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Physiologie de l'amour moderne

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«Dans l'courant d'la s'main' prochaine,
Si le temps est beau,
Nous partirons pour Fontaine-
bleau....»

Le bruit de la musique supprime du moins les inutiles efforts vers une conversation générale, et elle permet aux apartés de naître. Le souper s'anime un peu, tous commençant de causer à mi-voix de leurs affaires particulières. On n'entend plus la voix fatiguée de Marguerite interpeller tour à tour les convives. «Dis donc, Machault, raconte-nous donc ton duel avec Figon, c'était si drôle....—Dites donc, père Ebstein, racontez-nous l'histoire de l'Alsacien qui avait mal à l'estomac, c'est à mourir....» Et puis l'interpellé s'exécute et personne ne rit.... Avec l'accompagnement tour à tour tintamarresque et sentimental du piano et de la voix qui chante, les soupeurs fatigués se raniment. D'autres femmes arrivent, des comédiennes qui réveillonnaient, elles aussi, dans un autre salon. Ayant appris que Percy est là, elles: ont quitté une table où elles s'ennuyaient sans doute autant que nous. Il n'est pas jusqu'à la fumée des cigarettes et des cigares enfin allumés qui ne contribue à réchauffer la fin de cette fête mal commencée, en ouatant d'une atmosphère bleuâtre et transparente la clarté crue de l'électricité. Malheureusement, il est plus d'une heure, et les gens qui ont à travailler le lendemain matin—je serai du nombre, pauvre manœuvre littéraire, jusqu'à ma mort—profitent du petit tumulte produit par l'entrée des nouvelles venues, et je m'esquive sans être aperçu de Marguerite. Au vestiaire, et tandis que j'attends mon pardessus, je me heurte au docteur Noirot, qui s'échappe aussi, et, comme nous descendons l'escalier de compagnie, je ne peux me retenir de soulager ma mauvaise humeur:

—«Ah! docteur,» lui dis-je, «penser que c'est vous la cause de cet absurde souper! Etait-il assez raté, l'était-il?»

—«Moi? La cause?» demanda-t-il, étonné.

—«Mais oui. Mais oui.... Voyons vous êtes le médecin de la petite Percy, et vous lui permettez de passer les nuits, et vous vous faites son complice en venant souper à côté d'elle, avec la mine qu'elle a!... C'était une morte ce soir, positivement une morte....»

—«C'est vrai,» répondit Noirot en hochant la tête «Je n'étais guère à ma place, mais elle avait l'air de tant y tenir! Elle me l'a demandé si gentiment; et puis, elle est malade, c'est encore vrai, mais si on changeait quoi que ce soit à son existence actuelle, savez-vous le résultat? Elle mourrait du coup. Ces habitudes parisiennes, c'est comme la morphine. Cela tue à la longue, mais supprimez-les, et crac, c'est la fin tout de suite.... Etre malade, c'est encore une façon de vivre.»

—«Je vous vois venir,» repris-je en riant, «vous êtes le médecin qui conseille l'eau-de-vie à l'ivrogne, le tabac au fumeur, les femmes au débauché....»

—«Pas tout à fait,» répondit-il sérieusement, «mais presque.... Le proverbe n'a pas si tort: une habitude est ce qui ressemble le plus à une nature.... Il en vaudrait mieux de bonnes. Les mauvaises sont pourtant une force qui soutient la bête.»

—«Au moins, vous êtes un original, vous,» lui dis-je. «J'ai mis du temps à m'en apercevoir, mais aujourd'hui j'aime beaucoup à causer avec vous.»

Nous étions sur le boulevard, comme je lui servais ce maladroit compliment, exprimé, pour comble de gaucherie, avec une brusquerie équivoque. Ni ma phrase ni mon ton ne parurent lui plaire, car, à la lumière du bec de gaz sous lequel nous nous préparions à prendre congé l'un de l'autre, je vis un froissement de susceptibilité courir sur son visage: ses sourcils trop fournis se contractèrent un peu, sa bouche rasée aux lèvres longues se serra, et ses yeux d'un gris si vif me fixèrent. Ce ne fut qu'un passage, mais, pour ne pas quitter cet homme, que j'estime vraiment de toutes manières, sur une aussi déplaisante impression, je lui pris le bras, et, marchant avec lui, le long des boutiques maintenant fermées, dont le 1er janvier tout proche garnissait le boulevard:—«Oui,» insistai-je, «vous êtes un original. Voyons, un médecin qui n'a jamais voulu être décoré, qui n'essaie les remèdes nouveaux que lorsqu'il en est sûr, qui soigne des comédiennes sans jamais accepter un coupon de loge, ni toucher ses honoraires en nature, et qui ose proférer devant un profane les théories que vous venez d'énoncer!... C'est-à-dire que vous êtes une bonne fortune pour un romancier.... Vous n'y échapperez pas, je vous le promets....» Et, par un retour involontaire sur la fête manquée de laquelle nous sortions: «Savez-vous, docteur, que c'est là ce qui nous manque aujourd'hui, des êtres vraiment personnels à peindre, des individus qui soient des individus, de petits univers à part?... On trouve encore du tempérament de-ci de-là, de la grosse fougue instinctive qui se prend pour de la nature. Mais des caractères qui aient une saveur intense, c'est comme du bordeaux authentique, on n'en fait plus.... Tout se banalise, jusqu'à la débauche. Les viveurs, tous les mêmes. Les filles, toutes les mêmes. Les amours d'aujourd'hui, toutes les mêmes. Voyez les joujoux que l'on vendra demain dans ces baraques. La veille du jour de l'An, vingt mille petits Parisiens s'amuseront avec le même pantin.... Ce monde contemporain, quelle usine à médiocrités!...»

—«Vous avez eu tort de manger du foie gras,» répondit le docteur avec flegme: «Vous ne le digérez pas.... Au lieu de rentrer chez vous en voiture, voulez-vous que nous marchions, puisque nous sommes à peu près voisins?... Cela vous permettra de dormir sans trop de cauchemars.... D'ailleurs vous venez de toucher là, chez moi, une corde sensible.... J'ai le regret d'être d'un avis absolument contraire au vôtre et de croire que les passions fortes sont tout aussi fortes, davantage peut-être, j'irai jusque-là, dans nos races soi-disant épuisées, les caractères tranchés aussi tranchés, les personnalités vives aussi vives, les tragédies privées aussi fréquentes qu'aux temps préconisés par votre romantisme et celui de vos amis. Seulement, il y a plus de tenue et plus de silence sur tout ce qui s'étalait autrefois au grand jour.... Si vous saviez combien vous en coudoyez de ces drames vivants auprès desquels vos drames imaginés sont des enfantillages, et vous ne les soupçonnez pas....»


Quand un homme qui n'est pas de la profession laisse tomber une phrase pareille devant un écrivain, gare à l'anecdote et au sujet de roman! Il se ménage d'ordinaire son petit récit, lequel est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, d'une redoutable insignifiance. Mais avec son masque de sorcier à lunettes, tout en os, en maxillaires, en menton et en nez, le docteur Noirot est un de ces physiologistes qui savent voir l'animal humain tel qu'il est. Je lui ai dû, à diverses reprises, des notes précieuses, et je l'encourageai au «document».

—«Vous n'êtes pas le premier médecin à qui j'entends tenir un pareil discours,» insinuai-je; «puis, quand il s'agit de vous détailler un de ces drames extraordinaires, plus personne....»

—«Et le secret professionnel?» dit Noirot. «Pourtant,» ajouta-t-il après une pause dont je ne devinai pas si elle était sincère et s'il réfléchissait, ou jouée et s'il amorçait ma curiosité, «il y en a une, parmi ces tragédies de la vie réelle, que j'ai l'envie de vous conter. C'est sans doute l'anniversaire qui veut cela. Je n'ai que cette histoire dans la tête depuis quelques heures. C'est un peu pour ne pas y penser que j'étais venu à ce souper. Et voilà que je vous en parle. Vous souriez de cette logique.... Après, vous sourirez moins.... N'avez-vous jamais rencontré de par le monde un certain baron de Corsègues?»

—«Comment donc!» répondis-je, «un petit, l'air mauvais, couleur de cigare, toujours rageur.... Un pilier de tripot avec cela.... Nous avons même failli nous brouiller parce qu'à une partie au cercle, où je me trouvais auprès de lui, je me permis de plaisanter à haute voix. Il prétendit que j'avais porté la guigne au tableau. Nous échangeâmes quelques mots aigres, et puis Machault justement m'expliqua qu'il était devenu tout à fait braque depuis une atroce aventure: une jeune femme qu'il adorait, dont la robe de bal avait pris feu et qui fut brûlée toute vive.... Je suis renseigné, vous voyez....»

—«En effet,» reprit le docteur avec ironie; «et vous n'avez rien déchiffré d'autre dans le personnage, ô psychologue?... Peut-être savez-vous aussi que Corsègues est mort l'an dernier d'une maladie du foie—une cirrhose? Et voilà enterré un des hommes les plus sinistrement passionnés que j'aie connus et dont je suis sûr, vous entendez, sûr, comme vous êtes là, qu'il avait deux meurtres sur la conscience, pas un de moins.»

—«Vous n'allez pas me raconter qu'il avait mis le feu lui-même à la robe de bal de sa femme,» m'écriai-je.

—«Vous en jugerez,» dit Noirot, sans répondre directement à ma question. «Il y a de cela quinze années. C'est long, quinze années de clientèle, à Paris, et l'on en voit, des misères!... Pourtant, je n'oublierai jamais comme j'eus le cœur serré lorsque, par une nuit pareille à celle-ci, et à cette date, un domestique vint de l'hôtel Corsègues pour m'emmener tout de suite et qu'il me raconta le terrible accident. La jeune baronne avait donné ce soir-là une fête à ses deux petites filles et à leurs amies. Vers onze heures, et son monde parti, elle avait distraitement passé près de l'arbre de Noël, dressé au milieu du grand salon. Sa robe de dentelles avait effleuré une des bougies qui descendaient jusqu'à terre et s'y était enflammée. En une minute, le feu l'avait enveloppée. Maintenant elle était à l'agonie. Oui, voilà ce que me raconta ce domestique dans le coupé qui nous emportait. Je l'avais fait monter avec moi pour avoir ces détails. Vous auriez pu les lire dans les journaux de l'époque. A cet instant, il ne me vint pas un doute sur leur exactitude.—«Et les enfants?» demandai-je.—«Ils dorment.» répondit le domestique.—«Et M. de Corsègues?»—«Monsieur ne quitte pas la chambre de Madame. Il est debout à la cheminée. Il ne dit pas un mot. Je ne serait pas étonné s'il devenait fou....» Pour vous faire comprendre quelles émotions soulevaient en moi ces quelques phrases, il faut vous avertir que j'avais toujours été un peu amoureux de la baronne Alice,—c'était son nom,—depuis le jour où le professeur Salvan, mon maître, m'avait envoyé chez eux, comme tout jeune médecin.... Quand je dis amoureux! Ce sentiment d'un ex-interne à peine sorti de la salle de garde avait surtout consisté dans une admiration intimidée pour cette grande dame aux yeux d'un bleu si clair dans un visage si fin, et joli, et des mains comme fragiles, et une grâce même dans cette demi-familiarité des indispositions, si peu propice à la grâce! Et puis, je l'avais plainte, la pauvre femme, d'être mariée à ce mari. Non qu'il fût mauvais pour elle. Au contraire, il semblait l'aimer.... Vous me comprendrez, trop l'aimer, et c'est justement le genre d'hommes qu'il ne faut pas unir à ce genre de femmes. Lui, vous l'avez connu, brun, velu comme un ours, l'haleine âcre, un fauve. Elle, vous allez rire de mon vieux mot: une sensitive. Je ne sais pas, entre parenthèses, de comparaison plus scientifiquement exacte que celle de cette plante, qui frémit au moindre contact, et de ces créatures si nerveuses, qu'un geste brusque, un son de voix dur, une brutalité quelconque, remuent des pieds à la tête. Les paupières battent, les lèvres tressaillent, une pâleur subite décolore le visage. Le mari ne le remarque même pas, mais nous autres médecins, nous savons qu'en ce moment la circulation de la pauvre femme est arrêtée, que son cœur lui fait mal, que sa gorge se serre à l'étouffer; et il a suffi pour ce choc de cette interpellation du même mari: «Ah! docteur, vous arrivez bien.... Vous allez me gronder cette malade-là....»

—«C'est délicieux à fréquenter, des femmes de cette espèce,» dis-je en riant....

—«Ah! si vous aviez connu la baronne Alice!» reprit Noirot. «Si vous l'aviez vue marcher légère dans la chambre d'une de ses petites filles quand l'enfant était malade, et si vous l'aviez retrouvée, comme je la retrouvai, par la nuit de Noël dont je vous parle, tordant son pauvre corps dans les souffrances de la plus atroce des agonies! Cette chambre, où les moindres détails attestaient le raffinement d'une existence comblée, étalait maintenant le désordre des heures de panique. Les lambeaux de la toilette que la mourante avait portée dans la soirée gisaient çà et là, arrachés par des mains affolées. Une odeur d'étoffe brûlée me saisit à la gorge aussitôt entré. Plus rien des pudeurs coquettes dont la femme élégante entourait ses moindres bobos. Le corset coupé avec des ciseaux traînait dans un coin, les bas de soie déchirés dans un autre. On avait enveloppé la malheureuse de linges pour étouffer l'incendie, puis aussitôt dévêtue au milieu des cris terribles que l'atrocité des brûlures dont elle était couverte avait dû lui arracher. Ses heures étaient comptées. On ne pouvait que lui adoucir sa mort.... Tandis que je vaquais à ce devoir avec l'espèce de tremblement intérieur qui nous remue plus souvent que vous ne le croiriez, devant certaines extrémités de douleur humaine, je fus saisi d'une seconde impression, très différente de la première, mais peut-être aussi tragique. Je sentis que le drame matériel et visible, ce drame d'agonie où j'étais acteur, se doublait d'un autre, et que cette femme si effroyablement atteinte dans sa chair était la victime d'une épouvantable crise intérieure. C'est l'a b c du diagnostic, de discerner dans un malade la force de réaction morale. Mme de Corsègues était secrètement en proie à une lutte de sentiments si violente que même l'angoisse physique la plus affreuse qui soit n'en triomphait pas. Quelle lutte? Quels sentiments? Que son mari s'y trouvât mêlé, je n'en pouvais douter à voir l'expression de ses regards lorsqu'elle rencontrait les yeux du baron, qui, debout contre la cheminée, et tel que l'avait décrit le domestique, semblait immobilisé dans une attitude de sombre attente. Il m'avait dit à peine deux mots quand j'étais arrivé, d'une voix si sourde qu'elle n'avait plus d'accent. Il continuait de se taire, les bras croisés, la face comme durcie et serrée. Non, ce n'était pas l'homme que j'avais vu à mes autres visites, lorsqu'il me faisait venir pour une simple migraine de la jeune femme, toujours brusque, toujours quinteux, mais montrant une sollicitude bonasse et grondeuse, et si inquiet qu'il en était gênant. Il voulait, il exigeait que je lui expliquasse l'effet des moindres remèdes. La foudroyante soudaineté de la catastrophe l'avait-elle en effet bouleversé au point de lui donner un de ces accès de stupeur? Ce coma momentané s'observe dans certaines crises. J'ai ainsi entendu un de mes amis,—vous l'avez bien connu, ce pauvre Chazel, le grand mathématicien,—qui avait perdu en trois jours une femme idolâtrée, ne prononcer qu'une phrase, toujours la même: «On enterre Hélène demain matin.... C'est extraordinaire....» Mais non, les prunelles de Corsègues, ces prunelles si noires dans ce teint bistré que vous vous rappelez, brillaient d'un sauvage éclat qui, à de certaines secondes, ressemblait à du défi, à du triomphe. La baronne avait demandé un prêtre qui tardait à venir. Par instants elle le nommait encore. A la première de ces demandes, Corsègues avait rompu le silence dont il était comme enveloppé pour me dire, de sa même voix sourde: «Il a fait répondre qu'il venait....» Et il n'avait pas bougé, lui que je savais pratiquant, presque dévot. Cela me parut prodigieux qu'il vît sa femme si mal et qu'il ne se souciât pas davantage de lui assurer ces derniers secours.... Cependant, l'agitation de la mourante augmentait à mesure que les narcotiques dont j'avais fait usage pour la calmer commençaient leur œuvre. Elle luttait contre eux, je le sentais. Je sentais aussi qu'elle voulait parler, qu'elle avait besoin de crier une certaine phrase, et je l'entendais qui retombait sur son lit en disant: «Je ne peux pas....» Ce que je vous raconte aujourd'hui dans ce détail, je ne le saisis pas ainsi dans cette sinistre veillée. J'étais trop occupé par des soins immédiats pour que ma sensation aboutît à un raisonnement très net. Les anesthésiques, d'ailleurs, gagnaient du terrain. L'anxiété affolée de cette âme cédait comme la douleur du corps, et la pauvre femme s'assoupissait peu à peu. Je vous passe la description de ses dernières heures, durant lesquelles elle ne reprit pas connaissance. Je lui évitai du moins le retour des tortures auxquelles je l'avais trouvée en proie. J'aimerais mon métier, voyez-vous, quand il n'aurait pour lui que cela, d'adoucir l'horreur du suprême passage, dans les circonstances désespérées....»

—«Je comprends,» lui dis-je. Comme de raison, ce que j'apercevais surtout dans son histoire, c'était l'acte, cet acte féroce qu'il avait prêté au baron, et je l'y ramenais pour qu'il ne s'en écartât pas, sous l'influence d'une crise de sentimentalisme professionnel, «dans son délire, elle a dénoncé son mari, qui l'avait brûlée par vengeance....»

—«Vous n'y êtes pas,» reprit Noirot «Lorsque je quittai l'hôtel, cette nuit-là, et que je passai dans le grand salon devant l'arbre de Noël, maintenant éteint, auquel la robe de la malheureuse femme avait pris feu, pas un seul mot ne s'était échappé de sa bouche qui pût me mettre sur la voie de la vérité. Je ne la soupçonnais même pas, cette vérité. Je me disais:—Ce ménage allait mal. Elle aimait sans doute quelqu'un. Elle avait un amant, le baron le savait et le supportait à cause des petites filles. Il s'est vengé en empêchant qu'elle ne revît cet homme avant de mourir ou qu'elle ne lui fît tenir un adieu....—Puis, je repoussais même cette idée. Bien qu'on ancien carabin ne doive guère nourrir de préjugés sur la vertu des femmes, j'avais trop profondément respecté Mme de Corsègues pour admettre ainsi, sans preuves, qu'elle se fût donnée à quelqu'un. Que voulez-vous? Précisément, parce que nous ne nous payons pas de phrases, nous autres, et que ce grand mot: l'Amour, nous représente l'acte physiologique dans sa simplicité animale, mous éprouvons devant ce que vous appelez, vous, du nom magnifique de passion, de ces dégoûts qui vous étonnent. Mais ce que j'ai pensé ou senti pendant et après cette cruelle agonie n'intéresse point la suite de mon histoire. Soyez patient. J'y arrive.... Pas beaucoup de temps après la mort tragique de Mme de Corsègues, je commençai de voir venir assez assidument à mes consultations un client qui m'avait été envoyé par le baron lui-même, six ou sept mois auparavant. Il n'eut pas besoin de me rappeler ce détail. Son nom m'avait frappé, par un air de rareté. Vous savez, on dit: Tiens, un nom de héros de roman ... et puis, neuf fois sur dix, on se trouve en présence d'un gros et lourd garçon, qui vous fait penser à une bouchère affublée du prénom d'Yseult....»

—«J'ai bien connu,» l'interrompis-je, «chez un sculpteur, une bonne à tout faire qui s'appelait Yolande Rosemonde, et une patronne de brasserie, au quartier Latin, qui répondait au nom de Paule Meure....»

—«Mon client était moins poétiquement baptisé,» reprit le docteur. «Il s'appelait Pierre de Créance. Quoiqu'il ne portât pas de titre, il appartenait à une assez vieille famille dont Montluc parle dans ses mémoires. C'est lui-même qui me raconta cela, je ne me souviens plus dans quelle occasion, au cours des causeries que nous commençâmes aussitôt d'avoir ensemble. Voici comment. M. de Créance arriva donc un jour, dans mon cabinet, le dernier de toute ma consultation. Je vous le répète, il n'y avait pas deux semaines que Mme de Corsègues était morte. Il ne me fallut pas un grand effort pour reconnaître que sa visite était presque inutile. Il venait m'interroger sur des troubles nerveux que je jugeai imaginaires d'abord, puis simulés, quand je le vis traîner un peu, une fois la consultation finie.... J'étais pressé cet après-midi-là, et je me rappelle mon impatience devant son obstination à rester, jusqu'au moment où il prononça le nom de la baronne Alice. Dans l'éclair d'une intuition irrésistible, je compris alors qu'il n'était venu que pour cela, poussé par quel sentiments? Toutes les imaginations qui m'avaient traversé la tête depuis ma veillée au chevet de la mourante me saisirent de nouveau devant la curiosité de ce jeune homme. Je le regardais tandis qu'il me parlait de cette tragédie où je m'étais trouvé mêlé,—comme les chœurs du théâtre antique,—mais mêlé tout de même. Avec sa nature si évidemment fine et presque appauvrie, avec ses manières délicates, sa voix douce; avec le charme féminin qui émanait de tout son être; avec ses yeux bleus dans un visage au teint anémié, à la barbe rare, il aurait presque pu être un frère, un cousin au moins, de la pauvre morte. C'était physiquement le mâle de cette femelle, une créature qu'elle devait aimer d'instinct, comme elle devait d'instinct haïr Corsègues. A des systèmes nerveux comme avait été le sien, il faut plus de caresse que de force, plus de tendresse que de désir, enfin, un mari ou un amant doit être un peu un ami, j'allais dire une amie. Mme de Corsègues avait-elle eu un sentiment pour M. de Créance? Ce sentiment avait-il été innocent ou coupable? La première visite du jeune homme et surtout celles qui suivirent n'étaient explicables que s'il l'avait, lui, aimée? Je me heurtai tout de suite à un fait qui ne me permettait pas de mettre ensemble mes diverses hypothèses. J'avais diagnostiqué, dans la chambre de l'agonisante, un mystère de vengeance entre elle et son mari. Puis ce que je savais des éléments de divorce cachés dans l'animalité de ce ménage m'avait conduit à supposer un amour défendu chez la jeune femme et la connaissance de cet amour chez le mari. M. de Créance venait de m'apparaître comme le troisième personnage de ce drame,—et tel que mon induction l'eût supposé si j'avais dû dépeindre l'amant de Mme de Corsègues. Je comprenais qu'il avait besoin, oui, besoin, comme on a faim et comme on a soif, de savoir jusqu'aux plus petites circonstances de cette mort affreuse. Mais s'il y avait eu un véritable drame, s'il avait été, lui, soit l'amant, soit l'ami passionnément aimé de la morte, et si le mari l'avait su, comment continuait-il, la femme morte, d'être le familier de la maison, l'ami intime de ce mari? Je le constatais à chacun de nos entretiens. Car je vous répète que, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, il arrivait sans cesse à mon cabinet. Sans cesse aussi il essayait de m'attirer, par quelque politesse que mon existence de travail ne me permettait guère d'accepter: c'était une invitation à dîner, une loge au théâtre, des gracieusetés à ma vieille mère qui vivait encore, enfin tout le manège d'un homme qui rêve de s'introduire dans l'amitié d'un autre, et vous pensez bien que je n'avais pas la naïveté de croire ces gentillesses d'attentions désintéressées....»

—«Vous aviez peut-être tort,» lui dis-je; «un homme qui a aimé une femme et qui l'a perdue est quelquefois sincère dans ses effusions pour ceux qui la lui rappellent. Et ç'aurait pu être là une explication encore de l'amitié qui unissait ce Pierre de Créance à Corsègues. Un de mes confrères, le plus sensitif des humoristes, Henri Lavedan, a fait une nouvelle délicieuse avec ce culte de deux hommes pour la même morte. Cela s'appelle, je crois, les Inconsolables....»

—«Soit,» dit le docteur, «mais un de ces deux inconsolables-là n'était pas Corsègues. J'ai su depuis que cette face noire ne mentait pas. Il y avait du Maure dans son affaire. Son grand-père, officier de l'Empereur, avait épousé une Andalouse, d'une famille originaire de Grenade, et l'atavisme, voyez-vous, n'est pas un mensonge, quoique les romanciers en aient abusé au point que vous-même vous n'oseriez plus vous en servir. La nature aura toujours ceci de supérieur à l'art, qu'elle ne raffine pas sur les moyens et qu'elle emploie les mêmes, indéfiniment.... Un matin donc, je reçois un mot de M. de Créance qui me disait qu'étant souffrant il me priait de passer chez lui le plus tôt possible. L'écriture très tremblée du billet me donna une appréhension. Je m'intéressais à ce jeune homme. Son amitié pour moi, quoiqu'elle eût un mobile autre que moi-même, m'avait touché. Il avait su être gracieux pour ma pauvre maman. J'aimais aussi le culte discret et douloureux que je sentais si vivant en lui pour la baronne Alice. Mettez qu'il y eût, par-dessus le marché, dans mon cas, un intérêt d'observateur. Il me représentait ma seule chance d'avoir le fin mot de cette triste énigme. Bref, je commence mes visites par lui. J'arrive, et je le trouve couché dans son lit, et pâle, pâle!... Vous parliez de la pâleur de la petite Percy, tout à l'heure. Vous n'avez pas vu ce visage. Nous ne fûmes pas plus tôt seuls qu'il rejeta son drap sans rien me dire. Il avait là, entre les deux côtes, une affreuse blessure. Il avait reçu une balle tirée dans la direction du cœur et qui l'aurait tué sur place si, par bonheur, ou par malheur, un tout petit détail ne l'avait sauvé, qui ne ferait pas bien dans un livre, mais c'est ainsi. Le jeune homme portait des bretelles anglaises d'un cuir assez épais qui avait légèrement détourné le coup. L'hémorragie avait dû être extrêmement abondante, car le pauvre garçon gardait à peine la force de me parler. On a beau avoir été, pendant la guerre, aide-major dans une ambulance, comme les camarades, et servi de médecin dans quelques duels, dont un suivi de mort, celui de Paul Durieu,—je vous le raconterai un autre jour,—on ne peut pas voir sans émotion une plaie comme celle-là, et sans une demande que vous devinez:—«Qu'est-il arrivé? Expliquez-moi....»—Le jeune homme mit son doigt sur sa bouche par un mouvement qui lui fut très pénible, car son visage se contracta plus douloureusement encore. Ses yeux se tournèrent vers la porte, pour m'indiquer qu'il avait peur d'être écouté:—«Plus près.... Venez plus près....»—dit-il; et c'est là, penché sur son lit, que je l'entendis me parler d'une voix qui n'était presque qu'un souffle:—«Pour tout le monde, je dois être simplement malade.... Pour mon valet de chambre, j'ai été blessé en duel.... Pouvez-vous me donner votre parole que si je vous dis la vérité, à vous, vous ne dénoncerez personne?...»—«S'il y a assassinat, c'est impossible,» lui dis-je.—«Ah!» fit-il, avec un râle que j'entends encore, «impossible.... Je mourrai donc sans avoir pu confier l'enfant au seul homme qui l'aurait défendue....»—Vous pensez si cette étrange phrase, prononcée d'un accent de douleur, me remua jusqu'aux entrailles. Je voulus, en ce moment, donner un dérivatif à l'état d'exaltation où je le voyais et procéder au pansement de sa blessure. Il eut l'énergie de me repousser:—«Non,» gémissait-il, «laissez-moi mourir....»—Il fallait tout essayer pour le sauver; je lui donnai cette parole qu'il m'avait demandée....—«Tenez,» ajouta, le docteur, «permettez-moi cette parenthèse. Voilà un des cas de conscience de notre métier. Qu'auriez-vous fait à ma place?»

—«Comme vous,» lui dis-je. «Mais c'est ensuite que la difficulté morale aurait commencé pour moi. Doit-on tenir une parole ainsi donnée, quand il s'agit d'un crime? Et si c'est Corsègues qui, après avoir brûlé sa femme, avait encore voulu tuer le jeune homme, franchement, cette bête sauvage de jaloux méritait les assises....»

—«Oui,» répondit le docteur avec un accent qui me prouva combien, en me racontant cette histoire, sous un prétexte plus ou moins philosophique, il avait surtout cédé au besoin de soulager d'anciennes et toujours douloureuses anxiétés de scrupule. «Oui,» répéta-t-il, «Corsègues méritait les assises. Mais les enfants? Pensez qu'il y avait deux filles, deux petites filles que j'avais vues hautes comme cela. Pensez que leurs jolis yeux bleus, de la couleur de ceux de la mère, m'avaient regardé tour à tour avec tristesse, avec sympathie, avec malice, quand elles étaient malades, convalescentes ou guéries. Pensez que je les savais si frêles de santé, si peu capables de vivre parmi des soins mercenaires. Et cette bête sauvage les aimait à la passion, comme un barbare qu'il était sous sa redingote de civilisé. Que de fois il m'avait répondu, lorsque je lui reprochais de trop les gâter:—«Je suis jaloux de ceux qui les épouseront; je veux qu'elles regrettent toujours la maison....» Si vous vous les étiez représentées comme moi, couchées dans leur lit de bois de rose; si vous aviez vu en pensée leur chambre à coucher tendue d'une étoffe de nuance bleu pâle, qui était déjà une chambre à coucher de jeunes filles, avec mille brimborions épars et les pièces d'argent de leur toilette qui attestaient cette gâterie;—enfin, si vous les aviez senties si heureuses, je vous le jure, vous auriez tenu votre parole à ce bonheur-là, comme j'ai tenu la mienne.... Songez aux révélations irréparables que de parler seulement faisait éclater sur ces deux pauvres têtes innocentes. Oui, Pierre de Créance avait été l'amant de leur mère. Oui, mes divinations avaient eu raison, une tragédie effroyable se jouait au chevet du lit de la baronne mourante. Corsègues avait acquis la preuve de la trahison de sa femme, comment? Par une lettre surprise? Par une dénonciation de domestique ou d'envieux? Par un hasard? Par un espionnage? L'amant l'ignorait lui-même. Tant il y a que, décidé à se venger et ne voulant à aucun prix que les enfants soupçonnassent la vérité, cet homme à face d'Arabe avait imaginé cette infernale combinaison: au sortir de cette fête de Noël, et après s'être montré à tous, à l'amant lui-même, qui y avait assisté, père joyeux, époux attentif, hôte empressé, il avait en quelques mots écrasé sa femme devant l'évidence de sa faute, puis, avec sa force de torero,—c'était un de ces corps noués de muscles sur des os où il n'y a pas un kilo de chair,—il l'avait saisie et portée vers cet arbre de Noël jusqu'à ce que la robe de dentelles de la malheureuse fût tout en flammes, et puis il lui avait dit:—«Dénoncez-moi, maintenant, que vos filles sachent qui vous êtes....»—«Mais comment Créance a-t-il su cette scène, car ce n'est que de lui que vous la tenez?» interrogeai-je, empoigné par ce récit, pour employer ce mot si banal, mais si juste, au point de ne pouvoir supporter le silence où le docteur était tombé tout d'un coup. Il ne cherchait point à piquer mon intérêt par cette suspension, je le sentis. L'image de la baronne Alice, comme il l'appelait avec une tendresse cachée, venait sans doute de s'emparer de lui, et elle lui faisait mal.

—«Comment?» répondit-il. «Ne devinez-vous pas que la vengeance de Corsègues n'était pas complète, tant qu'il ne l'avait pas dite à l'amant de sa femme? Voilà le mot du problème auquel je m'étais heurté naïvement, niaisement: pourquoi ces deux hommes se fréquentent-ils? Je manquais de la donnée première. On n'imagine pas des férocités de cet ordre chez un personnage que l'on voit aller et venir dans les rues, vêtu comme vous et comme moi, parlant de la politique, des valeurs étrangères, de la pièce en vogue, du froid ou du chaud qu'il fait, comme vous et moi. On a tort, je vous le répète, il n'y a ni de comme vous ni de comme moi qui tiennent. Il y a des passions, aussi violentes, aussi effrénées, aussi implacables, qu'aux temps où les grands singes des cavernes dont nous descendons se faisaient sauter la cervelle les uns aux autres à coups de troncs d'arbres pour les beaux yeux d'une guenuche en train de sucer une noix de coco en haut d'un arbre....»

—«Oh! docteur, vous redevenez par trop docteur....» fis-je en riant.

—«Enfin,» reprit-il sans me répondre, «les six mois qui suivirent la mort de sa femme furent soigneusement employés par Corsègues à bien convaincre le pauvre Créance de son parfait aveuglement. Il avait son idée, le sombre personnage. L'hiver avait passé, puis le printemps. On était au milieu de l'été. Le veuf était venu prendre l'autre pour dîner ensemble à la campagne dans un coin quelconque. La nuit était divinement belle. Il propose à son compagnon de revenir à pied. Il fallait traverser tout le bois de Boulogne pour rentrer. Et là, dans une allée perdue, il saisit à la gorge ce garçon sans défense, et, acculé contre un tronc d'arbre, il le força d'entendre le récit de tout ce que je viens de vous dire avant de lui tirer en pleine poitrine le coup de pistolet qui devait l'étendre raide mort et faire croire à une agression de rôdeurs. Et voulez-vous savoir ce que c'est que la race tout de même, le pouvoir d'un sang de gentilhomme transmis par des ancêtres qui ont été des soldats? Ce frêle Pierre de Créance, ce jeune homme qui n'était qu'un souffle, trouva l'énergie, n'étant pas mort sur place et revenu à lui, de se relever, de gagner une allée d'où il pût héler un fiacre, et il se fit conduire à son appartement, où il raconta cette histoire de duel, pour que même l'ombre d'un soupçon ne pût atteindre son assassin et, à travers cet assassin, la morte qu'il avait aimée.»

—«Permettez,» lui dis-je, «pourquoi vous a-t-il parlé, alors?»

—«Pourquoi?» fit Noirot «Parce que la seconde des petites filles était la sienne, et il voulait lui léguer un protecteur au cas où le mari étendrait la cruauté de sa vengeance jusqu'à l'enfant. Il est mort tranquille sur ma promesse que j'ouvrirais les yeux et qu'au moindre signe j'agirais.... Et je suis resté le médecin de cet assassin quand je savais son double crime, et je suis retourné dans cette maison, et c'est moi qui étais là quand il a passé.—Dieu, souffrait-il!—Mais je n'ai pas eu à m'acquitter de la mission que m'avait donnée le jeune homme. Jamais Corsègues n'a soupçonné le secret de la naissance de cette enfant; il la préférait à l'autre. Quelle ironie!»

—«Mais,» fis-je à mon tour, «peut-être l'a-t-il soupçonné, ce secret, et a-t-il considéré sa bonté pour cette fille qui n'était pas la sienne comme une expiation? Car, enfin, il avait bel et bien commis deux crimes, comme vous dites, et si la vengeance d'une heure d'affolement a son excuse, cette vengeance-là, si féroce et si calculée, est une scélératesse tout simplement.»

—«Lui, des remords?» reprit Noirot «S'il avait pensé que la fille fût de Créance, il aurait plutôt coupé cette petite en morceaux que de lui pardonner.... Je vous répète qu'il ne s'est pas défié. Par quelle contradiction singulière?... Je n'en sais rien. Vous le regretterez peut-être pour la beauté du drame, mais, tel qu'il est, ce drame, direz-vous encore que les docteurs vous promettent toujours des récits tragiques et qu'ils ne tiennent pas leur engagement?...»


Qu'ajouter à ce récit, sinon d'en ramasser la moralité dans cette pensée:

LXII

Du civilisé au sauvage, il y a tout juste la distance qu'il y a de l'amour à la jalousie. On trouvera un jour des instruments pour mesurer ces infiniment petits.


MÉDITATION XV

DE LA RUPTURE

I

AVANT

J'ai, dans ma chambre de la rue de Varenne, dans mon souffroir, ouvert sur des jardins, que ma Colette déshonorait autrefois de sa présence, un groupe du statuaire Rodin,—fragment détaché de sa Porte de l'Enfer, que je ne regarde jamais sans une infinie mélancolie. C'est tout le symbole, ce morceau de marbre, des luttes terribles dont s'accompagnent les fins d'amour.... La femme est nue. Couchée sur le ventre, elle se cambre en un suprême effort qu'attestent sa bouche serrée, ses jambes tendues, ses mains crispées dans sa chevelure. Quel effort? Celui de s'arracher à l'étreinte de l'homme qui, nu lui-même, se trouve couché sur ce dos de femme comme sur une claie, épaules contre épaules, reins contre reins. Et lui aussi voudrait arracher sa chair à cette chair, mais il est le prisonnier de ces beaux seins que ses doigts affolés serrent d'une prise farouche. Jamais, jamais il ne pourra s'en aller de cette gorge torturante, et son visage exprime comme un halètement de douleur. Comme ils se haïssent, ces deux êtres,—presque autant qu'ils se sont aimés! Car ils se sont aimés, et jusqu'à la folie, on le devine à l'épuisement de leurs corps consumés, au frémissement de leurs muscles raidis. Ils ne se fuiraient pas de cette fuite sauvage s'ils ne s'étaient enlacés en d'enivrantes caresses. Et maintenant que leurs regards ne se rencontrent plus, que leurs lèvres s'évitent, que leurs âmes se maudissent, la chaîne de luxure les tient encore serrés de ses imbrisables anneaux. Ah! que le sculpteur, élève du sombre Florentin, a su donner une figure d'une effrayante poésie à ce vulgaire dernier acte du drame de l'amour que l'on appelle la rupture! Et je me souviens, durant des mois et des mois que j'ai mis à quitter ma perfide maîtresse, en proie aux mortelles hésitations d'une âme vaincue par son corps, cela me faisait mal physiquement de regarder ce groupe étrange. Et puis, pour demeurer fidèle à la consigne, je cherchais à m'analyser, et j'écrivais, devant ce marbre, des poèmes en prose et des dissertations, des pages de nouvelles et des scènes de comédie,—tristes essais que j'ai tous jetés au feu, voyant qu'ils ne faisaient guère que commenter cette idée:

LXIII

Pour deux amants, s'aimer du même amour est le premier bonheur, le second est de cesser de s'aimer en même temps.


En même temps! Quand votre main se retire, que celle de votre maîtresse se retire aussi! Quand vos yeux laissent transparaître auprès d'elle ce désir d'être ailleurs qui décèle la satiété, que les siens deviennent distraits de la même distraction! Quand vous en avez assez de ses baisers, qu'elle-même n'ait plus envie des vôtres! Sinon c'est un supplice à faire tenir dans un coin d'appartement parisien, garni de bibelots et de peluches, tout un cycle de cet enfer du Dante, illustré par le ciseau tourmenté de Rodin. Mais cet «en même temps» exige, pour se produire, une absence totale d'amour-propre dans l'amour, et, comme cette absence-là suppose une beauté d'âme presque héroïque, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, toute passion s'achève dans un déchirement aussi meurtrier que mesquin. Ni l'un ni l'autre des deux amants ne veut en effet être quitté, et, comme il y en a toujours un qui manifeste le premier l'intention de quitter l'autre, la rupture dégénère en une odieuse bataille intime. C'est ce qui faisait dire à André Mareuil, le plus réfléchi et le plus spirituel des mauvais sujets que j'aie connus, cette phrase profonde:

—«L'Art d'aimer vraiment moderne et nouveau s'appellera l'Art de rompre....»

Et la preuve que Mareuil avait raison de vouloir l'écrire, ce traité si nécessaire, c'est que la rupture à l'amiable, et qui laisse après elle des rapports encore possibles, est aussi rare qu'une amitié d'homme de lettres sans trahisons ou qu'une séance de parlement sans gros mots. Que ce soit dans le monde ou dans le demi-monde, dans les coulisses d'un théâtre ou dans un salon de la bourgeoisie, ce cinquième acte de la comédie amoureuse se fait toujours amer. Le pire est qu'il dure en général à lui tout seul autant que les quatre autres. On s'est aimé six semaines, deux mois; on met deux ans à se lâcher. L'amour-propre n'est pas seul coupable dans cette difficulté des ruptures. Si la passion comportait uniquement cette rencontre de deux fantaisies et ce contact de deux épidémies dont parle Chamfort, ce serait vite fait de chercher fortune—et bonne fortune—ailleurs, pour l'amant et la maîtresse. La vanité s'en mêle, et c'est déjà plus long de dénouer le nœud coulant qu'elle excelle à passer au cou de ses victimes. Et il y a, outre la vanité, tant d'autres attaches qui unissent les deux complices l'un à l'autre et qu'il faut briser! L'amour, quand il s'agit d'amants parisiens, ne compte que pour un dixième dans une liaison; les neuf autres dixièmes sont remplis par l'oisiveté, par la commodité, par l'intérêt, par l'habitude. Voilà le réseau hors duquel il est malaisé de s'échapper et qu'il faut ronger comme le rat de la fable, maille par maille et fil par fil....


Premier fil: l'emploi du temps.—Quelle est la maîtresse dont le grand travail, aussitôt qu'elle se laisse aimer, ne consiste pas à prendre, sous un prétexte ou sous un autre, sinon toute la vie, au moins toutes les heures de son amant? Et quel est l'amant qui ne se réjouit pas de les donner, ces heures, minute par minute, avec délices, à celle qu'il aime....—tant qu'il l'aime?... C'est une femme du demi-monde, et elle vous demande aujourd'hui de dîner avec elle, demain de la conduire au spectacle, après-demain de la mener à la campagne, ensuite de la rejoindre chez une amie, puis de venir chez elle, puis de venir chez vous. Elle a trop de tact pour vous forcer à l'afficher; mais, de menues corvées clandestines en autres menues corvées, elle s'arrange pour que toute la portion disponible de vos journées lui appartienne. Vous trouvez cela délicieux, aussi délicieux que l'amant d'une actrice les rendez-vous au théâtre. Celui-là inaugure la douce habitude de paraître dans la loge de sa maîtresse à chacun des soirs où elle joue. Il appelle les habilleuses par leur petit nom. Il reçoit les doléances des acteurs mécontents de leur rôle, et les machinistes le saluent. Il en arrive à demander le chiffre de la recette, et quand il prononce le sacramentel: «Combien a-t-on fait aujourd'hui?...» il a des émotions égales à celles du directeur. Il subit, sans se plaindre, les interminables pauses de l'entre-deux des actes, assis sur un fauteuil canné, tandis que son amie fait sa figure devant la glace.... Mais aussi quelle ivresse de lui donner le bras pour descendre l'escalier et monter avec elle en voiture devant les badauds—dire qu'il y en a toujours—qui guettent la sortie des artistes!... A la même heure, l'amant qui a une liaison dans le monde attend le moment où il causera avec sa maîtresse dans un angle du salon, tandis que la musique du bal prolonge ses accords. Elle lui a dit: «Vous viendrez, n'est-ce pas?...» Et il est venu, pour n'avoir rien d'elle qu'un regard, que deux mots et la vue de ses épaules tandis qu'elle valse entre les bras de ses danseurs. Mais elle est à lui, il le sait, et voilà de quoi trouver adorable cette séance dans cette soirée où il s'ennuierait à avaler sa langue, comme on dit dans le brave peuple, s'il n'écoutait que ses goûts.... Puis il arrive un soir où ce départ pour le restaurant, pour le théâtre ou pour un salon convenu, paraît moins doux à cet amant. L'homme du demi-monde se met à songer, tout en passant chez le confiseur commander des bonbons pour la baignoire n° B... (théâtre au choix), qu'il y a bien du charme dans une vraie société de vraies femmes du monde. L'homme du monde, lui, tout en laissant son pardessus aux mains du valet de pied dans un vestibule tendu de tapisseries, se souvient du demi-monde comme d'une oasis de félicité libre et de bohémianisme délicat, tandis que l'homme des coulisses réfléchit que le fait de venir chaque soir dans cette petite boîte surchauffée, pour y respirer l'odeur combinée des fards, des beurres de cacao, de la poudre de riz, du cold-cream, et pour y entendre les mêmes ragots débités par les mêmes bouches passées au même rouge, constitue un métier cruellement monotone. Cela n'empêchera pas les trois personnages d'être à leur poste le lendemain. Mais ils y seront avec cette nuance de physionomie à laquelle aucun «objet aimé» ne s'est jamais trompé. Gavarni en a fait une légende célèbre.... «Déguisé en un qui s'embête à mort....» Et alors commence un dialogue du type suivant:

L'OBJET.—«Vous avez (ou tu as) quelque chose ce soir?»

VOUS (d'une voix blanche).—«Moi, non, je vous (ou je t') assure. Pourquoi?...»

L'OBJET (qui sent soudain s'épanouir en lui cette fleur de chipisme dont la graine sommeille dans les meilleures âmes de femmes).—«Si c'est pour être aussi aimable que cela que vous êtes venu, vous auriez pu rester chez vous....»

Et une scène suit, dont la conclusion sera que vous demanderez pardon d'avoir immolé ce qui vous eût amusé ce soir-là au devoir de faire votre cour à votre maîtresse. Concluons:

LXIV

Sacrifies un plaisir à une femme, elle vous en voudra, et elle aura raison. S'il y a pour vous quelque chose d'agréable hors d'elle et loin d'elle, vous ne l'aimez plus.


Second fil: les relations.—Ce même André Mareuil, qui se proposait si cavalièrement d'écrire l'Art de rompre, tenait boutique d'axiomes sur toutes les catégories de femmes, les uns vrais, les autres faux, témoin celui-ci: «Pour être l'amant d'une femme du monde, il faut soi-même devenir du monde. La plus belle ne vaut pas cette corvée-là.» Il avait tort, et voici pourquoi. Il y a toujours un monde à côté d'une femme, fût-elle figurante dans le pire bastringue de la banlieue. C'est, pour la petite actrice, la mère, les sœurs, les camarades;—pour la femme entretenue, c'est les amies et les amis;—et vous-même, bon gré, mal gré, vous devez vous lier avec toute cette petite société, à moins que vous ne vous décidiez à emmener l'Objet «dans une autre patrie». Cela se chante à l'Opéra, et cela se fait aussi quelquefois dans la vie. Ne parlons pas d'hypothèses aussi lugubres, et tenons-nous-en au cas quotidien. L'Objet vous a présenté à toutes les personnes qui composent son monde, et alors a commencé le gentil travail par lequel ledit Objet vous accroche particulièrement à celle de ces personnes en qui elle a le plus de confiance pour vous surveiller. Pauvre Objet! Comment auriez-vous trouvé la force de lui dire «non» quand elle prenait de si jolies mines pour vous demander, à la veille d'une partie projetée: «Nous emmènerons Mathilde, pas?... Elle n'est pas gênante....» Et vous emmenez Mathilde. Ou encore: «Maman sera là.... Ça ne te fait rien? Tu sais, elle t'aime beaucoup, beaucoup, maman....» Et vous aviez des sourires pour maman. Je doute qu'il soit plus cruel de faire le patito à tous les cinq heures des amies de votre amie, si vous la choisissez dans la catégorie proscrite par la fantaisie d'André. Une heure vient où vous vous apercevrez que tous ces gens-là sont franchement insupportables, et vous le dites, croyant de bonne foi que vous l'aimez, votre objet, toujours, et que son milieu seul vous fait souffrir.

VOUS.—«Ah! Elle m'ennuie, Mathilde, à la fin. Je l'ai assez vue....»

L'OBJET.—«C'est ça, demandez-moi tout de suite de me brouiller avec tous mes amis....»

Autre décor, scène analogue.

VOUS.—«J'ai refusé à dîner chez les Moraines, samedi. On s'y ennuie trop, dans cette maison-là....»

L'OBJET.—«Naturellement Vous aimez mieux passer votre soirée au cercle ou ailleurs.... Allez, mon ami, allez, vous n'avez pas besoin de vous excuser.... Vous êtes libre....»

Quand une femme le prononce, ce «vous êtes libre», d'une certaine manière, vous pouvez essayer de vous remuer, vous êtes garrotté jusqu'à l'ongle du petit doigt et, de fait, vous invitez de nouveau Mathilde et maman; et, après avoir refusé à dîner chez les Moraines, vous y allez le soir, tout en méditant sur l'aphorisme que je vous soumets. Il y a toujours une consolation à mettre en théorie ses misères:

LXV

Toute maîtresse qui présente son amant à un de ses amis, à elle, entend bien le présenter à un espion. Il en est de ces espions-là comme des gendarmes. On n'y pense que lorsqu'on a envie de se sauver, et c'est trop tard.


Troisième fil: les services rendus.—Lisez bien. Je dis rendus et non reçus. Car l'homme assez détaché de tout préjugé pour accepter des services sérieux d'une maîtresse est un philosophe serein que la pudeur et l'ingratitude n'ont jamais retenu sur le chemin de l'abandon. Je veux parler, moi, de ce sentiment, moins rare qu'on ne le croit, qui fait un reste de moralité à tant d'immorales amours, cette croyance qu l'on se juge utile, bienfaisant, nécessaire à une maîtresse, et l'on ne veut pas s'en aller d'elle, de peur de la laisser dans la déchéance. Imaginez—ces aventures arrivent—qu'un jeune homme de trente ans ait encore du cœur, et qu'il se soit lié, à vingt-cinq, avec une femme très galante, il l'a, non pas rachetée, comme le conseillaient les romantiques, mais tout simplement aimée. Elle n'a gardé de son ancien luxe qu'un cadre d'élégance, sans plus rien de ces folles prodigalités qu'il faut payer comptant par de la prostitution clandestine et des visites chez les vendeuses d'amour. Bref, elle est devenue cette demi-honnête femme que tant d'irrégulières rêvent de devenir,—par esprit de contradiction, sans doute. Le jeune homme qui a pu aider sa maîtresse à vivre ainsi n'est pas assez riche pour lui assurer, le jour où il la quitte, une fortune définitive. Il la voit, en pensée, retournant peu à peu vers son ancienne vie, redescendant cet escalier dont chaque marche est une honte. Et il hésite à rendre cette créature qui lui fut chère à toutes les hideurs du vice. J'ai bien hésité, moi qui écris ces lignes, à m'en aller de la vie de Colette. Elle me trompait, je le savais, et avec qui. Mais elle s'en cachait encore un peu, et je me disais que sa passion pour moi, car elle m'aimait malgré tout, la retenait du moins assez pour qu'elle ne devînt pas ce qu'elle est devenue depuis.—Ah! misère de nous deux!—Puis, j'analysais ce sentiment, et, avec l'ironie habituelle, j'y discernais un curieux mélange de générosité et d'égoïsme. Je jouais un noble et beau personnage vis-à-vis de mon propre orgueil, en me jugeant indispensable au dernier honneur de ma pauvre maîtresse. Je constatais ainsi qu'avec la prodigieuse fatuité de l'animal masculin, son amour pour moi me faisait l'estimer et ses caprices pour les autres la mépriser. Alors je tombais dans cet état de gaieté terrible où de se moquer de soi-même avec frénésie rafraîchit le cœur. Je prenais la résolution de rompre. J'allais jusqu'à la rue de Rivoli, où elle habitait, et rien que de passer son seuil me rendait si tendre pour elle qu'une contrariété dont elle me parlait, une ligne désagréable sur son dernier rôle dans un journal, une migraine, n'importe quelle misère, me faisaient me dire: «Si je m'en vais, elle n'aura personne.» Et je restais. Je me demande aujourd'hui si j'étais aussi nigaud que le petit René Vincy, lorsqu'il redevint l'amant de Suzanne Moraines après son faux suicide.

—«Si je la quittais,» me disait-il pour se justifier, «elle reprendrait Desforges....»

Il ne se doutait pas qu'elle n'avait plus Desforges, en effet, parce que cet habile hygiéniste avait passé la main au jeune Abraham Mosé. Mais quoi? Osons risquer d'être ridicules, si nous risquons en même temps d'être délicats, et adoptons comme vraie cette maxime:

LXVI

Se croire bienfaisant pour une femme, c'est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, être un niais et un fat. Il vaut la peine de courir ces quatre-vingt-dix-neuf chances pour éviter la centième, qui est de se conduire comme un drôle?


Quatrième fil: l'Opinion.—Oui, l'amant voudrait bien rompre avec l'Objet, mais quand il pense aux conséquences de cette rupture, il pense aussi aux commentaires qui la suivront. Il voit, en imagination, le salon du cercle et la fenêtre sur le jardin, à l'angle de laquelle se trouvent les jugeurs. C'est pour l'homme qui a aimé dans le monde, cette vision-là. L'homme du théâtre, lui, aperçoit distinctement une loge de la Comédie française, ou du Gymnase, ou du Vaudeville, ou des Variétés, et les deux ou trois plus malicieux d'entre les pensionnaires en train de chuchoter et de ricaner sur son compte. L'homme du demi-monde se figure une table couverte de fleurs dans un restaurant de fête, et des viveuses et des viveurs discourant sur sa rupture, entre deux bouffées de cigarettes russes. Et c'est les mêmes petites phrases qui lui résonnent aux oreilles:

—«Allons donc, c'est elle qui l'a quitté.... Il l'assommait depuis des mois....»

Ou bien:

—«Il s'est douté de quelque chose. Ce n'est pas trop tôt....»

Ou bien:

—«Il sera bientôt remplacé. X... était là qui tournait autour depuis six mois....»

Cela l'ennuie, cet homme, d'être certain que l'on dira ces trois petites phrases et d'autres pareilles, et il reste fidèle à l'Objet quelque temps encore. Mon Dieu! Si les femmes qui aiment vraiment soupçonnaient sur quels misérables racontars de salons, de tripots et de coulisses se joue leur bonheur! Si elles le savaient? Hé bien!... Elles aimeraient tout de même, comme faisait la pauvre petite Mariette, celle qui jouait le rôle du Génie du Trocadéro dans la Revue d'il y a six ans: Par ici la sortie! Elle arrivait droit de Russie, où elle avait été séduite par un de nos camarades, un confrère de passage à Pétersbourg. Elle avait juste dix-neuf ans, et, depuis trois mois qu'elle était à Paris, cet homme ne venait guère la voir. Elle vivait, je n'ai jamais su comment, de dettes, de bijoux mis au mont-de-piété, et elle s'obstinait à rester fidèle:

—«C'est tout simple,» me disait-elle en pleurant, au risque de se démaquiller. «Il voit que je n'ai pas d'amant, et alors, comme il croit que c'est parce que je n'ai rien trouvé, il me prend pour une dinde, et il me méprise....»

Et elle ajoutait:

—«Je sais bien, pour le faire revenir, il faudrait qu'on lui dise que je suis avec vous ou un autre de ses amis.... Mais je ne peux pas.... Je l'aime trop....»


Que vous ayez la patte prise à ce fil ou à un de ceux que vous imaginerez parmi les autres, il est certain que, du jour où vous vous en apercevrez, votre maîtresse s'aperçoit aussi que vous vous en apercevez, et alors commence entre vous deux la comédie qui précède la rupture. Elle consiste en ceci que, tous les soirs, vous essayez de donner un coup de dent au susdit fil et que, tous les matins, vous le retrouvez noué à votre patte d'un nœud plus serré.... C'est là une série de mauvais moments à passer qui échappent à l'analyse, parce que les mille détails de l'existence servent de prétexte à ce jeu du fil brisé puis renoué. La comédie varie avec chaque amant et chaque maîtresse. Benjamin Constant a écrit son chef-d'œuvre pour raconter les tristesses de ce jeu cruel, et tous les Adolphes de toutes les variétés trouveront dans son livre l'étude minutieuse de leur aventure que dominent quelques vérités bien connues, quoique peu avouées:

LXVI

Beaucoup d'amants qui n'osent pas quitter leur maîtresse parlent de la pitié qu'elle leur inspire. Les femmes discernent avec justesse que cette pitié-là est une forme d'un abominable égoïsme. Il y a un attendrissement sur les maux que l'on cause qui ressemble à la plus cruelle férocité. Il est fait d'un délice de se sentir aimé sans aimer, vilain sentiment dont l'homme s'excuse à ses propres yeux en plaignant sa victime. Rien de plus raffiné comme hypocrisie.

LXVII

Pour un amant, chercher le moyen de dire à une maîtresse qui l'aime encore: «Je ne t'aime plus,» sans la faire souffrir, c'est vouloir mettre en pratique la célèbre fantaisie du guillotiné par persuasion.

LXVIII

Personne n'a songé, que je sache, à écrire la contre-partie d'Adolphe, c'est-à-dire l'histoire d'une femme qui, ayant cessé d'aimer, garde son amant par charité. C'est qu'une pareille femme n'existe guère, et leur franchise, à elles, dans la rupture est vraiment ce qu'elles ont de plus estimable.

LXIX

En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la rupture était possible. Dire seulement tout bas: «Quand j'aurai cessé d'aimer ...» c'est avoir cessé d'aimer.

LXX

Osons cette banale réminiscence, tant elle est juste: un amour qui meurt jeune est béni des dieux.

LXXI

Prolonger un adieu, c'est dire cent, mille, dix mille adieux, et chacun vous déchire à nouveau toute l'âme. En amour, comme ailleurs, les plus courtes agonies sont les seules souhaitables.


MÉDITATION XVI

DE LA RUPTURE

II

APRÈS

Je m'en souviens. Le soir où j'eus rompu avec Colette d'une manière si blessante que cette fois je la sentais définitive, je dînai gaiement et de fort bon appétit. Je m'habillai en sifflant un air qu'elle chantait autrefois, avec cette ironie solitaire qui nous venge de nos anciennes faiblesses, et je me rendis de mon pied leste à une première représentation où je rencontrai Masurier,—le plus délicieux des amphitryons du demi-monde. C'est un homme d'environ quarante-cinq ans, riche et célibataire, dont le grand plaisir est d'asseoir à sa table, dans son petit hôtel de la rue Bayard, les plus jolies d'entre les impures et les plus verveux d'entre les viveurs. La chère, chez lui, est excellente, la cave choisie, et le maître de la maison vaut mieux encore que sa cave et que sa cuisine, car il a toujours un billet de cinq cents francs au service de ses convives ennuyés ou ennuyées,—sans intérêts,—et un sage conseil à l'usage de ceux qui, comme moi, le prennent pour confident de leurs affaires de cœur. Cet homme gros et rieur, aux yeux bleus si pénétrants dans un visage de gai soupeur, a-t-il traversé quelque drame d'amour déçu? Est-ce un sceptique qui se souvient ou un dilettante qui vit par curiosité? Je ne le sais pas. Masurier ne parle jamais de lui, et ses plus intimes avouent qu'ils n'ont jamais reçu ses confidences, ni deviné ses secrets. Sceptique ou dilettante, il a du goût pour moi, et je le sens. Les écrivains possèdent un flair pour ces sympathies-là, comme les jolies femmes. Il m'aborda donc à un tournant de couloir:

—«Vous avez l'air tout guilleret....» me dit-il. «Une bonne fortune?...» Et il ajouta: «Souvenez-vous, l'homme aux aphorismes, qu'on me doit celui-ci: «Il faut toujours faire contre bonne fortune mauvais cœur.»

—«C'est le contraire,» lui répondis-je.—Et me voici lui racontant ma rupture, et les détails, inutiles à rappeler ici, qui devaient la rendre, en effet, irréparable.

—«Hé bien!» me dit Masurier, devenu sérieux, «vous avez eu le courage de la quitter; aurez-vous celui de l'oublier?...» Puis, avec un sourire et un hochement de tête:—«En amour, les faits ne sont rien. C'est l'idée qui est tout. Tâchez de la quitter, maintenant, dans votre pensée....»

Oui, je me souviens. Je regagnai mon fauteuil presque tout de suite, sans prendre trop garde à la phrase que je venais d'entendre. Mais, le lendemain et les jours suivants, ah! comme j'en constatai la terrible justesse quand je reconnus que jamais ma cruelle amie ne m'avait fait plus souffrir que depuis nos adieux!—Je ressemblais à ces mutilés qui ont mal à leur jambe coupée.—Cela me parut d'abord une anomalie trop bizarre pour ne pas m'être personnelle. Puis je regardai autour de moi. Je causai avec celui-ci, avec celui-là, parmi les amants désenchaînés, et je reconnus que mon cas était, la plupart du temps, le leur. J'en conclus que les lendemains de rupture sont presque toujours intolérables. «C'est le mal aux cheveux de l'amour....» disait encore Masurier. Oui, presque toujours, et quelle que soit la situation de l'amant. C'est aisé d'ailleurs à vérifier. Il y a deux hypothèses principales, n'est-il pas vrai, dans toute rupture, et qui se subdivisent chacune en deux? Ou l'amant a quitté sa maîtresse, ou bien il en a été quitté; et il l'a quittée ne l'aimant plus ou l'aimant encore; il en a été quitté grâce à une savante manœuvre de sa part, à lui, ou contre son gré. Cela fait bien quatre cas différents, et je ne sais pas lequel est le pire, quand on les regarde au microscope les uns après les autres.


Première hypothèse.—Adolphe a donc rompu de lui-même, et il a rompu, lassé de sa liaison jusqu'à l'écœurement. Je l'appelle Adolphe, parce que je le suppose ayant subi toutes les crises de l'Adolphisme et traversé toutes ses phases. Enfin, c'est fait, et il savoure les gaietés du joyeux moment, celui que j'ai décrit à propos de moi tout à l'heure. Mais le lendemain, le surlendemain, trois jours après, il commence, comme moi, à éprouver une vague sensation de vide, et il s'aperçoit, sans vouloir s'en rendre compte, qu'il lui manque quelque chose. Certes, Lucie, Charlotte, Eugénie, Henriette,—un nom au hasard, pour l'Ellénore,—était carrément insupportable; mais de se mettre en colère contre elle, de se demander comment il la tromperait, de la tromper en effet et d'échapper à son espionnage, cela l'occupait, cet amant sans amour. Cette occupation une fois supprimée, notre homme ne sait plus à quoi employer son temps. S'il a la chance de rencontrer tout de suite une autre aventure, cet ennui passe. Mais c'est une loi bien connue des hommes qui s'occupent des femmes: ayez-en une, vous en aurez dix; soyez libre, vous n'en aurez plus une seule. Notre homme se lève un matin en bâillant. Il maudissait sa maîtresse jadis de lui prendre deux ou trois heures dans la journée. Ces deux ou trois heures lui bouchaient tout l'horizon de sa liberté. Il les a maintenant, et les vingt et une autres avec, et il se demande ce qu'il va en faire.... Suivant sa situation sociale, il se rend au café, au théâtre, au cercle. Il retourne voir des amis abandonnés depuis longtemps, des parents négligés. Ces gens l'accueillent froidement. Il s'en aperçoit, et il se rappelle qu'il les a en effet délaissés. C'est la première période qui suit les ruptures, celle de l'ahurissement, où l'amputé essaie de marcher comme s'il avait sa jambe, sans se souvenir qu'on la lui a—ou qu'il se l'est—coupée.

Il y a une notable différence entre cette jambe pourtant et une maîtresse. La jambe coupée, les chirurgiens l'emportent. Il peut être mélancolique de penser que cette vieille amie qui nous servit jadis, tout petits, à courir, plus tard à marcher vers d'heureux rendez-vous, fut disséquée fibre à fibre par d'indiscrets carabins sur une table de l'école pratique. Mais c'en est fini d'elle au moins, et nous ne connaîtrons jamais le chagrin de penser qu'elle a été cousue au moignon d'un autre,—ni l'ironie de le voir, cet autre, aller et venir devant nous lestement sur cette jambe qui fut à nous.—La femme lâchée, elle, continue sa vie. Elle pleure. Elle se désole. Mais il y a toujours quelqu'un pour essuyer ces larmes-là et pour s'offrir lui-même comme fiche de consolation. Malgré votre fatuité masculine qui vous persuaderait aisément qu'on ne vous remplace pas, vous, un reste de bon sens vous aide à penser qu'après tout vous êtes peut-être remplacé. «Ah! cela vous est bien égal.... Ça vous amuse même....» A l'ami commun que vous rencontrez et à qui vous demandez de ses nouvelles, vous dites: «Non, contez-moi donc ça. Puisque c'est moi qui l'ai quittée, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse?...» Je m'entends encore la prononcer, cette phrase. C'est la seconde période, celle de la curiosité. Vous le poussez, l'ami commun: «Elle dit du mal de moi, n'est-ce pas?...» Il n'a qu'à vous répondre: «Mais non, mais non ...» et à vous affirmer que votre maîtresse lâchée ne vous en veut pas et qu'elle vous a pardonné, pour jouir de la plus comique des comédies, celle de votre mécontentement devant cette indulgence; et ce mécontentement se change en une colère plus comique encore si l'on vous avoue qu'elle à pris un nouvel amant. C'est la période de l'indignation (déjà étudiée dans une des méditations sur la jalousie), et une preuve entre mille à l'appui de cet aphorisme:

LXXII

Le rêve de l'amour, pour l'homme, c'est de tromper une maîtresse fidèle.

D'ordinaire, à cette période de l'indignation, succède aussitôt celle du regret, et voilà notre Adolphe, qui, depuis des mois, soupirait après son indépendance, qui n'aimait pas sa maîtresse, qui l'a quittée volontairement, en train de redevenir amoureux d'elle, amour qui se traduit d'ordinaire par le plus amer des persiflages. C'est le moment où l'ancien sigisbée de la femme du monde, et qui se serait cru déshonoré autrefois par la plus légère indiscrétion, commence à parler d'elle avec la plus perfide cruauté,—où l'ancien adorateur de l'actrice ne lui trouve plus aucun talent,—où l'ancien amant de la femme entretenue raconte les infamies dont il fut victime et qu'il avait d'ailleurs pardonnées. Et de cette période nous passons aussitôt à celle de la haine.—Jolie combinaison de chimie sentimentale que ne comprend pas la pauvre maîtresse délaissée. Après avoir eu beaucoup de peine, elle s'est consolée comme elle a pu, mais elle ne demanderait pas mieux que d'être restée votre amie. Elle le dit du moins, et peut-être le pense-t-elle, quoique bien peu de femmes ignorent cette triste loi de notre triste cœur:

LXXIII

Avec un ancien amour on fait de tout, même un nouvel amour,—tout, excepté de l'amitié.


Seconde hypothèse.—Ce fut mon cas avec Colette, et j'y ai tant pensé que je devrais pourtant le connaître. Je l'aimais, cette malheureuse femme, et je la méprisais. Cela faisait un sentiment affreux, que je ne me pardonnais pas d'avoir, car toutes nos caresses, tous les mots passionnés que je lui prodiguais dans cette chambre de la rue de Rivoli, d'où l'on voyait, par les matins de printemps, les massifs fleuris des Tuileries, et, par les après-midi d'hiver, la pesée basse du ciel sur les arbres nus,—oui, ces misérables chutes dans l'abîme des sens m'étaient une bonté à n'y pas survivre après ce que j'avais pensé, après surtout ce que j'avais dit d'elle la veille, le matin quelquefois. Et les fureurs de jalousie déshonorante et justifiée auxquelles je me livrais au sortir de ces baisers de délire me prouvaient trop combien j'étais un enfant malade, une âme démantibulée, incapable de vouloir et de vivre. Je cessai donc de la voir—et de l'avoir. Mais, sauf cette première soirée où de m'être enfin prouvé mon énergie me procura durant quelques minutes un renouveau de ma propre estime, en quoi cette rupture soulagea-t-elle ma douleur? Et il n'en va jamais autrement, après ces adieux où, pour des raisons d'amour-propre ou de dignité, un amant a quitté une maîtresse qu'il adorait. L'absence et la séparation, bien loin de vous guérir de votre sentiment, lui donnent une acuité d'idée fixe qui vous rend plus incapable d'y résister. Tant que vous aviez à vous cette maîtresse, même si elle vous trompait, même si vous le saviez, le lui crier en face était une douceur. On goûte de ces abjectes joies quand on aime en méprisant. Assister de loin à ses galanteries, s'être retiré à soi-même le droit de l'en outrager, s'être emprisonné dans l'orgueil et s'être interdit jusqu'au soupir, c'est de quoi sans doute s'attirer la considération des quelques personnes qui sont dans le secret de vos agonies.... Ah! que l'on donnerait et ces considérations et ces personnes pour dix minutes des anciennes folies, pour une gorgée de ce verre d'eau bourbeuse et empoisonnée que la main de votre démon vous faisait avaler autrefois, et cette boue vous rafraîchissait pourtant un peu!... Allez au fond, tout au fond de la conscience chez l'homme qui croit devoir quitter une femme quand il l'aime encore, vous y trouverez caché l'espoir inavoué que cette femme ne le laissera pas partir. Il s'en va pourtant et sa maîtresse lui court d'abord après. Seulement, elle ne sait pas toujours lui courir après. Les femmes ont beau être très adroites et très fines, il y a une chose dont elles ne tiennent pas assez compte dans le cœur d'un homme, parce que la plupart n'en ont pas trace dans le leur. Cette petite chose est la fierté. Leurs moyens pour ramener celui qui les quitte s'adressent d'ordinaire à ce qu'elles connaissent de nous: nos sens et notre vanité. S'introduire dans notre chambre à coucher et se jeter dans nos bras pour que nous les possédions dans un coup de désir physique; nous rendre jaloux pour que nous leur revenions en proie à la frénésie de l'image impure; nous jouer la comédie du désespoir et du faux suicide pour flatter notre niaise infatuation;—tels sont les procédés habituels de ces habiles metteuses en scène. Elles réussissent d'ordinaire à ramener l'infidèle, avec la résolution bien arrêtée dans leur fine cervelle de lui faire payer avec usure ses velléités d'indépendance, et de le lâcher lui-même au moment où il s'y attendra le moins. Il arrive cependant qu'elles ont affaire à un amant qui se dit: «Si j'y retournais, je me mépriserais trop ...» et qui n'y retourne pas. Pour le dompter, celui-là, il faudrait une autre stratégie et lui donner des raisons de revenir en s'estimant. Celle qui aurait assez de délicatesse pour manœuvrer de la sorte aurait assez de délicatesse aussi pour être loyale en amour. La Dalila, elle, emploie un des trois autres moyens. Et c'est pour l'amant qui a eu le courage de s'en aller un comble de supplice. Car toutes les ruses de son ancienne maîtresse pour le reconquérir lui prouvent qu'il a eu raison de la mépriser et de la quitter. Il n'y a guère de situation morale plus abominable, et c'est acheter cher le droit de se dire: «J'ai été le plus fort.» Le même Masurier, avec qui je philosophais sur ce point, prétendait, lui, qu'avec une maîtresse que l'on aime en la méprisant, il n'y a qu'un remède, arriver au dégoût par la satiété.

—«Que cherchez-vous?» me disait ce philosophe sans scrupules, tandis que nous déambulions sur le boulevard en revenant du théâtre ensemble, «la destruction du désir que vous donne incessamment cette femme? Et vous ne voyez pas qu'en vous privant d'elle vous exaspérez ce désir?»

—«Vous me conseillez de la reprendre, alors?»

—«Parfaitement,» répondit-il.

—«Non,» répliquai-je. «Je me vomirais moi-même.»

—«Oui,» dit-il, «et votre amour avec.... Attendez, mais ce sera plus long.»

Et, comme il me savait en train d'écrire cette Physiologie, il ajouta: «Puisque je travaille aussi dans les axiomes, je vous soumets les suivants:

LXXIV

«Vouloir se guérir d'une femme que l'on adore en la quittant, c'est vouloir se guérir de la soif en ne buvant pas.»

LXXV

La plus sûre vengeance pour une maîtresse que nous quittons en l'aimant est de nous prouver qu'elle méritait d'être quittée.

—«Auquel je joindrais cet autre,» lui répondis-je:

LXXVI

«Pour un fou, le pire des malheurs est de ne pas être fou tout à fait, et, pour un amant, de juger son amour.»


Troisième hypothèse.—Ce mauvais sujet d'André Mareuil m'en a donné une formule piquante, un jour que nous déjeunions chez D——, dans ce café de la rue Royale, l'un des coins les plus parisiens de Paris, quoiqu'il soit rempli d'Anglais, ou peut-être parce que.... Il faisait bleu et gai à travers toutes les fenêtres. Des victorias passaient, avec des ombrelles vertes ou rouges cachant à demi de jolis visages de femmes. J'avais, moi, la physionomie ridicule d'un désespéré qui mange avec appétit et qui pleure sur les perfidies de sa maîtresse dans son verre de sauterne. Mareuil, lui, ayant arboré un gilet de piqué et une chemise à corps de couleur avec la plus délicieuse des cravates d'été, me racontait un projet de chapitre pour l'Art de rompre.

—«Vois-tu,» disait-il, en dépêchant un œuf en cocotte, «étant donné que la femme et l'homme sont deux vanités exaspérées par un sexe, le problème pour se bien quitter consiste à satisfaire d'abord l'animal, mais là, fortement,—ça, c'est facile,—puis à mettre d'accord les deux vanités. Si tu savais comme c'est commode! Ça consiste simplement pour l'homme à se faire lâcher,—mais exprès, mais à son heure, pas une minute plus tôt, pas une seconde plus tard.... Il a son amour-propre en paix, puisqu'il mystifie sa maîtresse en étant plus comédien qu'elle, et elle s'en va, le cœur à l'aise, comme dit la chanson, puisqu'elle croit vous jouer un bon tour.... Je conviens qu'il y faut du doigté, et que la moindre faute de tact peut tout gâter.... Moi, j'ai un moyen très simple et qui m'a réussi presque toujours.... Aussitôt que je commence à en avoir assez d'une maîtresse, je l'assassine de bons procédés, je l'accable de délicates attentions, je l'étouffé d'amour.... Je suis toujours là, et toujours, à lui parler de ma tendresse, à l'obséder de mes sentiments.... Je lui campe des scènes de jalousie à propos du Monsieur qui passe, et je lui pardonne avec effusion.... Enfin, après quinze jours de cette délirante ardeur, la dame, quelle qu'elle soit, n'a plus qu'une idée: se débarrasser de moi. Et c'est ici mon triomphe. J'accepte d'être ridicule pour redevenir libre. Elle se fait faire la cour par n'importe qui, tant elle a hâte de me voir me fâcher.... Je ne me fâche pas.... Je ne vois rien.... Je suis là, toujours là, de plus en plus épris, de plus en plus ardent, de plus en plus confiant.... Elle me trompe. Elle me le dit. Je prends mon chapeau, la porte, j'annonce que je vais me brûler la cervelle, et je suis celui dont on parle en soupirant: «Pauvre garçon, il m'aimait bien, lui....» Est-ce machiné, cela?»

—«Mais pas trop mal,» fis-je, amusé par la verve avec laquelle il m'avait dévoilé son cynique programme; «et si elle ne suffit pas tout de même, cette machination?...»

—«Si elle ne suffit pas,» reprit-il, avec un air de triomphe à me montrer les ressources de ses roueries, «hé bien! c'est que j'ai affaire à une femme très amoureuse, et alors, c'est plus simple encore. Je m'arrange pour avoir à ma disposition quelque créature très belle, très jeune et très vénale. Je me livre sur elle à toute la frénésie du plaisir, de manière à n'aborder jamais ma maîtresse que calme, très calme.... Je lui parle de ma santé délabrée, de maux d'estomac, incompatibles avec l'amour, de prescriptions médicales.... Ah! ça ne traîne pas alors, et en quinze jours....»

—«Et tu n'as pas le moindre remords de ces canailleries?»

—«Pas le moindre,» fit-il.

—«Et pas de regrets?»

—«Encore moins.»

—«As-tu jamais été vraiment amoureux?»

—«J'ai cru l'être, mais je me suis convaincu très jeune qu'il n'y a qu'un bonheur en amour, c'est de ne pas aimer....»

—«Et as-tu gardé des ennemies parmi tes anciennes?»

—«Pas une.»

C'est à la suite de cette conversation que j'écrivis, une fois rentré, ces trois axiomes qui pourraient être signés Don Juan de La Palisse:

LXXVII

Il n'y a qu'une manière d'être heureux par le cœur; c'est de ne pas en avoir.

LXXVIII

Une femme vous est toujours reconnaissante de vous avoir lâché.

LXXIX

On n'est plus fort que la femme qu'à la condition d'être plus femme quelle.

Mais ces axiomes seraient incomplets si je n'ajoutais que je viens d'apprendre le mariage d'André avec Christine Anroux, l'ancienne amie de Colette, dont j'ai déjà parlé, et qu'il est brouillé avec moi parce qu'il me soupçonne d'avoir été bien avec elle vingt-quatre heures durant.—Elle le lui aura fait croire. Elle me détestait tant!—J'aime encore mieux mes pauvres chagrins d'amant sans roueries.

Quatrième hypothèse.—C'est la plus banale et, si bizarre que puisse paraître ce point de vue, la plus souhaitable. L'amant toujours amoureux, que sa maîtresse quitte en pleine passion, parle peut-être de se brûler la cervelle. Il y songe. Il dessine des pistolets dans la marge de ses papiers, comme Beyle le raconte de lui-même dans ses Souvenirs d'Egotisme: «Je fus préservé du suicide,» ajoute-t-il, «par la curiosité politique et sans doute par la crainte de me faire du mal....» Ce sont de cruelles heures à passer; mais voulez-vous que nous comptions un peu les misères dont cet amoureux délaissé demeure exempt? Du doute d'abord, cette pire des douleurs. Cet homme-là, qui aime encore, qui a aimé et qui a été congédié, quelle silhouette amusante en dessine cette jolie comédie de Ma Camarade, et comme Daubray jouait finement le personnage! Sa maîtresse lui dit un brutal: «Petit-père, c'est fini, nous deux ...» et elle prend la porte. Petit-père se couche. Il sanglote ou presque.... Du bruit à la porte. «C'est elle!» s'écrie-t-il avec conviction. «Elle verra que je n'ai pas douté d'elle....» Le rire de l'Olympe secouait la salle à cette phrase. Et moi, je riais aussi, d'un rire par trop voisin des larmes. J'aurais tant voulu être trahi, outragé, lâché,—avec le sentiment, qu'exprime cette phrase-là, dans le cœur!—Une seconde douleur que l'amant de cette sorte ne connaît pas, c'est l'incertitude de la sensibilité, cette espèce de va-et-vient dans l'émotion, aujourd'hui en haut, demain en bas, qui finit par vous donner comme le mal de mer dans l'âme. Cet amour était dans la confiance et la joie. Il est dans le désespoir et l'évidence de l'abandon. C'est franc. C'est net. C'est simple. Il est de son avis, cet homme, au lieu qu'André Mareuil, moi et tous les autres Adolphes, adroits ou non, nous n'avons jamais été du nôtre. Il ne faut pas se mêler d'aimer, ou il faut aimer ainsi, avec des emballements fous dans le bonheur et des chagrins d'enfant, de vrais et complets chagrins, dans le malheur. Aussi, remarquez-le, quand il a bien pleuré, dessiné beaucoup de pistolets dans les marges de ses pages, et après que le temps a fait son œuvre, cet amant très simple et lâché ne garde pas d'amertume au cœur. Il a été bien heureux, puis bien malheureux. Il ne s'est pas empoisonné par la rouerie qui ne sert qu'à être trompé plus complètement et plus amèrement, par la vanité d'être le plus fort qui ridiculise davantage nos faiblesses, par la défiance qui attire la trahison comme le paratonnerre attire la foudre,—un paratonnerre qui propage l'incendie. Mais quoi! c'est un don d'être un amant simple, et c'est une chance de rencontrer une femme qui vient vous dire le: «C'est fini, nous deux ...» le jour où c'est vraiment fini. C'est un don de ne jamais raisonner sur son amour quand on aime. C'est une chance de subir sans les comprendre les lois exprimées dans ces quelques aphorismes qui achèveront de définir les dangers des lendemains de rupture:

LXXX

L'amour est une maladie, et le malade le plus sage, pour cette maladie-là comme pour les autres, est celui qui, n'ayant jamais lu un livre de médecine, ne sait pas ce qu'il a, et qui souffre sans penser, comme une bête.

LXXXI

La maîtresse qui nous quitte quand nous l'aimons le mieux nous épargne des mois ou des années de menues désillusions. L'homme est ingrat pour ce service, comme pour les autres.

LXXXII

Il y a un plaisir délicat—aurait dit La Rochefoucauld—à serrer la main du rival pour qui l'on a été trahi, quand il est trahi à son tour.

LXXXIII

Ce qui prouve que l'expérience ne sert à rien, c'est que la fin de nos anciennes amours ne nous dégoûte pas d'en commencer d'autres.

LXXXIV

On n'est vraiment guéri d'une femme que lorsqu'on n'est plus même curieux de savoir avec qui elle vous oublie.

LXXXV

Chaque fin d'amour est comme un déménagement. Cela ne va pas sans casse. Au dixième, combien y a-t-il de meubles en état?

LXXXVI

Nous ne pardonnons à une maîtresse de nous avoir ennuyé de son amour que si elle nous débarrasse d'elle sans nous remplacer.


MÉDITATION XVII

DE LA RUPTURE

III

APRÈS (suite).—DE QUELQUES VENGEANCES

Décidément ce diable d'André Mareuil, avant d'avoir abdiqué, en se mariant de la sorte, fut un profond philosophe. L'un n'empêche pas l'autre. La Fontaine n'a-t-il pas fait une de ses jolies fables avec l'histoire de l'astrologue qui se laisse tomber dans le puits? En feuilletant mes notes, c'est toujours des conversations avec lui que je rencontre, et la plupart se rapportant à ce fameux traité sur l'Art de rompe qu'il écrira peut-être, maintenant qu'il est enchaîné pour la vie. Certains poètes sont ainsi et ne sentent bien la douceur des choses que par réaction. Ces dilettantes célèbrent l'amour pur avec d'autant plus de ferveur au sortir d'un mauvais lieu; ils goûtent les simples félicités de la famille plus vivement dans l'atmosphère d'un café de Bohémiens; ils aiment leur maîtresse avec une tendresse plus passionnée quand ils la trompent. Ah! cette théorie de la vie de réactions, comme elle nous fut chère autrefois, à André, à Simon, à Maurice Barrès, à moi-même et à quelques autres! Il serait piquant que Mareuil s'avisât de l'appliquer aujourd'hui. Mais, à l'époque des notes que je vais transcrire, il se bornait à étudier par le menu des problèmes galants, celui-ci, par exemple:—étant donnée une femme, découvrir à l'avance si elle est capable d'une vengeance et de quelle vengeance, pour le lendemain de la rupture.

—«En amour,» disait-il, «c'est comme en escrime; il faut connaître d'abord le jeu de l'adversaire, quand on a la prétention, que nous avons, d'être des tireurs de tête.... Hé bien! moi, je me vante, après une demi-heure de conversation, de savoir si la personne dont je m'encaprice sera, oui ou non, de celles qui nous font conjuguer le verbe j'ai aimé avec les variantes: «J'ai reçu un coup de pistolet, tu as été vitriolé, il a été diffamé, nous avons été déshonorés.» Continue, mon Claude; il y a de l'écho dans ton passé....»

Il me débitait son paradoxe en déjeunant à une table de ce même café D—— où il m'avait, l'autre matin, initié aux mystères de ce qu'il appelle plaisamment: le lâchage-paratonnerre. Et comme je haussais les épaules, il continua:

—«Tu ne me crois pas, soit.... Regarde cette femme qui parle haut.... Là-bas, jolie, grande, un peu forte.... Tu la verras mieux dans la glace. Si elle s'aperçoit que nous l'étudions, nous sommes perdus. Elle posera, et, bonsoir, plus personne. Vois-tu comme le geste suit la pensée chez elle, comme elle touche à ce dont elle parle, comme elle dessine les objets en l'air, avec sa main, pour les montrer?... Ça a dix ans de Paris et c'est aussi Méridional qu'au premier jour. Tu la vois bien, et comme elle tourne la tête?...»

—«Parfaitement,» fis-je, après avoir regardé du côté qu'il m'indiquait. «C'est une drôlesse pas très bien élevée, voilà tout.»

—«C'est le type de la femme au revolver,» reprit André avec autorité. «Je ne la connais pas, mais je te parierais les droits d'auteur de l'Art de rompre contre ta prochaine main au baccara, d'abord qu'à chaque nouvel amant elle s'imagine que c'est son premier amour, ensuite qu'à chaque rupture elle subit vingt-quatre heures d'absolue folie, vingt-quatre heures durant lesquelles elle ne roule que des idées de mort et de suicide.»

—«Entends comme elle rit,» lui dis-je pour le taquiner.

—«Mais oui, elle rit de tout son cœur, comme elle souffre de tout son cœur et comme elle te pistolerait, et elle avec, de tout son cœur si elle t'aimait,—es-tu content de cette allusion à ton vieux L'Estoile?—si elle t'aimait et si tu la quittait;—comme elle te soignerait ensuite de tout son cœur si tu en réchappais et elle aussi. Tiens! elle riait. Regarde-la se fâcher....»

L'inconnue venait en effet, à la suite d'une maladresse de garçon qui avait répandu un verre de vin sur la nappe, de froncer les sourcils d'une manière très dure. Ses yeux s'étaient faits brillants, et la pâleur de l'impatience décolorait si profondément son visage, que je ne pus me retenir de répondre à André:

—«Ce n'est pas trop mal diagnostiqué. Et que conseilles-tu à tes clients avec une femme comme celle-là?...»

—«C'est la brune irascible,» reprit-il. «Je la conseille, avant tout, le moins que je peux. C'est la fausse bonne enfant qui a des exigences insupportables pour des amoureux aussi compliqués que nous nous piquons de l'être. Mais, enfin, tout arrive.... Admets que tu l'aimes. Alors, si mon moyen, tu sais, celui de se faire lâcher le premier, ne réussit pas, c'est très simple.... Quand tu veux rompre avec cette femme-là, prends simplement le train sans tambour ni trompette, et laisse passer les vingt-quatre heures du revolver. Pendant ces vingt-quatre heures, elle crie, elle tempête, elle achète du laudanum, elle s'empoisonne, elle se manque.—Elle double toujours la dose, là comme ailleurs.—Et quand tu reviens, tu es remplacé....»

—«Par un autre candidat au vitriol,» interrompis-je en plaisantant.


—«Ne dis donc pas de choses médiocres,» reprit André en m'arrêtant net. «La femme qui se venge par le revolver ne se venge jamais, entends-tu, par le vitriol. C'est comme les fous. Celui qui doit se suicider par la pendaison n'est pas le même que celui qui doit se suicider par la noyade. Est-ce que tu ne sais pas cela, que les maniaques de mort volontaire choisissent chacun leur genre de mort, toujours spécial?»

—«Tu es vraiment très gai, ce matin,» lui dis-je. «Mais montre-moi donc, parmi les jeunes personnes en train de déjeuner ici, la prédestinée au vitriol.»

—«Elle n'y est pas,» me répondit-il le plus gravement du monde après avoir dévisagé toutes les dames, françaises ou non, en train de déguster des fraises de bois,—nous étions au mois de juin,—ou de déchiqueter une caille à la gelée. «La femme qui se venge au vitriol, vois-tu, c'est la blonde féline et pâle, ou la brune fantomatique, enfin l'être d'apparence idéale, mais qui vit de ses nerfs et qui nous aime avec ses nerfs. Il y a du serpent en elle, quelque chose qui vous enlace en vous trahissant, et, remarque-le bien, je n'appelle pas seulement vitriol cette liqueur corrosive qui s'achète chez le droguiste, et qui vous défigure un amant ou une rivale en quelques secondes et pour la vie. Le vitriol, c'est la vengeance sourde et qui s'embusque dans un angle de mur; c'est la lettre anonyme écrite par une maîtresse délaissée au mari de celle à qui l'amant volage fait la cour; c'est l'écho inspiré dans un journal où les nouvelles amours de l'inconstant sont dénoncées avec initiales et indications concluantes; c'est la jolie petite calomnie qui fait son chemin piano, piano.... La femme au vitriol a, par exemple, aimé un médecin? Elle insinue que ce médecin abuse de ses malades. Elle a aimé un avocat? Elle laisse entendre qu'il manque au secret professionnel. Un écrivain? Elle l'accuse de vénalité ou de chantage. Et c'est dit avec des tendresses dans la voix, des regrets d'avoir à mal parler d'un ancien ami, «avec lequel il ne s'est rien passé....» Et elle en donne la raison. Le malheureux avait la chasteté d'Abélard, par force. Ou bien il aimait mieux frayer avec un sexe plus pareil au sien. Ou bien il était affligé du mal dont Voltaire accuse si plaisamment Christophe Colomb. Ou bien il souffrait de quelque infirmité répugnante, d'une mauvaise haleine, d'un eczéma mal placé, que sais-je?—Elles ont un art, ces vitrioleuses du discours, pour vous brûler votre réputation, égal à celui que leurs sœurs du trottoir déploient à vous brûler votre visage....»

—«Et à quoi les reconnais-tu, celles-là?» interrogeai-je.

—«Avant tout, au cabotinage,» répondit André. «Si la femme au revolver,—et j'entends par là non seulement le coup de pistolet, mais les scènes tragiques et intolérables dont je t'épargne la nomenclature,—si cette femme-là, j'insiste, se décèle, au premier coup d'œul, par ce que les pédants, tes maîtres, appellent l'excès d'impulsion,—la vitrioleuse se distingue par une vanité forcenée qui lui fait attacher une importance désordonnée à sa petite personne.... As-tu suivi les procès de ces dernières années? Quand il s'agit d'une basse vengeance, très misérable, très scélérate, très lâche, presque toujours l'héroïne est une femme qui a eu des déceptions d'amour-propre ulcérantes et mesquines: une actrice qui n'a pas réussi à se faire applaudir, une institutrice qui n'a pas réussi à se faire imprimer, une fille à demi galante qui n'a pas réussi à se faire épouser. Et l'amant que l'on vitriolise d'une manière ou d'une autre n'est que la revanche de ces existences manquées. Ce qui n'empêche pas les braves jurés, quand c'est du véritable vitriol qu'il s'agit, de croire au crime passionnel et d'acquitter la cabotine, raide comme fer, en flétrissant sa victime. Ils sont étonnants, les jurés, dans ces occasions-là, et, pour citer la vieille et toujours vraie légende, c'est ça qui donne une crâne idée de l'homme!...»

—«Ton remède, maintenant?» lui demandai-je.

—«Il n'y en a qu'un,» répliqua-t-il carrément, «le seul qui convienne quand on veut lutter contre un être lâche: lui faire peur. Nous autres, gens de nuance, nous ne savons pas assez l'effet que produit sur les femmes la déclamation. Nous n'osons pas leur dire que, si elles nous trompent, nous les tuerons. Nous nous trouverions grotesques de leur montrer un Purdey nouveau modèle ou un couteau rapporté du Maroc en leur laissant entendre que nous avons souvent pensé à pratiquer sur elles le fameux: «Tue-la» du Maître.... Nous avons tort. Sois bien persuadé, d'abord qu'elles croient toutes à la sincérité de ces vantardises, ensuite qu'elles en sont flattées et reconnaissantes, enfin qu'au moment de se venger de toi par une de ces crasses—comme elles disent—dont elles ont le secret, elles n'oseront pas, s'il leur vient l'idée que tu es bien capable de te venger d'elles, brutalement, toi, à ton tour. C'est tout le secret, cette audace dans le mensonge, des succès prodigieux de certains faquins dont tu ne voudrais pas pour cirer tes souliers jaunes, mais qui roulent de gros yeux, frappent du poing les tables, démantibulent les meubles, parlent d'étrangler leur maîtresse et d'assommer leurs rivaux, comme toi et moi de mettre une lettre à la poste. Ils peuvent aimer la vitrioleuse, ces gaillards-là. La vipère pour eux se fera couleuvre, et douce, et craintive.»

—«Il y a du vrai dans ton paradoxe,» lui répondis-je. «Te rappelles-tu la petite Ernestine qui jouait un rôlet dans ma première pièce? Je ne connaissais pas encore Colette, et je ne pratiquais pas le sage précepte qui dit qu'un auteur dramatique ne doit pas plus être l'amant d'une actrice qu'un architecte ne doit trinquer avec le maçon.... Je trinquais avec le maçon, et c'était même fort agréable.... Je fais, dans l'entre-deux de ces trinquettes, un petit voyage en province, et le maçon, lui, trinque avec un autre pendant ce temps-là. Je reviens. On me raconte cette histoire. J'arrive chez Ernestine et je cherche à savoir la vérité. Elle finit par m'avouer qu'elle est une infâme, et des sanglots, et des larmes, et des cheveux épars, et des «mais je n'aime que toi!...»—Tu sais que personne n'a moins d'amour que moi, quand je n'en ai pas. Je la relève, car elle était tombée à genoux.... Et, la poussant vers le lit: «Tu m'as trompé avec lui. Trompe-le avec moi, maintenant,» lui dis-je. Et la voilà qui sèche ses larmes, rattache ses cheveux, et, d'une voix sifflante: «Vous n'avez pas de cœur, vous ne m'avez jamais aimée....» Il n'y a pas de misères qu'elle ne m'ait faites. Mais, puisque tu es en veine de professer, peux-tu me dire si c'est dans le revolver ou le vitriol que tu ranges la vengeance que Colette a tirée de moi?»

—«Laquelle?» fit-il.


—«Voici: quand je l'ai quittés, je venais d'avoir, avec le directeur du Théâtre-Français, une conversation où cet aimable homme m'avait accablé de reproches sur ma paresse. Il m'avait demandé d'écrire une comédie nouvelle. Je lui avais dit mon sujet. Je m'étais donc mis au travail....»

—«Lentement,» interrompit André.

—«Lentement, mais sûrement. Sais-tu ce que Colette a imaginé? Elle savait que je travaillais à une comédie. Elle savait que Jacques Molan en préparait une aussi. Et elle savait une troisième chose, par le théâtre, c'est que l'œuvre nouvelle d'un des fournisseurs habituels de la maison, que l'on répétait alors, ne tiendrait pas l'affiche quinze jours. Ah! elle est intelligente.... Elle imagine de se réconcilier avec Molan, qu'elle détestait et avec qui je m'étais brouillé à cause d'un article écrit contre elle!... Elle lui dit la situation et lui promet de jouer dans sa pièce, si cette pièce est finie à temps. Jacques, prévenu, travaille d'arrache-plume et voilà que j'apprends par les journaux que sa comédie est reçue, et déjà à l'étude, tandis que la mienne n'en était encore qu'au second acte sur le papier....»

—«Elle peut avoir eu tout simplement envie du rôle, cette fille....» fit Mareuil.

—«Ah! que tu la connais mal! Et puis j'ai mes documents, et la peine qu'elle s'est donnée pour me démolir dans le comité, et le fauteuil qu'elle a eu l'ironie de m'envoyer pour la première! Et j'y suis allé.... D'abord, quoique brouillés, j'aime beaucoup le talent de Jacques....»

—«Comme on se connaît!...» reprit Mareuil.

—«Mais oui!» insistai-je, «et la preuve, c'est que j'ai applaudi cette Adèle.... Et puis je trouvais cela plus crâne, d'accepter ce billet et de ne pas avoir l'air de deviner la vengeance. Car c'en était une de mettre tout son talent à faire réussir cette pièce qui reculait la mienne de plus d'un an. C'en était une que de commander aux trois ou quatre soireux qui vont prendre le mot d'ordre chez elle des chroniques où on laissait entendre que j'avais lu ma pièce à quelques artistes qui m'avaient déconseillé de la présenter.... Mais passons.... Je détruisais tout ce petit échafaudage de méchanceté par ma simple présence à cette première. Je fus assez content de mon calme dans le péristyle et durant le premier acte. Mais dans la grande scène du second, tu te souviens, celle où son amant l'accable de reproches, devine ce qu'elle avait inventé? De donner à Molan quatre ou cinq des meilleurs «mots» de ma pièce à moi. Je ne pouvais pas douter. Il n'y avait qu'elle à qui je l'eusse montrée.... Alors, je n'ai pas pu rester!...»

—«Ce n'était pas mal calculé,» fit André; «et d'abord que le simple fait d'avoir compris que tu enviais Jacques et d'avoir compté sur cette envie....»

—«Moi, j'envie Jacques?...»

—«Mais oui, mais oui, comme tu peux envier. Tu n'imprimerais, parbleu, pas une fausse lettre de lui où il t'ait refusé de l'argent pour enterrer ton père. Tu ne fabriquerais pas un roman à clef pour insinuer sur lui une infamie. Ce n'est pas ton genre. Mais sa Adèle était tombée, tu aurais eu tout de même cinq jolies petites minutes d'une abominable satisfaction. Et la preuve, c'est que tu viens de me servir, sans t'en douter, la plus amusante confession de Vadius parlant de Trissotin....»

—«Je ne crois pas,» fis-je en riant. «Mais où veux-tu en venir?»

—«Que ta Colette n'a procédé dans cette vengeance ni par le vitriol, ni par le revolver. C'est une empoisonneuse....»

—«J'ai dit quelque chose comme cela dans un sonnet que j'ai fait sur elle:

Elle m'a, jour par jour, empoisonné le cœur,
Et voici que j'y sens grandir l'affreuse fleur,
Aux pétales glacés comme ses yeux: la haine....

«Pourquoi ris-tu? Mes vers ne te plaisent pas?»

—«Mais si ... mais si.... Seulement je réfléchis, en moi-même, qu'un homme de lettres est vraiment un drôle de corps.... As-tu pensé à dresser jamais la liste de ce que tu as déjà touché d'argent pour la copie où tu as utilisé ta douleur?»

—«Quel point de vue!»

—«C'est pourtant le vrai. Et tu te plains qu'elle t'ait trompé, ingrat!... Enfin, revenons à nos moutons, ou, si tu veux, pour flatter ta manie, à nos tigresses. J'appelle donc empoisonneuse la femme qui se venge froidement, longuement, d'une vengeance qui nous touche au vif de la sensibilité, et pour le plaisir de nous voir souffrir. C'est très différent de la revolverienne, toute d'impulsion, et de la vitrioleuse, dans laquelle se déchaîne encore la fougue des nerfs détraqués.... L'empoisonneuse est, avant tout, réfléchie et observatrice. La première fois que tu l'as rencontrée, elle t'a regardé d'un certain regard qui descendait jusqu'au fond de toi. Elle te connaît dans ton fort et dans ton faible. Elle sait l'ami que tu préfères et dans lequel elle peut t'atteindre.»

—«C'est vrai,» fis-je, «Colette m'a tant fait souffrir en devenant la maîtresse du petit Vincy!»

—«Tu vois, et pas de moi, qui t'eusse été presque égal, ni de Molan, tandis qu'elle a choisi, pour lui jouer sa pièce au lieu de la tienne, ce camarade de ta jeunesse, celui dont tu ne peux pas ne pas être jaloux. Tu tiques encore, ô psychologue!... Et, remarque-le, cette vengeance savante a ceci de supérieur qu'elle agit en effet, comme le poison, longuement, lentement.... Une autre femme de cette espèce avait imaginé d'infliger à un de mes amis un autre supplice: elle lui avait montré durant leurs amours la passion la plus effrénée, et elle savait que mon ami était, d'abord, un vaniteux. Tu les connais, ces hypocrites égoïstes qui se lamentent sur les maux qu'ils causent, avec une si risible fatuité? Il la quitte. Cette femme au désespoir eut l'énergie de commencer une étonnante comédie d'indifférence à l'endroit du traître. La première fois qu'ils causèrent ensemble, elle lui raconta, avec des yeux clairs comme ce ciel, une bouche fraîche comme ces fraises et un sourire à frapper cette carafe, qu'elle ne l'avait jamais aimé, qu'elle voulait se faire épouser simplement, que c'était une partie perdue et qu'elle préférait ne pas lui laisser ce remords.... Mon ami essaya de douter. Il était atteint au plus saignant de son amour-propre, cet homme.... Il voulait bien avoir lâché une amante à l'agonie, mais non pas une personne qui se moquait de lui depuis des années.... La petite ne se démentit pas un instant, et même quand elle le vit à ses pieds, implorant une heure de l'ancienne tendresse, toujours ces yeux clairs, toujours ce rire impassible sur cette bouche heureuse. Il lui a fallu, à lui, deux ans pour se consoler. Voilà ce que j'appelle bien travailler.»

—«Et le remède, étonnant docteur?»

—«Le remède? Il est plus difficile d'application, celui-là. Il faut être allé un peu à l'école chez Machiavel. Il consiste à savoir d'avance que l'on serre sur son cœur une femme capable de trouver la place malade de ce cœur, et à lui cacher cette place. Si tu avais dissimulé avec Colette, elle n'aurait pas deviné que tu aimais d'une amitié profonde ce petit nigaud de Vincy. Elle n'aurait pas soupçonné que les grands succès de Jacques Molan, coïncidant avec tes échecs, t'ont rendu odieux cet homme. Il fallait que l'empoisonneuse ignorât ce sentiment-là. Voilà tout. Et elle le connaissait, tandis que toi-même, tu en es encore à l'apprendre....»

—«Ça devient trop compliqué d'aimer ainsi,» m'écriai-je.

—«Pas plus compliqué que de vivre,» dit ce moraliste en veston, en lavant le bout de ses doigts avec le citron de son bol.


...Nous discutâmes encore une partie de l'après-midi sur les vengeances féminines que Mareuil m'énumérait si complaisamment. Il m'en cita de toute espèce, prodiguant axiomes, anecdotes, théories, paradoxes. Il n'en oublia, parmi ces vengeances, qu'une seule, celle que Christine Anroux exerça sur lui et dont j'ai déjà parlé: Elle consista—ayant su dans les premiers temps de leur liaison qu'il parlait d'elle cruellement—à se faire prendre comme maîtresse, puis épouser. Elle y mit un art infini et lui servit un semblant d'amour à duper Valmont lui-même, et je dis:

LXXXVII

On ne prévoit jamais toutes les ruses d'une femme. Le plus sage est donc de n'en prévoir aucune. A quoi bon se gâter sa sensation d'elle, pour rien?

LXXXVIII

La plus cruelle vengeance d'une femme est quelquefois de nous rester fidèle.

LXXXIX

Dire à sa maîtresse le nom de l'ami que l'on aime le plus, c'est trop risquer de les perdre et l'un et l'autre.

XC

Puisqu'il faut finir par être dupe, soyons-le en restant magnanimes. C'est la seule vengeance contre les vengeances.


MÉDITATION XVIII

DE LA RUPTURE

IV

APRÈS (fin).—LES ENFANTS DE L'AMOUR

A l'époque où j'étais vraiment de ce monde et de ce demi-monde, je veux dire quand je ne me réveillais pas le matin et ne me couchais pas le soir martyr d'une idée fixe qui fait de moi un maniaque de mes infortunes amoureuses,—ah! la manie lucide, c'est la moins guérissable, hélas!—j'avais le goût passionné de la conversation des femmes. Grandes ou petites dames, bourgeoises ou bohémiennes, filles de brasserie ou d'atelier, servantes ou modèles, toute jupe m'était bonne pour la faire bavarder. J'avais la chance en ces temps-là de hanter un ami du même goût, mon grand aîné, ce chimérique d'Aurevilly, avec qui je me suis tant plu! Et lui, le charmant et vibrant compagnon, comme il savait l'art de leur parler, à toutes aussi,—aux plus dégradées comme aux plus éthérées! Nous passions alors—c'était dans les étés de 72 et de 73—des soirées de délices au cirque des Champs-Elysées, où travaillait sur la corde raide une acrobate du nom d'Océanah, dont le vieux Barbey raffolait:

—«Ses yeux ont l'air de la plaindre de son métier,» disait-il, avec un de ces bonheurs du mot qui lui étaient si naturels. Et puis, Océanah partie, nous partions. La nuit était douce. Nous descendions de pied ferme la longue avenue, d'Aurevilly se laissant aborder par toutes les vendeuses de tendresse qui errent sur les trottoirs, et il dépensait à jouter de l'épigramme avec elles autant d'esprit que dans les deux ou trois salons de son choix. Ces malheureuses, peu habituées à ce que des passants leur tinssent des discours désintéressés, se trompaient parfois étrangement sur mon compagnon, et je me souviens qu'un de ces soirs-là, comme il venait de marivauder ainsi avec deux de ces errantes, l'une d'elles, donnant son ombrelle à l'autre,—une ombrelle décorée d'une énorme tête de dogue,—s'écria tout d'un coup:

—«Dieu! qu'il me plaît, ce Mexicain-là....»

Et elle prit Barbey à bras-le-corps et le souleva de terre, comme une gigantesque poupée.... J'aimais tant d'Aurevilly, j'admirais si profondément en lui le pittoresque écrivain, le parfait honnête homme, l'étourdissant conversationniste, que j'éprouvai une sensation d'horrible embarras devant cette scène si complètement indigne de son âge et de son talent. Mais lui, quand l'autre l'eut lâché, avec un je ne sais quoi de bonhomme et de grand seigneur qu'il savait allier au besoin, se tourna vers moi, et, touchant l'épaule de cette fille du bout de la canne-cravache qu'il portait toujours:

—«Elle est familière....» me dit-il simplement, et il lui fit raconter son histoire.... Seigneur! Que ces soirées d'il y a douze ans me semblent loin, si loin! Et loin, le vieux laird, comme nous l'appelions; et loin, le sifflement de sa voix quand il me disait: «Les femmes, voyez-vous, sont, avec quelques rares amis, les seules créatures qui vaillent la peine qu'on leur parle.... Et toutes savent la vie, parce que chacune a dû se faire sa vie.... Et puis, vous qui parlez toujours d'hérédité, il n'y a qu'elles, entendez-vous bien, qui en connaissent les secrets, parce qu'il n'y a qu'elles qui connaissent vraiment de qui est leur enfant, quand elles en ont.... C'est pour cela,» ajoutait-il, «que la confession permet seule de les conduire dans l'éducation à donner à ces enfants.... A un fils de l'amour et à un fils du devoir, il ne faut pas plus la même direction que la même culture à deux plantes d'essence différente.... Quand on creuse ainsi la vie humaine, on trouve toujours des raisons d'admirer davantage le catholicisme.... Entendez-vous, monsieur le douteur....» J'étais en effet noyé de scepticisme en ces temps-là. «Et puis,» disait-il encore, «je ne serais pas catholique par conviction, voyez-vous, je le deviendrais par mépris de cette triste époque, pour avoir un balcon d'où cracher sur ce peuple....»


Elles me sont revenues, ces phrases, au moment de commencer cette méditation sur les lendemains de rupture et sur le sort des enfants qui survivent, eux, à la passion dont ils sont les fils. Je me rappelle avoir eu depuis, sur cette question douloureuse des enfants de l'amour, bien des causeries avec des femmes;—aucune qui m'ait autant touché qu'un entretien avec une personne aujourd'hui morte, Mme de S——. Je l'avais rencontrée à Paris, dans le monde, puis retrouvée à Florence, en avril 187-.... Elle était là, avec sa fille, une enfant de dix-sept ans, aux beaux yeux purs, et d'un gris qui se fonçait dans l'émotion comme le bleu gris des yeux de sa mère. Elle restait veuve, et, quoique jolie, très jolie, malgré la quarantaine approchante, elle avait une manière d'être qui excluait absolument l'idée d'une cour possible. Elle voyageait en Italie pour la santé de cette fille, et elle avait encore un fils, plus jeune de quatre ans, qui continuait ses études dans un lycée de Paris. J'avais eu le bon sens de comprendre, dès le premier jour, que je perdrais mon temps à espérer d'elle une bonne fortune, et je la traitais, comme elle me traitait, en camarade. Nous visitions ensemble les musées où tournent sur les gazons pâles les nymphes de Botticelli, les églises où songent les rudes bourgeois toscans du Ghirlandajo, les couvents où prient les anges de l'Angelico avec leurs ailes mouchetées d'or, et nous roulions en Victoria le long des routes bordées d'iris, jusqu'à cette chartreuse d'Ema si taciturne et si fraîche, ou vers l'une de ces villas peintes, dont les jardins de roses fleurissent entre les statues blanches et les cyprès sombres. Quand nous étions avec sa fille, nous ne parlions guère que des choses de l'art, dont l'enfant avait déjà une sensation sûre et fine; mais, quand nous nous promenions en tête à tête par les après-midi où il soufflait, le long du jaune Arno, un vent des Apennins, trop rude pour la faible poitrine de Marie,—c'était le nom de la petite malade,—nous nous plaisions, la mère et moi, à tourner et retourner ensemble ces insolubles problèmes du cœur, qui sont, de vingt à quarante ans, de si cruelles tortures, et qui laissent ensuite de si amers regrets. Ce fut par un de ces jours de printemps florentin, sous une brise aiguë coupée par les caresses d'un brillant soleil, que cette femme au sourire si doux toujours, si triste quelquefois, me raconta l'histoire que voici. A mon humble avis, elle en dit plus que cent dissertations sur les mélancolies qui peuvent suivre certaines liaisons.


—«...C'était ma meilleure amie,» commença Mme de S—— (Nous avions parlé ce jour-là des romans de la vie vécue, plus étranges que tous les romans écrits, et elle m'en avait annoncé un.) «C'était ma meilleure amie, et j'aurais juré que jamais elle n'aurait d'aventures, tant elle était, lors de son mariage, décidée à rester une honnête femme. Permettez-moi de lui donner même un faux petit nom, pour qu'aucun hasard ne puisse jamais vous faire connaître l'autre, le vrai. Admettez donc qu'elle s'appelait Marthe. Marthe avait eu un enfant, un fils, dès la première année de ce mariage,—autre raison, n'est-ce pas, qui aurait dû la préserver pour toujours de toute faute....—Mais elle avait le cœur passionné. Son mari était brutal, inintelligent et indifférent. Enfin c'est la vieille histoire. Elle rencontra quelqu'un qui l'aima, qui sut le lui dire. Des circonstances d'intimité particulièrement dangereuses permirent à cet homme de la presser. Elle perdit la tête. Elle devint sa maîtresse, et elle eut de lui un second fils.»

—«Oui,» repris-je, comme elle se taisait, «c'est une vieille histoire; mais Henri Heine le dit dans une de ses chansons: en attendant, celui à qui elle vient d'arriver a le cœur brisé. Je voudrais tant savoir les émotions d'une femme qui vaut quelque chose, quand elle se trouve ainsi entre deux hommes, dont l'un est le vrai père, dont l'autre se croit le père de l'enfant?... Il y a là une tragédie en trois actes: avant, pendant et après, qui doit être affreuse quand elle n'est pas très comique....»

—«Affreuse,» fit Mme de S—— en secouant la tête, «et Marthe ne les aurait pas supportées, les scènes de cette tragédie, si elle n'avait pas eu son premier enfant.... Voilà ce que vous autres, romanciers, vous ne comprenez pas assez, ces contrastes entre les sentiments que la femme peut garder, qu'elle doit garder dans sa vie composite. Ce premier enfant, Marthe ne l'avait pas chéri, le jour où elle l'avait eu, de cette aveugle, de cette ardente affection à demi animale, par où commence la maternité chez la plupart de nous.... Elle était plus réfléchie qu'instinctive, plus raisonnée que spontanée. Ce fut au moment où elle se sentit devenir mère une seconde fois qu'elle aima vraiment son premier-né d'un amour plus tendre, par la pensée du tort qu'elle lui faisait, en lui donnant un frère qui n'était pas entièrement de son sang.... Je ne vous explique pas cela.... Je ne suis pas une savante, moi, mais je suis sûre de ce que je vous dis, et que Marthe était sincère en me racontant qu'au matin de la naissance du second fils elle avait embrassé le premier en versant des larmes, avec un amour qu'elle ne se connaissait pas pour ce pauvre petit être....»

—«C'est un cas bien curieux,» lui répondis-je, «car on prétend souvent le contraire, et qu'une femme est toujours plus la mère des fils de l'amour que des autres.... Cela semble naturel, puisque les fils de l'amour lui rappellent le bonheur choisi, au lieu que les autres....»

—«Sarà, comme on dit ici,» continua Mme de S——, «c'est possible pour d'autres, mais toujours est-il que ce premier sentiment d'extrême tendresse envers le premier fils eut bientôt pour contre-partie, chez Marthe, un sentiment de grande douleur à l'occasion du second fils.... Voici comment: l'homme à qui elle s'était donnée,—et, ici encore, je n'insiste pas, afin de ne point vous livrer un secret que vous ne devez pas savoir,—cet homme, donc, menait l'existence de désœuvré riche que vous connaissez. Il était de deux cercles fort élégants, il avait des chevaux, il faisait courir, il jouait. Il avait, quand Marthe l'aima, une de ces physionomies charmantes de la vingt-cinquième année, aussi trompeuses chez vous autres que chez nous. C'est une grâce naturelle de manières, une douceur d'accueil, une gentillesse de paroles, comme un dernier reflet d'adolescence qui pare le jeune homme. Je ne crois pas qu'il y ait rien de dangereux pour un caractère faible comme la gâterie provoquée invariablement par ces façons-là. Le jeune homme finit, rencontrant partout l'indulgence, par croire que tout lui est permis et qu'il saura tout se faire pardonner. Il devient ainsi peu à peu un enfant gâté, en effet. Mais un enfant gâté de trente ans, c'est du triple, du quadruple extrait d'égoïsme.... C'est pire quelquefois.... Celui-ci, l'amant de Marthe, lancé à toutes guides dans cette grisante vie parisienne, avait marché un peu vite.—C'est votre mot, n'est-ce pas?—Il avait dépensé plus que son revenu, entamé son capital. Il voulut se refaire et se mit à jouer davantage. Il gagna. Il perdit. Il gagna de nouveau, puis il finit par perdre, perdre encore, jusqu'au jour où il dut avouer à sa maîtresse que, si elle ne l'aidait pas de sa bourse, il sombrait,—et elle l'aida....»

—«Permettez-moi,» interrompis-je en souriant, «de ne pas être aussi indigné que vous.... Ces jolies petites scélératesses sont trop communes parmi les jeunes gens qui font la fête, et, si l'on fouillait la conscience de tous ceux qui, à cette heure-ci, descendent ou montent les Champs-Elysées en conduisant eux-mêmes un cheval de trois cents louis!...»

—«Permettez-moi,» interrompit-elle à son tour, «de vous dire que vous ne savez pas, vous, ce que c'est que le cœur d'une femme, et comme elle a besoin de ne pas mépriser celui qu'elle aime, ni comme cette estime est lente à s'en aller. Non, Marthe ne s'indigna pas que son amant fût venu lui demander de le tirer d'un mauvais pas.... Elle l'en aima, elle voulut l'en aimer davantage. Mais elle exigea de lui un de ces serments comme les femmes délicates ont la naïveté d'en demander à ces hommes-là. Elle voulut qu'il lui jurât, sur la tête de leur enfant commun, de ne plus toucher aux cartes. Il jura.... Il ne s'était pas passé deux mois qu'il revenait, avouant une nouvelle perte, implorant une nouvelle aide.... Elle lui donna de nouveau de l'argent. Elle possédait des bijoux magnifiques sur lesquels elle emprunta. Mais, cette fois, le mépris était entré en elle pour n'en plus sortir.... Que vous dire?» insista Mme de S—— d'une voix presque altérée de dégoût. «La pauvre femme eut la honte de voir cet homme qu'elle avait aimé revenir encore et encore demander la même chose. Et le jour où elle dit non, il lui fallut voir ce père de son second fils, la menace à la bouche, parlant de lettres d'elle qu'il avait en main, avec lesquelles il pouvait la perdre, et qu'elle dut racheter. Oui, elle dut les racheter, mendier elle-même cet argent en avouant tout à sa mère, jusqu'à ce qu'elle pût enfin mettre à la porte, comme un valet, celui pour qui elle avait trahi les plus saints devoirs.... On vit pourtant, après des agonies pareilles.... Comment? Par quelles énergies que l'on ne se connaissait pas?...»

—«Mais ces énergies, c'est bien simple,» dis-je «Marthe a dû les trouver dans ses deux enfants.»

—«Non, mon ami.»—Je crois que jamais Mme de S—— ne m'avait appelé ainsi. Dire que je n'ai compris que plus tard pourquoi ce récit réveillait en elle des cordes si vivantes!—«Non,» reprit-elle, «un de ces deux enfants, le second, au lieu de lui servir d'appui dans cette crise, lui devint une cause d'une angoisse plus tragique encore.... Ce fils ressemblait à son infâme père d'une de ces ressemblances absolues, totales, qui crient la vérité à faire se serrer le cœur de la mère, lorsque quelqu'un regarde cet enfant de la faute un peu attentivement. Et puis, on s'habitue à cette sensation-là aussi, à moins que l'on ne se prenne, comme fit Marthe, à trop détester l'amant d'autrefois. Car alors cette ressemblance emporte avec elle une souffrance d'un ordre bien étrange. La mère ne peut s'empêcher de frémir quand elle retrouve dans son fils les yeux, la bouche, les cheveux, le geste, l'âme de celui qu'elle méprise de ce terrible mépris. C'est d'abord une sorte de honte.... Est-ce sa faute, à cet enfant, s'il ressemble à son père? Vais-je me mettre aussi à détester mon fils? Je serais un monstre?... Ces pensées traversent le cerveau de la pauvre femme, et elle les chasse. Elle l'embrasse, ce fils, avec plus d'emportement, mais la fatale ressemblance est toujours là, qui s'impose comme une obsession. Et puis, une nouvelle pensée apparaît. Si cette ressemblance allait être complète, si des traits elle passait au cœur, si ce fils devenait un coquin comme son père?... Il faut que j'ajoute, pour vous justifier Marthe de tout reproche, que son ancien amant était tombé, après leur rupture, plus bas et toujours plus bas. Ç'avait été d'abord, autour de lui, cette vague réputation d'aigrefin qui n'empêche pas un homme, à Paris, d'être reçu partout; mais chacun sent que de se lier avec le personnage est une imprudence. On dit: «C'est drôle. De quoi peut bien vivre ce garçon-là?» On ajoute: «Après tout, ce ne sont pas mes affaires.» Puis on formule quelques accusations, d'abord tout bas, ensuite plus haut. Des anecdotes d'indélicatesses se colportent. L'homme qui se sent déconsidéré tourne à l'insolent. Il cherche une affaire. Il la trouve. Mais les amis intimes de son adversaire ont dit: «Vous avez tort, mon cher; on ne se bat pas avec certaines gens....» Cette phrase est encore répétée.... «Qu'y a-t-il?» Cette question court les cercles et les salons. Et il y a qu'un jour l'aigrefin est attrapé en flagrant délit de quelque vilenie, comme ce fut le cas pour l'amant de Marthe.—Cet homme en vint à tricher au jeu. Il fut pris. On étouffa l'affaire. Mais le drôle disparut pour ne plus revenir....»

—«Pauvre Marthe!» m'écriai-je presque malgré moi.

—«Ah! plus pauvre que vous ne le croirez jamais,» dit Mme de S—— en secouant la tête. «Pour que vous puissiez bien comprendre tout son martyre, il faut que vous sachiez qu'elle était redevenue une très honnête femme. Elle a été de celles qui font mentir le proverbe, et pour qui le premier amour est le dernier. Certaines expériences guérissent de les recommencer—à jamais ... Marthe était pieuse avant sa faute; elle le devint davantage ensuite. Elle avait conçu cette idée que Dieu la punirait de cette faute dans ce fils de l'adultère qui grandissait cependant, et, à mesure qu'il grandissait, la funeste ressemblance avec le vrai père grandissait aussi. Ce n'était qu'un enfant, et il avait déjà des vices de cœur presque développés, les tristes vices que la mère avait appris à connaître dans son ignoble amant. Il était félin et hypocrite, sensuel et faible, avec des égoïsmes mélangés de câlineries qui ne la trompaient pas, la malheureuse! Elle avait tant souffert de ce caractère d'homme dont elle retrouvait les linéaments reproduits en miniature dans l'enfant! Son devoir, à elle, était tracé, n'est-ce pas? Essayer d'élever cet enfant et combattre à l'avance les défauts futurs de l'homme encore à former.... Mais, c'est ici que vous allez la plaindre, elle ne le pouvait pas. Elle était mariée, et son mari s'était mis dans la tête que c'était à lui d'élever ce fils. Une espèce d'atroce ironie voulait qu'il adorât ce second enfant, et qu'au lieu de développer à son égard la virile énergie qui eût été nécessaire, il le traitât d'une façon exactement opposée à celle qu'exigeait cette nature. C'était donc, entre le mari et la femme, des scènes continuelles à propos de ce fils qui n'était qu'à elle et dont elle voyait l'avenir écrit dans la destinée de l'autre, du scélérat qui lui avait empoisonné sa vie. Le pire était qu'à travers ces angoisses secrètes, ces remords, ces scènes, Marthe sentait sa tendresse pour ce second enfant tarir de jour en jour, et augmenter son amour pour le premier, qui lui ressemblait, à elle, et en qui elle voyait déjà s'épanouir sa fine sensibilité.... Croyez-vous qu'il y ait beaucoup de romans plus dramatiques dans les livres que celui de cette femme, et que la tragédie morale qu'elle a traversée?...»

—«Et le dénouement?» m'écriai-je.

—«Il n'y en a pas eu,» me dit-elle; «l'enfant est mort trop jeune.»


Je l'avais notée, cette histoire, à peu près dans les termes que je viens de la transcrire, et elle m'avait tant frappé que je la racontai justement à d'Aurevilly, par un de ces soirs où nous revenions du Cirque. Je le vois encore s'arrêtant et me disant:

—«Et vous n'avez pas deviné que c'était son histoire, à elle?»

—«Pas possible!» lui dis-je.

—«Voyons, Claude,» reprit-il, en me mettant sur l'épaule sa main gantée d'un de ces gants noirs brodés d'or, comme il en portait pour ces sorties de demi-apparat, «est-ce que vous croyez qu'une amie lui eût fait cette révélation? Rappelez-vous ce que je vous dis: il n'y a pas une femme qui ait assez de confiance dans une autre pour lui révéler la naissance d'un enfant dans de pareilles conditions.... Et qu'est devenue Mme de S——?»

—«Morte aussi.»

—«Oui.... Mais le fils vit sans doute. Elle a dû vouloir vous dérouter deux fois en changeant le sexe du premier enfant et vous donnant le second pour mort.... Tâchez de le retrouver et de nettoyer votre monocle. Nous en recauserons....»

Je répondis à mon grand ami par je ne sais plus quelle plaisanterie sur le don de double vue dont il se targuait. Puis la vie passa, et voilà qu'un jour, ou plutôt une nuit, chez Phillips, dans ce bar célèbre où je buvais de l'alcool avec quelques fous de mes camarades de cercle, pour faire l'Anglais et le sportsman,—ô naïveté!...—le nom de S—— me frappe l'oreille, celui de la morte de Florence. Il était porté par un très joli garçon de vingt-deux ans environ,—au chapeau luisant comme du métal, au plastron plissé, à la boutonnière fleurie d'un brin de fougère et de muguet sous le pardessus ouvert,—enfin un parfait dandy de l'heure présente, pour employer un mot démodé que d'Aurevilly aimait. Et tout en avalant un cocktail qui devait bien être le cinquième, à en juger par le ton de ces messieurs, il disait:

—«Nous lui avons donné la grande culotte.... Six banques de mille louis.... Il faudra bien qu'il saute!...»

Je sentis alors, à regarder ce garçon que toute la beauté d'un enfant de l'amour enveloppait comme d'une auréole, combien d'Aurevilly avait vu juste. Mme de S—— et Marthe ne faisaient qu'une. Oui, ma compagne de Florence, en donnant un fils aîné à cette soi-disant Marthe au lieu d'une fille,—et la suite,—avait voulu me dépister, et j'avais devant moi le fils de l'Alphonse. Hélas! je n'ai plus le preux de Valognes—un autre des sobriquets amicaux de Barbey—pour recauser avec lui du dénouement qui approche. Car j'ai pris de nouveaux renseignements depuis la visite chez Phillips, et je suis sûr, sûr comme de l'infamie de Colette, que j'apprendrai demain, après-demain, quelque jour, que ce jeune homme a fini comme son vrai père. Pauvre, pauvre Marthe!... Décidément j'ai eu un bonheur avec cette Colette: celui que notre luxure ait été stérile et que je ne doive jamais retrouver l'âme de cette mauvaise femme incarnée dans quelque petit être, qui aurait à la fois dans les veines de mon sang et du sien. L'atroce mélange!... Il est vrai que j'aurais toujours eu cent raisons pour une de douter que ce fût mon sang. La pelote était trop bien garnie.


MÉDITATION XIX

THÉRAPEUTIQUE DE L'AMOUR

I

LA MÉTHODE DU DOCTEUR NOIROT

Depuis des années j'ai renoncé à la naïve habitude de relire les pages que j'écris. Une fois jetées sur le papier, c'est comme un enfant qui vient de naître. Chétif ou robuste, il est ce qu'il est, et qu'il aille de par le vaste monde!... Les retouches aux phrases, c'est comme les coups de peigne dans la chevelure dudit enfant. Bien vivant et mal peigné,—telle est ma devise,—plutôt que rachitique et cosmétique. Je viens pourtant de manquer à ce facile principe qui accorde si merveilleusement la rhétorique et la paresse, et j'ai repris d'affilée ces dix-huit premières méditations. Je voulais juger de leur ensemble et vérifier si j'avais bien suivi le plan arrêté dans ma tête sur les trois actes de la tragi-comédie d'Amour:—avant, pendant, après. Le résultat ne s'est pas fait attendre. Un découragement immédiat s'est emparé de moi, et je me suis senti incapable de continuer, incapable de remplir le reste du programme ainsi indiqué sur mon livre de notes et qui devait constituer comme l'épilogue:—XIX: Des consolations (la débauche. Montrer l'identité du Baudelairisme avec la doctrine des gnostiques coupables, l'enseignement par exemple de Carpocrate et de son fils Epiphane qui prêchaient l'affranchissement de l'âme par l'assouvissement du corps et la volupté....); XX: Le sadisme (son histoire. Montrer qu'il y a comme un sadisme personnel dans notre complaisance à certaines sortes de douleurs. De la différence entre la souffrance qui nous améliore et celle qui nous déprave. Pourquoi?); XXI: Lesbos (une nouvelle affreuse, la simple histoire de mes jalousies pour Aline. Analyser la fureur impuissante que cela développe, si spéciale et qui ne ressemble pas à l'autre jalousie, à cause de la différence de l'image). Je venais de voir trop clairement mon incapacité d'expliquer tous ces phénomènes moraux plus ou moins bien décrits, et de conclure. Et qu'est-ce qu'un livre d'analyse sans explication et sans conclusion? Et puis, un scrupule me saisit. Je me suis souvenu alors de ce que me disait si justement l'abbé Taconet: «Peindre trop complaisamment sa maladie, c'est la propager.» Si ce livre devait ainsi répandre le virus qui me ronge, à quoi bon avoir employé à une œuvre de corruption l'encre de mon encrier? Mieux eût valu la boire, comme au collège. Cela ne faisait de mal qu'à moi. Pourtant, un auteur est un auteur, et je ne me suis pas trouvé le courage de jeter au feu ces dix-huit cahiers de papier, qui m'ont tenu compagnie dans des heures noires, quand la femme cruelle était là, devant les yeux de ma jalousie, offrant à d'autres sa gorge aux pointes de laquelle j'ai bu ce philtre dont j'agonise. Quand on a vraiment pleuré sur certaines pages, une espèce de vanité singulière vous persuade que ces pages sont vos meilleures, comme si l'on devait avoir, en talent, le bénéfice de ses larmes. C'est misérable et c'est humain,—de cette étrange humanité littéraire où le factice et le naturel, le faux et le vrai se combinent à ne les pouvoir pas démêler. Oui, voilà deux des raisons, l'une tendre et noble, l'autre sotte et mesquine, qui m'ont empêché de brûler ce livre, malgré tout; puis j'ai cru les concilier l'une et l'autre et l'objection de l'abbé Taconet, en me disant: «Mais si, après avoir étalé la maladie de mon cœur, j'en donnais le remède? Ce serait une conclusion, cela.» Et tout de suite ce problème se pose à mon esprit: «Y a-t-il un remède contre la passion?» Cette question se traduit dans cette formule pittoresque: «Y a-t-il une Thérapeutique de l'amour?» Le mot me semble paradoxal et piquant. Je reprends courage, et je l'écris sous l'étiquette XIX, à la place du titre projeté. Et je médite, je médite.... Je ne trouve rien. «Allons,» me dis-je, «puisqu'il s'agit de thérapeutique et que d'après Nysten et Buffon, entre autres, l'amour est à base physique, si j'allais consulter un médecin?» Et dès le lendemain, vers les dix heures, je m'installais dans l'ascenseur d'une maison du quartier Marbeuf, au quatrième étage de laquelle j'étais sûr de trouver le docteur Noirot.


Je l'ai connu, cet excellent docteur,—à qui j'ai dû la tragique anecdote rapportée dans la méditation XIV,—au quartier Latin. Il était interne à Bicêtre. J'ai bien souvent mangé en sa compagnie, dans la salle de ce vieil hôpital affectée aux repas de ces messieurs, sur les murs de laquelle se profile une suite d'inscriptions très étrange. Les listes des internes y sont gravées, année par année, et dans chaque liste, depuis quinze ans, il y a un nom à côté duquel se voient deux initiales. Ce sont celles d'une femme de service qui, à chaque nouvelle fournée, devient la maîtresse d'un des futurs docteurs envoyés dans cet hôpital. J'ai suivi bien souvent Noirot dans la visite de ses malades, quand le chef de service manquait. Il était dès cette époque, et il est resté cynique et intelligent, méthodique et doucement implacable, avec un air d'employé plus que de praticien. Il est mon aîné et de beaucoup. Il doit avoir aujourd'hui quarante-six ans, et il aurait fait une plus belle fortune, s'il n'avait pas eu à soutenir une nombreuse famille, casée par ses soins. Le souci forcé de la clientèle l'a empêché d'arriver à l'agrégation, et il est probable qu'il ne sera même jamais médecin des hôpitaux. A travers sa vie de labeur et de dévouement, le cynisme dont je parlais a continué de se développer par le plus singulier contraste que j'aie jamais rencontré. Matérialiste outrageux, expliquant la sensibilité humaine par les plus dégradantes hypothèses, Noirot donne l'exemple des vertus les plus délicates, cousues à une âme gangrenée de négations. Avec cela, observateur très habile, mais qui ne croit guère à la médecine, il s'est fait depuis des années une spécialité du massage. Il sait, de ses longs doigts souples et noueux, pétrir le corps humain d'une manière quasi miraculeuse, grâce à des connaissances anatomiques de premier ordre. Le baron Desforges, qui reste un de ses clients quotidiens, l'a beaucoup poussé, et, à l'heure présente, Noirot gagne soixante mille francs par an. Il est venu se loger, depuis la mort de sa mère, dans un appartement meublé à neuf, en haut d'une maison neuve, afin que rien ne lui rappelle sa vie passée ni la vieille femme dont il fut jusqu'au dernier jour l'admirable fils, ce qui ne l'empêche pas, quand on discute devant lui l'immortalité de l'âme, de passer au fil de sa féroce ironie ce qu'il appelle la plus grotesque des vanités de l'homme. A-t-il des maîtresses? Je lui en ai connu cinq ou six au Quartier, prises pour huit ou quinze jours,—et pendant un an, la femme aux initiales, P.C., je crois,—mais jamais il n'a aimé. Je me souviens que, me montrant un cheval de fiacre fortement battu par son cocher et saignant sous la mèche, il me disait: «Une passion, c'est, sur notre système nerveux, une place comme celle qu'a ce cheval sur sa croupe. Tâchons de ne pas nous laisser faire de place au cœur....» Je pensais à ce mot en gagnant la maison du docteur. Un homme capable de comparer un amant malheureux à une rosse conduite par un ivrogne doit avoir des panacées contre ce malheur, ou personne n'en a.

Noirot achevait de déjeuner. C'est une de ses théories que l'homme qui travaille doit être nourri avant son travail. «Les Anglais ont raison,» dit-il souvent, «dans l'organisation de leurs repas. C'est pour cela qu'ils sont le peuple le plus actif de la terre....» A dix heures, il se lève de table. Il a, de huit à neuf et demie, visité les deux ou trois clients riches qu'il traite, comme Desforges, par le massage journalier. De onze heures à trois heures, il fait ses courses. De trois heures à six heures, il ouvre son cabinet de consultation. A sept heures, il dîne. Autrefois, il donnait toutes ses soirées à sa mère. Il va maintenant un peu dans le monde, un peu au théâtre, un peu chez les trois sœurs qu'il a mariées.... Quand je lui eus expliqué que je voulais causer avec lui, à propos d'un livre que j'écrivais:

—«Montez dans ma voiture,» me dit-il; «nous bavarderons entre mes visites.»


Nous voici donc roulant dans ce coupé au mois, comme en ont les médecins, rempli d'instruments qui rappellent les chevets d'agonies, et les grands yeux vitreux dans les faces pâles. Je pouvais voir, dans l'espèce de tiroir sans couvercle ménagé sur le devant, un thermomètre de poche, l'acier brillant de deux ou trois outils.—Noirot est un des docteurs qui cumulent la médecine et la chirurgie. C'est même un operateur très adroit.—Des brochures s'y mêlaient à quelques fioles de pharmacie destinées aux malades pauvres. J'avais presque honte d'exposer à mon compagnon, devant ces témoignages de la vraie douleur, ma douleur à moi, vraie pourtant, elle aussi, quoiqu'elle ne soit que dans ma pensée. Mais que la pensée paraît peu de chose à côté d'un os qui crie sous le bistouri, ou d'un corps qui grelotte la fièvre!

—«Vous avez tort,» répondit le docteur, quand je lui eus communiqué, avec le problème sur lequel je voulais le consulter, mon espèce de honte à l'entretenir de maux par trop chimériques. «Pour un matérialiste comme moi, un mal moral est un mal physique moins bien défini, voilà tout.... Et c'est parce qu'il est moins bien défini que les médecins ne s'en occupent pas....»

—«Alors, à quelqu'un qui viendrait vous dire: «Docteur, je suis amoureux, guérissez-moi,» vous n'éclateriez pas de rire au nez?...»

—«Pas le moins du monde.»

—«Et qu'ordonneriez-vous?» insistai-je. «Est-ce indiscret de vous le demander?»

—«Cela dépendrait naturellement de l'individu,» fit le docteur, hochant la tête. «Vous connaissez, comme moi, l'adage: Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des malades. Pareillement, il n'y a pas d'amours, il n'y a que des amants. Je n'ai jamais beaucoup réfléchi à la question, parce qu'elle ne m'a jamais été posée. Pourtant, j'entrevois tout de suite quelques règles générales, d'après deux ou trois remarques que j'ai eu souvent l'occasion de faire. Avez-vous observé d'abord que tous les amoureux ont mal à l'estomac?... Tous ou presque tous.... Il y a un proverbe qui dit:—Vivre d'amour et d'eau claire,—et qui n'est pas si bête. Traduisez-le en bon français, il signifie qu'un amoureux ne surveille plus l'hygiène de ses repas. Il mange à des heures quelconques et n'importe quoi. A-t-il un rendez-vous à midi, il déjeune à deux heures; un rendez-vous à une heure, il déjeune à midi, hâtivement, goulûment. Puis, malgré les plus rigoureux principes, il court posséder sa maîtresse, en plein travail de la digestion.... S'il reçoit une mauvaise nouvelle de cette maîtresse, il n'a pas d'appétit; une bonne, il n'en a pas non plus.—Vous riez? Vous avez tort de nouveau.... Vous ne savez pas ce que c'est que l'estomac dans la vie. Avoir mal à l'estomac, voyez-vous, pour un homme, c'est comme pour une plante avoir mal à ses racines.... Je vous passe les considérations que je pourrais vous faire sur les rapports du système nerveux avec ce précieux organe, si précieux, si fragile, si négligé.... J'arrive à ma conclusion: presque toujours les chagrins du cœur s'accompagnent d'un état dyspeptique. L'amant est malheureux, et l'animal ne digère pas. L'un s'additionne à l'autre, et les deux misères s'aggravent.... Je conseillerais donc à mon sujet une première série de soins destinés à lui procurer la félicité physique et irrésistible, dont s'accompagne la bonne digestion.... Je sais, je sais.... Avec vos airs de mauvais sujet, vous êtes un chrétien, au fond, tout au fond, et ma théorie vous fait horreur.... Mais avez-vous assisté, à la campagne, aux déjeuners qui suivent les retours d'enterrement? On s'assied à table les yeux rouges, les lèvres tremblantes, l'âme navrée. On parle à peine. Le bruit des pelletées de terre sur le cercueil retentit encore dans toutes les oreilles, si bien que nos gens commencent par ne pas entendre le bruit des cuillers dans les assiettes.... Cependant le bœuf arrive, puis le poulet, puis les légumes, le tout arrosé d'un vieux vin de pays qui sent le raisin.... Petit à petit les voix se haussent, le feu de la vie revient aux yeux. Le sang empourpre les joues, et nos inconsolables ont un bon moment, le premier depuis la catastrophe.»

—«J'ai déjà mentionné le fait dans une de mes méditations,» interrompis-je avec un peu de vanité. «Pauvre nature humaine! Cela prouve que nous avons un corps et une âme, simplement, et que la chair est faible, très faible....»

—«Faiblesse ou force,» reprit le médecin, «pourquoi ne pas utiliser ce procédé de consolation? A un amant possédé du délire du regret, comme vous, par exemple, je dirais: Vous allez suivre un régime adapté à votre état actuel, du grand air, beaucoup de grand air, et de l'exercice, beaucoup d'exercice. Prendre et rendre, toute la vie est là, donc dépenser et acquérir; et je vous rédigerais un régime de table qui vous remette l'estomac au point. Plus de tabac, plus d'alcool, plus de vin rouge; du vin blanc léger, additionné d'eau de Vals, des viandes rôties et des légumes, à part égale; des heures régulières du déjeuner et du dîner, et, par-dessus tout, une stricte observance des prescriptions.... En quinze jours, je vous rends le sommeil, et, après chaque repas, au lieu de ces idées noires que le travail de la digestion laborieuse roule dans votre cerveau, et qui ne sont sans doute que les résidus toxiques d'une désassimilation incomplète,—je vous donne des idées légères, des idées roses, celles d'un cheval qui a bien mangé son avoine, d'un chien qui a bien lappé sa pâtée. Hé! hé! ce n'est pas à dédaigner, ce bonheur-là. C'est le plus sûr.... Seulement, comme vous n'êtes ni un cheval ni un chien, mais un animal raisonnable,—ou du moins qui raisonne,—je vous explique ma méthode, pour vous donner à vous-même, par-dessus le marché, le petit intérêt de suivre le progrès de votre guérison. Au lieu de penser à votre maîtresse uniquement, vous commencez de penser au remède que je vous prescris contre votre maîtresse.... Ce jour-là, vous êtes sauvé,—ou, sinon sauvé, du moins soulagé. Mais nous voici à la porte de la maison où je dois m'arrêter.... Attendez-moi dix minutes, voulez-vous?...»


Je restai non pas dix minutes, mais vingt-cinq, à cette porte, en train de réfléchir sur le paradoxal remède de mon docteur. Tant-mieux et sur cette métamorphose inattendue de l'antique rocher de Leucade en une ordonnance suivant la formule. Comme la manie des axiomes me tourmente un peu partout, j'essayai de résumer mon impression sur ce remède en noircissant, du bout de mon crayon de poche, la feuille de garde d'une brochure ramassée dans le tiroir de la voiture. Elle traitait de l'agoraphobie ou peur des espaces, de la claustrophobie ou peur de l'étroit, et de la télénophobie ou peur des épingles. Mon Dieu! Que la science moderne de l'esprit est donc singulière dans ses distinctions, et que l'esprit lui-même apparaît, quand on le regarde à la loupe, comme une machine délicate et facile à fausser! Mais je retranscris ici mes axiomes:

XCI

Pour certains physiologistes, l'âme est la maladie du corps. C'est alors la maladie sacrée dont parlaient les anciens. Mourons-en plutôt que de vivre sans elle.

XCII

Substituer une boîte de pilules à l'Evangile, c'est, au fond, le rêve de dix-neuf savants sur vingt. Ils appellent cela servir le progrès.


Quand le docteur fut de nouveau assis à côté de moi, je lui tendis la feuille où je venais de griffonner ces deux maximes. Il haussa les épaules sans se fâcher, avec la sérénité d'un doucheur qui voit se trémousser un fou, et il reprit, tandis que la voiture recommençait de rouler le long des rues:

—«Parfait! Voilà qui prouve que vous avez la haine du remède. Cette aversion est un phénomène constant dans les maladies dites morales. En l'espèce, il dérive d'une conception fausse de la femme qui remonte en droite ligne à la dame du moyen âge Comme Schopenhauer s'en est joliment moqué! C'est votre maître, celui-là, le nierez-vous?»

—«Mon maître?...» répondis-je. «C'est un Chamfort à la choucroute. J'aime mieux l'autre, qui était à l'ambre, en vrai fils au dix-huitième siècle. Schopenhauer, causeur, me représente l'Allemand dont Rivarol disait que, pour prouver qu'il est léger, il saute par la fenêtre.»

—«N'empêche,» continua le docteur, «que, cette fois, il est bien tombé, et sur un des parterres où fleurit le plus abondamment la fleur de la jocrisserie sentimentale.... Et je m'attacherais, dans ma cure d'un amant malheureux, à ce point-ci tout particulièrement: rectifier l'image du sexe, de cet organe qui est la cause de tant de souffrances, parce qu'il est le principe de tant d'illusions.... Votre meilleur ami a écrit un livre qui s'appelle Cruelle Enigme. Je n'entends rien à la critique littéraire, mais vous pouvez lui dire de ma part que je connais peu de titres qui appartiennent davantage à ce que j'appelle, excusez ma franchise, l'école du doigt dans l'œul. Etes-vous allé à la Maternité?»

—«A la Bourbe, boulevard du Port-Royal? Je crois bien. Ce vieux couvent, qui fut la retraite de Nicole et d'Arnauld, me reste dans la pensée comme un des coins curieux de Paris, avec ses arceaux voûtés, ses couverts de tilleuls, son cloître paisible, ses longs toits qui ressemblent à ceux de Nuremberg, et tant de souvenirs!...»

—«Il ne s'agit pas de ces fadaises,» dit Noirot; «avez-vous suivi là une clinique?»

—«Non,» répondis-je; «l'odeur m'a dégoûté dès la première salle. Vous savez que je n'ai jamais été très passionné pour ces spectacles, même quand je jouais au carabin par paradoxe, en votre compagnie, dans les salles de Bicêtre....»

—«Hé bien!» continua le docteur, «c'est ce dégoût que je demanderais à l'amant malheureux de surmonter, et je le forcerais d'assister dans cette Maternité à des séries d'opérations. Je le contraindrais de suivre les visites à l'hôpital de Lourcine, qui n'est pas loin. Enfin je le familiariserais avec le féminin dans ce qu'il a de plus endolori, de plus répugnant, direz-vous, et moi, je dis, de plus salutaire. Le fameux vers de Vigny:

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