Picciola
[2] Je ne citerai ici qu'un seul exemple de cette singulière divergence d'opinions entre les botanistes. Pour les Asclépiades (famille des Apocynées), Linnée regarde les écailles comme les étamines; Adanson prend les cornets pour les filamens des étamines, et les écailles pour les anthères; Jacquin pense que les anthères sont enfermées dans les loges des écailles; Desfontaines regarde les corpuscules noirs comme les vraies anthères, Richard comme des stigmates mobiles; enfin, Lamarck regarde les écailles comme des étamines, et les deux loges de leur face interne comme des anthères. (Voyez la Flore française, t. III. p. 668.)
Au milieu de ces investigations mille fois renouvelées, la petite fleur, la fleur unique, interrogée pétale par pétale, fouillée jusque dans son calice, se détacha tout-à-coup sous la main de l'analyseur, du disséqueur, et tomba, emportant avec elle les projets d'étude sur la graine, l'espoir des semailles, et la maternité de Picciola!
Charney demeura consterné; et après un long silence, apostrophant d'une voix émue et d'un regard courroucé les livres qu'il tenait encore ouverts sur ses genoux:
—Elle se nomme Picciola! s'écria-t-il, rien que Picciola, la plante du prisonnier, sa consolatrice, son amie! Qu'a-t-elle besoin d'un autre nom, et que voulais-je donc savoir? Insensé! quoi! contre cette soif de connaître, n'est-il donc pas un remède certain, et n'en peut-on guérir?
Dans un mouvement de colère, saisissant l'un après l'autre les livres qu'il avait devant lui, il les lança vivement contre terre. Un petit papier sortit des feuillets de l'un d'eux, et vola dans la cour. Charney le ramassa aussitôt. Il contenait quelques mots, récemment tracés, et d'une écriture de femme. Il lut ce qui suit:
Espérez, et dites à votre voisin d'espérer, car ni lui ni vous, je ne vous oublie.
(Évangile selon saint Matthieu.)
III.
Charney avait lu et relu vingt fois ce billet, dont le sens ne pouvait être douteux, car parmi les femmes une seule avait été pour lui tout cœur et tout dévouement: et cette femme, il l'avait à peine entrevue, pensait-il, il ignorait le son de sa voix; et si tout-à-coup elle se fût présentée devant lui, il ne l'eût pu reconnaître sans doute. Mais par quel moyen, trompant la vigilance de ses argus, a-t-elle pu lui faire parvenir ces lignes?—Dites à votre voisin d'espérer. Pauvre fille, qui n'osait nommer son père! Pauvre père, à qu'il ne pourra même montrer le souvenir de sa fille!
En songeant à ce bon vieillard, dont il avait comblé le malheur, dont il lui était interdit d'adoucir la peine, Charney se sentait navré de regrets, et au milieu de ses nuits sans sommeil, l'idée de Girhardi venait l'assaillir douloureusement.
Durant une de ces nuits, un bruit inaccoutumé se fit entendre au-dessus de lui, dans la chambre de l'étage supérieur, jusque là restée vide, et lui tint l'esprit rempli de conjectures plus bizarres les unes que les autres.
Vers le matin, Ludovic entra dans sa chambre, l'air affairé, et quoiqu'il essayât de contraindre ses traits à la discrétion, ses yeux brillans et animés annonçaient une grande nouvelle.
—Qu'y a-t-il? lui dit Charney, et que s'est-il passé là-haut cette nuit?
—Oh! rien, signor conte, rien; sinon qu'il nous est arrivé d'hier une recrue de prisonniers et que les logemens vacans vont cesser de l'être. Oui, poursuivit-il avec un ton emprunté de commisération, il vous va falloir partager la jouissance de votre cour avec un compagnon de captivité; mais rassurez-vous, nous ne recevons ici que de braves gens... Quand je dis braves gens, reprit-il aussitôt: c'est-à-dire qu'il n'y a pas de voleurs parmi eux! Mais tenez, voilà le nouveau qui vient vous faire sa visite d'installation.
À cette annonce inattendue, Charney s'était levé, saisi de surprise, ne sachant s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce changement, quand soudain il vit entrer dans sa chambre... Girhardi!
Tous deux se regardèrent comme s'ils doutaient encore de la réalité de cette rencontre, et au même instant leurs mains, pressées et confondues, témoignèrent du plaisir qu'ils éprouvaient à se revoir.
—Allons, allons, dit Ludovic en riant, je vois que la connaissance sera bientôt faite; et il sortit, les laissant tous deux en extase l'un devant l'autre.
Après un moment de silence:—Qui donc nous a réunis? dit Charney.
—C'est ma fille, je n'en saurais douter! Et comment m'y tromperais-je? Tout ce qui m'arrive d'heureux dans la vie ne me vient-il pas d'elle?
Charney baissa le front d'un air interdit, et ses mains pressèrent de nouveau avec force celles du vieillard. Enfin, tirant de sa cassette un petit papier, il le lui présenta:—Connaissez-vous cette écriture?
—C'est la sienne! s'écria Girhardi; c'est celle de ma fille! de ma Teresa! Non, elle ne nous a pas oubliés, et sa promesse n'a pas tardé à se réaliser, puisque nous voilà réunis tous deux. Mais comment ce billet vous est-il parvenu?
Charney le lui dit, et ensuite par un mouvement irréfléchi, il fit un geste comme pour rentrer en possession du billet; mais voyant Girhardi le tenir entre ses mains tremblantes d'émotion, le lire lentement, mot par mot, lettre par lettre, le baiser cent fois, il comprit qu'il ne lui appartenait plus, et il en éprouva au fond du cœur un vif sentiment de regret, qu'il ne sut comment s'expliquer à lui-même.
Les premiers momens passés, quand ils eurent épuisé à l'égard de Teresa toutes leurs conjectures sur son sort, et sur le lieu habité par elle, Girhardi, promenant ses yeux avec un sentiment naïf de curiosité sur le logement de son hôte, s'arrêta devant chacune des inscriptions de la muraille. Deux d'entre elles avaient été modifiées déjà; il comprit l'influence de la plante, et s'expliqua aussitôt le rôle important qu'elle avait dû jouer près du prisonnier. À son tour il prit un charbon. Une des sentences contenait ces mots:
Les hommes se tiennent sur la terre, comme, plus tard, ils se tiendront dessous: les uns près des autres, mais sans liens entre eux. Pour les corps, ce monde est une arène populeuse, où l'on se heurte de tous côtés; pour les cœurs, c'est un désert.
Il ajouta:
Si l'on n'a pas un ami!
Puis, se retournant doucement vers son compagnon, il lui tendit les bras.
Encore ému des pensées qui venaient de l'agiter, le cœur palpitant, les yeux humides, Charney s'y précipita, et tous deux scellèrent ce saint pacte d'amitié par une étreinte vive et prolongée.
Le lendemain, ils déjeunaient ensemble, en tête-à-tête, dans la camera du premier étage, l'un assis sur le lit, l'autre sur la chaise, ayant entre eux la petite table sculptée, supportant alors, avec la double ration de la prison, une belle truite du lac, des écrevisses de la Cenise, une bouteille de l'excellent vin de Mondovi, et un appétissant morceau de ce délicieux fromage de Millesimo, connu dans toute l'Italie sous le nom de Rubiola. C'était là un festin pour des captifs! Mais Girhardi ne manquait point d'argent, ni le commandant de complaisance, depuis de nouveaux ordres reçus.
Une causerie pleine de confiance et de douceur s'établit entre les deux amis. Jamais Charney n'a si bien et si long-temps savouré les plaisirs de la table; jamais repas ne lui a semblé si succulent. C'est que, si l'exercice et les eaux de l'Eurotas pouvaient servir d'assaisonnement au brouet noir des Spartiates, la présence et la conversation d'un ami ajoutent mieux encore au goût des mets les plus fins.
Bientôt les confidences suivirent leur cours. Ils s'aimaient déjà si bien tous deux, quoique se connaissant à peine! Sans y être autrement excité, sans hésitation, sans préambule, seulement comme exécution de ce contrat d'amitié passé la veille, Charney raconta les travaux orgueilleux et les folies vaniteuses de sa jeunesse. Le vieillard prit la parole à son tour, et confessa de même les premières erreurs de sa vie.
IV.
Girhardi était né à Turin, où son père possédait de vastes manufactures d'armes. Le Piémont a de tout temps servi de passage aux marchandises et aux idées qui vont de France en Italie, comme aux idées et aux marchandises qui vont d'Italie en France. De cela, il reste toujours quelque chose en route. Le vent de France avait soufflé sur son père; il était philosophe, voltairien, réformiste; le vent d'Italie avait soufflé sur sa mère; elle était dévote à l'excès. Quant à lui, pauvre enfant, les aimant, les respectant, les écoutant tous deux avec la même confiance, il devait nécessairement participer des deux natures; c'est ce qui lui arriva. Républicain dévot, il rêvait le règne de la religion et de la liberté, alliance fort belle sans doute; mais il l'entendait à sa manière, et il avait vingt ans. On était jeune alors à cet âge.
Il ne tarda pas à donner des gages aux deux partis.
Dans ce temps, la noblesse piémontaise jouissait de certains priviléges fort humilians pour les autres classes de la société. Ses membres seuls, par exemple, pouvaient se montrer en loge au spectacle, et, le croirait-on, danser dans un bal public! car la danse était alors réputée exercice aristocratique, et les bourgeois n'y devaient assister que comme spectateurs.
À la tête d'une bande de jeunes gens de la bourgeoisie, Giacomo Girhardi brava publiquement un jour ce singulier privilége. Il ne craignit pas d'établir un quadrille roturier au milieu des nobles quadrilles. Les danseurs gentilhommes s'indignèrent; danseurs et spectateurs plébéiens poussèrent un cri terrible en réclamant la danse pour tous! À cette clameur séditieuse, d'autres cris de liberté succédèrent, et, dans le tumulte qui s'ensuivit, après vingt cartels proposés et refusés, non par lâcheté, mais par orgueil, l'imprudent Giacomo, emporté par la fougue de son âge et de ses idées, appliqua un soufflet sur la joue du plus fier et du plus haut titré de ses adversaires.
L'insulte était grave. La puissante famille de San-Marsano jurait de se venger. Les chevaliers de Saint-Maurice, ceux même de l'Annonciade, toute la noblesse du pays enfin, qui, dans le péril, ne fait qu'un corps, semblait n'avoir plus qu'un visage, tant chacun se sentit offensé pour son propre compte.
Par l'ordre de son père, Giacomo se réfugia chez un de ses parens, curé d'un petit village de la principauté de Masserano, aux environs de Bielle. Mais malgré sa fuite, il fut condamné par contumace à cinq ans d'exil hors de Turin.
L'importance maladroite donnée à cette affaire, qu'on nomma la conspiration dansante, grandit Giacomo aux yeux de ses compatriotes. Les uns le regardèrent comme le vengeur du peuple; les autres, comme un de ces novateurs dangereux qui rêvaient encore l'indépendance du Piémont; et tandis qu'à la cour on signalait le donneur de soufflets comme l'un des membres les plus actifs du parti démocratique, le pauvre petit factieux servait tranquillement la messe au village, et ne sortait point de l'église où il venait de communier saintement.
Ce terrible début d'une vie qui devait s'écouler si calme, influa bien long-temps sur le sort de Giacomo Girhardi. Le vieillard paya chèrement les folies du jeune homme, car, lors de son arrestation pour l'attentat prétendu contre le premier consul, ses accusateurs ne manquèrent pas de faire valoir le jugement qui l'avait atteint déjà comme perturbateur et républicain effréné.
À compter de sa sortie de Turin, et durant son exil, Giacomo, laissant s'éteindre entièrement cet amour de l'égalité que son père avait fait naître en lui, vit se développer de plus en plus au contraire les sentimens religieux qu'il tenait de sa mère. Il les porta bientôt à l'excès, et son parent, brave et digne ecclésiastique, dont l'esprit peut-être manquait d'étendue, mais dont l'âme était noble et les convictions sincères, au lieu de chercher à calmer en lui ce commencement d'exaltation, l'excita, espérant faire pour lui de l'humilité chrétienne un bouclier contre la vivacité de son caractère. Plus tard, il comprit lui-même l'imprudence de son calcul. Giacomo n'avait plus qu'un désir, ne formait plus qu'un vœu, celui d'être prêtre.
Pour parer à ce coup, qui les eût privés de leur fils unique, son père et sa mère le rappelèrent auprès d'eux, et, s'appuyant sur la vive tendresse qu'il leur conservait, ils firent tant qu'ils le décidèrent, ou plutôt le contraignirent, à force de supplications et de larmes, à se marier.
Giacomo se maria donc; mais son mariage tourna d'abord bien autrement qu'on ne s'y attendait. Il vécut avec sa femme comme avec une sœur. Elle était jeune et belle, et ressentait pour lui la plus tendre affection. Il se servit de son influence sur son cœur, il usa de son éloquence naturelle et passionnée, non pour lui faire comprendre le bonheur du ménage, mais les douceurs de la vie religieuse. Il y réussit complètement, si bien qu'après une année passée pour eux dans une union chaste comme celle des anges, la jeune épouse se retira dans un couvent, et lui, il retourna dans les environs de Bielle.
À peu de distance du village qu'il habitait, se dresse une chaîne de hauteurs, dernier embranchement des Alpes pennines. À la base du monte Mucrone, le pic le plus élevé de ces montagnes, une petite vallée, s'enfonçant tout-à-coup, sombre, noire, couverte de vapeurs, hérissée de rochers, bordée de précipices, semble de loin répondre à la description que Virgile et Dante nous font des bouches de l'enfer. Mais à mesure qu'on s'en approche, les rochers se montrent parés d'une belle verdure, plaisante à la vue, les précipices offrent des versans en pente douce, où des arbustes fleuris s'échelonnent en petites collines charmantes, couvertes de bosquets naturels, et la vapeur, changeant de nuance aux rayons de soleil, tour-à-tour blanche, rose, violacée, finit par s'évanouir tout-à-fait. Alors on aperçoit, au fond de la jolie vallée, un lac de cinq cents pas de largeur, alimenté par des sources, et d'où sort, en murmurant, la petite rivière d'Oroppa, qui va, à quelque distance de là, ceindre un des mamelons de la chaîne, au sommet duquel s'élève une église consacrée à grands frais à la Vierge Marie par la piété des peuples. Cette église est la plus célèbre du pays.
Si l'on en croit la légende, saint Eusèbe, à son retour de la Syrie, déposa dans cet endroit isolé la statue en bois de la Vierge, sculptée par saint Luc l'évangéliste, et qu'il voulait soustraire aux profanations des ariens.
Eh bien! dans cette petite vallée, sur la pointe de ces rochers, sur les versans de ces précipices, sur les bords de ce lac et de cette rivière, sur cette montagne, dans cette église, au pied de cette statue, Giacomo Girhardi passa encore cinq années de sa vie, oubliant le monde entier, ses amis, sa famille, sa femme, sa mère, pour la Vierge d'Oroppa!
Ignorant que la crédulité n'est pas la croyance, que la superstition mène à l'idolâtrie, et que tous les excès éloignent de Dieu, ce n'était pas la Marie céleste, la mère du Christ, qu'il adorait, c'était sa Vierge à lui! sa Vierge de la montagne! Ses jours et ses nuits s'écoulaient à prier, à pleurer devant elle, sur des fautes imaginaires, car son cœur était celui d'un enfant. En vain, son parent, le bon curé, s'alarmant de plus en plus de cette trop vive ferveur, cherchait à le ramener à la raison; rien n'y faisait. En vain, pour le distraire de cette ardente et dangereuse préoccupation, il lui proposa de visiter d'autres lieux où la Vierge était honorée: qu'importaient à Giacomo Notre-Dame de Lorette et Sainte-Marie de Bologne ou de Milan? ce n'était que l'objet matériel, l'image, ce morceau de bois noir et vermoulu, qu'il adorait, et non la sainte femme représentée là si indignement!
Ce sentiment d'exaltation ne perdit de sa profondeur que pour gagner en étendue.
La Vierge d'Oroppa avait autour d'elle son cortége de saints et de saintes.
Sur eux Giacomo avait distribué tous les pouvoirs célestes, toutes les attributions de la divinité. À l'un, il demandait de dissiper les nuages chargés de grêle, qui parfois, des hauteurs du Monte-Mucrone, descendaient sur sa montagne; à l'autre, d'adoucir les regrets de sa mère ou de soutenir sa femme dans ses épreuves; à celui-ci, de veiller sur son sommeil; à celui-là, de le défendre contre le tentateur; ainsi du reste; et sa dévotion devenait un polythéisme impur, et sa montagne d'Oroppa un Olympe, où Dieu seul n'avait pas sa place.
S'imposant les privations et les pénitences les plus rudes, il jeûnait, il se macérait, restait parfois jusqu'à trois jours sans prendre de nourriture, et il tombait dans des faiblesses honorées par lui du nom d'extases. Il avait des visions, des révélations; comme certains quiétistes, à force de dompter sa nature matérielle, il croyait être parvenu à rendre son âme visible, et il conversait avec elle, et sa santé se détruisait, sa raison se perdait; il était fou!
Un jour, il entendit une voix, venue d'en haut, lui ordonner d'aller convertir des Vaudois hérétiques, dont quelques débris existaient encore, non loin de lui, dans le Valais. Il se mit en route, traversa les pays arrosés par la Sesia, atteignit au sommet des grandes Alpes, du côté du mont Rosa; mais soudainement enfermé par l'hiver au milieu d'une peuplade de pâtres, il lui fallut passer plusieurs mois abrité sous le vaste toit d'un chalet; car les neiges amoncelées avaient obstrué tous les passages.
Ce chalet, appelé dans le pays las strablas, ou les étables, était un carré long de cinq cents pieds d'étendue, ouvert seulement du côté du sud, et fermé, calfeutré, dans ses autres parties, de fortes planches de sapin, liées entre elles par des gommes, des résines, des mousses et des lichens. Dans la saison rigoureuse, hommes, femmes, enfans, troupeaux, tout s'y réunissait sous le sceptre du plus ancien de la peuplade. Au centre de l'habitation, un foyer sans cesse alimenté y faisait bouillir à grands flots une énorme chaudière où, tour à tour, et parfois ensemble, s'apprêtaient pour la communauté, les légumes secs, le lard, le mouton, les quartiers de chamois et les côtelettes de marmottes, qu'on accompagnait, durant les repas, d'un pain de châtaignes, et, en guise de vin, d'une liqueur aigre-douce composée de busserolles et d'airelles fermentées.
Là, des occupations nombreuses, le soin des troupeaux et des enfans, les fromages à préparer, le chanvre à filer, des instrumens aratoires à fabriquer, pour forcer plus tard, durant le rapide été de ces climats, les rochers à produire, les vêtemens de peau de mouton, les paniers d'écorces, les petits meubles élégans de bois de mélèse et de sycomore, destinés à la ville, tenaient en éveil toute la population du chalet, population laborieuse et enjouée, qui mêlait ses rires et ses chansons au bruit des haches, des roues et des marteaux. Là le travail semblait doux; l'étude et la prière étaient réputées devoirs et plaisirs. On y chantait de saints cantiques avec des voix harmonieuses et exercées; les plus vieux y enseignaient aux plus jeunes la connaissance des livres et du calcul, aux mieux disposés la musique et même un peu de latin; car la civilisation des Hautes-Alpes, comme sa végétation, se conserve sous la neige, du moins parmi ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, au retour des premières chaleurs, descendre de ces étables vers les villages de la plaine des ménétriers et des maîtres d'école, qui vont propager au bas de la montagne l'instruction et le plaisir.
Les hôtes de Giacomo étaient Vaudois.
Pour un convertisseur l'occasion se montrait belle; mais, dès le premier mot articulé par lui au sujet de sa mission, le chef de la famille, vieillard octogénaire, moins respectable encore par son âge que par les travaux et les vertus dont tous les instans de sa vie avaient été marqués, lui imposa silence.
—Nos pères, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, la mort même, plutôt que de consentir au culte des images: n'espérez donc pas faire sur nous ce que n'ont pu sur eux des siècles de persécution. Étranger, vous voilà condamné à vivre sous notre toit: priez à votre manière, nous prierons à la nôtre; mais unissez vos efforts à nos efforts dans un travail commun; car ici, loin des bruits et des distractions de la terre, l'oisiveté vous tuerait. Soyez notre compagnon, notre frère, tant que les neiges pèseront sur nous. Ensuite, les chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous semble, sans bénir le foyer qui vous aura réchauffé, sans vous retourner même pour saluer du geste ceux qui vous auront logé et nourri. Vous ne leur devrez rien, car vous aurez travaillé avec eux; et si le reste du compte est de notre côté, Dieu l'acquittera.
Forcé de se soumettre, Giacomo resta pendant cinq mois le compagnon de ces braves gens; pendant cinq mois, il fut le témoin de leurs vertus; pendant cinq mois, matin et soir, il entendit les actions de grâces qu'ils adressaient à Dieu seul. Son esprit, cessant d'être excité par la vue des objets de son culte exclusif, se calma; et quand cette prison, que la glace avait fermée derrière ses pas lui fut rouverte par le soleil, à l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature dont il avait été sevré durant si long-temps, et qui se développaient à ses regards du haut des Alpes, l'idée du Maître éternel et tout-puissant entra grande et vive dans son cœur, et y reprit sa place usurpée.
L'arrivée des premiers oiseaux, la vue des premières plantes qui sortaient toutes fleuries de dessous la neige; autour d'elles, les frémissemens des essaims d'abeilles, tout excitait ses transports de joie et d'amour!
Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les sensations nombreuses et diverses par lesquelles passa alors Giacomo. Le bon vieillard l'avait pris en affection; il connaissait peu les livres des savans; mais il avait joint ses propres observations à celles de ses pères, et se plaisait à lui expliquer le créateur par la création. Enfin, de cet asile devant lequel il s'était présenté la tête remplie d'idées de fanatisme et d'intolérance le convertisseur sortit presque entièrement converti lui-même. L'habitude du travail, le spectacle de la famille, ramenèrent les idées de Giacomo vers les devoirs qui lui restaient à remplir.
Il courut se présenter au parloir de sa femme.
Ce serait là encore une histoire complète à raconter, que celle des moyens qu'il dut employer afin de reconquérir ce cœur d'abord repoussé par lui. Cette histoire vaudra peut-être d'être dite un jour.
Bref, après des efforts inouïs pour arracher sa femme à la vie claustrale, pour détruire lui-même l'effet de ses premières leçons, de ses premiers enseignemens, Giacomo Girhardi, revenu à la raison, au bonheur, aux croyances vraies, devint le meilleur des époux, et, quelques années après, le plus heureux des pères.
Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachetèrent ses erreurs.
De retour à Turin, au milieu des siens, il s'était créé, par son industrie, des occupations dignes de lui. Il possédait une assez belle fortune, que le travail eût augmentée encore, si sa bienfaisance n'avait su donner un écoulement à ses bénéfices. Faire du bien lui était si doux! L'amour de ses semblables remplissait son cœur de joie, et l'étude de la nature ajoutait un charme inépuisable à sa vie. La nature animée excita surtout ses curieuses investigations; et comme Dieu est grand jusque dans ses plus minimes ouvrages, les insectes, s'offrant plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la préférence sur les autres productions du sublime ouvrier. Voilà comment, plus tard, durant ses jours de captivité, le vieux Girhardi s'était attiré de la part de Ludovic le surnom singulier de l'attrapeur de mouches.
V.
Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un pour l'autre. Après s'être rapidement raconté les principaux événemens de leur existence, ils la reprenaient en détail, pour se faire part des moindres émotions qui en avaient signalé le cours. Ils parlaient aussi de Teresa; mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait tout-à-coup la rougeur lui monter au front; le vieillard lui-même devenait pensif, et un moment de silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange absent.
Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par quelque grande discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les bizarreries de la nature humaine. La philosophie de Girhardi, douce et consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et Charney, parfois en désaccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce foyer d'indulgence et de tendresse se fût ainsi entretenu pour les hommes, malgré l'injustice et les persécutions que le vertueux Piémontais avait eues à supporter d'eux.
—Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits ces hommes, le jour où, après vous avoir lâchement calomnié, ils vous privèrent de votre liberté et de la vue de..... votre enfant?
—La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-là même qui m'ont nui, qui sait? abusés par les apparences, aveuglés par un fanatisme politique, peut-être étaient-ils de bonne foi! Croyez-moi, mon ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée du pardon au fond du cœur. Qui de nous n'en a eu besoin pour lui-même? qui de nous n'a pris l'erreur pour la vérité? L'apôtre saint Jean a dit que Dieu était tout amour. Oh! que cette parole est belle et vraie! Oui, et c'est en aimant qu'on s'élève à Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour supporter le malheur. Si j'étais entré en prison avec une pensée en haine contre l'humanité, j'y serais mort de désespoir sans doute! Mais non, le ciel en soit loué! ces sentimens pénibles étaient loin de moi! Le souvenir de tant de bons amis, restés fidèles à mon infortune, de tant de cœurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer plus encore mes semblables, et le moment néfaste de ma captivité fut celui où la vue même d'un homme me fut interdite!
—Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit Charney.
—Dès le premier moment de nom arrestation, poursuivit son nouvel ami, j'avais été transporté à la citadelle de Turin, mis au secret et renfermé dans une galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen d'un tour, et, durant un long mois, rien ne vint interrompre cette muette solitude. Il faut savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre combien, malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, l'état de société est l'état naturel de la race humaine, et quelle privation supporte le malheureux condamné à l'isolement! Ne pas voir un homme! vivre sans être soutenu par un regard, sans qu'une voix retentisse à votre oreille, sans toucher une main de votre main! ne reposer son front, sa poitrine, son cœur, que sur des objets froids et insensibles! c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait! Un mois, un mois éternel s'écoula ainsi pour moi cependant. Il avait à peine commencé, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours, renouveler mes provisions, le bruit seul de ses pas me causait des joies inexprimables. J'attendais ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour à travers la porte de fer qui nous séparait; mais il ne me répondait point: je m'appliquais à tâcher, durant le mouvement de rotation du tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit même! Je n'y pouvais réussir, et je m'en désolais! Eût-il porté sur ses traits le signe de la cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau! Il aurait tendu son bras vers moi, ne fût-ce que pour me repousser, je l'aurais béni! Mais rien! rien! Je ne le vis qu'au jour de ma translation à Fenestrelle. J'avais donc pour toute distraction, pour unique plaisir, pour seule compagnie, de petites araignées que j'observais des heures entières; mais j'en avais déjà tant observé! Je m'en étais fait des amies, car j'émiettais mon pain pour elles. Les rats non plus ne manquaient point dans mon cachot; mais ces animaux m'ont toujours causé un effroi, un dégout invincibles. Je les nourrissais aussi de mon mieux, tout en me défendant de leur approche et de leur contact. Cependant, le soin que je prenais de mes araignées, la terreur même que m'inspiraient mes pauvres vilains rats, ne suffisaient point pour me distraire, et le désespoir s'emparait de moi en songeant à ma fille!
Charney fit un mouvement. Girhardi comprit ce qui se passait en lui, et se hâta de poursuivre en reprenant un air de sérénité.
—Oh! mais une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver! La lumière pénétrait dans ma galerie par une lucarne fortement barrée au moyen d'une croix de fer (c'est même devant cette croix de ma prison que je faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui allait en s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne me permettait d'arrêter mes yeux qu'à l'extrémité supérieure d'un large pan de muraille, jeté comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi était situé le donjon de la citadelle. Un jour, Ô céleste Providence, combien je t'en rendis grâce! l'ombre d'un homme se dessina tout-à-coup sur la partie du mur qui se développait sous mes regards! Le corps, je ne pus le voir; mais je devinais ses mouvemens par ceux de son ombre! Cette ombre allait et venait. C'était celle d'un soldat récemment mis en sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son habit, ses épaulettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami, la joie dont mon âme fut alors remplie? Je n'étais plus seul! un compagnon venait de m'arriver! Le lendemain, les jours suivans, l'ombre projetée du soldat reparut sur le mur, son ombre ou celle d'un autre! Mais enfin c'était toujours un homme, un de mes semblables, qui se mouvait, qui vivait, là, presque sous mes yeux! J'observais, je suivais les alternations d'allée et de venue de l'ombre; je me mettais en communication avec elle; je marchais le long de ma galerie, dans le même sens que le soldat le long de la plate-forme. Quand on venait relever la sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour à l'arrivant, dont c'était le tour de faction. Je connaissais le caporal; je connus même bientôt tous mes gardiens militaires, rien qu'à leur silhouette. Vous le dirai-je, pour quelques-uns je me sentais des préférences inexplicables. D'après leur attitude, leur démarche, la lenteur ou la vivacité de leurs gestes, je prétendais deviner leur âge, leur caractère, leurs sentimens! Celui-ci précipitait son pas, faisait rapidement tourner son fusil entre ses mains, ou balançait sa tête en mesure; sans doute il était jeune, d'un naturel gai; il fredonnait ou se berçait de rêves d'amour. Celui-là passait, le front courbé, s'arrêtait parfois, et s'appuyant des deux bras sur son arme, il restait long-temps dans une attitude mélancolique; il pensait à sa mère absente, à son village, à tout ce qu'il avait laissé derrière lui! Sa main se portait à sa figure... pour essuyer une larme peut-être! Et il y avait de ces chères ombres que je prenais en affection; je m'intéressais à leur sort, et je faisais des vœux, et je priais pour eux; et c'étaient de nouvelles tendresses qui germaient dans mon cœur et le consolaient! Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses semblables: il faut les aimer de tous ses efforts; le bonheur n'est que là!
—Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui ne vous aimerait, vous! Pourquoi ne vous ai-je pas connu plus tôt! Ma vie eût été changée. Mais dois-je me plaindre? N'ai-je point trouvé ici ce que le monde m'avait refusé, un cœur dévoué, un appui solide, la vertu, la vérité, vous et Picciola?
Car, au milieu de ces épanchemens, Picciola n'était pas oubliée. Les deux compagnons avaient construit ensemble, auprès d'elle, un banc plus large, plus doux, plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un près de l'autre, en face de la plante, et ils croyaient être trois à converser. Ce banc était appelé par eux le banc des conférences. C'est là que l'homme simple, modeste, s'efforçait d'être éloquent pour être persuasif, d'être persuasif pour être utile, et l'éloquence naturelle et la persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'est le banc de l'école et la chaire d'instruction. C'est là que siégent le professeur et l'élève; le professeur, c'est celui qui sait le moins, mais qui sait le mieux; le professeur, c'est Girhardi; l'élève, c'est Charney; le livre, c'est Picciola!
VI.
Ils étaient assis à leur place accoutumée. L'automne s'annonçait: Charney, perdant l'espoir de voir refleurir sa Picciola, entretenait son ami de ses regrets sur la chute de sa dernière fleur; et celui-ci, pour suppléer cette perte autant qu'il était en son pouvoir de la faire, développait devant lui le tableau général de la fructification des plantes.
Là, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine se montrait dans tous les actes de la nature. Girhardi racontait comment certains végétaux, à feuilles larges et étalées, et qui s'étoufferaient mutuellement en croissant les uns près des autres, ont leurs semences couronnées d'aigrettes, afin que le vent puisse opérer plus facilement leur dispersion; comment, quand les aigrettes manquent, ces graines naissent renfermées dans des cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort élastique, dont la détente jouant tout-à-coup au moment de leur maturité, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et ressorts, ce sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu leur donne, afin que chacune puisse aller à son choix prendre sa place au soleil.
Quel œil pourrait suivre dans leur vol rapide à travers les airs agités les fruits membraneux de l'orme, ceux des érables, des pins et des frênes, tournoyant dans l'atmosphère au milieu d'une poussière d'autres graines, auxquelles leur légèreté suffit pour s'élever, et qui semblent d'elles-mêmes courir au-devant des oiseaux dont elles vont apaiser la faim?
Le vieillard expliquait aussi comment les plantes fluviatiles, les plantes destinées à l'ornement des ruisseaux, ou à parer le bord des étangs, affectent dans leurs semences une forme qui leur permet de voguer sur l'eau pour aller s'implanter sur les flancs de la berge, et d'une rive à l'autre; comment, quand leur pesanteur les entraîne au fond, c'est qu'elles doivent croître dans le lit même du fleuve, ou dans la vase des marais: ainsi, les fucus, les roseaux, sortant comme une armée de lances du sein des eaux stagnantes, et ces brillans nénuphars qui, les pieds dans la fange, viennent étaler à la surface de l'onde leurs feuilles luisantes et arrondies, et leurs belles fleurs blanches ou dorées. Et il lui disait alors les amours de la Vallisnérie, séparée de son époux, et s'allongeant, détendant la spirale qui lui sert de pédoncule pour fleurir au-dessus des flots, tandis que l'époux, privé de cette faculté d'extension, brise violemment les liens qui le retiennent pour venir s'épanouir près d'elle, et mourir en la fécondant.
—Quoi! ces choses existent, s'écria Charney, et la plupart des hommes ne daignent point tourner leurs regards de ce côté!
Ce fut là une des leçons du vieillard.
—Mon ami, lui disait un jour son compagnon, tandis qu'ils siégeaient encore tous deux sur le banc des conférences, les insectes, dont vous avez fait votre étude chérie, ont-ils donc pu vous offrir autant de merveilles à observer qu'à moi ma Picciola?
—Tout autant, répondit le professeur. Croyez-moi vous n'apprécierez même bien votre Picciola qu'en faisant connaissance avec ces petits êtres animés qui viennent parfois la visiter, voler et bourdonner autour d'elle. Alors vous verrez ces nombreux rapports, ces lois secrètes qui lient l'insecte à la plante, comme l'insecte et la plante au reste du monde; car tout est né de la même volonté, tout est gouverné par la même intelligence! Newton l'a dit: L'univers a été créé d'un seul jet. De là cette harmonie, cet accord général que nous ne pouvons saisir dans son vaste ensemble, mais qui existe cependant.
Girhardi allait donner du développement à sa pensée, quand, s'arrêtant tout-à-coup, les yeux fixés sur Picciola, il garda quelques minutes un silence attentif.
Un papillon aux riches couleurs se tenait sur un des rameaux de la plante, les ailes agitées d'un frémissement tout particulier.
—À quoi pensez-vous, mon ami?
—Je pense, répliqua le professeur, que Picciola va m'aider à répondre à votre précédente question. Regardez ce papillon. Dans le moment où je parle, il force votre plante de contracter un engagement avec lui. Oui, car il a déposé l'espoir de sa postérité sur une de ses branches.
Charney se pencha pour vérifier le fait. Le papillon partit après avoir enduit ses œufs d'un suc gommeux capable de les bien fixer à l'écorce du végétal.
—Eh bien! reprit Girhardi, est-ce par hasard et à la bonne aventure qu'il est ainsi venu, charger Picciola de son précieux dépôt? Gardez-vous de le croire! La nature a réservé une espèce de plantes à chaque espèce d'insectes. Toute plante a son hôte à loger, à nourrir. Maintenant, comprenez ce qu'il y a de saisissant dans l'action de ce papillon. Il a d'abord été chenille lui-même, et, chenille, il s'est nourri de la substance d'une plante pareille à celle-ci; ensuite il a subi ses transformations; et, infidèle à ses premières amours, il a volé indistinctement sur toutes les fleurs pour aspirer les sucs de leurs nectaires. Eh bien! quand le moment de la maternité est venu pour lui, pour lui, qui n'a point connu sa mère, et qui ne verra point ses enfans (car son œuvre est accomplie, et il va mourir), pour lui, que, par conséquent, l'expérience n'a pu instruire, il est venu confier sa ponte à la plante, semblable à celle qui l'a nourri lui-même sous une autre forme et dans une autre saison. Il sait que de petites chenilles sortiront de ses œufs, et il a oublié pour elles ses habitudes vagabondes de papillon. Qui lui a donc appris cela? Qui donc lui a donné le souvenir, le raisonnement et la faculté de reconnaître cette végétation, dont le feuillage n'est plus aujourd'hui ce qu'il était au printemps? Des yeux exercés s'y trompent parfois, mais lui il ne s'y est pas trompé!—Charney allait témoigner de sa surprise.—Oh! vous n'y êtes pas! interrompit Girhardi. Examinez maintenant la branche choisie par lui. C'est une des plus anciennes, des plus fortes; car les nouvelles pousses, faibles et tendres, peuvent être gelées et détruites par l'hiver, ou brisées par le vent. Voilà ce qu'il sait aussi. Encore une fois, qui donc le lui a enseigné?
Charney restait confondu.—Mais, dit-il, pardon, mon ami; je crains que vous ne soyez abusé par quelque illusion.
—Silence! sceptique, lui cria le vieillard avec un de ses fins sourires. Vous croirez peut-être à ce que vous verrez! Écoutez-moi bien. Picciola va jouer son rôle à son tour! Il ne s'agit plus seulement de la prévoyance de l'insecte, mais de celle de la nature, d'une de ces lois d'harmonie dont je vous entretenais tout-à-l'heure, et qui forcent la plante d'accepter le legs du papillon. Au printemps prochain, nous pourrons vérifier le prodige ensemble,—dit-il en retenant un soupir adressé à sa fille.—Alors, quand les premières feuilles de Picciola se montreront, les petites larves renfermées dans les œufs se hâteront de briser leurs coquilles. Vous le savez sans doute, les bourgeons des divers arbustes ne s'ouvrent pas tous à la même époque; de même les œufs des différentes espèces de papillons n'éclosent pas au même jour; mais ici une loi d'unité va régler l'essor de la plante, comme celui de l'insecte. Si les larves venaient avant les feuilles, elles ne trouveraient pas de quoi se nourrir; si les feuilles prenaient de la force avant la naissance des petites chenilles, celles-ci seraient impuissantes à les broyer avec leurs faibles mâchoires. Il n'en peut être ainsi; la nature ne trompe jamais! Chaque plante suit dans ses progrès la marche de l'insecte qu'elle est chargée de nourrir; l'une ouvre ses bourgeons, quand s'ouvrent les œufs de l'autre; et après avoir grandi et s'être fortifiés ensemble, ensemble ils déploient leurs fleurs et leurs ailes!
—Picciola! Picciola! murmura Charney, tu ne m'avais pas encore tout dit!
Ainsi de jour en jour se succédaient les doux enseignemens, et, le soir venu, les captifs s'embrassaient en se disant adieu, et rentraient dans leur camera pour y attendre le sommeil, ou pour y penser, souvent à l'insu l'un de l'autre, au même objet, à la fille du vieillard. Qu'est-elle devenue depuis qu'un ordre du capitaine l'a forcément exilée de la prison de son père?
Teresa avait d'abord suivi l'empereur à Milan; mais elle apprit bientôt là, par expérience, qu'il est plus difficile parfois de traverser une antichambre qu'une armée. Cependant les amis de Girhardi, excités de nouveau par elle, redoublaient d'efforts, promettaient de faire, avant peu, cesser sa captivité; et Teresa, plus tranquille, avait repris la route de Turin, où une parente lui offrait un asile.
Le mari de cette parente était bibliothécaire de la ville. Ce fut lui que Menou chargea du choix des livres à envoyer à la forteresse de Fénestrelle. La nature de ces livres mit Teresa à même de deviner facilement à qui ils étaient destinés. De là, dans un des volumes, l'insertion de ce petit billet dont la forme mystique ne pouvait compromettre ni son parent ni son protégé. Elle ignorait alors que son père et Charney vivaient plus que jamais séparés l'un de l'autre; et quand la nouvelle lui en vint par le messager même chargé du transport des livres, effrayée des conséquences que pouvait avoir pour le vieillard un isolement peut-être complet, une seule pensée avant tout remplit son cœur: la réunion des deux captifs!
Quelque temps après, lorsque, présentée par madame Menou au gouverneur du Piémont, elle vint lui offrir ses remerciemens et s'épancher devant lui en témoignages de reconnaissance, le vieux général, doucement surpris à sa vue, touché de cette onction de tendresse filiale qu'elle laissait éclater devant lui, se dépouilla un instant de sa rudesse ordinaire, et lui prenant affectueusement la main:
—Venez me voir de temps en temps, lui dit-il, ou plutôt venez voir ma femme. Peut-être, avant un mois, aura-t-elle une bonne nouvelle à vous donner!
Teresa pensa aussitôt que la faveur lui allait être accordée de retourner à Fénestrelle, d'y passer une partie de ses journées en prison, près de son père; elle se jeta aux pieds du général, et le remercia vingt fois, avec une figure rayonnante de bonheur!
Par un de ces beaux soleils d'octobre, qui rappellent ceux du printemps, Girhardi et Charney se tenaient sur leur banc. Tous deux étaient silencieux, pensifs, et, accoudés à chacune des extrémités de leur siège rustique, on les eût crus indifférens l'un à l'autre, si, parfois, le regard du comte, avec une expression d'intérêt et d'inquiétude, ne s'était tourné vers son compagnon, alors entièrement absorbé dans une profonde rêverie.
Les traits de Girhardi ne revêtaient que bien rarement cette sombre apparence de tristesse. Charney pouvait facilement se tromper sur la cause qui la faisait naître, et il s'y trompa.
—Oui, oui, s'écria-t-il, sortant tout-à-coup de ce long silence: la captivité est horrible! horrible! quand elle n'est pas méritée! vivre séparé de ce qu'on aime!
Girhardi leva la tête, et se débarrassant à son tour de cette enveloppe méditative:
—La séparation, c'est la grande épreuve de la vie; n'est-il pas vrai, mon ami?
—Moi, votre ami! reprit le comte; ce nom me convient-il? N'est-ce pas moi qui vous ai séparé d'elle? le pouvez-vous oublier? Ah! ne vous en défendez pas, vous songiez à votre fille, et en y songeant, vous n'osiez tourner vos yeux vers les miens! Lorsque ces pensées vous viennent, je le comprends, ma vue doit vous être odieuse!
—Vous vous trompez étrangement sur les causes de ma rêverie, dit le vieillard. Jamais peut-être le souvenir de ma fille ne m'est revenu à l'esprit plus consolant qu'aujourd'hui, car elle m'a écrit, et j'ai sa lettre!
—Il serait possible! Elle vous a écrit? on l'a permis!—Et Charney se rapprocha de l'heureux père avec un mouvement de joie aussitôt réprimé:—Mais cette lettre vous instruit-elle donc de quelque nouvelle sinistre?
—Nullement... au contraire.
—Alors, pourquoi cette tristesse?
—Hélas! que voulez-vous, mon ami? l'homme est ainsi fait! Un regret se mêle toujours à nos plus belles espérances! nos bonheurs ici-bas portent leur ombre devant eux, et c'est sur cette ombre que s'arrêtent d'abord nos regards! Vous parliez de séparation!... tenez, la voici cette lettre; lisez, et vous devinerez pourquoi, ce matin, un sentiment de tristesse m'a saisi près de vous.
Charney prit la lettre, et il la tint quelque temps sans l'ouvrir. Les yeux fixés sur Girhardi, il semblait vouloir deviner, par la physionomie de son cher compagnon, ce que la lettre contenait; puis il examina la suscription, et s'émut doucement en reconnaissant l'écriture. Enfin, dépliant le papier, il essaya d'en faire la lecture à haute voix; mais sa voix tremblait, les mots séchaient ses lèvres en passant: il s'interrompit et acheva la lettre en lui-même.
Voici ce qu'il lut:
«Mon bon père, ce billet que vous tenez maintenant entre vos mains, baisez-le mille et mille fois; mille fois je l'ai baisé moi-même, et il y a pour vous une moisson complète à faire sur lui!»
—Oh! je n'y ai pas manqué, murmura Girhardi... Chère enfant!
Charney poursuivit.
«C'est pour vous, comme pour moi, une vive satisfaction, n'est-il pas vrai, qu'il nous soit permis enfin de correspondre ensemble? Nous en devons garder au général Menou une éternelle reconnaissance! C'est lui qui a mis fin à ce silence qui nous séparait plus encore que la distance. Béni soit-il! Désormais, du moins, nos pensées pourront voler au-devant les unes des autres; je vous dirai mes espérances, et elles vous soutiendront; vous me direz vos chagrins, et en pleurant sur eux, je croirai pleurer près de vous! Mais, mon bon père, si une faveur plus grande encore nous était réservée!... Oh! de grâce, suspendez ici pendant quelques instans la lecture de ce billet, et, avant d'aller plus loin, préparez votre âme aux joies soudaines qu'il me reste à vous faire connaître!... Père, s'il m'était bientôt accordé de retourner près de vous! Vous voir de temps en temps, vous entendre, vous entourer de mes soins; durant deux années ce bonheur m'a suffi, et alors la captivité vous paraissait légère! Eh bien! si mon espoir se réalise... bientôt je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!»
—Elle va revenir! Quoi! ici? près de vous? interrompit Charney avec un cri de joie.
—Lisez, lisez, répondit tristement le vieillard.
Charney relut la dernière phrase, et continua:
«Bientôt, je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!... Vous voilà content, bien content, j'en suis sûre. Reposez-vous donc encore un peu sur cette consolante idée... Votre fille, votre Teresa, vous en supplie! ne vous hâtez pas trop de parcourir la fin de cette lettre. Une émotion trop vive est parfois bien dangereuse! ce que j'ai dit ne vous suffit-il pas? Chargé d'accomplir vos souhaits, un ange fût descendu des cieux, vous n'auriez osé lui en demander plus... Moi, trop exigeante peut-être, avant qu'il reprît son vol, j'aurais intercédé près de lui pour votre liberté, pour votre délivrance complète! À votre âge, il est si cruel de vivre privé de la vue du pays natal! Les bords de la Doria sont si beaux, et dans vos jardins de la Colline les arbres plantés par ma défunte mère et par mon pauvre frère ont pris tant d'accroissement! Là, leur souvenir vit plus que partout ailleurs! Puis, vous devez tant regretter vos amis, vos amis dont les efforts généreux ont si bien aidé à mes faibles tentatives!... Oh! père, père! la plume me brûle les doigts; mon secret va s'échapper. Il m'est échappé déjà, sans doute! De grâce, armez-vous de force et de constance, car voici le bonheur qui vient! Dans peu de jours, j'irai vous rejoindre, non plus seulement pour adoucir votre captivité, mais pour la faire cesser! non plus pour rester près de vous aux heures marquées et dans l'enceinte d'une prison, mais pour vous emmener avec moi, libre et fier! Oui, fier! vous aurez le droit de l'être, car vos fidèles Delarue et Cotenna, ce n'est point une grâce qu'ils ont obtenue, c'est une justice, c'est une réparation!
«Adieu, mon bon père; oh! que je vous aime, et que je suis heureuse!
«Teresa.»
Il n'y avait point dans cette lettre un mot, un seul mot de souvenir pour Charney. Ce mot absent, il l'avait cherché avec angoisse pendant toute la durée de sa lecture, et cependant, malgré le désappointement éprouvé par lui en ne le trouvant pas, ce fut une explosion de joie qu'il fit tout d'abord éclater:
—Vous allez être libre! s'écria-t-il; vous pourrez vous reposer sous l'abri des arbres, et voir se lever le soleil!
—Oui, dit le vieillard, je vais... vous quitter! Et c'est là cette ombre qui marche devant mon bonheur, comme pour l'obscurcir!
—Eh! qu'importe, reprit Charney, prouvant, par la véhémence de ses transports et le généreux oubli de lui-même, combien il était devenu digne de comprendre l'amitié:—vous lui serez rendu enfin! Elle aura cessé de souffrir par ma faute! Vous serez heureux! et je ne sentirai plus là, au fond de ma pensée, ce poids qui m'obsédait! Durant ce peu d'instans qui nous restent encore à passer ensemble, nous pourrons parler d'elle, du moins!
Ces derniers mots, il les avait achevés dans les bras de son vieil ami.
VII.
L'idée d'une séparation prochaine semblait avoir redoublé la tendresse mutuelle des deux captifs. Toujours ensemble, ils ne se lassaient pas de ces longs et fructueux entretiens du banc des conférences.
Il était certain sujet néanmoins, sujet bien grave, que Girhardi tentait parfois d'aborder, et que Charney, au contraire, évitait. Le vieillard y attachait trop d'importance pour se laisser facilement décourager. Car, après la réussite, il se fût éloigné avec moins de regrets. Un jour, l'occasion d'y revenir se présenta.
—N'admirez-vous pas, lui disait son compagnon, le sort qui nous a réunis ici tous deux, nous qui, séparés l'un de l'autre par les pays qui nous ont vus naître, imbus de préjugés contraires, par des routes bien différentes, étions arrivés au même point vis-à-vis de la Divinité?
—Sur ce dernier article, je m'en défends, répliqua Girhardi en souriant; oublier n'est pas nier.
—D'accord; mais lequel des deux fut le plus aveugle, le plus à plaindre?
—Vous! dit le vieillard sans hésiter; oui, vous, mon ami. Tout excès peut conduire l'homme à sa perte, sans doute; mais dans la superstition il y a croyance, il y a passion, il y a vie! Dans l'incrédulité, tout est mort! L'une, c'est le fleuve détourné de son véritable cours; il inonde, il submerge, il déplace le terrain végétal et nourricier; mais il s'imprègne de sa substance et la charrie avec lui: il pourra plus tard réparer les désastres qu'il cause! L'autre, c'est la sécheresse, c'est la stérilité. Elle tue, elle brûle sans retour; de la terre elle fait du sable, et de l'opulente Palmyre une ruine dans un désert! L'incrédulité, non contente de nous séparer de notre Créateur, relâche les liens de la société, et ceux même de la famille; en privant l'homme de sa dignité, elle fait naître autour de lui l'isolement et l'abandon, et le laisse seul, seul avec son orgueil!... J'avais bien dit: une ruine dans un désert!
—Seul avec son orgueil! murmura Charney, le coude sur l'appui du banc, le front dans sa main.—L'orgueil de la science humaine! Pourquoi l'homme se plaît-il donc à détruire les élémens de son bonheur en voulant les approfondir et les analyser? Quand il ne devrait ce bonheur qu'à un mensonge, pourquoi chercher à soulever le masque, et courir de lui-même au-devant de la perte de ses illusions? La vérité lui est-elle si douce? La science suffit-elle donc à ses désirs ambitieux? Insensé! c'est ainsi que j'étais!—Je ne suis qu'un vermisseau! me disais-je alors; un vermisseau destiné au néant; mais, me redressant sur mon fumier, j'étais fier de le savoir! J'étais fier de mon infirme nudité! J'avais douté du bonheur de la vertu; mais devant le néant mon scepticisme s'arrêta: je crus! Ma dégradation me devint glorieuse, puisque je l'avais découverte! Et, en effet, ne devais-je pas bien m'en applaudir! en échange de cette belle trouvaille, je n'avais donné que mon manteau de roi et mon trésor d'immortalité.
Le vieillard tendit la main à son compagnon:
—Le vermisseau, après avoir rampé sur la terre, lui dit-il, après s'être nourri de feuilles amères, après s'être traîné dans la fange des marais et dans la poussière des chemins, construira sa chrysalide, cercueil passager, d'où il ne sortira que transformé, purifié, pour voler de fleur en fleur, vivre de leurs parfums, et, déployant alors deux ailes brillantes, il s'élèvera vers le ciel. L'histoire du vermisseau, c'est la nôtre en effet.
Charney fit un geste négatif de tête.
—Incrédule! reprit Girhardi en le grondant d'un sourire empreint de tristesse; vous le voyez, votre mal était plus grand que le mien! la cure en est plus longue. Avez-vous donc oublié les leçons de votre Picciola?
—Non, dit Charney d'une voix grave et pénétrée; je confesse Dieu! Je crois maintenant à cette cause première, que Picciola m'a révélée, à cette puissance éternelle, admirable régulatrice de l'univers! Mais dans votre comparaison du vermisseau, il s'agit de l'homme, et qui la prouve?
—Qui la prouve? sa pensée! Elle est toute d'avenir, et le porte sans cesse en avant. Sa vie s'épuise à désirer toujours; toujours il se tourne malgré lui vers ce pôle inconnu qui l'attire, car son lot le plus glorieux est-il un fruit de la terre? Chez quel peuple les idées d'une vie future n'ont-elles point existé? Et pourquoi cette espérance ne s'accomplirait-elle pas? La pensée de l'homme irait-elle donc plus loin que la puissance de Dieu? Qui la prouve?... Je ne veux point invoquer les autorités de la révélation et des saintes Écritures: convaincantes pour moi, elles seraient sans force sur vous, comme le vent qui pousse le navire dans sa route ne peut rien contre l'immobilité du rocher, car le rocher n'a pas de voiles pour le recevoir, et sa base est enfoncée dans le sol. Mais, mon ami, nous croirions à l'immortalité de la matière, et non à l'éternité de cette intelligence qui sert à régler nos jugemens sur la matière elle-même! Quoi! la vertu, l'amour, le génie, tout cela nous viendrait par les affinités de certaines molécules terrestres, insensibles? Ce qui ne pense pas nous ferait penser? Quoi! la matière brute aurait créé l'intelligence, quand l'intelligence dirige et gouverne la matière? Alors les pierres devraient aimer, devraient penser aussi! Dites; dites, répondez!
—Que la matière soit douée de la pensée, répliqua Charney, l'Anglais Locke paraissait enclin à le supposer. Il y eut chez lui contradiction, car il repoussait les idées innées, en admettant la connaissance intuitive.—Puis, s'interrompant, il s'écria en riant:—Prenez donc garde, mon ami! Voulez-vous m'entraîner de nouveau dans ce labyrinthe à sol mouvant de la métaphysique?
—Je n'entends rien à la métaphysique, dit Girhardi.
—Et moi, pas grand'chose, répondit Charney. Ce n'est pas faute cependant de lui avoir consacré du temps! Mais laissons là une discussion qui ne peut être que stérile ou fatale. Vous êtes convaincu, gardez vos convictions. Elles vous sont chères, je le conçois: si j'allais les ébranler?
—Vous ne le pourrez pas; et j'accepte la lutte.
—Qu'avez-vous à y gagner?
—De vous ramener tout-à-fait à des croyances consolantes. Vous me citiez Locke tout à l'heure: je ne sais de lui qu'un fait, c'est que sans cesse, et même à son lit de mort, il déclarait que le seul bonheur réel pour l'homme était dans une conscience pure et dans l'espoir d'une autre vie!
—Je comprends ce qu'il y a de douceur à se verser d'avance un breuvage d'immortalité; mais ma raison se refuse à m'en laisser prendre ma part. N'en parlons plus, croyez-moi.
Tous deux gardèrent alors un silence contraint.
Dans ce moment, quelque chose qui tournoyait au-dessus de leur tête vint s'abattre tout-à-coup devant eux sur le feuillage de la plante. C'était un insecte verdâtre, un beau bupreste brodé, à ondes blanches et ondulées, à corselet étroit.
—Tenez, mon ami, dit Charney, voici une distraction qui nous arrive. Révélez-moi encore quelques-unes des merveilles de Dieu!
Girhardi prit l'insecte avec certaines précautions, l'examina, sembla réfléchir, puis soudain ses traits se contractèrent comme de l'espoir du triomphe! on eut dit qu'il venait de lui tomber du ciel un argument irrésistible; et, reprenant d'abord son ton professoral, mais l'exaltant peu à peu, à mesure que le motif secret de la leçon perçait dans ses discours:
—Moi, l'attrapeur de mouches, dit-il avec une apparente bonhomie, je dois, je le vois bien, me renfermer dans les attributions de mes modestes études. Je ne suis point un savant!
—L'esprit le plus éclairé, le mieux armé de science, répondit Charney, aperçoit rapidement les bornes de son intelligence et de sa force, quand il veut pénétrer trop avant dans les choses mystérieuses d'ici-bas. Le génie lui-même s'y use, s'y brise, avant d'en avoir pu faire jaillir la lumière vraie!
—Nous autres ignorans, reprit le vieillard, nous allons au but par le chemin le plus facile et le plus court: nous ouvrons simplement les yeux, et Dieu se révèle à nous dans la sublimité de ses ouvrages.
—Sur ce point, nous sommes d'accord, dit Charney.
—Poursuivons donc notre route! Un brin d'herbe a suffi pour vous faire comprendre cette intelligence qui gouverne le monde, un papillon vous a fait entrevoir la loi de l'harmonie universelle; maintenant ce joli bupreste, qui a la vie et le mouvement aussi, et dont l'organisation est même supérieure à celle du papillon, nous conduira peut-être plus loin. Vous n'avez encore lu qu'une page du livre immense de la nature. Je vais retourner le feuillet.
Charney se rapprocha de lui, et d'un air très attentionné examina à son tour l'insecte que le vieillard lui montrait.
—Vous voyez ce petit être. Avec la puissance de créer, tout le génie humain ne pourrait rien ajouter à son organisation, tant elle est bien calculée selon ses besoins et le but qui lui a été assigné. Il a des ailes pour se transporter d'un endroit à l'autre, des élytres par-dessus ses ailes, pour les protéger et se défendre lui-même de l'approche des corps durs. Il a de plus la poitrine recouverte d'une cuirasse, les yeux d'un réseau de mailles pour que l'épine d'un églantier ou l'aiguillon d'un ennemi ne puisse lui ravir la lumière. Il a des antennes pour interroger les obstacles qui se présentent; vivant de chasse, il a des pieds rapides pour atteindre sa proie, des mandibules de fer pour la dévorer, pour creuser la terre, s'y faire un logement, y déposer son butin ou sa ponte. Si un adversaire dangereux ose l'attaquer, il tient en réserve une liqueur âcre et corrosive qui saura bien l'éloigner. Un instinct inné lui a dès l'abord indiqué les moyens de pourvoir à sa nourriture, de se construire une habitation, de faire usage de ses instrumens et de ses armes! Et ne croyez pas que les autres insectes soient moins favorisés que lui. Tous ont eu leur part dans cette magnifique distribution des dons de la nature! L'imagination s'effraie à la variété, à la multiplicité des moyens employés par elle pour assurer l'existence et la durée de ces races infimes! Maintenant, comparons, et vous verrez que cette frêle créature que voilà suffit au besoin pour établir la ligne immense de démarcation qui sépare l'homme de la brute!
L'homme a été jeté nu sur la terre, faible, incapable de voler comme l'oiseau, de courir comme le cerf, de ramper comme le serpent! sans moyens de défense au milieu d'ennemis terribles, armés de griffes et de dards; sans moyens pour braver l'intempérie des saisons, au milieu d'animaux couverts de toisons, d'écailles, de fourrures; sans abris, quand chacun avait sa tannière, son terrier, sa carapace, sa coquille; sans armes, quand tout se montrait armé autour de lui et contre lui! Eh bien! il a été demander au lion sa caverne pour se loger, et le lion s'est retiré devant son regard; il a ravi à l'ours sa dépouille, et ce fut là son premier vêtement; il a arraché sa corne au taureau, et ce fut là sa première coupe; puis il a fouillé le sol jusque dans ses entrailles, afin d'y chercher les instrumens de sa force future; d'une côte, d'un nerf et d'un roseau, il s'est fait des armes; et l'aigle, qui d'abord, en voyant sa faiblesse et sa nudité, s'apprêtait à saisir sa proie, frappé au milieu des airs, est tombé mort à ses pieds, seulement pour lui fournir une plume, comme ornement à sa coiffure!
Parmi les animaux, en est-il un, un seul, qui eût pu vivre et se conserver à de telles conditions? Isolons pour un instant l'ouvrier de son œuvre; séparons Dieu et la nature! Eh bien! la nature a tout fait pour cet insecte, et rien pour l'homme! C'est que l'homme devait être le produit de l'intelligence, bien plus que celui de la matière, et Dieu, en lui octroyant ce don céleste, ce jet de lumière parti du foyer divin, le créa faible et misérable, pour qu'il eût à en faire usage, et qu'il fût contraint de trouver en lui-même les élémens de sa grandeur!
—Mais, mon ami, interrompit Charney, qu'a donc de si précieux cette faculté, soi-disant divine, dévolue à notre espèce? Supérieurs aux animaux sous tant de rapports, nous leur sommes inférieurs sous bien d'autres; et cet insecte lui-même, dont vous venez de me détailler les merveilles, n'est-il pas digne d'exciter notre envie, et de faire naître en nous plutôt un sentiment d'humilité qu'un sentiment d'orgueil?
—Non! car les animaux, dans leurs opérations essentielles, n'ont jamais varié. Tels ils sont, tels ils ont toujours été; ce qu'ils savent, ils l'ont toujours su. S'ils sont nés parfaits, c'est qu'il ne peut y avoir progrès chez eux. Ils ne vivent point de leur propre mouvement, mais de celui que leur a donné le Créateur. Ainsi, depuis les commencemens du monde, les castors ont bâti leurs cabanes sur le même plan, les chenilles et les araignées ont filé et tissé leurs coques et leurs toiles d'après les mêmes formes; les alvéoles des abeilles ont toujours formé l'hexagone régulier; et les fourmis-lions ont de tout temps tracé sans compas des cercles et des volutes. Le caractère de leur industrie, c'est l'uniformité, la régularité; celui de l'industrie humaine, c'est la diversité; car elle vient d'une pensée libre et créatrice aussi. Jugez maintenant. De tous les êtres de la création, l'homme seul a la mémoire, le pressentiment, l'idée du devoir et des causes occultes, la contemplation, l'amour! Seul il se détermine par le raisonnement et non par l'instinct; seul, il peut entrevoir l'univers dans son ensemble; seul, il a la prévision d'un autre monde; seul, il sait la vie et la mort!
—Sans doute, dit Charney; mais, encore une fois, ce qui le distingue des animaux est-il donc tant à son avantage? Pourquoi Dieu nous a-t-il donné une raison qui nous égare, une science qui nous trompe? Avec notre haute intelligence, nous nous faisons souvent pitié à nous-mêmes! Pourquoi le seul être privilégié est-il aussi le seul sujet à l'erreur? Pourquoi n'avons-nous pas l'instinct des animaux, ou les animaux notre raison?
—C'est qu'ils n'ont pas été créés pour la même fin. Dieu n'attend pas d'eux des vertus. Accordez-leur la raison, la liberté du choix dans leurs demeures et dans leur nourriture, et vous rompez à l'instant l'équilibre du monde. Le Créateur a voulu que la surface de ce globe, et même ses profondeurs, fussent remplies d'êtres animés, que la vie y fût partout. Et, en effet, dans les plaines, dans les vallées, dans les forêts, depuis le sommet des montagnes jusque dans les abîmes, sur les arbres comme sur les rochers, dans les mers, les lacs, les fleuves, les ruisseaux, sur leurs bords comme dans leurs lits, dans les sables comme dans les marais, dans tous les climats, sous toutes les latitudes, d'un pôle à l'autre, tout est peuplé, tout se meut avec harmonie, avec ensemble. Au fond des déserts comme derrière un fétu de paille, le lion et la fourmi sont au poste qui leur a été assigné. Chacun a sa part, chacun a sa place marquée d'avance; chacun y tourne dans son cercle providentiel; chacun y est enchaîné dans ses limites; car il fallait que toutes les cases de cet immense échiquier fussent remplies: elles le sont; nul ne peut sortir de la sienne sans mourir. L'homme seul va partout et vit partout! il traverse les océans et les déserts; il plante sa tente dans les sables, ou construit ses palais au bord des lacs; il habite au milieu des neiges de nos Alpes, comme sous les feux du tropique; il a le monde pour prison!
—Mais si ce monde est gouverné par Dieu, dit Charney, pourquoi tant de crimes au sein des sociétés humaines, et de désastres dans la nature? J'admire avec vous la sublime distribution des êtres créés; ma raison se confond devant cet ensemble saisissant; mais quand mes yeux se reportent vers l'homme...
—Mon ami, interrompit le sage, n'accusez Dieu, ni des erreurs de l'homme ni des éruptions du volcan; il a imposé à la matière des lois éternelles, et son œuvre s'accomplit sans qu'il ait à s'inquiéter si un vaisseau sombre au milieu de la tempête, ou si une ville disparaît sous les secousses du sol. Qu'importent à lui quelques existences de plus ou de moins? Croit-il donc à la mort? Non; mais à notre âme il a laissé le soin de se régler elle-même, et, ce qui le prouve, c'est l'indépendance de nos passions. Je vous ai montré les animaux obéissant tous à l'instinct qui les conduit, n'ayant que des tendances aveugles, ne possédant que des qualités inhérentes à leurs espèces; l'homme seul fait ses vertus et ses vices; seul, il a le libre arbitre, car pour lui seul cette terre est une terre d'épreuves. L'arbre du bien, que nous cultivons ici-bas avec tant d'efforts, ne fleurira pour nous que dans le ciel. Oh! ne pensez pas que Dieu puisse changer le cœur du méchant sans le faire! qu'il puisse laisser le juste dans la douleur sans lui réserver une récompense! Qu'aurait-il donc voulu en nous créant? Si nous devions, dès ce monde, recevoir le prix dû à nos vertus ou à nos forfaits, toutes les prospérités seraient honorables, et un coup de foudre serait une mort infamante!
Charney restait frappé de surprise en entendant cet homme si simple arriver tout-à-coup à l'éloquence par la conviction; il suivait son regard, il admirait sa noble figure, sur laquelle éclataient toutes les splendeurs de l'âme religieuse, et, malgré lui, il se sentait ému et pénétré.
—Mais, murmura-t-il, pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donné la certitude de notre éternité?
—L'a-t-il voulu? le devait-il vouloir? répliqua le saint vieillard, en se levant avec majesté et posant affectueusement la main sur l'épaule de son compagnon.—Le doute peut-être nous était nécessaire pour abaisser l'orgueil de notre raison. Que serait la vertu, si son prix était certain d'avance? Que deviendrait le libre arbitre? La pensée de l'homme est immense et non infinie; elle est à la fois grande et restreinte. Elle est grande, pour lui faire comprendre sa dignité et le mettre à même de monter jusqu'à Dieu par la contemplation de ses œuvres; elle est restreinte, pour qu'il sente sa dépendance de ce même Dieu. L'homme ici-bas ne doit qu'entrevoir: la foi fait le reste!—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Girhardi, croisant les mains avec ferveur et portant vers le ciel ses yeux humides de larmes, donne-moi donc ta force pour relever entièrement cet homme abattu et qui veut marcher vers toi! Prête-moi ton secours pour faire reprendre l'essor à cette âme immortelle qui s'ignore elle-même! Que mes paroles soient persuasives, puisque mon cœur est convaincu! Mais ici que fait l'avocat à la cause, quand la nature entière apporte son témoignage unanime? En a-t-il même tant fallu? Une fleur, un insecte, suffisent pour proclamer ta toute-puissance, et révéler à l'homme sa destinée future. Eh bien! que cette plante que voilà achève son ouvrage! n'est-elle pas, mon Dieu! comme toutes tes créatures, éclairée par ton soleil, et fécondée par le souffle émané de toi?
Le vieillard alors sembla s'oublier dans une extase silencieuse; sans doute il priait en lui-même; et, lorsqu'il se retourna vers son compagnon, il le trouva les deux mains appuyées sur le dossier du banc rustique; son front était courbé, et ses traits gardaient encore le caractère d'un saint recueillement.
VIII.
Dans le cœur purifié de Charney, le sang coulait plus calme; dans sa tête agrandie, les pensées se succédaient plus douces, plus consolantes, plus affectueuses. Ainsi que le sage Piémontais, il sentait un besoin vague de donner à son âme une expansion de tendresse. Il rêvait alors avec délice aux êtres que, par un lien de reconnaissance ou d'amitié, il pouvait rattacher à lui. Parmi ceux-ci, Joséphine, Girhardi et Ludovic s'offraient d'abord pour peupler son monde céleste; puis comme deux ombres de femmes se dessinaient aux extrémités de cet arc-en-ciel d'amour, venu après l'orage: ainsi qu'on voit, dans des tableaux d'église, deux séraphins, la tête inclinée, la robe flottante, les ailes à demi déployées, marquer les limites d'un Éden.
L'une de ces ombres, c'était la fée de ses rêves, la Picciola jeune fille, cette fraîche image née des parfums de sa fleur; l'autre, l'ange de sa prison, sa seconde providence, Teresa Girhardi.
Par une opposition bizarre, la première, qui n'existait pour lui que comme idéalité, s'offrait seule cependant à son souvenir, sous des formes fixes, distinctes, arrêtées. Il voyait se contracter légèrement son front, son œil briller, sa bouche sourire. Telle elle lui était apparue dans un songe, telle il la retrouvait toujours. Quant à Teresa, n'ayant jamais arrêté son regard sur elle, ou du moins croyant ne l'avoir aperçue qu'à travers une illusion, sous quels traits pouvait-il se la représenter? Le séraphin avait la face voilée; et, si Charney voulait forcément soulever ce voile, c'était encore la figure de Picciola qui saillissait devant lui, de Picciola se multipliant tout-à-coup, quoi qu'il en ait, pour recevoir cet hommage du cœur, destiné à sa rivale.
Un matin, le prisonnier, tout éveillé, se crut entièrement en proie à cette singulière hallucination.
Le jour naissait. Déjà debout, il pensait à Girhardi. Ce dernier pressentant sa délivrance prochaine, ses adieux du soir s'étaient manifestés par de si touchantes expressions de regrets, que le comte n'en avait pu dormir de la nuit, tant l'idée de cette séparation le troublait lui-même. Après avoir quelque temps marché dans sa chambre, ses yeux se portaient machinalement vers le banc des conférences, où, la veille encore, il s'était entretenu de la fille avec le père, quand, dans la cour de la prison, sur ce même banc, à travers un de ces brouillards grisâtres de l'automne, il vit tout-à-coup une jeune femme assise. Elle était seule, et, dans une attitude attentionnée, paraissait en contemplation devant la plante.
Aussitôt Charney pensa à Teresa, à son arrivée.
—C'est elle! se dit-il; et je vais la voir un instant, pour ne plus la voir jamais! et mon vieux compagnon la suivra!
Comme il disait, la jeune femme tourna la tête de son côté; et la figure qu'il aperçut alors, ce fut de nouveau, et encore, et toujours, celle de Picciola!
Stupéfait, il passa sa main sur son front, sur ses yeux, toucha ses vêtemens, les froids barreaux de sa fenêtre, pour bien s'assurer que, cette fois, ce n'était point un songe.
La jeune femme se leva, fit quelques pas vers lui, et, souriante, confuse, le salua d'un geste timide. Charney ne répondit ni à ce geste ni à ce sourire; il regarda fixement ces formes gracieuses, qui se mouvaient à travers le brouillard: c'étaient bien les mêmes qu'il avait vues naguère dans les fêtes que lui donnait Picciola, les mêmes traits qui le poursuivaient sans cesse dans ses pensées et dans ses rêveries; et, se croyant atteint d'un délire fiévreux, il alla se jeter sur son lit pour recouvrer ses sens.
Quelques minutes après, sa porte s'ouvrit, et Ludovic entra:
—Ohimè! ohimè! bonne et mauvaise nouvelle, signor conte! s'écria-t-il. Un de mes oiseaux va s'envoler, non par-dessus les murs, mais par la porte. Tant mieux pour lui, tant pis pour vous!
—Quoi! est-ce donc pour aujourd'hui?
—Je ne crois pas, signor conte. Cependant ça ne peut tarder, car l'acte est signé à Paris, dit-on, et il doit être en route pour Turin. Du moins, la Giovane l'a raconté ainsi devant moi à son père.
—Comment! s'écria Charney, se soulevant à moitié sur son lit, elle est arrivée? elle est ici?
—À Fénestrelle, depuis hier, dans la soirée, avec une permission en bonne forme pour entrer chez nous. Malheureusement, la consigne ne veut pas qu'on baisse le pont-levis si tard devant une femme; il lui a fallu remettre sa visite au lendemain. Je la savais là, moi; mais cap-de-Dious! je me suis bien gardé de le dire au pauvre vieux: il n'aurait pu en fermer l'œil de la nuit, et le temps lui aurait trop duré, s'il avait su sa fille si près de lui! Ce matin, elle était levée avant le soleil, et elle est venue avec le jour attendre, au milieu du brouillard, à la porte de la citadelle; la digne créature du bon Dieu!
—Mais, interrompit Charney, interdit, confondu, n'a-t-elle point séjourné quelque temps dans le préau, assise sur le banc?
Et il s'élança vers la fenêtre, plongea un regard du côté de la cour, et se retournant vers Ludovic:
—Elle n'y est plus! dit-il.
—Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a été, répondit celui-ci. Oui, elle est restée là, tandis que j'étais monté près du bon homme pour le préparer à la visite, car on meurt de joie. La joie, à ce qu'il paraît, ressemble aux liqueurs fortes: une petite taupette de temps en temps, c'est bien; mais il ne faut pas vider la gourde d'un seul coup. Maintenant ils sont ensemble, bien contens tous les deux; et moi, les voyant si remplis d'aise, per Bacco! je me suis senti navré tout-à-coup. J'ai pensé à vous, signor conte, à vous, qui allez demeurer bientôt sans compagnon; et je suis venu pour que vous vous souveniez que Ludovic vous reste, et Picciola aussi. Elle commence à perdre ses feuilles; mais c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la mépriser pour cela.
Et il sortit, sans attendre la réponse de Charney.
Quant à celui-ci, non encore remis de sa surprise et de son émotion, il cherchait à s'expliquer sa singulière vision, et commençait enfin à penser que la douce image, revêtue par Picciola jeune fille, pourrait bien n'avoir été autre que celle de Teresa, entrevue par lui naguère à la petite fenêtre grillée, et dont, à son insu, le souvenir sans doute était venu se retracer dans ses rêves.
Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux voix arriva à son oreille, du haut de l'escalier, et il entendit glisser sur les marches, à côté des pas bien connus du vieillard, un pas léger, furtif, à peine effleurant la pierre. Bientôt ce bruit régulier cessa tout-à-coup devant sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul parut:
—Elle est ici, dit-il, et elle vous attend près de la plante.
Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force d'articuler un mot, et le cœur rempli d'une sorte de gêne plutôt que de plaisir.
Était-ce donc l'embarras de se présenter devant une femme à laquelle il devait tout, et envers laquelle il ne pouvait s'acquitter? Se souvenait-il de quelle façon, le matin même, il avait accueilli son sourire et son salut? Alors que la séparation approchait, sentait-il faillir son courage et sa résignation? Quoi qu'il en soit de ces causes et de bien d'autres peut-être, quand il se présenta devant elle, à ses manières, à son langage, nul n'eût pu reconnaître le brillant comte de Charney; l'aisance de l'homme du monde, la fermeté du philosophe, avaient fait place à un balbutiement, à une gaucherie, auxquels Teresa dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection dont elle revêtit ses réponses et son maintien.
Malgré tous les soins que Girhardi se donna pour mettre en rapport l'un vis-à-vis de l'autre sa fille et son ami, l'entretien ne roula d'abord que sur des lieux communs d'espérance et de consolation pour l'avenir. Revenu de son premier trouble, Charney, sur les traits si calmes de la Turinaise, ne vit qu'indifférence, et se persuada facilement que, dans ses services rendus, elle n'avait fait qu'obéir à son caractère aventureux, ou aux ordres de son père.
Alors, il en vint à regretter presque de l'avoir vue; car retrouvait-il encore, en pensant à elle, tout ce charme d'autrefois? Tandis qu'ils étaient assis tous trois sur le banc, Girhardi en contemplation devant sa fille, et Charney articulant quelques froides paroles sans suite, dans un mouvement que fit Teresa vers son père, un large médaillon, suspendu à son cou et caché sous un pli de sa robe, s'en échappa. Charney y put voir, d'un coté, les cheveux blancs du vieillard, de l'autre, une fleur desséchée, précieusement conservée entre la soie et le cristal. C'était la fleur que lui-même lui avait envoyée par Ludovic.
Quoi! cette fleur, elle l'avait gardée, conservée, placée précieusement près des cheveux de son père! de son père qu'elle adorait! La fleur de Picciola ne brillait plus sur le front de la jeune fille; elle reposait sur son cœur! Cette vue avait changé toutes les dispositions de Charney. Il se reprenait à examiner de nouveau Teresa, comme si elle venait de se métamorphoser devant lui, et qu'il dût découvrir en elle ce qui ne s'y était pas encore montré. Et en effet, son visage, tourné vers son père, s'éclairait d'une double expression de tendresse et de sérénité; elle était belle alors comme les vierges de Raphaël sont belles, comme sont belles les âmes aimantes et pures! Charney suivait lentement du regard ce profil gracieux et animé sur lequel s'harmoniaient si bien la douceur et la force, l'énergie et la timidité! Depuis si long-temps il n'avait pu contempler une face humaine, ainsi resplendissante de l'éclat de la jeunesse, de la beauté, de la vertu! Il s'enivrait de ce spectacle, et après avoir parcouru l'ensemble séduisant du cou, des épaules et de la taille, ses yeux revenaient ardemment se fixer sur le médaillon.
—Vous n'avez donc pas dédaigné mon faible présent? murmura-t-il; et si bas qu'il l'eût murmuré, Teresa se redressa avec vivacité vers lui, et son premier mouvement fut de remettre le bijou en place; mais en même temps, à son tour, elle examinait le changement survenu sur les traits du comte, et tous deux rougirent à la fois.
—Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi en la voyant troublée.
—Rien, dit-elle;—et, se reprenant aussitôt, comme si elle eût craint devant elle-même de nier un sentiment pur et honorable:—C'est ce médaillon... Tenez, mon père, ce sont vos cheveux.—Puis, se tournant vers Charney:—Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai reçue de votre part, et que je garde... que je garderai toujours!
Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans cet instinct de la pudeur, qui lui inspirait de s'adresser dans son explication aussi bien à son père qu'à l'étranger, tant de franchise et de modestie à la fois, une expression si tendre et si chaste, que Charney en ressentit un ravissement tel qu'il n'en avait jamais éprouvé de pareil.
Le reste de la journée s'écoula ensuite pour eux dans les épanchemens et les effusions d'une amitié qui semblait s'accroître de minute en minute. À part l'attraction secrète qui nous rapproche les uns des autres, l'intimité marche toujours en raison de la mesure de temps que nous avons à donner à nos affections nouvelles.
Charney et Teresa ne s'étaient jamais parlé avant ce jour; mais ils avaient tant pensé l'un à l'autre, et si peu d'heures leur restaient peut-être! Aussi, quand Charney, par une considération purement d'étiquette et de savoir-vivre, fit un mouvement pour se retirer, voulant, disait-il, après une si longue absence, laisser le père et la fille tout entiers au bonheur de se revoir:
—Vous nous quittez!—s'écria Teresa, le retenant d'un regard, tandis que Girhardi l'arrêtait d'un geste:—Êtes-vous donc un étranger pour mon père... et pour moi? ajouta-t-elle avec un ton charmant de reproche.
Pour mieux lui faire comprendre combien sa présence le gênait peu, elle se mit à détailler tout ce qu'elle avait fait depuis sa sortie de Fénestrelle, et les moyens employés par elle pour réunir les deux captifs. Ayant achevé son récit, elle adjura Charney de commencer le sien, et de dire l'emploi de ses journées et ses occupations près de Picciola.
Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers temps de sa prison, ses ennuis et ses travaux manuels, la bien-venue de sa plante, son développement progressif; et Teresa, d'un air curieux et enjoué, le pressait de questions sur chacune de ses découvertes.
Assis entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant d'une main la main de la fille qui lui était rendue, et de l'autre celle de l'ami qu'il allait quitter, les écoutait et les regardait tour-à-tour avec un sentiment mélangé de joie et de tristesse. Mais parfois les mains du vieillard se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le même mouvement, celles de Charney et de Teresa. Alors les deux jeunes gens, émus, embarrassés, s'animaient du regard et se taisaient de la voix. Enfin la jeune fille, sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation, dégagea doucement sa main, et, la posant sur l'épaule de son père, y appuyant nonchalamment sa tête, dans une attrayante posture, tourna, en souriant, les yeux vers Charney, pour l'engager à continuer.
Enhardi, entraîné par tant de grâce et d'abandon, celui-ci en vint jusqu'à raconter ses rêves auprès de sa plante. Je l'ai dit, c'étaient là les grands événemens de sa vie durant sa solitude. Il parla de cette jeune fille naïve et séduisante, dans laquelle Picciola se montrait personnifiée, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, il en esquissait le portrait, la figure de Teresa se dépouillait graduellement de son sourire, et sa poitrine se gonflait en l'écoutant.
Le narrateur se garda bien de nommer le vrai modèle de cette douce image; mais, achevant l'histoire et les malheurs de sa plante, il rappela l'instant où, par ordre du commandant, Picciola mourante allait être arrachée de terre sous ses yeux.
—Pauvre Picciola! s'écria alors Teresa attendrie! oh! tu m'appartiens aussi à moi, chère petite! car j'ai contribué à ta délivrance.
Et Charney, transporté de joie, la remercia dans son cœur de cette adoption, qui venait d'établir une sainte communauté entre elle et lui.
IX.
Certes, Charney eût pour toujours, et bien volontairement, renoncé à la liberté, à la fortune, au monde, si ses jours avaient dû s'écouler ainsi dans une prison, entre Teresa et son père. Cette jeune fille, il l'aimait comme il n'avait jamais aimé. Ce sentiment, jusque alors étranger à son âme, venait d'y pénétrer, à la fois violent et doux, amer et onctueux, tel qu'un fruit acide qui parfume la bouche en l'irritant. Il se révélait à lui par les angoisses d'une joie inconnue, par des élancemens de tendresse, qui étreignaient tout ensemble Dieu et les hommes, et la nature entière. Il croyait sentir sa tête, son cœur, sa poitrine, se détendre, s'élargir, pour contenir les espérances, les projets, les sensations qui lui arrivaient en foule.
Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le préau, près de la plante; les deux, amis sur le banc, Teresa, leur faisant face, sur une chaise que Ludovic avait eu la précaution de descendre.
Elle avait apporté quelque ouvrage de femme, une broderie, et, l'enjouement sur les traits, la figure colorée d'une teinte de bien-être et de satisfaction, suivant de la tête le mouvement de son aiguille, levant les yeux en même temps que la main, elle arrêtait tour à tour son sourire sur son père et sur Charney, en jetant quelques propos frivoles au milieu de leurs graves entretiens. Puis, ensuite, elle se leva, et, sans plus se soucier d'interrompre la conversation des deux penseurs, elle alla presser son père entre ses bras et baiser ses cheveux.
Cette conversation, interrompue par elle, ne fut pas reprise. Charney venait de tomber dans une profonde méditation.
Est-il aimé de Teresa?—À cette question qu'il s'adresse à lui-même, deux pensées contrastantes l'agitent en même temps: il craint de le croire; il tremble d'en douter! Elle a conservé la fleur donnée par lui, et promis de la garder toujours; elle s'est troublée lorsque, la veille, leurs deux mains se rapprochaient sur les genoux du vieillard; son sein s'est ému au récit de ses rêves passionnés; mais ces mots, articulés d'une voix si tendre, c'est devant son père qu'elle les a prononcés. Quel sens prêter à tous ces charmans témoignages, indices de pitié, d'intérêt, de dévouement? Ne lui en avait-elle pas donné des preuves bien avant cette entrevue, et quand leurs regards ne s'étaient pas rencontrés encore, que leurs paroles n'avaient jamais été échangées? Insensé! insensé! qui croit si facilement avoir place dans ce cœur qu'un sentiment de tendresse filiale emplit tout entier, et prend pour des palpitations d'amour les pudiques tressaillemens d'une vierge!
Qu'importe? il l'aime, lui; il veut l'aimer long-temps, toujours, et substituer à une idéalisation, désormais insuffisante, cette angélique réalité.
Cet amour, il le renfermera en lui-même: chercher à le faire partager serait un crime. Pourquoi vouloir empoisonner un si bel avenir? Ne sont-ils pas destinés à vivre séparés l'un de l'autre? elle, libre, heureuse, au milieu d'un monde où elle ne tardera pas à se choisir un époux; lui, seul, dans sa prison, où il doit rester avec Picciola et ses éternels souvenirs d'un instant?
Aussi, le parti de Charney est bien pris: dès ce jour, dès ce moment, il affectera l'insouciance auprès de Teresa, ou, du moins, il saura s'envelopper des faux semblans d'une amitié calme et tranquille! Malheur à lui, malheur à tous deux, si elle l'aimait!
Plein de ces beaux projets, quand il sortit de ses réflexions, il prêta l'oreille à des phrases vivement échangées entre Girhardi et sa fille.
Celle-ci s'abandonnait toute à l'idée de la prochaine délivrance de son père, et paraissait vouloir dissuader le vieillard, qui, soit feinte ou conviction, affirmait que l'année finirait sans doute avant sa captivité:
—Je connais les retards de cour; si peu de chose suffit pour suspendre la justice ou la bonne volonté des hommes puissants!
—S'il en est ainsi, dit la jeune fille, demain je retournerai à Turin, pour hâter l'exécution de leurs promesses.
—Qui nous presse tant? répondait Girhardi.
—Quoi! préférez-vous donc votre chambre étroite et obscure et cette vilaine cour à votre habitation et à vos beaux jardins de la Colline?
Cette apparente disposition de Teresa, l'espèce d'impatience qu'elle témoignait à s'éloigner de Fénestrelle, eût dû plaire à Charney, en lui prouvant qu'il n'était pas aimé, et que le danger redouté pour elle était loin d'être à craindre; cependant ce qui le servait si bien dans ses désirs le troubla au point de lui faire oublier tout-à-coup son rôle projeté. Il n'affecta ni insouciance, ni amitié calme et tranquille. En proie à un dépit douloureux, il ne put s'empêcher de le manifester; mais Teresa ne parut y prêter attention que pour plaisanter sur son silence et son air boudeur, et de nouveau elle reprit sa thèse pour prouver que, si le décret attendu tardait encore, elle devait au plus tôt se rendre auprès de Menou, et même auprès de l'empereur, à Paris même, s'il le fallait!
Elle, d'ordinaire si indulgente, si réservée, semblait soudainement dominée par un incompréhensible besoin de raillerie et de loquacité.
—Qu'as-tu donc, ce matin? lui disait son père, tout étonné de la voir se réjouir devant le pauvre captif, qu'ils allaient bientôt laisser derrière eux.
Charney ne savait que penser d'elle.
C'est que Teresa, de son côté, s'était livrée aux mêmes réflexions que Charney. Dans la journée de la veille, elle n'avait pas senti l'amour venir, mais elle avait compris qu'il était venu déjà depuis long-temps. Comme Charney, elle voulait bien l'accepter pour elle à ses risques et périls, mais, comme lui encore, elle le redoutait pour l'autre! Et cette joie d'aimer, cette crainte d'être aimée, la jetait dans ces contradictions avec elle-même, et dans cette activité de paroles où son cœur cherchait à s'étourdir.
Mais bientôt tous ces efforts, toute cette contrainte pour déguiser leurs vrais sentimens, tombèrent soudain d'eux-mêmes, des deux côtés à la fois. Doucement attentifs aux récits de Girhardi, qui leur racontait combien souvent il avait vu des prisonniers, dont la grâce était publiquement annoncée, en attendre vainement l'effet durant des mois entiers, ils se laissèrent persuader avec délice, avec transport: on eût dit que désormais et à toujours, cette prison devait leur servir d'asile, tant les projets se succédaient pour le lendemain et les jours suivans, et que réunis là, avec leur ange gardien, les captifs n'avaient plus à redouter qu'une seule chose, la liberté pour un seul!
Tous trois rassérénés, les philosophes reprirent leur entretien, Teresa sa broderie et ses joyeux propos.
Un pâle rayon de soleil égayait encore la cour et venait éclairer le visage de Teresa; le vent qui fraîchissait agitait légèrement les plis et les rubans de sa collerette, et, suspendant un instant son travail, le front renversé, secouant sa chevelure, elle semblait s'enivrer tout ensemble d'air, de lumière et de bonheur, quand tout-à-coup s'ouvre la petite porte du préau.
Le colonel Morand, suivi d'un officier et de Ludovic, vient signifier à Girhardi son acte de libération. Girhardi doit quitter la forteresse sur-le-champ; une voiture l'attend près du glacis de la place, et va le transporter à Turin, lui et sa fille!
À l'arrivée du commandant, Teresa s'était levée; elle retomba bientôt sur sa chaise, et, dans le regard qu'elle jeta alors sur Charney, celui-ci eût pu voir combien s'étaient rapidement effacés de ce noble visage les vives couleurs et les joyeux sourires. Mais Charney lui-même, resté sur le banc, se tenait le front baissé, tandis qu'on donnait à Girhardi communication des papiers qui le réhabilitaient dans son honneur et le rendaient à la liberté. Les préparatifs du départ ne pouvaient être longs.
Déjà Ludovic était descendu de la chambre de l'ex-prisonnier, avec la malle contenant ses effets. L'officier l'attendait pour l'accompagner jusqu'à Turin. L'heure de la séparation avait sonné. Teresa se leva de nouveau, et parut s'occuper du soin de serrer sa broderie dans son sac, de ranger sa collerette; puis elle essaya de se ganter... elle n'en put venir à bout.
Charney alors, s'armant de résolution, s'avança vers Girhardi et lui ouvrit les bras:
—Adieu, mon père!
—Mon fils! mon cher fils! balbutia son vieux compagnon... du courage! comptez sur nous... Adieu! adieu!
Il le pressa quelque temps contre sa poitrine, et tout-à-coup, mettant fin à cette étreinte, il se tourna vers Ludovic, et, pour mieux cacher son émotion, lui fit quelques dernières recommandations inutiles, au sujet de celui qu'il laissait seul. Ludovic ne répondit rien; mais il offrit son bras au vieillard, car il avait besoin d'un appui.
Pendant ce temps, Charney s'était approché de Teresa pour prendre aussi congé d'elle. Une main sur le dossier de sa chaise, l'œil fixé vers la terre, elle restait rêveuse, immobile, en place, comme si jamais elle n'eût dû quitter ce séjour. Quand elle vit Charney près d'elle, sortant de sa rêverie, elle le considéra quelques instans sans rien dire. Il était pâle et défait, et les paroles aussi semblaient manquer à sa poitrine. Soudain la jeune fille, oubliant ses résolutions, étendit son bras vers la plante du captif:
—C'est notre Picciola que je prends à témoin, dit-elle...
Elle n'en put articuler davantage.
Une de ses mitaines de soie, qu'elle tenait à la main, tomba; Charney la ramassa, déposa un baiser dessus, et la lui rendit silencieusement.
Teresa prit la mitaine, s'en essuya les pleurs qui venaient de jaillir abondamment de ses yeux, et, la rejetant aussitôt à Charney, avec un dernier regard d'amour, avec un dernier sourire d'espérance:
—Au revoir! lui cria-t-elle; et elle entraîna son père hors de la petite cour.
Le comte les avait suivis des yeux: ils étaient partis, la petite porte s'était refermée depuis long-temps entre eux et lui, qu'il demeurait comme pétrifié, le regard en arrêt de ce côté, et que sa main pressait encore convulsivement sur son cœur la petite mitaine de Teresa.
CONCLUSION.
Un philosophe a dit que la grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie; il l'eût pu dire également de la fortune, du bonheur, et de toutes ces jouissances si douces dont l'âme prend facilement l'habitude.
Jamais le prisonnier n'avait tant apprécié la sagesse de Girhardi, les vertus et les charmes de sa fille, que depuis le départ de ses deux hôtes. Un profond accablement succéda pour lui à l'enivrement d'un jour. Les efforts de Ludovic, les soins que réclamait Picciola, ne suffisaient plus même à le distraire; cependant ces germes de force et de moralisation, puisés au sein de ses douces études, fructifièrent enfin, et l'homme abattu se releva.
Dans la lutte, son âme s'était complétée. Il avait d'abord béni sa solitude, qui lui permettait de s'entretenir en lui-même de ces amis absens; plus tard, il vit avec joie quelqu'un venir s'asseoir sur le banc où la place du sage vieillard restait vide.
De ces nouveaux compagnons, le premier et le plus assidu fut le chapelain de la prison, ce bon prêtre qu'il avait autrefois repoussé si durement. Averti, par Ludovic, de la sombre tristesse à laquelle était en proie le prisonnier, il se présenta, oublieux du passé, pour offrir ses consolations, et on les accueillit avec reconnaissance. Mieux disposé envers les hommes, Charney ne tarda pas d'aimer celui-ci, et le siége rustique redevint encore le banc des conférences. Le philosophe exaltait les merveilles de sa plante, celles de la nature, et répétait les leçons du vieux Girhardi; le prêtre, sans entrer dans la discussion des dogmes disait la sublime morale du Christ, et tous deux se fortifiaient en s'appuyant l'un contre l'autre.
Le second visiteur, ce fut le commandant de la forteresse, le colonel Morand. Vu de près, il était assez bon homme, avait le cœur militairement placé, c'est-à-dire qu'il ne tourmentait son monde que par ordre: il réconcilia presque Charney avec les tyrans subalternes.
Enfin, Charney dut bientôt faire ses adieux à l'abbé comme au colonel. Un beau jour, quand il s'y attendait le moins, les portes de la prison s'ouvrirent aussi pour lui!
À son retour d'Austerlitz, Napoléon, importuné par Joséphine, qui de son côté peut-être avait de même quelqu'un intercédant auprès d'elle en faveur du prisonnier de Fénestrelle, se fit rendre compte de la saisie opérée chez celui-ci. On apporta devant l'empereur les linges manuscrits, jusque là déposés aux archives du ministère de la justice; il les parcourut lui-même, et après un mûr examen, déclara hautement que le comte de Charney était un fou, mais un fou désormais peu dangereux:—Celui qui a pu ainsi prosterner sa pensée devant un brin d'herbe, dit-il, peut faire un excellent botaniste et non plus un conspirateur. Je lui accorde sa grâce; qu'on lui rende ses biens, et qu'il les cultive lui-même, si tel est son bon plaisir!
Charney, à son tour, quitta donc Fénestrelle! mais il n'en partit pas seul. Pouvait-il se séparer de sa première, de sa constante amie? Après l'avoir fait transplanter dans une large caisse, bien garnie de bonne terre, il emporte, triomphant, avec lui, sa Picciola! Picciola, à qui il doit la raison; Picciola, qui lui a sauvé la vie; Picciola, dans le sein de laquelle il a puisé ses croyances consolantes; Picciola, qui lui a fait connaître l'amitié et l'amour; Picciola enfin, qui vient de le rendre à la liberté!
Et comme il allait franchir le pont-levis de la forteresse, une main rude et large se tendit tout-à-coup vers lui:—Signor conte, disait Ludovic en étouffant une grosse émotion, donnez-moi votre main; maintenant nous pouvons être amis, puisque vous partez, puisque vous nous quittez, puisque nous ne nous verrons plus!... Dieu merci!
Charney lui sauta au cou:—Nous nous reverrons encore, mon cher Ludovic! Ludovic, mon ami! Et après l'avoir embrassé, lui avoir pressé la main vingt fois, il sortit de la citadelle.
Il avait traversé l'esplanade, laissé derrière lui la montagne sur laquelle est située la forteresse, franchi le pont jeté sur le Clusone, et tournait déjà le chemin de Suze, qu'une voix s'élevait encore, criant du haut des remparts:
—Adieu, signor conte! adieu, Picciola!
Six mois après, un riche équipage s'arrêta devant la prison d'état de Fénestrelle. Un voyageur en descendit et demanda Ludovic Ritti. C'était l'ancien captif, qui venait faire une visite à son ami le geôlier. Une jeune dame s'appuyait tendrement des deux bras sur le bras du voyageur. Cette jeune dame c'était Teresa Girhardi, comtesse de Charney. Ensemble, ils visitèrent le préau, et la chambre naguère habitée par l'ennui, l'incrédulité, la désillusion! De toutes les sentences désespérées qui avaient sillonné les blanches parois, une seule restait:
—Science, esprit, beauté, jeunesse, fortune, tout, ici-bas, est impuissant à donner le bonheur.
Teresa ajouta:—Sans l'amour!
Un baiser que Charney déposa sur son front confirma ce qu'elle venait d'écrire.
Le comte était venu prier Ludovic d'être parrain de son premier enfant, comme il l'avait été de Picciola; et des signes ostensibles chez la comtesse annonçaient assez que Ludovic devait se tenir prêt vers la fin de l'année.
Leur mission accomplie, les deux époux retournèrent à Turin, où les attendait Girhardi, dans leur beau domaine de la Colline.
Près de son logis particulier, au sein d'une riche plate-bande, éclairée, réchauffée par les rayons du soleil levant, Charney avait fait déposer sa plante, qu'aucune autre ne venait gêner dans son développement. Par son ordre, nulle main étrangère ne devait s'occuper d'elle, de sa culture, de son bien-être. Il l'avait défendu! Lui seul y devait veiller. C'était une occupation, un devoir, un acquit, imposés à sa reconnaissance.
Que les jours alors s'écoulaient rapidement! Entouré de jardins immenses, aux bords d'un fleuve, sous un beau ciel, Charney savourait la vie des heureux de ce monde. Le temps ajoutait un nouveau charme, une nouvelle force à tous ses liens; car l'habitude, comme le lierre de nos murailles, cimente et consolide ce qu'elle ne peut détruire. L'amitié de Girhardi, l'amour de Teresa, les bénédictions de ceux qui vivaient sous son toit, rien ne manquait à son bonheur; et le moment arriva où ce bonheur allait s'accroître encore. Charney devint père!
Oh! alors son cœur déborda de félicité. Sa tendresse pour sa fille sembla redoubler celle qu'il portait à sa femme. Il ne se laissait point de les contempler, de les adorer toutes deux. Se séparer d'elles un moment, lui était un supplice!
Dans ce temps, Ludovic arriva pour tenir sa promesse: il voulut visiter d'abord sa première filleule, celle de la prison. Mais, hélas! au milieu de ces transports d'amour, de ces prospérités qui remplissaient l'habitation de la Colline, la source de toutes ces joies, de tout ce bonheur, la povera Picciola était morte... morte faute de soins!
FIN.