Physique de l'Amour: Essai sur l'instinct sexuel
The Project Gutenberg eBook of Physique de l'Amour: Essai sur l'instinct sexuel
Title: Physique de l'Amour: Essai sur l'instinct sexuel
Author: Remy de Gourmont
Release date: July 29, 2014 [eBook #46444]
                Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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PHYSIQUE DE L'AMOUR
Essai sur l'instinct sexuel
par
REMY DE GOURMONT
PARIS
SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMIII
CHAPITRE PREMIER
MATIÈRE D'UNE IDÉE
La psychologie générale de l'amour.—L'amour selon les lois naturelles.—La sélection sexuelle.—Place de l'homme dans la nature.—Identité de la psychologie humaine et de la psychologie animale.—Caractère animal de l'amour.
Ce livre, qui n'est qu'un essai, parce que la matière de son idée est immense, représente pourtant une ambition: on voudrait agrandir la psychologie générale de l'amour, la faire commencer au commencement même de l'activité mâle et femelle, situer la vie sexuelle de l'homme dans le plan unique de la sexualité universelle.
Sans doute, quelques moralistes ont prétendu parler de l'amour selon les lois naturelles. Mais ces lois naturelles, ils les ignoraient profondément: tel Sénancour, dont le livre, entaché d'idéologie, reste cependant ce qu'on a écrit de plus hardi sur un sujet que rien, puisqu'il est essentiel, ne peut banaliser. Si Sénancour avait été au courant de la science de son temps, s'il avait lu seulement Réaumur et Bonnet, Buffon et Lamarck, s'il avait osé intégrer l'une dans l'autre l'idée d'homme et celle d'animal, il aurait pu, étant un esprit sans préjugés irréductibles, ordonner une œuvre qu'on lirait encore. Le moment eût été heureux. On commençait à connaître les mœurs exactes des animaux; Bonnet avait établi d'audacieux rapprochements entre la génération charnelle et la génération végétale; l'essentiel de la physiologie était trouvé; la science de la vie était claire, étant brève: une théorie pouvait se tenter de limité psychologique dans la série animale.
Une telle œuvre eût évité bien des sottises au siècle qui commençait. On se serait accoutumé à ne considérer l'amour humain que comme une des formes innombrables, et peut-être pas la plus curieuse, que revêt l'instinct universel de reproduction, et ses anomalies apparentes auraient rencontré une explication normale dans les extravagances mêmes de la nature. Darwin est venu, et il a inauguré une méthode utile, mais ses vues sont trop systématiques, son but trop explicatif, son échelle des êtres, avec l'homme en haut, somme de l'effort universel, d'une simplicité trop théologique. L'homme n'est pas au sommet de la nature; il est dans la nature, l'une des unités de la vie, et rien de plus. Il est le produit d'une évolution partielle et non le produit de l'évolution totale; la branche où il fleurit part, ainsi que des milliers d'autres branches, d'un tronc commun. D'ailleurs, Darwin, soumis à la pudibonderie religieuse de sa race, a presque entièrement négligé les faits sexuels stricts, et cela rend incompréhensible sa théorie de la sélection sexuelle comme principe de changement. Mais eût-il fait état du mécanisme de l'amour, ses conclusions, peut-être plus logiques, n'en auraient pas moins été inexactes, car si la sélection sexuelle a un but, il ne peut être que conservateur. La fécondation est une réintégration d'éléments différenciés en un élément unique; c'est un retour perpétuel à l'unité.
Il n'y a pas un grand intérêt à considérer les actes humains comme les fruits de l'évolution, puisque sur des branches animales aussi nettement séparées, aussi éloignées que les insectes et les mammifères, on trouve des actes sexuels et des mœurs sociales très sensiblement analogues, sinon identiques en beaucoup de points. Insectes et mammifères, s'ils ont un ancêtre commun autre que la gelée primordiale, que de possibilités différentes ne devait-il pas contenir en ses contours amorphes pour s'être résolu, ici en une abeille, et là dans une girafe! L'évolution qui aboutit à des résultats si divers n'a plus que la valeur d'une idée métaphysique; la psychologie n'y cueillera presque aucun fait valable.
Il faut donc laisser de côté la vieille échelle dont les évolutionnistes gravissent si péniblement les échelons. Nous imaginerons, métaphoriquement, un centre de vie d'où rayonnent les multiples vies divergentes, sans tenir compte, passée la première étape unicellulaire, des subordinations hypothétiques. On ne veut pas, et bien au contraire, nier ni l'évolution générale, ni les évolutions particulières; mais les généalogies sont trop incertaines et le fil qui les relie se casse trop souvent: quelle est, par exemple, l'origine des oiseaux, ces organismes qui semblent à la fois en progrès et en régression sur les mammifères? Tout bien réfléchi, on considérera les différents mécanismes de l'amour en tous les êtres dioïques comme parallèles et contemporains.
L'homme se trouvera donc situé dans la foule, à la place indistincte qui est la sienne, à côté des singes, des rongeurs et des chauves-souris. Psychologiquement, il faudra le conférer très souvent avec les insectes, cette autre floraison merveilleuse de la vie. Quelle clarté, alors, que de lumières venant de tous les côtés! Cette coquetterie de la femme, sa fuite devant le mâle, son retour, son jeu de oui et non, cette attitude incertaine qui semble si cruelle à l'amoureux, n'est-ce donc point particulier à la femelle de l'homme? Nullement. Célimène est de toutes les espèces et des plus hétéroclites: elle est araignée et elle est taupe; elle est moinelle et cantharide; elle est grillonne et couleuvre. Un célèbre auteur dramatique, en une pièce intitulée, je pense, La Fille Sauvage, représentait l'amour féminin comme naturellement agressif. C'est une erreur. La femelle attaquée par le mâle songe toujours à se dérober, et elle n'attaque jamais, sauf en quelques espèces qui semblent très anciennes et qui ne se sont peut-être perpétuées jusqu'à nos jours que par des prodiges d'équilibre. Et encore faut-il faire cette réserve de principe, quand on voit la femelle agressive, que c'est la seconde ou la quatrième phase du jeu, peut-être, et non la première. La femelle dort jusqu'au moment où le mâle la réveille; alors elle cède, joue ou se dérobe. La réserve de la vierge devant l'homme est d'une pudeur bien modérée si on la compare à la fuite éperdue de la jeune taupe!
Mais ceci n'est qu'un fait entre mille. Il n'est pas un mode d'agir de l'homme instinctif qui ne se retrouve en telle espèce animale: et cela se comprend sans peine, puisque l'homme est un animal, soumis aux mêmes instincts essentiels qui gouvernent toute l'animalité, puisque partout c'est la même matière qu'anime le même désir: vivre, perpétuer la vie. La supériorité de l'homme, c'est la diversité immense de ses aptitudes. Alors que les animaux sont réduits à une série de gestes toujours pareils, l'homme varie à l'infini sa mimique; pourtant, le but est le même et le résultat est le même: la copulation, la fécondation, la ponte.
De la diversité des aptitudes humaines, du pouvoir que possède l'homme de gagner par toutes sortes de chemins différents le terme nécessaire de son activité, ou d'éluder ce terme et de suicider en lui l'espèce dont il porte l'avenir, est née la croyance à la liberté. C'est une illusion qu'il est difficile de ne pas avoir, et une idée qu'il faut écarter si l'on veut penser d'une manière qui ne soit pas tout à fait déraisonnable; mais il est certain qu'en fait la multiplicité des activités possibles équivaut presque à la liberté. Sans doute, c'est toujours le motif le plus fort qui l'emporte; mais le plus fort aujourd'hui sera le plus faible demain: de là une variété dans les allures humaines qui simule la liberté et, pratiquement, a des effets à peu près pareils. Le libre arbitre n'est pas autre chose que la faculté d'être déterminé successivement par un nombre très grand de motifs et très différents. Dès que le choix est possible, il y a liberté, encore que l'acte choisi soit rigoureusement déterminé et qu'il soit impossible qu'il n'ait pas eu lieu. Les animaux ont une liberté moindre, et d'autant plus restreinte que leurs aptitudes sont plus limitées; mais dès qu'il y a vie, il y a liberté. La distinction, à ce point de vue, entre l'homme et les animaux est de quantité, et non de qualité. Il ne faut pas se laisser duper par la distinction scolastique entre l'instinct et l'intelligence: l'homme est tout aussi chargé d'instincts que l'insecte le plus visiblement instinctif: il y obéit par des méthodes plus diverses, voilà tout.
S'il est clair que l'homme est un animal, il l'est donc aussi que c'est un animal d'une complexité extrême. On retrouve en lui la plupart des aptitudes à l'état d'unité chez les animaux. Il n'est guère une de ses habitudes, une de ses vertus, un de ses vices (pour employer les mots usuels), qu'on ne constate ici ou là chez un insecte, un oiseau ou un autre mammifère: la monogamie et l'adultère, sa conséquence; la polygamie, la polyandrie; la lascivité, la paresse, l'activité, la cruauté, le courage, le dévouement, tout cela est commun chez les animaux, mais alors cela qualifie l'espèce entière. A l'état de différenciation où sont arrivés les individus des espèces humaines supérieures et cultivées, chaque individu forme certainement une variété séparée que détermine ce qu'on appelle d'un mot abstrait, le caractère. Cette différenciation individuelle, très marquée dans l'humanité, est moindre dans les autres espèces animales. Cependant, nous observons des caractères très différents dans les chiens, les chevaux et même les oiseaux d'une même race. Il est très probable que les abeilles n'ont pas toutes le même caractère, puisque toutes ne sont pas aussi promptes, par exemple, à faire usage de leur aiguillon dans des circonstances analogues. Là encore la dissemblance n'est que de degré entre l'homme et ses frères en vie et en sensibilité.
La solidarité, vaine idéologie, si on la restreint aux espèces humaines! Il n'y a point d'abîme entre l'homme et l'animal; les deux domaines sont séparés par un tout petit ruisseau qu'enjamberait un enfant. Nous sommes des animaux; nous vivons des animaux et des animaux vivent de nous. Nous sommes parasités et nous sommes parasites. Nous sommes prédateurs et nous sommes la proie vivante des prédateurs. Et quand nous faisons l'amour, c'est bien, selon l'expression des théologiens, more bestiarum. L'amour est profondément animal: c'est sa beauté.
CHAPITRE II
BUT DE LA VIE
Importance de l'acte sexuel.—Son caractère inéluctable. —Animaux qui ne vivent que pour se reproduire.—Lutte pour l'amour et lutte pour la mort.—Femelles fécondées à la minute même de leur naissance.—Le maintien de la vie.
Quel est le but de la vie? Le maintien de la vie.
Mais l'idée même de but est une illusion humaine. Il n'y a ni commencement, ni milieu, ni fin dans la série des causes. Ce qui est a été causé par ce qui fut, et ce qui sera a pour cause ce qui est. On ne peut concevoir ni un point de repos, ni un point de début. Née de la vie, la vie engendrera éternellement la vie. Elle le doit et elle le veut. Or, la vie est caractérisée sur la terre par l'existence d'individus groupés en espèces, c'est-à-dire ayant le pouvoir, un mâle s'étant uni à une femelle, de reproduire leur semblable. Qu'il s'agisse de la conjugaison interne des protozoaires, de la fécondation hermaphrodite, de la copulation des insectes ou des mammifères, l'acte est le même: il est commun à tout ce qui vit, et non pas seulement à l'animal, mais à la plante et peut-être aux minéraux limités par une forme constante. Entre tous les actes possibles, dans la possibilité que nous pouvons connaître ou imaginer, l'acte sexuel est donc le plus important de tous les actes. Sans lui, la vie s'arrêterait: mais il est absurde de supposer son absence puisque, dans ce cas, c'est la pensée même qui disparaît.
La révolte est inutile contre une nécessité si évidente. Nos délicatesses protestent vainement: l'homme et le plus dégoûtant de ses parasites sont des produits d'un identique mécanisme sexuel. Ce que nous avons jeté de fleurs sur l'amour peut le masquer comme un piège à fauves: toutes nos activités évoluent autour de ce précipice et y tombent les unes après les autres; le but de la vie humaine est le maintien de la vie humaine.
L'homme ne se soustrait qu'en apparence à cette obligation de nature. Il s'y soustrait comme individu et s'y soumet comme espèce. L'abus de la pensée, les préjugés religieux, les vices, stérilisent une partie de l'humanité; mais cette réserve est de pur intérêt sociologique: qu'il soit chaste ou voluptueux, avare ou prodigue de sa chair, l'homme n'en est pas moins, en tout état, soumis à la tyrannie sexuelle. Tous les hommes ne se reproduisent pas; ni tous les animaux; non plus: les faibles et les tard-venus, parmi les insectes, meurent avec leur robe d'innocence et beaucoup de nids laborieusement peuplés par de courageuses mères sont dévastés par des pirates ou par l'inclémence du ciel. Que l'ascète ne vienne pas se vanter d'avoir soustrait son sang à la pression du désir: l'importance même qu'il donne à sa victoire affirme la puissance même de la volonté de vivre.
Une jeune fille l'avoue naïvement, avant tout amour, quand elle est saine. Elle veut: «Se marier pour avoir des enfants.» Cette formule si simple est la légende de la nature. Ce que l'animal poursuit, ce n'est pas sa propre vie, c'est la reproduction. Sans doute beaucoup d'animaux ne semblent avoir, dans une existence relativement longue, que de brèves périodes sexuelles, mais il faut tenir compte du temps de la gestation. En principe, la seule occupation de l'être est de rénover, par l'acte sexuel, la forme dont il est revêtu. C'est pour cela qu'il mange, pour cela qu'il construit. Cet acte est si bien le but unique et précis qu'il constitue toute la vie d'un très grand nombre d'animaux, cependant merveilleusement complexes.
L'éphémère naît le soir, s'accouple; la femelle pond pendant la nuit: tous deux sont morts au matin, sans même avoir vu le soleil. Ces petites bêtes sont si peu destinées à autre chose qu'à l'amour qu'elles n'ont pas de bouche. Elles ne mangent ni ne boivent. On les voit voleter en nuages au-dessus de l'eau, parmi les roseaux. Les mâles, bien plus nombreux que les femelles, font un multiple office et tombent épuisés. La pureté d'une telle vie s'admire chez beaucoup de papillons: ceux du ver à soie, lourds et gauches, battent des ailes un instant, quand ils naissent, puis s'accouplent et meurent. Le grand paon ou bombyx du chêne, bien plus gros, ne mange pas davantage: et nous le verrons cependant franchir des lieues de pays à la recherche de sa femelle. Il n'a qu'une trompe rudimentaire et un semblant d'appareil digestif. Ainsi une existence de deux ou trois jours s'écoule sans avoir donné naissance à aucun acte égoïste. La lutte pour la vie, fameux principe, est ici la lutte pour donner la vie, la lutte pour mourir, car s'ils peuvent vivre trois jours en quêtant les femelles, ils périssent dès que la fécondation est accomplie.
Chez toutes les abeilles solitaires, scolies, maçonnes, sphex, bembex, anthophores, les mâles, premiers nés, rôdent autour des nids, attendant la naissance des femelles. Sitôt parues, elles sont prises et fécondées, connaissant ainsi, dans un même frisson, la lumière et l'amour. Les femelles osmies, autres abeilles, sont ardemment guettées par les mâles, qui les happent et les chevauchent dès leur sortie du tube natal, la tige creusée de la ronce, s'envolent aussitôt avec elles dans l'air où s'achèvent les noces. Et cependant que le mâle va errer quelque temps avant de mourir, ivre de son œuvre, la femelle creuse avec fièvre la demeure de sa progéniture, la cloisonne, y entasse le miel des larves, pond, tourbillonne un instant et périt. L'an suivant, les mêmes gestes se verront autour des mêmes ronces sectionnées par le fagoteux, et ainsi de suite, sans que l'insecte se permette jamais aucun dessein que la conservation d'une forme fragile, brève apparition au-dessus des fleurs.
Le sitaris est un coléoptère parasite des nids de l'anthophore. L'accouplement a lieu dès l'éclosion. Fabre a vu une femelle encore dans les langes qu'un mâle, déjà libéré, accostait déjà, l'aidant à se dévêtir, guettant l'apparition de l'extrémité de l'abdomen pour s'y ruer aussitôt. L'amour des sitaris dure une minute, longue saison dans une vie si courte: le mâle languit deux jours avant de s'éteindre; la femelle, qui pond sur place dès qu'elle a été fécondée, meurt sans avoir rien connu de la vie que la fonction maternelle, sur le lieu même de sa naissance.
Il y a une espèce de papillon, les palingenia, dont on n'a jamais vu la femelle. C'est qu'elle est fécondée avant même d'avoir pu se débarrasser de son corset de nymphe, et qu'elle meurt, les yeux encore fermés, mère à la fois et poupon au maillot.
Les moralistes aiment les abeilles, dont ils tirent des exemples et des aphorismes. Elles nous conseillent le travail, l'ordre, l'économie, la prévoyance, l'obéissance et plusieurs autres vertus. Adonnez-vous au labeur, courageusement: la nature le veut. La nature veut tout. Elle est complaisante à toutes les activités et ne refuse aucune analogie à aucune de nos imaginations. Elle veut les constructions sociales de l'abeille: elle veut aussi la vie toute d'amour du grand paon, de l'osmie et du sitaris. Elle veut que les formes qu'elle a créées se conservent indéfiniment et pour cela tous les moyens lui sont bons. Mais si elle nous donne l'exemple laborieux de l'abeille, elle ne nous cache pas l'exemple polyandrique de la mante et de ses cruelles amours. Il n'y a pas dans la volonté de vivre la moindre trace de notre pauvre petite morale humaine. Si l'on veut une morale unique, c'est-à-dire un commandement universel, tel que toutes les espèces le puissent écouter, tel que, en fait, elles le suivent selon l'esprit et selon la lettre, si l'on veut, en d'autres termes, déterminer quel est le but de la vie et le devoir des êtres vivants, il faut évidemment trouver une formule qui totalise les contradictions, les brise et les transforme en une affirmation. Il n'y en a qu'une et on la répétera, sans craindre et sans permettre aucune objection: le but de la vie est le maintien de la vie.
CHAPITRE III
ÉCHELLE DES SEXES
La reproduction asexuée.—Formation de la colonie animale.—Limites de la reproduction asexuée.—La conjugaison.— Naissance des sexes.—Hermaphrodisme et parthénogenèse.— La fécondation chimique.—Universalité de la parthénogenèse.
Le mode primitif de reproduction des êtres est la reproduction asexuée, ou que l'on considère comme telle, provisoirement, par comparaison avec un mécanisme plus complexe. Il n'y a dans les premières formes vivantes ni organes sexuels, ni éléments sexuels différenciés. L'animal se reproduit par scissiparité ou par bourgeonnement. L'individu se divise en deux, ou bien une protubérance se développe, forme un nouvel être qui alors se détache.
La scissiparité, assez mal qualifiée, car, la division étant transversale, la parité des deux parties est loin d'exister, se rencontre chez les protozoaires, et au delà, chez des vers, des astéries, des polypes.
Le bourgeonnement est commun aux protozoaires, aux infusoires, aux cœlentérés, aux polypes d'eau douce, et à presque tous les végétaux. Un troisième mode primitif, appelé sporulation, consiste en la production dans l'organisme de cellules particulières, spores, qui se séparent, deviennent des individus; on le trouve dans quelques protozoaires aussi bien que dans les fougères, les algues, les champignons.
Les deux premiers modes, division et bourgeonnement, servent aussi à la formation des colonies animales, quand l'individu nouveau conserve un point d'attache avec l'individu générateur. C'est par cette notion de colonie que l'on explique les êtres complexes, et même les animaux supérieurs, en les considérant comme des réunions primitives d'êtres simples qui se seraient différenciés en restant solidaires, se partageant le travail physiologique. Les colonies de protozoaires sont formées d'individus à fonctions identiques, vivant en égalité parfaite, malgré la hiérarchie de position; les colonies de métazoaires sont composées de membres spécialisés et dont la séparation peut être une cause de mort pour l'individu total. Il y a donc, dans ce dernier cas, un être nouveau composé d'éléments distincts, mais devenus, tout en gardant une certaine autonomie essentielle, les organes d'une entité.
Les premiers organismes vivants se hiérarchisent donc ainsi: individu unicellulaire, ou plastide; groupe de plastides, ou méride. Les mérides, comme les protozoaires, peuvent se reproduire par voie asexuée, division, bourgeonnement. Ils se séparent entièrement ou restent unis au générateur S'ils restent unis, on a gravi un nouvel échelon et l'on a atteint le zoïde. Ensuite, par colonies de zoïdes, on aura ces individus encore plus complexes auxquels on donne le nom de dèmes. Tous ces mots n'ont guère, naturellement, qu'une valeur mnémotechnique. La nomenclature s'arrête, et la progression aussi, à un certain moment, car l'évolution a un terme, une finalité, le milieu même où évolue la vie. On dirait que, surgies de l'obscur centre vital, les nouvelles tiges animées grandissent jusqu'à ce qu'elles viennent frapper de la tête une voûte idéale qui s'oppose à toute croissance. C'est alors la mort de l'espèce; et la nature, abandonnant avec dédain son œuvre, recommence à pétrir, pour en tirer une nouvelle forme, le limon initial. Le rêve d'une transformation indéfinie des espèces actuelles est une pure chimère; elles disparaîtront une à une, selon leur ordre d'ancienneté, selon aussi leur faculté d'adaptation au milieu changeant, et l'on peut prévoir, si la terre dure, des temps lointains où une faune inimaginable aura remplacé la faune d'aujourd'hui, et l'homme même.
L'homme est un métazoaire, c'est-à-dire un animal à pluricellules différenciées, comme l'éponge, comme le rotifère, comme l'annélide. Il appartient à la série des artizoaires: une tête, un ventre, un dos, symétrie bilatérale; à l'embranchement des vertébrés: squelette interne, cartilagineux ou osseux; à la classe des mammifères, à la sous-classe des placentaires, au groupe des primates, non loin des chiroptères et des rongeurs.
Au point de vue du mécanisme de la transmission de la vie, les animaux se divisent un peu différemment. D'une part, le bourgeonnement et la division, ou scissiparité, se prolongent assez loin dans la série des métazoaires, concurremment avec la reproduction sexuée; d'autre part, il y a chez les protozoaires des phénomènes de conjugaison, une union de cellules, qui ressemble à la fécondation véritable et en joue le rôle: sans la régénération nucléaire qui en est le but et la conséquence, la segmentation ni le bourgeonnement ne sauraient avoir lieu, du moins indéfiniment.
En somme, la reproduction des êtres est toujours sexuelle; seulement elle se produit dans un cas, les protozoaires, avec des éléments non différenciés, et dans l'autre, les métazoaires, avec des éléments différenciés, l'un mâle, l'autre femelle. Si l'on coupe en morceaux une éponge, une hydre, on obtient autant d'individus nouveaux. Ces individus ayant accompli leur croissance, on peut les couper encore avec le même succès, et cela très longtemps, mais non à l'infini. A un moment variable, après un certain nombre de générations par fragmentation, il se produit une sénescence dans les individus ainsi obtenus: coupés, les morceaux restent inertes. Ainsi cette sorte de parthénogenèse artificielle a une limite comme la parthénogenèse normale: pour que les individus retrouvent leur force parthénogénétique, il faut leur laisser le temps de régénérer leurs cellules par la conjugaison qui les féconde.
Toute fécondation n'est sans doute qu'un rajeunissement; ainsi considérée, elle est uniforme dans toute la série animale et même végétale. On devrait faire des expériences sur le bouturage et chercher à quel moment la bouture de bouture commence à diminuer de vitalité. Conjugaison et fécondation ont un même résultat: il faut que les cellules A s'unissent aux cellules B (macro-nucléus et micro-nucléus des protozoaires; ovule et spermatozoïde des métazoaires), pour que l'organisme ait le pouvoir d'extérioriser utilement une partie de sa substance. Quand l'organisme, trop complexe, a perdu la faculté primitive de la segmentation, il se sert directement, pour se reproduire, de certaines cellules différenciées dans ce but: ce sont elles qui, mises en un tout, se réintègrent et donnent naissance à un double de l'individu ou des individus générateurs. Du haut en bas de l'échelle sexuelle, l'être nouveau sort invariablement d'une dualité. La multiplication n'a lieu que dans l'espace. Dans le temps, ce qui se produit, c'est un resserrement: deux donnent un.
La scissiparité est compatible avec l'existence même de sexes séparés, comme dans l'étoile de mer. Cet animal fantastique, sans autre instrument que ses ventouses, ouvre les huîtres, les enveloppe de son estomac qu'elle dévagine (qu'elle vomit), les dévore. Il n'est pas moins curieux par la variété de ses modes de reproduction, soit qu'il se serve de son appareil sexuel, soit qu'il bourgeonne, soit qu'il se sépare de l'un de ses bras, matière d'un nouvel être. Le classement des animaux d'après leur mode de reproduction serait fort difficile: on serait encore arrêté par l'hermaphrodisme. Ce mode, sans doute, est primitif, puisque son type est la conjugaison des protozoaires; mais il se complique singulièrement, quand il persiste, au moment, par exemple, où il s'épanouit dans la série des mollusques, ces êtres dont quelques-uns sont si luxurieusement organisés pour l'amour. Sa forme simple, qui est des plus naïves, le sperme et les œufs produits simultanément à l'intérieur d'un même individu, ne se rencontre qu'en des organismes encore inférieurs. La parthénogenèse normale appartient également à des animaux sommaires et à des animaux compliqués, aux, rotifères et aux abeilles. Chez les arthropodes, c'est-à-dire les insectes en général, les sexes sont toujours séparés, sauf chez quelques arachnides tardigrades-; mais ce sont eux qui présentent les plus beaux cas de parthénogenèse, de génération sans le secours du mâle. Le mot ne doit pas être pris à la lettre. De même qu'il n'y a pas de scissiparité indéfinie, sans conjugaison, il n'y a pas de parthénogenèse indéfinie sans fécondation: la femelle est fécondée pour plusieurs générations qui se transmettent ce même pouvoir; mais vient un jour où de la femelle qui n'a pas connu le mâle naissent des mâles et des femelles. Ils s'accouplent et produisent des femelles douées de la faculté parthénogénétique. Cela a été longtemps un mystère,—et c'en est encore un, car, à côté de la parthénogenèse normale, il y a l'irrégulière, il y a les cas où, sans que l'on sache pourquoi, des œufs non fécondés se comportent exactement comme des œufs fécondés.
Le cycle parthénogénétique des pucerons est célèbre; celui des rotifères n'est pas moins curieux. Les mâles, plus petits, ne vivent que deux ou trois jours, s'accouplent, meurent. Les femelles fécondées pondent des œufs d'où ne naîtront que des femelles si les œufs ne subissent pas une température supérieure à dix-huit degrés; au-dessus, les œufs donnent des mâles. Entre les périodes d'accouplement, il y a de longues parthénogenèses; il ne naît que des femelles produisant des femelles, jusqu'à ce que la température ait permis enfin l'éclosion des mâles. En deux ans, le puceron a dix ou douze générations parthénogénétiques. Au mois de juillet de la deuxième année, on voit paraître des individus ailés; ce sont encore des femelles, mais de deux tailles et pondant de deux grosseurs: les moindres produisent des mâles (le mâle est trois ou quatre fois plus petit que la femelle), les autres des femelles, l'accouplement a lieu et le cycle recommence.
On crut longtemps que les pucerons étaient de vrais androgynes. Réaumur et Bonnet, ayant vu des pucerons bien isolés se reproduire, en étaient convaincus, lorsqu'un homme de génie, Trembley, célèbre aussi par ses observations sur l'hydre, émit cette idée: Qui sait si, chez les pucerons, un accouplement ne féconde pas plusieurs générations? Il avait découvert le principe de la parthénogenèse. Les faits lui donnèrent raison. Bonnet décrivit le mâle et la femelle, vit l'accouplement et constata même l'ardeur génitale de ce gluant pou des feuilles, de cette vache à lait des fourmis.
La parthénogenèse est une indication. Rien ne montre mieux l'importance du mâle et la précision de sa fonction. La femelle semble tout; sans le mâle, elle n'est rien. C'est la mécanique qui, pour marcher, doit être remontée. Mais le mâle n'est qu'une clef. On a essayé d'obtenir la fécondation à l'aide de fausses clefs. Des œufs d'oursins, d'étoiles de mer, ont été amenés à l'éclosion par le contact d'excitants chimiques, acides, alcalins, sucre, sel, alcool, éther, chloroforme, strychnine, gaz, acide carbonique. On n'a pu cependant mener jusqu'à l'âge adulte ces larves scientifiques et tout tend à démontrer que, si on y parvenait, et si ces êtres artificiels étaient capables de reproduction, ce ne serait que pour une période limitée. Cette parthénogenèse provoquée n'est ni plus ni moins mystérieuse que l'autre. Elle est anormale, sans doute, mais la parthénogenèse anormale est assez fréquente dans la nature: des œufs de bombyx, d'étoiles de mer, de grenouilles, éclosent parfois sans fécondation et très probablement parce qu'ils ont rencontré, de cas fortuit, cet excitant que d'excellents expérimentateurs leur ont prodigué. Que le sperme agisse comme fécondant ou comme excitant, son action ne sera pas plus facile à comprendre sous le second terme que sous le premier. La reine abeille pond des œufs fécondés et des œufs non fécondés; les premiers donnent des femelles, les seconds ne donnent jamais que des mâles: ici l'élément mâle serait le produit d'une parthénogenèse, tandis que l'élément femelle nécessiterait la fécondation préalable. C'est le contraire chez les pucerons, où se suivent durant près de deux ans des générations de femelles. Il y a un ordre en ces matières, comme en tout, mais il n'est pas encore visible: on aperçoit seulement que, si longue et si variée que soit la période parthénogénétique, elle est limitée par la nécessité, pour le principe femelle, de s'unir au principe mâle. Après tout, la fécondation héréditaire n'est pas plus extraordinaire que la fécondation particulière: c'est un mode de perpétuer la vie que l'exercice de la raison doit faire considérer comme parfaitement normal.
Il faut, maintenant, à la fin de ce chapitre sommaire, oser dire que la fécondation, telle qu'on la comprend vulgairement, est une illusion. A prendre l'homme et la femme (ou n'importe quel métazoaire dioïque), l'homme ne féconde pas la femme; ce qui se passe est à la fois plus mystérieux et plus simple. Du mâle A, du grand mâle, et de la grande femelle B naissent sans fécondation aucune, spontanément, des petits mâles a et des petites femelles b. Ces petits mâles sont appelés spermatozoïdes, et ces petites femelles, ovules; c'est entre ces deux êtres nouveaux, entre ces spores, que se produit la conjugaison fécondatrice. On voit alors a et b se résoudre en un troisième animal, x, lequel, par accroissement naturel, deviendra, soit A, soit B. Alors le cycle recommence. L'union qui a lieu entre A et B n'est qu'une préparation; A et B ne sont que des canaux qui véhiculent a et b, et souvent de bien plus loin qu'eux-mêmes. Comme les pucerons ou les bourdons, les mammifères, et nommément l'homme, sont soumis à la génération alternée, une parthénogenèse séparant toujours la conjugaison véritable des éléments différenciés. L'accouplement n'est pas la fécondation; il n'en est que le mécanisme; son utilité n'est que de mettre en relation deux produits parthénogénétiques. Cette relation s'opère dans la femelle, ou hors de la femelle (poissons): le milieu a une importance de fait, non de principe.
CHAPITRE IV
LE DIMORPHISME SEXUEL
I. Invertébrés.—Formation du mâle.—Primitivité de la femelle.—Mâles minuscules: la bonellie.—Régression du mâle en organe mâle: les cirripèdes.—Généralité du dimorphisme sexuel.—Supériorité de la femelle chez la plupart des insectes.—Exceptions.—Le dimorphisme numérique.—La femelle chez les hyménoptères.—Multiplicité de ses activités.—Rôle purement sexuel du mâle.—Dimorphisme des fourmis, des termites.—Cigales et grillons.—Les araignées.—Les coléoptères. —Le ver luisant.—Étrangeté du dimorphisme chez la cochenille.
I. Invertébrés.-A un moment assez imprécis de l'évolution générale, l'organe mâle se spécialise en individu mâle. C'est ce qu'aurait dû figurer le symbolisme religieux. La femelle est primitive. Au troisième mois, l'embryon humain a des organes uro-génitaux externes qui ressemblent clairement aux organes féminins. Ils n'ont plus, pour arriver à l'état féminin parfait, qu'une légère modification à subir; pour devenir masculins, ils doivent subir une transformation considérable et très complexe. Les organes génitaux externes de la femme ne sont donc pas, comme on l'a dit souvent, le produit d'un arrêt de développement; ce sont au contraire les organes mâles qui subissent un développement supplémentaire, et d'ailleurs inutile, car le pénis est un luxe et un danger: tel oiseau, qui s'en passe, n'en est pas moins luxurieux.
On trouvera une preuve générale de la primitivité de l'état femelle dans la petitesse extrême de certains mâles d'invertébrés, si minuscules qu'on ne peut vraiment les considérer que comme des organes mâles autonomes, ou même comme des spermatozoïdes. Le mâle des syngames (c'est un parasite interne des oiseaux) est moins un être qu'un appendice; il demeure en état de contact perpétuel avec les organes de la femelle, inséré obliquement sur son côté, justifiant le nom de «ver à deux têtes» qu'on a donné à cette vilaine bestiole double. La bonellie femelle est un ver marin en forme de sac cornu d'une longueur de quinze centimètres; le mâle est représenté par un minuscule filament de un à deux millimètres, c'est-à-dire qu'il est environ mille fois plus petit. Chaque femelle en nourrit une vingtaine. Ils vivent d'abord dans son osophage, puis descendent dans l'oviducte où ils fécondent les œufs. Leur fonction très précisée les sauve seule de l'accusation de parasitisme; en fait, on les a pris longtemps pour des parasites, cependant que l'on cherchait en vain le mâle de cette prodigieuse bonellie.
Parallèlement au mâle, qui n'est qu'un organe sexuel individualisé, on voit des mâles qui ont perdu à peu près tous leurs organes, sauf l'organe mâle lui-même. Certains cirripèdes (mollusques attachés par un pédoncule) hermaphrodites se sont fixés en parasites dans le manteau d'autres cirripèdes: de là, diminution de volume, régression des ovaires, abolition des fonctions nutritives, le pédoncule prenant racine dans un milieu vivant et nourrissant. Mais un organe subsiste en ces amoindris, l'organe mâle, et il prend même des proportions énormes, absorbant l'animal tout entier. Il s'en faut donc de peu que la transformation du mâle en pur organe sexuel ne soit entièrement accomplie, comme on l'observe, d'ailleurs, chez les hydraires. Redevenu partie intégrante d'un organisme dont il s'est antérieurement séparé pour devenir un individu, le mâle ne fait que retourner à ses origines, et ainsi les certifie.
La bonellie, qui est un des cas les plus accusés de dimorphisme, est aussi un exemple de ce féminisme particulier que l'on rencontre normalement dans la nature.
Car le féminisme règne dans la nature, surtout dans les espèces inférieures et parmi les insectes. Ce n'est guère que dans la série des mammifères et dans certains groupes d'oiseaux que le mâle est égal ou supérieur à la femelle. On dirait qu'il a conquis lentement une première place que la nature ne lui destinait pas. Il est possible que, soulagé de tout souci, la fécondation terminée, il ait eu, plus que la femelle, le loisir de cultiver sa force. Il est possible aussi, et plus probable, que ces états extrêmement divers de ressemblance et de dissemblance soient dus à des causes trop nombreuses et trop variées pour que nous puissions en saisir l'enchaînement logique. Les faits sont évidents: le mâle et la femelle diffèrent presque toujours et très souvent diffèrent profondément. Que d'insectes pris vulgairement pour des espèces diverses ne sont autre chose que des mâles et des femelles se cherchant pour la pariade! Et ne faut-il pas une certaine connaissance des oiseaux pour réunir en un couple ces deux merles, l'un, le mâle, tout noir, l'autre, la femelle, dos brun, gorge grise et ventre roux?
Tandis que l'hermaphrodisme exige nécessairement la similitude parfaite des individus—sauf au cas, comme dans les cirripèdes, d'un mâle parasite supplémentaire,—la séparation des sexes entraîne en principe le dimorphisme, le rôle du mâle, ses modes d'activité, différant de ceux de la femelle. Cette différence se rencontre aussi bien parmi les plantes dioïques. L'exemple du chanvre est connu, quoique à rebours, car les pieds que les paysans appellent mâles, et qui sont les plus hauts, représentent précisément les femelles. La petite ortie, celle qui aime les jardins, a les deux sexes sur le même pied; la grande, celle qui préfère les terres incultes, est dioïque: le pied mâle a les feuilles très longues, qui retombent, ainsi que les grappes de ses fleurs, le long de la tige; les feuilles et les fleurs du pied femelle sont courtes et se dressent presque droites. Ici le dimorphisme n'est pas en faveur de la femelle, il est indifférent.
Chez les insectes, la femelle est presque toujours l'individu supérieur. Ce n'est pas ce petit animal merveilleux, roi divergent et minuscule de la nature, qui donnerait le spectacle de cette douve, la bilhargie, dont la femelle, médiocre lame, vit, telle une épée au fourreau, dans le ventre creusé du mâle! Cette vie lâche, ces amours perpétuelles, feraient horreur à ces courageuses femelles scarabées, à ces adroites chalicodomes, à ces lycoses sages et froides, à ces fières et terribles guerrières, les mantes. Dans le monde de l'insecte, le mâle est le sexe élégant et frêle, le sexe doux et sobre, sans autre industrie que de plaire et d'aimer. C'est à la femelle que reviennent les rudes travaux du puisatier et du maçon, les dangers de la chasse et de la guerre.
Il y a des exceptions, mais on les rencontrerait surtout parmi les parasites, ces dégradés; tel le xénos, qui vit indistinctement sur les guêpes, les coléoptères et les névroptères. Le mâle est pourvu de deux larges ailes; la femelle n'a ni ailes, ni pattes, ni yeux, ni antennes: c'est un petit ver. Après la métamorphose, le mâle sort, vole quelque peu, puis revient vers la femelle restée à l'intérieur de l'enveloppe nymphale, et la féconde dans ses langes.
D'autres exceptions, celles-ci normales, sont fournies par les papillons, c'est-à-dire par un genre d'insectes fort placides et qui, sous cette forme, du moins, ne se livrent ni à la chasse, ni à aucun métier. On appelle psyché un très petit papillon qui volette le matin assez gauchement: c'est le mâle. La femelle est un ver énorme, quinze fois plus long, dix fois plus gros. Les amants sont dans la proportion d'un coq et d'une vache. Ici, le féminisme est dérisoire. Même disproportion chez le bombyx du mûrier dont la femelle, beaucoup plus lourde que le mâle, ne vole qu'avec peine, bête passive qui supporte un accouplement de plusieurs heures; chez un papillon d'automne, la cheimatobia, dont le mâle a deux paires de belles ailes sur un corps en fuseau, dont la femelle est un tonnelet gros et gras aux ailes rudimentaires, incapable de voler, grimpant péniblement aux arbres où sa chenille se nourrit de bourgeons; chez un autre papillon encore, celui que l'on nomme si absurdement orgye, dont le mâle a tous les caractères du lépidoptère, cependant que la femelle, sans presque d'ailes sur un corps renflé et lourd, simule l'aspect gracieux, d'un monstrueux cloporte; chez le grêle, agile et fin liparis que le dessin de ses ailes a fait nommer le zigzag et qui méconnaîtrait, sans la puissance de l'instinct, sa femelle dans cette bête blanchâtre au lourd abdomen, qui rumine immobile sur l'écorce des arbres. Des espèces voisines, le moine, le cul-brun, le cul-doré, ne présentent que fort peu de différences sexuelles.
Après le dimorphisme de masse, le dimorphisme numérique; un papillon des îles Marquises forme une famille ainsi composée: un mâle et cinq femelles toutes différentes, tellement diverses qu'on les a crues longtemps espèces distinctes.
Ici l'avantage est clairement pour le mâle, seigneur d'un merveilleux harem. La nature, profondément ignorante de nos mesquines idées de justice et d'égalité, gâte infiniment certaines espèces animales, au même moment qu'elle se prouve envers d'autres indifférente ou dure; et tantôt, c'est le mâle qu'elle veut privilégié, et tantôt c'est la femelle, en qui elle accumule toutes les supériorités et aussi toutes les cruautés et tous les dédains.
Les hyménoptères comprennent les abeilles et les bourdons, les guêpes, les scolies, les fourmis, les maçonnes, les sphex, les bembex, les osmies, etc. Ce sont parmi les insectes ce que représentent, au milieu des mammifères, les primates et même les humains. Mais, tandis que la femme, sans être animalement inférieure à son mâle, reste au-dessous de lui en presque toutes les activités intellectuelles, chez les hyménoptères, la femelle est à la fois le cerveau et l'outil, l'ingénieur, le manœuvre, l'amante, la mère et la nourrice, à moins que, comme l'abeille, elle n'ait rejeté sur un troisième sexe tous les soins qui ne sont pas uniquement sexuels. Les mâles font l'amour. Le mâle du tachyte, sorte de guêpe voisine du sphex, est environ huit fois plus petit que la femelle, mais c'est un petit amant très ardent et outillé à merveille pour la quête amoureuse: ce diadème couleur de citron, ce sont des yeux;, une ceinture d'yeux, énormes, un phare d'où il explore l'horizon, prêt à tomber comme une flèche sur la femelle qui rôde. Fécondée, la tachyte se fait un nid cellulaire où elle entasse la terrible mante, dont elle est l'ennemie toujours victorieuse: sachant d'avance, intuition incompréhensible, si l'œuf qu'elle va pondre est mâle ou femelle, elle augmente ou diminue, selon le sexe futur, les provisions dont se nourrira la larve: le minuscule mâle est servi d'une portion naine.
Le mâle du frelon est notablement plus petit que la femelle; le frelon neutre est moindre encore. Le lophyre du pin est noir, la femelle est jaune. Chez la chalicodome ou abeille maçonne, le mâle est roux; la femelle, bien plus belle, est d'un beau noir velouté avec les ailes violet sombre. Pendant que le mâle flâne et bourdonne, la femelle construit avec un art patient le nid de mortier ingénieusement couvert d'un large dôme où vivra, à l'état larvaire, sa progéniture. Cette abeille vit en colonies, mais où le travail est individuel, chacun achevant son labeur sans s'occuper de son voisin, si ce n'est parfois pour le piller et le frustrer de son œuvre, type d'une civilisation qui ne nous est pas inconnue. La femelle maçonne est armée, quoique nullement agressive.
Chez beaucoup d'hyménoptères, la femelle porte seule l'épée; telle la guêpe dorée, dorée sur fond bleu ou rouge, qui peut faire saillir de son abdomen un long aiguillon; telle la femelle du philanthe, qui est carnivore cependant que le mâle, inerme et puéril, se nourrit du pollen des fleurs. Sans dédaigner ce dessert naturel, la philanthe, pourvue d'un dard puissant, poignarde l'abeille chargée de nectar et lui pompe le jabot. On voit la féroce petite bête pétrir, durant près d'une demi-heure, l'abeille morte, la pressurer comme un citron, y boire comme à une gourde. Mœurs charmantes, candeur de ces topazes ailées qui bruissent autour des fleurs! Fabre a trouvé une excuse à cette sadique gourmandise: la philanthe tue les abeilles pour en nourrir ses larves, lesquelles ont une si grande répugnance pour le miel qu'elles périssent à son contact; et c'est par dévouement maternel qu'elles s'enivrent de ce poison! Tout est possible dans la nature. Mais il ne serait pas, semble-t-il, déraisonnable de dire que si les larves de la philanthe exècrent le miel, c'est parce que leur mère, qui l'aime beaucoup, ne leur en a jamais donné une goutte.
Un des rares hyménoptères dont la femelle paraisse inférieure est la mutille, fourmi-araignée. Le mâle est le plus gros, il a des ailes et vit sur les fleurs. La femelle est aptère, mais pourvue d'un appareil stridulant par lequel elle attire l'attention du mâle. Le mâle d'un des cynips des galles du chêne, le cynips terminal, a le corps fauve, avec de grandes ailes diaphanes; la femelle, brune et noire, n'a pas d'ailes. Les deux sexes du cimbex jaune diffèrent tant de forme et de couleur, le mâle svelte et brun avec une tache jaune, la femelle ronde, abdomen jaune, tête noire, qu'on les a longtemps crus deux espèces différentes.
Les fourmis, on le sait, de même que tous les hyménoptères sociaux se divisent en trois sexes: des femelles et des mâles également ailés et des neutres sans ailes. La fécondation se fait dans les airs; les amants montent, se joignent, retombent enlacés, nuage d'or que la mort des mâles va dissoudre, cependant que les femelles, perdant leurs ailes, rentrent au logis pour la ponte. Les ouvrières, ou neutres, sont généralement plus petites; cela est sensible chez les grosses rouges des bois qui se creusent des abris dans les souches. Les fourmis blanches ou termites[1] montrent un dimorphisme très accentué: la femelle, ou reine, sa tête ayant à peu près la grosseur d'une tête d'abeille, exhibe un ventre de la grosseur du doigt et long en proportion, qui arrive à être quinze cents fois plus gros que le reste du corps. Ce tonneau sexuel pond continuellement, sans relâche aucune, à la vitesse d'un ouf par seconde. Le mâle, et c'est la vision même de la géante de Baudelaire, vit à l'ombre de cette femelle formidable, montagne de force et de luxure. Il y a chez les termites, non un quatrième sexe, mais une quatrième manière d'être asexué. A côté des ouvriers, sont les soldats; ils en diffèrent par de puissantes mandibules plantées sur une tête énorme. Tout est extraordinaire chez les termites: leurs nids en cônes atteignent, relativement à l'homme et à ses maisons, une hauteur de cinq à six cents mètres.
Moustiques, maringouins, tous les insectes du genre simulie, les femelles seules piquent les mammifères et sucent leur sang. Il en est de même chez les taons. Les mâles vivent sur les fleurs, sur les troncs d'arbres. On les voit voler le long des allées ou des clairières, dans les bois, avec un mouvement régulier de manège; ils sont à l'affût, guettent les femelles: dès qu'un mâle a pu en saisir une, il l'enlève, disparaît en l'air où a lieu la pariade. Seul le grillon a un appareil stridulent; seule la femelle a un organe auditif: il est situé dans les jambes antérieures. C'est également le mâle qui bruit chez les cigales. Est-ce un appel d'amour? On le dit, mais on ne l'a jamais prouvé. Les cigales, mâles et femelles, vivent en complète promiscuité, rangées sur l'écorce des arbres: tant de musique est inutile, et d'ailleurs si la cigale n'est pas sourde, elle a l'ouïe presque insensible. Il est probable que le chant des insectes et des oiseaux, s'il est parfois un appel d'amour, n'est le plus souvent qu'un exercice physiologique, à la fois nécessaire et désintéressé. Fabre, qui a vécu toute sa vie parmi les implacables bruits de la campagne provençale, ne voit «dans le violon de la sauterelle, dans la cornemuse de la rainette, dans les cymbales du cacan, que des moyens propres à témoigner la joie de vivre, l'universelle joie que chaque espèce animale célèbre à sa manière[2]». Mais alors pourquoi la femelle est-elle muette? Appeler, de l'aurore au crépuscule, par un chant presque continu, la compagne que l'on voit près de soi occupée à pomper la sève d'un platane est certainement absurde, étant profondément inutile; mais il n'en a peut-être pas toujours été ainsi. Les deux sexes ont peut-être eu jadis des mœurs moins uniformes. Le platane qui les a réunis dans la même pâture n'a pas toujours poussé en Provence. Ce chant perpétuel a été utile en un temps où les sexes vivaient séparés; il est resté le témoin d'habitudes anciennes. C'est d'ailleurs un fait d'observation générale que les activités suivirent souvent à leur période d'utilité. L'homme et tous les animaux sont pleins de gestes maniaques dont le mouvement n'est explicable que par l'hypothèse d'une finalité antérieure et différente.
Presque toujours l'araignée femelle est supérieure au mâle, en taille, en industrie, en activité, en moyens de défense et d'attaque. On verra plus loin leurs mœurs sexuelles; mais il faut noter ici leurs cas particuliers de dimorphisme. Une épeire de Madagascar est énorme et fort belle, noire, rouge, argent et or. Elle installe sous les arbres une toile formidable près de laquelle on voit toujours un petit réseau modeste et puéril: c'est l'œuvre d'un minuscule mâle qui guette anxieux le moment d'aborder la terrible amante, d'oser les redoutables noces où il y va de sa vie. L'argyronète, ou araignée d'eau, donne sa revanche au mâle: il est plus gros, plus grand, pourvu de pattes plus longues.
Le mâle triomphe encore, et bien plus fréquemment, dans le monde des coléoptères. Sur la tête du scarabée appelé nasicorne, et jamais nom ne fut plus exact, se dresse, en effet, une longue corne arquée, recourbée en arrière, et tout son thorax est solidement cuirassé: la femelle n'a ni corne ni cuirasse. Tout le monde connaît le cerf-volant ou lucane, cet énorme coléoptère qui vole, certains soirs d'été, en bourdonnant comme une toupie. Il est fort redouté à cause de l'air méchant que lui donnent ses deux longues mandibules ramifiées en forme de bois de cerf et que le vulgaire prend pour un dangereux étau. C'est le mâle. Son appareil guerrier est un pur ornement, car, bête inoffensive, le lucane vit de lécher le suc des arbres. Les femelles, bien plus petites, sont dénuées de tout appareil guerrier; elles sont en très petit nombre et c'est en s'exaltant à leur recherche que le mâle, dont la vie est brève, et qui le sent, tourbillonne comme un fou et se cogne à nos oreilles, qui en tremblent. Ici encore on devine des animaux qui ont changé de mœurs plus vite que d'organes. Le vieux pirate a conservé ses poignards et ses haches, mais adonné désormais, on ne sait pourquoi, au régime végétarien, il a perdu jusqu'à la force de s'en servir; ce n'est plus qu'un figurant. Mais peut-être que ce harnachement impressionne la femelle? Elle cède plus volontiers à ce matamore qui lui donne l'illusion de la force, cette beauté des mâles.
Le ver luisant est bien un ver; c'est une larve plutôt qu'un animal définitif. Mais le mâle de cette femelle est un insecte parfait, pourvu d'ailes et qui s'en sert pour chercher dans la nuit celle qui brille d'autant plus que son désir est plus vif d'être vue et cavalée. Il y a une variété de lampyres où les deux sexes sont également lumineux, l'un dans l'air, le mâle, l'autre, la femelle, à terre, où elle attend le mâle. Dès que l'accouplement est terminé, ils s'éteignent comme des lampes. Il est donc évident que cette luminosité est d'un intérêt purement sexuel. Quand la femelle voit la petite étoile volante descendre vers elle, elle rassemble ses esprits, se prépare à cette défense hypocrite, commune à tout son sexe, se fait belle et timide, exulte de peur et tremble de joie. La lueur qui s'éteint est bien symbolique de la destinée de presque tous les insectes et de beaucoup d'autres animaux: l'amour accompli, leur raison disparaît et la vie s'évanouit.
Le mâle de la cochenille a le corps allongé, avec des ailes très déliées, transparentes et qui ressemblent de loin à des ailes d'abeille; il est pourvu d'une sorte de queue formée de deux longues soies. On le voit voler autour des nopals, tout d'un coup se poser sur la femelle, qui ressemble à un gros cloporte rond et bombé. Deux fois grosse comme le mâle, privée d'ailes, attachée par les pattes à une branche où pénètre sa trompe, pompe en perpétuelle activité, elle a l'aspect d'un fruit, d'une galle à pédoncule, ce qui lui a fait donner par Réaumur le nom pittoresque de gallinsecte. En certaines espèces de coccidés, le mâle est si petit qu'il donne la proportion d'une fourmi se promenant sur une pêche. Ses allés et venues sont toutes pareilles à celles de la fourmi qui cherche pour y mordre un point tendre; mais lui, ce qu'il cherche, c'est la fente génitale: l'ayant trouvée, souvent après de longues et anxieuses explorations, il l'emplit de ses œuvres, puis se détache, tombe, meurt.
[1] Ce sont des névroptères, ou pseudo-névroptères; mais leurs mœurs les rapprochent décidément des hyménoptères sociaux.
CHAPITRE V
LE DIMORPHISME SEXUEL
II. Vertébrés.—Insensible chez les poissons, les sauriens, les reptiles.—Le monde des oiseaux.—Dimorphisme favorable aux mâles: le loriot, les faisans, le combattant.—Paons et dindons.—Les paradisiers.—Le dimorphisme modéré des mammifères.—Effets de la castration sur le dimorphisme.
II. Vertébrés.-Les différences sexuelles sont généralement insensibles parmi les poissons, les reptiles, les sauriens. Elles s'accentuent quand on arrive aux vertébrés supérieurs, aux oiseaux et aux mammifères, mais sans jamais atteindre à l'extrême dissemblance qui caractérise un grand nombre d'arthropodes. Chez les oiseaux, la disparité sera de coloration, de volume, de longueur, forme et frisure des plumes; chez les mammifères, de taille, de poil, de barbe, de cornes. Parfois la femelle des oiseaux est plus belle ou plus forte; plus forte, d'envergure plus puissante chez le serpentaire, le busard, le faucon, le vautour cendré et beaucoup de rapaces; plus belle chez les turnices de l'Inde. L'un d'eux, le phalarope gris, résout en faveur des femelles le rêve des femmes: il laisse à sa compagne les brillantes couleurs, se contente de l'habit le plus terne et, ne pouvant pondre, assume cependant la suite des soins maternels: c'est lui qui couve.
En général, dans le monde des oiseaux, la nature est favorable au mâle. C'est un prince dont l'épouse semble morganatique. Souvent plus petite, comme la canepetière (sorte d'outarde), la fauvette des jardins, elle est presque toujours vêtue telle qu'une Cendrillon. Les oiseaux que les femmes font massacrer par millions pour se déguiser en perruches ou en geais, ce sont des mâles pour la plupart: leurs sœurs à plumes ont de modestes robes, et l'on dirait que cette humilité, devenue favorable aux espèces, a été voulue par la nature, en prévision de la bêtise et de la méchanceté humaines. Ce loriot jaune d'or, aux ailes et à la queue noires, a pour amante un moineau vêtu de brun, de verdâtre et de gris. Le faisan argenté (qui est un faux faisan) exhibe une huppe noire surgissant de sa nuque blanc d'argent; son cou et son dos sont du même métal; son ventre sombre a des reflets bleus; son bec est bleu; ses joues, rouges, et rouges, ses pattes. Plus petite, la femelle vêt tristement son ventre d'une chemise blanchâtre, son dos, d'un manteau roux. Chez le vrai faisan, le dimorphisme est encore plus accentué. Le mâle (il s'agit du, faisan commun), grand et fier, et qui se laisse admirer volontiers, est, sur la nuque et le cou, vert foncé; sur le dos, les flancs, le Ventre, la poitrine, rouge cuivre à reflets violets; sa queue est rousse avec des bandes noires; une touffe mordorée s'épanouit sur sa tête, et le tour de l'œil est d'un rouge vif. Bien plus petite, l'humble femelle se couvre d'un plumage terreux, tacheté de noir. Le beau faisan doré est en effet tout en or, or sur vert. Sa queue et ses ailes jaunes, son ventre rouge safran achèvent la splendeur de ce merveilleux mâle. La femelle se contente d'une pelisse terre de Sienne qui couvre son dos et retombe sur son ventre peint en ocre.
Une petite tête sortant d'un énorme tour de cou de blanches plumes ébouriffées; un corps moyen; deux longues pattes. C'est le combattant. Il faut ajouter à la tête un bec effilé, orné à la base d'une grappe de raisin rouge. On ne sait de quelle couleur est le mâle; il est de toutes les couleurs. On l'a laissé blanc, on le retrouve roux; il était noir, le voici violet; plus tard, il apparaîtra tacheté ou barré dans les tons les plus divers.
Son tour de cou est un ornement et un bouclier; il le perd, et sa grappe de raisin, passée l'époque des amours et des combats. Cette instabilité de plumage concorde d'une façon curieuse avec l'instabilité du caractère; nul animal n'est plus irritable, plus disputeur. On ne peut les conserver en captivité que solitaires ou dans l'obscurité. La femelle, un peu moins turbulente, ne change jamais de robe, invariablement grise avec, sur le dos, un peu de brun.
Paons et dindons, les mâles seuls peuvent étaler leur queue en éventail, faire la roue; et seul fait la roue le mâle de l'outarde, seul pourvu aussi de ses grandes barbes. La femelle du ménure dresse comme le mâle une lyre de plumes: mais c'est une terne et médiocre imitation de celle de son maître, qui brille de tous les tons, s'élève et se courbe avec une grâce si paradoxale.
Chez l'oiseau du paradis, le dimorphisme est encore plus net que chez les espèces précédentes. La nuque jaune citron, la gorge verte, le front noir, le dos châtain brûlé, le mâle orne encore sa queue de deux longues pennes, et ses flancs de deux belles plumes effilées, jaune orange, ponctuées de rouge, qu'il étale comme des rames ou resserre à volonté; la femelle, de couleur terne, est dépourvue de tout ornement. C'est entre l'œil et l'oreille qu'un oiseau voisin des paradisiers, le sifilet, s'attache deux fines plumes longues comme deux fois son corps, et qui flottent, quand il marche, banderoles blanches à reflets bleus. C'est un attirail d'amant, dont la femelle est par conséquent dépourvue, et que le mâle perd sitôt après l'accouplement.
Les dissemblances du coq et de la poule sont assez précises pour donner à tout le monde l'idée nette du dimorphisme chez les oiseaux et montrer, parallèle à la différence des formes, la différence des caractères.
Encore moins souvent que chez les oiseaux, le dimorphisme des mammifères est rarement favorable aux femelles. On n'en citera qu'un exemple, pris chez le tapir d'Amérique, où le mâle est plus petit que la femelle. Presque toujours, c'est le contraire. Parfois les deux sexes sont d'apparence identique: couguars, chats, panthères, servals. S'il y a une règle, elle est difficile à formuler, car, à côté de ces félins sans dimorphisme sexuel, les tigres, voici les lions où les sexes déterminent nettement les formes générales.
Il y a, parmi les mammifères, des ressemblances bizarres et des différences baroques. La taupe mâle et la taupe femelle apparaissent à première vue identiques jusque dans leurs organes sexuels extérieurs, le clitoris de la femelle étant, tout ainsi que le pénis du mâle, perforé pour laisser passer l'urètre. Ici, la ressemblance morphologique n'implique nullement, comme on le verra plus loin, la parité des caractères: la femelle taupe est femelle excessivement. Une différence baroque, c'est celle qui distingue les deux sexes du phoque casqué, habitant du Groenland et de Terre-Neuve. Le mâle a la faculté de gonfler la peau de sa tête jusqu'à s'en faire un énorme casque. Dans quel but? Peut-être pour effrayer de naïfs ennemis. Fidèle à son rôle de protégée, la femelle ignore cette simulation, propre aussi, par d'autres moyens, aux guerriers chinois, à quelques insectes, comme la mante, à des serpents, comme le cobra.
La femelle de l'ours brun, celle du kangourou, sont plus petites que leurs mâles. Dans toute la série du genre cerf, sauf chez le renne, les mâles seuls portent du bois, et c'est l'origine, nullement absurde, d'une très vieille plaisanterie, les biches étant d'ailleurs lascives et accueillant volontiers plusieurs mâles. Chez le taureau et la vache, les différences sexuelles sont encore assez marquées; elles diminuent entre l'étalon et la jument, s'affaiblissent encore du chien à la chienne, deviennent nulles chez le chat. Dans tous les cas où le dimorphisme, peu accentué, est la conséquence directe de la possession d'organes spéciaux, la castration ramène le mâle vers le type femelle[1]. C'est aussi visible chez les bœufs que chez les eunuques ou les chevaux hongres. On peut voir dans ce fait une nouvelle preuve de la primitivité de l'état femelle, puisqu'il suffit de l'ablation des testicules pour donner au mâle cette mollesse de forme et de caractère qui signalent les femelles. La masculinité est une augmentation, une aggravation du type normal représenté par la féminité; c'est un progrès, en ce sens que c'est un développement. Mais ce raisonnement, bon pour les mammifères, serait détestable pour les insectes, où l'accentuation du type est presque toujours fournie par la femelle. Il n'y a pas de lois générales dans la nature, si ce n'est celles qui régissent à la fois toute la matière. Avec la naissance de la vie, la tendance unique diverge aussitôt en lignes multiples. Peut-être même faudrait-il placer bien plus loin le point de divergence, car un métal comme le radium semble différer autant des autres métaux qu'un hyménoptère diffère d'un gastéropode.
[1] Il est vrai que la castration des femelles semble, au moins dans les espèces humaines, les incliner vers le type mâle. Les effets de la castration varient nécessairement selon l'âge du sujet.
CHAPITRE VI
LE DIMORPHISME SEXUEL
III. Vertébrés (suite).—L'homme et la femme. —Caractères et limites du dimorphisme humain.—Effets de la civilisation.—Le dimorphisme psychologique.—Le monde des insectes et le monde humain.—Le dimorphisme modéré, fondement du couple.—Solidité du couple humain.—Le dimorphisme et la polygamie.—Le couple favorise la femelle.—L'esthétique sexuelle.—Causes de la supériorité de la beauté féminine.
III. Vertébrés (suite).—L'homme et la femme.—Chez les primates, le dimorphisme sexuel est peu accentué, surtout quand le mâle et la femelle vivent la même vie à l'air libre, partagent les mêmes travaux. Le gorille mâle, plus fort et très entêté, ne fuit aucun ennemi; la femelle au contraire est presque craintive: surprise avec le mâle, elle crie, donne l'alarme et disparaît. Cependant, attaquée quand elle est seule avec son petit, elle tient tête. On distingue facilement l'orang mâle de la femelle; le mâle est plus grand, pourvu de poils plus longs et plus touffus, seul orné autour de la face d'une barbe en collier; les femelles ont les parties glabres de la peau beaucoup moins calleuses. Mais ce qui différencie grandement les deux sexes orangs et gorilles, c'est la possession par le mâle de deux énormes sacs vocaux qui lui descendent sur la poitrine, se prolongent jusque sous les aisselles.
Grâce à ces réservoirs d'air, à ces poches de biniou, gonflés à volonté, le mâle est capable de hurler très longtemps et avec une extrême violence; chez la femelle, ces sacs restent très petits. D'autres singes, notamment les singes hurleurs, sont pourvus de ces magasins à air; quelques mammifères aussi, bien connus pour l'extravagance de leurs cris, putois, porcs. Des oiseaux et des batraciens ont des organes analogues.
De l'homme à la femme, le dimorphisme varie selon les races, ou plutôt les espèces. Très faible dans la plupart des variétés rouges ou noires, il s'accentue chez les Sémites, les Aryens, les Finnois. Mais il faut distinguer, dans l'homme comme dans tous les animaux à sexes séparés, le dimorphisme primaire, nécessaire, exigé par la spécialisation des organes sexuels et de leurs annexes et le dimorphisme secondaire dont la relation avec le sexe est moins évidente ou tout à fait incertaine. Limité à ce qui n'est pas sexuel, le dimorphisme humain est des plus faibles. Quasi nul dans la première enfance, il se développe aux approches de la puberté, se maintient durant la période génitale, s'atténue au point de disparaître, parfois, dans la vieillesse. Il varie individuellement, même aux années de la plus grande activité reproductrice, chez des êtres ou faiblement sexués, s'il s'agit de mâles, ou fortement sexués, s'il s'agit de femelles: c'est-à-dire qu'il y a des hommes et des femmes dont le type se rapproche beaucoup de ce type humain idéal que l'on formerait par la fusion des deux sexes; ni les uns ni les autres d'ailleurs n'échappent au dimorphisme radical imposé par la différenciation des organes génitaux.
Laissées les exceptions, on constate entre l'homme et la femme un dimorphisme moyen et constant qui s'exprime ainsi, le mâle étant pris pour type: la femme est de moindre taille et de moindre force musculaire; elle a les cheveux plus longs et, au contraire, le système pileux fort peu développé sur le reste du corps, les aisselles et le pubis exceptés; sans parler des mamelles, du ventre et des hanches, dont la forme est sexuelle, elle est normalement plus grasse que le mâle et, ce qui en est la conséquence, de peau plus fine; la capacité de son crâne est inférieure de 15 p. 100 environ (homme = 100; femme = 85) et son intelligence, moins spontanée, l'incline en général vers des activités uniquement pratiques. Dans les espèces humaines très inférieures, les crânes des deux sexes se différencient difficilement; c'est le contraire parmi les races civilisées. La civilisation a certainement accentué le dimorphisme initial de l'homme et de la femme,—à moins qu'une des conditions mêmes de la civilisation ne soit précisément une différence notable et morphologique et psychologique entre les deux sexes. Dans ce cas, la civilisation n'aurait fait qu'accentuer un dimorphisme originaire. C'est plus probable, car on ne voit pas comment elle le créerait, s'il n'existait déjà, au moins à l'état de tendance très forte. Des travaux identiques, une même utilisation des activités instinctives ont pu réduire beaucoup chez le chien, par exemple, et le cheval, le dimorphisme des formes; cela n'a eu aucune influence sur le dimorphisme psychologique. La culture de l'instinct n'a jamais pu effacer dans les races de chiens les plus spécialisées cette couleur particulière que l'instinct reçoit du sexe. Il est improbable que la culture intellectuelle puisse former des femmes dépouillées de cette couleur caractéristique que leur sexe donne à leur intelligence.
On se sert des mots instinct et intelligence pour flatter les préjugés. L'instinct n'est qu'un mode de l'intelligence.
Le dimorphisme est un fait constant dans la série animale. Favorable au mâle, favorable à la femelle, indifférent, il a toujours pour point de départ la nécessité sexuelle. Il y a une besogne à accomplir: la nature la partage également ou non entre le mâle et la femelle. Elle ignore la justice et l'égalité, soumet les uns aux plus rudes travaux, à la mutilation même, à la mort précoce, donne aux autres la liberté, les loisirs, de longues heures de douce vie. Il faut que le couple reproduise un certain nombre d'êtres pareils aux unités dont il est lui-même formé: tout moyen est bon qui atteint ce résultat, et qui l'atteint plus vite et plus sûrement. La nature, qui est impitoyable, est pressée aussi. Son imagination, toujours active, invente sans cesse de nouvelles formes qu'elle jette dans la vie, à mesure que les premières nées achèvent leur cycle. Dans les mammifères supérieurs, et particulièrement dans les espèces humaines, le moyen employé par la nature pour assurer la perpétuité des types est la division du travail. La femelle de l'insecte,—laissés provisoirement de côté les hyménoptères sociaux—est pourvue à la fois des organes de son sexe, des outils de son métier, des armes protectrices de la race; la femelle, de l'homme a cédé au mâle les outils et les armes, ici réunis en un instrument unique, le muscle. Ou plutôt, conservant elle aussi la propriété de l'instrument, elle en abandonne l'usage. Elle n'est ni la guerrière, ni la chasseresse, ni la maçonne, ni la bûcheronne: elle est la femelle et le mâle est tout le reste. La division du travail suppose la communauté. Pour que la femelle puisse céder au mâle le soin de la subsistance et de la défense, il faut que le couple soit établi et permanent. Le mâle de l'osmie (sorte d'abeille solitaire) vient au jour avant la femelle; il pourrait préparer le nid, en choisir l'emplacement tout au moins, y guider la femelle, travailler ou veiller; mais il appartient à une série animale où les mâles ne sont que des organes mâles et tout son rôle tient dans les seuls gestes de la pariade. Le couple n'est pas formé. Quand il se forme, comme dans un autre genre d'insectes, les scarabées, copris, sisyphes, géotrupes, le travail se répartit également entre les deux sexes. Ici s'arrête le parallèle, l'évolution sociale de l'insecte l'ayant conduit à des différenciations fonctionnelles extrêmement compliquées et, sinon inconnues, du moins anormales dans l'humanité. La société des abeilles a pour base la femelle; la société humaine a pour base le couple. Ce sont des organismes tellement différents qu'aucune comparaison entre eux n'est possible, ni même utile. On ne peut envier les abeilles qu'en les ignorant; une communauté d'où les relations sexuelles sont absentes est réellement sans attrait pour un membre de la communauté humaine. La ruche n'est pas une société, c'est une pouponnière.
Le couple n'est possible qu'avec un dimorphisme réel, mais modéré. Il faut une différence, surtout de force, pour qu'il y ait union vraie, c'est-à-dire subordonnée. Un couple à éléments égaux serait, comme une société à éléments égaux, en état permanent d'anarchie: deux êtres suffisent à l'anarchie, comme à la guerre. Un couple à éléments trop dissemblables se trouverait, par l'écrasement du plus faible, réduit à l'unité tyrannique. L'homme et la femme représentent donc assez bien, et il en est de même chez les autres primates et les carnivores (la plupart des herbivores sont polygames), les deux sexes faits pour vivre unis et participer conjointement aux soins de leur progéniture. L'état de couple, qui exige un certain dimorphisme, en assure par cela même la perpétuité. Quand le couple se dissout, soit en polygamie, soit en promiscuité, comme cela est arrivé chez les musulmans et chez les chrétiens (une religion longtemps forte fait fonction de race et de milieu), le dimorphisme s'accentue, chacun des éléments échappant, dans une certaine mesure, à l'influence étroite de l'autre sexe. Et de même si, par suite de l'identité de l'éducation, le dimorphisme psychologique s'atténue, même légèrement—il ne s'atténue jamais que légèrement—ou si les jeux physiques réduisent un peu les différences physiques apparentes, le couple se forme moins facilement et devient moins stable: de là l'adultère, les divorces, l'excès de la prostitution. Dans toute société monogame, la prostitution est de conséquence stricte; elle diminue plus ou moins dans les sociétés polygames, où la femme libre se raréfie; enfin elle ne s'abolirait que dans la promiscuité, c'est-à-dire dans la prostitution universelle.
La polygamie, outre son influence indirecte, en a une directe sur le dimorphisme, par l'internement des femmes. Soustraite à la vie active, au monde extérieur, à l'air même et à la lumière, la femelle du mâle humain polygame devient plus blanche, quelle que soit sa couleur initiale, plus grasse, plus lourde, plus bête aussi et plus adonnée à toutes les variétés de l'onanisme. Chez les musulmans de l'Inde, l'homme et la femme semblent appartenir à deux espèces différentes, tant l'homme est bronzé, tant la femme est décolorée. Les prostituées cloîtrées de l'Occident se décolorent aussi, et l'on reconnaîtrait difficilement les deux sœurs en cette fille molle et blafarde, en cette vachère dure et rouge. La liberté de la femme augmente également son dimorphisme, mais par un autre procédé. Livrée sans frein au besoin, à la nécessité de plaire, la femme échappée au couple exagère son féminisme, redevient femelle à l'excès, puisque c'est en étant le plus femelle qu'elle acquiert le plus de chances de séduire le mâle, insensible à tout autre mérite. Et, à l'inverse, une femme d'éducation masculine est, à égale beauté, moins que toute autre séductrice.
Donc, en même temps que la désagrégation du couple augmente le dimorphisme féminin, la diminution du dimorphisme normal rend plus malaisée ou plus précaire la transformation du couple. Le couple humain est une harmonie difficile à réaliser, très facile à détruire, mais à mesure qu'on le détruit on libère les éléments qui le reformeront nécessairement.
(On reviendra plus loin sur la polygamie humaine et animale; mais il fallait examiner ses rapports avec le dimorphisme. Toutes les questions traitées dans ce livre sont d'ailleurs tellement enchevêtrées qu'il sera difficile d'empêcher que l'une ou l'autre ne surgisse à propos de n'importe laquelle. Si la méthode est moins nette, elle paraîtra du moins plus loyale. Loin de vouloir mettre de la logique humaine dans la nature, on s'applique ici à introduire dans la vieille logique classique un peu de logique naturelle.)
Le seul but du couple est d'affranchir la femelle de tout souci qui n'est pas purement sexuel, de lui permettre un accomplissement plus parfait de sa fonction la plus importante. Le couple favorise donc là femelle, mais il favorise aussi la race. Il est pleinement bienfaisant quand la femme a acquis le droit à l'oisiveté maternelle. Il y a un autre motif de croire à la légitimité d'une telle répartition de la besogne utile entre les deux membres du couple, c'est que les travaux masculins diminuent sa féminité, cependant que les travaux féminins féminisent les mâles. Pour que le dimorphisme moyen et nécessaire persistât, il faudrait, si la femme s'adonne aux exercices de l'homme, que l'homme assumât toutes les besognes accessoires de la maternité. Cela ne serait pas contraire à la souple logique naturelle: il y en a des exemples chez les batraciens et chez les oiseaux. Mais on ne voit pas bien ni l'utilité ni la possibilité d'un tel renversement des rôles dans l'espèce humaine. Le devoir d'un être est de persévérer dans son être et même d'augmenter les caractères qui le spécialisent. Le devoir de la femme est de garder et d'accentuer son dimorphisme esthétique et son dimorphisme psychologique.
Le point de vue esthétique oblige à poser pour la millième fois, mais non à la résoudre, heureusement, cette question agréable de la beauté de la femme. On peut juger quand il s'agit de taille, d'énergie musculaire, d'ampleur respiratoire: cela se mesure et cela s'écrit avec des chiffres. Quand il s'agit de beauté, il s'agit de sentiment, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus profond à la fois et de plus personnel en chacun de nous, et de plus variable d'un homme à un autre. Cependant, l'élément sexuel qui entre dans l'idée de beauté étant ici à sa racine même, puisqu'il s'agit de la femme, l'opinion des hommes est quasi unanime: dans le couple humain, c'est la femme qui représente la beauté. Toute opinion divergente sera éternellement tenue pour un paradoxe ou pour le produit de la plus fâcheuse des aberrations sexuelles. Un sentiment ne donne pas ses raisons; il n'en a pas. Il faut lui en prêter. La supériorité de la beauté féminine est réelle; elle a une cause unique: l'unité de ligne. Ce qui rend la femme plus belle, c'est l'invisibilité de ses organes génitaux. Le sexe, qui est parfois un profit, est toujours une charge et toujours une tare; il est fait pour la race, et non pour l'individu. Chez le mâle humain, et précisément à cause de son attitude droite, le sexe est l'endroit sensible par excellence et l'endroit visible, point d'attaque dans les luttes corps à corps, point de mire pour le jet, obstacle pour l'œil, soit comme rugosité sur une surface, soit comme brisure au milieu d'une ligne. L'harmonie du corps féminin est donc géométriquement bien plus parfaite, surtout si l'on considère le mâle et la femelle à l'heure même du désir, au moment où ils présentent l'expression de vie la plus intense et la plus naturelle. La femme alors, tous ses mouvements étant intérieurs, ou visibles seulement par l'ondulation de ses courbes, garde sa pleine valeur esthétique, tandis que l'homme, semblant tout à coup régresser vers les états primitifs de l'animalité, apparaît réduit, dépouillant toute beauté, à l'état simple et nu d'organe génital. L'homme, il est vrai, prend sa revanche esthétique pendant la grossesse et ses déformations.
Il faut dire aussi que le corps humain a de graves défauts de proportion et qu'ils sont plus accentués chez la femelle que chez le mâle. En général, le tronc est trop long et les jambes, par conséquent, trop courtes. On dit qu'il y a dans les races aryennes deux types esthétiques: l'un aux membres longs, l'autre aux membres courts. Ces deux types sont en effet assez faciles à distinguer, mais ils se présentent rarement avec des caractères aussi tranchés, et le premier, d'ailleurs, est assez rare: c'est celui que la statuaire a vulgarisé en l'améliorant. Il suffit de comparer une série de photographies d'après l'art avec une série d'après le nu, pour se convaincre que la beauté du corps humain est une création idéologique. Otés le sentiment égoïste d'espèce et le délire sexuel, l'homme apparaîtrait très inférieur en plénitude harmonique à la plupart des mammifères; le singe, son frère, est franchement inesthétique.
CHAPITRE VII
LE DIMORPHISME SEXUEL ET LE FÉMINISME
Infériorité et supériorité de la femelle selon les espèces animales.—Influence de l'alimentation sur la production des sexes.—La femelle aurait suffi.—Féminisme absolu et féminisme modéré.—Chimères: élimination du mâle et parthénogenèse humaine.
Ce n'est qu'après avoir étudié sérieusement le dimorphisme sexuel dans les séries animales que l'on peut hasarder quelques réflexions sur le féminisme. On a vu, en telles espèces, la femelle plus belle, plus forte, plus active, plus intelligente; on a vu le contraire. On a vu le mâle plus grand ou plus petit; on l'a vu, on le verra parasite, ou pourvoyeur, maître permanent du couple ou de la troupe, fugitif amant, esclave peureux que la femelle sacrifie, son plaisir accompli. Toutes les attitudes, et les mêmes, sont attribuées par la nature aux deux sexes; il n'y a pas, les fonctions spécifiques écartées, un rôle mâle et un rôle femelle: l'un et l'autre, selon les commandements de leur espèce, revêtent le même costume, chaussent le même masque, manient le même épieu, outil ou sabre, sans que l'on puisse savoir, à moins de remonter aux origines et de compulser les archives de la vie, lequel joue en travesti, lequel joue au naturel.
L'abondance de la nourriture, et surtout azotée, produirait un plus grand nombre de femelles. Chez certains animaux à transformation, on peut agir directement sur les individus: des têtards repus d'aliments mixtes, végétaux, larves et viandes hachées, ont donné un excès de femelles approchant de la totalité (95 f.-5 m.). D'autre part, la suralimentation tend à abolir dans les plantes les étamines, qui se transforment en pétales, et même à muer les pétales en feuilles, les boutons en bourgeons. La richesse vitale, le bien-être, la nutrition intensive, abolissent le sexe; mais le dernier touché est le sexe féminin, et c'est lui, en somme, qui persévérera obscurément dans la plante asexuée, revenue aux moyens primitifs de la reproduction, au bouturage. Si l'alimentation excessive tend à supprimer le mâle, c'est donc que la séparation en deux sexes n'est qu'un moyen de diminuer les charges de l'être total. Le type monoïque est une étape vers cette simplification du travail; la femelle, à un moment, élimine son organe mâle, refuse de le nourrir, se libère d'un fardeau dont l'utilité n'est que momentanée. Et par la suite, pourvue elle-même avec surabondance de tout ce qui entretient la vie, elle se dépouille elle-même de l'appareil sexuel spécialisé, se rend asexuée, c'est-à-dire, car ici l'identité des contraires est évidente, sexuée en toutes ses parties: tota femina sexus.
Le mâle est un accident; la femelle aurait suffi. Si brillantes que soient, en certaines espèces animales, les destinées du mâle, c'est la femelle qui est primordiale. Dans l'humanité civilisée, elle naît d'autant plus nombreuse que la civilisation atteint une plus grande plénitude; et cette plénitude diminue également la fécondité générale: qu'il s'agisse de l'homme ou d'un pommier, l'élément mâle croît ou décroît selon la disette ou l'abondance de la nourriture. Mais l'espèce humaine n'est plus assez plastique pour que les variations de naissances soient jamais très grandes entre les deux sexes; et nul animal à sang chaud ne l'est assez pour que cette cause, si active sur les végétaux, soit assez forte pour amener la dissolution du mâle. Il n'y a pas de lois naturelles, mais il y a des tendances, et il y a des limites: les champs d'oscillation sont déterminés par le passé des espèces, un fossé qui se courbe en clôture et ferme, presque de toutes parts, les allées de l'avenir.
C'est un fait, désormais héréditaire, que le mâle de l'espèce humaine a centralisé en lui la plupart des activités indépendantes du moteur sexuel. Il est seul capable d'accomplir le travail désintéressé, celui qui assure des buts étrangers à la conservation physique de l'espèce, mais sans lesquels la civilisation serait impossible ou très différente de ce qu'elle est et de l'idée que nous avons de son avenir. Sans doute, dans l'humanité comme dans le reste de la nature, c'est la femelle qui représente le sexe important. A la rigueur, comme l'abeille maçonne, elle peut suffire aux indispensables besognes, bâtir l'abri, assembler la nourriture, et le mâle pourrait, sans dommage essentiel, en être réduit au rôle strict d'appareil fécondateur. Le nombre des mâles, dans ce cas, pourrait et même devrait diminuer assez rapidement, mais alors les sociétés humaines inclineraient vers le type que représentent les abeilles sociales: le travail continu étant incompatible avec les périodes de maternité, le sexe féminin s'atrophierait, une femelle unique serait élevée à la dignité de reine et de mère, et le reste du peuple travaillerait bêtement pour un idéal extérieur â sa propre sensibilité. Des transformations plus radicales ne seraient pas encore antinaturelles. La parthénogenèse pourrait s'établir: quelques mâles naîtraient de siècle en siècle, comme cela a lieu dans l'ordre intellectuel, qui féconderaient la génération des reins, comme le génie féconde la génération des cerveaux. Mais l'humanité, par la richesse de son intelligence, est moins que les autres espèces animales soumise à la nécessité causale; à force de remuer dans ses rets, elle déplace quelque corde et fait un mouvement inattendu. La venue séculaire des mâles serait inutile si quelque procédé mécanique était trouvé pour exciter à la vie les œufs de la femme comme on excite les œufs des oursins. Les mâles, s'il en naissait encore quelques-uns, de temps en temps, par un jeu atavique de la nature, on les montrerait ainsi que des curiosités, tels nos hermaphrodites.
L'idée féministe conduit à ces chimères. Mais s'il s'agit de détruire le couple et de ne pas le reformer, s'il s'agit d'établir une vaste promiscuité sociale, si le féminisme se résout dans cette formule: la femme libre dans l'amour libre, il est bien plus chimérique encore que toutes les chimères, qui ont au moins leur analogue dans la diversité des mœurs animales. Oui, la parthénogenèse humaine est moins absurde: elle représente un ordre, et la promiscuité est un désordre; l'ordre est toujours plus probable que le désordre. Mais la promiscuité sociale est encore impossible à cause de ceci, que la femme plus faible y serait écrasée. Elle ne lutte avec l'homme que grâce aux privilèges que lui concède l'homme, troublé par l'ivresse sexuelle, intoxiqué et endormi par les fumées du désir. L'égalité factice qu'elle réclame rétablirait son ancien esclavage, le jour où trop de femmes, où toutes les femmes voudraient en jouir: et c'est encore une des solutions possibles de la crise féministe. De quelque côté qu'on regarde cette question, on voit le couple humain se reformer inévitablement.
Il est très difficile, du point de vue de la logique naturelle, de sympathiser avec le féminisme modéré; on accepterait plutôt le féminisme excessif. C'est que, s'il y a de très nombreux exemples de féminisme dans la nature, il y en a très peu de l'égalité sexuelle.
CHAPITRE VIII
LES ORGANES DE L'AMOUR
Le dimorphisme et le parallélisme sexuels.—Les organes sexuels de l'homme et de la femme.—Constance du parallélisme sexuel dans la série animale.—Les organes sexuels externes des mammifères placentaires.—Forme et position du pénis.—L'os pénial.—Le clitoris.—Le vagin.—Les mamelles.—La verge bifide des marsupiaux.—Organes sexuels des reptiles.—Les poissons et les oiseaux à organe pénial.—Organes génitaux des arthropodes.—Essai de classification animale d'après la forme, la disposition, la présence, l'absence des organes extérieurs de la reproduction.
Le dimorphisme sexuel, tant physique que psychique, a évidemment une cause unique, le sexe; et cependant les organes par lesquels diffèrent le moins les espèces qui diffèrent le plus, de femelle à mâle, sont précisément les organes sexuels. C'est qu'ils sont rigoureusement faits l'un pour l'autre, et que l'accord, ici, ne doit pas seulement être harmonique, mais mécanique et mathématique. Ce sont des engrenages qui doivent mordre l'un sur l'autre avec exactitude, soit que, comme chez les oiseaux, il ne se produise qu'un abouchement précis de deux orifices, soit que, comme chez les mammifères, la clef doive pénétrer dans la serrure. Il y a dimorphisme, mais c'est celui du moule et de la statue, du fourreau et de l'épée; pour les parties dont le contact est moins étroit, le parallélisme n'en est pas moins très sensible et très apparent. Cette similitude dans la différence a frappé de tout temps les philosophes, aussi bien que les anatomistes, depuis les insinuations logiques d'Aristote jusqu'à la théorie des analogues de Geoffroy-Saint-Hilaire. Galien avait déjà perçu quelques analogies, plus ou moins exactes: grandes lèvres et prépuce, ovaires et testicules, scrotum et matrice. Il dit textuellement: «Toutes les parties de l'homme se trouvent chez la femme; il n'y a de différence qu'en un point, c'est que les parties de la femme sont internes et celles de l'homme externes, à partir de la région du périnée. Figurez-vous celles qui s'offrent les premières à votre imagination, n'importe lesquelles, retournez en dehors celles de la femme, tournez et repliez en dedans celles de l'homme, et vous les trouverez toutes semblables. Supposez d'abord celles de l'homme rentrées et s'étendant intérieurement entre le rectum et la vessie; dans cette supposition, le scrotum occuperait la place des matrices avec les testicules situés de chaque côté à l'orifice externe. La verge du mâle deviendrait le col de la cavité qui se produit, et la peau de l'extrémité de la verge qu'on nomme prépuce formerait le vagin. Supposez à l'inverse que la matrice se retourne et tombe en dehors, ses testicules (ovaires) ne se trouveraient-ils pas nécessairement en dedans de sa cavité, et celle-ci ne les envelopperait-elle pas comme un scrotum? Le col, caché jusque-là dans le périnée, ne deviendrait-il pas le membre viril, et le vagin, qui n'est qu'un appendice cutané du col, ne deviendrait-il pas le prépuce?» C'est ce passage que Diderot a transposé et rais au courant de la science dans son Rêve de d'Alembert. Cette page de littérature anatomique garde sa valeur d'expression: «La Femme a toutes les parties de l'Homme, et la seule différence qu'il y art est celle d'une bourse pendante au dehors ou d'une bourse retournée en dedans; un fœtus femelle ressemble, à s'y tromper, à un fœtus mâle; la partie qui occasionne l'erreur s'affaisse dans le fœtus femelle à mesure que la bourse intérieure s'étend; elle ne s'oblitère jamais au point de perdre sa première forme; elle est aussi le mobile de la volupté; elle a soit gland, son prépuce, et on remarque à son extrémité un point qui paraîtrait avoir été l'orifice d'un canal urinaire qui s'est fermé; il y a dans l'Homme, depuis l'anus jusqu'au scrotum, intervalle qu'on appelle le périnée, et du scrotum jusqu'à l'extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d'une vulve faufilée; les femmes qui ont le clitoris excessif ont de la barbe; les eunuques n'en ont point, leurs cuisses se fortifient, leurs hanches s'évasent, leurs genoux s'arrondissent, et, en perdant l'organisation caractéristique d'un sexe, ils semblent s'en retourner à la conformation caractéristique de l'autre....» En termes moins littéraires, on considère comme homologues, chez l'homme et la femme, l'ovaire et le testicule; les petites lèvres, le capuchon clitoridien et le fourreau, le prépuce péniens; les grandes lèvres et l'enveloppe du scrotum; le clitoris et le pénis; le vagin et l'utricule prostatique. On trouvera dans les traités spéciaux le détail de ces analogies, qui ne peuvent être expliquées ici avec une précision scientifique. Le seul point à retenir, c'est que les deux sexes, et non pas seulement chez l'homme, bien entendu, et chez les mammifères, mais dans presque toutes les séries animales et végétales, ne sont que la répétition du même être avec spécialisation de fonction. Cette spécialisation peut s'étendre à d'autres fonctions que la fonction sexuelle, au travail (abeilles, fourmis), à la guerre (termites). Le soldat termite est extraordinaire; il ne l'est pas plus que le mâle.
Le parallélisme sexuel est constant à peu près chez tous les vertébrés et les arthropodes; il va jusqu'à l'identité chez les mollusques hermaphrodites, si l'on compare alors non les deux sexes, mais deux individus. Il s'étend, pour chaque sexe considéré séparément, tout le long de la chaîne zoologique. A partir du chaînon où l'être se sépare en deux, on voit s'esquisser les organes sexuels tels qu'ils arrivent dans les animaux supérieurs à un haut degré de complexité, tels que, tout en acquérant des différences de forme ou de position, ils gardent une remarquable stabilité de structure; on dirait presque identité dans les marsupiaux, les reptiles, les poissons, les oiseaux. Pour être clair, il faut procéder du connu à l'inconnu: l'homme est la figure de comparaison à laquelle on rapporte nécessairement les observations faites sur les autres animaux.
Il n'est pas indifférent de connaître le mécanisme normal de l'amour, puisqu'une des prétentions des moralistes est d'en régler les mouvements. L'ignorance est tyrannique; ceux qui ont inventé la morale naturelle connaissaient fort peu la nature: cela leur permit d'être sévères, aucune notion précise n'embarrassant la certitude de leurs gestes. On devient plus discret, quand on a contemplé le tableau prodigieux des habitudes érotiques de l'animalité, et même tout à fait inhabile à décider si, oui ou non, un fait est, ou n'est pas naturel. En vérité, tout est naturel.
L'homme est un mammifère placentaire: à ce titre, ses organes génitaux et la manière de s'en servir lui sont communs avec tous les animaux à poil, mamelles et ombilic. Il n'est pas d'ordinaire entièrement couvert de poils, mais il n'est guère une région du corps où ils ne puissent pousser et les deux sexes en sont également pourvus, avec une abondance souvent extrême, au pubis et aux aisselles. L'organe mâle et actif du mammifère est le pénis, complété, le plus souvent à l'extérieur, par les testicules. Le pénis est, à la fois, conduit excréteur de l'urine et du sperme; une relation analogue existe chez la femelle, et c'est très exactement que l'ensemble de ces organes emmêlés ont été appelés génito-urinaires ou, selon un terme plus récent, uro-génitaux, car il en est de même dans toute la série animale, que l'urètre débouche à l'extérieur, ou qu'il aboutisse, comme chez les oiseaux, dans un cloaque, vestibule commun à toutes les excrétions.
Le pénis des bimanes descend librement; il pend en avant du pubis chez les quadrumanes et les chéiroptères (chauves-souris). La chauve-souris se rapproche étrangement de l'homme ou, en général, des primates: cinq doigts aux mains, dont un pouce, cinq doigts aux pieds, mamelles pectorales, flux mensuel, pénis libre; c'est une petite caricature humaine dont le vol effaré et brusque enveloppe le soir nos maisons. Chez les carnassiers, les ruminants, les pachydermes, les solipèdes et plusieurs autres familles de mammifères, le pénis est engainé dans un fourreau qui s'applique le long du ventre. Il est ainsi mieux préservé contre les accidents, les piqûres d'insectes, en même temps que sa sensibilité se conserve intacte. Des voyageurs, au dire de Buffon, ont vu les Patagons chercher un résultat analogue en se nouant le prépuce au-dessus du gland, comme un sac avec une cordelette: ainsi la main de l'homme lui permet de perfectionner son corps ou de le mutiler. Les mutilations et les déformations sexuelles, circoncision des Sémites et des sauvages, excision des illuminés russes, perforation transversale du gland, aplatissement chirurgical de la verge, sont extrêmement fréquentes. La main des chéiroptères est entravée; celle des quadrumanes n'a qu'un rôle sexuel, la masturbation. Elle peut cependant servir de bouclier contre les dangers extérieurs; beaucoup de quadrupèdes, pourtant mieux abrités, se servent dans le même but de leur queue: quand ils la ramènent entre leurs jambes, c'est tantôt un geste psychologique, pudeur ou refus des femelles, tantôt un geste de préservation. Le mouvement de la Vénus pudique, celui de l'homme qui sort nu d'un bain n'ont pas d'autre origine. Les singes, dès qu'ils cessent de remuer, portent leurs mains à leurs parties sexuelles. Des Polynésiens, avant le christianisme, avaient l'habitude, quand ils restaient debout, de tenir à pleines mains leur scrotum, la verge pendante entre deux doigts, attitude de dandy sauvage. Le scrotum manque à quelques espèces, comme Pline l'avait déjà remarqué: Testes elephanto occulti. Chez le chameau, les testicules roulent sous la peau de la région inguinale; les testicules des rats sont également internes, mais ils sortent à la saison du rut et prennent alors un développement énorme. Les singes ont souvent la peau des bourses bleue, rouge ou verte, comme aussi d'autres parties dénudées de leur corps.
Le chameau, le dromadaire, les chats ont l'extrémité du pénis repliée en arrière (cette position explique la manière dont les matous projettent l'urine); elle ne se redresse et ne se porte en avant que dans l'érection. Le fourreau des rongeurs, et non plus seulement la verge, se dirige en arrière et aboutit tout près de l'anus, et devant. Le pénis est grêle chez les ruminants, le sanglier; gras et rond chez les solipèdes, l'éléphant, le lamentin; gras et conique chez le dauphin; cylindrique chez les rongeurs et les primates. Le gland, qui affecte toutes les formes intermédiaires entre la boule et la pointe, prend, chez le rhinocéros, celle d'une grossière fleur de lys. Il se hérisse chez le chat de petites épines inclinées vers la base et, chez l'agouti, la gerboise, il est muni de crochets rétenteurs qui agrippent les organes de la femelle.
La verge de beaucoup de mammifères, véritable membre, est soutenue par un os intérieur formé aux dépens de la cloison conjonctive qui sépare les deux corps caverneux. Cet os pénial se rencontre chez beaucoup de quadrumanes, chimpanzés, orangs, chez la plupart des carnassiers (la hyène exceptée), chiens, loups, félins, martre, loutre, blaireau; chez les rongeurs, le castor, les phoques, les cétacés; il manque chez les ruminants, les pachydermes, les insectivores, les édentés. Chez l'homme, on en trouve trace, parfois, sous la forme d'un mince cartilage, prismatique. Énorme dans l'énorme pénis des baleines, il ressemble à un battant de cloche. L'os pénial diminue la capacité érectile de la verge, en arrêtant le développement des corps caverneux; mais il assure la rigidité du membre, obtenue dans l'autre type pénial par l'afflux du sang qui produit un gonflement. L'homme devrait avoir un os pénial; il l'a perdu au cours des âges et c'est sans doute fort heureux, car une rigidité permanente, ou trop facilement obtenue, eût augmenté jusqu'à la folie la salacité de son espèce. C'est peut-être à cette cause qu'est due la rareté des grands singes, pourtant forts et agiles. Cela serait confirmé, si le cartilage pénial se rencontrait régulièrement chez les hommes très lascifs, ou avec une certaine fréquence dans les races humaines les plus adonnées à l'érotisme.
Le pénis se retrouve dans la femelle sous la forme du clitoris. Presque aussi volumineux qu'un pénis vrai chez les quadrumanes, il est atrophié en d'autres espèces. Chez les femmes, il varie individuellement, quelques-unes étant, sous ce rapport, quadrumanes. Parfois le clitoris est perforé, pour laisser passage à l'urètre (quelques singes, la taupe); une légère trace de cet ancien méat se voit sur la tête du clitoris féminin. Dans les espèces dont les mâles ont un os pénial, les femelles possèdent souvent un os clitoridien, et rien n'affirme plus nettement le parallélisme de ces deux organes dont l'un ne sert plus qu'à la volupté, après avoir été peut-être, en des temps très éloignés, et quand l'homme rampait parmi les invertébrés marins, un instrument réel de la fécondation. Les grandes lèvres, qui limitent l'orifice général de la vulve, n'existent que chez la femme et, moins marquées, chez la femelle orang. Circulaire chez les rongeurs, transversale, exemple unique, chez la hyène, cette bête hétéroclite, la vulve est longitudinale dans tous les autres mammifères. Complètement imperforé chez la taupe, le vagin est plus ou moins fermé par une membrane, que déchire le pénis aux premières approches, chez la femme, plusieurs quadrumanes, quelques petits singes, le ouistiti, quelques carnassiers, l'ours, la hyène, le phoque à ventre blanc, le daman (ongulés); elle est remplacée, chez le chien, le chat, les ruminants, par un étranglement annulaire entre le vagin et le vestibule. L'hymen n'est donc nullement particulier aux vierges humaines, et il n'y a nulle gloire à un privilège que l'on partage avec les ouistitis!
La menstruation se rencontre chez les quadrumanes, chez les chauves-souris; d'autres femelles de mammifères présentent un écoulement sanguinolent, mais limité à la période du rut. La position des mamelles est variable, ainsi que leur nombre: inguinales chez les ruminants, les solipèdes, les cétacés, ventrales chez les chiens, les porcs, elles sont pectorales, et toujours au nombre de deux, chez presque tous les primates, les chiroptères, les éléphants et chez les Siréniens qui, à cause de cela, sans doute, parurent aux; marins de jadis semblables à leurs femmes.
D'autres particularités et correspondances seront examinées au chapitre suivant, qui traitera du mécanisme de l'amour, de la méthode employée par les divers animaux pour utiliser leurs organes selon le commandement de la nature. Il reste à considérer les mammifères inférieurs et les autres vertébrés dont les instruments de fécondation ressemblent sensiblement à ceux des mammifères.
Chez l'homme et les autres placentaires, la verge bifide est un fait tératologique qui ne se rencontre que chez des monstres doubles incomplets. C'est au contraire la forme la plus générale chez les marsupiaux. A ce pénis double, au moins à partir du gland, correspond naturellement un double vagin; il en est ainsi chez la sarigue, le Kangourou. La bipartite originelle se retrouve régulièrement dans l'utérus de quelques placentaires, lièvres, rats, chauves-souris, les carnivores. L'utérus des marsupiaux est simple et sans rétrécissement au col. On sait que leurs petits n'y séjournent que fort peu de temps, qu'ils naissent, non à l'état de fœtus, mais à l'état de germes, et achèvent leur développement dans la poche marsupiale. Une sarigue, destinée à acquérir la taille d'un chat ordinaire, est à sa naissance à peu près de la grosseur d'un haricot. Ces animaux diffèrent donc profondément des autres mammifères.
Parmi les reptiles, les uns, comme les crocodiles et la plupart des chéloniens, n'ont qu'une verge simple; quelques tortues ont l'extrémité du pénis bifide; il est multifide chez le trionix, tortue Carnivore et justement qualifiée de féroce. Les sauriens et les ophidiens peuvent déployer en dehors du cloaque deux verges érectiles; elles sont chez les sauriens, ou lézards, courtes, rondes et hérissées d'épines. Les femelles n'ont de clitoris que quand leur mâle n'a qu'une seule verge; du moins cet organe n'est-il bien constitué que chez les crocodiliens et les chéloniens.
La copulation est inconnue des batraciens, dont le contact est cependant très étroit; elle est inconnue de la plupart des poissons, dont les amours sont exempts même du contact. Cependant quelques sélaciens (les squales, les raies), peut-être aussi un ou deux téléostéens (poissons osseux) et la lamproie, possèdent un organe copulateur qui pénètre réellement dans l'organe femelle.
Les oiseaux qui possèdent un pénis, ou un tubercule érectile et rétractile qui en fait l'office, sont l'autruche, le casoar, le canard, le cygne, l'oie, l'outarde, le nandou et quelques espèces voisines; leurs femelles ont un organe clitoridien. Chez l'autruche, c'est une véritable verge, longue de cinq ou six pouces, creusée d'un sillon qui sert de conduit à la liqueur séminale, énorme dans l'érection, en forme de langue. La femelle a un clitoris et le coït s'accomplit exactement comme chez les mammifères. Le cygne et le canard sont également fort bien doués d'un tubercule érectile apte à la copulation; et cela explique, en même temps que l'histoire de Léda, la réputation libidineuse du canard et ses exploits dans les basses-cours, véritables abbayes de Thélème.
On ne peut pas décrire ici les organes copulateurs des arthropodes, qui comprennent les insectes proprement dits. Il suffit de noter que, si Variées que soient leurs formes, ils se comportent sensiblement comme ceux des mammifères supérieurs et se composent des deux pièces essentielles: le pénis, renfermé dans un étui pénial, et le vagin, prolongé par la poche copulatrice, qui reçoit le pénis. Pour les poissons et les oiseaux, les organes externes faisant défaut, tout se réduit à des méthodes que l'on examinera dans la suite. Les mollusques hermaphrodites, à l'appareil sexuel si merveilleusement compliqué, doivent également être considérés à part. Enfin, les mœurs amoureuses des insectes formeront une suite de chapitres exemplaires.
Dès à présent, en ne tenant compte que des organes extérieurs du mâle ou des organes qui, internes au repos, surgissent au moment du coït, on pourrait essayer une vague classification nouvelle des séries animales.
1. Présence d'un pénis ou d'un tubercule copulateur érectile: mammifères placentaires, depuis l'homme jusqu'aux marsupiaux exclusivement; quelques coureurs et palmipèdes; les crocodiliens; les chéloniens; quelques sélaciens; les arthropodes; les rotifères.
2. Présence d'un pénis bifide: les marsupiaux; les sauriens; les chéloniens; les scorpionides.
3. Disjonction de l'appareil sécréteur et de l'appareil copulateur: araignées, libellules.
4. Absence de pénis, copulation par contact: monotrèmes (ornithorynque), oiseaux, batraciens, crustacés.
5. Pas de copulation; fécondation extérieure des œufs: poissons, échinodermes.
6. Transmission indirecte du sperme avec ou sans contact (par le spermatophore): céphalopodes, orthoptères.
7. Hermaphrodisme: mollusques, tuniciers, vers.
8. Reproduction monogame: les protozoaires et quelques-uns des derniers métazoaires.
Il faudrait bien des distinctions et des exceptions pour rendre ce tableau un peu moins imprécis. Il n'est cependant pas inexact, quoique incomplet et sans nuances, et il permet de voir que la séparation des sexes avec appareils copulateurs bien caractérisés n'est pas un signe absolu de supériorité animale; que cependant il se rencontre chez les animaux les mieux doués; que les oiseaux, avec leur système génital à peine esquissé, semblent représenter dans la nature un type élevé, par la simplicité des organes et des moyens; que les sexes sans copulation profonde ou superficielle tendent, comme chez les poissons, à devenir ou à demeurer identiques; que tous les modes de fécondation différents de la copulation sont exclusivement attribués à des espèces inférieures; que l'hermaphrodisme ne fut qu'un essai limité à une catégorie d'êtres particulièrement manques pour tout ce qui n'est pas reproduction; que l'absence de sexe caractérise uniquement les premières formes de la vie.
Si l'on considère, non plus le mode de copulation, mais l'appareil lui-même, avec sa partie mâle, le pénis, et sa partie femelle, le vagin, on voit nettement que ces organes très particuliers ne se rencontrent guère, bien dessinés, que dans les deux grands embranchements où l'intelligence est le plus développée: les mammifères, les arthropodes. Il y aurait peut-être une certaine corrélation entre la copulation complète et profonde et le développement cérébral.
CHAPITRE IX
LE MÉCANISME DE L'AMOUR
I. La Copulation: Vertébrés.—Ses variétés très nombreuses et sa fixité spécifique.—Immoralité apparente de la nature.—L'ethnographie sexuelle.—Mécanisme humain.—Le cavalage.—Forme et durée de l'accouplement chez divers mammifères.—Aberrations sexuelles chirurgicales: l'ampallang.—La douleur, comme frein sexuel.—L'hymen.—La taupe.—Passivité de la femelle.—L'ovule, figure psychologique de la femelle.—Manie d'attribuer aux animaux des vertus humaines.—La pudeur des éléphants.—Mécanisme de l'accouplement chez les baleines, les phoques, les tortues.—Chez certains ophidiens et certains poissons.
I. La Copulation: Vertébrés.-Les Figuræ Veneris de Forberg épuisent en quarante-huit exemples les modes de conjugaison accessibles à l'espèce humaine; les manuels érotiques de l'Inde imaginent quelques variantes, quelques perfectionnements voluptueux. Mais il s'en faut de beaucoup que toutes ces juxtapositions soient favorables à la fécondation; la plupart même n'ont été inventées que pour éluder un résultat trop logique et trop matériel. Les animaux assurément, les plus déliés comme les plus stupides, ignorent toute méthode de fraude conjugale; nulle dissociation, il est inutile de le dire, ne peut se faire dans leur cerveau rudimentaire entre la sensation sexuelle et la sensation maternelle, la sensation paternelle encore bien moins. L'ingéniosité de chaque espèce est donc brève; mais l'ingéniosité universelle de la faune est immense, et il est peu d'imaginations humaines, parmi celles que nous qualifions de perverses et même de monstrueuses, qui ne soient le droit et la norme en telle ou telle région de l'empire des bêtes. Des pratiques fort analogues (encore que très différentes par le but) à diverses pratiques onanistes, à la spermatophagie même, au sadisme, sont imposées à d'innocentes bêtes et représentent pour elles la vertu familiale et la chasteté. Un médecin, qui n'en a pas tiré beaucoup de gloire, inventa ou propagea la fécondation artificielle: il imitait les libellules et les araignées; M. de Sade aimait à imaginer des ruts où le sang coulait en même temps que le sperme: berquinades, si l'on contemple, non sans effarement, les mœurs d'un ingénieux orthoptère, la mante religieuse, l'insecte qui prie Dieu, comme disent les Provençaux, la prego-Diou, la prophétesse, disaient les Grecs! Les vers de Baudelaire, bafouant ceux qui veulent «aux choses de l'amour mêler l'honnêteté», ont une valeur non pas seulement morale, mais scientifique. En amour, tout est vrai, tout est juste, tout est noble, dès que, comme chez les animaux les plus fous, il s'agit d'un jeu inspiré par le désir créateur. Il est plus difficile, sans doute, de justifier les fantaisies purement exonératrices, surtout si on se laisse aveugler par l'idée de finalité spécifique; on peut affirmer cependant, et on n'en dira pas davantage sur ce sujet, que des animaux n'ignorent ni la sodomie ni l'onanisme, et qu'ils y cèdent, poussés par la nécessité, en l'absence des femelles. Sénancour a écrit sur ces pratiques dans l'humanité des pages sages et hardies.
L'ethnographie sexuelle existe à peine. Les renseignements épars sur ce sujet, pourtant très important, n'ont pas été coordonnés; cela serait peu, ils n'ont pas été vérifiés. On ne sait de précis sur les usages coïtaux que ce que la vie en apprend, les questions de ce genre étant fort difficiles à poser et les réponses toujours équivoques. Il y a là toute une science qui a été corrompue par la pudeur chrétienne. Un mot d'ordre encore obéi a été lancé jadis, et l'on cache tout ce qui unit sexuellement l'homme à l'animal, tout ce qui prouve l'unité d'origine de ce qui a vie et sentiment. Les médecins qui ont étudié cette question n'ont connu que l'anormal, que la maladie: il serait imprudent de conclure de leurs observations à des pratiques générales. La meilleure source, du moins pour les races européennes, c'est encore la casuistique. De l'énumération des péchés contre la chasteté relevés par les confesseurs de profession, on pourrait, après quelque étude, déduire les mœurs sexuelles secrètes de l'humanité civilisée. Mais il faudrait bien se garder de conserver soit la vieille idée du péché, soit l'idée, identique sous une forme moderne, de faute, de délit, d'erreur. Des pratiques communes à tout un groupe ethnique ne peuvent pas être jugées autrement que normales, et il importe peu qu'elles soient stygmatisées par les apologistes des bonnes mœurs. Ce qui est bon, c'est ce qui est, et ce qui est contient ce qui sera. Il est assuré que les bimanes et les quadrumanes sont fort libertins, que cela tienne à leur souplesse physique ou à leur intelligence. C'est un fait indéniable et insurmontable, quoique fâcheux. Le couple humain a tiré de cette tendance mille fantaisies érotiques qui, en se disciplinant, ont abouti à la création d'une véritable méthode sexuelle, soit de plaisir désintéressé, soit de préservation contre la fécondité: n'est-ce point important et comment disserter sur la dépopulation, par exemple, si l'on perd de vue ce fait primordial? Que peut le raisonnement, moral ou patriotique, devant un instinct qui est devenu, ou redevenu une pratique intelligente et consciente, liée à ce qu'il y a de plus profond dans la sensibilité humaine? Il est fort difficile, surtout quand il s'agit de l'homme, de faire le départ entre le normal et l'anormal. Mais qu'est-ce que le normal, qu'est-ce que le naturel? La nature ignore cet adjectif qu'on a tiré de son sein plein d'illusions, peut-être par ironie, peut-être par ignorance.
Il n'est pas très utile de décrire le cavalage humain, qui d'ailleurs n'est pas strictement un cavalage, la femelle étant attaquée par devant. Le cavalage véritable a été, comme on le sait, vanté par Lucrèce, quoiqu'il ait, ce qui n'enlève rien à ses mérites, un air franchement animal; c'est la forme de l'amour appelée par les théologiens more bestiarum, et par Lucrèce more ferarum, ce qui est la même chose:
Et quibus ipsa modis tractetur blanda voluptas,
Et quoque permagni refert; nam more ferarum,
Quadrupedumque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores, quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.
Ce mode, préconisé par Lucrèce comme le plus favorable à la fécondation, est celui de presque tous les mammifères, de presque tous les insectes et de beaucoup de familles animales. Les singes, grands et petits, n'en connaissent pas d'autre. L'architecture de leur corps leur rendrait fort difficile la copulation face à face. Il ne faut pas oublier, en effet, que la station debout n'est jamais que momentanée, même chez les orangs et les chimpanzés; ils ne tiennent pas beaucoup mieux en équilibre que les ours, beaucoup moins bien que les kangourous, les marmottes ou les écureuils: même quand ils se dressent, on sent qu'ils ont quatre pattes. L'amour, chez eux, n'est pas libéré des saisons, et quoiqu'ils soient libidineux toute l'année, ils ne semblent aptes à la génération que durant quelques semaines de rut: alors leurs organes génitaux acquièrent une rigidité permanente; les mamelles des guenons, aussi maigres d'ordinaire que celles du mâle, ne se gonflent que pendant cette même période. Il y a donc très loin, au point de vue sexuel, de l'homme aux grands singes, ses voisins anatomiques.
L'homme, et même parmi les espèces les plus humbles, a dompté l'amour et l'a rendu son esclave quotidien, en même temps qu'il a varié les accomplissements de son désir et qu'il en a rendu possible le renouvellement à bref intervalle. Cette domestication de l'amour est une œuvre intellectuelle, due à la richesse et à la puissance de notre système nerveux, capable aussi bien des longs silences que des longs discours physiologiques, de l'action et de la réflexion. Le cerveau de l'homme est un maître ingénieux qui a su tirer d'organes, sans supériorité bien évidente, les travaux les plus compliqués, les jouissances les plus aiguës; sa maîtrise est très faible chez les quadrumanes et les autres mammifères; elle est très forte chez beaucoup d'insectes, comme on l'expliquera en un chapitre ultérieur.
On n'attend pas une description minutieuse du mécanisme extérieur de l'amour chez toutes les espèces animales. Cela serait long, difficile et ennuyeux. Quelques exemples suffiront, parmi les plus caractéristiques. La durée du coït est extrêmement variable, même chez les mammifères supérieurs. Très lent chez le chien, l'accouplement n'est qu'un éclair chez le taureau, chez le bélier, où il s'appelle la «lutte». Le taureau ne fait vraiment qu'entrer et sortir, et c'est un spectacle très philosophique, car on comprend aussitôt que ce qui pousse cette bête fougueuse vers la femelle, ce n'est pas l'attrait d'un plaisir trop rapide pour être profondément senti, mais une force extérieure à l'individu, quoique incluse dans son organisme. Par sa durée excessive et douloureuse, le coït du chien prête d'ailleurs à des réflexions analogues:
In triviis quum sæpe canes discedere aventes
Diversi cupidine summis ex viribus tendunt.
(LUCRÈCE.)
C'est que la verge du chien contient un os creux dont la cavité laisse passage à l'urètre. Autour de cet os se trouvent des tissus érectiles dont l'un, le nœud de la verge, se gonfle démesurément pendant le coït et empêche la disjonction des deux animaux, l'acte accompli. Ils restent longtemps penauds, n'arrivent à se libérer que longtemps après que leur désir s'est mué en dégoût, figure grotesque et lamentable de bien des liaisons humaines.
Notre autre animal familier, le chat, n'a pas de plus heureuses amours. Son pénis est en effet garni d'épines, de papilles cornées, vers la pointe, et l'intromission, autant que la séparation, ne va pas sans gémissements. C'est ce que l'on entend la nuit, cris de douleur et non de volupté, hurlements de la bête que la nature a prise au piège. Cela n'empêche pas la femelle d'être fort entreprenante: répondant à l'appel du mâle, qui la poursuit, elle l'excite de cent façons, le mordille à la nuque et au ventre, avec une insistance qui a donné, dit-on, une métaphore à la langue érotique. Mais la morsure à la nuque est bien plus curieuse, étant d'une intention bien moins directe. Les chiennes aussi mordent à la nuque le mâle avec lequel elles préludent. C'est vers la nuque que se trouve le bulbe, noyau d'origine des nerfs qui gouvernent la région sacrée, les fonctions génitales.
La douleur qui accompagne les actes sexuels doit être exactement différenciée de la douleur passive. Il est très possible (les femmes pourraient en témoigner) que les soupirs ou même les cris poussés en de tels moments soient l'expression d'une sensation mélangée, où la joie ait presque autant de part que la souffrance. Ne jugeons pas les exclamations félines d'après l'acuité de leur timbre; massacrées par la verge cruelle de leur mâle, les chattes hurlent, mais elles attendent la bénédiction suprême. La rigueur des premières approches n'est peut-être que la promesse de délices plus profondes: c'est ce que certaines femmes ont pensé.
On sait que la langue des chats est rugueuse: telle est la langue et aussi toutes les muqueuses des nègres. Cette âpreté de surface augmente notablement le plaisir génital, comme en témoignent ceux qui ont connu des négresses; elle a été perfectionnée. Les Dayaks de Bornéo se transpercent l'extrémité du pénis, à travers la fosse naviculaire, pour y adapter une cheville terminée de chaque côté par des touffes de poils rigides en forme de brosse. Avant de se donner, les femmes, par certaines ruses, certains gestes traditionnels, indiquent la longueur de la brosse qu'elles désirent. A Java, on remplace cet appareil, appelé ampallang, par un fourreau, plus ou moins épais, de peau de chèvre. En d'autres pays, ce sont des incrustations de petits cailloux qui font du gland une masse bosselée; et ces cailloux sont parfois substitués par de minuscules grelots, si bien que les hommes font, quand ils courent, un bruit de mules, et que les femmes attentives jugent de leur valeur d'après l'intensité de leur musique sexuelle. Ces coutumes, signalées par de Paw chez certains indigènes de l'Amérique, n'ont pas été observées récemment, sans doute parce que la pudeur chrétienne des voyageurs modernes oblitère leurs yeux et leurs oreilles, quand il convient. Aucun usage ne s'abolit que devant un autre usage plus utile à la sensualité, et l'imagination, en ces matières, semble, au lieu de reculer, faire des progrès. Il est vrai que les inventeurs se cachent, même dans les pays sauvages, la morale sexuelle tendant à devenir uniforme.
Ces artifices, qui nous paraissent singuliers, ont certainement été créés ù l'instigation des femmes, puisque ce sont elles qui en profitent. Les mâles s'y sont soumis, heureux sans doute de se délivrer ainsi, au prix d'une souffrance passagère, de la terrible lascivité de leurs femelles. Raclées, écorchées par de tels instruments, elles doivent, au moins pour quelques jours, fuir le mâle et cuver en silence leurs souvenirs luxurieux. Les Chinois et les Japonais, dont les femmes sont également très lascives, connaissent des moyens analogues; ils ont aussi inventé, pour dompter leurs compagnes, d'ingénieuses méthodes onanistes qui leur permettent, cependant que la paix règne au foyer, de vaquer à leurs affaires. Étrange dissemblance entre les races ou espèces humaines: les Aryens, dans le même but, se sont servis du frein religieux, de la prière, de l'idée de péché, et finalement de la liberté, c'est-à-dire du plaisir de vanité qui étourdit la femme et l'invite à plaire à autrui avant de se satisfaire elle-même.
La femme n'est pas le seul mammifère pour lequel, en dehors de la forme singulière du pénis, les premières approches soient douloureuses; mais il n'est peut-être aucune femelle qui ait, autant que la taupe, de justes motifs pour craindre le mâle. Sa vulve, extérieurement imperforée, est voilée de peau velue comme le reste du corps; elle doit, pour être fécondée, subir une véritable opération chirurgicale. On sait comment vivent ces bêtes, creusant, à la recherche de leur nourriture, de longues galeries souterraines, dont les déblais, rejetés de place en place, forment les taupinières. A l'époque du rut, oubliant ses chasses, le mâle se met en quête d'une femelle et, dès qui l'a devinée, il creuse dans sa direction, excave avec fureur la terre hostile. Se sentant pourchassée, la femelle fuit. L'instinct héréditaire la fait trembler devant l'outil qui va lui ouvrir le ventre, devant ce redoutable pénis armé d'une tarière qui perfora sa mère et toutes ses aïeules. Elle fuit, elle creuse, à mesure que le mâle s'avance, des tunnels enchevêtrés où peut-être son persécuteur finira par perdre son chemin; mais le mâle, lui aussi, est instruit par l'hérédité: il ne suit pas la femelle, il la contourne, l'enveloppe, finit par l'acculer dans une impasse, et, tandis qu'elle enfonce encore dans la terre son museau aveugle, il l'agrippe, l'opère et la féconde. Quel plus charmant emblème de la pudeur que cette petite bête au pelage noir et doux? Et quelle vierge humaine montra jamais une telle constance à garder sa vertu? Et laquelle, seule dans la nuit d'un palais souterrain, userait ses mains à ouvrir les murs, toute sa force à fuir son amant? Des philosophes ont cru que la pudeur sexuelle était un sentiment artificiel, fruit des civilisations: ils ne connaissaient pas l'histoire de la taupe, ni aucune des histoires vraies qui sont dans la nature, car presque toutes les femelles sont craintives, presque toutes réagissent, à l'apparition du mâle, par la peur et par la fuite. Nos vertus ne sont jamais que des tendances physiologiques, et les plus belles sont celles dont il est interdit même d'essayer l'explication. Pourquoi la chatte est-elle violente et pourquoi la taupe est-elle peureuse? Sans doute la taupe se tient dans la règle, tout en exagérant sa rigueur, mais pourquoi cette règle?
Il n'y a pas de règle; il n'y a que des faits que nous groupons sous des modes perceptibles à notre intelligence, des faits toujours provisoires et qu'un changement de perspective suffirait à dénaturer. La notion de règle, la notion de loi, aveux de notre impuissance à poursuivre dans ses origines logiques la généalogie d'un fait. La loi, c'est une manière de dire, une abréviation, un point de repos. La loi, c'est la moitié des faits plus un. Toute loi est à la merci d'un accident, d'une rencontre inopinée; et pourtant, sans l'idée de loi, tout ne serait que nuit dans la connaissance.
«Le mâle, dit Aristote, en son Traité de la génération, représente la forme spécifique; la femelle, la matière. Elle est passive en tant que femelle, tandis que le mâle est actif.»
La pudeur sexuelle est un fait de passivité sexuelle. Le moment arrivera, pour la femelle, d'être, à son tour, active et forte, quand elle sera fécondée, quand elle aura à donner le jour et la pâture à la postérité de sa race. Le mâle alors redeviendra inerte: partage équitable de la dépense des forces, juste division du travail. Cette passivité de l'élément femelle se retrouve dans la figuration même de l'animalité, formée par l'œuf et le spermatozoïde. On en voit le jeu dans un microscope: l'œuf attend, solide comme une forteresse ou comme une femme que beaucoup d'hommes regardent et convoitent; les petits animaux se mettent en marche, ils assiègent l'enceinte, ils la heurtent de leur tête: l'un d'eux a brisé la muraille, il entre, et dès que sa queue de têtard a franchi la brèche, la blessure se referme. Toute l'activité de cette femelle embryonnaire se réduit à ce geste; la plupart de ses grandes sœurs n'en connaissent pas d'autre. Leur libre arbitre, presque toujours, consiste en ceci: qu'elles accueillent un seul des arrivants, sans que l'on puisse bien savoir si c'est un choix physiologique ou un choix mécanique.
La femelle attend, ou elle fuit, ce qui est encore une manière d'attendre, une manière active; car, non seulement se cupit ante videri, mais elle désire être prise, elle veut accomplir sa destinée. C'est sans doute pour cela que, dans les espèces où le mâle est faible ou timide, la femelle se résigne à une agression exigée par le souci des générations futures. En somme, il y a deux forces en présence: l'une est l'aimant, l'autre l'aiguille. La plupart du temps, la femelle est l'aimant; parfois elle est l'aiguille. Ce sont des détails de mécanisme qui ne modifient pas la marche générale de la machine et son but. A l'origine de tout sentiment, il y a un fait irréductible et incompréhensible en soi. Le raisonnement commun part du sentiment pour expliquer le fait; cela donne l'absurde résultat de faire courir la pensée dans une piste fermée, comme un cheval de cirque. L'ignorantisme kantien est le chef-d'œuvre de ces exercices de manège, où, partant de l'écurie catégorique, le savant quadrupède y retourne nécessairement, ayant crevé tous les disques en papier du raisonnement scolastique. Les observateurs des mœurs animales tombent régulièrement dans ce préjugé d'attribuer aux bêtes les principes directeurs qu'une longue éducation philosophique et surtout chrétienne a inculqués à la rétive docilité humaine. Toussenel et Romanes ne sont que rarement supérieurs en clairvoyance aux plus humbles possesseurs d'un prodigieux chien, d'un chat miraculeux: il faut rejeter comme apocryphes les anecdotes sur l'intelligence des animaux et surtout celles où l'on vante leur sensibilité, où l'on célèbre leurs vertus. Non pas qu'elles soient nécessairement inexactes, mais parce que la manière de les interpréter a vicié, dans le principe, la manière de les regarder. Un seul observateur m'a paru digne de foi en ces matières: c'est; J.-H. Fabre, l'homme qui, depuis Réaumur, a pénétré le plus avant dans l'intimité des insectes, et dont l'œuvre est véritablement créatrice, peut-être sans qu'il s'en soit douté, de la psychologie générale des animaux.
C'est la manie d'attribuer aux bêtes la connaissance intuitive de notre catéchisme moral qui a créé la légende de la pudeur sexuelle des éléphants. Ces chastes monstres, disait-on, se cachent pour faire l'amour; animés d'une sensibilité toute romantique, ils ne sauraient s'épancher que dans le mystère des jungles, dans le labyrinthe des forêts vierges: et c'est pourquoi on n'en aurait jamais vu se reproduire en captivité. Rien de plus sot: l'éléphant de jardin public ou de cirque fait assez volontiers l'amour, quoique avec moins d'entrain que dans la forêt natale, ainsi que presque tous les animaux nouvellement captifs. Il se reproduit sous l'œil de l'homme avec une indifférence parfaite, et nul cornac n'empêche l'éléphante, qui est fort lascive, de manifester à haute voix ses désirs impudiques. Comme sa vulve s'ouvre non pas entre les jambes, mais vers le milieu de l'abdomen, Buffon avait cru qu'elle devait se mettre sur le dos pour recevoir le mâle. Il n'en est rien, mais elle est cependant soumise à un geste particulier: elle s'agenouille.
Les baleines, qui sont de beaucoup les plus grands mammifères, obéissent à un rite spécial commandé par leur absence de membres et l'élément où elles vivent: les deux colosses s'inclinent sur le côté, comme des navires blessés et, obliquement, ventre à ventre, se joignent. L'organe mâle est énorme, même à l'état de repos, six à huit pieds de long (deux à trois mètres) sur quinze à dix-huit pouces de circonférence. La vulve de la femelle est longitudinale; tout près et devant se trouve le mamelon qui, en cas de lactation, fait une longue saillie. Ce mamelon est pourvu d'un pouvoir éjaculateur; le baleineau s'y accroche par les lèvres et le lait lui est envoyé comme par une pompe, merveilleuse accommodation des organes aux nécessités du milieu.
L'anatomie force les femelles des phoques et des morses à se renverser sur le dos pour recevoir le mâle. Dans l'espèce appelée communément lion marin, la femelle semble, selon des observations peut-être écourtées, faire les avances. Le mâle étant étalé au repos, elle se roule devant lui, l'agace, cependant qu'il grogne. Elle parvient à l'émouvoir et ils s'en vont jouer dans l'eau. Au retour, la femelle se place sur le dos, et le mâle, qui est bien plus gros et bien plus long, la couvre en s'arcboutant sur ses bras. L'accouplement dure de sept à huit minutes. L'attitude des femelles phoques est également celle des hérissonnes et, vraiment, le cavalage serait ici particulièrement épineux. Malgré son toit, le mâle de la tortue grimpe sur la femelle et s'y installe, cramponné à la carapace avec les ongles dont ses pieds antérieurs sont armés: il y demeure quinze jours, ayant introduit lentement dans les organes patients sa verge longue et ronde, terminée par une sorte de boule à pointe, pressant de toutes ses forces l'énorme clitoris de la femelle. Nous voici loin des mammifères et de la fougue du taureau; cet accouplement, qui dure toute une saison, nous achemine vers la paresse voluptueuse des dégoûtants et merveilleux gastéropodes. D'après des récits qui ne sont peut-être pas contradictoires, les crocodiles s'accoupleraient dans l'eau, selon les uns, sur terre, selon les autres; dans l'eau, latéralement; sur terre, la femelle renversée. Ce serait le mâle qui mettrait lui-même la femelle sur le dos, puis, le coït accompli, lui aiderait à se relever: spectacle charmant, que je ne puis garantir véridique, mais qui donnerait la meilleure idée de la galanterie de ces anciens dieux!
J'ignore si la remarque en fut jamais faite: le caducée de Mercure représente deux serpents accouplés. Décrire le caducée, c'est décrire le mécanisme de l'amour chez les ophidiens. Le pénis bifurqué pénètre dans le vagin, les corps s'enlacent de plis et de replis, cependant que les deux têtes se redressent sur les cols raidis et se regardent fixement, longtemps, les yeux dans les yeux.
Quelques poissons ont un organe pénial; ils peuvent donc réaliser une véritable copulation; tels squales, roussettes, requins, biches. Les mâles agrippent; les femelles et les maintiennent avec des crochets souvent formés, aux dépens de la nageoire abdominale, par des pièces cartilagineuses qui pénètrent dans l'orifice femelle et servent de glissoire au pénis. Le mâle de la raie saisit la femelle, la retourne, se colle sur elle ventre à ventre, la maintient avec ses tenailles péniale et réalise l'accouplement, lâchant sa semence qui pénètre dans le cloaque. L'opération se répète à plusieurs reprises, séparée par la mise au jour des raitons, qui naissent vivants, et dure jusqu'à ce que la femelle soit déchargée de la plus grande partie de ses œufs.
CHAPITRE X
LE MÉCANISME DE L'AMOUR
II. La Copulation (suite): Arthropodes.—Les scorpions.—Les gros crustacés aquatiques.—Les petits crustacés.—L'hydrachne.—Le scutellère.—Le hanneton.—Les papillons.—Les mouches, etc.—Sur la variation des mœurs sexuelles animales.
II. La Copulation (suite): Arthropodes.—C'est parmi les insectes, les batraciens, les mollusques qu'on rencontre les modes de fécondation les plus curieux et les plus éloignés du mécanisme habituel aux mammifères; avant d'en venir là, on donnera par quelques exemples une idée des mœurs sexuelles de toutes sortes de bêtes choisies parmi les arthropodes.
Voici les scorpions, ces représentants terrestres des crustacés aquatiques. Les deux sexes sont identiques, organes génitaux ordinairement invisibles, cachés entre l'abdomen et le céphalothorax (partie antérieure où la tête sans cou prolonge directement le thorax). Le mâle est pourvu de deux pénis rigides englobés dans un fourreau double, mais formant un seul canal; il les insère, tenant la femelle ventre à ventre, dans la vulve, l'une des branches inclinant à droite, l'autre à gauche, vers chacun des deux oviductes. Même mécanisme chez les crustacés, à moins, ce qui est assez rare, qu'ils soient hermaphrodites. Comme le scorpion, les homards, les langoustes, les écrevisses, les crabes, s'accouplent selon un rite qui ressemble singulièrement aux habitudes humaines. Singulière vision que celle de cette homarde qui, à l'attaque du mâle, se renverse sur le dos, souffre patiemment que le mâle s'étende sur elle, enlaçant aux siennes ses pattes et ses pinces! Vision de sabbat que Callot ou Doré n'auraient peinte qu'avec peur! Peut-être voudra-t-on penser à cela et considérer avant de l'ouvrir le vendre cuirassé de ces bêtes qui ont propagé leur espèce, parmi les algues, dans les trous des rochers? Les glandes génitales des crustacés sont excellentes; on mange aussi très volontiers celles des oursins: il n'y a même que cela de bon dans ces bêtes rugueuses. Les mâles des gros crustacés ont des canaux éjaculateurs qui sont érectiles, se dressent en forme de double verge d'entre la première paire de pattes; les femelles sont parallèlement pourvues de deux vulves ouvrant sur la troisième pièce sternale ou à la base des pattes qui correspondent à ce segment. La copulation s'opère par des actes vifs, réitérés deux ou trois fois, l'espace d'un quart d'heure. Le mâle de la crevette des ruisseaux, qui nage couché sur le côté, tient sa femelle entre ses pattes et progresse ainsi par bonds: elle est beaucoup plus petite que lui. Même mécanisme chez l'aselle et le talitre, ou puce de mer.
Il y a beaucoup de singularités dans les mœurs sexuelles des petits crustacés: le mâle du bopyre vit en parasite sur la femelle, quatre à cinq, fois plus grosse que lui; et, ce qui augmente l'étrangeté, c'est que la femelle elle-même est le parasite du palémon. C'est elle qui forme cette petite boursouflure, grisâtre une fois cuite, qui se voit sur le côté de la tête des crevettes devenues roses. Les pêcheurs affirment volontiers que cette tache ovale représente une petite sole, mais ils racontent bien d'autres merveilles: que les anatifes, par exemple, ces moules pédonculées que l'on voit sur les vieux bois rejetés par la mer, ne sont autre chose que des embryons de canards sauvages, et tel brave marin les a vus lui-même prendre leur vol[1]. Le mâle de la linguatule est également bien plus petit que la femelle; il n'a qu'un seul testicule, mais deux longs organes copulateurs qui perforent simultanément la femelle, éjaculant vers les deux ovaires. C'est encore un petit mâle que l'hydrachne, acarien aquatique; deux ou trois fois moindre que la femelle, il est seul pourvu d'une queue, au bout de laquelle se trouvent ses organes génitaux; ceux de la femelle sont formés d'une papille placée sous le ventre et que signale, entourant le pertuis, une tache blanche. Le mâle nage, la femelle vient à sa rencontre, se relève obliquement, fait coïncider son point blanc avec l'extrémité caudale de son amant, et la jonction s'accomplit. On voit alors le mâle entraîner la femelle qui gigote; l'accouplement, avec des repos, mais sans que cesse le contact profond, dure plusieurs jours.
C'est au contraire, chez des insectes supérieurement doués, la femelle qui traîne son mâle: la fourmi porte le sien sur son dos, cependant qu'il; courbe en arc son abdomen vers la vulve; ainsi chargée, elle vole, elle monte, elle plane, puis tombe avec lui, comme une goutte d'eau. Il meurt sur place, la femelle se relève, gagne son nid, pond, avant d'accueillir la mort. Les noces des fourmis, c'est toute une fourmilière à la fois; la chute des amants simule une cascade dorée et la résurrection des femelles jaillit au soleil comme une écume rousse. La scutellère est un insecte tantôt de forme carrée, écussonnale, ressemblant à la verte punaise des bois, tantôt long et cylindrique, avec, sur les ailes, des points et des lignes de toutes les couleurs. L'une d'elles, scutiforme, qualifiée de «lineata, dos rouge avec des raies noires, est commune sur les ombellifères. La copulation a lieu bout à bout: on les observe ainsi nouées, la femelle remorquant son mâle, plus petit, de feuille en feuille, d'ombelle en ombelle[2]. Les forficules s'accouplent également bout à bout; les puces, où le mâle est moindre, se tiennent ventre à ventre, pattes enlacées; la position est plus singulière, rappelant celle des libellules, chez la louvette, petit insecte qui vit sur les genêts et se jette volontiers sur l'homme: la vulve est en effet située près de la bouche.
Les coléoptères s'adonnent au cavalage; l'acte a une durée très variable, depuis deux heures jusqu'à deux jours. Le hanneton mâle poursuit la femelle avec ferveur: il est si ardent qu'il cavale souvent d'autres mâles, trompé par l'odeur de rut qui flotte dans l'air. Il saisit la femelle et la tient serrée avec ses pattes antérieures et avec ses crochets génitaux. L'union se prolonge un jour et une nuit; enfin le mâle épuisé fait la culbute, tombe sur le dos, tout en demeurant accroché par les pièces péniales, et la femelle, qui s'en va brouter, impassible, le traîne le long des feuilles, jusqu'à ce que la mort le détache de sa claie: alors elle pond et meurt à son tour. Les papillons sont également très fervents, les mâles faisant de véritables voyages, comme l'a prouvé J.-H. Fabre, en quête des femelles. Ils volent souvent accouplés, la femelle plus robuste supportant aisément le mâle: c'est un spectacle très fréquent à la campagne que ces papillons à quatre paires d'ailes qui roulent, étourdis un peu, de fleur en fleur, bateau ivre qui va où ses voiles le mènent.
Avec les mouches, le féminisme s'introduit franchement dans le mécanisme même de l'amour. Ce sont les femelles qui possèdent l'appareil copulateur; ce sont elles qui enfoncent leur oviducte, alors véritable verge, dans le ventre du mâle; ce sont elles qui font-le geste dominateur, le mâle n'agit qu'en saisissant cette tarière avec les crochets qui entourent sa fente génitale. C'est cette même vrille qui sert à lai femelle à creuser le bois, la terre ou la chair pour y déposer ses œufs. L'accouplement a lieu bout à bout: il est des plus faciles à observer.
Voilà assez d'exemples pour que l'on puisse se rendre compte de ce qu'il y a de permanent dans le mécanisme de la copulation vraie, et de ce qu'il y a de variable dans ses modes extérieurs. Étant données les deux pièces capitales de l'appareil, l'épée et son fourreau, la nature laisse aux espèces le soin d'imaginer, dirait-on, la meilleure manière de s'en servir, et toute méthode lui paraît bonne, qui est féconde. Elle en a de plus singulières, car les inventions, sexuelles de l'humanité sont presque toutes antérieures ou extérieures à l'homme! Il n'en est aucune dont le modèle, et même perfectionné, ne lui soit offert par les animaux, par les plus humbles.
S'il n'y a pas de règle générale, s'il n'y a pas une manière morale de féconder une femelle et une manière immorale, il faut reconnaître que le même mode est fixe dans la même espèce, ou dans le même genre, ou dans la même famille. Je ne pense pas qu'on ait jamais observé de variation dans les mœurs sexuelles de l'animalité; cependant les actes de pure exonération étant possibles, la méthode de l'amour ne peut pas être considérée comme rigoureusement fixe. Elle a varié chez les abeilles sociales, partant des rapports de couple, de l'agressivité du mâle, pour aboutir à la fécondation politique et autoritaire d'une seule femelle par un seul mâle choisi entre cent esclaves favoris. Le mécanisme lui-même a dû se modifier, en même temps que les organes, se plier aux circonstances corporelles et de milieu, sous la pression du système nerveux qui commande des actes sans se soucier des instruments qui l'accompliront. On trouve la preuve de ces changements dans l'hermaphrodisme accidentel d'un grand nombre d'invertébrés et même de poissons, tels que la morue, le hareng, le scombre: changement fondamental, puisqu'il fait passer l'animal d'une catégorie supérieure à une catégorie inférieure; c'est un rappel des origines, sans doute, et l'indication que les espèces soumises à ces accidents sont loin d'être physiologiquement fixées. Il est très probable que des accidents analogues, moins accentués, visibles quelquefois par la malformation extérieure, invisibles dans leur influence psychologique, sont la cause de certaines tendances anormales, de certains goûts en contraste avec le sexe apparent et même réel. Mais ceci ne répondrait pas encore à la véritable question: y-a-t-il chez les animaux, en dehors des aberrations purement mécaniques, des fantaisies érotiques? On ne peut dire non avec certitude. L'animal ne suit qu'un sillon; quand il l'a tracé, s'il lui est donné de vivre une autre saison, il revient sur ses pas, attentif à la même besogne, soumis à toujours les mêmes gestes. Sans doute, mais les animaux familiers à l'homme, ou ses voisins, le chien, le singe, peut-être le chat, sont assurément capables de fantaisies érotiques: il est donc difficile de refuser cette tendance aux autres animaux, aux hyménoptères, par exemple, si intelligents. Qui sait d'ailleurs si certains modes excentriques de copulation ne sont pas des fantaisies fixées, devenues des habitudes qui ont supplanté une méthode antérieure, l'animal étant peu capable de superposer deux coutumes?
Il reste du moins acquis que le mécanisme de l'amour est dans la nature d'une infinie variété et que, s'il apparaît stable dans la plupart des espèces fixes, il est, en son ensemble, extrêmement oscillant, capricieux et fantaisiste.