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Picciola

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The Project Gutenberg eBook of Picciola

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Title: Picciola

Author: X.-B. Saintine

Contributor: P. L. Jacob

Release date: March 8, 2012 [eBook #39071]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Print project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA ***

PICCIOLA,

PAR X.-B. SAINTINE,

PRÉCÉDÉ DE
QUELQUES RECHERCHES
SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT

PAR
PAUL L. JACOB,
BIBLIOPHILE.

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.

À NEW-YORK:
LEAVITT ET COMPAGNIE, No. 12 VESEY-ST.
1851.

QUELQUES RECHERCHES SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT.

L'ouvrage de M. Saintine est jugé: l'opinion publique avait devancé cette fois la justice solennelle que l'Académie Française s'est empressée de lui rendre en le proclamant digne d'un prix qui fait également honneur au caractère et au talent de l'écrivain. Aujourd'hui Picciola, dont la publication remonte à peine à cinq ans, jouit déjà de cette réputation solide et inaltérable que nos meilleurs classiques n'ont acquise qu'après l'épreuve du temps, et cet admirable livre de philosophie morale et religieuse a pris sa place dans les bibliothèques à côté de la Confession du Vicaire Savoyard, par Jean-Jacques Rousseau, et de Paul et Virginie, par Bernardin de Saint-Pierre.

Je ne répéterai donc pas les éloges unanimes qui ont été accordés à ce petit chef-d'œuvre, comparable, et préférable peut-être, aux Prigioni de Silvio Pellico; je ne dirai pas que M. Saintine a donné un exemple remarquable des immenses ressources d'intérêt que peut renfermer le sujet le plus simple et le plus exigu en apparence; je ne dirai pas qu'il a tenté une espèce de tour de force littéraire en taillant un volume dans l'étoffe d'une courte nouvelle; je ne dirai pas, enfin, qu'il a su éviter les écueils presque inévitables d'une composition où il avait à chaque pas la crainte de tomber dans le faux, ou dans le froid, ou même dans le ridicule. Tout a été dit là-dessus pour faire ressortir le singulier mérite de l'auteur, qui s'est tenu constamment dans les bornes délicates et indécises du vrai et du beau. Picciola est désormais rangé au nombre de ces livres qu'on se dispense de louer, parce qu'on les relit sans cesse, en les aimant et en les admirant toujours davantage.

Certes, si je n'avais craint d'être taxé de complaisance, bien plus, de camaraderie, je me serais fait un plaisir de revenir lentement sur les impressions douces, mélancoliques et suaves que m'a procurées la lecture de Picciola; j'aurais cherché à découvrir la cause des charmes de cette lecture, qui pourtant ne soutient ni n'éveille l'attention par la multiplicité et la bizarrerie des événemens, par l'éclat et la force des péripéties, par le choc et le tumulte des passions, par tous les ressorts, déjà usés ou affaiblis, de la dramaturgie moderne; j'aurais sans doute réussi à prouver, ce modèle à la main, que de tous les écrits conçus pour nous intéresser et nous émouvoir, les plus uniformes sont d'ordinaire les plus touchans, et que souvent une modeste étude physiologique, approfondie par la science et illuminée par l'imagination, trouve en nous des sympathies intimes que n'atteignent pas les grandes œuvres du génie.

L'histoire de l'homme solitaire, le journal minutieux de ses pensées et de ses actions dans l'isolement, la peinture du prisonnier dans sa captivité, du moine dans sa cellule, du naufragé dans son île déserte, ce sont là des sources éternelles de rêverie et de méditation. Il semble que chacun de nous s'attache de préférence au spectacle de l'homme luttant corps à corps avec l'adversité, dont il triomphe par la patience, cette force des faibles. Robinson Crusoé, n'est-il pas le livre de tous les âges et de toutes les conditions? Nous le savons par cœur avant de l'avoir pu lire, et quand la vieillesse nous invite à rétrécir le cercle de nos lectures comme celui de nos amis, que la mort a décimés autour de nous, c'est encore Robinson Crusoé qui nous fait compagnie et qui nous apprend à ne jamais désespérer de la Providence.

M. Saintine, en écrivant Picciola, connaissait bien la prédilection que nous autres, petits ou grands enfans, avons pour le récit des infortunes d'un prisonnier. Les Mémoires du baron de Trenck et ceux de Latude avaient, dans le dernier siècle, témoigné de l'empressement du public pour ce genre d'ouvrage, qui pourrait, à la rigueur, se passer du savoir-faire du rédacteur, tant est saisissant et entraînant l'intérêt qu'il emprunte de la situation même du principal personnage. Mais M. Saintine ne crut pas nécessaire d'accumuler dans la biographie de son prisonnier ces miracles d'industrie, d'adresse, et de persévérance, enfantés par l'amour de la liberté; ces échelles de corde gigantesques tissues avec du linge, ces instrumens de délivrance façonnés avec un mauvais couteau, ces souterrains creusés dans le roc à l'aide d'un chandelier de fer, ces larges brèches faites en silence dans des murailles épaisses de dix pieds, ces énormes barreaux sciés au moyen d'un ressort de montre; en un mot, ces évasions incroyables, effectuées, la nuit ou en plein jour, presque sous les yeux des geôliers et des sentinelles, malgré les portes, les verroux, les cadenas, les grilles, et tout l'appareil formidable d'une prison d'état. M. Saintine a choisi, au contraire, un prisonnier résigné, qui n'essaie pas de s'enfuir, et qui finit par être plus heureux dans sa prison qu'il ne l'était en liberté au milieu des vains plaisirs et des bruyantes illusions du monde. M. Saintine a concentré son drame, pour ainsi dire, sur la tête d'une fleur.

Cette fleur est la véritable héroïne de son roman; on croirait volontiers qu'elle parle et qu'elle agit; elle joue un rôle que le ciel a l'air de lui dicter; elle s'anime, elle devient un être vivant et intelligent; elle console et instruit le prisonnier; elle lui révèle l'œuvre de la création; elle le retire de l'abyme de l'incrédulité; elle le conduit, sous l'égide de la foi, au bonheur qu'il avait nié, et dont il s'éloignait de plus en plus en poursuivant un fantôme. C'est un ange qui a pris cette forme végétale pour arracher un malheureux aux tortures du doute et aux horreurs du désespoir.

Eh bien! cette fleur sublime, sur laquelle repose la pieuse et poétique histoire du prisonnier de Fenestrelle, n'a pas été comprise par le matérialisme des uns et par l'ignorance des autres. On a critiqué ce qu'on devait surtout admirer; on a discuté au lieu de sentir, et cette critique aride, qui s'épuise à découvrir un ver imperceptible dans les plus beaux fruits, a condamné une invraisemblance et une exagération dans cet amour du pauvre prisonnier pour sa fleur inconnue. Sans doute cette injuste critique n'est pas de celles qui ont de l'écho ni de la portée; mais comme elle peut vouloir se reproduire à la faveur des nouvelles et nombreuses éditions qui attendent Picciola, je lui répondrai dès à présent pour en finir avec elle, et je lui opposerai quelques recherches sur la manière dont les prisonniers célèbres ont employé le temps durant leur captivité. De ces exemples, fournis par différentes époques, il résultera que l'amant de Picciola s'est créé un délassement et une affection que justifient les tristes annales des prisons d'état, de Pignerol, de Vincennes et de la Bastille.

Que si j'étais botaniste, ce que je ne suis pas, faute de pouvoir retenir dans ma chétive mémoire douze mille mots de technologie plus ou moins barbare, je ne perdrais pas cette occasion de réhabiliter Picciola aux yeux des botanistes qui regrettent de ne pas connaître le nom scientifique de cette fleur, et qui hésitent à lui assigner son rang d'espèce et de genre dans la classification des plantes, selon Linnée et Tournefort, ou bien selon Jussieu et Mirbel. J'avoue tout bas que je ne ferais pas une grosse querelle à M. Saintine s'il s'était avisé de tendre un piége aux savans, et d'inventer une fleur qui n'existât que dans son livre. Que nous importe de savoir exactement si cette fleur était polypétale ou monocotylédone, si elle appartenait à la classe dodécandrie ou polygamie, si elle devait figurer dans la famille des blackweliacées ou des licopodiums, etc.? Ces détails, fort inutiles pour le lecteur qui demande des pensées et des émotions, deviendraient certainement indispensables, si M. Saintine avait la prétention de faire couronner Picciola par l'Académie des Sciences.

On cite peu de prisonniers qui se soient passionnés pour les fleurs, parce que les objets de cette passion, si naturelle à l'homme isolé, ne leur étaient pas permis. Une prison, en effet, se prête mal aux exigences de l'horticulture, et il n'y a pas de plante qui consentirait à végéter dans l'atmosphère étouffée d'un cachot. Dans les cours étroites où les prisonniers d'état obtenaient à grand'peine la faveur de respirer sous le ciel; pressé par de hautes murailles noires et nues, un rosier aurait demandé grâce, une marguerite n'eût pas essayé de fleurir, car les plantes ne peuvent se passer d'air et de soleil; elles ne s'accoutument jamais au méphitisme et aux ténèbres: les plus vivaces auraient péri le lendemain de leur entrée à la Bastille.

Le grand Condé, qui fut prisonnier d'état dans le château de Vincennes en 1650, avait pourtant des fleurs pour se consoler. Le cardinal Mazarin n'était donc pas un ennemi cruel et sans pitié. Le prince se fit un petit parterre dans les fossés du donjon, au-dessous des fenêtres de sa prison; il cultivait lui-même ses plantations, et donnait particulièrement des soins assidus à une brillante famille d'œillets qui le rendaient aussi fier que ses victoires. Mademoiselle de Scudéry, ayant été admise à pénétrer jusqu'à lui, le trouva, sans pourpoint et sans chapeau, occupé à ces travaux de jardinage; elle se sentit touchée d'admiration, et improvisa ces jolis vers, qui servirent long-temps d'inscription au jardin du grand Condé:

En voyant ces œillets, qu'un illustre guerrier
Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu'Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t'étonne pas que Mars soit jardinier.

Le cardinal de Retz, qui remplaça le prince de Condé à Vincennes, n'hérita pas de son jardin et de ses œillets: Mazarin craignait que l'activité et l'audace de son rival politique ne vissent dans la bêche et dans la serpette que des instrumens de délivrance. Le cardinal, gardé de près dans sa chambre, aimait mieux jouer aux dames ou aux échecs avec ses gardiens que de lire son bréviaire. Il méditait son évasion, et repassait dans son esprit les circonstances de la conjuration de Fiesque, qu'il s'était proposé pour modèle. Il ne songeait pas encore à écrire ses mémoires.

La démangeaison d'écrire est cependant bien grande en prison pour tous ceux qui savent tenir une plume! Mais, comme le régime des prisons d'état s'opposait à ce que ce moyen de distraction y fût autorisé, tous les prisonniers imaginaient d'ingénieux procédés pour suppléer aux plumes, à l'encre et au papier, qu'on leur refusait rigoureusement au nom du roi.

Pellisson-Fontanier, que son dévouement au surintendant Fouquet fit incarcérer à la Bastille en même temps que cette illustre victime de la haine de Louis XIV, n'aurait pas eu le courage de supporter l'affreux supplice du secret pendant plus d'une année, si la nécessité ne lui eût appris quelques-unes de ces inventions qui étaient traditionnelles dans les prisons d'état: il remplit d'écriture les murs de sa chambre blanchie à la chaux; il écrivit ensuite sur le plomb des vitres avec la pointe d'une épingle; et, quand il eut couvert de ses pensées toutes les pages de pierre, de bois, et de plomb, que renfermait sa prison, il composa de l'encre en broyant dans du vin des croûtes de pain brûlées, il tira une plume de la paillasse de son lit, et traça des ouvrages de littérature entre les lignes et sur les marges de quelques livres de piété qu'on lui laissait pour l'amener à trahir son bienfaiteur et son ami.

Mais ce n'était point assez de pouvoir écrire pendant cinq années d'une rude captivité: Pellisson, qui se sacrifiait ainsi à l'amitié en prenant hautement la défense du surintendant, avait besoin qu'on l'aimât. On mit près de lui, pour l'espionner, un Allemand, qui ne résista pas à l'entraînement et aux séductions de l'éloquence du prisonnier; cet Allemand s'employa même à favoriser les correspondances qu'il devait intercepter, et ce fut par sa généreuse entremise que Pellisson publia, du fond de la Bastille, cette admirable apologie qui sauva la tête de Fouquet. Après s'être fait aimer d'un espion, il trouva plus aisé d'apprivoiser une araignée: cette araignée avait tendu sa toile entre les barreaux du soupirail à travers lequel l'air et le jour pénétraient dans la prison; il lui épargna la peine de guetter une proie dans ses fils, et il plaça des mouches à demi mortes sur le bord du soupirail, où l'araignée descendait les chercher. Elle ne tarda pas à s'accoutumer à ce manége, et elle se hasarda bientôt à venir prendre son butin jusque dans la main de Pellisson. Celui-ci poussa plus loin ses expériences et l'éducation de l'araignée: elle accourait non seulement à la voix de son maître, mais encore, au son de la musette jouée par un Basque idiot qui le surveillait; elle se promenait familièrement sur les genoux de Pellisson, et elle avait l'air d'être reconnaissante envers l'homme qui s'occupait d'elle avec tant de sollicitude. Ce n'était plus une araignée aux yeux de Pellisson: c'était une amie, une compagne d'infortune, une prisonnière d'état.

Nous voulons ne pas croire qu'un gouverneur de la Bastille, M. de Besemaux, ait eu la barbarie d'écraser sous son pied cette compagne, cette amie d'un malheureux. Ce serait presque un crime, d'autant plus odieux qu'il n'aurait pour motif qu'une basse et stupide méchanceté; mais un porte-clefs brutal et à moitié ivre est peut-être l'auteur de ce meurtre, qui arracha cette douloureuse exclamation au prisonnier: «Ah! monsieur, vous m'avez fait plus de mal que vous ne m'en sauriez faire avec toutes les tortures du monde! J'aurais préféré que vous me tuassiez moi-même!»

Le surintendant Fouquet, condamné à la prison perpétuelle, qu'il subit durant seize ans à Pignerol, depuis 1664 jusqu'en 1680, époque de sa mort, aurait également apprivoisé une araignée, si l'on ajoute foi au témoignage d'un prisonnier fameux, presque contemporain, Constantin de Renneville; mais il y a trop d'analogie entre l'araignée de Pellisson et celle-ci, que Saint-Mars aurait écrasée aussi, en disant à Fouquet que les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement, pour qu'on ne reconnaisse pas la même tradition appliquée à deux personnages différens. Or, Saint-Mars, lieutenant du roi dans la citadelle de Pignerol, n'eût pas osé se porter à cet excès de mesquine et insolente cruauté contre un prisonnier qu'il avait ordre de traiter, au contraire, avec beaucoup de distinction; et, en outre, Fouquet, à la suite de sa disgrâce et de son procès, aurait craint de se rendre ridicule en s'amusant à un pareil jeu, qu'on n'eût pas manqué de livrer aux railleries des courtisans. Fouquet ne s'adonnait qu'à des occupations graves et austères: il lisait quelques ouvrages de dévotion approuvés, choisis même par le roi et ses ministres—la Bible, les œuvres de saint Jérôme et d'autres pères de l'Église; on ne lui accorda pas sans difficulté l'Histoire de France (on ne sait laquelle), le Dictionnaire des Rimes, et une pharmacopée.

Fouquet resta plus de seize ans sans sortir de sa chambre, et sans communiquer avec personne excepté un valet qui devait partager sa prison perpétuelle et n'en sortir qu'à la mort, suivant le langage terrible de Louvois. Pendant ces seize années, au bout desquelles il obtint quelque adoucissement à sa captivité, il varia les occupations qui lui permettaient de n'être pas surpris par l'ennui, le découragement et le désespoir. Il avait surtout une infatigable ardeur à écrire, en dépit de la surveillance sévère à laquelle il était soumis par ordre spécial du roi. Il fabriqua des plumes avec des os de volailles, et de l'encre avec de la suie délayée dans du vin; il remplit d'abord d'écriture tous les livres qu'on lui mit entre les mains; quand on l'eut privé de livres, il changea la destination du papier qu'on était forcé de lui fournir pour l'usage de sa garderobe, et il en fit des manuscrits, qu'il cachait dans son lit et dans le dossier de son fauteuil. Ces manuscrits furent découverts, et on lui ôta les moyens de les continuer: alors il écrivit sur ses rubans, sur ses mouchoirs, sur la doublure de ses habits. On le fit habiller de brun et on ne lui donna plus que des rubans de couleur sombre. Le ministre répondit aux plaintes de Saint-Mars qu'il était bien difficile d'apporter reméde à cette fureur d'écrire.

On lui rendit pourtant des livres, en les soumettant à un examen minutieux lorsqu'il demandait à les échanger contre de nouveaux: on reconnut qu'il écrivait encore sur les marges avec des encres chimiques invisibles, qui paraissaient à l'approche du feu. On finit sans doute par fermer les yeux et tolérer une désobéissance aussi persévérante, que rien au monde ne pouvait empêcher. Fouquet reprit donc ses écritures avec une prodigieuse activité, et il rédigea un grand nombre d'ouvrages en prose et en vers, la plupart traitant de matières morales et ascétiques: les uns furent délivrés à son fils après sa mort, les autres transmis à Louis XIV; quelques-uns, dit-on, virent le jour sous le non du père Boutaud, jésuite, et l'on retrouve dans le plus connu, intitulé Conseils de la Sagesse de Salomon, les sentimens de résignation et de philosophie chrétiennes qui allégèrent le poids de cette inique captivité.

Fouquet, quoique toujours enfermé, pouvait se procurer sans doute beaucoup de plantes salutaires qui croissent dans les montagnes; car il reprit les études pharmaceutiques qu'il avait faites autrefois sous les yeux de sa pieuse mère, qui possédait tant de secrets précieux pour la guérison de toutes les maladies, et qui les employait elle-même au soulagement des pauvres. Fouquet donna des leçons de pharmacie au valet emprisonné avec lui, et dans les derniers temps de sa vie il eut la satisfaction, bien douce pour une âme évangélique comme la sienne, de venir en aide à un de ses geôliers les plus impitoyables: Louvois lui fit demander un collyre, appelé eau de casse-lunette, qu'il distillait pour le mal d'yeux, avec la recette de cette eau et la manière de s'en servir. Mais à cette époque le prisonnier de Pignerol voyait se relâcher la rigueur de sa détention: il avait la permission de descendre sur les boulevarts de la citadelle; de dîner à la table des officiers; sa femme, ses enfans, et ses amis pénétraient jusqu'à lui; bientôt sa grâce entière lui eût été accordée, lorsqu'il mourut subitement le 23 mars 1680.

Je crois avoir prouvé ailleurs, par de bien étranges rapprochemens de faits et de dates, que la mort de Fouquet ne fut pas véritable, et que cet infortuné, expiant la haine ou la terreur qu'il inspirait au roi, avait vécu encore vingt-trois ans, à Pignerol, à Exile, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille, toujours sous la garde de Saint-Mars, mais le visage couvert d'un masque, et entouré de précautions extraordinaires pour empêcher qu'on ne le reconnût. Fouquet, devenu l'homme au masque de fer, écrivait encore avec la pointe d'un couteau sur une assiette d'argent, et avec une encre composée, sur son linge, qu'on brûla lorsqu'il fut réellement mort, en 1703; mais sa principale récréation consistait, dit-on, à épiler sa barbe avec des pincettes d'acier très-luisantes.

Lauzun, le célèbre amant de Mademoiselle, duchesse de Montpensier, fut prisonnier d'état à Pignerol en même temps que Fouquet; mais il n'avait garde de se faire les mêmes distractions: léger, frivole, ignorant, capricieux, il ne lisait et n'écrivait rien; il travaillait sans cesse à gagner par des promesses magnifiques les soldats qui faisaient sentinelle sous ses fenêtres et les valets qui l'approchaient dans sa chambre; il fut cause de la fin tragique de plusieurs, accusés d'avoir préparé son évasion, et pendus par ordre arbitraire du gouverneur. Quand la fâcheuse issue de ces tentatives l'eut réellement convaincu de leur inutilité, il chercha d'autres manières de tuer le temps. À l'aide d'une lunette d'approche qu'on lui avait fait parvenir secrètement, il passait des journées entières à observer tout le pays qu'on découvrait de ses fenêtres. Lorsque le gouverneur lui eut enlevé cette lunette, il se vengea en l'humiliant par toutes sortes d'insolences; ensuite, il s'occupa si passionnément de sa toilette, qu'il restait en contemplation devant un miroir; il avait obtenu qu'on lui envoyât de Paris des perruques et des habits à la mode, des dentelles et des bijoux: il ne lui manquait que de pouvoir se montrer. Plus tard, Louis XIV, cédant aux prières de Mademoiselle, qui ne se consolait pas d'avoir perdu son beau Lauzun, adoucit la captivité du prisonnier, et lui permit d'avoir quatre chevaux, qu'il montait dans les cours de la citadelle.

L'ancien gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, avait pendant trente ans appris comment on garde des prisonniers d'état, lorsqu'il passa du commandement des îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille; mais comme il trouva dans cette forteresse, dont la population était toujours fort nombreuse, un régime beaucoup moins rigoureux que celui qu'il avait établi d'après les instructions secrètes du roi pour Lauzun et Fouquet, il ne jugea pas nécessaire de réformer l'organisation intérieure de la Bastille. Les prisonniers étaient la plupart livrés aux caprices des gardiens subalternes; ils habitaient plusieurs ensemble dans chaque chambre; et ils avaient ainsi la consolation de voir des visages humains et d'entendre des voix humaines. Quelquefois, il est vrai, la discorde s'allumait entre ceux que le malheur aurait dû rendre frères, et d'horribles luttes nécessitaient alors leur séparation, qu'ils eussent vainement demandée à grands cris. Dans ces chambrées, où l'on réunissait jusqu'à cinq personnes, la conversation était presque permanente: après s'être mutuellement raconté leur histoire et les motifs de leur incarcération, ces malheureux s'entretenaient de leurs projets ou de leurs espérances de délivrance; mais souvent un d'eux, signalé à la défiance de tous comme un espion, retenait dans un prudent silence les sentimens généreux ou les confidences qui auraient pu aggraver ou prolonger leur funeste position. Chacun renfermait en soi son ressentiment contre ses bourreaux et ses ennemis; car toute parole imprudente avait un écho dans le cabinet du gouverneur de la Bastille ou du lieutenant de police. Les prisonniers dangereux, rebelles ou forcenés, étaient seuls enchaînés isolément dans de petites cellules, sous la calotte de plomb des tours, ou dans d'affreux cachots contigus aux fossés.

Un de ces prisonniers, Constantin de Renneville, nous a révélé, dans son Inquisition française, les souffrances de toute espèce auxquelles un long séjour à la Bastille l'avait initié; il s'est fait l'historiographe de ses compagnons de captivité, en nous disant ce que fut la sienne dans l'espace de onze ans. Il composait des vers avec une grande facilité, et outre les poèmes qu'il traça entre les lignes d'un Nouveau-Testament, au moyen d'une plume faite d'os de poisson et trempée dans un mélange de vin, de sucre, et de noir de fumée, il tapissa de ses sonnets, de ses rondeaux, et de ses madrigaux, les murs de toutes les chambres de la Bastille. Ce fut lui qui inventa la manière de parler du bâton, pour communiquer avec les détenus des chambres voisines, mystérieux langage que la tradition de la Bastille conserva fidèlement parmi les prisonniers. Ce langage se transmettait en frappant la muraille ou le plafond avec une bûche, selon le rang que chaque lettre occupait dans l'alphabet; ainsi, un coup pour un a, deux coups pour un b, trois pour un c, quatre pour un d, et ainsi du reste jusqu'à z, représenté par vingt-quatre coups. Constantin de Renneville et ses élèves étaient parvenus à exécuter cette manœuvre avec tant de rapidité et d'adresse, qu'ils échangeaient de longues conversations malgré l'épaisseur des murs, la vigilance des sentinelles, et la colère des porte-clefs.

Mais c'était surtout la lecture et la méditation des livres saints que Constantin de Renneville appelait à son secours dans la solitude de son cachot: «Je lus et relus mon Nouveau-Testament, dit-il, avec tout le respect et l'attention que mérite un livre si saint; et plus je le lisais, et plus j'y trouvais cette manne cachée, dont plus on mange, plus on sent redoubler sa faim; j'y découvrais ces lumières qui sont voilées aux yeux du monde... Pendant le premier mois de ma prison, je lus très-attentivement tout le Nouveau-Testament jusqu'à neuf fois, et la dernière fois que je le lisais, c'était avec plus d'avidité que la précédente.»

Il ne nous dit pas qu'il ait jamais essayé de se faire une société privée des petits animaux, rats, souris, araignées, qui ont toujours accès dans les plus impénétrables prisons d'état. On le voit seulement attirant des pigeonneaux dans sa chambre, et leur attachant des billets sous les ailes, dans l'espoir que ces billets tomberaient dans les mains d'un ami ou d'un étranger compatissant. Le gouverneur de la Bastille, Bernaville, successeur de Saint-Mars, ayant été averti des messages que les pigeons portaient de la sorte aux prisonniers, fit tuer à coups de fusil tous les oiseaux qui avaient leurs nids autour de la Bastille ou qui osaient s'en approcher.

Un prisonnier, nommé Liard, que Constantin de Renneville eut pour compagnon de chambre et de cachot, avait apprivoisé des rats qui mangeaient et couchaient avec lui. Cet homme, coupable d'avoir affiché des libelles contre le roi et la cour, n'ayant personne au monde qui s'intéressât à sa liberté, s'était attaché à sa prison par l'affection qu'il avait su inspirer à de vils animaux: il ne se plaisait qu'avec eux, et maudissait quiconque partageait l'horrible pourpoint de pierre où il croupissait sur la paille: «Il les connaissait tous par les noms qu'il leur avait imposés et les distinguait les uns des autres; l'un s'appelait Ratapon, l'autre le Goulu, cet autre le Friand, et ainsi des autres. Quand il mangeait, vous voyiez tous ces rats venir autour de son plat faire une musique enragée, pendant que, lui, s'empressait à les mettre d'accord. 'Allons, Goulu,' disait-il à l'un, 'tu manges trop vite! laisse approcher le Friand, qu'il en ait sa part. Pourquoi as-tu mordu Ratapon?'» Et tâchait à policer ces bêtes indociles, comme si elles avaient eu de l'intelligence... «Si j'avais tué quelqu'un de ces vilains animaux,» dit le témoin oculaire, «il m'aurait sauté à la gorge. C'était un plaisir qui m'a diverti bien des fois, de lui voir appeler ces bêtes par leurs noms. Vous les voyiez sortir de leurs crevasses, comme pour venir recevoir ses ordres: il leur donnait un petit morceau de pain; après quoi, il les renvoyait dans leurs trous en les frappant d'un petit coup sur la queue.»

Les rats et les souris jouaient un grand rôle dans les passe-temps et les affections des prisonniers; mais lorsque la spirituelle mademoiselle de Launay, plus connue sous le nom de madame de Staal, fut conduite à la Bastille par la découverte de la conspiration Cellamare, elle ne put surmonter la répugnance que lui inspiraient ces animaux, et elle invoqua contre eux la protection des chats, qu'elle aimait. «Je ne sentis point en prison,» dit-elle dans ses Mémoires, «l'ennui qu'on y redoute généralement... Je m'en garantis, quand je fus plus calme, par les occupations que je me fis et par tous les amusemens qui se présentèrent à moi, que j'avais besoin de recueillir. Ce n'est pas l'importance des choses qui nous les rend précieuses, c'est le besoin que nous en avons. Je fus étonnée du parti que je tirai d'une chatte que j'avais demandée simplement dans l'intention de me délivrer des souris dont j'étais persécutée. Cette chatte était pleine, elle fit des petits chats, et ceux-ci en firent d'autres. J'eus le loisir d'en voir plusieurs générations. Cette jolie famille faisait des jeux et des danses devant moi, dont je me divertissais bien, quoique je n'aie jamais aimé aucune sorte de bête.» Le malheur donne de la bonté aux cœurs les plus secs: Mademoiselle de Launay, qui ne put pas conserver un ami à la cour, resta fidèle à ses chats en prison.

Mais, en général, le temps de la captivité n'était point assez prolongé pour que le prisonnier eût recours à ce genre de distraction; l'effet ordinaire d'une lettre de cachet ne dépassait pas quelques mois, pendant lesquels on vivait trop hors de la prison par le souvenir et l'espérance pour y vouloir prendre racine par des habitudes et des affections. La lecture défrayait donc presque seule les loisirs des détenus, qui étaient souvent devenus pensionnaires de la Bastille à cause des livres qu'ils avaient écrits ou publiés. L'abbé Lenglet Dufresnoy, qui fit sept ou huit voyages dans les prisons d'état, déclarait ingénument qu'il n'avait nulle part trouvé autant de tranquillité pour l'étude, et dès qu'il voyait entrer dans sa chambre l'exempt de police chargé de l'arrêter, loin de se troubler et de s'affliger, il réclamait seulement la permission d'apprêter son linge, ses livres, et ses manuscrits; puis il écrivait à son libraire: «Je vais terminer promptement l'ouvrage que vous savez; on me mène, de par le roi, dans mon cabinet de travail.»

À la Bastille, Freret relut avec fruit tous les auteurs de l'antiquité, et rédigea une grammaire chinoise; Voltaire ébaucha plusieurs tragédies et médita son avenir littéraire; Marmontel rédigea ses Contes Moraux. À Vincennes, Fréron, qui ne pouvait se figurer lire Ovide dans la relation des Miracles de saint Ovide, qu'on lui avait apportée par un quiproquo jésuitique, employait la journée à cuver le vin qu'il buvait le matin, «pour être en état,» disait-il, «de supporter l'ennui de ce terrible prédicateur appelé le donjon de Vincennes.» Diderot pilait de l'ardoise, la faisait infuser dans du vin et taillait un cure-dent, pour écrire sur les marges de son Platon l'Essai philosophique sur les règnes de Claude et de Néron. L'abbé Prieur, qui en était réduit pour se distraire à commenter et à réfuter la grammaire française de Vailly sur le grabat où il mourut, ne réussit pas à obtenir du lieutenant de police un Nouveau-Testament, grec et latin, pour sanctifier ses souffrances.

Ce n'étaient là que des gens de lettres et des philosophes: on les honorait encore de quelques égards, de quelques ménagemens, parce qu'ils sortaient toujours de prison la plume à la main. Mais les prisonniers que l'on craignait moins après ces rudes épreuves, ceux qui n'en devaient pas de long-temps voir le terme, ceux qui sentaient peser sur leur tête la vengeance d'un ennemi puissant, ils retombaient quelquefois dans les horreurs de l'ancienne Bastille, où la torture morale surpassait encore la torture physique: combien de misérables, lentement assassinés par l'oisiveté et l'abrutissement au fond de ces ténébreux cachots, où Latude languit trente-quatre ans! Quel séjour, que ces antres de pierre que le jour ne visitait jamais, où se concentrait un air empoisonné, où le sol fangeux s'exhaussait d'immondices, où rampaient les crapauds et la vermine! Eh bien! pour échapper à l'ennui, plus redoutable encore que cette mortelle prison, les êtres livides et décharnés qui s'y mouraient, oubliés des hommes, cherchaient une occupation, un intérêt, un plaisir, dans cette vermine même dont ils étaient dévorés: ils apprivoisaient, ils instruisaient des puces!

Latude, ce génie actif et persévérant qui ne put se montrer que dans les prodiges de son évasion, ne perdait pas l'espoir de la renouveler avec des efforts plus incroyables encore; mais en attendant que les circonstances la favorisassent, il avait besoin de dépenser le trop plein de son imagination, et d'exercer les belles facultés de cette intelligence qui lui aurait acquis une supériorité réelle dans quelque carrière qu'il eût suivie, s'il ne s'était pas vu, à vingt ans, retranché de la vie sociale par l'inexplicable vengeance de madame de Pompadour. Ce fut surtout pour se procurer les moyens d'écrire qu'il eut besoin de toutes les ressources de son invention: «Pour remplacer le papier, qui me manquait,» raconte-t-il dans ses Mémoires assez mal rédigés par l'avocat Thierry, et peut-être trop souvent empreints de romanesque, «je pris pendant long-temps la mie du pain qu'on me donnait; je la broyais dans mes mains, je la pétrissais avec ma salive; puis, en l'aplatissant, j'en fis des tablettes de six pouces carrés ou environ et de deux lignes d'épaisseur. À défaut de plume, je pris l'arête triangulaire que l'on trouve sous le ventre des carpes: elles sont larges et fortes; en les fendant, on peut les employer facilement au lieu de plume. Il ne me manquait plus que de l'encre: mon sang pouvait y suppléer, et je m'en servis. Je tirai des fils d'un pan de ma chemise; je liai fortement la première phalange de mon pouce pour en faire enfler l'extrémité, que je perçai avec l'ardillon d'une de mes boucles. Mais chaque piqûre ne me fournissait que peu de gouttes de sang, il fallait les renouveler souvent. Déjà tous mes doigts en étaient pleins, ce qui avait causé une irritation forte et une enflure dont je craignais les suites. D'un autre côté, à chaque lettre que j'écrivais, mon sang se figeait et j'étais obligé de tremper ma plume de nouveau. Pour remédier à ces inconvéniens, je fis couler quelques gouttes de mon sang dans un peu d'eau au fond de mon gobelet; je délayai le tout ensemble, ce qui me fit une encre très-coulante, et, par ce moyen, je parvins à écrire très-lisiblement et à rédiger un mémoire.»

Qu'écrivait-il ainsi avec son sang sur ces tablettes de mie de pain? des projets d'économie politique, des plans d'administration civile et militaire, des réflexions de morale publique, le tout destiné à réformer les erreurs et les abus du gouvernement! Ces curieuses tablettes, que le prisonnier remit lui-même au savant jésuite le père Griffet, aumônier de la Bastille, ne furent pas même conservées dans les archives de cette forteresse, comme l'échelle de corde et les divers instrumens qui avaient servi à l'évasion de Latude. Il écrivit encore avec d'autres procédés non moins ingénieux: ses chemises et ses mouchoirs lui tinrent lieu de papier, et sa passion calligraphique ne se découragea pas même dans un cachot tout-à-fait obscur, où, pendant les courts intervalles de ses repas, il profitait de la lumière qui lui était accordée, pour tracer sur la toile, avec son sang ou avec du charbon pilé, le triste récit de ses souffrances.

Il ne fut pas toujours seul et abandonné à lui-même durant cette affreuse captivité de trente-quatre ans: après avoir été séparé de son ami d'Alègre, qui avait partagé les travaux inouïs et l'heureuse issue de sa première évasion, il chercha dans d'abjects animaux une autre sorte d'amitié qui l'aidât du moins à supporter le fardeau de la solitude: ces nouveaux amis étaient des rats qu'il avait apprivoisés. «Je leur ai dû,» dit-il, «la seule distraction heureuse que j'aie éprouvée dans tout le cours de ma longue infortune.» Ces rats l'incommodaient beaucoup, en venant lui disputer la paille de son lit et en le mordant même au visage; il résolut, puisqu'il était forcé de vivre avec eux, de leur inspirer de l'affection. Un jour, un gros rat étant sorti de la meurtrière, il l'appela doucement et lui jeta des miettes de pain, que ce rat vint prendre après quelque hésitation et emporta dans son trou. Le lendemain, le rat reparut et se fit moins prier pour s'emparer du pain qu'on lui offrait; le troisième jour, ce rat devint plus familier et aussi plus vorace, parce que Latude se priva d'une partie de sa ration de viande pour attirer ce commensal affamé; les jours suivans, le rat, dont la confiance augmentait à chaque repas, alla en trottinant quérir sa pitance dans la main du prisonnier. Ce n'est pas tout: l'exemple est aussi contagieux chez les rats que chez les hommes. Ce rat changea de résidence et appela dans le cachot sa femelle et sa famille, composée de cinq ou six ratons; ils se fixèrent tous auprès de Latude, qui leur donna des noms et leur apprit à cabrioler pour gagner leur pâture, suspendue en l'air à deux pieds du sol. Cette société de rats se trouvaient si bien d'être hébergés aux dépens de leur maître et seigneur, qu'ils montraient les dents aux intrus qui essayaient de s'introduire dans leurs rangs: ils multiplièrent patriarchalement jusqu'au nombre de vingt-six, gros et petits, nourris comme Latude avec le pain du roi.

Les araignées étaient sans doute d'un caractère plus sauvage et moins reconnaissant que les rats, car Latude ne put jamais réussir à en apprivoiser une seule. Il eut beau leur présenter des mouches et des insectes, il eut beau les appeler en sifflant et en jouant du flageolet (il avait fabriqué cet instrument avec un morceau de sureau qu'il trouva dans la paille de son lit), il eut beau les enlever de leur toile et les retenir de force sur sa main; ces araignées ne se laissèrent pas séduire, et il finit par conclure que celle de Pelisson n'avait existé que dans les livres et la tradition. Cependant le baron de Trenck, enfermé à la même époque dans la forteresse de Magdebourg, avait su tirer meilleur parti des araignées de sa prison: il s'était même promis de rendre un éclatant hommage au merveilleux instinct de ces insectes, et il eût fourni de puissans argumens en faveur du système de l'âme des bêtes.

Il raconte seulement dans ses Mémoires l'histoire touchante de la souris qu'il avait apprivoisée au point qu'elle jouait avec lui et venait manger dans sa bouche. «Je ne saurais tracer ici,» dit-il, «toutes les réflexions que fit naître en moi l'étonnante intelligence de ce petit animal.» Une nuit, la souris, courant, sautant, grattant, rongeant, fit tant de bruit, que le major, appelé par les sentinelles, commanda une ronde dans la prison et visita lui-même les serrures et les verroux, pour s'assurer qu'on n'exécutait pas une tentative d'évasion. Le baron de Trenck avoua que tout ce bruit provenait de sa souris, qui ne dormait pas et qui demandait la liberté pour lui. Le major confisqua la souris et la transféra dans la chambre de l'officier de garde; le lendemain, la souris, qui avait travaillé de grand courage pour percer la porte de l'endroit où elle était enfermée, attendit l'heure du dîner pour rentrer chez son maître à la suite du geôlier. Trenck fut bien surpris de la retrouver grimpant dans ses jambes et lui faisant mille caresses. Le major se saisit une seconde fois du pauvre animal, qu'il refusa de restituer au prisonnier; mais il en fit don à sa femme, et celle-ci, qui la mit en cage pour la conserver, espérait la consoler par une nourriture choisie et abondante. Deux jours après, la souris, qui ne mangeait plus, fut trouvée morte. Le chagrin l'avait tuée.

Le baron de Trenck, qui composait des vers allemands et français avec autant de goût que le roi de Prusse, ne fut pas embarrassé de les écrire, quoique le grand Frédéric eût défendu sous peine de mort de lui parler et de lui donner encre ou plume. «Pour y suppléer,» dit-il, «je me faisais une piqûre au doigt; j'en recueillais le sang, et lorsqu'il venait à se cailler, je le chauffais dans ma main; puis j'en faisais écouler la partie liquide et je jetais le reste. C'est ainsi que je parvins à me faire de bonne encre bien coulante, avec laquelle je pouvais écrire, et qui me servait en même temps de couleur quand je voulais peindre.» La plume qu'il avait inventée fut tour à tour un brin de paille, un cure-dent et un os de chapon. En outre, à l'aide d'un clou tiré du plancher, il cisela ses gobelets d'étain avec tant d'habileté et de délicatesse, que ces gobelets, couverts de dessins et de devises, étaient vendus à des prix fort élevés. C'est à un de ces gobelets qu'il dut sa délivrance, et l'impératrice Marie-Thérèse, dans les mains de qui le hasard fit tomber ce chef-d'œuvre d'art et de patience, s'interposa auprès du roi Frédéric pour obtenir la grâce d'un innocent, après plus de neuf ans de fers.

Les prisons d'état n'étaient pas plus dures en Allemagne qu'en France, où les lettres de cachet se distribuaient et même se vendaient par milliers. À la fin du règne de Louis XV, les ministres se faisaient un jeu de la liberté des citoyens les plus recommandables. La Bastille ne fut jamais mieux remplie que sous les ministères du duc de La Vrillière et du comte de Saint-Florentin. Ce dernier eut le déplorable courage de faire arrêter La Chalotais, procureur du parlement de Bretagne, accusé d'avoir insulté le roi dans des billets anonymes, et seulement coupable de s'être opposé aux envahissemens du pouvoir royal en Bretagne. La Chalotais, conduit à Saint-Malo et enfermé dans la citadelle, fut privé des moyens de se défendre et de répondre à ses calomniateurs, pendant que son procès s'instruisait avec une lenteur calculée; mais, à peine relevé d'une maladie mortelle, il rassembla ses forces pour composer trois mémoires justificatifs, qui sortirent de sa prison comme une voix du ciel. Il les avait écrits avec un cure-dent et une encre faite de suie dans de l'eau sucrée et du vinaigre, sur des papiers qui servaient à envelopper du sucre et du chocolat. «J'ai reçu le Mémoire de l'infortuné La Chalotais,» dit Voltaire, dans une de ses lettres. «Malheur à toute âme sensible qui ne sent pas le frémissement de la fièvre en le lisant! Son cure-dent grave pour l'immortalité!...»

Quand Louis XVI monta sur le trône, l'aspect des prisons changea tout-à-coup, et bientôt le vertueux Malesherbes fit pénétrer les rayons de la justice et de l'humanité dans les plus profonds souterrains de la Bastille, qu'ébranlait déjà un cri unanime de malédiction. Sous le ministère de Malesherbes, Mirabeau, qui avait fait son apprentissage de prisonnier dans la citadelle de l'île de Rhé, au château d'If et au fort de Joux, entra au donjon de Vincennes pour une détention de quarante-deux mois. Mirabeau consacra, pour ainsi dire, le temps de cette détention à sa maîtresse, madame de Monier, enfermée aussi dans un couvent: il correspondait librement avec Sophie, par l'entremise du lieutenant de police Lenoir, qui avait consenti à faire passer les lettres des deux amans, pourvu qu'elles retournassent en dépôt à son secrétariat. Ce piquant échange de lettres d'amour ne suffisait pas à l'inquiète et dévorante activité de Mirabeau, qui noircissait une immense quantité de papier qu'on lui fournissait à discrétion, ainsi que des livres: il traduisait Tibulle et les Baisers de Jean second; il écrivait des romans et des poésies érotiques; il improvisait son éloquent plaidoyer contre les lettres de cachet et les prisons d'état. Ces occupations littéraires n'étaient au fond que des alimens destinés à éteindre les appétits immodérés d'un tempérament de feu: au milieu de ses lectures et de ses commentaires de la Bible, c'était toujours Sophie qu'il couvrait de baisers en approchant de ses lèvres les tresses de cheveux qu'elle lui envoyait: c'était Sophie enfin qui jour et nuit remplissait sa prison.

Elles n'étaient plus, ces horribles prisons de Constantin de Renneville et de Latude, quoique la Bastille fût encore debout. Lorsqu'elle tomba sous les coups des haines populaires amassées depuis quatre siècles, on n'eut pas le loisir d'écouter les lugubres révélations qui sortaient de ces ruines, et le public, qui avait fait une sorte d'ovation à Latude, prêta l'oreille à peine au récit de trente-neuf ans de captivité que voulut lui raconter Le Prevot de Beaumont. La révolution, qui commençait, préparait des prisons moins effrayantes et plus tyranniques, des captivités moins longues et plus atroces. Louis XVI, prisonnier au Temple, en sortit bientôt pour marcher à la guillotine; Madame Élisabeth tricotait en attendant son arrêt de mort, et le jeune dauphin, portant déjà des germes de mort dans son sein, tandis que l'infâme Simon tuait chez lui le moral, le fils de Louis XVI détachait les carreaux de sa chambre pour en faire des petits palets!

Les prisons révolutionnaires avaient une physionomie toute particulière: on y était presque libre, si ce n'est qu'on n'avait guère de délivrance à espérer que de l'échafaud. Cette réunion de personnes distinguées par leur naissance, leur éducation, et leur rang social, conservait fidèlement sous les verroux toutes les traditions de la haute société élégante et spirituelle qui devait disparaître avec ses derniers représentans. Les femmes faisaient de la toilette; les hommes devenaient amoureux et rivaux. Il y avait des poètes qui rimaient, des peintres qui peignaient, des musiciens qui chantaient, des militaires qui combinaient des plans de campagne. Ô la douce vie qu'on eût menée au Luxembourg, à Saint Lazare, à l'Abbaye et au Châtelet, si le tribunal de sang n'avait pas réclamé chaque jour sa provision de victimes! Roucher, l'auteur du poème des Mois, quoique incarcéré à Sainte-Pélagie, continuait l'éducation de ses enfans par correspondance, poursuivait l'achèvement de ses ouvrages commencés, traduisait Virgile en vers, et classait un herbier avec les plantes que sa fille lui choisissait au jardin du Muséum. Ces fleurs, ces feuillages, apportaient comme un parfum de liberté dans sa prison. Il contemplait mélancoliquement cette espèce de tribut que la nature envoyait à son poète prisonnier, et ses pensées tombaient d'elles-mêmes dans le moule du vers.

«Ô vous, en qui la nature déploie
Le jeu brillant des plus riches couleurs,
Dans les ennuis où mon âme est en proie,
À mon secours quelle main vous envoie,
Êtres charmans, fraîches et tendres fleurs?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'aimable aspect des branchages fleuris
Vient éclairer ma noire solitude:
Ma fille a su dans sa sollicitude
M'environner de ces rameaux chéris.
Sa piété naïve, ingénieuse,
A trouvé l'art de corriger mon sort;
Ces beaux asters à tête radieuse
Et cette indule à taille ambitieuse
Vont sous mes doigts triompher de la mort.
Oh! quand ces fleurs orneront le parterre
Que la science ouvre aux plants desséchés,
Oh! puisse alors ma fille solitaire
Sur ces rameaux bienfaiteurs de son père
Tenir parfois ses regards attachés!
Puis, les baignant de ses pieuses larmes,
Leur dire: 'Vous, qu'en ma jeune saison
J'osai cueillir dans nos grands jours d'alarmes,
Je vous salue, ô fleurs, de qui les charmes
Ont de mon père adouci la prison!'»

Ces touchantes allocutions de Roucher aux fleurs cueillies par sa fille furent interrompues par l'arrivée de la charrette qui le conduisit à l'échafaud avec André Chénier et le baron de Trenck.

Sous l'empire, les prisons redevinrent à peu près ce qu'elles avaient été du temps de Louis XIV, mystérieuses, impénétrables, terribles. M. Saintine les a peintes dans Picciola, et il n'est pas possible d'ajouter un coup de pinceau à cette peinture vraie et saisissante. Sous la restauration, les prisons perdirent tout-à-fait leur caractère solennel, grave, et redoutable: un prisonnier, fût-ce un criminel d'état, avait le droit de discuter à grand fracas, par l'organe de la presse; l'assassin du duc de Berry, Louvet, n'était pas traité autrement qu'un garde national aux arrêts, excepté pour les précautions de surveillance; le journaliste Magalon, enchaîné côte à côte avec un galérien qu'on transférait à Bicêtre, fit retentir pendant six mois tous les échos de la polémique quotidienne; on n'eut point assez de colère et d'indignation contre le pouvoir, qui ordonna la translation de Fontan à Poissy. Depuis la révolution de juillet, cet état de choses a empiré ou s'est amélioré, selon le point de vue d'où on l'examine: les prisons les plus épouvantables ont un régime plus doux et plus bénin que celui des colléges de l'université; on y a des livres, des plumes, de l'encre, et du papier plus qu'on n'en peut consommer; on y fume; on y boit; on y est parfaitement, en un mot, hormis qu'on est en prison. Les régicides Pépin et Fieschi ne tarissaient pas sur tous les égards qu'on avait pour eux, et Dieu sait la chère qu'ils faisaient. Quant aux prisonniers d'état de la citadelle de Ham, ils ont reconnu que la souveraineté du peuple, telle que le gouvernement actuel l'a entendue, n'est pas plus cruelle à l'égard de ses ennemis que la légitimité de la branche aînée envers les siens. On peut dire qu'il n'y a plus de prison d'état possible en France, même au mont Saint-Michel.

Mais la prison d'état, la prison dure, a résisté dans les gouvernemens absolus aux systèmes pénitentiaires des philanthropes, et Silvio Pellico, sous les plombs de Venise, nous rappelle les anciens habitans de notre Bastille; et ce noble, ce généreux Andryane, enseveli dix ans, quoique Français, dans le tombeau du Spielberg, nous apprend que les raffinemens barbares de la captivité du baron de Trenck subsistent encore sous la protection de l'empereur d'Autriche: Andryane, privé de ses livres, écrivait avec la pointe d'une aiguille sur les parois de son cachot, et y recomposait une bibliothèque à l'aide de ses souvenirs; Sylvio Pellico, en méditant sur les secrets de la création et de la Providence, nourrissait des fourmis et approvisionnait une araignée. Heureux s'ils avaient eu l'un et l'autre à leur disposition la fleur miraculeuse du prisonnier de Fénestrelle!

Paul L. Jacob, bibliophile.

À MADAME VIRGINIE ANCELOT.

Je viens de relire mon œuvre, et je tremble en vous l'offrant. Cependant, qui mieux que vous peut l'apprécier?

Vous n'aimez ni les gros romans, ni les longs drames.

Mon livre n'est ni un drame, ni un roman.

L'histoire que je vais vous conter, madame, est simple, tellement simple, que jamais plume peut-être n'aborda un sujet plus audacieusement restreint! Mon héroïne est si peu de chose! Non que je veuille d'avance, en cas d'insuccès, en rejeter la faute sur elle! Dieu m'en garde! Si l'action de cet ouvrage est peu apparente, la pensée n'en est pas dépourvue de grandeur, le but en est élevé, et si je ne l'atteins pas, c'est que les forces m'auront manqué. J'attache du prix pourtant à sa réussite, car j'y ai déposé des convictions profondes; et, par un sentiment de bienveillance plutôt que de vanité, j'aime à croire que si la foule des liseurs vulgaires le rejette et le dédaigne, pour quelques-uns, du moins, il ne sera pas sans charme, pour quelques autres sans utilité.

La vérité des faits est-elle pour vous de quelque valeur? Ici je la certifie, et vous l'offre en compensation de ce que vous regretterez peut-être de ne pas trouver suffisamment dans ce volume.

Vous vous rappellez cette bonne et gracieuse femme, morte depuis quelques mois seulement, la comtesse de Charney, dont le regard, quoique voilé par une pensée de deuil, vous frappa, tant il portait une double et céleste empreinte.

Ce regard si candide, si doux, qui vous caressait en vous parcourant, qui vous dilatait le cœur en s'arrêtant sur vous, et dont on se détournait malgré soi-même, pour le rechercher bientôt; ce regard, d'abord presque timide comme celui d'une jeune fille, vous l'avez vu ensuite briller, s'animer, jeter des flammes, et trahir tout-à-coup des sentimens de force, d'énergie et de dévouement. Eh bien! ce regard, c'était toute la femme! Cette femme, c'était le mélange incroyable de la douceur et de l'audace, de la faiblesse des sens et de la résolution de l'âme; c'était une lionne terrible, qu'un enfant apaisait d'un mot; c'était une colombe craintive, capable de porter la foudre sans trembler, s'il se fût agi de la défense de ses amours,—de ses amours de mère s'entend!

Telle je l'ai connue, telle d'autres l'avaient connue long-temps avant moi, alors que son âme ne s'exaltait que dans son culte de fille, puis d'épouse. C'est avec un plaisir bien vif que je vous entretiens ici de cette noble créature: les occasions seront trop rares où je pourrai vous en parler encore. Elle n'est pas l'héroïne principale de cette histoire.

Dans l'unique visite que vous lui fîtes à Belleville, où elle s'était fixée pour toujours, car le tombeau de son mari est là (et le sien aussi maintenant), plusieurs choses semblèrent vous étonner. Ce fut d'abord la présence d'un vieux domestique, à cheveux blancs, assis auprès d'elle à table. Vous parûtes surtout vous stupéfier en entendant ce domestique, aux gestes brusques, aux manières communes, même pour des gens de cette classe, tutoyer la fille de la comtesse, et la jeune femme, élégante et parée, belle comme sa mère l'avait été, répondre au vieillard avec déférence et respect, avec amitié même, en l'interpellant du titre de parrain: en effet, elle est sa filleule. Puis, peut-être il vous souvient d'une fleur desséchée, effacée de couleurs, enfermée dans un riche médaillon, et, lorsque vous l'interrogeâtes sur cette relique, de l'expression douloureuse qu'exprima la figure de la pauvre veuve. Elle laissa même, je crois, votre demande sans réponse: c'est que cela eût exigé du temps, et ne pouvait s'adresser à un indifférent.

Cette réponse, je vais vous la faire aujourd'hui.

Honoré de l'affection de cette excellente femme, plus d'une fois, en face de ce médaillon, assis entre elle et son vieux serviteur, j'ai entendu, de l'un et de l'autre, sur cette fleur fanée, des récits longs et détaillés, qui m'ont ému vivement. J'ai long-temps gardé entre mes mains les manuscrits du comte, sa correspondance et le double journal de sa prison, sur toile et sur papier: pièces justificatives et documens historiques ne m'ont pas manqué.

Ces récits, je les ai retenus précieusement dans ma mémoire; ces manuscrits, je les ai compulsés attentivement; cette correspondance, j'en ai extrait des fragmens précieux; ce journal, j'y ai puisé mes inspirations, et si je parviens à faire passer dans votre âme le sentiment dont je fus saisi moi-même en présence de tous ces souvenirs du captif, c'est à tort que j'aurai tremblé pour la destinée de ce livre.

Encore un mot. J'ai conservé à mon héros son titre de comte, dans un temps où les dénominations nobiliaires avaient cessé d'avoir cours; c'est que toujours on me le désignait ainsi, soit en français, soit en italien. Dans ma mémoire, son nom était invariablement cloué à son titre: titre et nom, j'ai tout laissé aller au courant de la plume.

Vous voilà avertie, madame. Ne demandez donc pas à ce livre des événemens de haute importance, ni même un récit attrayant sur quelque aventure amoureuse. J'ai parlé d'utilité, et à qui un récit d'amour peut-il être utile? Dans ce doux savoir surtout, pratique vaut mieux que théorie, et chacun a besoin de sa propre expérience: cette expérience, on court joyeusement au-devant d'elle pour l'acquérir, et on ne se soucie guère de la trouver toute faite dans des livres. Les vieillards, devenus moralistes par nécessité, auront beau s'écrier:—Évitez cet écueil, sur lequel nous nous sommes brisés autrefois! les jeunes gens répondront:—Cette mer que vous avez bravée, nous voulons la braver à notre tour, et nous réclamons notre droit de naufrage.

Il y a cependant encore de l'amour dans ce que je vais vous conter; mais il ne s'agit ici, avant tout, que de l'amour d'un homme pour... Vous le dirai-je?... Non; lisez, et vous saurez.

X. Boniface-Saintine.

PICCIOLA.

LIVRE PREMIER.

I.

Le comte Charles Véramont de Charney, dont le nom sans doute n'est pas encore entièrement oublié des savans de notre temps, et pourrait même au besoin se retrouver sur les registres de la police impériale, était né avec une prodigieuse facilité d'apprendre; mais sa haute intelligence, façonnée dans les écoles, y avait contracté le pli de l'argumentation. Il discutait beaucoup plus qu'il n'observait. Bref, il devait faire plutôt un savant qu'un philosophe, et c'est ce qui lui advint.

Dès l'âge de vingt-cinq ans, il possédait la connaissance complète de sept langues. Bien différent de tant d'estimables polyglottes, qui semblent ne s'être donné la peine d'étudier divers idiomes qu'afin de pouvoir faire preuve d'ignorance et de nullité devant les étrangers aussi bien que devant leurs compatriotes (car on peut être un sot en plusieurs langues), le comte de Charney usait de ces études préparatoires pour s'avancer vers d'autres beaucoup plus importantes.

S'il avait de nombreux valets au service de son intelligence, chacun d'eux du moins avait sa charge, ses occupations et ses landes à défricher. Avec les Allemands, il s'occupait de la métaphysique; avec les Anglais et les Italiens, de la politique et de la législation; avec tous de l'histoire, qu'il pouvait interroger, en remontant jusqu'à ses sources premières, grâce aux Hébreux, aux Grecs et aux Romains.

Il se livra donc tout entier à ces graves spéculations, ne négligeant point les sciences accessoires qui s'y rapportaient. Mais bientôt, effrayé de cet horizon qui s'élargissait devant lui, se sentant broncher à chaque pas dans ce labyrinthe où il s'était engagé, fatigué de poursuivre vainement une vérité douteuse, il n'envisagea plus l'histoire que comme un grand mensonge traditionnel, et tenta de la reconstruire sur de nouvelles bases. Il fit un autre roman, dont les savans se moquèrent par envie, et le monde par ignorance.

Les sciences politiques et législatives lui présentaient quelque chose de plus positif; mais elles semblaient appeler tant de réformes en Europe! Et lorsqu'il essaya d'en signaler quelques-unes à faire, les abus lui parurent tellement enracinés dans l'édifice social, tant d'existences étaient assises et clouées sur un faux principe, qu'il se découragea, ne se sentant ni assez de force ni assez d'insensibilité pour renverser chez les autres ce que l'ouragan révolutionnaire n'avait pu détruire entièrement chez nous.

Puis combien de braves gens, avec autant de lumières et de bonnes intentions que lui peut-être, avaient des théories en tout opposées à la sienne! S'il allait mettre le feu aux quatre coins du globe, pour un doute! Cette réflexion l'humilia plus encore que les aberrations de l'histoire, et le laissa dans une perplexité pénible.

La métaphysique lui restait.

C'est le monde des idées. Là les bouleversemens paraissent moins effrayans, car les idées se choquent sans bruit dans les espaces imaginaires, comme l'a dit un poète allemand; vérité douteuse ainsi que tant d'autres, la pensée muette a un écho sonore.

Avec la métaphysique, Charney croyait ne plus risquer le repos des autres; et il perdit le sien.

Là surtout, là, plus il s'avança vers les profondeurs de la science, analysant, discutant, argumentant, plus il n'entrevit qu'obscurité et confusion. L'insaisissable vérité, toujours fuyant à son approche, s'évanouissait sous ses pas, et, moqueuse, semblait voltiger à ses yeux comme un feu follet, qui vous attire pour vous égarer. Il la voyait lumineuse devant lui, et elle s'éteignait sous son regard, pour renaître où il ne la soupçonnait pas. Infatigable et tenace, s'armant de patience, il la suivait avec une prudente lenteur, pour la forcer dans son sanctuaire, et, rapide, elle s'éloignait; il voulait hâter sa course pour l'atteindre, et dès son premier mouvement il l'avait dépassée. Il croyait enfin la tenir! elle était sous sa main, dans sa main! et elle glissait entre ses doigts, se divisant, se multipliant sur des points différens. Vingt vérités brillaient à la fois autour de l'horizon de son intelligence: fanaux menteurs qui mettaient au défi sa raison! Ballotté entre Bossuet et Spinosa, entre le déisme et l'athéisme, tiraillé par les spiritualistes, les sensualistes, les animistes, les ontologistes, les éclectistes, et les matérialistes, il fut saisi d'un doute immense, qu'il résolut enfin par une négation complète.

Laissant de côté les idées innées et la révélation des théologiens, la raison suffisante et l'harmonie préétablie de Leibnitz, la perception et la réflexion de Locke, l'objectif et le subjectif de Kant, les sceptiques, les dogmatiques et les empiriques, les réalistes et les nominaux, l'observation et l'expérience, le sentiment et le témoignage, la science des choses particulières et la puissance des universaux, il se renferma dans un panthéisme grossier; il refusa de croire à une intelligence suprême. Le désordre inhérent à la création, les contradictions perpétuelles entre les idées et les choses, l'inégale répartition des biens et des forces fixèrent dans sa cervelle cette conviction que la matière aveugle avait seule tout produit, et seule organisait et dirigeait tout.

Le hasard devint son dieu, le néant fut son espoir! Il s'attacha à ce système avec transport, presque avec orgueil, comme s'il l'eût créé lui-même; se sentant heureux, en pleine incrédulité, d'être débarrassé de tous les doutes qui l'avaient assiégé.

La mort d'un parent venait de le laisser possesseur d'une vaste fortune. Il dit adieu à la science, et résolut de vivre pour le bonheur.

Depuis l'installation du consulat aux affaires, la société en France s'était réorganisée avec luxe, avec éclat. Au milieu des fanfares de la victoire, qui se faisaient entendre de tant de côtés à la fois, tout était joie et fêtes à Paris. Charney fréquenta le monde—le monde opulent, le monde aimable et brillant, le monde des lumières, de la grâce, et de l'esprit; puis, au sein de ce tourbillon de vie oisive et occupée, de ce grand mouvement de plaisir, il fut tout surpris de ne point se sentir heureux.

Des airs de contredanse, la parure des femmes, et les parfums qui s'exhalaient autour d'elles, voilà seulement ce qui lui parut mériter quelque attention.

Il avait essayé d'une liaison d'intimité avec des hommes réputés pour leur savoir et leur bon sens; mais qu'il les trouva faibles, ignorans et saturés d'erreurs! Il les prit en pitié.

C'est là un des grands inconvéniens de l'excès dans les sciences humaines; on ne trouve plus personne à son niveau; ceux même qui en savent autant que vous ne le savent pas comme vous. Du faîte où l'on est monté, on voit les autres au-dessous de soi, misérables et petits; car, dans la hiérarchie de l'intelligence, comme dans celle du pouvoir, l'isolement naît de la grandeur. Vivre isolé, c'est le châtiment de quiconque veut trop s'élever!

Notre philosophe appela de plus en plus à son aide les jouissances matérielles et positives. Dans cette société renaissante, si long-temps sevrée de joie et de fêtes, maculée encore des orgies sanglantes de la révolution, et qui, traînant après elle ses lambeaux de vertus romaines, dépassait du premier bond les fastueuses orgies de la régence, il se signala par l'exagération de ses dépenses, de ses profusions, de ses folies! Efforts stériles! Il eut des chevaux, des voitures, une table ouverte; il donna des concerts, des bals, des chasses; et le plaisir ne se montra nulle part avec lui! Il eut des amis pour l'aduler dans ses triomphes, des maîtresses pour l'aimer dans ses instans de loisir, et, quoiqu'il eût mis un bon prix à tout cela, il ne connut ni l'amitié ni l'amour.

Toutes ces parades, toutes ces parodies de vie joyeuse, ne purent dérider son cœur et le forcer à sourire une seule fois. Vainement il tenta de se laisser prendre en aveugle à toutes les amorces de la société. La sirène, à moitié hors des eaux, faisait éclater devant l'homme sa beauté de nymphe et sa voix séductrice; et le regard insensé du philosophe plongeait aussitôt malgré lui sous l'onde pour y chercher le corps écailleux et la queue bifurquée du monstre!

Charney ne pouvait plus être heureux ni par la vérité ni par l'erreur.

La vertu lui était étrangère, le vice indifférent.

Il avait sondé la vanité de la science, et le doux non-savoir lui était interdit. Les portes de cet Éden se trouvaient fermées à jamais derrière lui.

La raison lui semblait fausse; le plaisir lui semblait menteur.

Le bruit des fêtes le fatiguait; la retraite et le silence lui étaient pénibles.

En compagnie, il s'ennuyait des autres; seul, il s'ennuyait de lui-même.

Une profonde tristesse le saisit.

L'analyse philosophique, malgré tous ses efforts pour l'écarter, dominait toujours sa pensée, et se mêlant à ses regards, ternissait, rapetissait, éteignait les plaisirs et le luxe au milieu desquels il vivait. Les éloges de ses amis, les baisers de ses maîtresses, n'étaient plus pour lui que la monnaie courante avec laquelle on payait la part que l'on prenait de sa fortune, et ne témoignaient que de la nécessité de vivre à ses dépens!

Décomposant tout, réduisant tout à ses premiers élémens, par ce même esprit d'analyse, il fut atteint d'une singulière maladie; maladie affreuse, plus commune qu'on ne le pense, et qui s'attaque aux superbes pour les humilier. Dans le tissu du drap fin de ses habits, Charney croyait sentir l'odeur infecte de l'animal qui en avait fourni la laine; sur la soie de ses riches tentures, il voyait se promener le ver dégoûtant qui l'avait filée; sur ses meubles élégans, ses tapis, ses reliures, ses colifichets de nacre et d'ivoire, il ne voyait que des débris et des dépouilles; la Mort, la Mort enjolivée, fécondée sous la sueur d'un sale artisan!

L'illusion était détruite, l'imagination paralysée.

Il fallait à Charney des émotions cependant. Cet amour incapable de s'arrêter sur un seul objet, il prétendit l'étendre sur un peuple entier. Il devint philanthrope!

Pour être utile à ces hommes qu'il méprisait, de nouveau il se livra à la politique, non plus à la politique spéculative, mais à la politique d'action. Il se fit initier à des sociétés secrètes; sectaire, il s'efforça de ressentir ce genre de fanatisme qui peut convenir encore aux esprits désillusionnés. Il conspira enfin! Et contre qui? Contre la puissance de Bonaparte!

Peut-être cet amour patriotique, cet amour universel qui semblait l'animer, n'était-il au fond que de la haine pour un seul homme, dont la gloire et le bonheur l'importunaient.

L'aristocrate Charney en revenait aux principes d'égalité; le fier gentilhomme, à qui on avait enlevé son titre de comte, qu'il tenait de ses pères, ne voulait pas qu'on prît impunément celui d'empereur, qu'on ne pouvait tenir que de son épée.

Quelle fut cette conspiration? Peu importe! Il n'en manquait point à cette époque. Je sais seulement qu'elle couvait de 1803 à 1804; mais elle n'eut même pas le loisir d'éclater: la police, providence occulte qui veillait déjà aux destinées du futur empire, l'éventa à temps. On ne jugea point à propos pour elle de faire du bruit, même celui d'une fusillade à la plaine de Grenelle. Les principaux chefs de la conjuration, surpris, enlevés à domicile, condamnés presque sans jugement, furent séparément distribués dans les prisons, citadelles ou forteresses des quatre-vingt-seize départemens de la France consulaire.

II.

Je me rappelle que traversant les Alpes grecques pour me rendre en Italie, moi, touriste, voyageant à pied, la sacoche sur l'épaule et le bâton ferré à la main, je m'arrêtai pensif à contempler, non loin du col de Rodoretto, un gros torrent, enflé par la fonte des glaciers supérieurs. Le bruit qu'il faisait en roulant, les cascades écumeuses dont son cours était parsemé, les couleurs variées dont ses eaux se montraient teintes, tour à tour jaunes, blanches, noires, témoignant qu'il avait creusé son lit à travers des couches de marne, de calcaire et d'ardoise; les blocs énormes de marbre et de silex qu'il avait pu déchausser, mais non arracher du sol, et qui formaient comme autant de cataractes, ajoutant un bruit nouveau à tous ces bruits, des cascades nouvelles à toutes ses autres cascades; les arbres entiers qu'il chariait sortant à moitié de l'eau, ayant d'un côté leur feuillage agité par le vent, qui soufflait avec force, et de l'autre tourmenté par les flots bondissans, les fragmens de berges encore couverts de leur verdure, îlots détachés de ses rivages, qui flottaient de même à la surface du torrent, et allaient se briser contre les arbres, comme les arbres se fracassaient en passant contre les blocs de marbre et de silex; tout ce clapotage, tous ces murmures, tout ce fracas, tous ces spectacles, resserrés entre deux hautes rives escarpées, me tinrent quelque temps en émoi et en méditation. Ce torrent, c'est le Clusone.

Je côtoyai ses bords, et j'arrivai avec lui dans l'une des quatre vallées dites protestantes, en souvenir des anciens Vaudois, réfugiés là jadis. Mon torrent n'avait plus son allure rapide et désordonnée et ses cent voix hurlantes et glapissantes. Il s'était adouci, il avait rejeté ses arbres et ses îlots sur quelque rive aplatie ou dans le fond de quelque anse; ses couleurs s'étaient fondues en une seule, et la vase de son lit ne venait plus obscurcir sa surface. Coulant encore avec force, mais avec décence, propre, presque coquet, il singeait la petite rivière pour caresser de ses flots les murailles de Fénestrelle.

Je vis alors Fénestrelle, gros bourg célèbre par l'eau de menthe qu'on y fabrique, et plus encore par les forts qui couronnent les deux montagnes entre lesquelles le bourg est placé. Ces forts, qui communiquent ensemble par des chemins couverts, avaient été démantelés en partie durant les guerres de la république; l'un d'eux cependant, réparé, ravitaillé, était devenu prison d'état aussitôt que le Piémont était devenu France.

Eh bien! c'est là, dans ce fort de Fénestrelle, que fut confiné Charles Véramont, comte de Charney, accusé d'avoir voulu renverser le gouvernement régulier et légal de son pays, pour y substituer un régime de désordre et de terreur.

Le voici donc séparé des hommes, du plaisir et de la science, ne regrettant ni les uns ni les autres, oubliant, sans trop d'amertume, cet espoir de régénération politique qui un instant sembla ranimer son cœur usé, disant un adieu forcé, mais plein de résignation, à sa fortune, dont toute la pompe n'a pu l'étourdir; à ses amis, qui l'ennuyaient; à ses maîtresses, qui le trompaient; ayant pour demeure, au lieu de son vaste et brillant hôtel, une chambre triste et nue; pour unique valet, son geôlier; et renfermé seul avec sa pensée désolante.

Que lui importent à lui la tristesse et la nudité de sa chambre! L'indispensable nécessaire s'y trouve, et il est las du superflu. Son geôlier même lui paraît supportable. Sa pensée seule lui pèse.

Cependant, quelle autre distraction lui reste? Aucune. Du moins, il n'en voit point alors de possible.

Toute correspondance avec l'extérieur lui est interdite. Il ne possède et ne peut posséder ni livres, ni plumes, ni papier. Ainsi l'exige la discipline de la prison. Ce n'eût point été là une privation pour lui autrefois, quand il ne songeait qu'à se dérober au mal scientifique dont il était obsédé. Aujourd'hui, un livre lui eût donné un ami à consulter ou un adversaire à combattre. Privé de tout, séquestré du monde, il fallut bien se réconcilier avec soi-même, vivre avec son ennemi, avec sa pensée.

Ô qu'elle était âcre et accablante cette pensée qui sans cesse l'entretenait de sa position désespérée! qu'elle était froide et lourde pour lui, pour lui que la nature avait d'abord comblé de ses dons, que la société avait entouré dès sa naissance de ses faveurs et de ses priviléges; lui, aujourd'hui captif et misérable; lui, qui a tant besoin de protection et de secours, et qui ne croit ni à Dieu ni à la pitié des hommes!

Il essaie encore de se débarrasser de cette pensée qui le glace, qui le brûle quand il la laisse se débattre enfermée dans ses rêveries. De nouveau, il veut vivre avec le monde du dehors, dans le monde matériel. Mais qu'il se montre rétréci devant son regard ce monde! Jugez-en.

Le logement occupé par le comte de Charney est à l'arrière-partie de la citadelle, dans un petit bâtiment élevé sur les débris d'une ancienne et forte construction qui tenait autrefois aux ouvrages de défense de la place, mais que le développement des nouveaux travaux de fortifications a rendue inutile.

Quatre murs nouvellement blanchis à la chaux, et qui ne lui permettent même plus de retrouver les traces de ceux qui avant lui ont habité ce lieu de désolation; une table, sur laquelle il ne peut que manger; une chaise, dont la poignante unité semble l'avertir que jamais un être humain ne viendra là, s'asseoir près de lui; un coffre pour son linge et ses vêtemens; un petit buffet de bois blanc peint, à moitié vermoulu, avec lequel contraste singulièrement un riche nécessaire en acajou, placé dessus, et damasquiné d'argent sur toutes ses faces (c'est la seule part qu'on lui ait laissée de sa splendeur passée); un lit étroit, mais assez propre; une paire de rideaux de toile bleue, qui pendent à sa fenêtre comme un objet de luxe dérisoire, comme une raillerie amère; car, vu l'épaisseur de ses barreaux, et le haut mur s'élevant à dix pieds en face, il ne doit craindre ni les regards curieux, ni l'importunité des rayons trop ardens du soleil: tel est l'ameublement de sa chambre.

Au-dessus de lui, une autre chambre pareille à la sienne, mais vide, inoccupée; car il n'a point de compagnons dans cette partie détachée de la forteresse.

Le reste de son univers se borne à un escalier de pierre court et massif, tournant brusquement en spirale pour aboutir à une petite cour pavée, enfoncée dans un des anciens fossés de la citadelle. C'est là le lieu de promenade où, deux heures par jour, il va prendre autant d'exercice et jouir d'autant de liberté que le permet le régime prescrit par le commandant.

De là le prisonnier peut apercevoir la sommité des montagnes et les vapeurs de la plaine; car les constructions de la forteresse, s'abaissant tout-à-coup à l'orient du préau, y laissent pénétrer l'air et le soleil. Mais une fois enfermé dans sa chambre, un horizon de maçonnerie frappe seul ses regards, au milieu de cette nature pittoresque et sublime qui l'entoure. À sa droite s'élèvent les coteaux enchantés de Saluces; à sa gauche se développent les dernières ondulations des vallées d'Aoste et les rives de la Chiara; il a devant lui les plaines merveilleuses de Turin; derrière lui les Alpes, qui grandissent, s'échelonnent, parées de rochers, de forêts et d'abîmes, du mont Genèvre au mont Cenis; et il ne voit rien, rien qu'un ciel brumeux suspendu sur sa tête dans un cadre de pierres, rien que les pavés de sa cour et le grillage de sa prison, rien que cette haute muraille qui lui fait face, et dont l'uniformité fatigante n'est interrompue que, vers son extrémité, par une petite fenêtre carrée, où de temps en temps lui est apparue à travers les barreaux une figure triste et renfrognée.

Voilà le monde circonscrit où désormais il lui faut chercher ses distractions et trouver ses joies!

Il s'évertua l'esprit pour y réussir. Il crayonna, il charbonna les murs de sa chambre de chiffres et de dates qui lui rappelaient les événemens heureux de sa jeunesse; mais qu'ils étaient en petit nombre! Il sortait de ces souvenirs le cœur plus affaissé.

Puis son démon fatal, sa pensée, revint avec ses convictions désolantes, et il les formula en sentences terribles, qu'il inscrivit aussi sur son mur, près des souvenirs sacrés de sa mère et de sa sœur!

Voulant triompher enfin de sa pensée maladive et de son oisiveté pesante, il tâcha de se façonner aux choses frivoles et puériles; il courut de lui-même au-devant de cet abrutissement que donne le long séjour des prisons: il s'y plongea, il s'y vautra avec transport.

Il parfila du linge et de la soie, le savant!

Il fit des chalumeaux de paille, il construisit des vaisseaux pavoisés avec des coquilles de noix, le philosophe!

Il fabriqua des sifflets, des coffrets ciselés et des paniers à claire-voie, avec des noyaux, l'homme de génie! des chaînes et des instrumens sonores avec l'élastique de ses bretelles!

Puis il s'admira dans ses œuvres; puis, bientôt après, le dégoût le prit, et il foula tout aux pieds!

Pour varier ses occupations, il sculpta sur sa table mille dessins bizarres. Jamais écolier ne découpa son pupitre, ne le chargea d'arabesques, en relief et en intaille, avec plus de patience et d'adresse. Le pour-tour de l'église de Caudebec, la chaire et les palmiers de Sainte-Gudue, à Bruxelles, ne sont pas décorés d'une plus grande profusion de figures sur bois. C'étaient des maisons sur des maisons, des poissons sur des arbres, des hommes plus hauts que des clochers, des bateaux sur les toits, des voitures en pleine eau, des pyramides naines et des mouches gigantesques. Tout cela horizontal, vertical, oblique, sens-dessus-dessous, pêle-mêle, tête-bêche, véritable chaos hiéroglyphique, dans lequel parfois il s'efforçait à chercher un sens symbolique, une suite, une action; car celui qui croyait tant à la puissance du hasard, pouvait bien espérer trouver un poème complet sur les découpures de sa table, comme un dessin de Raphaël sur les veines bigarrées du buis de sa tabatière.

Il s'ingénia ainsi à multiplier des difficultés à vaincre, des problèmes à résoudre, des énigmes à deviner; et l'ennui, le formidable ennui, vint le surprendre encore au milieu de toutes ces graves occupations!

Cet homme dont la figure s'était montrée à l'extrémité de la grande muraille eût pu lui fournir des distractions plus réelles peut-être; mais il semblait éviter son regard, se retirant de ses barreaux aussitôt que le comte paraissait vouloir l'examiner avec quelque attention. Charney le prit tout d'abord en haine. Il avait si bonne opinion de l'espèce, qu'il ne lui fallut pas plus que ce mouvement de retraite pour lui donner à penser que l'inconnu était un espion chargé de le surveiller jusque dans les loisirs de sa prison, ou un ancien ennemi jouissant de sa misère et de son abaissement.

Quand il interrogea le geôlier là-dessus, celui-ci dut le détromper.

—C'est un Italien, lui dit-il, bon enfant, bon chrétien, car je le trouve souvent en prières.

Charney haussa les épaules.

—Et pourquoi est-il ici? lui demanda-t-il.

—Il a voulu assassiner l'empereur!

—Est-ce donc un patriote?

—Patriote? oh! non; mais le pauvre homme avait un fils et une fille, et il n'a plus qu'une fille; et son fils est mort en Allemagne... Un boulet lui a cassé une dent. Povero figliuolo!

—Alors c'était un transport d'égoïsme! murmura Charney.

—Tête-bleue! vous n'êtes pas père, signor conte? ajouta le geôlier. Si mon petit Antonio, qui tette encore, devait être sevré au profit de l'empire, qui a dans ce moment le même âge que lui, à peu près... Cristo santo! Mais silence, je ne veux loger à Fénestrelle qu'avec des clefs à ma ceinture et sous mon chevet.

—Et quelles sont aujourd'hui les occupations de ce hardi conspirateur?

—Il attrape des mouches, dit le geôlier avec un regard demi-railleur.

Charney ne le détesta plus; il le méprisa.

—C'est donc un fou! s'écria-t-il.

Perche pazzo, signor conte? Plus nouveau que lui au logis, vous êtes déjà devenu un maëstro dans l'art de la sculpture sur bois. Pazienza!

Malgré l'ironie qu'exprimaient ces derniers mots, Charney reprit ses travaux manuels, l'explication de ses hiéroglyphes, remèdes toujours impuissans contre le mal dont il était tourmenté. Dans ces puérilités, dans ces ennuis, passa tout un hiver.

Heureusement pour lui, un nouveau sujet de distraction allait bientôt venir à son aide.

III.

Un jour, à l'heure prescrite, Charney respirait l'air de la forteresse, la tête baissée, les bras croisés derrière le dos, marchant pas à pas, lentement, doucement, comme pour agrandir l'étroite carrière qu'il lui était permis de parcourir.

Le printemps s'annonçait; un air plus doux dilatait ses poumons, et vivre libre, maître du terrain et de l'espace, lui semblait bien désirable alors. Il comptait un à un les pavés de sa petite cour, sans doute pour vérifier l'exactitude de ses anciens calculs, car il n'était pas à les nombrer pour la première fois, quand il aperçut, là, devant lui, sous ses yeux, un faible monticule de terre légèrement soulevé entre deux pavés, et divisé béant à son sommet.

Il s'arrête, et le cœur lui bat sans qu'il puisse s'en rendre compte. Mais tout est espoir ou crainte pour un captif! Dans les objets les plus indifférens, dans l'événement le plus minime, il cherche une cause merveilleuse qui lui parle de délivrance.

Peut-être ce faible dérangement à la surface est-il produit par un grand travail dans l'intérieur de la terre! Des conduits souterrains existent sous ce sol qui va s'effondrer, et lui livrer un passage à travers les champs et les montagnes! Peut-être ses amis ou ses complices d'autrefois emploient la sape et la mine pour arriver jusqu'à lui, et le rendre à la vie et à la liberté!

Il écoute, attentif, et croit entendre au-dessous de lui un bruit sourd et prolongé; il relève la tête, et l'air ébranlé lui apporte les tintemens rapides du tocsin. Le roulement des tambours se répète le long des remparts, comme un signal de guerre. Il tressaille, et porte à son front, mouillé de sueur, une main convulsive.

Va-t-il donc être libre! la France a-t-elle changé de maître!

Ce rêve ne fut qu'un éclair. La réflexion tua l'illusion. Il n'a plus de complices et n'eut jamais d'amis! Il écoute encore; les mêmes bruits frappent son oreille, mais en lui apportant d'autres pensées. Ce n'est plus que le son lointain d'une cloche d'église qu'il entend tous les jours à la même heure, et le tambour qui bat le rappel accoutumé.

Il sourit amèrement et jette un regard de pitié sur lui-même, en songeant qu'un animal obscur, une taupe fourvoyée de son chemin sans doute, un mulot qui a gratté la terre sous ses pieds, lui a fait croire un instant à l'affection des hommes et au bouleversement du grand empire!

Il voulut en avoir le cœur net cependant, et s'accroupissant près du petit monticule, il enleva légèrement du doigt l'une des parties de son sommet divisé, puis l'autre. Et il vit avec étonnement que cette folle et rapide émotion dont il s'était senti saisi un instant n'avait même pas été causée par un être agissant, remuant, grattant, armé de dents et de griffes, mais par une faible végétation, une plante germant à peine, pâle et languissante. Il se releva profondément humilié, et l'allait écraser du pied, lorsqu'une brise fraîche, après avoir passé sur des buissons de chèvrefeuille et de seringa, arriva jusqu'à lui, comme pour lui demander grâce pour la pauvre plante, qui, peut-être aussi, aurait un jour des parfums à lui donner.

Une autre idée lui vint, qui l'arrêta encore dans son mouvement de vengeance. Comment cette herbe tendre, molle, et si fragile qu'on l'eût brisée en la touchant, avait-elle pu soulever, diviser et rejeter en dehors cette terre séchée et durcie au soleil, foulée par lui-même et presque cimentée aux deux fragmens de grès entre lesquels elle était resserrée? Il se courba de nouveau et l'examina avec plus d'attention.

Il vit à son extrémité supérieure une espèce de double valve charnue qui, se repliant sur les premières feuilles, les préservait de l'atteinte des corps trop rudes, et les mettait à même de percer cette croûte terreuse pour aller chercher l'air et le soleil.

—Ah! se dit-il, voilà tout le secret! Elle tient de sa nature ce principe de force, ainsi que les petits poulets, qui, avant de naître, sont déjà armés d'un bec assez dur pour briser la coquille épaisse qui les renferme. Pauvre prisonnière, tu possédais, du moins dans ta captivité les instrumens qui pouvaient t'aider à t'en affranchir!

Il la regarda encore quelques instans, et ne songea plus à l'écraser.

Le lendemain, à sa promenade ordinaire, marchant à grands pas, distrait, il faillit mettre le pied dessus, et s'arrêta tout court. Surpris lui-même de l'intérêt que lui inspire sa nouvelle connaissance, il prend acte de ses progrès.

La plante a grandi, et les rayons du soleil l'ont débarrassée à moitié de cette pâleur maladive apportée par elle en naissant. Il réfléchit sur la puissance que possède cette faible tige étiolée d'absorber l'essence lumineuse, de s'en nourrir, de s'en fortifier, et d'emprunter au prisme les couleurs dont elle se revêt, couleurs assignées d'avance à chacune de ses parties.

—Oui, ses feuilles, sans doute, pensa-t-il, seront teintes d'une autre nuance que sa tige; et ses fleurs donc! quelles couleurs auront-elles? Comment, nourries des mêmes sucs, pourront-elles emprunter à la lumière leur azur ou leur écarlate? Elles s'en revêtiront cependant; car, malgré la confusion et le désordre des choses d'ici-bas, la matière suit une marche régulière quoique aveugle. Bien aveugle! répéta-t-il; je n'en voudrais pour preuve que ces deux lobes charnus qui ont facilité à la plante sa sortie de terre, mais qui, maintenant inutiles à sa conservation, se nourrissent encore de sa substance, et pendent renversés en la fatiguant de leur poids! À quoi lui servent-ils?

Comme il disait, et que la nuit était proche, nuit de printemps, parfois glaciale, les deux lobes se relevèrent lentement sous ses yeux, et, semblant vouloir se justifier du reproche, ils se rapprochèrent et renfermèrent dans leur sein, pour le protéger contre le froid et la morsure des insectes, ce tendre et fragile feuillage à qui le soleil allait manquer, et qui alors, abrité et réchauffé, dormit sous les deux ailes que la plante venait de replier mollement sur lui.

Le savant comprit d'autant mieux cette réponse muette, mais décisive, que les parois extérieures du bivalve végétal avaient été entamées, mordillées, la nuit précédente, par de petites limaces dont elles conservaient encore les traces argentées.

Cet étrange colloque, de pensées d'un côté et d'action de l'autre, entre l'homme et la plante, n'en devait point rester là. Charney ne s'était pas si long-temps occupé de discussions métaphysiques, pour se rendre si facilement à une bonne raison.

—C'est bien, répliqua-t-il; ici, comme ailleurs, un heureux concours de circonstances fortuites a favorisé cette création débile. Naître armé d'un levier pour soulever le sol, et d'un bouclier pour protéger sa tête, c'était une double condition de son existence; si elle n'eût été remplie, cette herbe serait morte étouffée dans son germe, comme des myriades d'autres individus de son espèce, que la nature sans doute a créés imparfaits, inachevés, inhabiles à se conserver et à se reproduire, et qui n'ont eu qu'une heure de vie sur la terre. Peut-on calculer combien de combinaisons fausses et impuissantes elle a essayées pour parvenir à enfanter un seul être organisé pour la durée? Un aveugle peut atteindre au but; mais que de flèches il aura perdues avant d'arriver à ce résultat! Depuis des milliers de siècles, un double mouvement d'attraction et de répulsion triture la matière; est-il donc étonnant que le hasard ait tant de fois frappé juste? Cette enveloppe peut protéger les premières feuilles, j'y consens; mais grandira-t-elle, s'élargira-t-elle pour conserver et garantir aussi les autres feuilles de la froidure et de l'attaque de leurs ennemis? Non! Rien donc n'a été calculé là-dedans; rien n'y est le fruit d'une pensée intelligente, mais bien d'un hasard heureux!

Monsieur le comte, la nature vous garde encore plus d'une réponse capable de rétorquer vos argumens. Patientez, et observez là dans cette production faible et isolée, sortie de ses mains et jetée dans la cour de votre prison, au milieu de vos ennuis, peut-être moins par un coup du hasard que par une bienveillante prévision de la Providence. Vous avez eu raison, monsieur le comte, ces ailes protectrices qui jusqu'à présent couvraient si maternellement la jeune plante, ne se développeront point avec elle; elles tomberont même bientôt, desséchées et flétries, impuissantes qu'elles sont de l'abriter encore! Mais la nature veille, et tant que les vents du nord feront descendre des Alpes les brouillards humides et les flocons de neige, ses nouvelles feuilles, encore dans le bourgeon, y trouveront un asile sûr, un logement disposé pour elles, fermé aux impressions de l'air, calfeutré de gomme et de résine, qui se distendra selon leurs besoins, ne s'ouvrira qu'à temps et sous un ciel favorable. Elles n'en sortiront que pressées les unes contre les autres, se prêtant un fraternel appui, et couvertes de chaudes fourrures, de duvets cotonneux, qui les défendront des dernières gelées ou des caprices atmosphériques. Mère jamais a-t-elle veillé avec plus d'amour à la conservation de ses enfans? Voilà ce que vous sauriez depuis long-temps, monsieur le comte, si, descendant des régions abstraites de la science humaine, vous aviez autrefois daigné abaisser vos regards sur les simples et naïfs ouvrages de Dieu. Plus vos pas se seraient tournés vers le nord, et plus ces communes merveilles eussent surgi patentes à vos yeux. Là où le danger s'accroît, les soins de la Providence redoublent!

Le philosophe avait suivi attentivement tous les progrès et les transformations de la plante. De nouveau, il avait lutté contre elle par le raisonnement, et de nouveau elle avait eu réponse à tout!

—À quoi bon ces poils épineux qui garnissent ta tige? lui disait-il.

Et le lendemain, elle les lui montrait chargés d'un givre léger, qui, grâce à eux, tenu à distance, n'avait pu glacer sa tendre écorce.

—À quoi te servira dans les beaux jours ta chaude douillette de ouate et de duvet?

Les beaux jours étaient venus, et elle s'était dépouillée sous ses yeux de son manteau d'hiver, pour se parer de sa verte toilette de printemps, et ses nouveaux rameaux naissaient affranchis de ces soyeuses enveloppes, désormais inutiles.

—Mais que l'orage gronde, et le vent te brisera, et la grêle hachera tes feuilles trop tendres pour lui résister.

Le vent avait soufflé, et la jeune plante, bien faible encore pour oser lutter, courbée jusqu'à terre, s'était défendue en cédant. La grêle était venue, et, par une nouvelle manœuvre, les feuilles se redressant le long de la tige pour la garantir, serrées les unes contre les autres, pour se protéger mutuellement, ne se présentant qu'à revers aux coups de l'ennemi, avaient opposé leurs solides nervures à la pesanteur des projectiles atmosphériques; leur union avait fait leur force, et, cette fois comme l'autre, la plante était sortie du combat, non sans quelques légères mutilations, mais vive et forte encore, et prête à s'épanouir devant le soleil qui allait cicatriser ses blessures.

—Le hasard est-il donc intelligent? s'écriait Charney. Faut-il spiritualiser la matière ou matérialiser l'esprit? Et il ne cessait d'interroger sa muette interlocutrice; il aimait à la voir, à la suivre dans ses métamorphoses; et un jour, après qu'il l'eut contemplée long-temps, il se surprit à rêver près d'elle, et ses rêveries avaient une douceur inaccoutumée, et il se sentit heureux de les prolonger en marchant à grands pas dans sa cour. Puis, relevant la tête, il aperçut à la fenêtre grillée du grand mur l'attrapeur de mouches, qui semblait l'observer. Il rougit d'abord, comme si l'autre eût pu deviner sa pensée, et il lui sourit ensuite, car il ne le méprisait plus. En avait-il le droit? Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit dans la contemplation d'une des créations infimes de la nature?

—Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas découvert dans une mouche autant de choses dignes d'être étudiées, que moi dans ma plante?

En rentrant dans sa chambre, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut cette sentence fataliste, inscrite par lui sur le mur deux mois auparavant:

Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création.

Il prit un charbon, et écrivit dessous:

Peut-être!

IV.

Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait plus sur sa table que des tiges naissantes, protégées par leurs cotylédons, que des feuilles avec leurs découpures et leurs nervures saillantes. Il passait la plus grande partie de ses heures de promenade devant sa plante, à l'examiner, à l'étudier dans ses développemens, et, rentré dans sa chambre, souvent, à travers ses barreaux, il la contemplait encore.

C'est là maintenant l'occupation favorite, le jouet, la marotte du prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement que des autres?

Un matin, de sa fenêtre, il vit le geôlier, traversant sa cour d'un pas rapide, passer si près de la plante, qu'il semblait l'avoir dû briser de son pied. Le frisson lui en prit.

Quand Ludovic vint lui apporter sa pitance pour le déjeuner, il se disposa à le prier d'épargner l'unique ornement de sa promenade; mais il ne sut trop comment s'y prendre d'abord pour formuler une demande aussi simple.

Peut-être le régime de propreté de la prison exige-t-il qu'on débarrasse la cour de cette végétation parasite: c'est donc une faveur qu'il va implorer; et le comte possède bien peu pour la payer ce que lui-même l'estime.—Ce Ludovic l'a déjà si fort pressuré, en le rançonnant sur tous les objets que la geôle se réserve le droit de fournir aux prisonniers.—D'ailleurs, Charney a jusque là rarement adressé la parole à cet homme, dont les manières brusques et le caractère sordide lui répugnent. Sans doute, il le trouvera peu disposé à lui être agréable.—Puis, sa fierté souffre de se montrer par ses goûts sur la même ligne, à peu de chose près, que l'attrapeur de mouches, pour lequel il a si clairement témoigné de son mépris.—Puis enfin il peut éprouver un refus; car l'inférieur, à qui sa position donne momentanément le droit d'admettre ou de refuser, use presque toujours de son pouvoir avec rudesse: il ne sait pas que l'indulgence est un acte de force.

Un refus eût profondément blessé le noble prisonnier dans ses espérances et son orgueil.

Ce ne fut donc qu'avec une foule de précautions oratoires et en s'étayant de la connaissance philosophique qu'il avait des faiblesses humaines, que Charney entama son discours, logiquement disposé dans sa tête, pour arriver à son but sans compromettre son amour-propre, ou plutôt sa vanité.

Il commença d'abord par adresser la parole au geôlier en Italien: c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et de nationalité. Il lui parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre sensible, et le forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son riche nécessaire une petite timbale de vermeil, il le chargea de la donner de sa part à l'enfant.

Ludovic sourit et refusa.

Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint pas pour battu. Il insista, et par une adroite transition:—Je sais, lui dit-il, que des jouets, un hochet ou des fleurs, lui conviendraient peut-être mieux; mais vous pouvez vendre cette timbale, brave homme, et consacrer le prix à lui en acheter.

Il lança alors un: Mais à propos de fleurs! qui le fit enfin entrer en matière.

Ainsi l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance, l'intérêt personnel, ces grands mobiles de l'humanité, il avait tout mis en œuvre pour arriver à ses fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût agi de son propre sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante!

Signor conte, lui dit Ludovic, quand il eut cessé de parler, gardez votre nacchera indorata; son absence ferait pleurer les autres bijoux de votre jolie cassette. Vous avez oublié que mio caro bambino a trois mois de date, et peut boire encore sans gobelet. Quant à votre giroflée...

—Comment une giroflée! C'est une giroflée! s'écria Charney, sottement contrarié d'avoir entouré de tant de soins une fleur aussi vulgaire.

—Sac-à-papious! je n'en sais rien, signor conte. À mes yeux, toutes les plantes sont plus ou moins des giroflées; je ne m'y connais pas. Mais, puisqu'il est question de celle-là, vous vous y êtes pris un peu tard pour la recommander à ma miséricorde. Dès long-temps j'aurais mis la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni à vous ni à elle, si je ne m'étais aperçu du tendre intérêt que vous portez à la belle.

—Oh! cet intérêt, dit Charney un peu confus, n'a rien que de très-simple.

—Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit Ludovic, en cherchant à cligner de l'œil d'un air entendu: il faut une occupation aux hommes; ils ont besoin de s'attacher à quelque chose, et les pauvres prisonniers n'ont pas le choix. Tenez, signor conte, nous avons de nos pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de gros personnages, de fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on amène ici), eh bien! aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent à peu de frais, je vous jure. L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre,—ajouta-t-il avec un nouveau clignement d'yeux qu'il essaya de rendre plus significatif encore que le premier,—l'autre trace, à grands renforts de canifs et de couteaux, des images sur sa table de sapin, sans songer que je suis responsable du mobilier de l'endroit.—Le comte voulut prendre la parole, il ne lui en laissa pas le temps.—Ceux-ci élèvent des serins et des chardonnerets, ceux-là des petites souris blanches. Moi, je respecte leur goût, et à tel point, Benedetto Dio! que j'avais un chat superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait le plus gentiment du monde, et quand il faisait son somme, on eût dit un manchon qui dormait; ma femme en était folle, moi aussi: eh bien! je l'ai donné, car ce petit gibier-là pouvait le tenter, et tous les chats du monde ne valent pas la souris d'un captif!

—C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui répondit Charney,—se sentant mal à l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le goût de semblables puérilités;—mais cette plante est pour moi mieux qu'une distraction.

—Qu'importe! si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous lequel votre mère vous a bercé dans votre enfance, per Bacco! elle peut ombrager la moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle pas, et j'ai l'œil fermé de ce côté-là. Qu'elle devienne arbre et puisse vous servir à escalader le mur, ce sera autre chose! Mais nous avons le temps d'y songer, n'est-ce pas?—ajouta-t-il en riant d'un gros rire,—non que je ne vous souhaite de tout cœur le plein air et la liberté de vos jambes; mais ça doit arriver à son temps, d'après la règle, avec permission des chefs. Oh! si vous cherchiez à vous évader de la citadelle...

—Que feriez-vous?

—Ce que je ferais? Tonnerre! je vous barrerais le passage, dussiez-vous me tuer! ou je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de pitié que sur un lapin; c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles de votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai toujours regardé comme un profond scélérat cet homme, indigne d'être geôlier, qui méchamment, écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est là une vilaine action, c'est là un crime!

Charney se sentit à la fois ému et surpris de trouver tant de sensibilité dans son gardien; mais, par cette raison même qu'il commençait à l'estimer un peu plus, sa vanité s'obstinait à motiver par des raisons de quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante.

—Mon cher monsieur Ludovic, lui dit-il, je vous remercie de vos bons procédés. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source d'une foule d'observations philosophiques pleines d'intérêt. J'aime à l'étudier dans ses phénomènes physiologiques...—Et comme il vit le geôlier témoigner par un signe de tête qu'il écoutait sans comprendre, il ajouta:—De plus, l'espèce à laquelle elle appartient possède des vertus médicinales très-favorables dans certaines indispositions assez graves auxquelles je suis sujet!

Il mentait; mais il lui en eût trop coûté de se montrer descendu jusqu'aux bizarres puérilités des prisons devant cet homme, qui venait en partie de se relever à ses yeux, le seul être qui l'approchât, et en qui, pour lui, se résumait aujourd'hui le genre humain.

—Eh bien! si votre plante, signor conte, vous a rendu tant de services, répliqua Ludovic en se disposant à sortir de la chambre, vous devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et l'arroser parfois; car si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision de liquide, de l'humecter de temps en temps, la povera picciola serait morte de soif. Addio, signor conte.

—Un instant, mon brave Ludovic!—s'écria Charney, de plus en plus surpris de trouver un tel instinct de délicatesse enfermé dans une étoffe grossière, et presque repentant de l'avoir méconnu jusque alors.—Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous gardiez le silence devant moi! Ah! de grâce, acceptez ce petit présent comme un souvenir de ma gratitude. Si, plus tard, je puis entièrement m'acquitter envers vous, comptez sur moi.

Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois, Ludovic la prit, et tout en l'examinant avec une sorte de curiosité:

—Vous acquitter de quoi, signor conte? Les plantes ne demandent que de l'eau, et l'on peut leur payer à boire sans se ruiner an cabaret. Si celle-là vous distrait un poco de vos soucis, si elle produit de bons fruits pour vous, tout est dit.

Et il alla sur-le-champ remettre lui-même la timbale en place dans la cassette.

Le comte fit un pas vers Ludovic, et lui tendit la main.

—Oh! non, non, dit celui-ci en se reculant d'un air contraint et respectueux: on ne donne la main qu'à son égal ou à son ami.

—Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!

—Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, eccellenza. Il faut tout prévoir, pour faire toujours, demain comme aujourd'hui, son métier en conscience. Si vous étiez mon ami et que vous cherchiez à nous fausser compagnie, aurais-je donc encore le courage de crier à la sentinelle: Tirez! Non, je suis votre gardien, votre geôlier, et divotissimo servo.

V.

Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et songea combien, avec tous ses avantages personnels, il était resté au-dessous de cet homme grossier, dans les rapports établis entre eux. Quels misérables subterfuges il avait entassés pour surprendre le cœur de cet être si simple et si bienveillant! Il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au mensonge!

Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa plante! Quoi! ce geôlier, supposé capable d'un refus quand il ne s'agissait que de s'abstenir d'une méchante action, il l'a prévenu dans ses vœux! il l'a épié, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans ses plaisirs; et son désintéressement a forcé le noble comte de se reconnaître son obligé!

L'heure de la promenade étant arrivée, il n'oublia pas de partager avec sa plante la portion d'eau qui lui était dévolue. Non content de l'arroser, il veilla à la débarrasser de la poussière qui en ternissait les feuilles et de la vermine qui les attaquait.

Encore préoccupé de cette besogne, il voit un gros nuage noir obscurcir le ciel, et s'arrêter suspendu, comme un dôme grisâtre et flottant, sur les hautes tourelles de la forteresse. Bientôt de larges gouttes de pluie commencent à tomber, et Charney, rebroussant chemin, songe à se mettre à couvert en rentrant, quand des grêlons, mêlés à la pluie, rebondissent tout-à-coup sur les pavés du préau. La povera, tournoyant sous l'orage, les branches échevelées, semblait près d'être arrachée du sol; et ses feuilles humectées, froissées les unes contre les autres, frémissantes sous les secousses du vent, faisaient entendre comme des murmures plaintifs et des cris de détresse.

Charney s'arrête. Il se rappelle les reproches de Ludovic, et cherche avidement autour de lui un objet capable de garantir sa plante; il ne le voit pas: les grêlons cependant tombent plus forts, plus nombreux, et menacent de la briser. Il tremble pour elle, pour elle qu'il a vue naguère si bien résister à la violence des vents et de la grêle; mais il aime déjà trop sa plante pour risquer de lui faire courir un danger en essayant d'avoir raison contre elle. Prenant alors une résolution digne d'un amant, digne d'un père, il se rapproche, il se place devant son élève, comme un mur interposé entre elle et le vent; il se courbe sur sa pupille, lui servant ainsi de bouclier contre le choc de la grêle; et là, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit, l'abritant de ses mains, de son corps, de sa tête, de son amour, il attend que le nuage ait passé.

Il passa. Mais un semblable danger ne pourrait-il pas la menacer encore, quand lui, son protecteur, se trouverait retenu sous les verroux? Bien plus, la femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, vient visiter quelquefois la cour. Ce chien, en se jouant, ne peut-il d'un coup de gueule ou d'un coup de patte briser la joie du philosophe? Rendu plus prévoyant par l'expérience, Charney consacre le reste du jour à méditer un plan, et le lendemain il en prépare l'exécution.

Sa mince portion de bois lui suffit à peine dans ce climat de transition, où parfois, même en plein été, les nuits et les matinées sont froides. Qu'importe! Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques jours? N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera plus tôt, il se lèvera plus tard. Il amasse son bois, il en fait provision; et quand Ludovic l'interroge à ce sujet:

—C'est pour bâtir un palais à ma maîtresse, dit-il.

Le geôlier cligna de l'œil comme s'il comprenait; mais il n'y comprit rien.

Pendant ce temps, Charney fend, taille, épointe ses cotrets, met à part les rameaux les plus souples, conserve soigneusement l'osier flexible qui sert à lier son fagot quotidien. Puis, dans son coffre à linge, il découvre une toile grossière, à trame épaisse et lâche, qui en garnit le fond; il la détache, il en extrait les fils les plus forts, les plus rudes; et, ses matériaux ainsi préparés, il se met bravement à l'ouvrage, aussitôt que les lois de la geôle et la scrupuleuse exactitude du geôlier le lui permettent.

Autour de sa plante, entre les pavés de sa cour, enfonçant de solides branchages d'inégale grandeur, il les assure encore à leur base au moyen d'un ciment composé de terre recueillie péniblement çà et là dans les intervalles du pavage; de plâtre et de salpêtre, dont il fait des emprunts furtifs aux parois humides des anciens fossés de la citadelle; et lorsque les principales pièces de charpente sont ainsi disposées, il y entrelace, dans certaines parties, de légers rameaux, formant une espèce de claie, qui doit au besoin garantir la povera du choc d'un corps étranger ou de l'approche du chien; et ce qui le rassure tout-à-fait durant ces travaux, c'est que Ludovic les voyant commencer, a d'abord paru incertain s'il en permettrait la continuation. Il branlait la tête, et faisait entendre un petit grognement sourd, de mauvais augure. Mais aujourd'hui il en a pris son parti; et parfois même, fumant doucement sa pipe à l'extrémité du préau, l'épaule appuyée contre la porte d'entrée, une jambe en travers, il contemple en souriant le travailleur encore inexpérimenté; puis il interrompt son plaisir de fumeur pour lui donner quelque bon conseil, que celui-ci ne sait pas toujours mettre à profit.

Néanmoins l'ouvrage avance. Afin de le compléter, Charney appauvrit, en faveur de sa plante, sa mince couchette de prisonnier. C'est un nouveau sacrifice qu'il s'impose pour elle. Il emprunte à la paillasse de son lit de quoi fabriquer de légères nattes, et les dispose, selon la circonstance, autour de son échafaudage, soit que les rafales des Alpes menacent de s'engouffrer de ce côté, soit que le soleil, à son midi, lance trop directement sur le faible végétal ses rayons répercutés encore par les fragmens de grès et par les murailles.

Un soir, le vent souffla avec force. Charney, déjà sous les verroux, vit de sa fenêtre la cour jonchée de brins de paille et de petits rameaux. Les paillassons et les intervalles de la claie n'avaient pas été doués par lui d'une force suffisante de résistance. Il se promit de remédier au mal le lendemain; mais le lendemain, quand il descendit à l'heure voulue, tout était déjà réparé. Une main plus habile que la sienne avait solidement réorganisé l'entrelas des branchages et des nattes, et il sut bien qui en remercier dans son cœur.

Ainsi grâce à lui, grâce à eux, la plante s'environnait contre les périls de remparts et de toitures; et lui, lui Charney, s'attachant à elle de plus en plus par les soins qu'il en prend, il la voit avec ravissement grandir, se développer, et lui prodiguer sans cesse de nouvelles merveilles à admirer.

Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait bois; l'écorce ligneuse entourant sa tige, d'abord si fragile, lui donnait de jour en jour une garantie de durée, et son heureux possesseur se sentait saisi d'un désir curieux et impatient de la voir fleurir.

Il désirait donc enfin quelque chose, cet homme à la fibre usée, au cerveau de glace; cet homme si fier de son intelligence, et qui vient de tomber du haut de sa science orgueilleuse pour abîmer sa vaste pensée dans la contemplation d'un brin d'herbe!

Cependant ne vous hâtez pas trop de l'accuser de faiblesse puérile et de démence. Le célèbre quaker Jean Bertram, après avoir passé de longues heures à examiner la structure d'une violette, ne voulut plus appliquer les facultés de son esprit qu'à l'étude des merveilles végétales de la nature, et prit bientôt place parmi les maîtres de la science. Si un philosophe du Malabar devint fou en cherchant à s'expliquer les phénomènes de la sensitive, le comte de Charney trouvera peut-être dans sa plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas déjà découvert l'arcane qui a le pouvoir de dissiper son ennui et d'élargir sa prison?

—Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur dont la beauté ne frappera que mes regards, dont les parfums seront pour moi seul, quelles formes affectera-t-elle? quelles nuances coloreront ses pétales? Sans doute, elle doit m'offrir de nouveaux problèmes à résoudre et jeter un dernier défi à ma raison. Eh bien! qu'elle vienne! que mon frêle adversaire se montre armé enfin de toutes pièces; je ne renonce point encore à la lutte. Peut-être alors seulement pourrai-je saisir dans son ensemble ce secret que sa formation incomplète m'a permis à peine d'entrevoir jusqu'à présent. Mais fleuriras-tu? te montreras-tu un jour devant moi dans tout ton éclat de beauté et de parure, Picciola?

Picciola! c'est le nom qu'il lui a donné lorsque, dans le besoin d'entendre une voix humaine retentir à son oreille au milieu de ses travaux, il converse hautement avec sa compagne de captivité, en l'entourant de ses soins. Povera picciola! telle a été l'exclamation de Ludovic s'apitoyant sur la pauvre petite, qui avait failli mourir faute d'être arrosée. Charney s'en était souvenu.

—Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bientôt? répétait-il en écartant avec précaution les feuilles garnissant l'extrémité ou les aisselles des rameaux de sa plante, afin de voir si la fleur s'annonçait; et ce nom de Picciola lui était doux à prononcer, car il lui rappelait à la fois les deux êtres qui peuplaient son univers: sa plante et son geôlier.

Un matin, qu'à l'heure de sa promenade habituelle il interroge Picciola feuille par feuille, ses yeux s'arrêtent fixement tout-à-coup sur une des parties du végétal, et son cœur bat avec force. Il y porte la main et rougit. Depuis long-temps il n'a éprouvé une émotion aussi vive. C'est qu'il vient de voir, au sommet de la tige principale, une excroissance inaccoutumée, verdâtre, soyeuse, de forme sphérique, imbriquée de légères écailles placés les unes sur les autres, comme des ardoises au dôme arrondi d'un élégant kiosque. Il n'en peut douter, c'est là le bouton! La fleur n'est pas loin.

VI.

L'attrapeur de mouches paraissait souvent à sa grille, et prenait plaisir à suivre du regard le comte, si affairé autour de sa plante. Il l'a vu combiner et préparer son mortier, tresser ses nattes, nouer ses paillassons, édifier enfin ses palissades, et, prisonnier comme lui, et depuis plus long-temps que lui, il s'est facilement uni par la pensée aux grandes préoccupations du philosophe.

À cette même fenêtre grillée, une autre figure, fraîche et souriante, vint aussi se montrer une fois. C'était une femme—une jeune fille, à la démarche tout ensemble alerte et craintive. Dans l'allure de sa tête, dans l'éclair de ses yeux, la modestie seule semblait tempérer la vivacité. Son regard, plein d'âme et d'expression, s'éteignait à moitié en passant au travers de ses longs cils abaissés. Au premier abord, en la voyant, le front incliné dans l'ombre, gardant une attitude rêveuse derrière ces sombres barreaux, sur lesquels s'appuyait en se repliant sa main blanche, on l'eût prise pour un chaste emblème de la captivité.

Mais quand son front se relevait et qu'un rayon du jour venait l'éclairer, l'harmonie et la sérénité de ses traits, sa carnation ferme et colorée, disaient assez que c'était dans le mouvement et le grand air et non sous les verroux qu'elle avait vécu.

Fallait-il alors l'admirer comme un de ces anges de la charité qui visitent les prisons? Non; l'amour filial jusqu'ici a seul rempli son cœur; c'est dans cet amour qu'elle puise sa force, et presque sa beauté. Fille de l'Italien Girhardi, l'attrapeur de mouches, elle a quitté Turin, ses fêtes, ses belles promenades et les rives de la Doria-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de Fénestrelle, non d'abord pour voir son père, car la permission ne lui en était pas accordée, mais pour vivre du même air que lui, pour penser à lui près de lui. Aujourd'hui, à force d'instances et de sollicitations, elle a obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voilà pourquoi elle est joyeuse, fraîche et belle!

Un mouvement de curiosité l'a poussée vers la fenêtre grillée qui donne sur la petite cour; un sentiment d'intérêt l'y retient malgré elle, car elle craint d'être aperçue du prisonnier. Qu'elle se rassure. Charney ne la verra pas: dans ce moment, Picciola et son bouton naissant s'emparent seuls de toute son attention.

La semaine écoulée, lorsque la jeune fille revint auprès de son père, elle se dirigea furtivement encore vers la petite grille, pour donner un regard à l'autre captif; Girhardi la retint.

—Depuis trois jours il n'a point paru près de sa plante, lui dit-il. Il faut que le pauvre homme soit bien malade!

—Malade! dit-elle, d'un air étonné.

—J'ai vu les médecins traverser la cour, et d'après ce que m'en a dit Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un seul point, c'est qu'il en peut mourir!

—Mourir! répéta la jeune fille.—Et son œil s'agrandissait, et l'effroi, plus que la pitié peut-être, se peignait sur sa figure.—Oh! que je le plains! le malheureux!—Puis, attachant sur son père un regard plein d'inquiétude et d'angoisse:—On peut donc mourir ici? ou plutôt y peut-on vivre! C'est sans doute le séjour de cette prison et la pestilence qui s'exhale des anciens fossés qui ont causé sa maladie! s'écria-t-elle en pressant le vieillard entre ses bras, car en parlant de Charney elle ne pensait qu'à son père.

Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; elle la couvrit de larmes.

Dans ce moment, Ludovic entra. Il apportait à l'attrapeur de mouches une nouvelle capture qu'il venait de faire pour lui. C'était une cétoine, un beau coléoptère tout doré, qu'il lui présenta d'un air triomphant. Girhardi sourit, le remercia, et, sans qu'il s'en aperçût, rendit la liberté à l'insecte, car c'était le vingtième individu de la même espèce que Ludovic lui offrait ainsi depuis quelques jours. Il profita ensuite de la bien-venue du geôlier pour lui demander des nouvelles de Charney.

Per mio santo, padrone! dit Ludovic, je ne l'oublie pas plus que les autres, et tant qu'il ne sera pas le pensionnaire de Dieu, il restera le mien, signore. Aussi viens-je encore, à l'instant d'arroser sa plante.

—À quoi bon, s'il ne doit plus la voir fleurir? interrompit tristement la jeune fille.

Perche, damigella? dit Ludovic.—Puis il ajouta d'un air entendu, avec son clignement d'yeux ordinaire, et en agitant légèrement sa main, l'index relevé:—Nos seigneurs les médecins pensent que le pauvre homme s'est couché sur le dos pour l'éternité; mais moi, le seigneur geôlier, non lo credo! Trondédious! j'ai mon secret.

Il fit un tour sur les talons, et sortit, après avoir essayé de reprendre sa voix rude et sa figure sévère, pour signifier à la jeune fille qu'il ne lui restait plus, la montre à la main, que vingt-deux minutes à passer auprès de son père. Au bout des vingt-deux minutes, il était de retour, et faisait exécuter la consigne.

La maladie de Charney n'était que trop réelle. Quelle qu'en ait été la cause, un soir, après avoir rendu à Picciola sa visite et ses soins ordinaires, un fort engourdissement l'avait atteint. La tête appesantie et les membres agités de tremblemens nerveux, il s'était couché, dédaignant d'appeler quelqu'un à son aide, et remettant au sommeil le soin de sa guérison.

Le sommeil n'était pas venu, mais la douleur; et le lendemain, lorsque le comte voulut se lever, une puissance plus forte que sa volonté le retint cloué sur son grabat. Il ferma les yeux et se résigna.

Devant le péril, son calme philosophique et son orgueil de conspirateur revinrent. Il se fût cru déshonoré d'exhaler un soupir, une plainte, ou d'implorer secours de ceux qui, violemment, l'avaient séquestré du monde. Il donna seulement quelques instructions à Ludovic au sujet de sa plante, dans le cas où il serait indéfiniment retenu captif dans son lit, dans ce carcere duro qui venait aggraver encore son autre captivité. Les médecins arrivèrent, et il refusa de répondre à leurs questions. Il lui semblait que sa vie n'étant plus à lui, il n'était pas chargé de sa conservation, pas plus que de la gestion de ses biens confisqués, et que c'était à ceux qui s'appropriaient le tout à veiller sur le tout!

Les médecins ne tinrent compte d'abord de cette révolte, et ils insistèrent. Rebutés enfin par le silence obstiné du malade, ils se décidèrent à ne plus interroger que la maladie elle-même.

Les signes pathognomoniques répondirent à chacun dans un sens contraire, car chacun des savans docteurs appartenait à un système différent. Dans la dilatation de la pupille et la teinte violacée des lèvres, l'un vit les symptômes certains d'une fièvre putride; l'autre ceux d'une inflammation des viscères dans le météorisme du ventre; le dernier enfin (car ils étaient trois) conclut à l'apoplexie ou à la paralysie, d'après la coloration du cou et des tempes, la froideur des extrémités, la rigidité de la face, et déclara que le silence du malade ne devait être attribué qu'à un commencement de congestion cérébrale.

Deux fois le capitaine-commandant de la citadelle vint visiter le prisonnier dans sa chambre. La première, il s'informa auprès de lui s'il n'avait pas quelque chose à désirer. Il offrit même de le faire changer de logement, s'il pensait que le lieu habité par lui fût en partie cause de son malaise. Le comte ne répondit que par un signe négatif, ou par un refus.

La seconde fois, le commandant se montra suivi d'un prêtre.

Charney condamné par les médecins, il était du devoir de sa charge de préparer le prisonnier à recevoir les secours de la religion.

S'il est dans le sacerdoce une fonction auguste et sacrée, c'est celle du prêtre des prisons, de ce prêtre le seul spectateur dont la présence sanctifie l'échafaud. Et cependant le scepticisme de notre siècle n'a pas craint de la railler avec amertume. Cuirassés par l'habitude, a-t-on dit, ils ne savent plus s'émouvoir, ils ne savent plus pleurer avec le coupable, et dans leurs exhortations, dans leurs consolations, retournant sans cesse les mêmes pensées, chez eux le métier vient glacer l'inspiration.

Eh! qu'importe que les phrases soient les mêmes! Est-il donc un homme qui doive les entendre deux fois? Un métier, dites-vous? Mais ce métier, ils l'ont choisi, ils le subissent. Eux, cœurs vertueux et purs, ils vivront au milieu de cœurs endurcis, qui répondront peut-être à leurs paroles de paix, d'espérance et de fraternité, par des paroles d'insulte et de mépris! Ils auraient pu, comme vous, connaître les joies et le luxe du monde; ils se frotteront contre des haillons, et respireront l'air humide et infect des cachots; nés sensibles aussi, et avec cette horreur du sang et de la mort qui tient à l'espèce humaine, ils se sont volontairement condamnés à voir, cent fois dans leur vie, monter et retomber le couteau sanglant de la guillotine. Sont-ce donc là des voluptés bien grandes? Et s'en doit-on blaser si facilement?

Au lieu de cet homme de douleur, dévoué d'avance, et pour toujours, à de si rudes fonctions, au lieu de cet homme qui, par vertu, s'est fait le compagnon du bourreau, faites venir un nouveau prêtre pour chaque nouveau condamné!

Oui, sans doute, il s'émouvra, il s'attendrira, il pleurera plus, mais il consolera moins. Ses paroles, s'il en trouve, seront entrecoupées de sanglots. Sera-t-il donc maître de lui-même et de ses idées? l'émotion ressentie trop vivement par lui ne le rendra-t-elle pas incapable d'accomplir son devoir, et le spectacle de sa faiblesse portera-t-il le patient à donner courageusement sa vie à la société, en expiation de son crime, à se racheter de son propre sang?

Si la constance et la fermeté du nouveau consolateur sont telles, que du premier coup il n'éprouve ni cette émotion, ni cette faiblesse, croyez-le, il est mille fois plus insensible par nature que l'autre par habitude.

Alors, voulez vous donc abolir ce métier du prêtre des prisons! Ah! n'ôtez pas leur dernier ami à ceux qui vont mourir! Qu'en montant sur l'échafaud, le coupable repentant ait une croix devant les yeux pour ne pas voir la hache, ou du moins, que de son dernier regard il aperçoive auprès du représentant de la justice des hommes, celui de la clémence de Dieu!

Grâce au ciel, le prêtre, vraiment digne de ce nom, appelé au lit de Charney, n'avait pas d'aussi pénibles devoirs à remplir. Homme d'indulgence et de pardon, il comprit non seulement au silence et à l'immobilité du malade, mais mieux encore aux inscriptions désolantes qu'il lut sur la muraille, combien peu il devait espérer de cette âme orgueilleuse.

Il se contenta de passer la nuit en prières à son chevet, ne dédaignant pas d'interrompre son pieux office pour partager avec Ludovic les soins que celui-ci prodiguait au souffrant, attendant avec résignation un moment favorable où il pourrait éclairer d'un rayon d'espoir ces profondes ténèbres de l'incrédulité.

Dans cette même nuit, nuit décisive, le sang, refluant avec force vers la tête, détermina des transports au cerveau, un délire, qui, durant plus d'une heure, contraignirent le confesseur et le geôlier d'unir leurs efforts pour empêcher le malade de s'élancer hors du lit. Et tandis qu'il se débattait entre leurs bras, au milieu d'une foule de paroles incohérentes, de discours sans suite, d'apostrophes bizarres, les mots: Picciola, povera Picciola! sortirent à plusieurs reprises de la bouche de Charney.

Andiamo! andiamo! le moment est venu, murmura Ludovic; oui, il est venu..., répétait-il avec impatience; mais le moyen de laisser là le chapelain tout seul lutter contre ce furibond! Et pourtant dans une heure, il sera peut-être trop tard, cordieu! Ah! Sainte-Vierge! je crois qu'il s'apaise... il ferme les yeux, il étend les bras, comme pour dormir! Si, à mon retour, il n'est pas mort, houra! huzza! houra!

En effet, le transport du malade s'était calmé; Ludovic chargea le prêtre de veiller sur lui, et il disparut aussitôt de la chambre.

Dans cette chambre, à peine éclairée par la faible lueur d'une lampe vacillante, on n'entendit plus de bruit que celui de la respiration irrégulière du mourant, la prière monotone du prêtre, et le vent des Alpes qui murmurait entre les barreaux de la fenêtre. Deux fois seulement le son d'une voix humaine sembla s'y mêler. C'était le qui vive d'une sentinelle, lorsque Ludovic passa et repassa près de la poterne, se rendant à son logis, puis revenant à la camera du malade.

Une demi-heure à peine s'était écoulée quand son pieux compagnon de veillée le vit reparaître, tenant à la main un pot rempli d'un liquide fumant.

—Saint Christ! j'ai failli tuer mon chien, dit-il en entrant. Il commençait à hurler: c'est mauvais signe. Mais comment ça va-t-il? A-t-on encore gesticulé? En tout cas, voici de quoi le faire tenir tranquille. Je viens d'y goûter. C'est bien amer comme les cinq cent mille diables!... Pardon, mio padre!... goûtez plutôt vous-même.

Le prêtre repoussa doucement le vase.

—Au fait, ce n'est pas pour nous; une pinte de moscadello, avec force tranches de citron, réussirait mieux à nous soutenir durant la nuit froide; n'est-il pas vrai, signor Capellano? Mais ceci, c'est pour lui, pour lui seul... Il faut qu'il boive ça—qu'il boive tout! c'est l'ordonnance.

Et, en parlant ainsi, il transvasait une partie du liquide dans une tasse, la balançait et soufflait dessus pour en tempérer la chaleur; et quand il crut la potion à son point, il la fit prendre presque de force à Charney, tandis que le prêtre lui soutenait la tête. Puis, enveloppant bien le malade dans ses draps et couvertures:

—Nous allons voir l'effet, dit-il, ça ne peut tarder. Au surplus, je ne bouge point d'ici que l'affaire ne soit faite. Tous mes oiseaux sont en cage, ils ne s'envoleront pas, et ma femme se passera bien de moi pour une nuit. N'est-ce pas votre avis, signor Capellano? Pardon, mio padre, répéta-t-il en s'apercevant d'un geste presque imperceptible de réprimande de la part de son discret interlocuteur.

Et Ludovic alla se placer, debout, immobile, près du lit, l'œil fixé sur la figure du moribond, retenant son souffle, faisant silence, comme dans l'attente d'un événement prochain.

Voyant que rien ne s'annonçait encore, il redoubla la dose, recommença son manège muet, et l'inquiétude le gagna, en n'apercevant aucun changement dans l'état du malade. Il craignit d'avoir, par imprudence, hâté sa mort. Il se promena à grands pas dans la chambre, frappant du pied, faisant claquer ses doigts, menaçant du geste le vase qui contenait le reste du liquide.

Au milieu de tout ce mouvement, il s'arrêta un instant pour contempler la figure pâle et immobile de Charney.

—Je l'ai tué! s'écria-t-il en proférant un épouvantable juron, mélangé de français, d'italien et de provençal; car, né à Nice, puis soldat de la république, ayant long-temps séjourné dans le midi de la France, Ludovic maugréait également bien dans les trois langues, comme on a dû s'en apercevoir.

En l'entendant jurer si fort, le chapelain releva la tête. Ludovic n'y fit nulle attention, et se remit à marcher, à frapper du pied, à jurer, à faire claquer ses doigts de plus belle; puis enfin, fatigué de gestes et d'émotion, il alla s'agenouiller auprès du prêtre, en murmurant des meâ culpâ, et s'endormit au milieu d'une prière.

À l'aube naissante, il dormait encore; le chapelain priait toujours. Une main brûlante se pose alors sur la tête de Ludovic, qui s'éveille en sursaut.

—À boire! dit le malade.

Au son de cette voix, qu'il croyait ne plus entendre, Ludovic ouvre de grands yeux et regarde avec stupéfaction Charney, dont la figure ne lui apparaît que sous une nappe de sueur. Ses membres ruissellent, un nuage de vapeur sort de ses draps et de ses couvertures humectés. Soit qu'une crise salutaire ait eu lieu tout-à-coup, et que, la nature aidant, le tempérament vigoureux du prisonnier triomphât du mal, soit que la double dose de liquide à lui administrée par Ludovic fût douée d'une grande puissance sudorifique, cette forte transpiration semble avoir à la fois rendu le malade à la vie et à la raison. Il ordonne lui-même ce qu'il lui paraît convenable de faire pour son soulagement. Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait humble au chevet de son lit:

—Je ne suis point mort encore, monsieur, lui dit-il; vous le voyez. Si j'en réchappe, et j'espère que j'en réchapperai, je vous prie de dire de ma part à mon trio de docteurs, que ce n'est point à eux que j'en rends grâce, et qu'ils me tiennent quitte de leurs visites et de leur science, folle et menteuse comme toutes les autres. J'ai assez compris leurs discours pour être convaincu qu'un hasard heureux m'est seul venu en aide.

—Le hasard! murmura le chapelain, les yeux fixés sur cette inscription de la muraille:

Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création.

Puis, articulant solennellement le dernier mot que Charney lui-même y avait ajouté:

Peut-être! dit-il, et il sortit.

VII.

Tout entier à l'enivrement du succès, Ludovic paraissait plongé dans une stupeur extatique en entendant le comte parler ainsi, non qu'il prêtât la moindre attention au sens de ses paroles; il n'avait garde! Mais son moribond prononçait des mots, assemblait des idées, regardait, vivait, suait! voilà ce qui le mettait en si grand émoi, et le saturait de satisfaction et d'orgueil. Après quelques instans de silence admiratif:

—Vivat! s'écria-t-il enfin, vivat! che maraviglia! Il est sauvé! grâce à qui?...

Et il agitait en l'air le pot de faïence vide de tisane, et lui adressait, en le baisant, les mots les plus doux de son vocabulaire.

—Grâce à qui? répéta le prisonnier. Grâce à vos bons soins peut-être, mon honnête Ludovic. Mais si je guéris en effet, messieurs les médecins n'en attribueront pas moins l'honneur à leurs ordonnances, et le chapelain à ses prières.

—Ni eux, ni moi, n'en aurons la gloire! répondit Ludovic en s'agitant de plus belle... Quant au signor Capellano... on ne sait pas... ça n'a pu que bien faire... Mais l'autre!... mais l'autre!...

—Quel est donc ce sauveur, ce protecteur inconnu? dit Charney avec une sorte d'indifférence; car il s'attendait que Ludovic attribuerait sa guérison à l'intervention de quelque saint.

—Ce n'est point un protecteur, dit celui-ci, mais une protectrice.

—Comment? que voulez-vous dire? une madone, n'est-ce pas?

—Non, ce n'est point une madone, signor conte. Celle qui vous a sauvé de la mort et des griffes du diable, sans doute, car vous mouriez sans confession, c'est d'abord et avant tout la signora Picciola! la signorina Picciolina! Piccioletta! ma filleule... oui, ma filleule, puisque c'est moi qui, le premier, lui ai donné son nom... son nom de Picciola. Ne me l'avez-vous pas dit? Elle est donc ma filleule... je suis donc son parrain... et j'en suis fier, per Bacco!

—Picciola! s'écrie le comte, se relevant tout-à-coup sur son séant, s'accoudant sur son oreiller, et donnant à ses traits ranimés l'expression de l'intérêt le plus vif.—Expliquez-vous, mon brave Ludovic, expliquez-vous!

—Faites l'étonné! répliqua celui-ci avec son clignement d'œil obligé.—Est-ce donc la première fois qu'elle vous rend le même service? Lorsque vous vous sentez atteint de ce mal, auquel vous êtes sujet, n'est-ce point toujours avec cette herbe qu'on vous guérit? Vous me l'avez dit du moins, et je m'en suis souvenu, Dieu merci; car il paraît que Picciola en sait plus dans une de ses feuilles que tous les bonnets carrés de Montpellier et de Paris attachés ensemble. Oui, ma petite filleule, dans cette affaire-là, aurait défié un régiment complet de médecins, fût-il de quatre bataillons, à quatre cents hommes par bataillon! À preuve, que vos trois grimauds ont lâché pied en battant la chamade et vous jetant la couverture sur le nez; au lieu que Picciola!... ah! la brave petite plante! que Dieu en conserve la graine!... quant à moi, je n'oublierai pas la recette, et si jamais mon petit Antonio tombe dans la maladie, je lui en ferai boire en bouillon et manger en salade, quoique ce soit plus amer encore que la chicorée. Elle n'a eu qu'à se montrer, et la victoire a été décidée, puisque vous voilà guéri, oui, vraiment guéri; car maintenant vous ouvrez de grands yeux, vous riez!... Ah! vivat à illustrissima signora Picciola!

Charney prenait plaisir à la joie bruyante et loquace de son digne gardien; son retour à la vie, l'idée de la devoir à cette même plante qui déjà avait charmé ses longues heures de captivité, faisaient naître en lui un vif sentiment de bonheur, et le sourire en effet se montrait sur les lèvres fiévreuses encore, quand soudain une idée pénible, cruelle, lui traversa l'esprit.

—Mais enfin cette plante, dit-il à Ludovic, comment a-t-elle contribué à ma guérison? comment l'avez-vous employée?

Et une sorte de terreur l'agitait en faisant cette question.

—Rien de plus simple, répliqua tranquillement le geôlier; une pinte d'eau sur un bon feu, trois bouillons... tisane parfaite; ça va tout seul.

—Grand Dieu! s'écria Charney, retombant sur son oreiller, et portant la main à son front, vous l'avez détruite! Ah! je n'ai point de reproches à vous adresser, Ludovic; et cependant... ma pauvre Picciola! Que vais-je faire, que vais-je devenir sans elle?

—Allons, allons, calmez-vous, lui dit Ludovic se rapprochant de lui et prenant un son de voix presque paternal pour consoler le captif, accablé de douleur comme l'enfant à qui l'on vient d'enlever un jouet favori.—Calmez-vous, et ne vous découvrez pas comme vous faites. Écoutez-moi bien, ajouta-t-il tout en s'occupant de rajuster les draps et de remédier au désordre général du lit, occasioné par les brusques mouvemens du malade.—Aurais-je dû hésiter à sacrifier une herbe pour sauver un homme? non, n'est-ce pas? Eh bien! cependant je n'aurais pu me décider à la tuer ainsi du premier coup, et à la faire entrer tout entière dans la marmite. D'ailleurs, c'était inutile. Je ne lui ai fait qu'un emprunt. Avec les ciseaux de ma femme, je lui ai coupé un tas de feuillage dont elle n'avait pas besoin, quelques petits rameaux sans boutons... car elle a trois boutons à présent! hein? c'est beau à elle!... L'opération s'est bien faite, et elle n'en est pas morte. Au contraire, cap de dious! elle ne s'en porte que mieux à présent, et vous aussi! Vous voyez bien qu'il faut être sage... Soyez sage, suez bien, achevez de guérir, et vous la reverrez!

Charney lui adressa un regard de reconnaissance et lui tendit la main.

Cette fois, Ludovic avança la sienne, et pressa celle du comte avec émotion, car sa paupière s'humecta. Mais tout-à-coup, se reprochant sans doute cette infraction à la règle invariable de conduite qu'il s'était tracée d'avance, les muscles de sa face s'allongèrent, sa voix devint plus rudoyante. Enfin, tenant toujours entre ses mains celle du prisonnier, mais cherchant à lui faire prendre le change sur le motif de ce premier mouvement:

—Vous voyez bien que vous vous découvrez encore! dit-il, et il fit rentrer doucement et doctoralement le bras du malade dans le lit; puis, après de nouvelles recommandations, faites d'un ton officiel, il sortit de la chambre, en fredonnant avec gravité:

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