Physique de l'Amour: Essai sur l'instinct sexuel
[1] Le nom de ces cirripèdes (il en a été question plus haut) témoigne de cette superstition: anatife est l'abrégé de anatifère, qui porte des canards, latin anas, anatis. «...Un arbre tout aussi merveilleux, c'est celui qui produit les barnacles; car les fruits de cet arbre se changent en oiseaux» (Voyages de Mandeville.)
[2] Ceci ne semble pas général. J'ai observé récemment, sur les ombelles de la carotte sauvage, de nombreux couples de scutellères, procédant par cavalage, le mâle inerte, couché sur la femelle qui se promenait, s'agitait à la moindre alerte. Forme: étroite, presque cylindrique; couleur: rouge orange, avec deux courtes bandes noires; fort suçoir, longues antennes. L'union dure au moins un jour et une nuit.
CHAPITRE XI
LE MÉCANISME DE L'AMOUR
III. Des oiseaux aux poissons.-Mâles sans pénis.—Accouplement par simple contact.—Salacité des oiseaux.—Copulation des batraciens: crapaud accoucheur, crapaud aquatique, crapaud terrestre, crapaud pipa.—Parasitisme fœtal.—Chasteté des poissons.—Les sexes séparés dans l'amour.—Fécondation onanistique.—Les céphalopodes: le spermatophore.
III. Des oiseaux aux poissons.—C'est vers le milieu du deuxième mois que se dessine dans le fœtus humain la séparation du cloaque en deux régions; une cloison se forme qui isolera absolument la voie digestive de la voie uro-génitale. La persistance du cloaque n'est pas un signe de primitivité, puisqu'on la trouve à la fois chez les sélaciens, les batraciens, les reptiles, les monotrèmes et les oiseaux. La région uro-génitale des marsupiaux et de plusieurs rongeurs est soumise à un sphincter unique, témoin d'une réunion originaire.
Le cloaque de l'oiseau est divisé en trois chambres, pour les trois fonctions, l'orifice extérieur étant nécessairement unique, par définition. C'est avec cet appareil rudimentaire que le commun des oiseaux vaque aux plaisirs de l'amour. Le mâle étant dépourvu de toute pièce érectile, le coït n'est qu'un simple contact, une pression, peut-être un frottement; si déplaisante que soit la comparaison, c'est un jeu analogue au baiser bouche à bouche, ou bien, si l'on veut, à la pesée de deux tribades serrées vulve à vulve. Loin d'être une régression ou un arrêt, c'est un progrès, peut-être; le mâle, du moins, y gagne en sécurité et en vigueur, n'étant obligé qu'à très peu de développement musculaire. La salacité de certains oiseaux est bien connue, et l'on ne voit point que l'absence de pénis extérieur diminue leur ardeur, atténue la volupté qu'ils trouvent à ces contacts succincts. Peut-être le plaisir génital direct se concentre-t-il dans une papille vasculaire qui se gonfle un peu au moment des approches; elle est très rudimentaire, souvent inappréciable, mais il semble bien que c'est un organe excitateur, producteur de volupté. Le mâle monte sur la femelle, la maintient des pattes et du bec, les deux cloaques se superposent et le sperme coule dans l'oviducte. On voit des moineaux répéter jusqu'à vingt fois de suite l'acte sexuel, toujours avec la même trépidation, la même expression de contentement; la femelle s'en lasse la première, manifeste son impatience. Les oiseaux sont surtout intéressants par leurs mœurs, par ce qu'ils mettent de jeu autour de l'amour, leurs parades, leurs combats; on les retrouvera en plusieurs autres chapitres.
Les batraciens ne vivent guère que pour la reproduction. Hors de la saison des amours, ils demeurent tout engourdis. Le rut les surexcite et ces animaux glacés et lents se révèlent ardents et acharnés. Les mâles se battent pour la possession des femelles; celui qui en tient une, rien ne peut la lui faire lâcher. On en a vu rester fermes au poste, même après qu'on leur eut coupé les jambes postérieures, même après l'ablation de la moitié du corps. La copulation n'est cependant qu'un simulacre; elle a lieu par simple contact, en l'absence de tout organe extérieur, même chez les salamandres, malgré les bourrelets qui entourent leur cloaque, esquisse d'un appareil resté extrêmement rudimentaire, peut-être problématique. Chez les anoures, le mâle, plus petit que la femelle, grimpe sur son dos, passe ses pattes antérieures, ses bras, sous ses aisselles, demeure ainsi, peau contre peau, pendant un mois, deux mois. Au bout de ce temps, les flancs pressés de la femelle laissent enfin s'écouler les œufs, et il les féconde, à mesure qu'ils tombent. Tel est l'accouplement des grenouilles; il dure de quinze à vingt jours. Le mâle se hisse sur la femelle, l'enveloppe de ses bras, croise les mains sur sa poitrine, la tenant étroitement embrassée. Alors il reste immobile, en un état extatique, insensible à tout choc extérieur, à toute blessure. Il semble bien que le seul but de cet enlacement soit d'exercer soit une pression, soit une excitation sur le ventre de la femelle et de lui faire rendre ses œufs. Elle en pond un millier que le mâle au passage arrose de sperme.
Tous les anoures (batraciens sans queue) pressent ainsi leur femelle, tel qu'un citron; mais le mécanisme de la fécondation des œufs est assez variable. Le crapaud accoucheur, enlacé comme ses pareils, aide, avec ses pattes de derrière, à la sortie du chapelet, qu'il déroule grain à grain, dévotieusement, cependant que la femelle, immobile dévidoir, se prête volontiers à cette manœuvre qu'elle ressent peut-être comme une caresse. Le crapaud aquatique ne tire pas sur le chapelet; il le reçoit sur ses pattes et quand il tient une dizaine, il l'arrose, en éjaculant dessus avec un mouvement de reins, dit le vieux Rœsel[1], pareil à celui du chien dans le coït. Quant au vulgaire crapaud terrestre, celui qui sonne dans l'air calme du soir comme une pure cloche de cristal, il attend que tous les œufs soient sortis, les arrange en un tas, puis, tout excité de soubresauts, les inonde.
Mais nulle patience batracienne n'est plus curieuse que celle du crapaud pipa. C'est une hideuse bête aux petits yeux, à la bouche entourée de barbillons, la peau vert noirâtre pleine de verrues et de bouffissures. A mesure que les œufs sont pondus, le mâle les féconde; ensuite il les prend avec ses larges pattes palmées et les étale sur le dos de la femelle. Autour de chaque ouf, il se forme une petite pustule protectrice, à l'intérieur de laquelle éclosent les petits. Une femelle où l'éclosion commence présente ce spectacle étrange d'un dos d'où émergent çà et là des têtes et des pattes, d'où surgissent des petits crapauds qui semblent nés d'un paradoxe[2]. Cette formation montre une fois de plus que tout est bon à la nature qui ne veut qu'arriver à ses fins, qui ne songe qu'à la perpétuité de la vie. Une poche incubatrice était nécessaire et elle a été oubliée: peu importe, l'animal s'en fera une, aux dépens de lui-même ou aux dépens d'une autre espèce. Les petits du pipa exercent un véritable parasitisme, commandé par une distraction de la nature. Que le dépôt des œufs ait lieu sur le dos de la mère ou dans les tissus d'un animal étranger, le parasitisme n'en est pas moins évident; tout au plus y a-t-il une question de degré. C'est à ce point de vue qu'il serait permis de considérer l'évolution interne, normale, des produits sexuels comme une évolution parasitaire: le petit du mammifère est un parasite de sa mère, comme le petit de l'ichneumon est un parasite de la chenille qui lui a servi d'utérus. Ainsi considérée, la notion du parasitisme temporaire, larvaire, disparaîtrait, ou plutôt prendrait une très grande extension, enveloppant un nombre considérable de faits jusqu'ici répartis en catégories irréductibles.
La fécondation par contact est très rare chez les poissons, autres que les sélaciens. On ne la rencontre guère que chez les lophobranches et quelques autres poissons vivipares, tels que la blennie: la laitance pénètre sans copulation dans les organes femelles et les œufs se développent soit dans ces organes, soit dans une poche que le mâle porte sous le ventre, soit même dans la bouche du mâle qui a la vertu d'assurer ainsi la venue au monde de ses enfants. Les lophobranches sont des poissons de tout point singuliers: l'un d'eux l'hippocampe, ce ludion à tête de cheval, donne une bonne idée de la famille. Les poissons ordinaires, ceux que l'on connaît, ceux que l'on mange, quel que soit l'ordre où les ait rangés M. de Lacépède, sont des bêtes chastes, dénuées de toute fantaisie érotique.
Ce qui semble l'essentiel? de la volupté leur est inconnu. Les mâles ignorent la possession; les femelles, le don; nuls attouchements, nul frottis, nulle caresse. L'objet du désir du mâle, ce n'est pas la femelle, ce sont les œufs; ceux qu'elle va pondre et qu'il guette; ceux qu'elle a déjà pondus et qu'il cherche: excitation toute pareille à celles qui produisent l'onanisme, à celles qu'engendre le fétichisme chez certains aberrés et qui joue à la vue d'un soulier, d'un ruban, s'amortit jusqu'à la frigidité devant la femme elle-même. Le poisson répand sa semence sur des œufs dont il n'a jamais vu la mère, qu'il rencontre flottants. Souvent même, ils lâchent, tous deux au hasard, l'un ses œufs, l'autre sa laitance, et la jonction des deux éléments se fait au gré des courants ou selon le remuement des vagues. Parfois ils font un couple discret. La femelle remonte le fleuve, s'arrête aux fonds d'herbe ou de sable; le mâle la suit, obéissant à son geste. De telles mœurs ont permis de cultiver les poissons avec certitude, comme des champignons, et mieux. On prend une femelle mûre, gonflée d'œufs, on l'exprime comme une orange; puis on vide le mâle de sa laitance, et la nature se charge du reste. Ce procédé n'est plus possible avec certaines espèces qui manœuvrent de concert, le mâle renversé sur le dos, l'orifice génital sous celui de la pondeuse, éjaculant à mesure.
On sait que les saumons remontent par troupes souvent très denses les fleuves, et jusqu'aux rivières, jusqu'aux ruisseaux, pour déposer leur frai en des coins calmes et propices. Ensuite, ils redescendent, exténués par les barrages et les chutes franchis à coups de queue, par leurs exercices génitaux. La colonne est souvent guidée par une femelle, et les autres femelles viennent ensuite, suivies des vieux mâles, les jeunes formant l'arrière-garde. Quand elle a trouvé un endroit convenable, une des pondeuses s'arrête, creuse le sable avec son ventre, laisse dans le trou un paquet d'œufs qu'un vieux mâle arrose aussitôt; mais le patriarche a été suivi par de jeunes saumons qui l'imitent, fécondent aussi ces mêmes œufs. Il y aurait, chez ces poissons, une sorte d'école où des gens d'expérience enseigneraient aux nouveaux venus dans la vie les procédés de la fécondation. Ce mélange d'œufs et de semences de tout âge serait singulièrement favorable au maintien du type spécifique, si l'instabilité du milieu n'amenait des rencontres entre éléments appartenant à des variétés voisines: malgré le bon vouloir des naturalistes, saumons et truites ne forment pratiquement qu'une seule famille, et rien n'est plus difficile, par exemple, que de déterminer l'espèce d'un jeune saumon ou de différencier du saumon commun la truite de mer.
Les amours des poissons (et aussi des échinodermes, astéries, oursins, etc.) se réduisent donc la plupart du temps à celles d'un ovule et d'un spermatozoïde. C'est l'essentiel. Mais une telle simplification a quelque chose de choquant pour la sensibilité d'un vertébré supérieur ou d'un insecte habitué aux parades amoureuses, aux caresses, aux contacts multipliés ou prolongés, à la présence et à la complicité de l'autre sexe.
Cette manière d'aimer à distance n'est certes pas inconnue des hommes, mais il semble qu'ils y soient conduits par la nécessité plus encore que par le goût, par la morale plutôt que par la recherche du plus grand plaisir. Les satisfactions génitales obtenues en dehors du contact sexuel, outre qu'elles sont nécessairement infécondes, sauf en de scabreuses expériences scientifiques, exercent souvent sur les systèmes nerveux et musculaire une dépression plus grande que même les excès pratiqués en commun. Mais ce résultat n'est pas tellement évident qu'on puisse le tourner en principe de moralité, et il reste, tout bien considéré, que l'onanisme fait partie des gestes de la nature. Une conclusion différente serait plus agréable; mais des milliards d'êtres protesteraient dans tous les océans et sous les roseaux, de tous les fleuves. On peut aller plus loin et insinuer que cette méthode, qui nous paraît monstrueuse ou, car il s'agit de poissons, singulière, est peut-être supérieure au procédé laborieux du cavalage, si laid, en général, et si incommode. Mais il n'y a pas dans la nature terrestre, pas plus que dans l'univers concevable, un haut et un bas, un envers et un endroit; il n'y a ni bon ni mauvais, ni bien ni mal, mais des états de vie qui remplissent leur but, puisqu'ils existent et que leur but est l'existence. Sans doute le désaccord entre la volonté et les organes est constant à tous les degrés de la vie et très accentué chez l'homme, où les volontés sont multiples, mais le système nerveux, en somme, reste le maître et gouverne, même au péril de sa vie. Ce n'est pas le hasard des circonstances et des milieux qui a gonflé en papille, puis en pénis, le spermiducte de certains poissons, qui a formé à ce pénis une gaine aux dépens de la nageoire caudale, c'est la volonté des ganglions cérébraux. L'évolution du système nerveux est toujours plus avancée que celle des organes, ce qui est une cause d'incohérence, en même temps que de progrès ou de changement. Le jour où le cerveau n'a plus d'ordres à donner, ou lorsque les organes ont épuisé leurs facultés d'obéissance, l'espèce se fixe; si elle s'est fixée en état d'incohérence, elle marche vers une mort certaine, comme les monotrèmes. Beaucoup d'espèces semblent avoir été détruites en pleine évolution par les exigences contradictoires d'un système nerveux capricieux et tyrannique.
Il faut que le céphalopode mâle féconde la femelle. Comment le fera-t-il, n'ayant pas d'organe vecteur du sperme? Il s'en façonnera un. On crut pendant longtemps que les femelles des argonautes étaient toutes hantées d'un parasite. Cette bête mystérieuse n'est autre chose que l'instrument même de la fécondation. Le mâle a une poche où s'accumule le sperme; de cette poche où ils s'enveloppent de bourses qu'on appelle spermatophores, les animalcules se dirigent tous vers le troisième bras de l'argonaute, et ce bras s'élargit en spatule, s'arme d'un flagellum, perd ses ventouses, puis, quand il est lourd de vie, comme une grappe mûre, se détache, vogue vers la femelle, aborde à son ventre, se loge dans la cavité palléale, extravase la semence dans les organes où elle va rencontrer les ovules. L'organe mâle apparaît donc ici comme un individu temporaire, un être tierce entre le père et la mère, un messager qui porte à la femelle le trésor génital du mâle. Ni l'un ni l'autre ne se connaissent. Le mâle ignore tout de l'être pour lequel il se coupe un membre, le membre, et de son fécondateur la femelle ne connaît que l'organe seul qui la féconde. Plus compliquée un peu que celle des poissons, plus ancienne aussi, probablement, cette méthode ne semble possible que pour des animaux aquatiques. Cependant c'est celle de beaucoup de végétaux: ce bras nageur rappelle les grains ailés de pollen qui voguent au loin vers les pistils. Très peu de fleurs se peuvent féconder directement; à presque toutes il faut un entremetteur, le vent, l'insecte, l'oiseau. La nature a donné des ailes au phallus, bien des milliers d'années avant l'imagination des peintres pompéiens; elle a pensé à cela, non pour le plaisir des femmes timides, mais pour la satisfaction des plus hideuses bêtes qui peuplent les océans, les seiches, les calmars et les pieuvres!
[1] Dans son Historia naturalis ranarum, 1758, § Bufo aquaticus.
[2] Le dos comme chambre gestative, cela se retrouve dans les pucerons, à l'une de leurs phases parthénogénétiques. Cf. J.-H. Fabre, Souvenirs, VIII, les Pucerons du térébinthe.
CHAPITRE XII
LE MÉCANISME DE l'AMOUR
IV. L'Hermaphrodisme.—Vie sexuelle des huîtres.—Les gastéropodes.—L'idée de reproduction et l'idée de volupté.— Mécanisme de la fécondation réciproque: les hélices.—Mœurs spintriennes.—Réflexions sur l'hermaphrodisme.
IV. L'Hermaphrodisme.-Les poissons sont les seuls vertébrés parmi lesquels on rencontre l'hermaphrodisme, soit accidentellement, cyprins, harengs, scombres, soit régulièrement, sargue, sparaillon, séran. Les myxines, poissons très humbles, vivant en parasites, sont des hermaphrodites alternatifs, comme les huîtres, comme les ascidies; la glande génitale fonctionne d'abord comme testicule, ensuite comme ovaire. L'amphioxus, ce pont de l'invertébré au vertébré, n'est pas hermaphrodite. Les formes les mieux caractérisées et les plus compliquées de l'hermaphrodisme se rencontrent chez les mollusques, et principalement chez les gastéropodes.
L'hermaphrodisme alternatif des huîtres produit des effets qui ont été observés de toute antiquité. Le conseil populaire de s'abstenir des huîtres pendant les mois sans r est basé sur un fait, et ce fait est sexuel. De septembre à mai, elles sont mâles, elles ont des testicules, elles élaborent du sperme, elles sont bonnes; de juin à août, les ovaires bourgeonnent, se remplissent d'œufs qui deviennent blanchâtres à mesure qu'ils mûrissent, elles sont femelles, elles sont mauvaises: la fécondation s'opère à ce moment, les spermatozoïdes nés dans la période précédente faisant enfin leur office. Les superstitions, les préjugés, avant d'être rejetés, doivent être observés et analysés minutieusement: il y a presque toujours dans l'enveloppe grossière un fruit de vérité.
Dans l'hermaphrodisme des échinodermes, des poissons, il n'y a jamais auto-fécondation, les produits sexuels se rencontrant en dehors des animaux, qui n'ont ni organes copulateurs, ni vie génitale de relation; c'est un simple croisement de germes. A une phase plus complexe, les individus portent des organes mâles extérieurs et des organes femelles, mais ils ne peuvent s'en servir qu'avec le concours d'un autre individu faisant office soit de mâle, soit de femelle. Là, une nouvelle distinction s'impose: ou bien l'animal sera successivement le mâle, puis la femelle; ou bien il sera l'un et l'autre au même moment. La réunion des deux sexes semble bien inutile, selon la logique humaine, quand les deux glandes génitales mûrissent à des époques différentes; on la comprend mieux quand la fécondation réciproque est simultanée, puisque cela double le nombre des femelles et assure mieux la conservation de l'espèce. Quant à l'idée de volupté, il faut en faire abstraction. Outre que nous ne pouvons en juger que par une analogie très lointaine et même douteuse, vu la dissemblance des systèmes nerveux, il faut l'écarter comme inutile. La volupté est un résultat et non un but. Dans le plus grand nombre des espèces animales, le coït n'est que le prélude de la mort, et souvent l'amour et la mort font à la même minute leur office suprême. La copulation des insectes est un suicide: serait-il raisonnable de la considérer comme motivée par le désir de mourir? Il faut disjoindre l'idée de volupté et l'idée d'amour, si l'on veut comprendre quelque chose aux mouvements tragiques qui engendrent perpétuellement la vie aux dépens de la vie elle-même. La volupté n'explique rien. La mort toute simple serait commandée aux êtres, comme moyen de reproduction, qu'ils obéiraient avec la même fougue: et ceci se voit même dans l'humanité. Des dithyrambes sur la volupté seraient d'ailleurs fort déplacés à propos des chatouillements réciproques que se font deux escargots sur une feuille de vigne; le sujet est plutôt pénible.
Voici donc deux hélices, toutes les deux bisexuées, répondant exactement à la parole de la Bible: «Il les créa mâle et femelle»; leurs organes génitaux sont très développés; le pénis et l'oviducte débouchent dans un vestibule, lequel, dans l'acte copulateur, se dévagine en partie, de sorte que le pénis et le vagin viennent affleurer l'orifice: c'est alors qu'il y a intromission réciproque. Dans le vestibule débouche un troisième organe, sans analogue chez les animaux supérieurs, une pochette qui contient un petit dard, un stylet pierreux: c'est un organe excitateur, l'aiguille avec quoi piquer les désirs. Les bêtes, qui ont préludé à l'amour par le jeûne, par de longs frôlements, par des journées entières de pressions gluantes, se décident enfin, les épées sortent du fourreau; elles se lardent consciencieusement l'une à l'autre, et cela fait surgir les pénis hors de leur gaine: la double pariade s'accomplit.
Il y a des espèces où la position des organes est telle que le même individu ne peut pas être en même temps la femelle de celui dont il est le mâle; mais il peut, au moment qu'il agit comme mâle, servir de femelle à un autre mâle, lequel est la femelle d'un troisième, et ainsi de suite. Et cela explique ces chapelets de gastéropodes spintriens où l'on voit se réaliser innocemment, et selon le vœu inéluctable de la nature, des imaginations charnelles dont se vante l'humanité érotique. Vue à cette lumière des mœurs animales, la débauche perd tout son caractère et tout son sel, parce qu'elle perd toute son immoralité. L'homme, qui réunit en lui toutes les aptitudes des animaux, tous leurs instincts laborieux, toutes leurs industries, ne pouvait éviter l'héritage de leurs méthodes sexuelles: et il n'y a pas une luxure qui n'ait dans la nature son type normal.
Avant de sortir de ce milieu répugnant, que l'on regarde encore les sangsues. Hermaphrodites, elles pratiquent également la fécondation réciproque, mais la position de leurs sexes les oblige à une attitude singulière: la verge saillit d'un pore situé vers la bouche; le vagin est au-dessus de l'anus. La copulation des vilaines bêtes forme donc un tête-à-queue, la ventouse buccale coïncidant avec la ventouse anale.
Les animaux à deux sexes ne comportent nécessairement aucun dimorphisme sexuel. Mais ni cette identité des individus, ni la double fonction dont ils sont investis ne contredisent la loi générale qui semble vouloir que la procréation d'un individu soit due à des éléments provenant de deux individus différents. L'autofécondation est exceptionnelle, très rare. Que ranimai possède les deux glandes génitales ou l'une des deux seulement, il faut un mâle, ou un individu agissant comme mâle, et une femelle, ou un individu agissant comme femelle, pour perpétuer la vie. L'hermaphrodisme alternatif confirme ces données, soit que la même glande se transforme totalement et tour à tour en principe mâle, puis en principe femelle, soit que, partagée entre une moitié mâle et une moitié femelle, ces deux moitiés mûrissent simultanément ou successivement. Quand il y a alternance totale ou partielle, c'est le principe mâle qui est prêt le premier et qui attend: ainsi l'agressivité du mâle et la passivité de la femelle sont visibles dès les plus obscures manifestations de la vie sexuelle: la psychologie fondamentale d'une ascidie ne diffère pas de celle d'un insecte ou de celle d'un mammifère.
CHAPITRE XIII
LE MÉCANISME DE l'AMOUR
V. Fécondation artificielle.—Disjonction de l'appareil sécréteur et de l'appareil copulateur.—Les araignées.—Découverte de leur méthode copulatrice.—Brutalité de la femelle.—Mœurs de l'épeire.—L'argyronète.—La tarentule.—Exceptions: les faucheurs.—Les libellules.—Les demoiselles, les vierges et les jouvencelles.—Tableau de leurs amours.
V. Fécondation artificielle.—L'appareil sécréteur du sperme et l'appareil copulateur sont parfois disjoints. La femelle a un vagin situé normalement; le mâle n'a point de pénis ou bien il est placé à un endroit du corps qui n'est pas en symétrie avec l'organe récepteur. Il faut donc, selon les cas, eu que le mâle, comme on l'a vu pour les céphalopodes, se fabrique un pénis artificiel, et c'est ce que fait l'araignée, eu bien se livre à des manœuvres compliquées pour dompter la femelle et amener la coïncidence des deux orifices: c'est ce que fait la libellule.
La méthode de la plupart des aranéides ressemble étrangement à la pratique médicale que l'on appelle fécondation artificielle, quoiqu'elle le soit à peine davantage que la fécondation normale. Ici et là, il s'agit de mettre les spermatozoïdes sur le chemin où ils rencontreront les ovules: peu importe que ce soit une verge ou une seringue qui soit le véhicule. Chez les araignées, c'est une seringue. On a cru longtemps que l'organe génital tout entier se trouvait dans les palpes du mâle: mais, l'anatomie n'y découvrant rien de semblable, Savigny pensa que l'introduction des palpes dans la vulve n'était qu'une manœuvre excitatrice, et que la véritable copulation venait ensuite. On n'avait observé que la moitié de l'acte, la seconde phase. La première consiste en ceci: que le mâle, avec ses palpes, recueille à son ventre la semence et la porte ensuite dans l'organe femelle. Le péripalpe maxillaire, ou antenne, ainsi transformé en pénis, renferme un canal en spirale que le mâle charge en l'appliquant à l'embouchure de ses canaux spermatiques. On le voit s'ouvrir à l'articulation d'un des nœuds, laisser paraître un bourrelet blanc, se replier, s'enfoncer dans la vulve, sortir, et l'insecte fuir. Système merveilleusement adapté aux circonstances, car la femelle est féroce et dévore volontiers son amant! Mais est-ce la férocité de la bête qui a modifié le système fécondateur, ou bien est-ce le système, si peu tendre, qui incline la patiente à ne trouver qu'un ennemi dans un soupirant qui s'avance la corne en avant? Les actes producteurs d'effets constants et utiles nous semblent toujours ordonnés selon une logique admirable; il n'y a qu'à s'abandonner à quelque paresse d'esprit pour être amené, tout doucement, à les qualifier de providentiels et l'on tombe peu à peu dans les rets innocents de la finalité.
Sans doute, et ce n'est pas niable, il y a une finalité générale, mais il faut la concevoir comme représentée tout entière par l'état présent de la nature. Ce ne sera pas une conception d'ordre, c'est une conception de fait; et, en tout cas, les moyens mis en œuvre pour atteindre ce fait ne doivent nullement être intégrés dans la finalité même. Aucun des procédés de la génération, par exemple, ne porte la marque de la nécessité. Ce n'est pas la férocité de l'araignée qui a commandé ses mœurs sexuelles; la mante femelle est plus féroce encore et la méthode des mantes est le cavalage. Il ne semble pas que rien dans la nature soit ordonné en vue d'un bien; les causes aveuglément engendrent des causes: les unes maintiennent la vie, les autres la font progresser, les autres la détruisent; nous les qualifions différemment, selon l'inspiration de notre sensibilité, mais elles sont inqualifiables, elles sont des mouvements, et cela seul. Le ricochet du galet sur l'eau est réussi ou n'est pas réussi, cela n'a aucune importance en soi, et il n'en sera rien de plus, rien de moins. C'est une image de la finalité suprême: après huit ou dix bondissements, la vie, comme le caillou jeté par l'enfant, tombera dans l'abîme et avec lui tout le bien et tout le mal, tous les faits et toutes les idées, toutes les choses.
L'idée de finalité ramenée à l'idée de fait, on n'est plus tenté de vouloir expliquer la nature. On essaiera modestement de reconstituer la chaîne des causes et, comme il y manquera toujours un très grand nombre d'anneaux et que l'absence d'un seul anneau suffit à fausser tout le raisonnement, ce sera avec une piété tempérée par le scepticisme.
L'épeire, bien qu'araignée, n'est pas une vilaine bête; elle est épiscopale, elle porte sur le dos une jolie croix blanche renversée. Les grosses sont les femelles; les toutes petites, les mâles. Toutes les deux accrochent leurs toiles aux buissons, aux arbrisseaux, vivent sans se connaître tant que l'instinct n'a pas parlé. Un jour vient où le mâle s'inquiète; les moucherons ne lui suffisent plus; il part, il abandonne la demeure qu'il ne reverra peut-être jamais. Il n'est pas en effet sans inquiétude et de la peur se mêle à son désir, car l'amante qu'il va solliciter est une ogresse. Aussi se ménage-t-il une retraite, en cas de conflit; de la toile de la femelle à une branche voisine il tend un fil, chemin d'arrivée, porte de sortie. Souvent, dès qu'il se montre, l'air effaré, l'épeire se jette sur lui, et sans formes le dévore. Est-ce férocité? Non, c'est stupidité. Elle aussi attend le mâle, mais son attention demeure partagée entre la venue du visiteur et la venue de la proie. La toile a tressailli, elle bondit, enlace, dévore. Peut-être un second mâle, s'il s'en présente d'aventure, sera-t-il accueilli volontiers, ce premier sacrifice accompli; peut-être cette méprise, si c'en est une, va-t-elle éveiller tout à fait l'attention amoureuse de cette femelle distraite? Férocité, stupidité; il y a une autre explication, que je donnerai plus tard, à propos de la mante et de la sauterelle verte: il est très probable que le sacrifice du mâle, ou d'un mâle, est absolument nécessaire et que c'est un rite sexuel. Le petit mâle approche donc; s'il est reconnu, et si sa venue coïncide avec l'état génital de la femelle, elle ne se comporte pas autrement que toutes ses pareilles, et, bien qu'elle soit et plus grosse et plus forte, elle fuit, se laisse, pleine de coquetterie, glisser le long d'un fil; le mâle imite ce jeu, il descend; elle remonte, il remonte; alors la connaissance est faite, ils se tâtent, se palpent, le mâle emplit sa pompe, la pariade a lieu. Elle est rapide, le mâle demeurant aux aguets, prêt à fuir au moindre mouvement de l'adversaire: et souvent il n'en a pas le temps. A peine la fécondation est-elle opérée que l'ogresse se retourne, bondissante, et dévore l'amant sur le lieu même de ses amours. On dit même qu'elle n'attend pas toujours la fin de l'opération et que, préférant un bon repas à une caresse, elle interrompt le jeu d'un coup de mandibules. Quand le mâle a le bonheur de pouvoir fuir, il disparaît prompt comme l'éclair, glisse comme la foudre le long de son fil.
L'argyronète use de manœuvres analogues, mais plus curieuses encore. C'est une araignée aquatique, qui descend dans l'eau au moyen d'une ingénieuse petite cloche à plongeur, nid futur. La femelle ayant construit sa cloche, le mâle, qui n'ose se présenter, imagine cette ruse de construire une autre cloche immédiatement voisine de celle de la femelle. Ensuite, au moment propice, il crève le mur mitoyen, profite de la surprise causée par son entrée brusque. Quand il s'agit de ne pas être mangé, tous les moyens sont bons.
La tarentule, dont les mœurs sont loin d'être douces, n'est pas cruelle avec son amant. Ce monstre qui ne tisse pas de toile file des amours idylliques. Ce sont de longs préludes, des jeux puérils, de fines caresses, des bondissements d'agneaux. Enfin, la femelle se soumet entièrement. Le mâle, alors, la dispose à son gré, lui fait prendre l'attitude la plus favorable, et, couché obliquement sur elle, doucement, à plusieurs reprises, puisant le sperme à son abdomen, l'insinue avec chacun de ses palpes, l'un après l'autre, dans la vulve gonflée de la femelle. La disjonction a lieu brusquement, par un saut. Plus tendres encore sont les amours des araignées sauteuses, ces bêtes qui s'avancent par petites saccades, s'arrêtent, guettent, bondissent sur leur proie, insecte ou mouche, ou bien, pendues à un long fil qui flotte, se laissent porter au gré du vent. Quand le mâle et la femelle se rencontrent, ils s'approchent, se tâtent de leurs pattes antérieures et de leurs tenailles, s'éloignent, reviennent, recommencent. Après mille jeux, ils se posent tête à tête et le mâle grimpe sur la femelle, s'allonge sur elle jusqu'à ce qu'il ait atteint l'abdomen. Alors il en soulève l'extrémité, applique son palpe à l'orifice de la vulve, puis se retire. Le même acte recommence plusieurs fois; la femelle s'y prête avec complaisance, ne fait aucune avanie à son compagnon.
Il y a quelques exceptions à cette méthode des araignées: ainsi les faucheurs, ces petites boules montées sur d'immenses pattes, opèrent par cavalage. Les mâles ont une verge rétractile fixée à l'abdomen par deux ligaments; la femelle un oviducte qui s'ouvre en vulve et s'élargit intérieurement en une vaste poche, séjour des œufs. Le mâle ne vient à bout de la femelle, fort rétive à l'amour, qu'en lui saisissant les mandibules avec ses pinces. Domptée par cette morsure, elle se laisse faire: l'accouplement ne dure que quelques secondes.
La libellule, joliment appelée la demoiselle, est un des plus beaux insectes du monde, et le plus beau, assurément, de ceux qui volent, dans nos climats; aucune couleur douce de papillon ne vaut les nuances mouvantes de son souple abdomen, les tons vifs de sa tête qui semble casquée d'acier bleui. Comment les décrire? Il est difficile d'en trouver deux de pareilles: celle-ci a le corps fauve avec un abdomen gris pâle, taché de jaune, les pattes noires, les ailes diaphanes, avec des bordures ou des nervures brunes, noires et blanches; celle-là a la tête jaune, les yeux bruns, le corselet brun, veiné de vert, l'abdomen touché de vert et de jaune, les ailes irisées; cette autre, la Vierge, est d'un vert doré ou d'un bleu à reflets verts, les ailes immaculées; cette autre, la Jouvencelle, aux ailes invisibles à force d'être fines, revêt toutes les nuances, bleu de métal, vert mordoré, violet d'iris, fauve de chrysanthème, mais quelle que soit sa couleur fondamentale, elle la cercle, élégant barillet, d'anneaux, de velours noir. Les naturalistes divisent ces bestioles en libellules, aeshnes, agrions; Fabricius dispute avec Linné: les paysans et les enfants, car les grandes personnes, et sérieuses, méprisent la nature, les nomment «demoiselles, vierges et jouvencelles». Les unes volent très haut, parmi les arbres, d'autres se tiennent le long des ruisseaux et des étangs, d'autres aiment les fougères, les ajoncs, les genêts. J'ai passé des journées de soleil à les observer, espérant voir leurs amours; je les ai vues, et j'ai su que Réaumur ne nous a pas trompés. C'était à la surface d'un étang et parmi les fleurs du bord, un matin de juillet, un matin de flamme. La Vierge, au corselet vert bleu, aux ailes presque invisibles, voletait en grand nombre, lentement, comme avec sérieux; l'heure de la pariade était venue. Et partout, des couples se formaient, des anneaux d'azur pendaient aux herbes, frissonnaient sur la feuille de la lentille d'eau, partout des flèches bleues et des flèches vertes jouaient à se fuir, à se frôler, à se joindre. Les gros yeux et la forte tête de la libellule donnent à cette chose étincelante un air grave.
Le canal éjaculateur aboutit au neuvième anneau de l'abdomen, c'est-à-dire à la pointe; l'appareil copulateur est fixé au deuxième anneau, c'est-à-dire près du col, et se compose d'un pénis, de crochets et d'un réservoir: le mâle repliant son long ventre emplit d'abord le réservoir, ensuite le transvide dans les organes de la femelle. Il poursuit longtemps l'amante qu'il veut, joue avec elle, enfin la saisit au-dessus du col avec les pinces qui terminent son abdomen, puis, se roulant comme un serpent, s'incline en avant et continue de voler, bête à quatre paires d'ailes. En cette attitude, le mâle, sûr de lui, l'air indifférent d'un maître de l'heure, chasse les insectes, visite les fleurs et les aisselles des plantes où sommeillent les moucherons, les saisissant avec sa patte pour les porter à sa bouche. Enfin la femelle cède, replie par en dessous son abdomen flexible, en fait coïncider l'ouverture avec le pénis pectoral du mâle: et les deux bestioles ne sont plus qu'une splendide bague à double chaton, une bague frémissante de vie et de feu.
Aucun geste d'amour plus charmant ne peut être imaginé que celui de la femelle recourbant lentement son corps bleu, faisant la moitié du chemin vers son amant, qui, dressé sur ses pattes antérieures supporte, les muscles tendus, tout le poids de ce mouvement. On dirait, tant cela est immatériel et pur, deux; idées qui se joignent dans la limpidité d'une pensée nécessaire.
CHAPITRE XIV
LE MÉCANISME DE L'AMOUR
VI. Le Cannibalisme sexuel.—Les femelles qui mangent le mâle et celles qui mangent le spermatophore.—Utilité probable de ces pratiques.—La fécondation par le mâle total.—Amours du dectique à front blanc.—La sauterelle verte.—L'analote des Alpes.—L'éphippigère.—Autres réflexions sur le cannibalisme sexuel.—Amours de la mante religieuse.
VI. Le Cannibalisme sexuel.—L'araignée mange son mâle; la mante mange son mâle; chez les locustiens, les femelles, fécondées par un spermatophore, une énorme grappe génitale que le mâle dépose sous leur ventre, rongent jusqu'au dernier lambeau l'enveloppe des spermatozoïdes. Ces deux faits doivent sans doute être rapprochés. Que la femelle dévore le mâle tout entier ou seulement le produit de sa glande génitale, il s'agit très probablement dans les deux cas d'un acte complémentaire de la fécondation. Il y aurait dans le mâle des éléments assimilables nécessaires au développement des œufs, à peu près comme l'albumen des graines, plantule avortée, est nécessaire à la nourriture de l'embryon végétal, plantule survivante. Les plantes, d'après de récentes études, naîtraient jumelles: pour vivre, il faut que l'une des deux mange l'autre. Transporté dans la vie animale, et légèrement modifié, ce mécanisme explique ce que l'on a appelé, par sentimentalisme, la férocité sexuelle des mantes et des araignées. La vie est faite de vie. Rien ne vit qu'aux dépens de la vie. Le mâle des insectes meurt presque toujours aussitôt après la pariade; chez les locustiens, il est littéralement vidé par l'effort génital: que la femelle le respecte, qu'elle le dévore, sa vie n'en sera guère ni plus longue, ni plus brève. Il est sacrifié; pourquoi, si cela est bon à l'espèce, ne serait-il pas mangé? Enfin, il l'est. C'est son destin, et il le pressent, du moins le mâle araignée, car le mâle mante se laisse ronger avec un parfait stoïcisme. L'un regimbe au sacrifice; l'autre s'y soumet. Il s'agit bien d'un rite et non d'un accident ou d'un crime. Des expériences pourraient se tenter. On empêcherait la femelle dectique de picoter la graine de gui dont le mâle s'est déchargé sur elle; on surveillerait l'accouplement des mantes, que l'on isolerait aussitôt: et l'on suivrait toutes les phases de la ponte et de l'éclosion. Si la spermatophagie du dectique est inutile, inutile le meurtre de la mante mâle, cela annulera les réflexions précédentes; d'autres surgiraient.
Le dectique à front blanc est, comme tous les locustiens (sauterelles), un insecte très vieux; il existait dès l'époque de la houille, et c'est peut-être cette ancienneté qui explique la singularité de sa méthode fécondatrice. Comme chez les céphalopodes, ses contemporains, il a recours au spermatophore; cependant il y a pariade, il y a embrassement; il y a même jeux et mamours. Voici le couple face à face, se caressant avec leurs longues antennes, «aussi fines que des cheveux», dit Fabre; après un moment, ils se quittent. Le lendemain, nouvelle rencontre, nouvelles blandices. Un autre jour, Fabre surprend le mâle terrassé par sa femelle, qui l'accable de son étreinte, lui mordille le ventre. Le mâle se dégage et fuit, mais un nouvel assaut le dompte et le voilà gisant, culbuté sur le dos. Cette fois la femelle, dressée sur ses hautes pattes, le tient ventre à ventre, elle recourbe l'extrémité de son abdomen, la victime en fait autant, il y a jonction, et bientôt des flancs convulsionnés du mâle on voit sourdre quelque chose d'énorme, comme si la bête expulsait ses entrailles. «C'est, continue le merveilleux observateur[1], une outre opaline semblable en grosseur et en couleur à une baie de gui», outre à quatre poches au moins, réunies par de faibles sillons. Cette outre, le spermatophore, la femelle la reçoit et, collée à son ventre, elle l'emporte. Remis de son coup de foudre, le mâle se relève, fait sa toilette; la femelle mange, tout en se promenant. «De temps à autre, elle se hausse sur ses échasses, se boucle en anneau et saisit de ses mandibules son faix opalin, qu'elle mordille doucement.» Elle en détache des parcelles, les mâche soigneusement, les avale. Ainsi, cependant que les particules fécondantes s'extravasent vers les œufs qu'ils vont animer, la femelle dévore la poche spermatique. Après y avoir goûté miette à miette, elle l'arrache tout d'un coup, la pétrit, l'ingurgite entière. Pas une parcelle n'en est perdue; la place est nette, et l'oviscapte nettoyé, lavé, poli. Le mâle, durant ce repas, s'est remis à chanter, mais ce n'est plus un chant d'amour; il va mourir, il meurt: passant près de lui, à ce moment, la femelle le regarde, le flaire, lui ronge la cuisse.
Fabre n'a pu voir la pariade de la sauterelle verte, qui a lieu la nuit, mais il en a observé les longs préludes, il a vu le jeu lent des molles antennes. Quant au résultat de l'accouplement, il est le même que chez tous les locustiens, et la femelle pareillement mâche et avale l'ampoule génitale. C'est une redoutable bête de proie, qui dévore toute vive une énorme cigale, qui hume sans peur les entrailles d'un hanneton gigotant. On ne dit pas si elle mange son mâle, mort ou vif; c'est assez probable, car il est fort timide. Un autre dectique, l'analote des Alpes, a donné à Fabre ce spectacle effarant: le mâle sur le dos, la femelle sur le ventre, les organes génitaux se joignant bout à bout par ce seul contact, et cependant qu'elle reçoit la caresse fécondante, cette femelle énigmatique, l'avant-corps relevé, rongeant un autre mâle, maintenu sous ses griffes le ventre ouvert, impassible, à petites bouchées! Le mâle analote est beaucoup plus petit et plus faible que la femelle; comme son confrère araignée, il fuit au plus vite, l'accouplement fini; il est très souvent croqué. Dans le cas observé par Fabre, le repas qui accompagnait l'amour était, sans doute, la suite d'une première pariade: ces locustiennes, en effet, ont cette autre habitude, rare chez les insectes, d'accepter plusieurs amants. Vraiment cette Marguerite de Bourgogne cannibale est un beau type de bête, donne un beau spectacle, non de l'immoralité, vain mot, de la sérénité de la nature, qui permet tout, veut tout, pour laquelle il n'y a ni vices, ni vertus, mais seulement des mouvements et des réactions chimiques!
Le spermatophore de l'éphippigère est énorme, près de la moitié du volume de la bête. Le repas nuptial s'accomplit selon le même rite, et la femelle y joint, ayant épuisé son outre, le pauvre mâle épuisé. Elle n'attend même pas qu'il soit mort; elle le dépèce agonisant, membre à membre: ayant fécondé la femelle de tout son sang, il doit encore la nourrir de toute sa chair.
Cette chair du mâle est sans doute pour la mère future un puissant réconfort. Les femelles des mammifères, après la mise bas, dévorent le placenta. On a interprété différemment cet acte habituel. Les uns y voient une précaution contre l'ennemi: il faut abolir les traces d'un état qui indique nettement un être affaibli, sans défense, entouré de petits, proie savoureuse et à la merci de tous les crocs; pour d'autres, c'est une récupération de forces. Cette dernière opinion semble plus vraisemblable, surtout si l'on songe aux habitudes des locustiens. Le spermatophore, en effet, est analogue, avant, à ce que représente, après, le placenta. D'autre part, la fécondation, avant d'être un acte spécifique, rentre dans les phénomènes généraux de la nutrition: c'est l'intégration d'une force dans une autre force, et rien de plus. La dévoration du mâle ne représenterait donc, partielle ou complète, que la forme la plus primitive de l'union des cellules, cette jonction de deux unités en une seule qui précède la segmentation, la nourrit, la rend possible pendant un temps limité, après quoi une nouvelle conjugaison est nécessaire. Si les actes actuels ne sont qu'une survivance, s'ils ont duré alors que leur utilité avait disparu, c'est une autre question, et que, une fois encore, je renvoie aux expérimentateurs. Il me suffirait d'avoir fait accepter ce principe général que les actes des animaux, quels qu'ils soient, ne peuvent être compris que si on les dépouille des qualifications sentimentales dont les a revêtus une humanité ignorante et corrompue par le finalisme providentiel. Tout en reconnaissant l'immense valeur sociale des préjugés, il doit être permis à l'analyse de les décortiquer et de les moudre. Rien ne paraît plus clair que l'expression d'amour maternel, et rien n'est plus répandu dans la nature entière: rien cependant ne donne une plus fausse interprétation des actes que ces deux mots prétendent expliquer. On en fait une vertu, c'est-à-dire, selon le sens chrétien, un acte volontaire; on semble croire qu'il dépend de la mère d'aimer ou de ne pas aimer ses enfants, et l'on considère comme coupables celles qui se relâchent dans leurs soins ou qui les oublient. Comme la génération, l'amour maternel est un commandement; c'est la condition seconde de la perpétuité de la vie. Des mères parfois en sont dénuées; des mères aussi sont stériles: la volonté n'intervient ni dans un cas ni dans l'autre. Comme le reste de la nature, comme nous-mêmes, les animaux vivent soumis à la nécessité, ils font ce qu'ils doivent faire, autant que le permettent leurs organes. La mante qui mange son mari est une excellente pondeuse et qui prépare avec passion l'avenir de sa progéniture.
D'après les observations de Fabre, qui a surveillé, en cage, des couples de ces insectes singuliers, ce sont les femelles des mantes, bien plus fortes que les mâles, bien plus de proie, qui se livrent à la lutte pour l'amour. Les combats sont meurtriers: la femelle vaincue est aussitôt mangée.
Le mâle est timide. Au moment du désir, il se borne à des poses, à des œillades, que la femelle semble considérer avec indifférence ou avec dédain. Las de parader, cependant, il se décide, et, les ailes étalées, tout frémissant, saute sur le dos de l'ogresse. La pariade dure cinq ou six heures: quand le nœud se dénoue, l'amant est régulièrement mangé. Elle est polyandre, cette femelle terrible. Alors que les autres insectes refusent le mâle, quand leurs ovaires ont été fécondés, la mante en accepte deux, trois, quatre, jusqu'à sept: et cette barbe-bleue, l'œuvre accomplie, les croque sans rémission. Fabre a vu mieux. La mante est presque le seul insecte qui ait un cou; la tète ne se joint pas immédiatement au thorax, et ce cou est long, flexible en tous les sens. Alors, cependant que le mâle l'enlace et la féconde, la femelle tourne la tête en arrière et tranquillement ronge son compagnon de plaisir. En voici un qui n'a déjà plus de tête. Cet autre a disparu jusqu'au corsage et ses restes s'agrippent à la femelle qui dévore ainsi le mâle par les deux bouts, tirant de son époux à la fois la volupté de l'amour et la volupté de la table. Le double plaisir ne cesse que lorsque la cannibale attaque le ventre: le mâle tombe en lambeaux et la femelle l'achève par terre. Poiret a vu une scène peut-être encore plus extraordinaire. Un mâle saute sur une femelle et va s'accoupler. La femelle fait virer sa tête, dévisage l'intrus et brusquement, d'un coup de sa patte-mâchoire, une merveilleuse petite faux dentelée, lui tranche la tête. Sans se déconcerter, le mâle se cale, se déploie, fait l'amour comme si rien ne s'était passé d'anormal. La pariade eut lieu et la femelle voulut bien attendre la fin de l'opération pour achever son repas de noces.
Ce décapité qui fait l'amour s'explique par ceci, que le cerveau des insectes ne semble pas avoir la direction unique des mouvements; ces animaux peuvent donc vivre sans ganglion cervical. Une sauterelle sans tête porte encore à sa bouche, au bout de trois heures, sa patte froissée, mouvement qui lui est familier, à l'état intégral.
La petite mante, ou mante décolorée, est presque aussi féroce que sa grande sœur, la mante religieuse; mais l'empuse, espèce fort voisine, semble pacifique.
CHAPITRE XV
LA PARADE SEXUELLE
Universalité de la caresse, des préludes amoureux.—Leur rôle dans la fécondation.—Jeux sexuels des oiseaux.—Comment se caressent les cantharides.—Combats des mâles.—Combats simulés chez les oiseaux.—La danse des tétras.—L'oiseau jardinier.—Sa maison de campagne.—Son goût pour les fleurs.—Réflexions sur l'origine de l'art.—Combats des grillons.—Parade des papillons.—Le sens de l'orientation sexuelle.—Le grand-paon.—Soumission des animaux aux ordres de la nature.—Transmutation des valeurs physiques.—Calendrier du rut.
On a pu se convaincre, par les faits rapportés dans les chapitres précédents, que les jeux de l'amour, préludes, caresses, combats, ne sont nullement particuliers à l'espèce humaine. A presque tous les degrés de l'échelle animale, ou plutôt dans toutes les branches de l'éventail animal, le mâle est le même, la femelle est la même. C'est toujours la figure que donne le mécanisme intime de l'union de l'animalcule et de l'ovule: une forteresse, vers laquelle amans volat, currit et lœtatur. Tout le passage de l'Imitation (1. III, ch. iv, § 4) est une merveilleuse psychologie de l'amour dans la nature, de l'attraction sexuelle telle qu'elle est sensible dans toute la série des êtres. Il faut que l'assiégeant entre dans la forteresse; il emploie la violence, quelquefois, la douce violence; plus souvent la ruse, la caresse.
La caresse, ces gestes charmants, de grâce et de tendresse, nous les faisons nécessairement, non parce que nous sommes des hommes, mais parce que nous sommes des animaux. Leur but est d'aviver la sensibilité, de disposer l'organisme, d'accomplir avec joie sa fonction suprême. Ils ne sont agréables à l'individu, très probablement, ils ne sont perçus comme volupté que parce qu'ils sont utiles à l'espèce. Ce caractère de nécessité est naturellement plus appréciable chez les animaux que chez l'homme. La caresse y revêt des formes fixes, dont le baiser d'ailleurs donne bien l'idée, et elle fait partie intégrante du cavalage. Prélude, mais prélude qui ne peut être omis sans compromettre la partie essentielle du drame. Il arrive cependant que l'homme, apte à se surexciter cérébralement, abrège ou même néglige le prologue du coït; cela se voit aussi chez quelques-uns des mammifères domestiques, taureau, étalon. La vue seule de l'autre sexe, et l'odeur aussi, sans doute, suffisent à déterminer un état qui permet la jonction immédiate. Il n'en est déjà plus de même chez cet autre animal, plus domestique encore, le chien: les deux sexes se livrent d'abord à des jeux, à des explorations; ils se demandent l'un l'autre leur consentement; on se fait la cour; parfois le mâle, malgré son état, recule; plus souvent la femelle abaisse sa queue, pont-levis, et ferme la forteresse. On sait aussi les agaceries que se font les oiseaux. M. Mantegazza a raconté agréablement les jeux sexuels de deux vautours, la femelle, emprisonnée dans la carcasse d'un cheval presque dévoré, s'interrompant de becqueter la charogne pour gémir profondément, en redressant la tête, pour regarder en l'air. Un autre vautour planait au-dessus du charnier et répondait aux gémissements de la vautouresse. Cependant, quand le mâle surexcité descendit vers la femelle qu'il croyait vaincue, elle s'enfonça dans la carcasse, après une lutte brève qui fit comprendre au mâle que l'heure n'était pas venue et le mit en fuite. Après cela, les gémissements recommencèrent; la femelle semblait fâchée; elle était montée sur sa cage d'ossements, gonflant ses ailes, relevant la queue, toute roucoulante. L'union eut lieu enfin dans un grand bruit de plumes froissées et d'ossements heurtés.
Le même auteur a noté avec précision les préludes compliqués auxquels se livrèrent sous ses yeux deux moineaux. En voici le résumé, pour ainsi dire graphique: Une troupe de moineaux sur un toit le matin; ils sont calmes, font leur toilette. Survient un gros mâle qui jette un cri violent: une des femelles riposte aussitôt, non par un cri, mais par un acte: elle s'éloigne de la troupe. Le mâle la rejoint; elle s'envole vers un toit voisin; là, c'est avec le mâle qui l'a suivie un long caquetage, bec à bec. Nouvelle fuite; le mâle se repose au soleil, puis rejoint encore une fois la pierrette. Les assauts commencent; le mâle est repoussé. La femelle se dérobe en sautillant, par petits bonds. Le bord du toit arrête la fuite; elle profite de ce prétexte, et se livre.
Mais, c'est le prodigieux; insecte qu'il faut interroger. On connaît les cantharides, ces beaux coléoptères auxquels la pharmacie a fait une si vilaine réputation. La femelle ronge sa feuille de frêne; le mâle survient, monte sur son dos, l'enlace de ses pattes postérieures. Alors, de son abdomen allongé, il fouette les flancs de la femelle, alternativement à droite et à gauche, avec une rapidité frénétique. En même temps, de ses pattes antérieures, il lui masse, lui flagelle furieusement la nuque; tout son corps trépide et vibre. La femelle reste passive, attend le calme. Il vient. Sans lâcher prise, le mâle étend en croix ses pattes de devant, se détend un peu, oscillant de la tête et du corselet. La femelle se remet à brouter. Le calme est bref; les folies du mâle recommencent. Puis, c'est une autre manœuvre: avec le pli des jambes et des tarses, il saisit les antennes de la femelle, la force à relever la tête, en même temps qu'il redouble ses coups de fouet sur les flancs. Nouvelle pose; nouvelle reprise de la flagellation: enfin, la femelle s'ouvre. L'accouplement dure un jour et une nuit, après quoi le mâle tombe, mais tout en restant noué à la femelle, qui le traîne, le pénis attaché à ses organes, de feuille en feuille. Parfois, il broute aussi, un peu, çà et là; quand il se détache, c'est pour mourir. La femelle pond, meurt à son tour.
La cérocome, insecte voisin de la cantharide, a des mœurs analogues; mais la femelle est encore plus froide, et le mâle est obligé d'en tâter plus d'une avant de trouver qui lui réponde. Il a beau cribler de ses coups de pattes les flancs de la compagne élue, elle reste insensible, inerte. Ce manège a tout l'air, d'ailleurs, d'être passé à l'état de manie dans les muscles des mâles, si bien qu'à défaut de femelles ils se chevauchent et se tambourinent les uns les autres. Sitôt qu'un mâle est chargé d'un autre mâle, il prend l'attitude femelle, se tient coi; on voit des pyramides de trois et quatre mâles: alors celui du dessus est le seul qui agite la frénésie de ses pattes amoureuses; les autres se tiennent immobiles, comme si leur position d'être cavales les transformait aussitôt en bêtes passives: cela tient sans doute à l'écrasement de leurs muscles[1].
Il est rare que la femelle facilite au mâle l'accomplissement de son œuvre; mais il a un autre obstacle à vaincre, très souvent: les autres mâles. Il n'y a aucun rapport, contrairement à ce que Ton pourrait croire, entre le caractère social du mâle et son caractère amoureux;. Des animaux féroces se montrent à ce moment beaucoup plus placides que des animaux doux et même craintifs. Qui croirait que le timide lapin est un amant impétueux, tyrannique et jaloux? Il faut que la femelle lui cède à son premier désir, sinon il se fâche. Elle est d'ailleurs fort lascive, la lapine; la gestation n'arrête nullement ses amours. Le lièvre, qui ne passe point pour brave, est un mâle ardent et convaincu; il se bat furieusement avec ses pareils pour la possession d'une femelle. Ce sont des animaux fort bien outillés pour l'amour, pénis très développé, clitoris presque aussi gros. Les mâles font de véritables voyages, courent des nuits entières, à la recherche des hases, qui sont sédentaires: de même que les lapines, elles ne se refusent jamais, mêmes déjà pleines.
Martres, putois, zibelines, rats se livrent, à l'époque du rut, de violents combats. Les rats accompagnent ces luttes de cris aigus. Les cerfs, les sangliers, un grand nombre d'autres espèces, se battent jusqu'à la mort pour la possession des femelles; cette pratique n'est pas inconnue à l'humanité. Il n'est pas jusqu'aux lourdes tortues que l'amour n'exaspère: le mâle est vaincu, qui a été renversé sur le dos.
Plus fins, destinés peut-être à une civilisation supérieure et charmante, les oiseaux se plaisent aussi à lutter, parfois le duel est sérieux, comme chez les gallinacés (combats de coqs) souvent, il est de courtoisie, de simulacre. La femelle du coq de roche, qui vit au Brésil, est fauve et sans beauté; le mâle est jaune orange, la crête bordée de rouge foncé, les pennes des ailes et de la queue d'un rouge brun. On voit ceci: les femelles rangées en cercle, comme une foule autour de baladins; ce sont les mâles qui se pavanent, font des grâces, remuent leurs plumes chatoyantes, se font admirer, se font désirer. De temps en temps, une femelle s'avoue séduite: un couple se forme. Mais les tétras, coqs de bruyère de l'Amérique du Nord, ont des habitudes encore plus curieuses. Leurs luttes sont devenues exactement ce que nous en avons fait, des danses. Ce n'est même plus le tournoi, c'est le tour de valse. Ce qui achève de prouver que ces parades sont bien une survivance, une transformation, c'est que les mâles, à force de s'y amuser, s'y livrent non seulement avant, mais après l'accouplement. Il les pratiquent même, pour se désennuyer, pendant la couvaison, en l'absence des femelles absorbées par leur devoir maternel. Des voyageurs[2] décrivent ainsi la danse des tétras: «Ils se rassemblent vingt ou trente en une place choisie, et là se mettent à danser, mais comme des fous. Ouvrant leurs ailes, ils rassemblent leurs pieds, sautent, comme des hommes dans la danse du sac. Ensuite, ils s'avancent l'un vers l'autre, font un tour de valse, passent à un second partenaire et ainsi de suite. Cette contredanse des poulets de prairie est des plus amusantes. Ils s'y absorbent assez pour qu'on puisse les bien approcher.»
Des oiseaux d'Australie et de Nouvelle-Guinée[3] font l'amour avec un cérémonial charmant. Pour attirer son amante, le mâle construit une véritable maisonnette de campagne ou, s'il est moins habile, un rustique berceau de verdure. Il plante des rameaux, des brindilles vertes, car il est petit, de la taille d'un merle, qu'il courbe en voûte souvent de plus d'un mètre de long. Le sol, il le jonche de feuilles, de fleurs, de fruits rouges, d'ossements blancs, de brillants cailloux, de morceaux de métal, de bijoux volés aux environs. On dit que les colons australiens, quand il leur manque une bague ou une paire de ciseaux, vont les chercher dans ces tentes de verdure. Notre pie manifeste un certain goût pour les objets éclatants: on en a fait des contes. Le «jardinier» de la Nouvelle-Guinée est plus ingénieux encore; il l'est au point que son œuvre semble une œuvre humaine et qu'on y est pris. Il fait avec son seul bec et ses seules pattes aussi bien et mieux que tels paysans, montrant même un goût du décor qui leur manque souvent. On cherche l'origine de l'art: la voilà, dans ce jeu sexuel d'un oiseau. Nos manifestations esthétiques ne sont que le développement du même instinct de plaire qui, en une espèce, surexcite le mâle, en une autre anime la femelle. S'il y a un surplus, il sera dépensé sans but, pour le pur plaisir: c'est l'art humain; son origine est celle de l'art des oiseaux et de l'art des insectes.
La Grande Encyclopédie a donné l'image de la maison de plaisance du Jardinier, que l'on appelle savamment l'Amblyornis inornata, parce que cet artiste est sans beauté personnelle. On dirait la construction de quelque pygmée intelligent et fin. En voici d'ailleurs la description, telle que ce même ouvrage la résume d'après un voyageur italien, M. O. Beccari[4]: «En traversant une magnifique forêt, M. Beccari se trouva tout à coup en présence d'une petite cabane de forme conique, précédée d'une pelouse parsemée de fleurs, et il reconnut aussitôt dans cette hutte le genre de construction que les chasseurs de M. Bruijn avaient signalée à leur maître comme l'œuvre d'un oiseau à livrée sombre et un peu plus gros qu'un merle. Il en prit un croquis très exact et, en contrôlant par ses propres observations les récits des indigènes, il reconnut le procédé suivi par l'oiseau pour élever cette cabane qui ne représente pas un nid, mais plutôt une habitation de plaisance. L'amblyornis choisit une petite clairière au sol parfaitement uni et au centre de laquelle se dresse un arbrisseau. Autour de cet arbrisseau, qui servira d'axe à l'édifice, l'oiseau apporte un peu de mousse, puis il enfonce obliquement dans le sol des rameaux d'une plante qui continue à végéter quelque temps et qui, par leur juxtaposition, constituent les parois inclinées de la hutte. Sur un côté, cependant, ces rameaux s'écartent légèrement pour former une porte en avant de laquelle s'étend une belle pelouse dont les éléments ont été amenés péniblement, touffe à touffe, d'une certaine distance. Après avoir soigneusement nettoyé cette pelouse, l'amblyornis y sème des fleurs et des fruits qu'il va cueillir aux environs et qu'il renouvelle de temps en temps.»
Ce jardinier primitif appartient à la famille des oiseaux de Paradis, si remarquables par la beauté de leur plumage. Il semble que, ne pouvant se parer par lui-même, il ait extériorisé son instinct, D'après les voyageurs, ces cabanes sont de véritables maisons de rendez-vous, le vide-bouteilles du XVIIe siècle, la folie du XVIIIe. L'oiseau galant la pare de tout ce qui pourra plaire à la femelle qu'il y convie; si elle est satisfaite, c'est le lieu des amours après avoir été celui des déclarations. Je ne sais si on a donné à ces curiosités toute l'importance qu'elles ont et dans l'histoire des oiseaux et dans celle de l'humanité. Le savant, seul informé de tels détails, n'y comprend rien, généralement. L'un d'eux, que je lis, songe à la pie voleuse et ajoute: ces traits, qui leur sont communs, rattachent étroitement les paradisiers aux corvidés. Sans doute: mais ce n'est pas très important. Le fait grave est ceci: la cueillaison d'une fleur. Le fait utile explique l'animalité; le fait inutile explique l'homme. Or, il est capital de montrer que le fait inutile n'est point spécial à l'homme.
Ce sont egalemént des combats de parade que ceux des grillons, mais peut-être pour une autre cause: la faiblesse de leurs armes offensives relativement à la solidité de leur cuirasse. Il y a cependant un vainqueur et un vaincu. Le vaincu décampe; le vainqueur chante. Puis, il se lustre, trépigne, semble nerveux. Souvent, dit Fabre, l'émotion le rend muet; ses élytres trépident sans produire de son. Quant à la grillonne, témoin du duel, elle court, dès qu'il s'achève, se cacher sous quelque feuille. «Elle écarte un peu le rideau, cependant, et regarde, et désire être vue. Après ce jeu, elle se montre tout à fait; le grillon se précipite, fait brusquement demi-tour et, rampant en arrière, se coule sous le ventre de la femelle. L'œuvre achevée, il détale au plus vite, car, nous sommes devant un énigmatique orthoptère, la femelle le croque volontiers. C'est la chanson du mâle grillon qui attire la femelle. Quand elle l'entend, elle écoute, s'oriente, obéit à l'appel. Il en est de même chez les cigales, bien que les deux sexes vivent le plus souvent côte à côte. En imitant le bruit des mâles, on peut tromper les femelles et les faire venir.
Tantôt la vue, tantôt l'odorat guide le mâle. Beaucoup d'hyménoptères, doués d'un puissant organe visuel, guettent les femelles, en interrogeant les alentours. Ainsi font également la plupart des papillons diurnes. Quand le mâle aperçoit une femelle, il la poursuit, mais c'est pour la devancer, pour se faire voir, et il semble la tenter de lents battements d'ailes. Cette parade dure parfois assez longtemps. Enfin, leurs antennes se touchent, leurs ailes se frôlent, et ils s'envolent de compagnie. L'accouplement a très souvent lieu dans l'air; ainsi procèdent les piérides. En certaines espèces, les bombyx, par exemple, dont les femelles sont lourdes et même aptères, le mâle, qui est au contraire très vif, en féconde plusieurs, allant de l'une à l'autre, et c'est cela sans doute qui a donné aux papillons leur réputation d'inconstance. Ils vivent trop peu pour la mériter: beaucoup, nés le matin, ne voient pas un second soleil. On pourrait bien plutôt en faire le symbole de la pensée pure. Il y en a qui ne mangent pas; et, parmi ceux qui ne mangent pas, il y en a que la nature voue à la virginité. Hermaphrodites d'un genre singulier, mâles à droite, femelles à gauche, ils figurent deux moitiés sexuelles soudées selon la ligne médiane. Les organes dont le centre est coupé par cette ligne ne sont donc que des demi-organes, bons à rien sinon à l'amusement des observateurs. Les papillons hybrides, produits par le croisement de deux espèces, ne sont pas très rares; ils sont également impropres à la reproduction.
L'accouplement des papillons de jour ne dure que quelques minutes; il se prolonge souvent pendant une nuit et un jour chez les papillons de nuit, sphinx, phalènes, noctuelles. Si c'est une récompense, elle est due à leurs courageux voyages en quête de la femelle pressentie. Le grand-paon fait plusieurs lieues de pays pour tenter de satisfaire son amour. Blanchard raconte l'histoire de ce naturaliste qui, ayant capturé et enfermé dans sa poche une femelle de bombyx, rentra chez lui escorté d'un nuage formé de plus de deux cents mâles. Au printemps, dans un endroit où le grand-paon est si rare qu'on en récolte difficilement un ou deux par an, la présence d'une femelle en cage peut attirer une centaine de mâles, comme Fabre en a fait l'expérience. Ces mâles si fiévreux ne sont doués que d'une ardeur très brève. Qu'ils aient ou non touché la femelle, ils ne vivent que deux ou trois jours. Insectes énormes, plus gros que l'oiseau-mouche, ils ne mangent pas; leurs pièces buccales ne sont qu'un ornement et un décor: ils naissent pour se reproduire et pour mourir. Les mâles semblent infiniment plus nombreux que les femelles et il est probable qu'il n'y en a pas plus d'un sur cent qui puisse accomplir sa destinée. Celui qui manque la femelle pourchassée, qui arrive trop tard, est perdu: sa vie est si brève qu'il lui sera très difficile d'en découvrir une seconde. Il est vrai que, dans les conditions normales, la femelle cavalée doit cesser aussitôt d'émettre son odeur sexuelle; les mâles ne sont attirés par la même que pendant un temps beaucoup plus court et leurs quêtes ont des chances d'être moins infructueuses. Est-ce bien l'odorat tout seul qui les guide?
A huit heures du matin chez Fabre, à Serignan, on voit éclore un cocon de petit-paon; il en sort une femelle immédiatement emprisonnée sous la cloche de grillage. A midi, un mâle arrive; c'est le premier que Fabre, qui a passé là sa vie, ait jamais vu. Le vent souffle du nord, il vient du nord, donc à contre odeur. A deux heures, il y en a dix. Venus sans hésiter jusqu'à la maison, ils se troublent, se trompent de fenêtre, errent de pièce en pièce, ne vont jamais directement vers la femelle. On dirait qu'à ce moment ils doivent faire usage d'un autre sens, peut-être la vue, malgré leur état de bêtes crépusculaires, et que la cage les gêne. Peut-être aussi est-il d'usage que la femelle vienne jouer au-devant d'eux? Il est toutefois évident que l'odorat joue un très grand rôle; le mystère ne serait pas moins grand si on supposait l'exercice d'un sens parti culier, le sens de l'orientation sexuelle. Fabre a obtenu le même succès avec la femelle d'un autre papillon très rare, le bombyx du chêne, ou minime à bande: en une matinée, soixante mâles étaient accourus, tournoyant autour de la prisonnière. On observe des faits analogues, sinon identiques, chez certains serpents, chez des mammifères: tout le monde a vu, à la campagne, des chiens, attirés par une femelle en chaleur, venir de très loin, de près d'une lieue, sans que l'on puisse comprendre comment leur organisme a été averti.
Les explications sont vaines en ces matières. Elles amusent la curiosité sans satisfaire la raison. Ce qu'on perçoit nettement, c'est une nécessité; il faut que l'acte s'accomplisse: pour cela, tous les obstacles, quels qu'ils soient, seront vaincus. Ni la distance, ni la difficulté du voyage, ni le danger des approches ne parviennent à rebuter l'instinct. Chez l'homme, qui possède parfois la force de se dérober aux commandements sexuels, la désobéissance peut avoir des résultats heureux. La chasteté, pareille à un transmutateur, change en énergie intellectuelle ou sociale l'énergie sexuelle sans emploi; chez les animaux, cette transmutation des valeurs physiques est impossible.
L'aiguille de direction reste en une position immuable: l'obéissance est inéluctable. C'est pourquoi il y a une si profonde rumeur dans la nature quand les ordres printaniers sont promulgués. Les fleurs végétales ne sont pas les seules à s'ouvrir: les sexes de chair fleurissent aussi. Les oiseaux, les poissons prennent des couleurs neuves et plus vives. Il y a des chants, il y a des jeux, il y a des pèlerinages. Les saumons qui vivaient tranquilles à la bouche des fleuves, il leur faut s'assembler, partir, remonter les courants, franchir les écluses, s'écorcher sur les roches qui forment barrages et cataractes, s'exténuer, flèches, à bondir par-dessus tous les obstacles humains et naturels. Mâles et femelles arrivent exténués au bout de leur voyage, la frayère de sable fin où les unes vont déposer leurs œufs, où les autres vont répandre héroïquement la laitance faite de leur sang.
Le printemps n'est pas la seule saison du rut. Le calendrier de l'amour s'étend le long de toute l'année. En hiver, ce sont les loups, les renards; au printemps, les oiseaux, les poissons; en été, les insectes, beaucoup de mammifères; en automne, les cerfs. L'hiver est très souvent la saison élue par les animaux polaires; la zibeline s'accouple en janvier; l'hermine, en mars; le glouton, au commencement et à la fin de l'hiver. Les animaux domestiques ont souvent plusieurs saisons: pour le chien, le chat, les oiseaux privés, c'est le printemps et c'est l'automne. On trouve en tout temps des jeunes loutres. La plupart des insectes meurent après la pariade; mais non tous les hémiptères, ni l'abeille mère, ni certains coléoptères, ni certaines mouches. Le cerf et l'étalon s'épuisent, mais non pas le bélier, ni le taureau, ni le bouc. La durée de la portée, chez les placentaires, semble dans une certaine relation avec le volume de l'animal: jument, onze à douze mois; ânesse, douze mois et demi; vache, biche, neuf mois; brebis, chèvre, louve, renarde, cinq mois; truie, quatre mois; chienne, deux mois; chatte, six semaines; lapine, un mois.
Il y a des singularités: fécondée en août, la chevrette ne met bas que sept mois et demi plus tard, la croissance de l'embryon restant longtemps stationnaire, pour recommencer au printemps. Chez la chauve-souris, l'ovulation n'a lieu qu'à la fin de l'hiver, bien qu'elle ait reçu le mâle à l'automne: les femelles que l'on prend, pendant l'hibernation, ont le vagin gonflé d'un sperme inerte qui n'agira qu'au réveil printanier.
[1] Pour ces deux observations, cf. Fabre, Souvenirs, tome II: Cérocomes, mylabres et zonitis.
[2] Milton et Cheaddle. De l'Atlantique au Pacifique, p. 171 de la traduction française.
[3] L'un n'a pas de nom prononçable; les savants le désignent par cet assemblage de lettres: Ptilinorhynches. L'autre est appelé joliment par les sauvages le Jardinier.
[4] Le titre de son étude est déjà très curieux: Les cabanes et les jardins de l'Amblyornis (Annales du Musée d'histoire naturelle de Gênes, 1876).
CHAPITRE XVI
LA POLYGAMIE
Rareté de la monogamie.—Goût du changement chez les animaux.—Rôles de la monogamie et de la polygamie dans la stabilité ou l'instabilité des types spécifiques.—Lutte du couple et de la polygamie.—Les couples parmi les poissons, les batraciens, les sauriens.—Monogamie des pigeons, des rossignols.—Monogamie des carnassiers, des rongeurs. —Mœurs du lapin.—La mangouste.—Causes inconnues de la polygamie.—Rareté et surabondance des mâles.—La polygamie chez les insectes.—Chez les poissons.—Chez les gallinacés et les palmipèdes.—Chez les herbivores.—Le harem de l'antilope.—La polygamie humaine.—Comment elle tempère le couple chez les civilisés.
Il n'y a d'animaux monogames que ceux qui ne font l'amour qu'une fois dans leur vie. Les exceptions à cette règle n'ont pas assez de constance pour être érigées en contre-règle. Il y a des monogamies de fait; il n'y en a pas de nécessaires, dès que l'existence de l'animal est assez longue pour lui permettre de se reproduire plusieurs fois. Les femelles des mammifères en liberté fuient presque toujours le mâle qui les a déjà servies; il leur faut du nouveau. La chienne n'accueille qu'à la dernière extrémité le chien de la précédente saison. Ceci me semble la lutte de l'espèce contre la variété. Le couple est formateur de variétés. La polygamie les ramène au type général de l'espèce. Les individus d'une espèce franchement polygame doivent présenter une ressemblance très grande; si l'espèce incline à une certaine monogamie, les dissemblances deviennent plus nombreuses. Ce n'est pas une illusion qui nous fait reconnaître dans les races humaines à peu près monogames une moindre uniformité de type que dans les sociétés polygames ou livrées à la promiscuité, ou chez les espèces animales. L'exemple du chien semble le plus mal choisi entre tous ceux qu'il était possible de prendre. Il n'en est rien, c'est le meilleur, attendu qu'en recevant successivement des individus de variétés différentes, la chienne tend à produire des individus, non d'une variété spécialisée, mais au contraire d'un type où s'emmêlent des variétés multiples, individus qui, en se croisant et en se recroisant à leur tour, finiraient, si les chiens vivaient à l'état libre, par constituer une espèce unique. La liberté sexuelle tend à établir l'uniformité du type; la monogamie lutte contre cette tendance et maintient la diversité. Une autre conséquence de cette manière de voir est qu'il faudra considérer la monogamie comme favorable au développement intellectuel, l'intelligence étant une différenciation qui s'accomplira d'autant plus souvent que seront plus nombreux les individus et les groupes déjà différenciés physiquement. Que l'uniformité physique engendre l'uniformité de sensibilité, puis d'intelligence, cela n'a point besoin d'être expliqué: or les intelligences ne comptent, ne marquent que par leurs différences; uniformes, elles sont comme si elles n'étaient pas impuissantes à s'accrocher les unes aux autres, à réagir les unes contre les autres, faute d'aspérités, faute de courants contraires. C'est le troupeau dont chaque membre fait le même geste de fuir, de mordre ou de rugir.
Ni les conditions de la monogamie absolue, ni celles de la promiscuité absolue ne semblent se rencontrer à l'heure actuelle dans l'humanité, ni chez les animaux; mais on voit le couple, en plusieurs espèces animales et humaines, soit à l'état de tendance, soit à l'état d'habitude. Plus souvent, surtout parmi les insectes, le père reste indifférent, même s'il survit quelque temps, aux conséquences de l'acte génital. D'autres fois, les luttes entre les mâles en réduisent tellement le nombre qu'un seul mâle demeure le maître et le servant d'une grande quantité de femelles. Il faut aussi distinguer entre la polygamie vraie et la polygamie successive; entre la monogamie d'une saison et celle de la vie entière; enfin, considérer à part les animaux qui ne font l'amour qu'une seule fois ou durant une saison unique suivie de mort.
Ces différentes variétés et toutes leurs nuances demanderaient une classification méthodique. Ce serait un long travail et qui peut-être n'atteindrait pas à une véritable exactitude, car, chez les animaux, comme chez l'homme, il faut compter avec le caprice, en matière sexuelle: quand une fidèle colombe est fatiguée de son amant, elle prend son vol et forme bientôt, avec quelque mâle adultère, un nouveau couple. Le couple est naturel, mais non le couple permanent. L'homme ne s'y est jamais plié qu'avec peine, encore que cela soit une des principales conditions de sa supériorité.
Les mamelles du mâle ne semblent pas prouver la primordialité du couple chez les mammifères. Bien qu'il y ait des exemples véridiques de mâles ayant donné du lait, il est difficile de considérer les mamelles du mâle comme destinées à un rôle véritable, à un allaitement de fortune[1]. Ce remplacement a été trop rarement observé pour qu'on en puisse tirer argument. L'embryologie explique très bien l'existence de cet organe inutile. L'instrument inutile est d'ailleurs aussi fréquent dans la nature que l'absence de l'instrument utile. La concordance parfaite de l'organe et de l'acte est rare.
Quand il s'agit des insectes, qui ne vivent qu'une saison d'amour, parfois deux saisons réelles, si, nés à l'automne, ils peuvent s'engourdir pour l'hiver, la polygamie est presque toujours la conséquence de la rareté des mâles, ou de la surabondance des femelles. L'espace leur est trop vaste, la nourriture trop abondante, pour qu'il naisse entre mâles des combats vraiment meurtriers. D'ailleurs, l'amour accompli, la minuscule gent ailée ne demande qu'à mourir; le couple ne se forme que pour la durée de la fécondation; les deux bêtes reprennent aussitôt leur liberté, qui est celle de pondre, pour la femelle, pour le mâle celle de languir et, parfois, de jeter au vent une dernière chanson. Il y a des exceptions à cette règle, mais si l'on considérait les exceptions du même regard que la règle, on ne verrait dans la nature que ce que l'on voit dans le sein d'un fleuve, de vagues mouvements, des ombres passantes. Pour concevoir quelque réalité, il faut concevoir la règle, d'abord, instrument de vision et de mesure. Chez la plupart des insectes, le mâle ne fait rien que de vivre; il dépose sa semence dans le réceptacle de la femelle, reprend son vol, s'évanouit. Il ne partage aucun des travaux préparatoires de la ponte. Seule, la femelle sphex engage sa lutte terrible et habile avec le grillon, qu'elle paralyse de trois coups de poignard dans les trois centres nerveux moteurs; seule, elle creuse le terrier oblique au fond duquel vivront les larves; seule, elle le pare, l'emplit de provisions, le clôt. Seule, la femelle cercéris entasse dans la galerie profonde, fruit de ses fouilles, les charançons ou les buprestes immobilisés, nourriture de sa postérité. Seule, l'osmie, seule, la guêpe, seule, la philanthe,-mais il faudrait citer presque tous les hyménoptères. On comprend mieux que, quand l'insecte dépose ses œufs soit au hasard, sans manœuvres préalables, soit par le jeu d'instruments spéciaux, la coopération du mâle fasse défaut: seule, la femelle des cigales peut enfoncer dans l'écorce de l'olivier son adroite tarière.
Il est cependant des couples parmi les insectes. Voici, au milieu des coléoptères, les bousiers, voici les nécrophores. Géotrupes stercoraires, copris lunaires, onitis bison, sisyphes, travaillent fort sagement deux à deux à préparer les vivres de la famille future. Alors, c'est le mâle qui semble le maître; c'est lui qui dirige la manœuvre dans les opérations compliquées des nécrophores. Un couple s'empresse autour d'un cadavre, quelque mulot; presque toujours un ou deux mâles isolés se joignent à eux; la troupe s'organise, et l'on voit l'ingénieur en chef explorer le terrain, donner des ordres. La femelle les attend, immobile, prête à obéir, à suivre le mouvement. Dès qu'il y a couple, le mâle commande. Le mâle nécrophore assiste la femelle pendant les travaux de l'arrangement de la cellule et de la ponte. La plupart des bousiers, sisyphes ou copris, façonnent et transportent ensemble la pilule qui servira de nourriture aux larves: leur couple ressemble entièrement à celui des oiseaux. On pourrait croire que, dans ce cas, la monogamie est nécessitée par la nature des travaux; nullement: le mâle, en d'autres espèces fort voisines, celui du scarabée sacré, par exemple, laisse la femelle édifier seule la boule excrémentitielle où elle enfermera ses œufs.
En montant aux vertébrés, on trouve aussitôt quelques exemples d'une sorte de monogamie: c'est quand le poisson mâle sert lui-même de couveuse à sa progéniture, soit qu'il la loge dans une poche spéciale, soit qu'il l'hospitalise héroïquement dans sa bouche. Cela est rare, puisque le plus souvent, chez les poissons, les sexes ne s'approchent pas, et même ne se connaissent pas. Les batraciens, au contraire, sont monogames; la femelle ne pond que sous la pression du mâle et c'est une opération si lente, précédée de si longues manœuvres, que la saison entière y est occupée. Le mâle du crapaud commun s'enroule aux jambes, à mesure qu'il est dévidé, le long chapelet des œufs, et quand il est complet, il s'en va, le soir, déposer son fardeau dans la mare voisine. Les sauriens aussi semblent presque tous monogames. Le lézard avec sa lézarde forme un couple qui, dit-on, dure plusieurs années. Leurs amours sont ardentes; ils se serrent étroitement ventre à ventre.
Les oiseaux sont généralement considérés comme monogames, sauf les gallinacés et les palmipèdes; mais les exceptions apparaissent si nombreuses qu'il faudrait nommer les espèces une à une. La fidélité des pigeons est légendaire; elle est peut-être une légende. Le pigeon mâle a en effet des tendances à l'infidélité et même à la polygamie. Il trompe sa compagne; il va jusqu'à lui infliger la honte d'une concubine sous le toit conjugal I Et ces deux épouses, il les tyrannise, il se les asservit en les battant. La pigeonne, il est vrai, n'est pas toujours d'humeur facile. Elle a ses caprices. Parfois, se refusant à son compagnon, elle déserte, va se livrer au premier venu. On ne trouvera ici aucune des anecdotes zoologiques sur l'industrie des oiseaux, leur union dans le dévouement à l'espèce. Les mœurs de ces nouveaux venus dans le monde sont très instables; cependant, chez certains gallinacés, monogames par exception, comme les perdrix, les mâles semblent travaillés par des désirs contraires; ils subissent le couple plutôt qu'ils ne le choisissent, et leur participation à l'élevage est souvent fort restreinte. On a même vu des mâles de perdrix rouges abandonner leur femelle après la pariade et se réunir en troupe séparée avec des mâles vagabonds. Un couple parfait, c'est celui du rossignol; les deux parents couvent, chacun à leur tour. Le mâle, quand la femelle vient le relever, reste près d'elle et chante tant qu'elle repose sur les œufs. Plus dévoué encore est le talégalle mâle, sorte de dindon d'Australie. Il façonne le nid qui est un amas énorme de feuilles mortes, puis la femelle ayant pondu, il surveille les œufs, vient de temps en temps les découvrir pour les exposer au soleil. Il prend également soin des petits, qu'il abrite sous les feuilles jusqu'à ce qu'ils soient capables de voler.
Parmi les mammifères, les carnivores, les rongeurs pratiquent souvent une certaine monogamie, au moins temporaire. Les renards vivent en couples, s'occupent de l'éducation des renardeaux. On voit leurs vraies mœurs dans le vieux «Roman du Renart»;: Renart vagabonde, cherchant proie et aubaines, cependant que dame Hermeline, sa femme, l'attend au logis, en son repaire de Maupertuis. La renarde apprend à ses enfants l'art de tuer et de dépecer; leur apprentissage se fait sur le gibier encore vivant que le mâle pourvoyeur apporte à la maison. Le lapin est fort rude en amour; le hamster, autre rongeur, devient souvent Carnivore, durant la saison du rut; on dit même qu'il dévore volontiers ses petits et que la femelle, craignant sa férocité, le quitte avant de mettre bas. Ces aberrations s'exagèrent en captivité et atteignent la femelle elle-même. On sait que la lapine dévore parfois sa progéniture; cela arrive surtout lorsqu'on a l'imprudence de toucher ou même de regarder de trop près les lapereaux. Cela suffît pour amener une perturbation violente du sentiment maternel. On a observé la même démence chez une renarde qui avait mis bas en cage; un jour quelqu'un passa, considéra les renardeaux; un quart d'heure après, ils étaient étranglés.
On a donné de cette pratique, chez les lapines, diverses explications dont la plus simple en apparence est que la lapine tue ses petits, poussée par la soif, pour boire leur sang. C'est bien dantesque, pour des lapines. On dit aussi, et cela concerne alors les lapins sauvages et les lapins privés, que les femelles surprises tuent leurs petits, n'ayant point l'industrie, comme les hases, les chattes, les chiennes, de les transporter en un autre lieu, d'en sauver au moins un, pendu par la peau du cou. La troisième explication est que, dévorant leur arrière-faix, comme presque tous les mammifères, et cela par motif physiologique, sans doute, les lapines, mises en goût, continuent le repas et absorbent les lapereaux. Sans rejeter aucune de ces explications, on pourrait en présenter plusieurs autres. D'abord, il n'y a point que les femelles qui dévorent leurs petits; les mâles y sont également enclins. Très lascif, le mâle lapin cherche à se débarrasser de sa progéniture, pour suspendre l'allaitement et chevaucher à nouveau la femelle. D'autre part, il est constant que la lapine mère, dès qu'elle a repris l'habitude du mâle, alors qu'elle allaite encore, cesse aussitôt de reconnaître ses petits, ses brèves idées tournées toutes vers la progéniture nouvelle, future. Des causes différentes peuvent engendrer des actes identiques, et des raisonnements divers aboutir aux mêmes conclusions. Il y a raisonnement dans ce cas du lapin; or, il n'y a raisonnement que lorsqu'il y a erreur initiale, lorsqu'il y a trouble dans l'intellect. Ce trouble et le massacre final, voilà tout ce que l'on peut constater: le raisonnement échappe à notre analyse.
Le lapin est-il vraiment monogame? Peut-être d'une monogamie saisonnière ou de nécessité. Le mâle, en tout cas, ne s'occupe nullement des petits, sinon pour les étrangler; aussi la femelle, sitôt pleine, se réfugie-t-elle dans un terrier isolé. Leur accouplement, qui a surtout lieu vers le soir, se répète souvent jusqu'à cinq ou six fois par heure, la femelle s'accroupissant d'une façon singulière; la disjonction est très brusque, le mâle se renversant de côté en jetant un petit cri. Ce qui fait douter de la monogamie réelle du lapin, c'est qu'un mâle suffit fort bien pour huit ou dix femelles, qu'ils sont très coureurs et se livrent entre eux à de meurtriers combats. Il faut sans doute distinguer selon les espèces. Buffon prétend que, dans un clapier, les plus vieux lapins ont autorité sur les jeunes. Un observateur des mœurs des lapins, M. Mariot-Didieux, admet ce trait de sociabilité supérieure chez les angoras, variété que Buffon avait précisément étudiée.
Les lapins sont encore sujets à d'autres aberrations: des chasseurs prétendent qu'ils poursuivent les hases, les fatiguent et les abîment par leur fougue libidineuse: il est toutefois certain que ces accouplements n'ont jamais donné aucun produit.
La mangouste d'Egypte vit en famille. Il est, paraît-il, fort curieux de les voir aller en maraude, le mâle d'abord, puis la femelle, puis les petits, à la file indienne. Femelle et petits ne quittent pas le père des yeux, imitant avec soin tous ses gestes: on dirait un gros serpent qui rampe sous les roseaux. Le loup, qui vit en couple, comme le renard, assiste sa femelle et la nourrit, mais il ne connaît pas ses petits et les dévore aussitôt, quand ils tombent sous sa patte. Certains grands singes, les gibbons, les orangs, sont temporairement monogames.
La polygamie s'expliquerait par la rareté des mâles; ce n'est pas le cas pour les mammifères, où les mâles sont presque constamment plus nombreux. C'est Buffon qui, le premier, remarqua cette prédominance; il n'en a pas donné, ni personne depuis, une explication satisfaisante. On a cru remarquer que, chez l'homme, du moins, c'est le géniteur le plus âgé qui donne son sexe et d'autant plus sûrement que la différence d'âge est plus grande; mais, à ce compte, il ne devrait presque jamais naître que des mâles. On a dit aussi que plus la femme est jeune et plus elle enfante de mâles. Les mariages précoces d'autrefois auraient été producteurs de mâles plus que les mariages tardifs d'aujourd'hui. Rien de tout cela n'est sérieux. Ce qui reste hors de doute, c'est que l'humanité européenne, pour n'observer que celle-là, donne un surcroît de mâles. La proportion moyenne se tient aux environs de 105, avec les extrêmes de 101 en Russie et de 113 en Grèce, la moyenne française représentant assez exactement la moyenne générale. On n'arrive à distinguer dans ces variations ni l'influence de la race, ni celle du climat, ni celle du taux de la natalité, ni rien de particulièrement appréciable. Il naît plus d'hommes mâles, il naît aussi plus de moutons mâles: c'est un fait qui, étant constant, sera difficilement expliqué.
Donc, ici surabondance, là pénurie de mâles; mais ni la surabondance ne détermine les mœurs, ni probablement la pénurie. Il y a si peu de mâles parmi les cousins que Fabre a été le premier à les reconnaître; la proportion serait environ d'un mâle pour dix femelles. Cela n'engendre nullement la polygamie, attendu que ces bestioles périssent sitôt après la pariade. Sur dix femelles, il y en à neuf qui meurent vierges, et même sans avoir jamais vu de mâles, et même sans savoir qu'il existe des mâles: peut-être que le célibat augmente leur férocité, car ce sont elles, et elles seules, qui nous sucent le sang. On suppute également que les femelles araignées sont de dix à vingt fois plus nombreuses que les mâles: peut-être le mâle, qui a échappé aux mâchoires de sa compagne, a-t-il le courage d'aller risquer une seconde fois sa vie? C'est possible, l'araignée survivant à ses amours et vivant même plusieurs années. La polygamie semble exister, dans sa forme la plus raffinée, chez une araignée, où les mâles sont particulièrement rares, la cténize. La femelle se creuse en terre un nid où le mâle descend; il y séjourne quelque temps, puis s'en va, revient: il a plusieurs ménages entre lesquels il partage équitablement son temps.
La polygamie d'un curieux petit poisson, l'épinoche, est du même genre, quoique plus naïve. Le mâle avec des herbes construit un nid, puis il part, en quête d'une femelle, l'introduit, l'invite à pondre; à peine sa première compagne s'est-elle éloignée qu'il en amène une autre. Il ne s'arrête que quand les œufs amoncelés font un suffisant trésor; alors il les féconde selon le mode ordinaire. Ensuite, il garde le nid contre les malfaiteurs, surveille l'éclosion. Étrange renversement des rôles: ces petits connaissent leur père; leur mère est peut-être cette passante qui joue entre deux eaux, ou celle-là qui fuit comme une ombre, ou cette autre qui mordille un brin d'herbe? Quand le monde des épinoches sera raisonnable, c'est-à-dire absurde, il se livrera sans doute à la recherche de la maternité? «Pourquoi, demanderont leurs philosophes, le père aurait-il seul la charge d'élever ses enfants? Jusqu'ici on n'en sait rien, sinon qu'il les élève avec amour et avec joie. Il n'y a point à de telles questions, chez les épinoches ou chez les hommes, d'autres réponses que celles que donnent les faits. On pourrait demander aussi pourquoi l'humanité n'est pas hermaphrodite, à la manière des escargots, ce qui répartirait strictement les plaisirs et les charges de l'amour, car tous les escargots coïtent et tous les escargots pondent. Mais pourquoi la femelle a-t-elle les ovaires et le mâle, les testicules; pourquoi cette fleur, les pistils et cette autre, les étamines? On arrive à l'enfantillage. Il ne faut pas vouloir corriger la nature. Il est déjà si difficile de la comprendre un peu, telle qu'elle est! Quand elle veut établir la responsabilité absolue du père, elle établit le couple strict, et surtout la polygamie absolue. Le pigeon n'est déjà plus certain d'être le père de ses enfants; le coq ne saurait en douter, seul mâle entre toutes les femelles. Mais la nature n'a pas d'intentions secondes; elle veille à ce que, temporaires ou durables, fugitifs ou permanents, les couples soient féconds: et c'est tout.
Les gallinacés et les palmipèdes renferment quelques-uns des oiseaux qui nous sont le plus connus et le plus utiles. Presque tous sont polygames. Le coq a besoin d'environ une douzaine de poules; il peut en servir un bien plus grand nombre, mais son ardeur finit alors par l'épuiser. Le canard, fort lascif, est accusé de sodomie. Non seulement il est polygame, mais tout lui est bon. Il serait plutôt un exemple naturel de promiscuité. Un jars suffit à dix ou douze femelles; le faisan, à huit ou dix. Il en faut bien davantage au tétras lyrure; il mène après lui un harem de sultan. Dès l'aube, en la saison des amours, le mâle se met à siffler avec un bruit comme celui de l'acier sur la meule; en même temps, il dresse et ouvre l'éventail de sa queue, écarte et gonfle ses ailes. Quand le soleil se lève, il rejoint ses femelles, danse devant elles, cependant qu'elles le boivent des yeux, puis les coche, selon son caprice, avec une grande vivacité.
La polygamie est la règle parmi les herbivores; taureaux, boucs, étalons, bisons sont faits pour régner sur un troupeau de femelles. La domesticité change leur polygamie permanente en polygamie successive. Les cerfs vont de femelle en femelle sans s'attacher à aucune; les biches suivent cet exemple. Une espèce immédiatement voisine donne au contraire l'exemple du couple. Le chevreuil et la chevrette vivent en famille, élevant leurs petits jusqu'à l'âge de l'amour. Il faut au mâle de certaine antilope d'Asie, plus de cent femelles dociles. Ces harems ne peuvent naturellement se former que par la destruction des autres mâles. Cent femelles, cela représente peut-être plus de cent mâles mis hors de combat, les mâles étant toujours en plus grand nombre parmi les mammifères. L'utilité de telles hécatombes n'est pas certaine pour la race. Sans doute, on peut supposer que le mâle roi est le plus fort ou l'un des plus forts de sa génération, et il y a là un élément heureux; mais quelle que soit sa vigueur, elle doit, à un moment donné, fléchir devant cent femelles à satisfaire. Certaines femelles sont oubliées; d'autres sont fécondées en des moments de fatigue: pour quelques bons produits, il y a un grand nombre de créations médiocres. Il est vrai qu'elles sont destinées, si ce sont des mâles, à périr dans les combats futurs; mais si ce sont des femelles, et si elles reçoivent les faveurs du maître, ce système peut avoir pour conséquence une dégradation progressive de l'espèce. Il est probable, cependant, que l'équilibre nécessaire se rétablit; des combats entre les femelles, combats de coquetterie, d'agaceries, de féminité, s'établissent sans doute: et c'est le triomphe final du mâle le plus mâle et des femelles les plus femelles.
Virey, dans le «Nouveau dictionnaire d'histoire naturelle», de Déterville, a prétendu que les grands singes polygames s'entendent fort bien avec les femmes indigènes. C'est possible, mais aucun produit n'est jamais né de ces aberrations, qu'il faut laisser dans le chapitre théologique de la bestialité. Les hommes et les femmes, môme de race aryenne, ont tenu à prouver quelquefois, par la singularité de leurs goûts, l'animalité foncière de l'espèce humaine. Cela est d'un intérêt surtout psychologique, et si l'on ne peut tirer aucun argument, pour l'évolution, des rapports fortuits entre une femme et un chien, entre un homme et une chèvre, l'accouplement entre primates d'ordres différents ne prouvera pas davantage. Il y a cependant un rapport entre les hommes et les singes; c'est qu'ils se divisent les uns les autres en polygames et en monogames, au moins temporaires; mais cela ne les différencie pas de la plupart des autres familles animales.
Dans la plupart des espèces humaines, il y a une polygamie foncière, dissimulée sous une monogamie d'apparence. Ici, les généralisations ne sont plus possibles; l'individu surgit qui, avec sa fantaisie, fausse toutes les observations et annihile toutes les statistiques. Celui-ci est monogame; son frère est polygame. Cette femme n'a connu qu'un seul homme, et sa mère appartenait à tous. On peut constater l'usage universel du mariage et en conclure à la monogamie; cela sera vrai ou cela sera faux, selon l'époque, le milieu, la race, les tendances morales du moment. La morale est essentiellement instable, puisqu'elle ne représente qu'une sorte de manuel idéal du bonheur; comme cet idéal, la morale se modifie.
Physiologiquement, la monogamie n'est aucunement requise par les conditions normales de vie humaine. Les enfants? Mais si l'assistance du père est nécessaire, elle peut s'exercer sur les enfants de plusieurs femmes aussi bien que sur les enfants d'une seule femme. La durée de l'élevage chez les civilisés est d'ailleurs excessive; elle se prolonge, quand il s'agit de certaines carrières, jusqu'au voisinage de l'âge mûr. Normalement, la puberté devrait libérer le petit de l'homme, comme elle libère le petit des autres mammifères. Le couple pourrait alors n'avoir qu'une durée de dix à quinze ans; mais la fécondité de la femme accumule les enfants à un an d'intervalle, si bien que, tant que dure la virilité du père, il y a au moins un être faible en droit d'exiger sa protection. La polygamie humaine ne pourrait donc que par exception être successive, si l'homme était un animal obéissant, soumis aux règles sexuelles normales, et toujours fécond; mais, en fait, elle est fréquente et le divorce l'a légalisée. L'autre et vraie polygamie, la polygamie actuelle, temporaire ou permanente, est moins rare encore chez les peuples de civilisation européenne, mais presque toujours secrète et jamais légale; elle a pour corollaire une polyandrie exercée dans les mêmes conditions. Cette sorte de polygamie, fort différente de celle des Mormons et des Turcs, des gallinacés et des antilopes, n'est pas non plus la promiscuité. Elle ne dissout pas le couple, elle en diminue la tyrannie, le rend plus désirable Rien ne favorise le mariage, et, par suite, la stabilité sociale, comme l'indulgence en fait de polygamie temporaire. Les Romains l'avaient bien compris, qui légalisèrent le concubinat. On ne peut traiter ici une question qui s'éloigne trop des questions naturelles. Pour résumer d'un mot la réponse que l'on voudrait y faire, on dirait que l'homme, et principalement l'homme civilisé, est voué au couple, mais qu'il ne le supporte qu'à condition d'en sortir et d'y rentrer à son gré. Cette solution semble concilier ses goûts contradictoires; plus élégante que celle que donne, ou que ne donne pas le divorce, toujours à recommencer, elle est conforme non seulement aux tendances humaines, mais aussi aux tendances animales. Elle est doublement favorable à l'espèce en assurant à la fois l'élevage convenable des enfants et la satisfaction entière d'un besoin qui, dans l'état de civilisation, ne se sépare ni du plaisir esthétique, ni du plaisir sentimental.
[1] On croit cependant que le mâle de la chauve-souris allaite l'un des deux petits que produit régulièrement le couple. Mais ces animaux sont si particuliers, si hétéroclites, que cet exempler s'il est authentique, ne serait pas un argument décisif.
CHAPITRE XVII
L'AMOUR CHEZ LES ANIMAUX SOCIAUX
Organisation de la reproduction chez les hyménoptères.—Les abeilles.—Noces de la reine.—La mère abeille, cause et conscience de la ruche.—Royauté sexuelle.—Les limites de l'intelligence chez les abeilles.—Logique naturelle et logique humaine.—Les guêpes.—Les bourdons.—Les fourmis.—Notes sur leurs mœurs.—État très avancé de leur civilisation.—L'esclavage et le parasitisme chez les fourmis.—Les termites.—Les neuf principales formes actives des termites.—Ancienneté de leur civilisation.—Les castors.—Tendance des animaux industrieux à l'inactivité.
Les hyménoptères sociaux, bourdons, frelons, guêpes, abeilles, ont, en amour, des mœurs particulières, très différentes de celles des autres espèces animales. Ce n'est pas la monogamie, puisqu'on n'y rencontre rien qui ressemble à un couple; ni la polygamie, puisque les mâles ne connaissent qu'une fois la femelle, quand cela leur arrive, et puisque les femelles sont fécondées pour toute leur vie par un seul accouplement. C'est plutôt une sorte de matriarcat, encore que l'abeille, par exemple, ne soit généralement la mère que d'une partie de la ruche dont elle est la souveraine, l'autre partie provenant de la reine qui s'est éloignée avec le nouvel essaim, ou de celle qui est restée dans la ruche primitive. Il y a environ, dans les essaims très fournis, six ou sept cent mâles peur une femelle. La copulation a lieu dans les airs, comme pour les fourmis; elle n'est possible qu'après qu'un long vol a empli d'air des poches qui font saillir l'organe du mâle. D'entre ces poches, ou vessies aérifères, en formes de cornes perforées, sort le pénis, qui est un petit corps blanc, charnu et recourbé à la pointe. Dans le vagin, qui est rond, large et court s'ouvre la poche à sperme, réservoir qui peut contenir, dit-on, une vingtaine de millions de spermatozoïdes, destinés à féconder les œufs, pendant plusieurs années, au fur et à mesure de la ponte. La forme du pénis et la manière dont le sperme s'agglutine, par un liquide visqueux, en véritable spermatophore, causent la mort du mâle. La pariade achevée, il veut se dégager et n'y réussit qu'en laissant dans le vagin non seulement son pénis, mais tous les organes qui en dépendent. Il tombe comme un sac vide, cependant que la reine, revenue à la ruche, se pose à l'entrée, fait sa toilette, aidée par les ouvrières, qui s'empressent: doucement, de ses mandibules, elle arrache l'épine restée à son ventre, nettoie la place, avec un soin lustral. Ensuite, elle entre dans la seconde période de sa vie, la maternité. Ce pénis, qui reste enfoncé dans le vagin après la copulation, fait songer au dard des combattantes qui demeure, lui aussi, dans la blessure qu'il a faite: qu'il s'agisse d'amour ou de guerre, la trop courageuse bestiole doit expirer, épuisée et mutilée; il y a là une facilité particulière de déhiscence qui semble fort rare.
Les noces de la reine abeille sont restées longtemps absolument mystérieuses et, encore aujourd'hui, il n'y a qu'un très petit nombre d'observateurs qui en aient été les témoins lointains. Réaumur, ayant isolé une reine et un mâle, assista à un jeu ou à un combat, à des mouvements qu'il interpréta ingénieusement. Il ne put voir le véritable coït, qui n'a jamais lieu que dans les airs. Son récit, que rien depuis n'a confirmé, est singulier. Il nous montre la reine s'approchant d'un mâle, le léchant avec sa trompe, lui présentant du miel, le flattant avec ses pattes, tournant autour de lui, enfin, irritée de la froideur de l'amant, montant sur son dos, appliquant sa vulve sur l'organe du mâle qu'il décrit assez bien et qu'il montre tout baigné d'une liqueur blanche et visqueuse[1]. Les préludes véritables, à l'état de liberté, du moins, contredisent le grand observateur. La femelle ne semble nullement agressive. Voici les trois récits authentiques que j'ai pu découvrir:
«Le 6 juillet 1849, M. Hannemann, apiculteur à Wurtemburg, en Thuringe, était assis près de mon rucher, lorsque son attention fut éveillée par un bourdonnement inaccoutumé. Soudain il vit trente à quarante bourdons[2] poursuivant rapidement une mère, à la hauteur de vingt à trente pieds. Le groupe occupait un espace apparent de deux pieds de diamètre. Quelquefois, dans leur course, ils descendaient à dix pieds de terre, puis se relevaient, allant du nord au midi.... Il put les suivre environ cent pas, après quoi un bâtiment les lui fit perdre de vue. Le groupe de bourdons figurait une sorte de cône dont la mère était le sommet, puis ce cône s'élargit en un globe dont elle était le centre; à ce moment, la mère réussit à se dégager et elle pointa en l'air, toujours suivie par les bourdons, qui avaient, en dessous d'elle, reformé le cône[3].»
Quelques années plus tard, le Rév. Millette, à Witemarsh, observa la phase finale de l'acte. Pendant la mise en ruche, il aperçut au vol une des mères qui, l'instant d'après, était arrêtée par un bourdon. Après avoir volé l'espace d'une verge, ils tombèrent ensemble à terre, accrochés l'un à l'autre. Il s'approcha et les captura tous les deux, au moment même où le bourdon s'était délivré de l'étreinte, et les porta à sa maison, où il les mit en liberté dans une pièce close. La mère, fâchée, vola vers la fenêtre; le bourdon, après s'être traîné un instant sur la main ouverte, tomba à terre et mourut. Tous les deux, mâle et femelle, avaient à la pointe de l'abdomen des gouttes d'une liqueur blanche comme du lait; en pressant le bourdon, on vit qu'il était dépouillé de ses organes génitaux[4].
Ayant vu sortir la mère, M. Carrey ferma l'entrée de la ruche. Pendant son absence, qui dura un quart d'heure, trois faux-bourdons vinrent devant l'entrée et, la trouvant close, se tinrent au vol. Lorsque la mère, étant de retour, ne fut qu'à trois pieds de la ruche, l'un des bourdons vola très rapidement vers elle, lui jetant les pattes autour du corps. Ils s'arrêtèrent et se posèrent sur un long brin d'herbe. A ce moment, une explosion se fit distinctement entendre, et ils furent séparés. Le bourdon tomba à terre tout à fait mort et l'abdomen fortement contracté. Après avoir décrit quelques circuits en l'air, la mère rentra à la ruche[5].
Sauf en ce qui concerne l'explosion finale, ces trois récits concordent assez bien, donnant une idée exacte d'une des pariades les plus difficiles à observer.
C'est d'ailleurs là le seul point encore à demi obscur de la vie des abeilles. On sait tout le reste, leurs trois sexes, rigoureusement spécialisés, l'industrie précise des cirières, la diligence des cueilleuses, le sens politique de ces extraordinaires amazones, leurs initiatives, quand la ruche est trop dense, pour la formation de nouveaux essaims, les duels des reines où le peuple s'interpose, le massacre des mâles dès qu'ils sont inutiles, l'art des nourrices à transformer une larve vulgaire en larve de reine, l'activité méthodique de ces républiques où toutes les volontés réunies en une seule conscience n'ont d'autre but que le salut commun et la conservation de la race.
Ce sont cependant ces vertus, trop mécaniques, qui font l'infériorité de l'abeille; les ouvrières sont extrêmement laborieuses et sages, mais elles manquent même de cette légère personnalité qui caractérise les insectes sexués. La reine, beaucoup moins raisonnable, est plus vivante; elle est capable de jalousie, de fureur, de désespoir, quand elle sent sa royauté menacée par la nouvelle reine que les nourrices ont élevée en secret. Les mâles inutiles, bruyants, pillards, parasites, tout enivrés du sperme vain qui les gonfle, ont également quelque chose de plus séduisant que les honnêtes travailleuses, plus jolis, d'ailleurs, plus forts et aussi plus fuselés, plus élégants. Les amateurs des abeilles, généralement, méprisent ces mousquetaires; ce sont eux cependant qui incarnent l'animalité, c'est-à-dire la beauté de l'espèce. S'il est vrai, comme le croit M. Maeterlinck[6], que c'est le plus vigoureux des sept ou huit cents mâles qui finit par séduire la reine vierge, leur oisiveté, leur gourmandise, leur tournoiement étourdi deviennent autant de vertus.
Il semble bien que les reines, et même les ouvrières, puissent sans fécondation préalable pondre des œufs donnant des mâles; mais pour avoir des femelles et des reines, il faut la copulation: or, comme les reines seules peuvent recevoir le mâle, une ruche sans reine est une ruche perdue. Ceci est le point de vue pratique; le point de vue sexuel conduit à des réflexions différentes. Une femelle peut, toute seule, donner naissance à un mâle, mais pour que l'œuf produise une femelle, il faut qu'il soit fécondé par ce mâle né spontanément; on assiste là à une véritable extériorisation de l'organe mâle, à une segmentation de la puissance génitale en deux forces, la force mâle, la force femelle. Ainsi désunie, elle acquiert une faculté nouvelle qui se déploiera pleinement par la réintégration en une force unique des deux moitiés de la force initiale. Mais pourquoi les ovules parthénogénétiques donnent-ils nécessairement des mâles, chez les abeilles, et des femelles, chez les pucerons? C'est à quoi il est tout à fait impossible de répondre. On voit seulement que la parthénogenèse est toujours transitoire et qu'après tel nombre de générations virginales la fécondation normale intervient toujours.
On ne peut pas dire que la mère abeille soit une véritable reine, un véritable chef, mais elle est le personnage important de la ruche, celui sans lequel la vie s'arrête. Les ouvrières ont l'air d'être les maîtresses; en réalité, leur centre nerveux est la reine; elles n'agissent que pour elle, que par elle. Sa disparition affole la ruche et la pousse à des tentatives absurdes, comme la transformation en pondeuse d'une nourrice qui ne donnera que des produits d'un seul sexe, des bouches inutiles. C'est en réfléchissant sur ce dernier expédient que l'on peut mesurer toute l'importance du sexe, comprendre l'absolu de sa royauté. Le sexe est roi, et il n'est de royauté que sexuelle. La neutralisation des ouvrières, qui les met en dehors de la norme, si elle est une cause d'ordre dans la ruche, est surtout une cause de mort. Il n'y a d'êtres vivants que ceux qui peuvent perpétuer la vie.
L'intérêt qu'offrent les abeilles est très grand; il ne surpasse pas celui que l'on peut trouver dans l'observation de la plupart des hyménoptères, sociaux ou solitaires, ou de certains névroptères, tels que les termites ou encore des castors, ou de beaucoup d'oiseaux. Mais les abeilles ont été, durant des siècles, nos producteurs de sucre, et les seuls; de là, la tendresse de l'homme pour des insectes précieux entre tous. Leur intelligence est assez développée, mais elle montre vite ses bornes. On a prétendu qu'elles connaissent leur maître; c'est une erreur manifeste. Les relations des abeilles et de l'homme sont purement humaines. Il est évident qu'elles ignorent aussi absolument l'homme que tous les autres insectes, que tous les autres invertébrés. Elles se laissent exploiter, dans le sens de leur instinct, jusqu'aux limites de la famine et de l'épuisement musculaire. Le mot de Virgile est excessivement vrai, dans tous les sens où on voudra le prendre: Sic vos non vobis mellificatis apes. Ces êtres si fins, si spirituels, se laissent prendre aux grossiers simulacres inventés par notre ruse industrielle. Quand ils ont rempli de miel, provisions d'hiver, leurs rayons de cire, on enlève ces rayons, on les remplace par des alvéoles en papier verni: et les graves abeilles, tout à coup amnésiées, se mettent à ignorer leurs longs travaux; devant ces rayons vierges, elles n'ont qu'une idée, les remplir. Elles se remettent au travail avec un entrain qui, chez tout autre homme qu'un apiculteur, excite une véritable pitié. Ces méchants ont inventé la ruche à rayons mobiles. Les abeilles n'en sauront jamais rien. Les abeilles sont stupides.
Mais nous, qui voyons les limites de l'intelligence chez les abeilles, nous devons considérer celles de notre propre intelligence. Elle a les siennes; il est possible de concevoir des cerveaux qui, nous ayant observés, pourraient dire aussi: les hommes sont stupides. Toute intelligence est limitée: c'est même ce heurt contre les limites, contre le mur, qui, par la douleur qu'il cause, engendre la conscience. Ne rions pas trop des abeilles qui garnissent joyeusement les rayons mobiles de leurs ruches perfectionnées. Nous sommes peut-être les esclaves d'un maître qui nous exploite et que nous ne connaîtrons jamais.
La polygamie, ou, si l'on veut, la polyandrie des abeilles, prétexte de cette digression, est donc purement virtuelle; elle est à l'état de possibilité, mais elle ne se réalise jamais, puisque la fécondité de la reine est assurée par un acte unique. La multiplicité excessive des mâles répond sans doute à un ordre ancien où les femelles étaient plus nombreuses. En tout cas, que sur près d'un millier de mâles il n'y en ait jamais que deux ou trois d'utilisés, dix si l'on veut, en supposant des essaimages très fréquents, cela démontre bien qu'il ne faut pas préjuger des mœurs d'une espèce animale par la surabondance de l'un ou de l'autre sexe, et, d'une façon générale, qu'il ne faut pas subordonner la logique naturelle à notre logique humaine, dérivée de la logique mathématique. Les faits, dans la nature, s'enchaînent selon mille nœuds dont pas un seul n'est démêlable par le raisonnement humain. Quand l'un de ces enchevêtrements se dénoue sous nos yeux, nous admirons la simplicité de son mécanisme, nous croyons comprendre, nous généralisons, nous nous préparons à ouvrir avec cette clef les prochains mystères: illusion! C'est toujours à recommencer. Et voilà pourquoi les sciences d'observation deviennent toujours plus obscures à mesure qu'on pénètre plus avant dans le labyrinthe de la vie.
Il n'y a rien chez les guêpes, les frelons, qui ressemble à de la polygamie, même en puissance. Une femelle fécondée ayant passé l'hiver construit elle-même, au printemps, les premières assises du nid, puis pond des œufs, dont il naît des individus asexués; ces ouvrières assument alors toute la besogne matérielle, achèvent le nid, surveillent les larves que la femelle continue de mettre au jour. Ce sont maintenant des mâles et des femelles; l'accouplement s'étant produit, les mâles meurent, puis les ouvrières, les femelles s'engourdissent: celles qui auront survécu fonderont autant de tribus nouvelles.
La génération des bourdons est plus curieuse, la différenciation des castes plus compliquée. Il y a chez eux des mâles, des ouvrières, des petites femelles, des grandes femelles. Une grande femelle, ayant passé l'hiver, fonde un nid dans la terre, souvent parmi la mousse (il y a une variété appelée bourdon des mousses), construit une alvéole en cire, pond. De ces premiers œufs, il sort des ouvrières qui, comme chez les guêpes, construisent le nid définitif, butinent, fabriquent le miel et, plus laborieuses encore que les abeilles, qui craignent singulièrement l'humidité, courent encore la campagne longtemps après la chute du jour. Après les ouvrières, ce sont les petites femelles qui viennent au monde; elles n'ont d'autre fonction que de pondre, sans avoir été fécondées, des œufs dont il naîtra des mâles. En même temps, la reine produit des grandes femelles qui s'accouplent aussitôt avec les mâles. Puis toute la colonie meurt, comme chez les guêpes, à l'exception des grandes femelles fécondées, par lesquelles, au printemps suivant, ce cycle compliqué recommencera.
Chez les fourmis, les castes sont au nombre de trois, de quatre, si l'on admet la division des neutres en ouvrières et en soldats, comme chez les termites. Ici, de même que chez les abeilles, les neutres sont la base de la république, les mâles mourant après la pariade, les femelles après la ponte. «Il y a, dit M. Janet[7], des ouvrières tellement différentes des autres par le développement de leurs mandibules et le volume de leur tête, qu'on les a distinguées sous le nom de soldats, nom qui est en rapport avec le rôle défensif qu'elles remplissent dans la colonie.» Ces soldats sont aussi bouchers, dépècent les proies trop grosses ou dangereuses. La spécialisation est la seule supériorité des neutres, qui pour le reste semblent inférieures aux femelles et aux mâles, pour la taille, la musculature, les organes visuels. Les femelles sont parfois presque moitié plus grosses que les neutres; les mâles ont un volume intermédiaire. Les fourmis manifestent une intelligence bien supérieure à celle des abeilles. Il semble vraiment que, devant ce petit peuple, on touche à l'humanité. Songez que les fourmis ont des esclaves et des animaux domestiques. Les pucerons d'abord, ceux qui vivent sur les racines et, au besoin, ceux du rosier, qu'elles vont traire et qui se laissent faire, soumis par une longue hérédité. Aphis formicarum vacca, dit brièvement Linné. Mais des troupeaux épars dans les prairies ne leur suffisent pas, elles entretiennent dans l'intérieur même de leurs fourmilières des colonies de pucerons esclaves et de staphylins domestiques. Les staphylins sont de petits coléoptères à abdomen mobile; une de leurs espèces ne se rencontre que chez les fourmis. Ils sont domestiqués au point de ne plus savoir se nourrir eux-mêmes: les fourmis leur dégorgent dans la bouche la nourriture qui leur est nécessaire. En retour, les staphylins fournissent à leurs maîtres un régal analogue à celui qu'ils tirent des pucerons: du bouquet de poils qui se dresse à la base de leur abdomen semble suinter une liqueur délectable; du moins voit-on les fourmis sucer ces poils avec beaucoup d'avidité. L'animal se laisse faire. Il est si bien chez lui, dans les fourmilières, que le même observateur[8] les a vus promener sans crainte leur accouplement parmi le peuple affairé, le mâle juché sur le dos de la femelle, solidement cramponné à la touffe mellifère, délices des fourmis!
On sait que les fourmis rousses font la guerre aux fourmis noires et volent leurs nymphes, lesquelles, écloses en captivité, leur fournissent d'excellents domestiques, attentifs et obéissants. L'humanité blanche, elle aussi, s'est trouvée, à un moment de son histoire, devant une pareille occasion; mais, moins avisée que les fourmis rousses, elle l'a laissée fuir, par sentimentalisme, trahissant ainsi sa destinée, renonçant, sous l'inspiration chrétienne, au développement complet et logique de sa civilisation. N'est-il pas amusant que l'on nous présente comme anti-naturel ce fait, l'esclavage, qui est au contraire à l'état normal et excessivement naturel chez le plus intelligent des animaux? Et dans un ordre d'idées en rapport plus direct avec le sujet de ce livre, la neutralisation d'une partie du peuple en castes vouées à la continence, si c'est également une tentative antinaturelle, comment se fait-il que les hyménoptères sociaux, fourmis, abeilles, bourdons, et des névroptères, les termites, l'aient menée à bien et en aient fait le fondement de leur état social? Rien de pareil, sans doute, ne s'est jamais montré chez les mammifères; mais les mammifères, hormis l'homme, ce monstre, et y compris les castors, sont infiniment inférieurs aux insectes. Si les mœurs des oiseaux sociaux (car il y en a de tels) étaient mieux connues, on y trouverait peut-être des pratiques analogues, la coopération sexuelle de tous les membres d'un peuple étant inutile à la conservation de la race; d'autre part, les espèces inférieures, voisines d'une espèce supérieure, étant logiquement appelées à disparaître, l'esclavage est excellent pour elles, qui assure leur perpétuité et la sorte d'évolution qui convient le mieux à leur faiblesse.
Une petite fourmi brune, l'anergates, n'a pas d'ouvrières; pour vivre, la tribu s'établit en parasite dans une fourmilière où elle se fait servir par les travailleuses d'une autre espèce. Quelle ingéniosité chez les sexués, quelle docilité chez, les asexués[1] Les fourmis ouvrières sont bien nettement les femelles dégénérées, chez qui la sensibilité sexuelle s'est transformée tout entière en sensibilité maternelle. On observe d'ailleurs, en beaucoup d'espèces, un type intermédiaire, la femelle-ouvrière, qui donne la clef de cette évolution. Il faut noter aussi qu'après leur fécondation toutes les femelles ne rentrent pas dans la cité; où elles sont tombées, elles construisent, comme les mères bourdons, un nid provisoire, agissant alors comme ouvrières, en attendant la première ponte, qui produira exclusivement des ouvrières réelles et permettra la constitution normale de la nouvelle fourmilière.
Il y a chez les fourmis, comme chez les papillons, des hermaphrodites selon la ligne médiane, ou parfois selon une ligne oblique; cela donne des êtres absurdes, moitié l'un, moitié l'autre, ou des singularités de cette sorte: une femelle à tête d'ouvrière et faisant fonction d'ouvrière[9].
La polygamie par massacre des mâles, comme chez les herbivores, chez les gallinacés, semble un acheminement vers une répartition des sexes plus logique, plus économique. Si les antilopes se perpétuent fort bien avec un seul mâle pour une centaine de femelles, n'est-ce pas une indication qu'une partie au moins des mâles sacrifiés aurait pu ne pas naître? Et ne vaudrait-il pas mieux, dans l'intérêt des antilopes, qu'une partie de ces mâles, s'ils doivent continuer à naître, fussent normalement asexués, comme il arrive pour les mâles termites, et chargés de quelque besogne sociale?
L'organisation des termites est très belle; elle peut terminer cette brève, revue des sociétés animales établies sur la neutralisation des sexes. On a déjà noté, aux chapitres du dimorphisme, la diversité de leurs formes sexuelles, correspondant à quatre castes bien distinctes. L'examen minutieux d'une de leurs républiques permet d'affirmer des différenciations bien plus nombreuses, chacune des castes principales passant par des formes larvaires et nymphales actives, des formes adolescentes, comme en présentent d'ailleurs la plupart des névroptères, telles les libellules. En tenant compte de toutes les nuances, on peut observer dans un état (c'est le mot usité) de termites une quinzaine de formes différentes, toutes assez bien caractérisées. Les principales sont: 1° les ouvrières; 2° les soldats; 3° les petits mâles; 4° les petites femelles; 5° les grands mâles; 6° les grandes femelles; 7° les nymphes à petits étuis; 8° les nymphes à longs étuis; 9° les larves. Quand on attaque une termitière, les soldats arrivent à la brèche, fort menaçants, singuliers avec leurs corps tout en tête, tout en mandibules. L'ennemi en déroute, les ouvrières viennent réparer les dégâts. Il y a parfois plusieurs femelles pondeuses; parfois, il n'y a qu'un mâle: la copulation a toujours lieu en dehors du nid et, comme chez les fourmis, les mâles périssent, cependant que les femelles fécondées deviennent l'origine d'un nouvel état. Les expéditions des termites voyageurs, communs ainsi que le termite belliqueux dans l'Afrique du Sud, sont naturellement dirigées par les soldats. Sparmann[10] les a observés pendant son voyage au Cap, et les a vus à peu près comme des sous-officiers en serre-file, en grimpant à la pointe des feuilles pour surveiller le défilé, battant des pieds si l'ordre était mauvais ou trop lent, signal immédiatement compris et auquel le peuple, tout en obéissant aussitôt, répondait par un sifflement. Il y a là quelque chose de si merveilleux qu'on hésite à suivre entièrement l'interprétation du voyageur. Ce n'est plus, en effet, la discipline spontanée et mécanique des fourmis; ce serait l'obéissance consentie, si difficile à obtenir des humanités inférieures. Après tout, rien n'est impossible et il faut, en ces matières, sans être crédule, ne s'étonner de rien. Les névroptères sont d'ailleurs extrêmement anciens sur la terre; ils datent d'avant la houille: leur civilisation est de quelques milliers de siècles plus vieille que les civilisations humaines.
Les castors sont les seuls mammifères, l'homme excepté, dont l'industrie signale une intelligence voisine de celle des insectes. Leurs sociétés cependant n'offrent aucune complication, simple assemblage des couples. Ils attendent pour construire leurs digues que les femelles aient mis bas, ce qui arrive vers la fin de juillet; on ne voit pas d'autres rapports entre leurs mœurs sexuelles et leurs travaux merveilleux.
Ces arbres énormes abattus, couchés à l'endroit voulu, ces pilotis enfoncés dans le sol du fleuve et reliés entre eux par des branchages tordus, ces digues imperméables, toute cette besogne dure et compliquée, le castor ne l'accepte que poussé par la nécessité. Il lui faut un lac artificiel à niveau constant; s'il le rencontre, créé par la nature, il se borne à édifier ses habituelles huttes. Ainsi les osmies, les chalicodomes, ou les xylocopes,—ou l'homme, si un nid tout préparé leur échoit, se hâtent d'en profiter. L'instinct de construction n'est nullement aveugle; c'est une faculté qui ne sera employée, très souvent, qu'à la dernière extrémité: l'habitant actuel du bassin de la Loire arrange encore des cavernes à usage de maisons; l'abeille profite, à son dam, mais elle n'en sait rien, des rayons tout faits qu'on lui glisse dans sa niche. Le castor du Rhône, l'homme ayant pris soin de lui construire des barrages excellents, s'est reposé depuis. Le palais des contes de fées qu'un coup de baguette fait surgir au cœur de la forêt, tel est bien l'idéal humain et l'idéal animal.
Il faut clore ici ces observations sur les sociétés naturelles, en faisant remarquer que si elles sont aujourd'hui basées sur tout autre chose que la polygamie, il semble bien qu'elles furent à l'origine des sociétés ou de polygamie, ou de communisme sexuel. Si l'on part du communisme, on le verra très bien évoluer soit vers le couple, soit vers la polygamie, s'il s'agit des mammifères; soit vers la neutralisation sexuelle, s'il s'agit des insectes. Le couple, la polygamie, la neutralisation, ce sont des méthodes; le communisme sexuel n'est pas une méthode, et c'est pourquoi il faut le considérer tel que le chaos d'où l'ordre peu à peu est sorti.
[1] Mémoires, tome V.
[2] Faux-bourdons, abeilles mâles.