauvage. Ses ongles, quoique limés et soignés par une manicure,—établie rue Soufflot!—disaient encore le travail des champs, et l'expression de ses yeux, qu'elle passait au noir avec férocité, gardait un arrière-fonds de bête tranquille. Enfin, c'était chez la Grande Gosse, comme nous l'appelions, un joli charme de paysannerie maquillée, dans un décor de fêtes d'étudiants. Je revois d'ici la chambre mal meublée, au troisième étage d'une haute et mince maison de la rue Monsieur-le-Prince.... Il traîne sur la table un quartier de brie qui n'est pas fini, et des bouteilles vides, et du café dans des verres. Un garçon de marchand de vin dessert le tout. Les pipes et les cigarettes s'allument, et avec son clair et grêle filet de voix, une voix de fermière en train de plonger dans les foins le râteau de bois,—la Gosse chante:

Le bouquet de jalousie
Fleurira toute la vie.
J'aimerai qui m'aimera....

J'étais bien jeune alors et un peu amoureux, très peu, de la gaie chanteuse, qui était la maîtresse de Jacques Molan, le propriétaire de la chambre.—Il est aujourd'hui célèbre par ses romans de high-life!—Il y avait là des poètes, des peintres, des musiciens, un cénacle de bohémiens qui s'appelaient les vivants, et qui croyaient inventer le monde, suivant la formule de tous les nouveaux venus. Mais quand cette fille chantait ces trois vers, je devenais, pour vivant que je fusse, stupidement sentimental, comme si je pressentais que cette chanson me racontait d'avance la mélancolie de mes amours futures. C'est pourtant vrai, que j'ai passé toutes mes journées, depuis lors, à les respirer une par une, les fleurs du mortel bouquet. De ces trois vers, il n'y a que le dernier qui m'ait menti!... Hélas! c'est la tristesse des tristesses que ce mensonge du dernier vers. Mais cette tristesse-là, quand je commence a vouloir la raconter, ma plume se met à trembler entre mes doigts, mes larmes à tomber sur mon encre, les mots à s'en aller de ma tête. On ne peut pas écrire le cœur de son cœur....


Le bouquet de jalousie....

Elles sont très nombreuses et de nuances aussi variées que des fleurs cueillies dans la campagne, les renoncules de ce fatal bouquet,—ou, pour parler sans métaphores, il y a beaucoup de manières très différentes d'être jaloux. Aussi cette méditation porte-t-elle pour titre un pluriel et non pas un singulier. Il semble que les observateurs aient négligé de distinguer et de classer ces diverses jalousies. Le langage vulgaire, lui non plus, n'admet pas de distinction entre l'une et l'autre. «Il est jaloux....» dit une femme en parlant de son mari, de son amant ou de son ami; et puis, comme glapissait l'incomparable Paulin Ménier dans le Courrier de Lyon: «Enlevez, c'est pesé....» Examinons, pourtant, quelques cas au hasard, et voyons s'il n'y a pas jaloux et jaloux, comme il y a coquines et coquines.... Un jeune homme est l'amant d'une femme, mariée elle-même à un homme jeune, ou simplement entretenue. L'amant sait très bien que sa maîtresse se donne au mari ou à l'entreteneur. Il ne lui est jamais venu à l'idée de lui reprocher ce partage, qui fait même partie des petites combinaisons infâmes dont l'amour libre a la spécialité. L'amant trouve cette communauté plus sûre, et si, par hasard, il ouvre la fameuse Fanny de Feydeau, il hausse les épaules, et avec l'élégance que les jeunes gens d'aujourd'hui apportent à leur appréciation de la vie, il marmonne: «En voilà un gêneur!...» J'ai fait l'expérience et recueilli le mot. Hé bien! que demain ce même amant constate les assiduités auprès de sa maîtresse d'un nouveau venu, et le voilà inscrit d'office à l'Othello-club. C'est comme dans une autre chanson: «Ah! quand on est deux, quand on est deux, mamz'elle Thèrèse....» Ce délicat personnage veut bien partager avec un. A trois, son indignation commence. Il n'y a pas besoin de microscope ni de scalpel pour constater que celui-là est un jaloux par amour-propre. C'est la tête qui travaille chez lui.—Soit dit sans mauvais jeu de mots.—...En voici un autre qui se prend à aimer une honnête femme, sans aucun espoir. Il sait qu'elle n'aura jamais d'amant, et il en arrive à ne plus même désirer cette femme. Il lui semble que, si elle se donnait à lui, il l'aimerait moins. En nature masculine, tout est vrai, même ce subtil platonisme. Leurs relations deviennent quelque chose de plus en plus spiritualisé, de plus en plus flottant et nuancé. Elle ne lit plus que les livres qu'il lui désigne. Il n'aime plus que la musique qu'elle lui joue. C'est entre eux une de ces liaisons indéfinissables où il ne se prononce jamais un mot trop tendre, et tout y est tendresse, où il ne se hasarde jamais un geste caressant, et tout y est caresse. Que cette femme se mette à s'intéresser, avec un platonisme semblable, à un autre ami, qu'elle se laisse aller à subir une autre influence d'homme, cet amoureux sans espoir et sans droits réels sera transformé du coup en un jaloux, tyrannique, violent, presque cruel, quoiqu'il ne doute pas une minute de la vertu de son amie. Cette dernière s'en aperçoit trop tard, et aussitôt elle lui offre de lui sacrifier le second. Le jaloux refuse parce qu'il a l'âme généreuse, et il continue d'être jaloux. Ce n'est pas l'amour-propre qui saigne chez celui-là, c'est le cœur.—...Cet autre est marié depuis cinq ans, et il adore sa femme comme au premier jour. Ils ont dîné en tête à tête. Elle s'est habillée, et ils partent pour le bal. Dans le coupé qui les emporte, elle le regarde avec des yeux noyés de félicité. Sa tête sort de la fourrure, petite et souriante, et elle lui murmure en lui prenant la main: «Je voudrais être la plus belle pour te faire honneur, mon doux maître....» Ah! Quel enivrant parfum emplit ce coupé rapide! Ils sont dans le bal maintenant. Elle a des épaules dignes de la femme qui puise de l'eau à la fontaine, dans le Concert de Giorgione, et elle les montre. Elle tourne dans les bras de celui-ci, de celui-là. Elle est la plus belle, comme elle l'avait dit, et aussi, comme elle l'avait dit, elle ne pense qu'à son doux maître. Elle trouve le moyen de lui jeter un mot de temps à autre sans en avoir l'air, de lui couler un regard sans qu'on le remarque. Mais pourquoi ses yeux, à lui, se font-ils durs? Pourquoi, en causant, a-t-il de ces distractions qui révèlent un souci caché, au moment même où la fête rayonne du plus vif éclat? Pourquoi enfin l'emmène-t-il avant le souper, et ne trouve-t-il rien à répondre, dans la voiture qui les reconduit, aux questions anxieuses qu'elle lui pose? Comment lui avouerait-il qu'à voir les regards des autres hommes se poser sur sa gorge nue, à penser que ses épaules étaient près de leurs lèvres, dans la valse; à sentir que d'autres la sentaient belle et la désiraient, il a été saisi par un accès furieux d'une jalousie toute physique?... Ne sont-ce pas là trois types divers du douloureux martyre: la jalousie des sens, la jalousie du cœur, la jalousie de la tête? Elles se mélangent quelquefois. Elles se succèdent souvent. Leurs caractères sont pourtant un peu différents. Je voudrais essayer d'en fixer quelques-uns.


§ I.—La jalousie des sens.

C'est la plus simple de toutes et, je crois, la plus généralement connue. Je trouve une ironie délicieuse à ce fait que la meilleure définition de cette brutale folie ait été rédigée, par qui?... Je vous le donnerais en dix, en cent, en dix mille.... Mais ne cherchez pas, madame; où auriez-vous appris à connaître le nom de Baruch de Spinoza? Cet homme, madame, était un petit juif qui écrivait, il y a un peu plus de cent ans, en Hollande. Vous avez bien, accroché dans un coin de votre hall ou de votre petit salon, un tableautin flamand, quelque intérieur de nuance rembrunie, quelque paysage noyé de vapeur, avec des pesées de nuages sur l'horizon? A une fenêtre d'une de ces chambres paisibles et devant un de ces horizons brouillés, évoquez la pâle, la chétive figure d'un bonhomme, phtisique, au long nez chargé de besicles, et travaillant pour gagner sa vie. Il polit des verres destinés à des astronomes. Ce pauvre diable de solitaire s'interrompt de son labeur afin de manger une soupe au lait que lui apporte une grosse fille de Flandre qui le regarde avec la compassion d'une plantureuse servante pour un moribond de trente-cinq ans. Le bonhomme s'amuse quelquefois à chercher une toile d'araignée dans un coin de sa chambre, puis une autre. Il prend l'araignée de la première toile et la jette dans le piège tendu par sa voisine. Les deux bestioles se poursuivent, elles s'affrontent, agrippées de leurs pattes velues aux mailles du réseau qui tremble. Une d'elles triomphe et enveloppe sa rivale encore vivante d'un linceul qu'elle tisse en quelques secondes. Sur quoi l'homme éclate de rire. Il passe à son bureau, et, là, se met à écrire sur Dieu, sur l'Ame, sur les passions humaines. Or, voici en quels termes il parle de cette jalousie qui nous occupe: «Celui qui imagine que la femme qu'il aime se prostitue à un autre ne s'attriste pas seulement de l'obstacle que cette infidélité peut dresser contre sa passion, à lui, mais il est forcé d'unir à l'image de ce qu'il aime l'image du sexe et des excrétions de cet autre. A cette vue il prend cette femme en haine, et c'est la jalousie qui consiste dans un trouble de l'âme, obligée d'aimer et de haïr à la fois le même objet....» Oui, madame, cette phrase du juif Spinoza se trouve dans son grand traité de l'Ethique, partie III, proposition XXXV, Scolie....—«N'oublions pas que nous sommes des cuistres,» disait un jour avec orgueil le philosophe Cousin, qui a été ministre, académicien, grand-croix de beaucoup d'ordres, et qui n'a pas écrit de sa vie une ligne de la force de celles qu'a tracées ce jour-là l'homme aux araignées.

Cette image de souillure, cette vision de notre rival en train de salir un corps adoré n'a pas la même intensité si ce corps de femme a été à nous, ou si nous ne l'avons jamais possédé, cela est trop évident. Notons donc aussitôt deux sortes de jalousie des sens. Dans le cas où nous sommes jaloux physiquement d'une femme qui ne nous a jamais appartenu, il y a de grandes chances pour que cette jalousie aboutisse au dégoût et diminue notre désir. Si, au contraire, nous avons possédé nous-même cette femme, l'image des caresses qu'elle prodigue à notre rival réveille en nous avec une extraordinaire acuité le souvenir des caresses semblables qu'elle nous a données. Par un détour singulier, ce souvenir agit sur nous à l'état de vision luxurieuse et cette jalousie des sens nous mène au désir. Les femmes le savent si bien que c'est un de leurs procédés pour ramener un amant lassé.—Mais, direz-vous, dans ce retour honteux d'un homme vers une maîtresse qui s'est donnée à un autre, ne rentre-t-il pas aussi de l'amour-propre, la frénésie de la reprendre à cet autre?—J'ai une anecdote sur cette sorte de retour qui répond à cette question. Elle me fut contée à l'époque par Raymond Casal, un soir ou plutôt une nuit que nous revenions ensemble le long des Champs-Elysées, après avoir dîné et passé la soirée dans une même maison. Elle me frappa tellement que je lui demandai la permission de la noter, et lui, très galamment, le lendemain matin, m'envoyait les pages que voici, écrites au crayon sur l'envers de formes de télégrammes. J'y ai à peine changé quelques mots.


«...Elle était,» m'écrivait donc Casal, «remarquablement belle et sa beauté était tout son bonheur. Elle s'était donnée à moi, quoiqu'elle fût une très grande dame, avec une impudeur qui venait justement de ce que l'orgueil de sa chair dominait tout chez elle. Ce fut entre nous aussi un amour tout physique et d'une volupté si entièrement dépourvue d'âme que nous nous parlions à peine, entre des caresses que la brièveté de non entrevues rendait plus ardentes encore. Par un hasard particulier, l'absence de liberté, résultat de sa position, qui aurait dû, semble-t-il, alléger pour moi les obligations de cette liaison, la rendait très lourde. Voici comment. Pour des raisons qui tenaient au genre de vie de son mari, elle ne pouvait jamais savoir à l'avance si elle aurait quelques heures à elle ou non, et il me fallait attendre tous les jours, chez moi, de deux heures à six heures, un mot qui souvent n'arrivait pas, puis, le soir, ne pas bouger du cercle jusqu'à dix heures, si bien que c'était toute ma vie prise. Le jour, par prudence, nous changions sans cesse le lieu de nos rendez-vous. Le soir, nous nous rencontrions toujours chez un ami intime que j'avais alors, Robert de N——. Il habitait, rue Dumont-d'Urville, une maison qui avait une porte de sortie sur la rue la Pérouse. C'était Robert lui-même qui avait mis ainsi son appartement à ma disposition, pour ce moment-là. Il était grand joueur, grand soupeur, et ne rentrait guère avant l'aube. Ma maîtresse et moi, nous sortions toujours de chez lui avant les onze heures.

«Cette liaison durait depuis huit mois à peine, et j'en étais arrivé à une lassitude absolue, presque à un dégoût de cette femme. Pourquoi? A cause de cet esclavage sans doute, et aussi à cause d'une indéfinissable tristesse qui me serrait le cœur au sortir de ces rendez-vous, où il n'y avait que de la sensualité brûlante, partagée, raffinée, mais jamais, jamais une émotion. Je voulais rompre, et je ne savais comment m'y prendre, parce qu'avec cela ma maîtresse était parfaite avec moi, et que je n'ai jamais su avoir un procédé brutal avec une femme. Bref, un soir que j'avais dîné au cercle et que je causais avec Robert, en attendant le moment d'aller au rendez-vous, rue Dumont-d'Urville, je reçois un billet d'elle qui me priait de remettre ce rendez-vous au lendemain. A la dernière minute un contretemps l'avait empêchée. Je jetai ce billet au feu, avec une si visible satisfaction sur ma figure, que Robert le remarqua, et, ma foi, je lui en dis la cause.

—«Tu ne l'aimes donc plus?» me demanda-t-il.

—«Plus du tout,» lui répondis-je en riant, «et je crois que, dans huit jours, je la détesterai. Ah! Ces fins de bonne fortune, c'est comme les fins de voyage, c'est bien long!...»

Après un silence, Robert reprit:

—«Une simple question: As-tu jamais conduit chez moi une autre femme que celle qui vient de t'écrire?»

—«Jamais d'autre,» répondis-je, «mais où veux-tu en venir?»

—«Hé bien!» dit-il, «puisque tu ne l'aimes plus?... J'ai un aveu, là, sur le cœur; j'aime mieux te le faire franchement.... Il y a juste quinze jours, tu avais ton rendez-vous chez moi, tu m'avais prévenu, et j'étais ici, vers onze heures, à tailler de détestables banques. J'avais perdu déjà avant dîner. Mon crédit était épuisé, et pas un ami à moi dans le cercle. L'idée me vint de rentrer rue Dumont-d'Urville pour y prendre de l'argent, afin surtout de couper la veine. «Raymond sera parti,» me dis-je. J'arrive. Je vois sur la table du salon un éventail, un boa et une fourrure. Vous étiez là encore. Que veux-tu? Une curiosité folle me saisit, je marche à pas de loup vers la porte de la chambre à coucher. Je regarde par le trou de la serrure, comme un Bartholo de comédie. Elle venait de sortir du lit et se préparait à se rhabiller. Elle se tenait devant la glace, dévêtue, tordant ses cheveux, et la pleine lumière portait sur elle.... Ah! mon ami, pardon, mais quelle femme! Quelle femme! Je n'ai pas vu le visage, mais le corps!... Non, je n'aurais jamais dû te dire cela.... Ce n'est pas possible que tu ne l'aimes plus....»

—«Pas possible,» fis-je en éclatant de rire; «tu n'as qu'à voir l'effet que me produit ta confession.»

«Il me regarda très sérieusement, puis, d'une voix un peu sourde:

—«Alors, si tu ne l'aimes plus, présente-moi.»

—«Comme tu y vas!...» répondis-je en riant plus fort encore. «Te présenter? Mais c'est impossible. Moi-même, je ne vais pas chez elle....»

«Tout d'un coup, et tandis que je lui parlais, une idée traversa mon cerveau; elle me parut si bouffonne, que je la lui dis tout de suite. Je le tenais, le moyen de rupture si désiré.

—«Tu la trouves vraiment si belle?...» repris-je....

—«Pour que je t'aie parlé comme je t'ai parlé!...»

—«J'ai rendez-vous demain chez toi avec elle. Veux-tu y être à ma place?»

—«Moi?» s'écria-t-il, «tu plaisantes. Et que lui dirais-je?»

—«Ça,» continuai-je en riant toujours, «ce n'est pas mon affaire, tu lui expliqueras ta présence et mon absence comme tu voudras.... Tu auras deux heures devant toi pour la convaincre de ta passion ou ne pas la convaincre.... Moi, j'arrive à onze heures tapantes. Je vous surprends. Je fais la scène de rigueur. J'ai l'air de me croire trahi sur toute la ligne, même s'il n'y a rien eu.... Ce sera un peu canaille, mais je serai libre!... Je ne te demande qu'une chose, ta parole de ne jamais raconter à personne ce pacte de mauvais sujet, pas même à elle.»

«Et il accepta cette immorale combinaison renouvelée des Marrons du feu de Musset. J'employai la journée du lendemain à des préparatifs de départ. J'avais justement l'envie de tuer cette fin d'hiver sur la Corniche, et l'idée que j'allais en finir avec cette sujétion de ces derniers mois me ravissait. A mesure que je me rapprochais du moment où je devais apparaître comme la statue du Commandeur, deux craintes m'angoissaient: celle de ne pas être capable de jouer mon rôle de jaloux, tant je trouvais plaisante cette manière de rompre,—et celle que ma maîtresse n'eût chassé Robert comme un domestique. Me voici donc entrant dans l'appartement et traversant le salon, comme lui, l'autre jour, sans faire de bruit. J'arrive à la porte de la chambre à coucher. Je tourne le bouton. Le verrou était mis en dedans.... Je ne peux pas mieux comparer la soudaineté de ce qui se passa en moi à cette minute qu'à l'impression que j'ai ressentie aux Indes lors d'un tremblement de terre, où Bohun ivre-mort me dit, en tombant, son fameux mot: «I did'nt believe I was so full....» Ce fut quelque chose de si subit, un accès si rapide et si violent de douleur et de colère, que je ne me souviens pas en avoir jamais éprouvé un semblable. J'appelai Robert d'une voix d'abord basse, puis impérieuse.... «Robert!»—Rien ne répondit. Je frappai, même silence. Alors, ivre de rage, j'appuyai de l'épaule sur cette porte fermée, avec une telle force que je l'enfonçai. J'allai droit au lit. Ma maîtresse y était, qui me regardait avec des yeux égarés. Je la saisis par le bras et je le lui serrai d'une manière si cruelle, que mon ami, qui avait cru d'abord à une fureur simulée, dut me repousser. Il sauta du lit et nous nous trouvâmes face à face.

—«Es-tu fou?» me dit-il tout bas, et très pâle, car il me voyait en proie à une espèce de délire. J'eus alors, devant son costume, une perception si nette du ridicule de cette scène après notre conversation de la veille, et une telle peur de moi-même, que je me sauvai de cette chambre comme un insensé. Mais, le lendemain matin, j'écrivais à ma maîtresse une lettre de l'amour le plus effréné. Deux jours après je me battais avec Robert, que je blessai, par bonheur, très légèrement. Nous sommes sortis de cette affaire brouillés à mort, et j'ai gardé cette femme trois ans!»


Ce très authentique document ne permet-il pas d'établir, sur la jalousie physique, un certain nombre de vérités au moins probables?

XLVII

Nous avons beau connaître tout notre esprit et tout notre cœur, notre bête ne nous est jamais connue tout entière, aussi ne faut-il jamais dire: «Cette femme ne peut rien sur moi.» En amour, la seule victoire est la fuite. C'est un mot du plus grand des psychologues modernes: Napoléon.

XLVIII

La jalousie des sens survit à l'amour. Ce devrait être la consolation de toutes les femmes abandonnées, lorsqu'elles sont sans cœur et qu'elles souffrent seulement dans leur vanité. Elles n'ont, pour se venger, qu'à prendre un amant. Elles ne ramèneront peut-être pas l'infidèle, mais elles sont sûres de lui faire du mal. Voilà une grande misère de l'animal homme.

XLIX

Ce n'est jamais ni l'honneur ni l'amour qui font qu'un homme trahi pense à tuer une femme. Le meurtre vient des sens. La volupté, qui n'est que physique, est toujours près d'être féroce.

L

Les coquettes vraiment savantes ne se refusent pas. Elles se donnent. Elles savent que posséder une maîtresse, pour un homme passionné, c'est être possédé par elle. Une femme qui ne nous aime pas et qui nous tient par la jalousie des sens nous mène où elle veut. Le plus irrésistible désir est fait avec la mémoire de la brute qui sommeille chez nous tout.

LI

J'ai vu toute une salle de théâtre prise du fou rire quand Othello entre chez Desdémone pour la tuer. Ce rire avait sa philosophie. Il n'est jamais certain qu'un jaloux de cette espèce, venu pour assassiner celle qu'il aime, ne va pas la réveiller et lui demander pardon. On devrait broder la devise du bouclier spartiate sur cet oreiller vengeur du Maure: «Ou dessous ou dessus.» L'un est si près de l'autre!

LII

La jalousie des sens se distingue des autres par ce signe qu'elle procède par accès, comme les images qui la suscitent. C'est une aliénation intermittente que nous infligent de sang-froid certaines femmes très perverses. Nous aurions cette arme contre elles de mépriser leur bassesse. Par malheur, ce mépris-là ne fait qu'activer le désir; et leur bassesse, elles ne la sentent pas.

LIII

«On n'est jamais ni le premier ni le dernier amant d'une femme, c'est ce qui m'a guéri de ma jalousie....» disait un de nos amis. Un autre lui répondit: «Et moi, c'est ce qui m'a fait tant souffrir....» Le premier parlait avec sa tête, le second avec ses sens.


MÉDITATION XII

BONHEURS CONTEMPORAINS

IV

LES DÉSASTRES (suite.)—- LES JALOUSIES

§ II.—La jalousie du cœur.

Pour distinguer aussitôt la jalousie du cœur de la jalousie des sens, qui a fait l'objet de la Méditation XI et des diverses jalousies de tête, qui feront l'objet de la Méditation XIII, je demande au lecteur de ces notes, forcément incomplètes, de vouloir bien admettre comme démontrée cette proposition:

LIV

Aimer par le cœur, c'est avoir d'avance tout pardonné à ce qu'on aime.

Théorème auquel peut servir de commentaire la phrase que nous disait Berthe Vigneau, à Colette et à moi, quand elle nous racontait les infamies de son amant: «Je lui serai toujours reconnaissante de m'avoir laissée l'aimer....» La raison de cette inépuisable bonté propre au grand amour est aussi facile à donner que la raison de l'inépuisable méchanceté propre aux sens. Aimer d'un amour où les sens dominent, c'est désirer toujours et toujours souffrir de l'inassouvi. Aimer avec le cœur, c'est trouver la volupté suprême dans le don absolu, dans l'abdication de soi complète. Alors, même les douleurs que l'être aimé vous inflige deviennent des joies. Mais vous voudriez en même temps que personne n'eût aimé ainsi avant vous ce que vous aimez, que personne ne l'aimât ainsi après vous, et c'est en quoi consiste exactement la jalousie du cœur. J'ajoute bien vite, pour ne pas manquer au premier devoir de l'observateur moderne,—la misanthropie,—que cette jalousie du cœur, dégagée entièrement de celle des sens et de celle de tête, est aussi rare qu'une femme qui n'a pas de second amant ou qu'un écrivain sans envie. Tout se rencontre, même à Paris, surtout à Paris, et j'ai là, dans mes notes, plusieurs cas singuliers de cette jalousie, nourrie uniquement de tendresse, qui peut vous faire agoniser de désespoir, ravager votre vie, consumer votre volonté, mais vous amener à la férocité, à la haine, seulement à la rancune?—Jamais.


Premier cas.—Roger Valentin, un de mes amis de première jeunesse, avait eu, quelques mois après notre sortie du collège, un innocent roman avec une jeune fille plus riche que lui. Ils s'étaient rencontrés durant une saison à Pierrefonds. Je me rappelle la visite que je fis là cette année même, en 1872, à mon camarade, nos courses au bord des étangs bleuâtres, et dans cette forêt profonde, ses confidences, avec son accent lorrain,—il était de Lunéville,—sous les branches, que remuait un vent aussi doux que nos rêves de ces temps-là. Dieu! Comme à travers les feuilles vertes de ces branches le ciel apparaissait lointain et pur! Revenu à Paris, Valentin continua d'aimer sa compagne de ces quelques semaines d'été. Il l'aima un an, il l'aima deux ans, il l'aima trois ans, devenu rebelle à toutes les tentations de notre libre existence. J'oubliais de dire qu'il était alors élève à l'Ecole centrale. Ses examens de sortie passés, et brillamment, il demande la main de la jeune fille. Les parents, qui ne s'étaient, comme de juste, aperçus de rien, la lui refusent, d'abord parce qu'il avait à peine six mois de plus qu'elle, ensuite parce qu'il ne possédait aucune espèce de fortune. Je le vois arriver chez moi un matin, le visage rongé de chagrin, mais l'air résolu.

—«Je viens te dire adieu,» fait-il.

—«Tu pars?»

—«Oui,» répondit-il. «Elle ne peut pas m'épouser maintenant.... Mais dans dix ans je serai riche, je l'aimerai toujours, et alors qui sait?...»

Il venait de signer un contrat pour Buenos-Ayres. Il n'avait pas quitté Paris depuis dix mois que la jeune fille, objet de son culte, se mariait. Je dois ajouter qu'il n'avait jamais osé lui parler ouvertement de son amour. Je tremblais d'apprendre qu'à cette nouvelle Valentin se fût tué. Mais non. Je sus qu'il travaillait et réussissait de mieux en mieux. Une fois de plus, je me frottai les mains. J'avais trouvé un cœur humain en flagrant délit de contradiction,—enfantin plaisir de la cuistrerie pessimiste dont j'étais alors infecté.—Des années se passent, la jeune femme devient veuve. Elle avait bien près de trente ans alors, et, de son mariage, une petite fille. Valentin débarque d'Amérique. Il avait gagné une grosse aisance, et, comme il me l'avait dit en partant, il aimait toujours celle qu'il avait aimée à dix-neuf ans, dans l'ombre des arbres de la forêt, «en robe claire, au bord de l'eau.» Vous vous rappelez ces vers divins de Sully:

L'épouse, la compagne à mon cœur destinée,
Promise à mon jeune tourment....

Bref, il demande la main de cette femme, qui, touchée d'une pareille fidélité, répond: oui. Le mariage a lieu. J'ai reçu depuis les confidences de cet homme, qui se trouve avoir épousé la seule femme à laquelle il ait jamais pensé. Il serait absolument, complètement heureux, s'il n'y avait pas cette fille du premier lit et qui ressemble à son père. «Ah!» m'a-t-il dit un jour en me parlant de cette enfant, «je n'ai jamais pu l'embrasser sans avoir là comme une pointe aiguë qui s'enfonçait dans mon cœur....» C'est que cette enfant, qui va et qui vient, avec son rire gai, ses yeux purs, ses cheveux blonds, est la preuve sans cesse renouvelée, la preuve vivante et parlante, au regard de Valentin, que sa femme d'aujourd'hui a été, des années durant, la femme d'un autre. Jamais cette femme ni l'enfant n'ont soupçonné cette jalousie du passé chez cet homme qui, n'ayant pas d'enfant lui-même, adore cette petite fille autant qu'il en souffre. «Explique-moi cela,» me demandait-il avec des larmes au bord des paupières; et il ajoutait: «Je ne suis pourtant pas jaloux.» Il l'était cependant, mais pas avec les sens,—il eût détesté l'enfant,—pas avec la tête,—il l'eût détestée encore, et la blessure de l'amour-propre eût saigné en lui. Cette douleur, à la fois résignée et persistante, tendre dans sa tristesse, et sans une pensée de reproche ou d'amertume, mais cette douleur tout de même et inguérissable, qu'il y eût eu dans la vie de sa femme un autre que lui, avant lui; qu'elle eût donné à cet autre sa virginité, et qu'elle lui dût aussi la maternité, c'était la jalousie du cœur dans toute sa misère et sa noblesse. Il me disait encore: «Non, je ne suis pas jaloux. J'aime cette petite comme si elle était ma fille, et quand je pense qu'elle ne l'est pas, c'est ce regret qui me fait si mal....»


Deuxième cas.—Celui-ci, je le copie exactement sur mon journal à une date qui n'est pas lointaine: «...Mercredi, 16 mars 188-.... La vie, qui dépasse l'imagination en brutalités, la dépasse aussi en délicatesses. Eté aujourd'hui chez Mme R——, l'ancienne maîtresse de S—— B——. L'ai trouvée seule, au coin de son feu, et causé avec elle du mariage de son amant, mariage auquel elle a eu le courage d'assister après l'avoir fait elle-même. Elle me raconte ses sentiments, l'horreur qu'elle a toujours eue de voir la pitié remplacer chez lui l'amour. «Je n'ai pas voulu qu'il me vît vieillir,» dit-elle. Le fait est que cette femme a donné un des plus étonnants exemples que je sache du romanesque dans la coquetterie. Quand elle eut décidé S—— B—— à ce mariage, elle lui accorda un dernier rendez-vous, et, le lendemain matin, elle ordonnait au coiffeur de lui poudrer tous les cheveux. «Ils commençaient à blanchir,» a-t-elle dit à ses amies. C'était sa manière de lui prouver, à lui, que, l'ayant perdu, elle devenait une vieille femme. Elle venait d'avoir trente-huit ans.... Je la regardais donc, ce soir, assise dans un fauteuil, au coin de ce feu paisible, et avec sa jeune physionomie rendue plus jeune encore par cette gracieuse blancheur de sa chevelure, et elle m'expliquait comment, le jour du mariage, elle avait beaucoup pleuré. «...Mais de douces larmes. Je connaissais cette jeune fille. Je le connaissais si bien lui-même, je savais qu'il serait heureux par elle, et je trouvais une espèce de sauvage douceur, dans mon isolement volontaire, à me dire que ce bonheur de chaque minute, il me le devrait. Vous ne comprenez pas cela, cette ivresse du sacrifice, cette preuve donnée à quelqu'un que personne, personne ne l'aimera comme vous l'avez aimé?...»

—«Et vous n'avez jamais été jalouse?» lui demandai-je.

—«Si,» dit-elle après un silence, «quand j'ai su que, durant son voyage de noces, il s'était arrêté dans une ville où nous avions passé quatre jours ensemble, cachés, la première année de notre amour.... Il n'aurait pas dû me faire cela.... Et puis, je le lui ai pardonné.... Mais moi, je ne pourrais jamais retourner dans cette ville, maintenant.... Il y a là, dans ce coin d'Allemagne, un paysage de fleuve que nous avons regardé tous deux et tant aimé.... Comment a-t-il pu le regarder avec une autre?»

Puis après un silence:—«Est-ce assez ridicule, pourtant? N'être pas jalouse de toute la vie d'un homme puisqu'on la donne à une autre, et être jalouse d'une impression qu'il a eue avec vous autrefois, et dont on voudrait qu'il ne l'eût eue depuis avec personne!...»


Troisième cas.—C'est une petite comédie, ou plutôt le scénario d'une saynète à deux personnages qui pourrait porter comme titre le mot du révolutionnaire: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent point.» Les pauvres morts! C'est affreux d'en médire, mais c'est quelquefois si commode, en amour comme en politique et en littérature!

SCÈNE PREMIÈRE

Le théâtre représente un petit salon d'une femme à la mode, dans un hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, pas bien loin de l'Arc. Ameublement réglementaire: paravents, bibelots, vieilles étoffes, divans avec coussins, lampes anglaises, etc., etc., (Voir pour plus amples renseignements les romans mondains de cette année de grâce 188-.)—Une table à thé de chez Leuchars. (Voir les mêmes romans.) La lampe brûle sous la théière. Mme de Gesvres—Jeanne, de son petit nom—est seule dans ce salon: trente ans, très blonde, avec des yeux noirs très doux. Toilette de chez ——. (Voir comme plus haut.) Elle se promène de long en large et regarde de temps à autre une montre microscopique enchâssée dans son bracelet. (Toujours comme plus haut.) Elle se parle à elle-même, tout bas.

Cinq heures.... Dans quelques minutes il sera là. Que va-t-il me dire?... La dernière fois qu'il est venu dans ce salon, il y a quinze mois,—quinze petits mois,—Marthe était là! Pauvre Marthe!... Comme elle l'aimait!... Il partait pour l'Amérique le soir même.... Et ils se disaient adieu chez moi, encore une fois, après l'adieu de la journée.... Oui, comme elle l'aimait!... Jusqu'au martyre, puisqu'elle avait exigé qu'il acceptât de s'en aller, pour ne pas nuire à sa carrière. On ne devrait jamais s'attacher à un diplomate quand on a le cœur qu'elle avait, cette femme-là.... Et lui, comme il avait l'air de l'aimer!... Et deux mois après, elle était morte.... Et depuis, il ne m'a pas écrit trois fois, à moi qui lui représente pourtant tout ce qui lui reste de cet amour, puisque j'ai été leur confidente, que je me suis chargée de lui renvoyer tous ses souvenirs.... Allons, il l'aura oubliée.... Ah! les hommes! Tous les mêmes.... Je suis curieuse de savoir comment il se justifiera.... Ce silence de plus d'un an, et, aussitôt de retour à Paris, ce billet pour me demander un rendez-vous,—chez moi?... Ça ne me dit rien de bon.... Ce serait assez canaille, mais bien dans la note, de vouloir profiter de nos anciennes relations pour me faire la cour.... Il me regardait autrefois avec des yeux!... Par exemple, si c'est avec ces intentions que ce monsieur revient, il trouvera à qui parler....—Longue rêverie.—Et ce doit être avec ces intentions-là. Une femme ne se trompe pas à cet instinct. Nous verrons bien, et ce qu'il sera remis à sa place!... Elle tend l'oreille.... Une voiture.... Elle s'arrête.... Deux coups de cloche.... C'est lui....—Elle s'assied sur le divan, à côté duquel est une petite table garnie d'étuis anciens, de boites à miniature, de flacons ciselés et de portraits. Elle prend un livre vêtu d'une gaine de soie brochée, un des romans cités ci-dessus, et fait semblant de lire.

SCÈNE DEUXIÈME

La porte s'ouvre. Le domestique introduit M Raoul Garnier: trente-cinq ans, tournure élégante, physionomie mâle et fine. Les tempes grisonnantes, les yeux bridés, l'expression de tout le visage, révèlent de grands chagrins. Il est visiblement ému. Il s'avance vers Mme de Gesvres et lui baise la main en disant simplement d'une voix étouffée: Madame!...

JEANNE.—Mon ami!... Elle lui prend les deux mains et les lui serre, franchement, fraternellement.... Mon pauvre ami....

Un silence. Robert s'assied sur un fauteuil un peu bas, près du divan. On entend le bruit de la théière sur la petite flamme et le craquement du bois dans la cheminée. (Ici, longues banalités de conversation, petits potins de société, nouvelles de celui-ci, de celui-là.) Tous deux sont gênés. Silence.

JEANNE, après le troisième ou le quatrième de ces silences, prenant une photographie sur la table et la tendant à Raoul.—Avez-vous vu le portrait de notre pauvre amie, que j'ai retrouvé depuis le malheur?... N'est-ce pas, que c'est bien elle et tout son charme?...

RAOUL.—Oui, c'est bien elle!... Nouveau silence; puis, comme se parlant à lui-même: Il me semble que c'était hier. Nous étions là tous les trois: vous, juste où vous êtes; elle, ici, à côté de vous, sur ce divan; moi, à cette même place ... à cette même heure.... Vous nous disiez d'espérer.... Moi, j'avais un pressentiment que cette séparation nous serait fatale.... J'avais la promesse d'être rappelé au ministère au bout de six mois.... Six mois! En voici quinze que je suis parti, et je ne la reverrai plus jamais, jamais....

JEANNE. Elle a froncé imperceptiblement le sourcil en écoutant le jeune homme, mais elle secoue la tète avec émotion.—Comme c'est bon de vous entendre parler ainsi! Il y a donc des sentiments vrais dans ce monde. Vous me pardonnerez de vous dire cela.... En ne recevant pas de lettres de vous depuis des mois et des mois, j'ai cru que vous aviez oublié notre chère morte, et moi, qui sais ce que vous avez été pour elle, j'en avais le cœur tout serré.... Je vois que je m'étais trompée....

RAOUL.—C'est vrai, madame, j'ai eu tort.... Mais que vous aurais-je écrit?... J'ai été, pendant des semaines et des semaines, à la suite de cette fatale nouvelle, dans un désespoir à ne pas trouver l'énergie de quoi que ce fût.... Ç'a été d'abord une stupeur, presque une folie. Je ne pouvais croire que ce fût vrai, que cette femme que j'avais connue si tendre, si aimante, ne me regarderait plus avec ses yeux, ne me parlerait plus avec sa voix, ne m'aimerait plus avec son cœur.... Ensuite, quand j'ai reçu, par vos soins, le paquet de mes lettres qu'elle vous avait légué pour moi, j'ai voulu tromper ma douleur en revivant tout ce passé.... Savez-vous comment?... Chaque jour, je cherchais, dans cette correspondance, la trace de ce que nous faisions, de ce que nous pensions, l'année précédente, à pareille date, et l'autre année, celle d'auparavant, la première.... J'arrivais ainsi à me donner une hallucination rétrospective qui me rendait Marthe vivante pour quelques minutes, pour une heure quelquefois.... Le croiriez-vous? En même temps que je me plongeais ainsi dans mon passé avec ce délire, j'en avais peur, de ce passé.... Oui, j'avais peur de revoir Paris, de revoir mon appartement où elle est venue, de vous revoir vous-même.... Quel battement de cœur quand j'ai reçu votre billet m'accordant le rendez-vous que je vous demandais!... J'allais donc, pour la première fois depuis sa mort, parler d'elle.... Ah! j'avais tort d'avoir peur! Cela fait tant de bien de souffrir tout haut!... Vous voyez, je l'aime comme je l'ai aimée au premier jour.... Depuis la minute où je l'ai rencontrée, elle a aboli toutes les femmes. Aucune n'a plus existé pour moi. Aucune.... Il y a plus d'un an qu'elle est morte, et c'est la même chose encore, et je sens que ce sera ainsi longtemps, bien longtemps....

JEANNE. Elle a de nouveau froncé le sourcil, et elle s'est mordu la lèvre tandis que Robert parlait. Son pied, qu'elle avançait sur un coussin, s'est crispé dans le petit soulier verni, puis s'est retiré. Lui n'a rien vu de ce manège.—Mon Dieu! que n'est-elle là pour vous entendre!... Elle aussi, elle me disait, en me parlant de vous: «Il m'a tout fait oublier....» Hélas! elle n'avait pas été gâtée avant de vous connaître....

RAOUL.—Mariée à dix-huit ans, presque par force, et à quel homme!... Ah! si elle n'avait pas eu son fils, comme je l'aurais arrachée à cette vie!...

JEANNE.—Oui, ce sont ces mariages-là qui nous perdent, nous autres femmes.... On ne se sent pas comprise. On est malheureuse, et on fait comme notre pauvre amie: on est la dupe de quelque libertin sans cœur qui vous joue la comédie du grand sentiment, et c'est pire qu'avant, on a le mépris de soi par-dessus le marché.... Et puis, quand, après ces affreuses déceptions, on a la chance de rencontrer un vrai, un sincère amour, qui vous panse toutes vos blessures, qui vous guérit de toutes vos douleurs, il faut mourir....—Un silence.—Mais voilà que je renouvelle encore vos peines ... et les miennes.... Allons! causons plutôt de vous maintenant, dites-moi ce que vous allez devenir, et d'abord laissez-moi vous offrir une tasse de thé.—Elle se lève et marche vers le plateau.—Très fort ou léger? Deux morceaux de sucre ou trois?...

RAOUL. Les phrases que Jeanne vient de prononcer lui ont fait fixer les yeux sur elle avec stupeur. Il s'est levé aussi et paraît embarrassé de parler.—Très léger, un morceau.—Il trempe ses lèvres dans sa tasse et cause de nouveau de choses indifférentes, puis avec timidité: En effet, elle avait l'air d'avoir traversé de bien dures épreuves....

JEANNE, toujours debout en préparant sa tasse à elle.—De bien dures....

RAOUL.—Que de fois, quand je la voyais trop triste, j'ai été tenté de l'interroger! Vous avouerai-je que je n'ai jamais osé?...

JEANNE.—Je reconnais bien là votre délicatesse.... Mais, soyez-en sûr, elle ne vous a jamais menti. Du jour où elle a été à vous, elle n'a plus rien eu à vous cacher dans sa vie....

RAOUL. Ses mains tremblent et il a posé sa tasse. Nouveau silence.—Madame?...

JEANNE.—Qu'avez-vous? Vous tremblez?... Vous me faites peur!...

RAOUL.—Pardonnez-moi.... Mais je ne peux pas croire que tout à l'heure je vous aie bien comprise.... Ainsi Marthe....

JEANNE. Une stupeur supérieurement jouée; deux soupçons de larmes dans ses yeux, puis quelques phrases comme:—Ah! je devine.... Mais qu'ai-je fait?... Comment? Vous n'en saviez rien?... Et c'est moi qui?... Ah! malheureuse!...

RAOUL, d'une voix sourde.—C'est donc vrai? Elle avait eu un amant avant moi?...

JEANNE.—Ne me demandez plus rien. Je ne répondrai pas.... Si j'avais pu soupçonner!...

RAOUL.—Avant moi!... Quelqu'un que je connais sans doute, que je rencontrais chez elle, à qui je serrais la main.... Ah! mon Dieu! mon Dieu!... Il se laisse tomber sur le fauteuil et appuie sa tête sur ses mains. Jeanne le regarde et veut parler. Il ne l'écoute pas et ne lui en laisse d'ailleurs guère le temps. Prenant son chapeau et se levant:—Vous avez raison, madame, je n'ai rien à vous demander de plus.... Excusez-moi, si je ne me sens pas la force de continuer à causer avec vous aujourd'hui. Vous ne pouvez pas savoir le mal que vous m'avez fait.... Ce n'est pas votre faute.... Je vous demanderai la permission de revenir ... bientôt.... Adieu, madame, adieu....—Il s'incline sans qu'elle lui tende la main, comme quelqu'un qui ne veut pas éclater en sanglots. Il sort.

SCÈNE TROISIÈME

JEANNE. Pendant tout le temps que Raoul a parlé, elle est demeurée immobile, tris émue. Elle entend le roulement de la voiture et passe les doigts sur son front, comme se réveillant d'un mauvais songe.—Non, non, non.... Je ne veux pas avoir fait cela, c'est trop horrible.... Vite du papier, une plume, de l'encre.—Elle s'assied à un mignon bureau, derrière un paravent de cristal.—Que je lui écrive pour lui demander pardon!... Ah! ce que l'on a de mauvais en soi!... Cette douleur ... cet amour.... J'ai été jalouse, atrocement jalouse. Est-ce que je l'aimerais, par hasard?... Et puis cette idée de tout lui apprendre de ce qu'elle avait mis tant de soin à lui cacher m'a traversé l'esprit, là, subitement.... Et puis!... Je vais lui demander pardon de cette infâme révélation, lui jurer que ce n'est pas vrai....—Elle commence une lettre, puis la déchire; une seconde, la déchire; une troisième, la déchire.—Non, je ne peux pas....—Elle mord distraitement la perle qui termine son porte-plume d'or.—Et il a cru cela tout de suite, sans un mot, sans une preuve?... Sans une preuve!... Pauvre Marthe!...—Elle se lève, et, refermant le buvard:—Décidément, il n'a que ce qu'il mérite. Sans une preuve!... Non, les hommes sont vraiment par trop canailles....

Rideau.


...Comment ai-je deviné le secret de la petite infamie commise par l'ange blond aux yeux bruns de l'avenue du Bois contre la mémoire de la pauvre morte, c'est mon secret, à moi, qui ne fut jamais celui de Raoul. On voit que ce garçon n'avait jamais médité sur l'observation suivante:

LV

On rencontre des femmes qui ne prendraient à une amie ni un mari ni un amant. C'est leur honneur professionnel, cela. On en rencontre peu qui supportent sans mauvaise humeur le sentiment absolu d'un homme pour cette amie. On n'en rencontre pas qui aime ce sentiment.

Toujours est-il qu'à partir de cette conversation l'amoureux de Marthe tomba dans le plus étrange état de douleur imaginative que j'aie constaté. Il était jaloux du passé d'une morte, et il me décrivait ainsi cet état dans une lettre que j'ai relue bien souvent: «...J'aurais dû,» m'y disait-il, «ne pas quitter Paris comme j'ai fait aussitôt après cette affreuse révélation, revoir Mme de Gesvres, savoir le nom de cet homme, et aussi les raisons de cette femme pour m'avoir ainsi empoisonné un si doux souvenir.... A quoi bon?... J'ai tout compris de ma pauvre maîtresse, et je lui ai tout pardonné. L'espèce de jalousie sans nom dont je souffre réside en ceci, que je n'ai pas eu le premier l'éveil spontané et volontaire de son cœur. Mais n'est-ce pas une forme de mon égoïsme? Vois-tu, ce que je lui envie, profondément, à cet inconnu, ce sont les années qu'il a eues pour l'aimer, pour lui faire oublier les tristesses de sa vie, et, ces années, il les a employées à la tourmenter, à lui faire du mal, et moi, que le temps où j'aurais pu la rendre heureuse m'a été avidement mesuré!...» Cette confession,—en ai-je reçu de pareilles, et provoqué, par le goût passionné que j'ai toujours eu de sentir sentir!—cette confession, qui se prolonge durant des pages, m'a servi, avec les deux premiers cas que j'ai cités et d'autres analogues, à établir comme probablement exact le parallèle que voici entre la jalousie des sens et celle du cœur. Cette dernière a pour cause la pensée des sentiments éprouvés pour un autre cœur par le cœur que l'on aime, tandis que la jalousie des sens a pour principe l'image des sensations procurées par une autre chair à la chair que l'on aime. Aussi la jalousie du cœur ne s'apaise-t-elle pas, comme la jalousie des sens, par la présence et par la possession. Elle porte sur le passé et sur l'avenir, précisément parce que la vie du cœur se compose de souvenirs. Nous voudrions que le cœur dont nous sommes épris nous dût toute la mémoire de ses bonheurs, dans ce passé et dans cet avenir.—C'est pour la même raison que la jalousie du cœur ne procède point par intermittences, comme la jalousie des sens. La pensée tourne à l'idée fixe, tandis que l'image va et vient, changeante. La jalousie physique s'exalte donc dans des crises, la jalousie du cœur s'épuise dans la mélancolie continue. C'est de la dernière que l'on meurt.—La jalousie des sens s'exagère de plus en plus dans la brutalité, celle du cœur s'affine de plus en plus dans la nuance. La première est donc plutôt masculine, la seconde, féminine.—La jalousie des sens présente cette anomalie qu'elle peut être déloyale avec sincérité. Un homme est souvent jaloux jusqu'à la fureur d'une femme qu'il trompe sans aucun scrupule. Combien n'avons-nous pas vu de femmes, jalouses par le cœur, surtout dans le mariage, refuser de se venger, même par la plus légère coquetterie? «Si je me laissais faire la cour,» me disait une d'elles, «je lui ressemblerais....» C'est que la vie du cœur est celle des subtilités infinies, des susceptibilités intimes de plus en plus maladives.—Enfin, si la jalousie des sens a pour résultat d'exciter le désir, la jalousie du cœur a pour effet de l'éteindre quelquefois à jamais. Une maîtresse jalouse, par exemple, de cette jalousie-là peut devenir incapable d'éprouver une volupté quelconque entre les bras de celui qu'elle aime.... Mais, pour épuiser la différence entre ces deux sortes de maladies morales, il faudrait écrire un volume entier. Les pages en seraient inintelligibles à ceux qui n'ont jamais aimé qu'avec leurs sens, et à quoi bon convaincre les autres? Je préfère conclure par cette réflexion qui, vraie pour toutes les jalousies, l'est surtout pour celle qui fait la matière de ces quelques pages:

LVI

La raison dit: «Une femme qui vous rend jaloux ne mérite pas que vous l'aimiez. Toute jalousie est donc absurde.» Le cœur répond: «C'est justement parce qu'elle ne mérite pas d'être aimée que je suis jaloux....» Il ajoute souvent tout bas: «et que je l'aime!...»


MÉDITATION XIII

BONHEURS CONTEMPORAINS

V

LES DÉSASTRES (suite).—LES JALOUSIES

§ III.—Les jalousies de tête.

Condamneriez-vous Othello, si vous étiez juré?—Moi, certainement, parce que le crime passionnel, considéré du point de vue de la défense sociale, me paraît plus redoutable que tout autre. Mais si j'étais son ami, peut-être le serais-je davantage encore après son crime, parce que je croirais plus que jamais en sa sincérité, surtout s'il avait essayé sérieusement de se tuer lui-même après....—Quel original, alors!—C'est surtout que je le plaindrais. Autant dire que les jaloux des sens me paraissent des maniaques, capables des folies les plus dangereuses, mais aussi des malheureux qui ne sont ni méprisables ni ridicules. Quant aux jaloux du cœur, ce sont les martyrs de la religion d'amour. Qui ne les envierait d'aimer jusqu'à l'agonie? Maintenant vont défiler les grotesques de la bande, les jaloux qui ne désirent pas la femme dont ils sont jaloux, qui ne l'aiment pas de cœur; mais la vanité ou la sottise les pousse à tourmenter cette pauvre femme, et à se tourmenter eux-mêmes sans l'excuse d'une sincérité de passion, sans la grâce d'une sincérité de tendresse. Au premier abord cela paraît insensé qu'il y ait de par le monde des hommes qui se fassent tout à la fois bourreaux et victimes, qui s'engagent dans des aventures de drame quelquefois, de chagrin toujours, simplement parce qu'ils se montent la tête, à froid et à vide. Et cependant rien de plus fréquent, et pour ne pas discuter cette thèse dans le vague, je choisis aussitôt quelques échantillons de ce que j'appelle les jaloux de tête, pour faire pendant aux maîtresses du même genre, et voici par quelles raisons diverses cette maladie singulière peut naître:


Par amour-propre simple.—C'est ici le cas le plus fréquent; il se produit surtout dans les ruptures et au lendemain des ruptures. Cette jalousie-là consiste à ne pas pouvoir supporter qu'une femme abandonnée par vous continue sa vie. Vous avez accablé une maîtresse de mauvais procédés. Vous avez répété à tous vos amis, à tous vos camarades, voire à de simples connaissances: «Quelle corvée! mon Dieu! quelle corvée!... Qui me débarrassera de ce crampon?...» Ou encore: «Ne souhaitez pas d'être aimé, allez, ce n'est pas amusant!...» Ou encore: «Si je la quittais, elle en ferait une maladie; c'est ce qui me retient....» Et puis votre égoïsme l'a emporté, vous avez quitté la pauvre femme. Elle a beaucoup pleuré. Elle a été malade. Pourtant elle a commis l'infamie de ne pas mourir. Vous apprenez qu'elle reçoit les visites d'un consolateur, qu'elle devient moins triste, qu'elle se remet, qu'elle est heureuse, et voilà que vous ne parlez plus d'elle qu'avec une âcreté de langage qui n'a d'égale que la fatuité de votre pitié hypocrite quand vous vous lamentiez sur l'excès de ses sentiments. Cette jalousie par amour-propre simple confine à celle que nous avons étudiée dans la Méditation XI; elle s'en distingue par ce trait que le jaloux de tête n'est pas tourmenté par des visions physiques. L'irritation ne le mène pas au désir. Il méprise la femme qui a cessé de le pleurer,—et il la méprise ingénument,—parce que l'idée de la douleur qu'il causait lui constituait une délicieuse flatterie d'amour-propre, et il la hait d'en être privé.

—«Je n'aurais jamais cru ça d'elle,» me disait un camarade, qui venait d'apprendre qu'une ancienne maîtresse à lui s'était mise en ménage avec un de nos amis communs, «moi qui ai hésité trois mois à la lâcher!...»

—«Ah! les femmes!...» lui dis-je sans lui laisser voir que son exclamation me semblait d'un comique à réveiller un mort.

—«Je commence à croire que tu as raison,» me répondit-il avec un air profond, «et que la meilleure ne vaut pas cher....»

Notez que le camarade qui me débitait cette colossale sottise était une façon d'homme à bonnes fortunes, lequel continuait, quoique marié, à courir les diverses sous-préfectures du département de la Haute-Noce (à inscrire sur la carte du Tendre à côté des départements déjà signalés dans la Méditation VIII). Il est assez curieux, en effet, de constater que cette vanité grotesque de l'homme qui ne veut pas être remplacé se rencontre surtout chez l'homme qui a beaucoup remplacé. Petit trait de psychologie masculine à joindre à cet autre, que le mépris pour le sexe féminin abonde spécialement chez ceux qui ont commis le plus de coquineries galantes, bouffon détour du cœur qui peut se résumer paradoxalement ainsi:

LVII

Ce que certains hommes pardonnent le moins à une femme, c'est qu'elle se console d'avoir été trahie par eux.

Par amour-propre composé.—J'ai entendu un homme d'Etat, intelligent,—aussi fait-il une merveilleuse carrière politique devant le suffrage universel et vient-il d'échouer aux élections de son Conseil général après avoir été tour à tour éliminé des ministères et de la Chambre,—discuter entre intimes une loi sur le duel. «Il n'y a,» disait ce sage, qu'un article à inscrire dans cette loi: Les comptes rendus des rencontres sont rigoureusement interdits....» Hé bien! celui que j'appelle le jaloux par amour-propre composé est le frère du duelliste qui va sur le terrain pour la galerie, cette invisible galerie constituée, suivant le cas, par les vagues lecteurs d'un journal, par quelques membres d'une coterie, d'autres fois par les quatre habitués d'un café. Vous souvenez-vous de ces deux étudiants qui faillirent se tuer dans un combat, en chambre, au fleuret démoucheté, parce que la maîtresse d'un d'entre eux avait parlé familièrement à l'autre «en plein restaurant»? Un des témoins déposa gravement en ces termes à l'audience, et il nomma le restaurant, qui était,—ô innocence!—connu dans le quartier Latin sous le nom significatif de Vacherie! Le jaloux par amour-propre composé est donc celui dont la jalousie commence à la pensée de ce que l'on dit. Cet on si fuyant et si vain, toujours mal renseigné et encore plus indifférent, que de sacrifices lui avons-nous faits, tous tant que nous sommes! Et moi, le premier, aurais-je eu contre ma maîtresse cette implacable rancune, si je n'avais songé au foyer de la Comédie et aux discours que pouvaient, que devaient tenir sur mon compte tel et tel pensionnaires dont je n'aurais pas voulu pour jouer une panne dans une saynète en un acte? Cette jalousie par amour-propre composé est certainement la plus misérable de toutes. N'empêche que c'est elle qui pousse l'amant aux plus terribles éclats. On pourrait presque affirmer qu'elle représente le moyen le plus sûr, pour une femme, de savoir si elle n'est pas aimée. Au regard du véritable amoureux, en effet, le public n'existe pas. S'il songe au ridicule, c'est pour se réjouir que ce ridicule lui permette de montrer à celle qu'il aime la profondeur de sa passion. Et nous arrivons aux deux nouveaux aphorismes:

LVIII

Pour un amant qui aime avec tout son cœur, une infidélité connue de sa maîtresse offre encore cette douceur qu'il peut lui prouver son amour en lui pardonnant.

LIX

L'amant pour qui la galerie existe ne voit dans sa maîtresse qu'une occasion d'étonner cette galerie. C'est le moment pour cette femme d'avoir vraiment peur.

Par suggestion.—On a tant abusé de ce mot depuis quelques années, qu'un écrivain qui se respecte éprouve quelque pudeur à l'employer,—Eppùre si muove, disait le vieux Florentin.—Il existe un certain nombre d'êtres de reflets et qui vont quêtant, si l'on peut dire, les idées, les goûts, les émotions qu'ils devraient avoir. Vous les connaissez, ces miroirs ambulants dans la littérature et dans l'art. C'est le Monsieur qui veut à tout prix être dans le mouvement. Il applaudit aujourd'hui aux pièces dégoûtées et pessimistes, comme il eût applaudi, voici cinquante ans, aux pièces romantiques. Il aime pêle-mêle Degas et Wagner, les poètes anglais et les romanciers russes, parce qu'il sait qu'il faut penser ainsi, et il est sincère, comme il le sera plus tard dans son dégoût pour ces mêmes artistes. Une affirmation très décidée de tel ou tel personnage suffira. En politique, cette suggestion se fait plus visible encore, parce qu'elle peut s'étendre d'un individu à toute une foule. Napoléon a suggestionné la France; il lui a persuadé qu'elle avait envie de conquérir l'Europe, et cette folle de nation l'a cru! Dans un ordre d'idées tout simple, tout modeste, tout bourgeois, celui qui nous occupe, où il semble bien que chacun devrait penser et sentir par lui-même, rien de plus commun que la suggestion. La preuve en est dans ce besoin de confidence qui tourmente tant de soi-disant amoureux, quoique ce soit une vérité, connue comme le carré de l'hypoténuse, que faire une confidence à un ami, c'est: 1° la faire à deux, à trois, à dix, puisque votre ami n'a pas plus de raison de garder votre secret que vous-même; 2° vous aliéner cet ami, qui sera certainement un peu envieux de vous; 3° vous préparer bon nombre de chances d'être trompé, si votre maîtresse et cet ami arrivent à se connaître et à se parler.—Osons le dire, neuf fois sur dix, ce n'est point parce que l'on aime que l'on fait ces imprudentes confidences. C'est parce que on a fait ces confidences que l'on aime, ou que l'on croit aimer, et on commence de subir la suggestion de l'ami choisi. «Que penserais-tu à ma place?... Que dois-je croire?...» lui demande-t-on, ce qui équivaut à lui demander: «Que dois-je sentir?...» Il se rencontre des camarades qui répliquent à ces étranges questions par des conseils de sentiments délicats et tendres. Ce sont ceux qui vous aiment vraiment et qui vous souhaitent heureux.—La plupart du temps, l'ami nourrit, sans même s'en douter, le secret désir que votre bonheur tourne mal. Et entre parenthèses, c'est ici l'occasion de remarquer le profond bon sens avec lequel les femmes pratiquent d'instinct l'aphorisme suivant:

LX

Une maîtresse voit dans l'ami intime de son amant presque toujours son pire ennemi,—à moins qu'elle n'y trouve un nouvel amant.

Et alors s'ouvre la série des conseils perfides qui transforment le confident en un Yago de bonne foi. «Moi, je ne supporterais pas cela....» Avec cette petite phrase, dite d'un certain ton, le confident fait sortir de votre tête l'Arnolphe extravagant qui reposait là, comme les diablotins que l'on donne aux enfants reposent dans leur boîte, et vous vous mettez à faire le jaloux que vous n'êtes pas, et, ce faisant, à le devenir. D'autres fois c'est la femme elle-même qui vous suggère d'être jaloux de celui-ci ou de celui-là, pour que vous négligiez de l'être du rival qui a seul de l'importance à ses yeux, à elle. Ces espèces de jalousies factices, qui ont fourni matière à tant de comédies, sont bien voisines des jalousies d'amour-propre. Elles s'en distinguent par ce trait que le jaloux de cette espèce ne pense pas à la moquerie possible de son confident. C'est un jaloux à la suite, voilà tout, et qui emboîte le pas aux conseils d'un autre, par esprit d'imitation. Qui l'étudierait et le définirait bien, cet esprit, expliquerait tant d'existences humaines, particulièrement dans ce Paris où il est si malaisé d'être personnel, que les trois quarts des bipèdes couchés à Montmartre, à Montparnasse ou au Père-Lachaise mériteraient pour épitaphe: «Ci-gît X..., Y..., Z... , mort le.... C'est la première fois qu'il n'a pris l'avis de personne.»—On avait déjà trouvé cette autre à un politicien intrigant: «C'est ici la première place qu'il n'ait pas sollicitée.»

Par snobisme.—Nos ancêtres, qui n'avaient pas le mot, avaient si bien la chose, que la liste des maris ou des amants trompés par les rois, et qui s'en sont réjouis, est, à la liste de ceux qui s'en sont fâchés, dans les proportions de trois cents à un. Et je jurerais sur les mânes réunis de Stendhal et de Benjamin Constant, ces deux grands prêtres de la Sainte Analyse, que cette joie était presque toujours désintéressée. La vanité du Snob est si totale, elle envahit si complètement le champ rétréci de son âme! Je me rappelle ce mot du jeune Figon, le fils d'un marchand d'habits devenu riche et qui jouait au grand seigneur. Il s'était établi par chic, et pour succéder à des princes, l'amant sérieux de la célèbre Gladys Harvey. Elle venait de le quitter pour un employé de nouveautés dont elle s'engoua au point de renoncer à son luxe, à son hôtel, à ses chevaux,—enfin une de ces invraisemblables toquades comme il s'en rencontre une par génération dans le demi-monde.

—«Si seulement,» gémissait Figon, «ç'avait été quelqu'un du Cercle!...»

C'était le jaloux par Snobisme dans toute sa candeur. A ce degré de simplicité grandiose, cette jalousie est exceptionnelle, comme toutes les supériorités. Mais rappelez vos souvenirs de vie galante, et dites si vous n'avez pas connu bon nombre de vos compagnons qui toléraient avec la plus singulière indifférence, presque avec plaisir, auprès de leur maîtresse, les assiduités de tel ou tel personnage notable à un titre quelconque, au lieu qu'ils professaient des exclusions féroces pour celui dont la présence n'eût pas flatté leur amour-propre. Expliquez ces faits comme vous voudrez, et je passe au jaloux de tête, qui est le contraire de celui-là, je veux dire le jaloux

Par envie.—Un des types les plus saisissants que je connaisse de cette jalousie envieuse a été donné, lors d'un procès célèbre, par ce Fenayrou dont j'ai déjà parlé et qui tua si tragiquement le malheureux Aubert. Dans la haine furieuse et tardive que le premier de ces deux hommes avait vouée à l'autre, il entrait une part de jalousie physique et une part aussi de cette envie professionnelle qui remue les pires fanges de l'être. Fenayrou avait échoué dans son commerce de pharmacie. Les affaires de l'ancien amant de sa femme prospéraient au contraire, et chaque jour davantage. Il dut se produire alors dans l'âme du mari jadis outragé un de ces précipités moraux dont le dosage reste presque impossible et que je formulerais à peu près ainsi:—il devint jaloux de l'autre avec toute la force de son envie....—Au cours de mon existence d'artiste, j'ai observé le même phénomène à l'occasion d'une femme très rusée qui avait été la maîtresse d'un des plus délicats d'entre les musiciens de cette époque. Il faut croire que cette femme portait dans le cœur une pédale de piano et qu'elle aimait volontiers en musique, car, ayant rompu avec le jeune maëstro, elle eut une aventure avec un des confrères de ce premier amant. Ce second maëstro avait eu un ballet joué à l'Opéra, tandis que l'autre tournait de plus en plus à l'opérette et au «flon flon». Entre les deux, la dame avait donné place à un aimable boursier. Je me trouvais à dîner un jour, chez elle, avec les trois hommes, et je ne crois pas avoir vu souvent un spectacle plus bouffon que l'extrême amabilité des deux musiciens pour le boursier et leur aigreur l'un à l'égard de l'autre. J'oubliais de dire que les trois histoires ayant été à peu près publiques, comme la dame, ils savaient tous trois à quoi s'en tenir. Le boursier, qui avait son grain de Snobisme, se montrait visiblement enchanté de la compagnie. Il eût dit volontiers merci à ses collègues de la pédale; et chacun de ces deux artistes était enchanté que l'autre eût été obligé de partager avec l'homme de finance. Mais quand ils se regardaient, les deux croque-notes se croquaient du regard, s'en dévoraient plutôt. Il y avait entre eux, non pas la femme, puisqu'ils la pardonnaient au troisième, mais la fatale, la furieuse passion qui fait qu'à certains hommes, et quelquefois de grande valeur, le succès, ou simplement le talent d'un confrère procure l'impression d'un calcul qui se retourne dans leur foie. Et le plus piquant fut que, les connaissant tous doux, je reçus leurs confidences.

—«Ce que je ne pardonnerai jamais à X..., dont j'adore le talent,» me dit l'un d'eux, «c'est d'avoir été bien avec Madeleine.»

—«Vous savez le cas que je fais d'Y...,» me dit l'autre, «mais après l'histoire de Madeleine, vous comprenez que toute amitié est finie entre nous.»

Et tous les deux étaient de bonne foi!

Par littérature.—Cette anecdote sur deux compositeurs très habiles pour qui j'ai écrit quelques mauvais vers m'amène à une autre jalousie assez commune parmi les jeunes gens nourris de romans et parmi les écrivains qui veulent «faire vécu», comme on dit à l'heure actuelle.—Pauvre langue française, sur quel chevalet achèverons-nous de te déformer?—Ces bons jeunes gens et ces honnêtes Trissotins abordent l'amour avec un programme dans la tête, qu'il s'agit pour eux de réaliser. Etre heureux, tranquillement, avec une aimable maîtresse; aller avec elle à la campagne quand le ciel est joli, s'asseoir à ses pieds, se sentir le cœur content, comme dit la chanson, à la bonne et vieille manière, de ce qu'elle est jeune et caressante, de ce qu'il y a des fleurs dans l'herbe, des oiseaux dans les branches, de l'eau mouvante parmi les prairies, du printemps épars dans l'air et de la volupté flottante dans ses yeux,—voilà qui ne ressemble guère au susdit programme. On n'est pas pour rien né dans un âge de décadence, de complexité, d'analyse à outrance, de dédoublement et de joies morbides! Ceux dont on a lu les livres, qu'ils s'appelassent Baudelaire, Poe, Flaubert, ont peut-être soupiré toute leur vie après la santé perdue du corps et du cœur, après la simplicité de l'âme, après la joie douce et pure. La fatalité d'un sort cruel a fait d'eux des malades involontaires. La cuistrerie sentimentale du jeune homme moderne ou du preneur de notes fait de ces deux personnages les plus volontaires des malades, et les plus cocasses.—Hélas! J'ai connu moi-même tant d'heures stupides où je cabotinais avec des chagrins pourtant trop réels, où je pratiquais la coquetterie de mes rancunes, où j'étais presque fier, pour tout dire, d'avoir été trahi si indignement, que j'ai presque mauvaise grâce à railler ces candidats au Dalilaïsme, et leur passionné désir de rencontrer une femme bien scélérate,—pour le raconter. On les voit alors s'attacher aux pires drôlesses, par choix. Ils arrosent la fleur de la jalousie dans leur cœur comme la grisette de jadis arrosait ses volubilis. J'en ai connu un qui, me détaillant ainsi les perfidies dont il avait été la victime, s'écriait d'un air de triomphe, après avoir dénombré ses heureux rivaux, ainsi que le vieil Homère fait ses guerriers:—«A la fin il y en avait un nouveau tous les jours!...» D'habitude ces jalousies-là se terminent par de la prose ou des vers,—avec néologismes, sensitivités, mourances, et dans l'entre-temps une généreuse indignation sous forme de basses insultes pour les confrères en vogue, bref, cette froide rhétorique de névrose volontaire qui finira par nous ramener au style télégraphique, tant est écœurante cette monotone parodie de style. Mais il arrive aussi que ces amoureux qui ont de «l'écriture artiste» plein le cœur poussent le cabotinage jusqu'au drame. Quelle pitié alors que de rencontrer dans les faits divers d'un journal une de ces tragédies où il n'y a de vrai que le sang versé, et, comme dit l'autre: «tout le reste est littérature!»

Par méchanceté.—C'est la plus sincère des jalousies de tête et pourtant la plus méprisable. La méchanceté dans l'amour—dont le marquis de Sade a donné la théorie la plus complète—représente un phénomène trop constant pour qu'il soit besoin d'en expliquer la cause, déjà indiquée par l'auteur du présent livre dans la Méditation I. Mais le divin marquis—ainsi que l'appellent ses fidèles—n'a étudié que le cas extrême de cette méchanceté. Son Dolmancé incarne une espèce de Néron philosophe qui dogmatise parmi les appareils de supplice mêlés à un décor de plaisir. Ses rêves sanguinaires, d'une complication à la fois tragique et imbécile, épouvanteraient les jaloux dont je veux parler. Ces derniers ne vont pas sur ce chemin de la cruauté jusqu'à la petite maison de la Philosophie dans le boudoir, où l'on torture le corps dont on abuse. Ils se contentent de tourmenter l'âme. Leur joie lâche et cruelle se borne à vouloir des pleurs dans les yeux qui les aiment, et ils se font jaloux pour avoir le droit de faire verser ces larmes. Comprennent-ils même toujours leur cœur et l'instinct pervers, caché dans ce martyre du soupçon qu'ils infligent à leur maîtresse? Ces jaloux par méchanceté ne laissent point passer l'occasion d'une défiance qui leur permette un reproche. Leur maîtresse a parlé avec amitié d'un homme qu'elle a rencontré autrefois,—cet homme a été son amant. Elle en a parlé avec antipathie,—il a été son amant. Elle n'en parle pas,—il a été son amant. Elle reçoit un monsieur avec un visible plaisir,—il lui fait la cour. Elle déclare ne pas vouloir recevoir cet autre,—elle cache une intrigue. Enfin, c'est pour la pauvre femme une flagellation continue d'outrageantes phrases, de dures enquêtes, d'atroces reproches. Et elle soupire, en parlant de cet amant détestable, un plaintif: «Que lui ai-je fait?...» sans se douter que cette jalousie a pour cause la monstrueuse infirmité propre à certains êtres: ne pouvoir aimer que ce qui souffre, et qui souffre par eux....

Il serait aisé de multiplier les subdivisions et de nuancer à l'infini cette analyse. Ces notes suffiront pour permettre de conclure, comme à la fin de la Méditation VII, consacrée à la Cérébrale, que, dans toutes les circonstances où la tête domine le cœur et les sens, l'amour disparaît pour laisser la place à l'égoïsme, et à un égoïsme d'autant plus détestable qu'il est souvent masqué de sentimentalité, gangrené de vanité, pourri de cabotinage.—Seulement, et c'est là ce qui rend de telles études un peu puériles, même quand elles sont justes, cet état cérébral, une fois constaté, dure-t-il avec constance? N'y a-t-il pas des moments où le jaloux de tête se transforme en un jaloux des sens et en un jaloux du cœur? La nature humaine, si fragile, si instable dans ce qu'elle a de meilleur, est-elle plus solide, plus fixe dans ce qu'elle a de pire?... Evidemment non. Il reste cependant que l'on peut demander à un homme de ne pas croire qu'il lui suffise de dire: «Je suis jaloux,» pour avoir tous les droits de supplicier la femme qu'il aime. Ces trois méditations sur les jalousies ont été écrites dans l'intention de démontrer cette vérité: s'il y a des jalousies qui prouvent l'amour, il y en a qui prouvent précisément le contraire de l'amour. Ni ces pauvres pages ni des comédies comme l'Ami des femmes ou la Visite de noces n'empêcheront d'ailleurs les femmes, tant que le monde ira son train, de considérer la jalousie comme une preuve irréfutable de tendresse, les jurés imbéciles d'acquitter les assassins qui se poseront en bourreaux passionnels, et la badaude opinion de s'extasier devant les Othellos de contrebande, aussi bien que devant les vrais, ce qui me permet de conclure assez mélancoliquement:

LXI

En amour, les actions ne montrent pas le fond du cœur. Le cabotinage sentimental a fait commettre plus de meurtres et de suicides que la passion vraie. D'autre part, les paroles ne prouvent rien non plus. Ici donc, comme en religion, il n'y a qu'une sagesse: croire,—et cette sagesse est une folie.


MÉDITATION XIV

BONHEURS CONTEMPORAINS

VI

LES DÉSASTRES (fin.)—UNE ANECDOTE

Cette longue étude sur les Jalousies ne serait pas complète si je n'y ajoutais un des «cas» les plus singuliers que j'aie connus et que je transcris du mémorandum où je l'ai noté à l'époque. C'est la preuve qu'il y a dans le monde, comme disait l'autre, plus de choses que n'en voit notre philosophie et que le cabotinage sentimental ne doit jamais nous faire oublier que l'animal féroce est toujours près du civilisé. Voici donc le fait, tout nu et sans commentaire.


...Il existe à Paris, et surtout dans un certain monde, des traditions de plaisir auxquelles nous nous obstinons tous, vous comme moi, même quand les traditions nous représentent presque avec certitude la pire des corvées: celle de l'amusement avorté. C'est ainsi que je me trouvais cette nuit-là, qui était celle de Noël, réveillonner en nombreuse compagnie dans un salon d'un restaurant à la mode. Je désignerai assez l'endroit aux connaisseurs en géographie boulevardière, quand j'aurai dit qu'un petit groupe de monarchistes intransigeants s'y réunit d'habitude. Aussi le propriétaire du restaurant ne cède-t-il que rarement, et aux personnes de sa clientèle préférée, cette pièce, d'ailleurs étroite, et tour à tour étouffante ou glacée, que préside un buste de Monseigneur le Comte de Chambord placé en permanence sur la cheminée. Durant la nuit dont je parle, et qui ne remonte pas à beaucoup d'années, ce marbre, sculpté à l'effigie mélancolique du plus pur et du plus méconnu des princes, contemplait un spectacle moins pur, mais aussi mélancolique, certes, que lui:—un souper triste! Nous avions tous été priés par une excellente fille, la petite Marguerite Percy, qui gagne aujourd'hui ses quarante mille francs par mois à courir les théâtres des Etats-Unis. Elle se contentait alors d'être au Palais-Royal la plus gamine des divettes, une vraie comédienne, capable tenir tous les rôles, et tous avec un je ne sais quoi très à elle, et les tendres et les moqueurs et les spirituels et les bouffons. Elle venait de remporter un de ces triomphes, comme on en remporte à Paris, aussitôt oubliés, mais retentissants comme un scandale, en mimant, dans une revue de fin d'année, l'Armée du Salut. Vous la rappelez-vous, avec son visage où il y avait du gavroche et du songe triste, et l'ombre d'un grand chapeau fermé sur ce visage, et sa robe blanche de souple étoffe qui moulait son corps d'éphèbe, et sur cette robe blanche l'effet des gants noirs et de ses fines jambes prises dans leurs bas noirs, et la sveltesse de ses pieds dans leurs souliers vernis,—et cette gigue qu'elle dansait avec une espèce de furie froide? C'était bien la plus délicieuse parodie de l'Anglaise que l'on ait jamais vue. Il y avait foule dans la petite loge où elle rentrait au sortir de ce frénétique exercice, morte de fatigue, trempée de sueur, le cœur défaillant, pâle sous son rouge, à effrayer. La vanité de la comédienne la soutenait, et elle répondait par un sourire aux compliments, par une malice aux épigrammes. Voilà pourquoi elle avait, dans les derniers huit jours, prié à ce réveillon non pas vingt personnes, mais cinquante, cent peut-être, elle n'en savait plus rien elle-même, à peu près toutes celles qui étaient venues dans cette loge depuis la minute où elle avait dit à son amant:

—«Veux-tu, mon vieux Gustave? Si nous faisions une fête avec les camarades, pour Noël? On mangerait du boudin blanc, ça porte bonheur pour toute l'année, et on rirait!»

L'a-t-elle prononcée de fois durant la semaine, cette dernière phrase! Les camarades? C'est d'abord pour elle, la rivale, la petite comédienne des Variétés, des Bouffes ou des Nouveautés, qui n'a pu y tenir et qui s'est échappée de son théâtre, entre le un où elle joue et le quatre où elle reparaît, pour venir voir Percy danser son pas.

—«Etonnante, Margot, tu es étonnante.... Tu sais, moi, je suis franche, je ne t'aimais pas dans la pièce d'avant.... Mais cette fois, ça y est, et en plein....»

—«Tu es gentille, toi,» répond Marguerite, d'un air moitié figue et moitié raisin. Puis un coup de griffe pour ne pas être en retard: «Est-ce que c'est vrai qu'Alfred se marie?»—Alfred est l'ancien amant, toujours aimé, de la petite actrice.—Puis un remords de cette question méchante: «Qu'est-ce que tu fais de ton soir de Noël? Viens donc réveillonner avec nous. On mangera du boudin blanc et on rira avec les camarades!...»

Les camarades? C'est encore le clubman, plus ou moins lié avec Gustave, qui débarque dans la loge, le bouquet à la boutonnière, astiqué, lustré, cosmétique, mais le chapeau en arrière et roulant un peu pour avoir bu à dîner une bouteille de Léoville en trop. C'est le journaliste auquel on sourit pour obtenir un nouvel «écho» très aimable. C'est un écrivain auquel on voudrait beaucoup extorquer un rôle. C'est un ancien «caprice». C'est un véritable ami, de ceux qui demeurent, comment? pourquoi? dévoués à ces bohémiennes sans leur avoir jamais baisé le bout du doigt. Et c'est la connaissance de hasard, comme moi. Et c'est l'amant possible de demain, quand Gustave n'aura plus assez d'argent pour suffire à la maison.—«Il faut bien vivre, n'est-ce pas?...»—Et à tous, elle débite la même phrase modulée avec d'autres nuances, ici gaiement, là coquettement: «...le soir de Noël ... du boudin blanc.... On rira....» Sur les cinquante qui ont promis, vingt ont eu la naïveté ou la faiblesse de tenir. On mange bien du boudin blanc, mais de rire, c'est une autre affaire! Les bougies électriques qui simulent d'étranges pistils, dans les calices de cristal du lustre, éclairent d'un jour dur les physionomies rongées de ces forçats de Paris, pressés autour de cette table où les fleurs trop ouvertes vont se faner, où les bouteilles d'eau minérale montrent leur étiquette pharmaceutique à côté des carafes de tisane frappée—Truffe et Vichy, c'est la vraie devise du soupeur moderne.—Marguerite Percy, elle, est de la couleur de la nappe. Elle a joué deux fois depuis vingt-quatre heures, en matinée d'abord, puis le soir, et joué, comme elle joue, avec tous ses nerfs. Elle tient bon pourtant, mais on dirait qu'il ne lui coule plus une goutte de sang dans les veines, tant elle reste pâle, même en se versant verres de champagne sur verres de Champagne. Gustave Verdet, qui lui fait face, mordille sa moustache noire, défrisée d'un côté, avec l'air d'un homme qui a subi, avant le souper, un gros coup de perte au poker. Cinq ou six petites grues d'actrices, venues dans l'espérance d'une rencontre fructueuse, ne cachent guère leur déception. Elles n'ont autour d'elles que des vétérans de la presse ou des coulisses, ou des messieurs aussi peu lancés dans la fête que le père Ebstein, le changeur; pourquoi diable est-il ici, celui-là?—Noirot, le médecin de Marguerite; pourquoi encore?—Machault, l'escrimeur; pourquoi toujours?... C'est, autour de ce repas, des silences glacés où partent des rires faux, presque un souper de théâtre, tant c'est lugubre, jusqu'à ce qu'un des convives, le musicien Rochette, a l'idée charitable de se mettre au piano et d'entonner une chanson de rapins:

Chargement de la publicité...