Picciola
C'est mon métier
Mieux vaut ça qu'être prisonnier.
VIII.
Le même jour et le jour suivant, un abattement extrême, suite naturelle des grandes crises et d'une transpiration abondante, rendit Charney presque incapable de se mouvoir et de penser; mais dès le troisième jour, une amélioration sensible était survenue; et si, avec sa faiblesse, il lui fallait encore garder le lit, du moins il entrevoyait, dans un terme assez rapproché, l'instant où il pourrait se lever, marcher, reprendre sa promenade ordinaire, et revoir sa compagne et sa libératrice.
Car toutes ses idées se dirigent vers elle. Il ne peut s'expliquer par quelles circonstances singulières cette faible végétation, jetée sous ses pas, dans la cour de sa prison, l'a guéri de son ennui, lui que l'éclat du monde et de la fortune n'avait pu distraire; l'a arraché à la mort, lui que la science humaine y avait condamné. Dans l'impuissance où il se trouve d'appliquer les forces de sa raison pour éclaircir ce point mystérieux, c'est avec un sentiment de superstition qu'il s'attache de plus en plus à sa Picciola. Sa reconnaissance pour cet être inerte, insensible, ne peut se baser sur rien de réfléchi et d'intentionné; il éprouve cependant un besoin de lui donner son affection, en échange des biens qu'il lui doit. Où la raison ne peut, l'imagination travaille. La sienne s'exalte; et son amour pour Picciola devient bientôt un culte.
Il se persuade qu'un lien surnaturel les enchaîne l'un à l'autre; qu'il existe ainsi dans la matière de secrètes attractions, d'incompréhensibles sympathies qui rapprochent l'homme de la plante. Celui qui refuse encore de proclamer Dieu va tomber peut-être dans les croyances puériles de l'astrologie judiciaire. Picciola, c'est son étoile, sa madone, son talisman!
Pourquoi a-t-on vu des hommes, illustres par leur science ou par leur génie, dénier la Providence, et se montrer en même temps atteints d'idées superstitieuses? C'est que, aveuglés par l'orgueil humain, ils voulaient tout s'attribuer à eux-mêmes de leur gloire ou de leur force; mais le sentiment instinctif, religieux, qu'ils étouffaient dans leur cœur, détourné alors de ses véritables voies, se faisait jour malgré eux, tout en subissant l'empreinte bizarre de leurs pensées. L'hommage qu'ils arrêtaient dans son essor vers le ciel retombait sur la terre. Ils prétendaient juger et non croire; et leur génie, étroit dans sa grandeur, rétrécissant l'horizon devant eux, ne leur permettait de saisir que quelques-unes des combinaisons du Grand-Tout. Ils négligeaient l'ensemble pour le détail, parce que ce détail isolé, ils croyaient pouvoir le mesurer et le soumettre à l'analyse de leur raison, n'apercevant pas les points de suture qui le reliaient au reste du monde créé; car la création, la terre, le ciel, les hommes, les astres, l'univers tout entier, ne sont-ils pas un seul être, immense, complet, varié à l'infini, qui vit et palpite sous la main puissante de Dieu?
Ainsi Charney, l'imagination encore excitée par la fièvre peut-être, ne voit que Picciola dans la nature; et, pour lui trouver des analogues, il réveille sa mémoire puissante, et lui demande l'histoire des plantes miraculeuses, depuis le moly d'Homère, le palmier de Latone, le frêne d'Odin, jusqu'à l'herbe d'or qui s'illumine devant le paysan breton, ou la fleur d'épine qui sauve des mauvaises pensées les bergères de la Brie. Il se rappelle le figuier Rumine des Romains, le Teutatès des Celtes, adoré sous la figure d'un chêne; la verveine des Gaulois, le lotus des Grecs, les fèves des pythagoriciens, la mandragore des prêtres hébreux. Il se rappelle le campac azuré des Persans, qui ne croît pour eux que dans le Paradis; l'arbre Touba, ombrageant le trône céleste de Mahomet; le magique Camalata, le verdoyant Amrita, auxquels les Indiens voient suspendus des fruits d'ambroisie et de volupté. Il attache enfin un sens symbolique à cet usage des Japonais, donnant pour pièdestal à leurs divinités des héliotropes ou des nénuphars, et faisant naître l'amour dans le sein d'une corolle. Il admire ce religieux scrupule des Siamois, qui va jusqu'à défendre d'attenter à l'existence de certaines plantes, et les protége même contre la mutilation. Ce qui autrefois excitait sa raillerie et ses mépris, sans doute, et ravalait la faible humanité devant lui, aujourd'hui la relève à ses yeux; car il sait quels graves enseignemens peuvent sortir d'une tige ou d'un rameau; et dans les coutumes de l'idolâtrie il ne veut plus voir que le sentiment de gratitude qui leur a donné naissance.
Il entend Charlemagne, législateur et philosophe, du haut de son trône occidental, recommander à ses peuples la sainte culture des fleurs. Il en vient jusqu'à comprendre la vive tendresse que Xerxès, au rapport d'Élien et d'Hérodote, ressentit pour un platane, le caressant, le pressant dans ses bras, dormant avec délices sous son ombre, le décorant de bracelets et de colliers d'or, et se désolant lorsqu'il lui fallut le quitter!
Déjà en pleine convalescence, absorbé par ses pensées, Charney était un matin dans sa chambre, dont prudemment il n'avait pas franchi le seuil depuis sa maladie, lorsque sa porte s'ouvrant tout-à-coup, Ludovic, la figure radieuse, s'élance vers lui.
—Elle est en fleur! Picciola, Piccioletta, figlioccia mia!
—En fleur! s'écrie Charney. Je veux la voir!
En vain l'honnête geôlier lui remontra qu'il y aurait imprudence peut-être à sortir si tôt, qu'il fallait patienter un jour ou deux, que la matinée n'était pas assez avancée, que l'air était frais, qu'une rechute fait rarement grâce: tout fut inutile. La seule chose qu'il put obtenir, c'est que le prisonnier se contiendrait une heure encore, afin que le soleil se trouvât de la fête.
Cette heure, qu'elle se traîne lentement! et cependant il l'occupe du mieux qu'il peut. D'abord, pour la première fois depuis sa captivité, il songe à sa toilette. Oui, à sa toilette, à sa parure, en l'honneur de Picciola, de Picciola en fleur! Ses vêtemens étaient poudreux, ses cheveux en désordre, sa barbe longue. Il approprie tout cela. Un miroir, jusqu'à cet instant oublié dans sa précieuse cassette, en est tiré; il se rase soigneusement, il se rase pour la voir en fleur! C'est sa sortie de convalescence, la visite du malade à son médecin, de l'obligé à sa bienfaitrice, de l'amant à sa maîtresse! Et lorsqu'il s'est ajusté, les yeux fixés sur la glace, il s'étonne de se trouver, malgré sa maladie récente, le regard moins terne, les traits moins abattus, le front moins ridé qu'autrefois. Il se souvient qu'il est jeune encore, et comprend que s'il y a des pensées amères et vénéneuses, qui flétrissent jusqu'à leur enveloppe, il en est d'autres douées du pouvoir de la raviver.
Au moment précis, Ludovic se présenta. Il soutint le comte pour l'aider à descendre les hauts degrés de l'escalier tournant et massif; et quand celui-ci entra dans la petite cour, soit l'influence de l'air pur et de la lumière du ciel, soit le privilége de ces facultés vives et neuves dont sont redoués les convalescens, il lui semble que les émanations de sa fleur ont tout embaumé autour de lui, et c'est à elle qu'il attribue les douces et fraîches impressions du bien-être qu'il ressent.
Cette fois, Picciola se montrait dans tout le prestige de sa beauté: elle étalait à ses yeux sa corolle nuancée et brillante; le blanc, le pourpre et le rose se confondaient sur ses larges pétales bordés de petits cils argentés, entre lesquels se brisait un rayon du soleil, qui faisait scintiller autour de la fleur comme une lumineuse auréole. Charney la contemple avec transport; il craint de la ternir de son souffle, ou de la flétrir en y portant la main. Il ne songe plus à l'analyser, à l'étudier; il l'admire, il la savoure de la vue et de l'odorat. Mais bientôt une autre idée vient le distraire de celle-là, et ce n'est plus sur la fleur que s'arrêtent ses regards. Il a vu les traces de la mutilation sur sa Picciola; des rameaux abattus, des feuilles à demi déchirées par le contact des ciseaux. Les cicatrices n'en sont pas encore fermées. Il sent alors qu'il lui doit la vie, et ses bienfaits lui font oublier son éclat et ses parfums.
IX.
Par ordonnance des médecins, le convalescent eut le droit, les jours suivans, de jouir de la promenade de sa cour aux heures qui lui conviendraient, et de la prolonger même selon ses désirs. Ce fut alors qu'il put reprendre avec ardeur ses études commencées.
Dans l'intention de relater par écrit les observations faites sur sa plante, depuis le premier jour jusqu'au moment présent, il tenta de séduire Ludovic, afin de se procurer par lui encre, plumes et papier. Il s'attendait à le voir froncer d'abord le sourcil, prendre son air d'importance, se faire long-temps prier, et céder enfin, soit par l'intérêt qu'il portait à son malade et à sa filleule, soit par l'espoir du gain; car cette fois il s'agissait de fourniture.
Il n'en fut pas ainsi. Ludovic prit tout d'abord la proposition gaiement.
—Comment donc! signor conte, rien n'est plus facile!—dit-il en bourrant légèrement sa pipe, et se détournant pour en tirer quelques aspirations, afin de l'empêcher de s'éteindre; car il cessait toujours de fumer devant Charney, qu'incommodait l'odeur du tabac.—Je suis loin de m'y opposer. Mais tous ces petits outils-là sont de ceux qui restent sous la clef du gouverneur et non sous la mienne. Si vous voulez avoir de quoi écrire, adressez-lui più presto une belle pétition sur l'objet, et ça pourra se faire.
Charney sourit, et ne se découragea pas.
—Mais pour écrire cette pétition, mon cher Ludovic, il me faudrait d'abord ce que je demande: encre, plumes et papier!
—C'est juste, signor conte, c'est juste. J'ai tiré l'âne par la queue pour le faire marcher plus vite, répliqua le geôlier. Voilà comme la chose d'une pétition se pratique d'ordinaire,—ajouta-t-il d'un air entendu, la tête à demi renversée et les bras croisés derrière le dos. Je vais trouver le gouverneur, et je lui dis que vous avez à lui adresser une demande, sans m'expliquer sur quoi... Ça ne me regarde pas; ça le regarde, et ça vous regarde. S'il ne peut venir lui-même en causer avec vous, il vous envoie un homme à lui. Cet homme vous remet une plume, un papier timbré et paraphé, une seule feuille; vous écrivez dessus, lui présent; il cachète ça devant vous; vous lui rendez la plume; il emporte la lettre, et tout est dit.
—Mais, Ludovic, ce n'est point du gouverneur que je veux tenir tout cela, c'est de vous!
—De moi, mordious! Vous ne connaissez donc pas ma consigne? dit le geôlier, reprenant tout-à-coup son air rude et sévère.
Il tira une longue bouffée de sa pipe, l'exhala lentement, comme pour tenir le comte à distance, fit un demi-tour à droite, et sortit. Et le lendemain, quand Charney revint à la charge, il se contenta de cligner de l'œil et de hocher la tête.
Trop fier pour s'humilier devant le gouverneur, mais trop désireux d'accomplir ses projets pour les abandonner si vite, avec un cure-dent le prisonnier fit une plume; son rasoir lui tint lieu de canif; de la suie délayée dans de l'eau, un flacon doré de sa cassette lui servirent d'encre et d'encrier; et de blancs et fins mouchoirs de batiste, restes de sa splendeur passée, lui tinrent lieu de papier. C'est ainsi que Charney, séparé de Picciola, pouvait encore s'occuper d'elle en écrivant le résultat de ses observations.
Qu'il en fit de douces, d'étonnantes! qu'il eût ressenti de plaisir à les communiquer à une oreille attentive! Son voisin, l'attrapeur de mouches, lui semblait digne de recevoir ses confidences: cette figure, trouvée par lui d'abord si maussade, si refrognée, il l'avait vue depuis s'épanouir avec bonté, et briller même de ce genre d'éclat que donne une vive intelligence. Quand, de sa petite fenêtre, le vieillard promenait sur lui et sur Picciola son regard demi-curieux, demi-rêveur, Charney se sentait attiré par ce regard. Un geste de la main, un sourire avaient même déjà été échangés entre eux; mais le régime de la prison leur interdisait à tous deux de s'adresser la parole, même pour se demander des nouvelles de leur santé; et le grand explorateur des merveilles de la nature dut garder pour lui seul ses précieuses découvertes.
Au nombre de celles-ci, il faut citer la propriété singulière qu'il surprit dans sa fleur de se tourner vers le soleil et de lui faire face pendant toute la durée de son cours pour mieux aspirer ses rayons; et quand le soleil se cachait derrière les nuages et que la pluie menaçait, elle s'abritait aussitôt sous ses pétales recourbés, comme le vaisseau pliant ses voiles devant l'orage.
—La chaleur lui est-elle donc tant nécessaire? pensait Charney; et pourquoi?... Pourquoi aussi craint-elle même une légère ondée, qui la rafraîchirait?... Oh! j'ai confiance en elle maintenant; elle me l'expliquera.
Picciola avait déjà été pour lui une pharmacie bien faisante; elle pouvait au besoin lui servir de boussole et de baromètre; elle allait lui tenir lieu d'horloge.
À force de savourer ses parfums, il crut remarquer qu'ils variaient vers certaines époques de la journée. Ce phénomène lui parut être d'abord une illusion de ses sens; mais des expériences réitérées lui en démontrèrent la réalité, et il en vint à désigner avec certitude l'heure du jour, d'après l'odeur de sa plante.1
[1] Le botaniste anglais Smith a remarqué les mêmes propriétés dans l'Antirrinum repens (la linaire rayée), Flore britannique, t. II, p. 658.
Les fleurs s'étaient multipliées, et, vers le soir surtout, Picciola répandait ses émanations les plus douces. Aussi combien alors l'heureux captif aimait à se rapprocher d'elle! Au moyen de quelques planches dues à la munificence de Ludovic, il avait construit un petit banc appuyé sur quatre solides bûchettes épointées à leur extrémité, et enfoncées dans les interstices du pavage. Un dossier raboteux lui prêtait son appui, lorsqu'il voulait penser et s'oublier, en vivant dans l'atmosphère de sa plante. Là il se sentait plus à l'aise qu'il ne s'était jamais senti sur ses riches canapés de soie, et il y passait parfois des heures entières, méditant en s'enivrant de parfums, rappelant en lui-même les jours de sa jeunesse, écoulés sans plaisirs et sans affections, perdus au milieu de vaines chimères, dans un désenchantement prématuré.
Il arrivait souvent qu'à la suite de ces examens faits en arrière, il tombait dans de profondes rêveries, participant à la fois de la veille et du sommeil, dans une espèce d'engourdissement apathique du corps, pendant lequel son imagination surexcitée peuplait la cour de sa prison de songes délicieux.
Il se retrouvait alors à ces mêmes fêtes où naguère l'ennui l'avait poursuivi, où il prodiguait à tous des plaisirs et du bonheur dont il ne savait pas prendre sa part.
Il voyait, par une soirée d'hiver, s'illuminer spontanément la façade de son ancien hôtel de la rue de Verneuil. Le bruit de mille voitures retentissait à son oreille; à la clarté des torches, elles entraient dans sa cour circulaire, et chacune d'elles jetait tour à tour sur les marches de son péristyle, couvert de tapis et décoré de tentures, les Merveilleuses en renom, empaquetées dans d'épaisses fourrures, sous lesquelles frisonnait la soie; des Incroyables, au feutre pointu, à la haute cravate, aux jarrets enrubanés; des artistes célèbres, au col nu, aux cheveux courts, au costume semi-grec, semi-français; et des généraux empanachés et ceinturés aux trois couleurs; et des savans, et des hommes de lettres, avec ou sans collets verts. Un monde de valets se montrait partout à la fois, narguant, sous leurs nouvelles livrées, les décrets de la république conventionnelle, passée de mode.
Dans ses salons, il retrouvait, pêle-mêle, confondues, toutes les illustrations, toutes les bizarreries de l'époque. La toge et la chlamyde s'y frottaient en passant contre le frac et la soubre-veste; les escarpins à rosettes, les bottes galonnées ou éperonnées y glissaient sur le parquet en même temps que la calige et le cothurne. Hommes de loi, hommes de plume, hommes d'épée, hommes d'argent, ministres et fournisseurs, artistes et gouvernans tourbillonnaient côte à côte dans ce tohu-bohu du Directoire. Un acteur s'y montrait près d'un membre de l'ancien clergé; un ci-devant noble près d'un ci-devant pauvre; l'Aristocratie et la Démocratie s'y donnaient la main; la Richesse et la Science s'y promenaient bras-dessus bras-dessous. C'était la société renaissante, raillant autour d'un centre commun toutes ses parties, dont chacune se sentait trop faible pour faire un monde à part. On remettait la scission à un autre temps. Ainsi font les enfans de classes diverses, que l'âge et le besoin du plaisir rassemblent; en grandissant, ils s'éloignent peu à peu de leurs compagnons de jeux, entraînés qu'ils sont, à leur insu, par la puissante attraction du système d'ordre social.
Charney contemplait en souriant cette bigarrure de mœurs, d'états et de costumes. Ce qui avait été pour lui autrefois une source amère et féconde de pensées méprisantes pour l'humanité tout entière, ne soulevait plus dans son sein qu'une légère moquerie contre ces années de folie et de vains essais.
Soudain de brillans orchestres éclatent en mesures vives, variées et stridentes, et la fête prend son vol! Charney reconnaît les airs qu'il a entendus déjà; mais l'impression qu'il en reçoit est bien plus active sur ses sens. La lueur scintillante des lustres, leurs reflets prismatiques dans les glaces, dans les cristaux, l'air chaud et embaumé d'une salle de bal ou de festin, la saveur des mets, la gaieté pétulante des convives, les groupes bondissans des valseurs, qui le frôlent en passant, les propos légers et frivoles qui se croisent, qui se heurtent autour de lui, les rires qui retentissent, tout lui fait éprouver une impression de joie ineffable, qu'il n'a jamais connue.
Puis des femmes, à la taille élégante et svelte, aux blanches épaules, au col de cygne, parées d'étoffes somptueuses, de gazes striées d'or, étincelantes de pierreries, se montrent devant ses pas, et le saluent en lui souriant. Il les reconnaît. C'étaient les conviées ordinaires et l'ornement de ses splendides soirées, alors que, riche et libre, on le citait comme un des heureux de la terre. Là brillaient sans rivales la fière Tallien, vêtue à la grecque, et portant des joyaux et des bagues de prix jusque dans les doigts de ses beaux pieds nus, à peine emprisonnés dans de légères sandales dorées; la charmante Récamier, qu'Athènes eût divinisée; enfin la douce et touchante Joséphine, ci-devant comtesse de Beauharnais, qui, à force de grâces, passait souvent pour la plus belle des trois. Même auprès d'elles, d'autres encore se faisaient remarquer, éblouissantes de fraîcheur, de coquetterie et de parure! Qu'aujourd'hui Charney les trouve jeunes et jolies! Que leurs regards ont bien plus d'attraction et de douceur qu'autrefois! Qu'il se sentirait heureux de pouvoir faire un choix parmi tant de femmes brillantes!
Il l'essaie; et, après avoir erré indécis de l'une à l'autre, tout-à-coup, au milieu de leur foule, il en distingue une, mais non plus aux épaules découvertes et aux parures de diamans.
Simple dans sa mise et dans son maintien, elle baisse timidement le front et craint de se montrer. Pourtant elle est belle aussi! C'est une jeune fille vêtue de blanc, n'ayant pour ornement que sa grâce naïve et la rougeur qui colore ses joues. Charney ne l'a jamais vue, et, à mesure qu'il la contemple, les autres s'effacent et disparaissent. Bientôt elle se trouve seule; il peut l'examiner à loisir, et l'émotion le gagne en attachant ses yeux sur elle. Mais combien son émotion redouble en remarquant dans sa noire chevelure une fleur! Cette fleur... c'est celle de sa plante! la fleur de sa prison! Il tend les bras vers la jeune fille; mais soudain tout se trouble à sa vue, tout s'agite autour de lui; une dernière fois, les orchestres du bal se font entendre avec un redoublement de force; puis la jeune fille et la fleur semblent se perdre l'une dans l'autre; les feuilles étalées, les corolles ouvertes et embaumées se multiplient autour de la jolie figure, et la cachent bientôt entièrement.
Déjà les murs du salon, dépouillés de leurs tentures, s'obscurcissent, et n'offrent plus aux regards de Charney qu'une sorte de vapeur nuageuse. Le lustre, s'éteignant graduellement, se détache du plafond, décrit tout-à-coup une courbe de lumière, et va rayonner mourant à l'extrémité inférieure du nuage. De lourds pavés remplacent le parquet luisant et sonore. C'est la froide raison qui revient au milieu du délire; c'est le souvenir qui tue l'illusion; la vérité qui tue le songe.
Le prisonnier ouvre les yeux. Il est sur son banc, les pieds sur le pavé de son préau; sa fleur est devant lui, et le soleil se couche à l'horizon.
Les premières fois qu'il se trouva en proie à cette espèce de vertige, il restait frappé d'étonnement, en pensant que c'était toujours lorsqu'il siégeait sur son banc rustique et près de sa plante que ces doux songes lui arrivaient. Rien pourtant n'était plus naturel que les effets qu'il venait d'en éprouver. Lui-même se les expliqua, en se rappelant que les douces émanations gazeuses qui s'exhalent des fleurs peuvent causer parfois une légère et voluptueuse asphyxie. Alors, émerveillé, il comprend tous les rapports existant entre lui et sa plante, l'influence presque magique exercée par elle sur lui, et que ces fêtes brillantes auxquelles il vient d'assister, c'est Picciola qui les lui donne!
Mais cette jeune fille modeste et candide, dont la présence inattendue le jeta dans un trouble étrange et plein de charme, qui est-elle? l'a-t-il déjà vue? Et, comme ces autres femmes, n'est-ce là qu'un souvenir de son temps passé? Sa mémoire cependant ne lui rappelle rien de semblable. Si c'était, au contraire, une révélation de l'avenir! Mais a-t-il un avenir, et doit-il croire aux révélations? Non! la jeune fille à la robe blanche, à la pudique rougeur; la jeune fille, à la fois si simple et si attrayante, qui fit pâlir et s'éclipser ses brillantes rivales, c'est Picciola! Picciola personnifiée et poétisée dans un songe! Eh bien! c'est elle qu'il doit aimer, c'est elle qu'il aimera! Il saura sans peine se remémorer sa taille gracieuse et les traits ingénus qu'elle avait revêtus alors. C'est désormais avec cette douce image qu'il bercera ses rêveries, qu'il remplira les vides de son cœur et de son cerveau; du moins, elle pourra le comprendre, lui répondre, venir s'asseoir près de lui, marcher près de lui, le suivre, lui sourire, l'aimer! elle vivra de sa vie, de son souffle, de son amour; il lui parlera dans sa pensée, et fermera les yeux pour la voir. Ils ne seront qu'un, et il sera deux!
Ainsi le captif de Fénestrelle à ses études chéries faisait succéder le charme non moins enivrant des illusions, et entrait de plus en plus dans cette sphère de poésie, d'où l'on sort comme l'abeille du sein des fleurs, tout parfumé et avec sa récolte de miel. À côté de sa vie positive, il avait sa vie d'imagination, complément de l'autre, et sans laquelle l'homme ne jouit qu'à moitié des bienfaits du Créateur.
Maintenant, son temps se partage entre Picciola plante et Picciola jeune fille. Après le raisonnement et le travail, il a le plaisir et l'amour.
X.
Poursuivant ses expériences investigatrices sur la floraison, Charney s'extasiait chaque jour devant les prodiges réguliers de la nature. Mais ses yeux étaient inhabiles à pénétrer dans ces mystères si déliés, insaisissables à la vue. Il s'irritait de son impuissance, lorsque Ludovic lui remit, de la part de son voisin le conspirateur italien, une forte lentille de verre, à l'aide de laquelle celui-ci avait pu nombrer huit mille facettes oculaires sur la cornée d'une mouche. Charney tressaille de joie. Grâce à cet instrument, les parties les moins perceptibles de la plante saillissent tout-à-coup à ses regards, en centuplant leur volume ordinaire. Alors, il marche ou croit marcher à grands pas dans la route des découvertes! Il a détaillé, analysé l'enveloppe externe de sa fleur; il a cru deviner que ces brillantes couleurs des pétales, leur forme, leurs taches de pourpre, ces bandes de velours ou de satin moiré qui garnissent leur base ou festonnent leurs contours, n'étaient pas là seulement pour récréer la vue par le spectacle de leur beauté, mais aussi pour diviser ou réfléchir les rayons du soleil, atténuer leur force ou l'augmenter, selon le besoin qu'en avait la fleur, accomplissant le grand acte de la fructification. Ces plaques luisantes et vernissées, avec leur éclat de porcelaine, ce sont sans doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbans chargés d'aspirer l'air, la lumière et les vapeurs humides, pour la nourriture des graines; car, sans lumière, pas de couleur; sans air et sans chaleur, pas de vie! Humidité, chaleur, lumière, voilà donc de quoi se composent les végétaux, ces merveilles de la terre, et voilà aussi ce qu'ils doivent restituer lorsqu'ils meurent.
À son insu, souvent, durant ces heures d'étude et d'extase, Charney avait deux spectateurs attentifs qui le suivaient dans tous ses mouvemens, et, par sympathie, prenaient part à ses émotions: Girhardi et sa fille.
Celle-ci, élevée par un père profondément religieux, vivant d'une vie contemplative et solitaire, présentait une de ces natures formées de toutes les saintes exaltations réunies. Avec sa beauté, ses vertus, les grâces de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer d'adorateurs; douée d'une sensibilité profonde et expansive, elle semblait plus qu'une autre devoir connaître les affections tendres; mais si quelques légers penchans ont autrefois, au milieu des fêtes de Turin, troublé un instant la sérénité de son âme, la captivité de son père les a tout d'abord absorbés dans une grande douleur.
Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-là qui s'offrirait à ses regards avec l'éclat du bonheur, elle qui, dans son double culte filial et religieux, voit son Dieu sur la croix, et son père en prison! Non que la jolie Turinaise s'abandonne facilement à la tristesse et à la mélancolie! Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses sacrifices lui laissent une joie au cœur; mais est-ce donc près des heureux du monde qu'elle peut se plaire? Là où elle va sécher une larme et réveiller un sourire, là est sa place, là son orgueil, là son triomphe! Cette tâche si belle, c'est près d'un seul qu'elle l'a remplie jusqu'à ce jour. Mais depuis qu'elle voit Charney, elle se sent prise à la fois pour lui d'intérêt et de compassion. Il est captif comme son père et près de son père! Il n'a plus à aimer dans le monde qu'une pauvre plante, et il l'aime tant! Certes, la figure du prisonnier, son front noble, sa taille élégante, aident peut-être un peu à la pitié de la jeune fille; mais si elle l'avait connu au temps de sa fortune, dans ce temps où de faux dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne l'eût point distingué des autres. Ce qui la charme en lui, c'est son isolement, son désastre, sa résignation. Elle lui a voué d'instinct son amitié, son estime même; car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur au nombre des vertus.
L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne action à faire, que timide devant un regard à affronter, trop oublieuse peut-être du danger, sans cesse encourage, aiguillonne son père dans ses bonnes intentions vis-à-vis de Charney.
Un jour enfin, Girhardi se montrant à sa fenêtre, ne se contente pas de saluer le comte de la main, selon son habitude; il lui fait signe d'approcher le plus possible, et modérant les éclats de sa voix, comme dans une grande appréhension d'être entendu d'un autre, il entame avec lui le dialogue suivant:
—J'ai peut-être une bonne nouvelle à vous donner, monsieur.
—Et moi, monsieur, j'ai des remercîmens à vous faire pour ce microscope que vous avez daigné me prêter.
—Je n'ai même pas eu le mérite de l'idée; c'est ma fille qui m'y a fait songer.
—Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde la faveur de la voir?
—Oui, je suis père, et j'en rends grâces à Dieu chaque jour; car ma pauvre enfant, c'est un ange! Elle a pris un grand intérêt à vous, mon cher monsieur, lorsque vous étiez malade, et depuis, en vous voyant prodiguer tant de soins à votre fleur. Vous-même, ne l'avez-vous donc pas aperçue parfois à ce grillage?
—En effet... je crois...
—Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous faire part de la grande nouvelle. L'empereur va se rendre à Milan, où il doit être sacré roi d'Italie.
—Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera plus que jamais votre maître et le mien. Quant au microscope, poursuivit Charney, que la grande nouvelle n'avait que fort peu distrait de son idée première, et qui n'y soupçonnait pas une suite,—vous vous en êtes long-temps privé pour moi... pardon; peut-être en aurai-je besoin encore pour de prochaines expériences, cependant je vous le rendrai... bientôt...
—Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, répliqua avec bienveillance l'attrapeur de mouches, devinant au son de voix de son interlocuteur le regret qu'il éprouvait de se séparer de cet instrument; gardez-le, monsieur, gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivité, qui vous porte, veuillez le croire, un vif intérêt.
Charney voulut témoigner sa gratitude à l'homme généreux; celui-ci l'interrompit:
—Mais laissez-moi donc achever ce qui me reste à vous apprendre.
Et, baissant encore la voix:
—On assure que des grâces doivent être accordées au sujet de cette autre couronne du nouvel empereur. Avez-vous des amis à Turin ou à Milan? Y a-t-il moyen de les faire agir?
L'interpellé hocha tristement la tête.
—Je n'ai point d'amis, dit-il.
—Pas d'amis! répéta le vieillard, avec un regard plein de commisération: avez-vous donc douté des hommes! car l'amitié ne manque pas à ceux-là qui croient en elle. Eh bien! j'ai des amis, moi; des amis que l'adversité même n'a pas ébranlés; ils pourront peut-être pour vous ce qu'ils n'ont pu encore pour moi.
—Je ne veux rien implorer du général Bonaparte, répliqua le comte d'un ton sec et fier, où ses anciennes rancunes surgirent tout-à-coup.
—Chut! parlez plus bas... Je crois entendre venir... mais non...
Il y eut un moment de silence, puis l'Italien poursuivit avec une inflexion de voix où le reproche s'adoucissait comme en passant par une bouche de père:
—Cher compagnon, vous êtes aigri encore; j'aurais cru que les études auxquelles vous vous livrez depuis quelques mois, avaient éteint en vous ces haines que Dieu réprouve et qui faussent la vie d'un homme. Les parfums de votre fleur n'ont-ils donc pas entièrement cicatrisé vos blessures du monde? Ce Bonaparte que vous semblez haïr, j'ai à m'en plaindre plus que vous peut-être; car mon fils est mort pour l'avoir servi.
—Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit vivement Charney.
—Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'à vous, dit le vieillard relevant noblement la tête vers le ciel, comme pour en appeler au témoignage de Dieu.—Moi, me venger par un crime! non; mais dans les premiers momens de ma douleur, je ne pus me contenir, il est vrai; et tandis que le peuple de Turin saluait le vainqueur par des acclamations de joie, j'opposai mes cris de désespoir aux vivats de la foule. On m'arrêta; j'avais un couteau sur moi. Des infâmes, afin de se faire valoir auprès du maître, n'eurent pas de peine à lui faire accroire que j'en voulais à ses jours. On me traita d'assassin, et je n'étais qu'un malheureux père qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! je comprends qu'il a pu être trompé; je comprends même que ce Bonaparte n'est pas un méchant homme, car ni vous, ni moi, il ne nous a fait mourir. S'il me rend à la liberté, ce sera réparer seulement une erreur à mon égard; je le bénirai cependant, non que je ne puisse supporter ma captivité. Plein de foi dans la Providence, je me résigne à tout. Mais ma prison pèse sur ma fille, c'est pour ma fille que je veux être libre, pour mettre un terme à son exil du monde, pour qu'elle retrouve les plaisirs de son âge. N'avez-vous pas aussi un être qui vous intéresse, une femme qui pleure sur vous, et à qui vous serez heureux de sacrifier même votre orgueil d'opprimé? Allons, autorisez mes amis à parler en votre nom.
Charney sourit.—Aucune femme ne pleure sur moi, dit-il, aucune ne soupire après mon retour; car je n'ai plus d'or à leur donner. Qu'irai-je donc faire dans ce monde, où j'étais moins heureux que je ne le suis même ici? Mais dussé-je y retrouver des amis, la fortune et le bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il me fallait pour cela m'abaisser devant le pouvoir que j'ai voulu détruire.
—Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par vous-même?
—Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui fut mon égal.
—Prenez garde de sacrifier follement votre avenir à un sentiment plus de vanité que de patriotisme peut-être... mais... chut!—fit de nouveau le vieux Girhardi.—Pour cette fois, je ne me trompe pas; on vient! adieu! Et il s'éloigna de la fenêtre grillée.
—Merci, merci du microscope! lui cria Charney avant qu'il eût entièrement disparu à ses regards.
Dans ce moment, Ludovic fit crier sur ses gonds la porte basse de la petite cour. Il apportait au prisonnier sa provision de vivres de chaque jour. Il le vit pensif et rêveur, et ne voulant pas le distraire, il se contenta en passant près de lui de frapper légèrement sur les assiettes qu'il tenait, comme pour l'avertir que son dîner était prêt. Montant ensuite le tout dans la chambre, il se retira bientôt, après avoir salué silencieusement Monsieur et Madame, comme il le disait parfois; c'est-à-dire, l'homme et la plante.
—Le microscope est à moi! pensait Charney. Mais comment ai-je pu mériter la bienveillance de cet honnête étranger? Et voyant alors Ludovic traverser la cour: Celui-ci de même a gagné mon estime. Sous son écorce de geôlier bat un noble cœur; j'en suis sûr. Il est donc des hommes bons et sensibles; mais où viennent-ils se réfugier!
Et il lui sembla entendre une voix lui répondre: C'est parce que le malheur vous a appris à comprendre un bienfait, que les hommes vous paraissent moins dignes de vos mépris. Qu'ont donc fait ces deux hommes? L'un a arrosé votre plante à votre insu, l'autre vous a procuré les moyens de la mieux connaître et de l'analyser.
—Oh! se disait Charney, le cœur ne s'y trompe pas; il y a eu de leur part générosité vraie.
—Oui, reprenait la voix; mais c'est par ce que cette générosité s'est exercée envers vous, que vous leur rendez justice. Si Picciola n'était pas née, de ces deux hommes, l'un serait peut-être encore à vos yeux un vieillard imbécile, livré à des occupations dégradantes; l'autre, un être grossier, d'une avarice lâche et sordide! Dans votre monde d'autrefois, aviez-vous aimé quelque chose, monsieur le comte? non; votre cœur était livré à l'isolement comme votre pensée. Ici, c'est parce que vous aimez Picciola, que ces deux hommes vous ont aimé; c'est par elle qu'ils sont venus à vous!
Et Charney regarde tour à tour sa plante et son précieux microscope.—Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie!—Cette terrible formule, dont il n'a fallu que la moitié autrefois pour faire de lui un conspirateur forcené, se présente à peine à son esprit en ce moment.
Que lui importent à lui les triomphes du nouvel élu de la nation, et les libertés de l'Europe! Un insecte qui bourdonne menaçant autour de ses fleurs lui cause plus d'angoisses et de soucis que tous les envahissemens du nouvel empire!
XI.
Il a repris ses travaux: armé de sa loupe, désormais sa propriété, il a réitéré ses observations, il a étendu le champ de ses découvertes, et, de plus en plus, l'enthousiasme le gagne. Il faut le dire, cependant, inexpérimenté dans l'analyse, privé des notions premières et d'instrumens assez puissans, parfois à son insu, l'esprit de système et de paradoxe vient se mêler à son esprit d'examen. C'est ainsi qu'il inventa mille théories sur la circulation de la séve, sur les moyens qu'elle emploie pour monter, pour s'étendre, pour se transformer, sans se douter de son double courant; sur les colorations diverses de la plante, ainsi que sur la source des différens arômes de la tige, des feuilles et des fleurs; sur la gomme et les résines distillées par les végétaux; sur la cire et le miel qu'en retirent les abeilles. Il trouvait d'abord réponse à tout; mais les systèmes du lendemain venaient détruire ceux de la veille, et lui-même se plaisait dans son impuissance, puisqu'elle le forçait d'exercer toutes les facultés de son esprit et de son imagination, et ne lui laissait pas prévoir un terme à ces attrayantes occupations.
Un jour de triomphe allait naître pour lui, jour glorieux, où il pourrait inscrire la plus importante de ses observations!
Il avait autrefois entendu, mais en n'y prêtant qu'une moqueuse attention, raconter les amours des fleurs, cette ingénieuse et sublime découverte de Linnée, et ces hymens nombreux accomplis dans une corolle, à l'ombre des pétales. Aidé de son microscope, il se livre bientôt tout entier à cette nouvelle série d'études: il épie, il patiente; il pénètre enfin dans les mystères de ce lit nuptial! Sous ses yeux, un mouvement de vie et d'amour se manifeste dans toutes les parties de la fleur; par une double attraction, le pistil et les étamines, rapprochés l'un de l'autre, semblent un instant ressentir l'animation des êtres aimans et pensans! Atterré, confondu, Charney doute s'il veille; sa tête ne peut contenir l'ardente admiration dont il est pénétré. Par l'analogie, remontant de la plante aux animaux, il embrasse l'échelle de la création tout entière dans son harmonie, dans son immensité! Il doute si le secret de l'univers n'est pas en sa possession! ses yeux se troublent, l'instrument s'échappe de ses mains; le philosophe anéanti tombe sur son siége rustique, croise les bras, puis, après une longue méditation, s'adressant à sa plante:
—Picciola, lui dit-il, autrefois j'avais la terre à parcourir, j'avais de nombreux amis, j'étais entouré de savans de toute espèce; eh bien! jamais aucun de ces savans ne m'en a appris autant que toi; pas un de mes amis, ou plutôt des hommes qui usurpaient ce titre, ne m'a rendu les bons offices que j'ai reçus de toi seule; et dans ce terrain circonscrit où tu végètes misérablement entre deux pavés, marchant çà et là, autour de toi, sans te perdre de l'œil, j'ai plus pensé, plus senti, plus observé que dans mes longues courses à travers l'Europe! Quel était mon aveuglement! lorsque tu t'offris à moi si faible, si pâle, si languissante, je n'attendis rien de ta venue, et c'est une Compagne qui m'arrivait, un Livre qui s'ouvrait devant moi, un Monde qui se révélait à mes yeux! Cette Compagne, elle adoucit mes ennuis et les fit disparaître; elle me rattacha à cette existence qu'elle devait me conserver; elle m'apprit à connaître les hommes, et me réconcilia avec eux! Ce Livre, il me fit prendre en pitié tous les autres; il me convainquit de mon ignorance et rabaissa mon orgueil. Il me força de comprendre que la science, comme la vertu, ne s'acquiert que par l'humilité, qu'il faut descendre pour s'élever; que le premier échelon de cette échelle immense dont nous croyons dépasser le faîte est enfoui sous le sol, et que c'est par lui qu'il faut commencer! C'est le livre de lumière, peut-être! Écrit en caractères vivans, dans une langue mystérieuse encore pour moi, il m'offrit à deviner ces énigmes sublimes, dont chaque mot est une consolation! Ce Monde, c'est celui de la pensée, je n'en saurais plus douter; c'est la création intelligente, c'est le résumé, le critérium du monde éternel et céleste; la révélation de cette immense loi d'amour, qui régit l'univers, qui fait graviter les atômes et les soleils, qui enchaîne d'un même lien depuis la plante jusqu'aux astres, depuis l'insecte, qui fouille la terre, jusqu'à l'homme qui relève son front vers le ciel pour y trouver... son auteur, sans doute!
Charney, violemment agité, se promena alors à grands pas dans sa cour; les pensées succédaient aux pensées dans sa tête, une lutte s'engageait dans son cœur; puis il revint vers Picciola, la contempla avec attendrissement, jeta un regard rapide plus haut, et murmura ces paroles:
—Mon Dieu! mon Dieu! trop de fausse science a obscurci ma raison, trop de sophismes ont endurci mon cerveau pour que vous y pénétriez si vite. Je ne puis vous entendre encore, mais je vous appelle; je ne puis vous voir, mais je vous cherche!
Rentré dans sa chambre, il lut sur la muraille.
Dieu n'est qu'un mot.
Il ajouta:
Ce mot ne serait-il pas celui de la grande énigme de l'univers?
Il y avait là encore l'expression du doute; mais douter, pour cet esprit superbe, n'était-ce pas déjà s'avouer à moitié vaincu, frapper d'anathème sa première négation, et rebrousser chemin sur sa fausse route? Maintenant, ce n'est plus sur lui seul que s'appuie le philosophe ébranlé; il n'a plus seulement foi que dans sa force et dans sa raison, et se livrant à ses émotions inconnues, auxquelles il trouve un charme si doux, c'est à Picciola qu'il demande une croyance, un Dieu, un appui, et de nouveau il l'interroge avec ferveur, afin de dissiper ce reste d'obscurité qui l'environne.
XII.
Ainsi s'écoulaient ses journées; et après des heures consacrées entières à l'étude et à l'analyse, las de ses travaux et songeant à s'en distraire par d'agréables passe-temps, il quittait Picciola plante pour Picciola jeune fille. Lorsque déjà les parfums de ses fleurs arrivaient à lui en abondantes effluves, lorsque sa tête s'appesantissait, que ses yeux évitaient l'éclat du jour:
—Ce soir, il y aura fête chez Picciola, se disait-il.
En effet, livré à ses rêveries, il ne tardait pas à tomber dans ce demi-sommeil peuplé de songes, qu'une lueur de raison instinctive savait diriger encore.
Oh! ne serait-ce pas là une des jouissances les plus enivrantes, réservées à l'homme, que de pouvoir donner l'impulsion à ses rêves, et vivre de cette autre vie où les événemens se pressent avec tant de rapidité, où les siècles ne nous coûtent qu'une heure d'existence, où un reflet magique semble colorer tous les acteurs du drame qui se joue, où les émotions seules sont réelles? Là, le positif de toutes choses s'efface, pour ne laisser que leur essence pure. Le voulez-vous? d'harmonieux concerts vont se faire entendre, et vous n'aurez pas à subir le râlement de l'accord, la figure contractée des musiciens, les formes bizarres et disgracieuses des instrumens; c'est la vie des âmes, c'est le plaisir sans regrets, c'est l'arc-en-ciel sans l'orage!
Charney s'abandonnait à ces illusions. Fidèle à la douce image de Picciola, c'est elle qu'il appelait, c'est elle qui se montrait à lui la première, toujours sous les mêmes traits, avec les mêmes grâces, jeune, modeste, charmante; lui apparaissant, tantôt au milieu de ses anciens compagnons de science et de plaisir, tantôt près des seuls êtres qu'il avait aimés, et qui n'étaient plus: sa mère, sa sœur; et elle renouvelait pour lui les scènes pleines de suavité, ineffables au souvenir, de l'adolescence et de la famille, et elle s'y mêlait comme pour les rendre plus douces encore.
Parfois elle l'introduisait tout-à-coup dans une maison d'apparence modeste, mais où respiraient l'aisance et le bon goût. Les gens avec lesquels il s'y trouvait lui étaient inconnus, mais ils l'accueillaient avec des sourires, et il se sentait là comme jadis au foyer paternel. Après avoir ranimé sa famille éteinte, ses joies du passé, évoquait-elle donc une autre famille qui devait exister un jour pour Charney, et lui préparer les joies de l'avenir? Il ne pouvait se l'expliquer; mais à son réveil il prenait confiance dans sa destinée, et tenait régulièrement note, sur son journal de fine toile, des événemens de ses rêves; c'étaient les seuls événemens heureux de sa vie, sauf sa captivité.
Il arriva pourtant qu'une fois Picciola, dans l'une de ces fêtes où il avait l'habitude de trouver près d'elle le calme et le bonheur, le frappa d'une subite épouvante. Plus tard, il ne se le rappela que pour croire aux révélations, à la prescience de l'âme. Voici ce qui arriva.
Les parfums de la plante marquaient la sixième heure du soir. Jamais ils n'avaient été plus forts, plus puissans; car trente fleurs épanouies concouraient à entretenir cette atmosphère magnétique, au milieu de laquelle s'assoupissait Charney.
S'écartant de la foule, il respirait l'air sur une verte esplanade, où son fantôme chéri avait seul suivi ses pas. Picciola s'avançait en lui souriant du regard et du geste; et lui, dans une attitude contemplative, il admirait la taille souple de la jeune fille, la légère ondulation des plis de sa robe blanche, qui trahissait l'harmonie de ses mouvemens et les boucles de ses cheveux noirs d'où ressortait la fleur accoutumée. Soudain, il la voit s'arrêter; elle chancelle, lui tend les bras; le sceau de la mort est empreint sur son front. Il veut s'élancer vers elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient enchaîné; il pousse un cri et s'éveille; mais, éveillé, un autre cri a répondu au sien; oui, un cri... une voix de femme!
Cependant Charney se retrouve bien dans sa cour, sur son banc, près de sa plante! Il tourne les yeux, et comme une autre apparition de jeune fille se montre à lui à travers la petite fenêtre grillée. D'abord cette figure mélancolique et gracieuse, placée dans une demi-ombre, semble à ses yeux flotter dans le vague; mais peu à peu il la voit s'éclaircir, un regard pénétrant arrive jusqu'à lui; il se lève, s'approche, et tout-à-coup la douce vision s'efface, ou plutôt la jeune fille s'enfuit.
Quelque rapide qu'ait été sa fuite, pourtant il a entrevu ses traits, sa chevelure, sa taille, la blancheur de sa robe; il reste immobile; il pense que son réveil n'est pas complet, et que cet obstacle insurmontable qui, dans son rêve, le séparait de Picciola, c'est une grille de prison!
Ludovic accourut alors en grand ébahissement, et trouvant Charney encore tout troublé:
—Signor conte, lui dit-il, est-ce que votre mal va vous reprendre? Tête-Dieu! pour cette fois on fera venir les médecins, parce que c'est l'ordre; mais c'est madame Picciola et moi qui nous chargerons de la guérison.
—Je ne suis point malade, répond Charney, à peine revenu de son émotion; qui a pu vous faire croire?...
—La fille de l'attrapeur de mouches donc! Elle vous a vu, vous a entendu crier, et s'est hâtée de m'avertir.
Charney devint pensif. Il se ressouvint alors seulement qu'une jeune fille habitait parfois cette partie de la forteresse.
—La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'étrangère et Picciola, n'est sans doute qu'une illusion de mes sens encore sous le charme, se dit-il.
Puis il se rappela l'intérêt que lui avait déjà témoigné la jeune Piémontaise, au dire du vieillard. Elle a eu pitié de lui durant sa maladie, c'est à elle qu'il doit la possession du précieux microscope, et il se sent tout-à-coup le cœur rempli d'une douce reconnaissance! Dans le premier mouvement de sa gratitude, ayant encore devant les yeux la double image de la jeune fille, de ses songes et de celle de son réveil, une pensée lui vient:—Celle-ci ne portait point une fleur dans ses cheveux!
Non sans hésiter, non sans s'adresser un reproche secret, comme si dans ce moment il se rendait coupable d'une profanation, il rompt, il cueille silencieusement, et d'une main émue, un petit rameau fleuri sur sa plante.
—Autrefois, se dit-il en lui-même, que d'or j'ai follement prodigué pour couvrir de perles et de diamans des fronts prostitués au parjure! À combien de femmes trompeuses et d'amis menteurs ai-je jeté ma fortune par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des propres sentimens de mon cœur, que je mettais aussi sous leurs pieds et sous les miens! Ah! si l'objet donné n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y attache, je le jure, jamais n'a été offert par moi un don plus précieux que celui-là, que je t'emprunte aujourd'hui, Picciola!—Et remettant le petit rameau aux mains du geôlier:—Mon bon Ludovic, présentez ceci de ma part à la fille de mon vieux compagnon. Dites que je la remercie de l'intérêt qu'elle daigne me porter, et que le comte de Charney, pauvre et prisonnier, ne possède rien de plus digne de lui être offert.
Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait.
Il avait fini par s'initier tellement à l'amour que ressentait le prisonnier pour sa plante, que c'est à peine s'il concevait comment un si léger service pouvait valoir à la fille de l'attrapeur de mouches une marque de si haute munificence.
—C'est égal! Per il capo di san Pasquale! dit-il en sortant, ils n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur l'échantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur!
XIII.
Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices de ce genre; car l'époque de la fructification arrive pour sa Picciola. Quelques-unes de ses fleurs ont déjà perdu leurs brillans pétales, leurs étamines devenues inutiles. Ils sont tombés, comme autrefois les cotylédons lorsque les premières feuilles, arrivées à l'âge de la force, ont pu se passer de leurs secours. Maintenant l'ovaire, contenant le germe des graines, commence à se gonfler sous le calice élargi. Les fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme ces femmes dédaigneuses d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacrés de la maternité.
Charney se prépare à de nouvelles observations, les plus grandes, les plus sublimes qu'il eût faites encore sans doute; car elles se rattachent à la durée des races créées, à la reproduction des êtres, dont la fécondation n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un insecte, il a entrevu ce germe primitif, cet embryon débile, qui n'est pas né des amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se développer. Prévoyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la science n'a pu encore expliquer. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement de l'être complet, de cette graine dont l'étroite enveloppe contient la plante tout entière; phénomène dont les autres n'ont été que la préparation. Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la gestation de l'œuf végétal à toutes ses époques, dans le bouton, dans la fleur brillante et parée, sous le calice découronné de ses pétales. Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle pas facilement ses pertes? De tous côtés, aux nœuds de sa tige, sous l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissans rameaux, s'annonce une floraison future; puis Charney saura la ménager. Demain donc il se mettra à l'ouvrage.
Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravité de l'homme qui va tenter une expérience difficile, et dont le succès peut se faire attendre. Au premier coup d'œil jeté sur sa plante, il est surpris de l'état de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les fleurs, courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir plus la force de se tourner vers le soleil; les feuilles, à demi renversées, ont perdu l'éclat de leur luisante verdure. Charney pense d'abord qu'un violent orage se prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes, ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou de la grêle. Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et l'invisible alouette chante, perdu dans l'espace.
Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement:—Elle manque d'eau, se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille devant la plante, en écartant ses rameaux inférieurs pour mieux l'arroser au pied, et là il demeure tout-à-coup frappé d'immobilité. Son regard se fixe à terre, sur le même point; le bras qui soutient l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur son front. Il vient de découvrir la source du mal.
Picciola va mourir.
Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses études et ses plaisirs, sa tige aussi se développait. Resserrée à sa base entre deux pavés, étranglée sous une double pression, elle s'est d'abord entourée d'un large bourrelet; mais le frottement l'a bientôt déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers de la plante se perdent par plusieurs fissures à la fois.
Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de sève, elle va mourir, si on ne lui porte un prompt secours. Elle va mourir! Charney le voit. Un seul moyen reste de la sauver; c'est d'enlever les pavés qui pèsent sur elle: mais le peut-il? privé d'outils, ses efforts seraient impuissans. Il s'élance vers la petite porte d'entrée, il y frappe à coups redoublés, en appelant Ludovic. Celui-ci se montre enfin. Le récit, la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré le sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux prières de Charney qui le conjure d'enlever les pavés, à ses emportemens mêlés de supplications, il ne répond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros soupir et d'un mouvement d'épaules:
—Je n'y puis rien! rien, signor conte.
Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa précieuse cassette, mais la cassette entière, avec tout ce qu'il possède. Ludovic se redresse, serre fortement ses bras sur sa poitrine, et reprenant ses allures de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais:
—Per Bacco; mordious! vous m'offririez un trésor! je suis un vieux soldat, et je connais ma consigne. Adressez-vous au commandant.
—Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même ces pavés, les arracher de terre, dussé-je y laisser mes ongles!
—C'est ce que nous verrons! En tout cas, à votre aise! Et Ludovic, qui en entrant dans le préau a pris soin d'éteindre à demi sa pipe avec le pouce, et la tient à distance en s'adressant au prisonnier, la replaçant brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte aspiration, se dispose tout-à-coup à s'éloigner. Charney le retient.
—Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé si compatissant, ne pouvez-vous donc rien pour moi?
—Trondédious! dit celui-ci, cherchant à se défendre, par des jurons, de l'émotion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe maudite! Pardon pour la povera; elle n'est pas cause de votre diabolique entêtement. Quoi! vous aurez donc le cœur de la laisser mourir ainsi, sans secours!
—Mais que faire?
—Adressez-vous au commandant, vous dis-je.
—Jamais!
—Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous que je lui parle, moi?
—Je vous le défends! lui cria Charney.
—Comment! vous me le défendez! reprit le geôlier. Dannazione! Ai-je des ordres à recevoir de vous? Si je voulais lui en parler, moi! Eh bien! non; je ne lui en parlerai point. Au fait, vous avez raison, est-ce que ça me regarde? Qu'elle meure, qu'elle vive! ai-je à m'en soucier? Che m'importa! Vous ne voulez pas? bonsoir.
—Mais votre commandant me comprendra-t-il donc seulement? dit le comte, s'adoucissant soudain.
—Pourquoi pas? le prenez-vous pour un kaïserlick? expliquez-lui ça gentiment, avec de jolies phrases... pas trop longues; vous êtes un savant, voilà le moment d'en faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il pas la chose qui vous porte à aimer votre herbe? je l'ai bien comprise, moi. Puis, je serai là, soyez tranquille. Je lui dirai comme c'est bon en tisane, pour toutes sortes de maux... il a justement son rhumatisme dans ce moment-ci... ça se trouve bien... il comprendra mieux...
Charney hésitait encore; Ludovic cligna de l'œil, et lui montra Picciola dans son attitude maladive. L'autre fit un geste, et Ludovic sortit.
Quelques instans après, un homme, en costume moitié civil, moitié militaire, apporta au prisonnier une écritoire complète et une feuille de papier portant le timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait annoncé, l'homme resta présent tandis que Charney écrivit sa demande; il la reprit cachetée de ses mains, le salua, et emporta l'écritoire.
Vous souriez peut-être de mépris, en voyant l'orgueil du noble comte s'abattre si facilement, et cette haute volonté céder à l'aspect d'une fleur qui se flétrit. Avez-vous donc oublié que Picciola, c'est tout pour le prisonnier? Ne savez-vous donc pas ce que peuvent l'isolement et la captivité sur l'esprit le plus ferme et le plus fier? Oh! cet acte de faiblesse que vous lui reprochez, y a-t-il eu recours, lorsque lui-même, abattu par la souffrance, manquait de l'air de la liberté, pressé entre les pierres de sa prison comme sa plante entre ses deux pavés? non! mais de lui à elle se sont établis des redevances mutuelles, des engagemens sacrés; elle l'a sauvé de la mort, et il faut qu'il la sauve à son tour!
Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long en large dans sa cour, s'agiter avec tous les signes de l'attente et de l'impatience. Que la réponse lui paraissait lente à venir! trois heures s'étaient passées depuis son message au gouverneur, et, pendant ce temps, la plante s'épuisait par la perte de sa séve. Charney eût vu couler son sang avec plus de calme, sans doute. Le vieillard essaya quelques consolations, lui rendit de l'espoir, et, plus expérimenté que lui sur la connaissance des végétaux et de leurs maladies, il lui indiqua un moyen de fermer les blessures de Picciola, et de la préserver du moins de l'un des dangers dont elle était menacée.
D'après son conseil, Charney, avec un mélange de paille hachée finement et de terre humectée, compose un mastic qu'il applique sur la plaie. Son mouchoir, déchiré, lui fournit des bandages et des ligatures, pour le fixer en place. Dans ces occupations, une heure encore passa; mais la réponse n'arrivait pas.
Quand vient le moment de dîner, Ludovic entre dans la cour. Sa contenance brusque et affairée n'annonce rien de bon. À peine s'il daigne répondre aux questions du prisonnier par des phrases saccadées et tranchantes.
—Attendez, que diable!—Vous êtes bien pressé!—Laissez-lui le temps d'écrire!
Il semble pressentir et se préparer d'avance au rôle qu'il doit jouer dans tout ceci.
Charney ne dîna pas.
Il tâcha de patienter en attendant l'arrêt de vie ou de mort de Picciola, et pour se donner du courage, il s'efforça de se prouver à lui-même que le gouverneur ne pouvait, sans être un homme cruel, lui refuser une demande aussi simple. Son impatience cependant s'irritait de plus en plus, et il s'étonnait comme si le commandant n'avait pu avoir d'affaire plus pressée à expédier que celle-là. Au moindre bruit, ses yeux se tournaient tout-à-coup vers la petite porte par laquelle il croyait toujours voir revenir son message.
Le soir arriva; rien! la nuit... rien! Il n'en put fermer l'œil.
XIV.
Le lendemain, cette réponse si vivement attendue lui fut enfin remise. Le commandant lui disait, dans un style sec et laconique, qu'aucun changement ne pouvait être fait aux murs, fossés ou fortifications de la citadelle, sans autorisation expresse du gouverneur de Turin; que, sur sa demande, il en référerait à son excellence; car, ajoutait-il, le pavage d'une cour de prison, c'est encore une muraille.
Charney resta confondu à la lecture de ce message. Faire de l'existence d'une fleur une question d'état! un déplacement de fortifications! Attendre la décision du gouverneur de Turin! Attendre un siècle quand un jour peut tuer! Ce gouverneur ne voudra-t-il pas à son tour en référer au ministre, le ministre au sénat, le sénat à l'empereur? Oh! qu'alors son mépris des hommes se réveille profond! Ludovic lui-même ne lui semble plus que l'agent de son bourreau. Au cri de son désespoir celui-ci répond en langage administratif, à ses supplications celui-là oppose sa consigne militaire.
Il se rapproche de la malade, dont l'éclat s'affaiblit, dont les couleurs s'effacent. Il la contemple avec tristesse. C'est son bonheur, c'est sa poésie qui s'en vont! Ses parfums n'accusent plus qu'une heure trompeuse, comme une montre détraquée, dont les ressorts s'arrêtent; chaque corolle, repliée sur elle-même, a cessé entièrement de se tourner vers le soleil, ainsi qu'une jeune fille mourante ferme les yeux pour ne point voir l'amant qu'elle craint de trop regretter.
Au milieu de ses réflexions désolantes, la parole de son vieux compagnon de captivité se fit entendre encore:
—Cher monsieur, lui disait, avec son accent paternel, le bon vieillard, baissant la voix et courbant son front jusqu'aux derniers barreaux de sa grille, pour se rapprocher plus de celui auquel il s'adressait,—si elle meurt, et elle mourra, je le crains, que ferez-vous ici, seul, tout seul? Quelles occupations pourront vous distraire après celle-là, qui avait tant de charmes pour vous? L'ennui vous tuera à votre tour; la solitude interrompue redevient si lourde! vous n'y pourrez résister; c'est comme moi, si maintenant on me séparait de ma fille! de cet ange gardien dont le sourire sait me consoler de tout! Quant à votre plante, le vent des Alpes vous en avait sans doute apporté le germe, ou peut-être, en passant, un oiseau en laissa tomber une graine dans cette cour; mais maintenant une même circonstance vous enverrait une autre Picciola, ce ne serait que pour renouveler le regret laissé par la première; car d'avance il faudrait vous attendre à la voir mourir comme elle. Croyez-moi, cher monsieur, laissez agir mes amis; fléchissez enfin. La liberté vous sera peut-être plus facile que vous ne pensez. On cite déjà plusieurs traits de clémence et de générosité du nouvel empereur. Dans ce moment il est à Turin, et Joséphine l'accompagne.
Il prononça le nom de Joséphine comme si la certitude du succès y était attachée.
—À Turin! interrompit Charney, en redressant vivement sa tête, jusque là penchée sur sa poitrine.
—À Turin, depuis deux jours, répéta le vieillard, tout joyeux de ne pas voir cette fois comme l'autre ses bons conseils n'exciter dans l'esprit du comte qu'une attention douteuse.
—Et quelle est la distance exacte de Fénestrelle à Turin?
—En prenant par Giaveno, Avigliano, et la grande route, il y a seize milles, ou près de sept lieues.
—En combien de temps peut-on les franchir?
—Il faut quatre à cinq heures au moins, car, dans ce moment, la route doit être obstruée par les troupes, les équipages, les chariots de tous les alentours qui se rendent pour assister aux fêtes... Le chemin qui tourne par les vallées, en côtoyant le fleuve, est le plus long, sans doute; mais il demanderait moins de temps, je crois.
—Dites-moi, monsieur, par vos communications avec le dehors, trouveriez-vous quelqu'un qui pût se rendre à Turin aujourd'hui... avant ce soir?
—Ma fille s'en occupera.
—Et vous dites que le général Bonaparte... le... premier consul...
—L'empereur, reprit doucement Girhardi.
—Oui, l'empereur, l'empereur est encore à Turin, n'est-il pas vrai?—reprit Charney, fortement dominé par une grande résolution;—eh bien! je vais lui écrire, lui adresser une supplique... à l'empereur! Il pesa sur ce mot, comme pour bien s'affermir dans sa nouvelle route.
—Oh! béni soit Dieu! s'écria le vieillard, car c'est de lui que vous vient cette bonne pensée, où l'orgueil humain a le dessous... Oui, écrivez, adressez-vous à lui pour votre demande en grâce; Fossombroni, Cotenna et Delarue, mes amis, vous appuieront vivement, comme ils m'appuieront moi-même auprès du ministre Marescalchi, du cardinal Caprara, et même de Melzi, qui vient d'être nommé garde-des-sceaux du nouveau royaume. Mon cher compagnon, nous quitterons peut-être cette prison ensemble, le même jour, vous pour recommencer la vie active et forte, moi pour suivre ma fille où elle voudra aller.
—Pardon, monsieur, pardon, si je ne semble pas encore entièrement satisfait de ces protections que vous m'offrez avec tant de bienveillance et de désintéressement. Mon estime et ma reconnaissance vous sont acquises; mais c'est à l'empereur lui-même qu'il faut que ma demande soit remise, ce soir, demain matin au plus tard. Pouvez-vous me répondre d'un messager fidèle et dévoué?
—Oui, comme de moi-même! dit le vieillard, après avoir réfléchi quelque temps.
—Encore une question, ajouta Charney; ne craignez vous point d'être compromis par les services signalés que vous allez me rendre?
—Le plaisir d'obliger efface toute crainte, cher monsieur. Si je puis quelque peu contribuer à soulager votre infortune, advienne que pourra. Je sais me soumettre aux décrets du ciel.
Charney se sentit remué jusqu'au fond du cœur par ces paroles si simples; il contempla le vieillard avec des yeux attendris.
—Que je voudrais presser votre main! lui dit-il; et il leva fortement son bras vers la petite fenêtre. Girhardi passa le sien à travers la grille; mais ce fut vainement; il ne put atteindre la main qui se tendait vers lui. Alors, inspiré par un de ces sentimens d'exaltation tendre, si vifs dans l'âme d'un reclus, il dénoua subitement sa cravate, en retint un bout, jeta l'autre à Charney, qui s'en saisit avec transport, et une double étreinte, une double émotion, donnèrent à plusieurs reprises une vibration affectueuse à ce linge insensible.
En repassant près de Picciola: Je te sauverai! murmura Charney.
Il se retira dans sa camera, prit le plus blanc et le plus fin de ses mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, renouvela son encre, se mit aussitôt à l'ouvrage, et lorsque son placet fut terminé, ce qui n'arriva pas sans causer de dures angoisses, à son orgueil révolté, une petite corde descendit de la fenêtre grillée le long du mur de la cour; le pétitionnaire y attacha sa supplique, et la corde remonta.
Une heure après, la personne chargée de remettre le placet à l'empereur prenait, accompagnée d'un guide, sa route à travers les vallées de Suse, de Bussolino et de Saint-Georges, en côtoyant la rive droite de la Doria riparia: tous deux étaient à cheval; mais ils eurent beau se hâter, des obstacles inattendus les retardèrent dans leur course. Des pluies récentes avaient défoncé le terrain, la rivière était débordée en plusieurs endroits; des torrens semblaient unir entre eux la Doria et les lacs d'Avigliano. Déjà les forges de Giaveno, rougissant de plus en plus au loin derrière eux, annonçaient que le jour allait leur manquer bientôt. Trop heureux alors de suivre la voie commune, ils gagnèrent la magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce ne fut que bien avant dans la soirée qu'ils arrivèrent à Turin. Là ils apprirent que l'empereur-roi venait de partir pour Alexandrie.
LIVRE DEUXIÈME.
I.
Le lendemain, dès le point du jour, la ville d'Alexandrie était toute dans ses habits de fête. Une population immense circulait déjà dans ses rues tapissées et pavoisées de feuillages et de banderolles. La foule se portait de la maison commune, où se trouvaient Napoléon et Joséphine, à l'arc de triomphe élevé à l'extrémité du faubourg qu'ils devaient suivre pour aller visiter les plaines illustres de Marengo.
Sur le chemin d'Alexandrie à Marengo, même multitude de peuple, mêmes cris, mêmes fanfares.
Jamais pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, jamais cérémonies du jubilé à Rome n'avaient attiré affluence pareille à celle qui se dirigeait alors vers ce champ de bataille à peine refroidi.
C'est que là va se passer l'acte le plus important des fêtes du jour. L'empereur Napoléon doit assister à un combat simulé, donné en commémoration de la victoire remportée en ce lieu même, cinq ans auparavant, par le premier consul Bonaparte.
Des tables, des tréteaux, sont placés le long de la route. On y mange, on y joue la comédie en plein vent.
Dans la longue et unique rue du village de Marengo, toutes les maisons, transformées en hôtelleries, présentent l'image de la confusion et du mouvement.
À toutes les fenêtres, pour attirer et tenter les chalands, pendent des jambons fumés, des mortadelles, des guirlandes de bartavelles et de cailles, des chapelets de croquettes et de sucreries. On entre, on sort, on se presse, Italiens et Français, bourgeois et soldats; les monceaux de macaroni, les pyramides de massepains, de lassagnes et de ravioles s'effacent sous la main des acheteurs.
Dans les escaliers étroits et obscurs, on se heurte, on se coudoie sur une double ligne ascendante et descendante; quelques-uns, chargés encore de leurs provisions, pour les mettre à l'abri de la rapacité de leurs voisins, lèvent les bras au-dessus de leur tête, et, dans les ténèbres, une main, plus longue ou plus habile que la leur, soustrait le friand fardeau, soit un pain beurré, des figues, des oranges, un jambonneau de Turin, ou une caille bardée, soit même un pâté dans sa croûte, un excellent stufato dans sa terrine, contenant et contenu, tout est pris; et ce sont des cris, des quolibets et des rires prolongés, qui gagnent depuis la première marche jusqu'à la dernière; et le voleur de la ligne ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut descendre, et le volé de la ligne descendante, contraint de retourner à la pitance, veut remonter; et toute la bande, ébranlée par ce flux et ce reflux à contre-temps, tournoyant de force sur elle-même, au milieu des éclats de gaieté, des jurons, des coups distribués au hasard, est rejetée partie dans la rue, partie dans les salles, où les buveurs chantent déjà à tue-tête.
À travers les tables chargées de mets, les bancs chargés de convives, d'une chambre à l'autre, on voit se multiplier les dames et les Giannine du logis, les unes avec leurs tabliers de couleur, leurs cheveux poudrés et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le principal ornement de leur parure; les autres en jupon court, en longues tresses nattées, le col et les oreilles chargés de joyaux dorés, et les pieds nus.
À ces tableaux si vifs, si animés de la route et du village, de la chambre et de la rue, à ces bourdonnemens, à ces chansons, à ces cris, à ces rires, à ces bruits de paroles, de verres et d'assiettes, d'autres tableaux, d'autres bruits, vont bientôt succéder.
Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, canon presque inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera que les vitres; cette rue ne retentira plus que du cri des soldats exaltés par une fureur guerrière de commande; et chacune de ces maisons disparaîtra sous la fumée des mousquetades... à poudre. Alors, gare au pillage, si les provisions ne sont pas mises à l'abri d'un coup de main! gare même à la Giannina aux pieds nus! car la petite guerre singe parfois la grande dans ses excès.
Elle l'imite surtout dans l'éclat de ses spectacles, et rien n'est plus imposant et plus majestueux que celui qui se prépare en ce moment dans les champs de Marengo.
Déjà un trône magnifique, entouré d'étendards tricolores, s'élève sur l'une des rares collines qui bombent le terrain; déjà des troupes de toutes les armes, de tous les uniformes, se déploient rapidement pour prendre place. La trompette fait l'appel aux cavaliers, le tambour étend ses roulemens sur toute la surface du sol, que l'artillerie et les fourgons semblent ébranler. Les aides de camp, couverts de leurs brillans costumes, passent, repassent, se croisent dans mille directions. Les drapeaux se déroulent au vent, qui fait onduler en même temps cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes et de plumets diaprés aux trois couleurs; et le soleil, ce grand convié des fêtes de Napoléon, ce lustre radieux des pompes de l'empire, se montre, et fait resplendir de feu l'or des broderies, le bronze des canons, les casques, les cuirasses, et les soixante mille baïonnettes dont la plaine se hérisse.
Bientôt, devant les troupes, qui débouchent au pas accéléré sur le champ de leurs opérations, la foule des curieux, refluant en arrière, décrit un cercle immense de retraite, comme les flots de l'Océan sur lesquels vient tout-à-coup peser une vague énorme. Quelques cavaliers, lancés au galop contre les groupes retardataires, nettoient rapidement la place.
Le village est désert, les tentes joyeuses sont pliées, les tréteaux abattus, les chants, les cris ont cessé de se faire entendre. On voit de tous côtés, dans le vaste circuit de la plaine, courir des hommes, interrompus dans leurs jeux ou dans leurs repas, et des femmes, effrayées par l'éclair des sabres ou le hennissement des chevaux, traînant leurs enfans après elles.
Que si de l'œil on parcourt alors les rangs de l'armée, encore dans son unité et rangée sous les mêmes drapeaux, à la contenance des soldats, au caractère de fierté ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs traits, on reconnaît sans peine ceux que les ordres du général en chef, le maréchal Lannes, a d'avance désignés comme vaincus ou vainqueurs futurs. Lui-même, on le voit, suivi d'un nombreux état-major, reconnaître le terrain sur lequel il a si vaillamment figuré naguère, et distribuer à chacun son rôle.
Là doivent se répéter les principaux mouvemens exécutés dans la terrible journée du 14 juin de l'année 1800; mais on aura soin d'omettre les fautes qui y furent commises, car c'est une flatterie stratégique, un madrigal à coups de canon que l'on prépare pour le nouvel empereur et roi.
Donc, les troupes s'alignaient, se développaient, se repliaient d'après les ordres du chef, lorsque de bruyantes symphonies se font entendre sur la route d'Alexandrie. Un vague murmure va en grossissant et se propage parmi ces nombreuses populations, qui, protégées par les rives du Tanaro, de la Bormida, de l'Orba ou les ravins de Tortone, forment la ceinture flottante et animée de cette vaste arène. Tout-à-coup le tambour bat aux champs; des cris et des vivats s'élèvent de tous côtés au milieu des flots de poussière; les sabres brillent au jour; les fusils se redressent et résonnent comme par un mouvement unanime, et une brillante voiture, attelée de huit chevaux caparaçonnés, blasonnée aux armes d'Italie et de France, amène jusqu'au pied de leur trône Joséphine et Napoléon!
Celui-ci, après avoir reçu les hommages de toutes les députations de l'Italie, des envoyés de Lucques, de Gènes, de Florence, de Rome et de la Prusse elle-même, s'irritant du repos, s'élance sur son cheval, et bientôt la plaine entière s'illumine de feux et se couvre de fumée.
C'étaient là les jeux du jeune conquérant! La guerre pour amuser ses loisirs; la guerre pour l'accomplissement de ses hautes destinées. Il la fallait à cette âme ardente, née pour la domination, et que la conquête du monde eût seule laissée désœuvrée.
Un officier désigné par l'empereur expliquait à Joséphine, restée isolée sur son trône, et presque épouvantée de ce spectacle, le secret de ces évolutions et le but de ces grands mouvemens. Il lui avait montré l'autrichien Mélas, chassant les Français du village de Marengo, les culbutant à Pietra-Buona, à Castel-Ceriolo, et Bonaparte l'arrêtant soudain au milieu de son triomphe, avec les neuf cents hommes de sa garde consulaire. Puis il appelle toute son attention sur l'un des momens décisifs de la bataille. Les républicains se replient; mais Desaix vient de paraître sur la route de Tortone. La terrible colonne hongroise, sous les ordres de Zac, s'ébranle pesamment et marche à sa rencontre...
Tandis que l'officier parlait encore, Joséphine s'aperçut d'un léger tumulte autour d'elle. En ayant demandé la cause, elle apprit qu'une jeune fille, après avoir imprudemment franchi la ligne des opérations, au risque d'être mille fois brisée au milieu d'une charge de cavalerie ou par le choc d'un caisson, occasionnait seule ce mouvement, en s'obstinant, malgré la résistance des gardes et les remontrances des dames de la suite, à vouloir pénétrer jusqu'à sa majesté.
II.
En apprenant que l'empereur avait quitté Turin pour Alexandrie, la fille de Girhardi,—car c'est elle qui, suivie d'un guide, emporte la pétition de Charney,—Teresa resta d'abord anéantie et presque découragée. Mais bientôt elle en revint à songer qu'en ce moment elle tenait entre ses mains, palpitant, l'unique espoir d'un pauvre captif.—Le comte ignorait toutefois quelle personne s'était chargée de la dangereuse supplique.—Sans tenir compte ni du temps, ni des fatigues, au risque d'arriver trop tard, elle persévéra donc, et signifia au guide que le but de leur course n'était plus Turin, mais Alexandrie.
—C'est deux fois le chemin que nous venons de faire.
—Eh bien! il faut nous mettre en route sur-le-champ.
—Je ne me mettrai en route, lui répondit tranquillement celui-ci, qu'à l'aube du jour, et ce sera pour retourner à Fénestrelle.—Bon voyage, signora.
Tout ce qu'elle put dire pour lui faire changer de résolution fut inutile. Il resta enfermé dans sa ténacité piémontaise, déharnacha ses chevaux, les conduisit à l'écurie, et se coucha près d'eux.
Un pied dans la voie du dévouement, Teresa ne regardait plus en arrière. Décidée à continuer seule sa route, elle pria l'hôtesse de l'auberge où elle était descendue, dans la rue Dora-Grossa, de lui procurer des moyens de transport pour Alexandrie, les plus tôt prêts, et les plus rapides qu'elle pourrait trouver. L'hôtesse envoya ses garçons par la ville; mais ils eurent beau la parcourir dans tous les sens, de la porte de Suze à celle du Pô, de la porte Neuve à celle du Palais, voitures publiques, charrois, bêtes de charge, de selle et de bât, étaient partis, ou retenus dès long-temps à l'avance, à cause des solennités d'Alexandrie.
Teresa se désolait du fatal contre-temps. Absorbée dans sa rêverie, le front baissé, elle se tenait sur le pas de l'auberge, défiant, grâce à la nuit, les regards qui pourraient la reconnaître dans sa ville natale, quand un bruit de roues, égayé par un bruit de sonnettes, se fit entendre. Bientôt, s'arrêtèrent devant elle deux fortes mules, traînant une de ces longues voitures foraines, dont le coffre profond, fermé et cadenassé comme une armoire, contient les objets de vente, n'offrant du reste pour tout siège, sur le devant, qu'une petite banquette de cuir, à peine abritée par un auvent de toile goudronnée.
Le mari et la femme, possesseurs de la voiture et des marchandises, descendus de la banquette, poussèrent de gros soupirs de satisfaction, frappèrent du pied, se détendirent les bras, pour se dégourdir ou se réveiller, et saluant l'hôtesse d'un air de connaissance, ils se réfugièrent aussitôt aux deux coins de la cheminée, offrant leurs mains et leurs visages au feu de sarmens qui y pétillait; puis, après avoir recommandé qu'on mît leurs mules à l'écurie, se félicitant mutuellement d'être arrivés, ils se firent donner à souper, se promettant de gagner leur lit le plus tôt possible.
L'hôtesse, de son côté, se préparait à en faire autant; les garçons, à moitié endormis, s'occupaient en bâillant de la clôture de l'auberge, et Teresa, toujours pensive, douloureusement affectée au milieu de tous ces préparatifs, songeait au temps qui s'écoulait, à l'espoir qui se perdait, à la fleur qui se mourait!
—Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux comptera les minutes tandis que je dormirai! Demain, peut-être, il me sera de même impossible de trouver une occasion de départ!
Et elle regardait tour à tour et attentivement les deux marchands attablés, comme si son unique ressource était en eux. Cependant elle ignorait quelle route ils devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils pourraient se charger d'elle; et la pauvre, fille, peu habituée à se trouver seule, ainsi livrée à elle-même au milieu d'étrangers, n'osait les interroger, et, poussée par son bon vouloir, retenue par sa timidité, un pied en avant, la bouche entr'ouverte, elle restait en place, muette, indécise, lorsque soudain, se montrant devant elle, la servante lui présente une lumière et une clef, en lui désignant du doigt la chambre qu'elle doit occuper.
Rappelée au sentiment de sa position, forcée de se décider, Teresa aussitôt écarte légèrement du bras la Giannina, et s'avançant, non sans grande émotion, vers le couple attablé:
—Pardonnez à ma question, dit-elle d'une voix tremblante:—Quelle route devez-vous prendre en quittant Turin?
—La route d'Alexandrie, ma belle enfant.
—D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a conduits jusqu'ici.
—Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains chemins, signorina, dit la femme; aussi nous sommes moulus.
—Mais, voyons, à quoi pouvons-nous vous être utiles? dit le marchand.
—Une affaire pressante m'appelle à Alexandrie; voulez-vous m'y conduire?
—C'est impossible! dit la femme.
—Oh! je vous païerai bien!... deux pièces à Saint-Jean-Baptiste! dix livres de France.
—C'est difficile, reprit l'homme. D'abord, la banquette est étroite, et c'est à grand'peine qu'on y tiendrait trois. Il est vrai que vous ne devez pas être gênante; mais il y a une autre difficulté, mon enfant. Nous nous rendons au mercato de Revigano, près d'Asti, et non à Alexandrie. C'est à moitié route, et voilà tout.
—Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'à la porte d'Asti; mais partons ce soir même, à l'instant.
—Impossible! impossible! répéta le couple marchand. Nous ne vendons ni notre sommeil, ni nos fatigues.
—Je doublerai la somme! interrompit Teresa à voix basse.
Le mari regarda sa femme en la consultant de l'œil.
—Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre malade; puis Losca et Zoppa ont besoin de repos. Veux-tu les tuer?
—Quatre pièces! murmura le mari. Quatre pièces.
—Losca et Zoppa valent mieux que cela.
—Pour la moitié du chemin, la somme double!
—Eh! qu'importe! mieux vaut un simple sequin de Venise qu'une double parpaïole de Gènes!
Cependant l'idée des quatre pièces, l'appât d'un gain si facile, ne tarda pas d'agir sur la femme comme sur le mari; et après quelque résistance d'un côté, force supplications et prières de l'autre, les mules revinrent à la voiture. Teresa, enveloppée dans sa mante, à cause du froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la banquette, entre les deux époux, et l'on se remit en route. Onze heures sonnaient alors à toutes les horloges de Turin.
Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, et de pouvoir bientôt transmettre une bonne nouvelle à Fénestrelle, Teresa eût voulu se sentir emportée dans un char impétueux, par des chevaux rapides comme le vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le sol; les mules foraines cheminaient pas à pas, lentement, levant un pied après l'autre, et la régularité de leur sonnerie semblait donner encore à leur allure un caractère plus marqué de nonchalance.
La voyageuse se contraignit d'abord, espérant que la marche réveillerait avant peu les pauvres bêtes, ou que le fouet de leur conducteur saurait bien hâter leur course. Mais, voyant celui-ci rester inactif du geste, et se contenter seulement d'un petit claquement de langue pour exciter son attelage, elle prit sur elle de lui témoigner combien il lui importait d'arriver promptement à Asti, afin de toucher à la porte d'Alexandrie dans la matinée.
—Ma belle enfant, lui répondit son nouveau guide, il ne me plaît pas plus qu'à vous de passer la nuit à compter les étoiles, mais il faut que le marchand veille à sa marchandise. C'est de la faïence et de la porcelaine que je vais débiter à Revigano, et si mes mules s'emportent, elles pourront fort bien ne faire que des tessons de toute ma pacotille.
—Quoi! monsieur, vous êtes faïencier! s'écria Teresa, la figure terrifiée.
—Faïencier-porcelainier, répliqua le marchand.
—Ah! mon Dieu! dit en gémissant la voyageuse. Mais du moins, il vous est sans doute facile d'aller un peu plus vite?
—Voulez-vous ma ruine?
—C'est que j'ai tant besoin d'arriver!
—Et nous donc! ma belle enfant. Est-ce une raison pour tout briser?
En guise de concession, le faïencier cependant multiplia, pendant quelques instans, ses petits claquemens de langue; mais les mules étaient trop bien accoutumées à leur pas pour en changer facilement.
Teresa se reprocha alors, avec amertume, de ne pas s'être informée plus tôt du temps qu'ils devaient mettre pour gagner Asti; elle se reprocha surtout de n'avoir point elle-même parcouru Turin, pour y découvrir, avec la connaissance qu'elle avait de la ville, un moyen plus prompt de transport; mais elle n'avait plus maintenant qu'à se résigner: elle se résigna.
La voiture suivait son train ordinaire. Losca et Zoppa n'allaient ni plus vite ni plus lentement; seulement marchant sur les bas côtés du chemin, elles ne faisaient plus retentir le pavé du bruit des roues. Le marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient échangé entre eux force paroles sur les chances de leur commerce à la foire de Revigano, se taisaient, et, dans cette obscurité, au milieu de ce silence, malgré le froid dont ses pieds ressentaient l'engourdissement, Teresa commençait à s'assoupir au tintement monotone des clochettes. Sa tête, balancée d'abord de droite à gauche, cherchait tour à tour un oreiller, soit sur l'épaule de la femme, soit sur celle du mari, et retombait pesante sur sa poitrine.
—Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, et bonne nuit, ma belle enfant.
Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit tout-à-fait.
Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que l'éclat du jour naissant lui fit seul ouvrir les yeux. Étonnée de se trouver ainsi au grand air, en pleine route, la mémoire lui revint, et, inspection faite autour d'elle, elle vit avec surprise, avec douleur, que la voiture ne bougeait plus, et semblait depuis long-temps immobile en place. Le marchand, sa femme, les mules elles-mêmes, sommeillaient profondément, et la double sonnerie ne faisait point entendre le plus léger tintement.
Teresa aperçut non loin derrière elle la pointe de plusieurs clochers, et les vapeurs du matin, dessinant des figures bizarres dans un horizon rétréci, lui montraient fantastiquement groupés, les sonnets de la Superga, le château de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la Reine, l'église des Capucins, et toutes les belles décorations de la magnifique colline de Turin.
—Miséricorde! mon Dieu! s'écria-t-elle, où sommes-nous! le jour paraît, et à peine avons-nous quitté les faubourgs!
Le marchand s'éveille à ses cris; et après s'être frotté les yeux, il se hâte de la rassurer.
—Nous approchons d'Asti, lui dit-il, et ces clochers que vous voyez là, derrière vous, ce sont ceux de Revigano. Il n'y a pas trop de quoi gronder Losca et Zoppa; elles viennent de s'endormir seulement, et elles devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient pas profité de mon sommeil pour trotter un peu trop fort.—Teresa sourit.—Allons, en route!
Et il fit claquer inopinément son fouet, dont le bruit éveilla d'un même coup sa femme et ses mules.
À la porte d'Asti, l'honnête faïencier prit congé de Teresa, la déposa à terre, figura le signe de la croix avec les vingt francs qu'il reçut d'elle, et lui souhaitant bon voyage, il fit faire volte-face à ses mules pour regagner le chemin de Revigano.
La moitié de la route était donc faite! mais Teresa n'espérait plus d'arriver pour le petit lever de l'empereur.—Cependant, se disait-elle, un empereur doit se lever tard! Oh! qu'elle eût voulu replonger sous l'horizon ce soleil qui déjà annonçait sa venue par un redoublement de lumière! Il lui semblait qu'autour d'elle, tout devait ressentir l'agitation qui la tourmentait, qu'elle allait voir la population entière d'Asti sur pied, se préparant au voyage d'Alexandrie, et alors, dans cette multitude de chariots et de voitures, elle obtiendrait bien une place, fût-ce même dans la patache publique.
Quel fut donc son étonnement, à son entrée dans la ville, en trouvant les rues désertes et silencieuses. La clarté du soleil y pénétrait à peine, et n'éclairait encore que la toiture des maisons les plus élevées et le dôme des églises.
Elle se souvint d'un de ses parens maternels, qui habitait Asti depuis longues années. Il pouvait lui être d'un grand secours, et voyant, au rez-de-chaussée d'une maison d'assez mince apparence, briller une lumière rougeâtre à travers la vitre plombée, elle osa frapper et s'enquérir de la demeure de ce parent.
Un carreau s'entr'ouvrit; une voix sèche et criarde lui dit que depuis trois mois l'individu dont il s'agissait habitait sa maison de plaisance de Monbercello, et le carreau se referma.
Seule, au milieu de la rue, Teresa commençait à s'effrayer de son isolement. Pour se donner du courage, elle fit sa prière du matin, en se tournant vers une madone enfoncée dans le mur, à quelques pas de là, et devant laquelle brûlait une petite lampe. Puis, sa prière à peine terminée, elle entendit des pas retentir dans la rue; un homme se montra:
—Indiquez-moi, monsieur, je vous prie, lui dit-elle, les voitures qui se rendent à Alexandrie?
—Il est bien tard, ma belle fille, lui répondit l'étranger; voitures et voiturins, tout est retenu depuis trois jours. Et il passa.
Un second vint à elle. À cette même demande de Teresa, il s'arrêta, la regarda d'un air sombre et dur:
—Vous aimez donc bien les Français! Razza maledetta! Et il s'éloigna plus rapidement que le premier.
La pauvre questionneuse resta quelque temps intimidée, et ne se remit de son émotion qu'à la vue d'un jeune ouvrier qui sortait de chez lui en chantant. Pour la troisième fois, elle réitéra sa question:
—Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de belle humeur, vous voulez voir une bataille! Mais il n'y aura pas de place pour les jolies filles là-bas. Croyez-moi, restez des nôtres. C'est aujourd'hui fête, et les drudi ballarini se battront à qui vous aura pour danseuse. Vous en valez bien la peine. Une petite guerre en votre honneur, hein! cela vous tente-t-il?
Et, s'avançant en gracieusant, il essaya de la saisir par la taille; mais, au coup d'œil qu'elle lui lança, il reprit sa chanson, et poursuivit sa route.
Un quatrième, un cinquième traversèrent la rue à leur tour. Teresa ne songea plus à les interroger; et ses regards se dirigeaient vers les portes, s'ouvrant alors de tous côtés, vers les voitures stationnant au fond des cours. Enfin, non sans peine, et par faveur spéciale, on la reçut dans un carrosse, pour la conduire seulement à Annone, où l'on devait prendre un voyageur dont elle occupait temporairement la place. D'Annone à Felizano, de Felizano à Alexandrie, ce furent d'autres contrariétés, d'autres embarras. Elle triompha de tout.
En arrivant dans cette dernière ville, Teresa savait déjà que l'empereur ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y arrêter un moment, elle prit avec la foule et à pied le chemin de Marengo.
Là, pressée de toutes parts par la cohue dont elle est environnée, épiant avec soin les intervalles, côtoyant les bords de la route, elle tente sans cesse de gagner du terrain sur ceux qui la devancent. Ne prêtant nulle attention ni aux fanfares, ni aux spectacles des bateleurs, au milieu de ce peuple de curieux, qui parle, chante, hurle, bondit de joie et d'ivresse en se débattant dans des flots de chaleur et de poussière, seule étrangère aux fêtes du jour, la figure inquiète, l'œil fixe et préoccupé, essuyant de la main la sueur qui lui coule du front, elle passe, opposant la gravité de ses traits comme contraste à toutes ces figures épanouies.
Son énergie alors s'est concentrée entière dans l'action de sa marche, dans sa volonté d'avancer. À peine, durant tout ce temps, si le but qu'elle veut atteindre, si l'idée qui la fait agir se présente à son esprit. Mais un mouvement de halte, imprimé à la foule par les premiers rangs, la forçant de ralentir son pas, la pensée alors lui revient. Elle songe à son père, qui tourmentera bientôt la prolongation de son absence; car le guide qui l'a abandonnée à Turin ne peut arriver jusqu'à lui pour l'instruire des causes de ce retard. Elle songe à Charney, maudissant le choix du messager peut-être, et l'accusant d'insouciance et d'oubli. Puis, avec une émotion subite, sa main se porte à son corsage, comme si la pétition eût pu s'en échapper. Puis son père, son père se présente de nouveau à ses yeux! Le vieillard se désole d'avoir cédé à ses instances; il croit sa fille perdue pour lui!
Au souvenir de ce père adoré, une larme vint humecter la paupière de Teresa, et, dans ce moment, elle ne sortit de sa méditation qu'en entendant de bruyans cris de joie éclater près d'elle. Un vide immense s'était formé derrière ses pas, et autour de ce vide la foule paraissait tourbillonner. Teresa se retourne. Aussitôt deux mains saississent les siennes des deux côtés à la fois, et, malgré sa résistance, sa fatigue, et le peu de dispositions qu'en cet instant surtout elle devait apporter à une telle distraction, elle se voit forcément partie active d'une grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant çà et là les jolies filles et les jeunes garçons de bonne volonté.
Ce ne fut pas le moins pénible accident de son voyage. Mais le courage ne l'abandonna pas encore, car elle croyait toucher au but.
Après s'être dégagée de cette singulière association, faisant un dernier effort pour s'ouvrir une voie à travers la multitude qui la devance, elle arrive enfin en vue de la plaine, et ses regards, surpris et satisfaits, se promenant quelque temps sur cette belle armée déployée dans les champs de Marengo, s'arrêtent soudain avec saisissement sur le monticule qui sert de base au trône impérial.
Toute sa force, toute sa constance, toute son ardeur lui revient alors! Mais comment arriver jusque-là, à travers ces miliers d'hommes et de chevaux? Y pouvait-elle songer?
Cependant ce qui lui avait été obstacle d'abord allait lui venir en aide.
Les premiers rangs de la foule sortie à flots d'Alexandrie, pour conserver une position favorable, se divisaient de droite et de gauche, gagnant les bords du Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment où, poussés tout-à-coup par les rangs suivans, ils débordèrent si rapidement dans la plaine, qu'ils semblaient vouloir envahir le champ de bataille.
Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de cette multitude désordonnée, et, faisant briller leurs sabres nus et piétiner leurs montures, la forcèrent sans peine de rentrer dans ses limites. Tous perdirent le terrain en aussi peu de temps qu'ils avaient mis à le conquérir; tous, à l'exception d'une seule personne!
Sur l'un des plis de ce même terrain coule une source entourée de quelques arbres et d'une forte haie d'aubépine.
Poussée par la vague des curieux, Teresa, pâle, tremblante, se dirigeant encore par instinct vers ce trône élevé devant elle, avait été lancée, entraînée jusqu'au massif de verdure. Épouvantée de cette violente impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, fermant les yeux, comme l'enfant qui croit le danger passé lorsqu'il a cessé de le voir, elle avait saisi entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire un appui, et s'était tenue ainsi quelque temps immobile, les oreilles remplies du bruissement de la foule et du feuillage.
Le mouvement de retraite de tout ce peuple fut si rapide à l'approche des soldats, que, quand Teresa releva la tête et regarda autour d'elle, elle se vit seule, bien seule, séparée de l'armée par le bouquet d'arbres et la haie d'aubépine, et de la multitude par un épais tourbillon de poussière, soulevé sous la dernière ondulation des fuyards.
N'hésitant pas à pénétrer à travers la haie, elle se jette tout aussitôt dans le massif, et, son émotion un peu calmée, la voyageuse prend alors connaissance des lieux.
Ombragée par une vingtaine de peupliers et de trembles, la source, encaissée dans le sol, tapissée de lierre rampant, de mousse et de cymbalaire, bouillonne à petit bruit, en s'échappant par un ruisseau, dont on peut suivre de l'œil le cours dans la plaine, à la quantité de myosotis et de renoncules blanches qui passementent ses eaux. La vapeur qui s'en élève aide encore à remettre Teresa de son trouble et de son agitation. Il lui semble qu'elle vient de s'introduire dans une oasis de fraîcheur et de repos, et que la haie d'enceinte la protège à la fois contre la poussière, la chaleur et le bruit. Un instant, la plaine est devenue presque silencieuse; elle n'entend ni les cris des officiers, ni les hourras de la foule, ni les hennissemens des chevaux.
Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus de sa tête. Ce sont des titillations, des pétillemens continus dans les arbres. Elle regarde, et voit les rameaux des trembles et des peupliers couverts d'une innombrable quantité de moineaux, qui, chassés de tous les alentours par la marche circulaire et le tumulte des populations, sont venus, comme la jeune fille, chercher un abri dans cette petite solitude de verdure. On eût dit que la peur les avait paralysés de l'aile et de la voix: pas un cri, pas un fredon n'éclate au milieu de leurs bandes. Ils ont vu presque envahir leur nouvel asile sans songer à fuir, tant le bruit et le spectacle dont ils sont entourés les a frappés de mutisme et de stupeur. Maintenant, des régimens de cavalerie, au bruit des clairons, s'avancent et stationnent sur cette même place où tout à l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux n'abandonnent point leur retraite. Seulement, aiguisant leur bec, sautant de branche en branche, se tournant d'un côté et d'autre, ils s'inquiètent de la fin de tout ceci; et c'est ce mouvement, multiplié à travers le feuillage, qui vient d'exciter l'attention de la Turinaise.
Cependant ces soldats, lui fermant toute communication avec la route, attirent bientôt exclusivement les regards de l'innocente jeune fille, de toutes parts cernée ainsi par les troupes.
—Ce n'est là qu'une guerre inoffensive, se dit-elle, et si je fus imprudente, Dieu connaît le but de mes efforts, il me protégera.
Dirigeant alors son attention du côté opposé, s'avançant jusqu'à l'extrémité du massif, elle entrevoit, à trois cents pas devant elle, l'estrade où Joséphine et Napoléon viennent de s'asseoir.
De là à l'endroit où elle se tient, l'intervalle se trouve parfois rempli par des soldats sous les armes, exécutant leurs manœuvres; mais parfois aussi, le terrain débarrassé laisse ouvert un passage possible.
Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle écarte la haie pour la franchir; mais aussitôt elle songe, avec un mouvement de honte et de confusion, au désordre de sa toilette. Ses cheveux sont épars et dénattés, collés à ses joues ou flottant sur ses épaules; ses mains, sa figure, sont couvertes de sueur et de poussière.—Se présenter ainsi devant les souverains de France et d'Italie, c'est vouloir se faire repousser, et compromettre peut-être la réussite de sa mission!
Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la source, dénoue son large chapeau de paille, secoue sa noire chevelure, y passe les doigts, en reforme les tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa collerette; puis, s'agenouillant près de la source, elle s'y mire, y plonge ses mains, les purifie de toute souillure, ainsi que son visage, et, sans se relever, adresse au ciel une prière fervente pour son père et pour Charney.
Ah! n'était-ce pas là une gracieuse esquisse de l'Albane, apparaissant tout-à-coup au hasard sur une grande toile de bataille de Salvator-Rosa, que cette chaste toilette de jeune fille faite au milieu d'une armée?
Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable à sa traversée, soudain, de vingt côtés à la fois, de bruyantes détonations d'artillerie se firent entendre. Le sol parut s'ébranler, et les oiseaux perchés sur les arbres, prenant tous leur vol dans un même essor, poussant des cris, se heurtant, tournoyant, gagnèrent les bois de Valpedo et les ombrages de Voghera.
La bataille venait de s'engager.
Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimidée par tout ce fracas, restait dans une sorte de torpeur, les yeux toujours fixés sur ce trône, qui tour à tour se montrait devant elle, ou disparaissait sous un rideau de lances et de baïonnettes.
Après une demi-heure, pendant laquelle toute autre pensée que celle d'un effroi instinctif sembla l'abandonner, son énergie d'âme reprit le dessus. Elle examina avec plus de calme les obstacles à vaincre pour arriver au monticule pavoisé, et ne les jugea point insurmontables.
Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une longue ligne, dont la double base s'appuyait aux flancs du massif, venaient d'engager une vive fusillade l'une contre l'autre. Elle espéra pouvoir, à travers ce brouillard de poudre, se frayer un chemin sans être même aperçue. Elle hésitait cependant, lorsqu'une troupe de hussards brûlés de soif font invasion dans son asile.
Alors elle n'hésita plus; son courage se renforçant d'un accès de pudeur, elle s'élance en courant entre les deux colonnes d'infanterie, et quand la fumée vient à se dissiper, les soldats poussent une clameur de surprise en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un chapeau de femme, une fugitive jolie, charmante, qui, malgré leurs cris, poursuit sa course.
Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer une des lignes. Le capitaine faillit renverser Teresa; mais, la saisissant à temps entre ses bras, il l'enlève de terre, et, jurant, sacrant, sans plus s'informer par quel hasard une jeune fille se trouve en plein champ de bataille, il charge deux soldats de la conduire au quartier des femmes.
Il lui fallut monter en croupe derrière un des cuirassiers, et ce fut ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit où les dames de la suite de l'impératrice Joséphine, accompagnées de quelques aides de camp et de messieurs les députés des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule.
Arrivée là, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait plus faillir dans son entreprise. Elle avait surmonté trop de difficultés pour se laisser vaincre par la dernière; aussi, lorsque, sur sa demande de parler à l'empereur, on lui répondit qu'il parcourait alors la plaine à la tête de ses troupes:—Eh bien! je veux voir l'impératrice! s'écria-t-elle avec fermeté.—Mais l'un n'était guère plus facile que l'autre. Pour se débarrasser de son importunité, on essaya de l'intimider; on n'y put parvenir. On lui dit qu'il fallait attendre la fin des évolutions; elle s'y refusa, et voulut marcher vers l'estrade impériale; on la retint, elle se débattit, éleva la voix avec véhémence, jusqu'à ce qu'enfin l'attention de Joséphine elle-même se tournât de son côté.
III.
Les ordres de Joséphine n'étaient pas transmis, qu'au milieu d'un groupe s'entr'ouvrant, la jeune fille se montra suppliante, retenue et résistant encore.
À un signe plein de bonté de l'impératrice, et que chacun comprit, on s'effaça devant la captive, qui, s'élançant libre, encore désordonnée par la lutte qu'elle venait de soutenir, arriva haletante jusqu'aux marches du trône, se courba, et tirant précipitamment de son sein un mouchoir qu'elle agita vivement:
—Madame! madame! un pauvre prisonnier!
Joséphine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce mouchoir à elle présenté.
—Est-ce une pétition que vous voulez me remettre? dit-elle.
—La voici, madame, la voici! C'est la pétition d'un pauvre prisonnier!
Et les larmes coulaient le long des joues de la postulante, dont un sourire céleste d'espérance animait le visage. L'impératrice lui répondit par un autre sourire, lui tendit la main, la força de se relever, et se penchant vers elle d'un air plein de bonté:
—Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. Il vous intéresse donc beaucoup ce pauvre prisonnier?
La jeune fille rougit, baissa les yeux.
—Je ne lui ai jamais parlé, répondit-elle; mais il est si malheureux! Lisez, madame.
Joséphine déplia le mouchoir, s'attendrit en songeant de combien de misères et de privations témoignait ce linge, péniblement empreint d'une encre factice; puis s'arrêtant dès le premier mot:
—Mais, c'est à l'empereur qu'il s'adresse!
—Qu'importe? n'êtes-vous pas sa femme? Lisez, lisez, madame; lisez, de grâce! c'est si pressé!
On en était au plus fort du combat. La colonne hongroise, quoique mitraillée par l'artillerie de Marmont, avait repris son formidable mouvement.
Zach et Desaix se trouvaient enfin en présence, et de leur choc allait résulter le salut ou la perte de l'armée. Le canon grondait dans toutes les directions; le champ de bataille était embrasé; les cris des soldats, mêlés aux fanfares de guerre, semblaient agiter les airs comme un ouragan.
L'impératrice lut ce qui suit:
«Sire,
«Deux pavés de moins dans la cour de ma prison n'ébranleront pas les fondemens de votre empire, et telle est l'unique faveur que je viens demander à votre majesté. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets de votre protection; mais dans ce désert muré, où j'expie mes torts envers vous, un seul être a su apporter quelque adoucissement à mes peines, un seul être a jeté quelque charme sur ma vie. C'est une plante, sire; c'est une fleur, inopinément venue entre les pavés de la cour où il m'est permis parfois de respirer l'air et de voir le ciel. Ah! ne vous hâtez pas de m'accuser de délire et de folie! Cette fleur fut pour moi un sujet d'études si douces et si consolantes! C'est fixés sur elle que mes yeux se sont ouverts à la vérité; je lui dois la raison, le repos, la vie peut-être! Je l'aime comme vous aimez la gloire!
«Eh bien! en ce moment, ma pauvre plante meurt faute d'espace et de terre; elle meurt, et je ne puis la secourir, et le commandant de Fénestrelle renvoie ma plainte au gouverneur de Turin, et quand ils se décideront, ma plante sera morte! et voilà pourquoi, sire, c'est à vous que je m'adresse, à vous, qui d'un mot pouvez tout, même sauver ma fleur! Faites arracher ces deux pavés qui pèsent sur moi comme sur elle, sauvez-la de la destruction, sauvez-moi du désespoir! Ordonnez, c'est la vie de ma plante que je vous demande; je vous la demande avec instance, avec supplication, les genous en terre, et, je le jure, dans mon cœur ce bienfait vous sera compté.
«Pourquoi mourrait-elle? Elle a, je l'avoue, amorti le coup que votre main puissante voulait faire tomber sur moi; mais elle a rompu mon orgueil aussi, et c'est elle qui maintenant me jette suppliant à vos pieds. Du haut de votre double trône, abaisserez-vous votre regard sur nous? Saurez-vous comprendre quels liens peuvent rapprocher un homme d'une plante, dans cet isolement qui ne laisse au prisonnier qu'une existence végétative? Non, vous ne savez pas, sire, et que votre étoile vous garde de savoir jamais ce que peut la captivité sur l'esprit le plus ferme et le plus fier! Je ne me plains pas de la mienne, je la supporte avec résignation: prolongez-la; qu'elle dure autant que ma vie; mais grâce pour ma plante!
«Songez bien, sire, que cette grâce que j'implore de votre majesté, c'est sur-le-champ, c'est aujourd'hui même qu'il me la faut! Vous pouvez laisser le glaive de la loi suspendu quelque temps sur le front du condamné, et le relever ensuite pour pardonner; mais la nature suit d'autres lois que la justice des hommes; encore deux jours, et peut-être l'empereur Napoléon ne pourra plus rien pour la fleur du captif de Fénestrelle.
«Charney.»
Un grand fracas d'artillerie éclata tout-à-coup; une épaisse fumée, coupée en cercles, en losanges de feu par les cent mille éclairs de la fusillade, couvrit le champ de bataille d'un vaste réseau à la fois lumineux et sombre; puis les feux s'éteignirent, et il sembla qu'une main tendue d'en haut écartait subitement ce rideau de nuages qui cachait les combattans. Ce fut alors un magnifique spectacle à contempler au soleil! Cette charge brillante, dans laquelle Desaix avait perdu la vie, était exécutée. Zach et ses Hongrois, heurtés de front par Boudet, pris sur leur flanc gauche par la cavalerie de Kellermann, tourbillonnaient en désordre, et l'intrépide consul, rétablissant aussitôt sa nouvelle ligne de bataille de Castel-Ceriolo à Saint-Julien, reprenait l'offensive, culbutait les impériaux sur tous les points, et forçait Mélas à sonner la retraite.
Ce changement subit de position, ces grands mouvemens de l'armée, ce flux et ce reflux d'hommes, obéissant à la voix d'un chef, seul immobile au milieu de cet apparent désordre, il y avait là de quoi saisir l'imagination la plus froide; aussi du sein des groupes de spectateurs, placés autour du trône, partirent des applaudissemens et des vivats; et ce bruit, contrastant avec les autres bruits qui l'entouraient, tira enfin l'impératrice de la profonde méditation dans laquelle elle était plongée. Car, de ces dernières et brillantes manœuvres, de ces imposans tableaux se succédant devant elle, la future reine d'Italie n'a rien vu, attentive, préoccupée, les yeux fixés sur ce singulier placet qu'elle tient encore à la main, mais qu'elle ne lit plus cependant.
Et tout d'abord elle a rassuré la jeune fille, qui, debout devant elle, rêvait aussi de son côté.
Joyeuse, charmée de ce regard plein de si douces promesses, Teresa, certaine du succès, baise mille fois avec reconnaissance, avec attendrissement, cette main, tout à la fois frêle et puissante, où brille l'anneau nuptial de Napoléon. Elle rejoint le quartier des femmes, et, la plaine devenue libre, elle cherche aussitôt une église, une chapelle où elle puisse répandre en silence ses pleurs et ses actions de grâces aux pieds de la Vierge, cette autre protectrice de ceux qui souffrent.
IV.
Jugez si l'impératrice-reine a dû être saisie d'un vif sentiment de pitié à la lecture de cette supplique. Chaque mot ne devait-il pas éveiller toute sa sympathie? Joséphine aussi faisait son culte d'une fleur; c'était sa science, sa passion, et plus d'une fois elle avait oublié l'éclat et les ennuis du pouvoir en guettant un bouton qui s'entr'ouvrait, en étudiant la structure d'une corolle dans ses belles serres de la Malmaison.
Là souvent elle s'était sentie plus heureuse à contempler la pourpre de ses cactus que la pourpre de son manteau impérial, et les parfums de ses magnolias l'avaient plus doucement enivrée que les vénéneuses flatteries de ses courtisans. C'est là qu'elle aimait à trôner, qu'elle réunissait sous un même sceptre mille peuplades végétales venues de tous les coins du monde. Elle les connaissait, les classait, les enrégimentait par ordres et par races; et lorsqu'un de ses sujets nouveau-venu se montrait à elle pour la première fois, elle savait bien, par l'analyse, l'interroger sur son âge et sur ses habitudes, et apprendre de lui son nom et sa famille; alors il allait dans la foule de ses frères prendre son rang naturel; car là chaque peuplade avait son drapeau, chaque famille son guidon.
À l'exemple de Napoléon, elle respectait les lois et les coutumes des peuples vaincus. Les plantes de tous les pays retrouvaient dans les serres de la Malmaison leur sol primitif et leur climat natal. C'était un monde en miniature. On y voyait, dans un espace circonscrit, des savannes et des rochers, la terre des forêts vierges et le sable des déserts, des bancs de marne et d'argile, des lacs, des cascades et des grèves inondées; on y passait des chaleurs du tropique aux impressions rafraîchissantes des zones les plus tempérées. Là, toutes ces races différentes croissaient et se développaient côte à côte, séparées seulement par une légère muraille de verdure ou par des frontières vitrées.
Lorsque Joséphine y passait sa revue, de douces rêveries naissaient pour elle à la vue de certaines fleurs. L'hortensia venait tout récemment d'emprunter le nom de sa fille; des pensées de gloire lui arrivaient aussi; car, après les triomphes de Bonaparte, elle avait réclamé sa part de butin, et les souvenirs d'Italie et d'Égypte semblaient grandir et s'épanouir sous ses yeux. La soldanelle des Alpes, la violette de Parme, l'adonide de Castiglione, l'œillet de Lodi, le saule et le platane d'Orient, la croix de Malte, le lis du Nil, l'hybiscus de Syrie, la rose de Damiette, c'étaient ses conquêtes, à elle! Et de celles là du moins, quelques-unes sont restées à la France!
Au milieu de toutes ses richesses, elle a encore sa fleur chérie, sa fleur d'adoption, son beau jasmin de la Martinique, dont la graine, recueillie par elle, semée par elle, cultivée par elle, lui rappelle son pays, son enfance, ses parures de jeune fille, le toit paternel, et ses premières amours avec un premier époux!
Oh! qu'elle a bien compris les terreurs du malheureux pour sa plante! Qu'il doit l'aimer! il n'en a qu'une! Et comment ne s'attendrirait-elle pas sur le sort du pauvre prisonnier? La veuve de Beauharnais n'eut pas toujours son logis dans un palais consulaire ou impérial. Elle n'a point oublié ses jours de captivité. Puis, ce Charney, Joséphine l'a connu si calme, si fier, si insouciant au milieu des plaisirs du monde, si railleur vis-à-vis des plus douces affections humaines!—Quel changement s'est donc fait en lui? Qui donc a pu détendre cet esprit superbe? Tu refusais de te courber même devant Dieu, et te voilà maintenant à genoux, criant grâce pour ta plante! Oh! elle te sera conservée!
Dans cette disposition d'esprit, les dernières manœuvres des troupes, tout ce vain simulacre de bataille, ne lui causent plus qu'impatience et dépit; car elle craint de voir se perdre un de ces instans si nécessaires peut-être à l'existence de la fleur du captif.
Aussi, quand Napoléon, entouré de ses généraux, vint la rejoindre, dans l'attente sans doute de ses félicitations et encore ému de cette fatigue de soldat qui lui plaisait tant:
—Sire, un ordre pour le commandant de Fénestrelle! Un exprès sur-le-champ! s'est-elle écriée, l'œil animé, la voix haute, comme s'il se fût agi d'une nouvelle victoire, et que c'eût été son tour de déployer toute l'activité du commandement. Et elle montrait le mouchoir, le tenait tendu, à deux mains, pour qu'il pût lire sur-le-champ.
Napoléon, après l'avoir regardée des pieds à la tête, d'un air étonné et mécontent, lui tourna le dos et passa. On eût dit qu'il achevait sa revue par elle et venait simplement de l'inspecter la dernière.
Par habitude, il se mit alors à visiter ce champ de bataille que le sang n'avait pas rougi, et où ne gisait, couché sur la terre, que la moisson naissante.
Les blés, les riz, étaient broyés, hachés. Dans quelques endroits, le terrain défoncé, déchiré par de profondes ornières, témoignait des évolutions de l'artillerie; on voyait çà et là disséminés des gants de dragons, des plumets, des épaulettes; puis, quelques fantassins écloppés, quelques chevaux fourbus qui rejoignaient. C'était tout.
Cependant l'affaire avait failli devenir grave dans un certain moment. Les soldats occupant le village de Marengo en qualité d'Autrichiens, hésitant à jouer le rôle de vaincus, prolongèrent leur résistance au-delà du temps indiqué par le programme. Il en résulta une vive irritation entre eux et leurs adversaires. Les deux régimens étaient d'armes différentes et avaient eu des rivalités de garnison. On s'insulta, on se provoqua de part et d'autre; les baïonnettes se croisèrent.
Une collision terrible allait avoir lieu; il fallut tous les efforts des généraux pour empêcher que la petite guerre ne devînt une guerre réelle. Enfin, non sans peine, ils consentirent à fraterniser en échangeant les gourdes; mais les gourdes étaient vides; pour les remplir, on visita de force les caveaux du village; des excès eurent lieu, mais au cri de Vive l'empereur! on mit le tout sur le compte de l'enthousiasme. Après vingt pourparlers et vingt rasades, les Autrichiens se décidèrent à battre en retraite en chancelant, et les Français vainqueurs firent leur entrée dans Marengo en dansant la farandole, chantant la Marseillaise, et mêlant parfois à leurs cris d'ordonnance leur ancien cri de Vive la république! On mit le tout sur le compte de l'ivresse.
Les troupes remises en ligne, Napoléon fit une distribution de croix d'honneur parmi les vieux soldats qui, cinq ans auparavant, s'étaient trouvés sur la même place. À leur tour, les principaux magistrats de la Cisalpine en furent décorés par lui. Puis, avec Joséphine, il posa la première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la bataille de Marengo. Après quoi, l'empereur, l'impératrice, les ambassadeurs, les magistrats, le peuple et l'armée, tout reprit la route d'Alexandrie.
Et le sort de Picciola n'était pas encore décidé!
V.
Le soir, dans un des appartemens préparés pour eux à l'hôtel-de-ville d'Alexandrie, Napoléon et Joséphine, après le dîner public qui venait d'avoir lieu, se tenaient, l'un dictant des lettres à un secrétaire, marchant à grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction; l'autre, devant une haute glace, admirant avec une naïve coquetterie l'élégance de son costume et la richesse des ornemens dont on venait de la revêtir.
Quand le secrétaire fut parti, Napoléon s'assit, s'accouda les deux bras sur une longue table recouverte d'un velours rouge à franges d'or, appuya sa tête dans ses mains et sembla réfléchir; mais ses réflexions devaient s'éloigner de tout sujet pénible, car sa figure conservait un caractère de douce rêverie.
Néanmoins, Joséphine se lassa du silence qui s'ensuivit. Il l'avait déjà mal menée une fois ce jour même, au sujet de la pétition de Fénestrelle, et, comprenant alors que sa protection avait été maladroite, pour être trop précipitée, elle s'était bien promis de mieux choisir l'instant.
Elle crut qu'il était venu; et allant s'asseoir de l'autre côté de la table pour faire face à son mari, elle s'accouda comme lui, comme lui affecta un air d'abstraction, et bientôt tous deux se regardèrent en souriant.
—À quoi penses-tu? lui dit Joséphine, le caressant de la voix et du regard.
—Je pense, répondit-il, que le diadème te va fort bien, et qu'il serait dommage que j'eusse négligé d'en faire entrer un dans ton écrin.
Le sourire de Joséphine s'effaça graduellement; celui de Napoléon devint plus marqué, car il aimait à combattre en elle les appréhensions pénibles dont elle ne pouvait encore se défendre en songeant au degré d'élévation où ils étaient récemment arrivés. Ce n'était pas pour elle qu'elle tremblait, la noble femme!
—N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que général? poursuivit-il.
—Certes, empereur, vous avez le droit de faire grâce, et j'en ai une à vous demander.
Cette fois, ce fut sur la figure de l'époux que le sourire s'effaça, pour passer sur celle de l'épouse. Il fronça le sourcil, et se prépara à tenir ferme, craignant que l'influence qu'exerçait Joséphine sur son cœur ne le fît tomber dans de fâcheuses faiblesses.
—Encore! Joséphine, vous m'aviez promis de ne plus chercher à interrompre ainsi le cours de la justice! Pensez-vous que le droit de faire grâce ne nous soit accordé que pour satisfaire aux caprices de notre cœur? Non, nous n'en devons faire usage que pour adoucir l'application trop rigoureuse de la loi, ou réparer les erreurs des tribunaux! Toujours tendre la main à ses ennemis, c'est vouloir augmenter leur nombre et leur insolence!
—Sire, répliqua Joséphine en retenant un éclat de rire prêt à lui échapper, vous m'accorderez cependant la faveur que j'implore de votre majesté.
—J'en doute.
—Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, je viens vous demander le renvoi de deux... oppresseurs! oui, sire, qu'ils sortent de leur place! qu'ils en soient chassés, arrachés, s'il le faut!
Parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa bouche; car, en voyant la figure étonnée de Napoléon, elle n'était plus maîtresse d'elle-même.
—Comment? c'est vous qui m'excitez à punir, vous, Joséphine! Et de quoi s'agit-il donc?
—De deux pavés, sire, qui sont de trop dans une cour.
Et l'éclat de rire, retenu à grand'peine, lui échappa enfin. Il se leva, et jetant vivement ses bras derrière son dos, la regardant avec l'air du doute et de la surprise:
—Comment! qu'est-ce à dire? Deux pavés! te moques-tu?
—Non! dit-elle en se levant à son tour, et s'approchant de lui, s'appuyant de ses deux mains croisées sur son épaule, avec sa gracieuse nonchalance de créole:
—De ces deux pavés dépend une existence précieuse. Écoutez-moi bien, sire, car il vous faut toute votre bonne volonté pour me comprendre.
Elle lui raconta alors le sujet de la pétition, et tout ce qu'elle avait appris de la jeune fille touchant le prisonnier, qu'elle ne nomma point cependant, et quel avait été le dévouement de la pauvre enfant; puis, en lui parlant du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait, les paroles affluaient sur ses lèvres, douces, tendres, caressantes, pleines de charme, et de cette éloquence qui lui venait du cœur si naturellement.
Et en l'écoutant l'empereur souriait, et en souriant il admirait sa femme.
VI.
Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. Il lui semblait que les plus légères divisions du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre pour peser sur sa fleur et la briser. Deux jours étaient passés; le messager n'apportait point de nouvelles, et le vieillard lui-même, inquiet, tourmenté à son tour, ne savait qu'augurer de ce silence et de ce retard, supposait des obstacles, répondait du zèle, du dévouement de la personne chargée du message (sans désigner sa fille toutefois), et tâchait encore de faire renaître dans le cœur de son compagnon une espérance qui s'éteignait dans le sien.
—Teresa! mon enfant! que lui sera-t-il donc arrivé? répétait-il avec désolation.
Le troisième jour s'écoula, et sa fille ne revint pas.
Durant toute la journée du quatrième, Girhardi ne se montra point à la petite fenêtre de la cour. Charney ne put le voir; mais s'il eût attentivement prêté l'oreille, il aurait entendu peut-être les prières mêlées de sanglots qu'adressait au ciel le pauvre père en acceptant le coup terrible qui venait de le frapper.
On eût dit qu'un voile de deuil était tombé soudain sur ce lieu de misère, où naguère encore, même en l'absence de la liberté, des rayons de joie et de bonheur apparaissaient par intervalles.
La plante avançait de plus en plus dans sa voie de destruction, et Charney inconsolable assistait à l'agonie de Picciola. Il y avait chez lui double sujet d'abattement; il craignait de perdre l'objet de ses travaux, le charme de sa vie, et de s'être vainement avili! Quoi! vainement son front se serait courbé! Il aurait mendié une grâce, prosterné jusqu'à terre, et on l'aurait repoussé du pied! Comme si tout se fût conjuré contre lui, Ludovic, autrefois si naïf, si expansif, maintenant évitait même de lui adresser la parole. Taciturne et bourru, il venait, il montait, il passait, fumant à pleine pipe, sans le regarder à peine, et semblait lui en vouloir de son malheur. C'est que d'abord Ludovic, lorsqu'il eut connaissance des refus du commandant, prévit l'instant où il allait se trouver entre son penchant et son devoir. Il fallait que le devoir eût le dessus, et il se fit brutal et maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui les rigueurs vont sans doute redoubler, et d'avance sa mauvaise humeur redouble.
Ainsi en agissent communément ceux que l'éducation n'a pas polis. Ils compriment les élans généreux de leur âme quand il leur faut accomplir de rudes fonctions, plutôt que de chercher à en voiler la rudesse sous quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par des paroles que Ludovic a jamais donné des preuves de la bonté de son cœur, c'est par des actes! Les actes lui sont interdits, il se tait; et la secrète pitié qu'il ressent pour l'homme dont on le contraint d'être le tyran subalterne s'exhale en accès de colère contre cet homme lui-même. Il s'efforce de se montrer insensible en devenant l'agent d'un ordre impitoyable. Si par là il s'attire la haine: eh bien! tant mieux! son devoir lui sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et le bourreau, entre le captif et le geôlier!
Quand vint l'heure du dîner du prisonnier, Ludovic vit Charney debout devant sa plante, dans une profonde et cruelle contemplation. Il se garda bien de se présenter gaiement comme autrefois, en saluant sa filleule des titres caressans de Giovanetta, de Fanciuletta, ou en s'informant des nouvelles de Monsieur et de Madame; il traversa la cour d'un pas rapide, affectant de croire Charney dans sa chambre et de lui porter ses provisions en tout hâte. Mais, à un mouvement qu'il fit, leurs yeux se rencontrèrent, et Ludovic s'arrêta surpris, en voyant le changement survenu en si peu de jours dans les traits du prisonnier. L'impatience et l'attente avaient sillonné son front de larges rides; ses lèvres et son teint décolorés, ses joues maigries lui imprimaient un caractère d'abattement que faisait ressortir encore le désordre de sa barbe et de ses cheveux. Malgré lui, Ludovic resta quelque temps immobile pendant cet examen, et tout-à-coup, se rappelant sans doute ses grandes résolutions, il reporta son regard de l'homme à la plante, cligna de l'œil ironiquement, haussa l'épaule avec un geste moqueur, siffla un air, et il se disposait à reprendre route, quand d'une voix dolente, mais expressive:
—Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney.
—À moi?... à moi?... rien, répondit le geôlier, troublé de ce ton de reproche, et plus ému qu'il ne le voulait paraître.
—Eh bien! reprit le comte en s'avançant vers lui et s'emparant vivement de sa main, sauvons-la! il en est temps encore, et j'ai trouvé un moyen. Oui!... le commandant ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera même. Procurez-moi de la terre, une caisse... nous enlèverons les pavés, mais pour un instant seulement... Qui le saura? nous transplanterons...
—Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa main: au diable la fleur! Elle nous a fait assez de mal à tous. À commencer par vous, qui allez retomber malade. Faites-vous-en de la tisane; elle n'est plus bonne qu'à ça!...
Charney lui lança un regard d'indignation et de mépris.
—S'il ne s'agissait que de vous encore, poursuivit Ludovic; c'est votre affaire, à la bonne heure! mais ce pauvre homme, vous l'aurez privé de sa fille... il ne la verra plus, et c'est à vous qu'il le doit.
—Sa fille! comment?... s'écria le comte, ouvrant des yeux terrifiés.
—Oui, c'est ça, comment!—continua l'autre en posant à terre son panier de provisions, se croisant les bras et prenant l'attitude d'un homme qui s'apprête à gourmander vertement:—On fouette les chevaux, et on ne veut pas que la voiture roule; on lance le stylet, et on s'étonne de la blessure! Trondédious! o che frascheria! Vous avez voulu écrire à l'empereur; vous avez écrit; c'est bien. C'est contre l'ordre du commandant; il vous punira comme il l'entendra; rien de plus juste. Mais il vous fallait un messager pour porter votre lettre, puisque vous ne pouviez la porter vous-même. Ce messager, ce fut la Giovanna.
—Quoi! cette jeune fille... c'est elle!...
—Faites l'étonné. Pensiez-vous donc que votre correspondance avec l'empereur allait avoir lieu par le télégraphe? On l'emploi à autre chose. Tant il y a que le commandant a tout découvert... Je ne sais comment... Par le guide sans doute; car la Giovanna ne pouvait courir seule à travers les routes. Maintenant la porte de la citadelle lui est fermée. Elle et son père vivront séparés. À qui la faute?
Charney se couvrit la figure de ses deux mains.
—Malheureux vieillard! dit-il; sa seule consolation Et sait-il?...
—Il sait tout depuis hier. Jugez s'il doit vous aimer. Mais votre dîner refroidit.
Et Ludovic releva le panier, qu'il transporta aussitôt dans le logis du prisonnier.
Le comte tomba accablé sur son banc. Il eut un instant la pensée d'en finir d'un coup avec Picciola et de la briser lui-même. Mais le courage lui faillit bientôt. Puis une lueur d'espoir brillait encore confusément devant lui. Cette pauvre jeune fille, qui s'est généreusement dévouée à sa cause, et à qui on fait si cruellement expier son zèle à secourir un malheureux, elle est de retour. Peut-être a-t-elle pu s'approcher de l'empereur. Oui, c'est cela! Sans doute elle a réussi, et c'est ce qui a irrité le commandant contre elle! S'il a entre les mains l'ordre de la délivrance de Picciola, pourquoi tarde-t-il? Mais il faudra bien qu'il obéisse, si l'empereur le veut!—Oh! bénie sois tu, noble enfant! malheureuse enfant séparée de ton père!... à cause de moi! Oh! la moitié de ma vie, je la donnerais pour toi!... pour ton bonheur! Je la donnerais... seulement pour qu'on te rouvrît la porte de cette prison.
VII.
Une demi-heure s'est à peine écoulée; deux officiers civils, revêtus de l'écharpe nationale, accompagnés du commandant de Fénestrelle, se présentent devant Charney et l'invitent à monter chez lui. Lorsqu'ils furent dans sa camera, le commandant prit la parole.
C'était un homme d'une forte corpulence, au front chauve et bombé, aux moustaches épaisses et grisonnantes. Une cicatrice, partant du sourcil gauche, lui divisait la figure en deux, et venait se terminer inclusivement à la lèvre supérieure. Une longue redingote bleue à larges pans, boutonnée jusqu'en haut, des bottes à revers par-dessus le pantalon, un reste de poudre sur ses cheveux nattés de côté, des boucles à ses oreilles, et des éperons à ses bottes (sans doute par signe distinctif, car, par raisons rhumastimales autant que par les exigences de sa place, il était de fait le premier prisonnier de la citadelle), tel se montrait à l'extérieur ce personnage, qui, pour toute arme, portait une canne à la main. Commis à la garde de détenus politiques, appartenant pour la plupart à des familles distinguées, il se piquait de bonnes manières malgré ses fréquens accès d'emportement, et de beau langage en dépit de certaines consonnances fâcheuses. Il se tenait le corps droit, avait la voix forte et emphatique, arrondissait le geste en saluant, et se grattait le front en parlant. Ainsi fait, le colonel Morand, commandant de Fénestrelle, pouvait encore passer pour ce qu'on appelle un beau militaire.
Au ton de courtoisie qu'il prit d'abord, à la tournure officielle de ses deux compagnons, Charney crut qu'ils lui apportaient les lettres de grâce de Picciola.
Le commandant le pria d'attester si jamais il en avait mal usé envers lui, dans l'exercice de ses fonctions, par manque de soins ou par abus de pouvoir.
Ce préambule était de bon augure. Charney attesta tout ce qu'il voulut.
—Vous le savez, monsieur, lors de votre maladie, tous les secours vous ont été prodigués; s'il ne vous a pas plu de vous soumettre aux ordonnances des médecins, la faute n'est ni à eux ni à moi. J'ai pensé que votre convalescence s'achèverait plus facilement avec le grand air et l'exercise, et liberté presque entière vous fut accordée d'aller et de venir dans votre cour.
Charney le salua, comme pour le remercier; mais l'impatience contractait ses lèvres.
—Cependant, monsieur, poursuivit le commandant du ton d'un homme dont la délicatesse a été blessée, dont les égards ont été méconnus, vous avez enfreint les lois réglementaires de la maison, que vous ne pouviez ignorer pourtant; vous avez failli me compromettre dans ma responsibilité vis-à-vis de monsieur le gouverneur du Piémont, le général Menou, et même vis-à-vis de l'empereur, en faisant parvenir à Sa Majesté un placet...
—Parvenir! Il l'a donc reçu! interrompit Charney.
—Oui, monsieur.
—Eh bien?... Et le malheureux tressaillait d'espérance.
—Eh bien! répondit le commandant, pour ce fait seul, vous allez être transporté dans une des loges du vieux bastion, où vous resterez au secret durant un mois.
—Mais enfin,—s'écria Charney, essayant de lutter encore contre la cruelle réalité qui le dépouillait de ses dernières illusions,—l'empereur, qu'a-t-il dit?
—L'empereur ne s'occupe point de pareilles fadaises, lui fut-il dédaigneusement répondu.
Charney prit la chaise unique dont sa chambre était meublée, s'assit, et ce qui se passa ensuite autour de lui parut à peine distraire son attention.
—Ce n'est pas tout. Vos moyens de communications connus, vos relations avec le dehors dévoilées, il est naturel de penser que votre correspondance s'est étendue plus loin. Avez-vous écrit à d'autres personnes qu'à Sa Majesté?
Charney ne répondit pas.
—Une visite a été ordonnée, continua le commandant d'un ton plus sec, et ces messieurs que voici, délégués par le gouverneur de Turin, y vont procéder sur-le-champ, en votre présence, comme le veut la loi. Avant l'exécution de cet ordre, désirez-vous faire des révélations? Elles ne peuvent être que favorables à votre cause.
Même silence de la part du prisonnier.
Le commandant fronça les sourcils; son front chauve se plissa dans toute sa hauteur, et se tournant vers les envoyés de Menou:
—Allons, messieurs, dit-il.
Tous deux se mirent aussitôt en devoir de visiter depuis la cheminée et la paillasse du lit, jusqu'à la doublure des vêtemens du comte. Pendant ce temps, le commandant, se promenant pas à pas dans l'étroite chambre, frappait alternativement du bout de sa canne chaque carreau du plancher, afin de juger s'ils ne recouvraient pas quelques excavations secrètes, destinées à recéler des papiers importons, ou même les préparatifs d'une évasion. Il se rappelait Latude et les autres échappés de la Bastille. Là des fossés larges et profonds, des murs de dix pieds d'épaisseur, des grilles, des contrescarpes, des mâchicoulis, des remparts hérissés de fer et de canons, des sentinelles à toutes les poternes, sur tous les parapets, n'avaient rien pu contre la persévérance d'un homme armé d'une corde et d'un clou. La Bastille de Fénestrelle était loin de pouvoir présenter une pareille ceinture de sûreté. Depuis '96, ses fortifications n'existaient plus qu'en partie, et à peine si quelques soldats faisaient le guet autour de ses murailles extérieures.
Après des recherches prolongées autant qu'il était possible de le faire dans un pareil logis, on ne découvrit rien de suspect, sinon une petite bouteille en verre blanc, contenant une liqueur noirâtre, sans doute l'encre du prisonnier.
Interrogé sur les moyens employés par lui pour se mettre en possession de cette encre, celui-ci se tourna sur sa chaise du coté de sa fenêtre, et se mit à promener en mesure ses doigts sur les vitres, sans répondre autrement à la question.
Restait à visiter la cassette. On lui en demanda la clef. Il la laissa tomber plutôt qu'il ne la donna.
Le colonel Morand n'avait plus de courtoisie, ni dans son geste ni dans son regard. L'indignation lui montait à la gorge. La figure pourpre, les yeux animés, se démenant dans le petit espace de la camera, il boutonnait et déboutonnait sa redingote avec des mains tremblantes, comme pour imposer une distraction au vif transport de colère qui s'élevait en lui.
Soudain, par un mouvement spontané, les deux sbires judiciaires, occupés à l'inventaire de la cassette, la tenant d'une main, la fouillant de l'autre, se rapprochent vivement de la fenêtre, pour mieux vérifier au jour, et, la joie au front, s'écrient ensemble:
—Nous tenons! nous tenons!
Alors, tirant d'un double fond une assez grande quantité de mouchoirs, tous noircis d'une écriture fine et serrée, ils pensent avoir découvert les preuves d'une vaste conspiration.
À la vue de ses précieuses archives profanées, Charney se lève, étend le bras comme pour les ressaisir, ouvre la bouche... puis, se calmant tout-à-coup, il se rassied et reste immobile, sans avoir prononcé un mot. Mais ce premier élan si expressif a suffi au commandant pour lui faire attacher une haute importance à cette capture. Par son ordre, les mouchoirs sont déposés sur-le-champ dans des sacs étiquetés et scellés; on confisque la bouteille et jusqu'au cure-dent. Un rapport est dressé. Charney, invité à le signer pour en attester l'exactitude, refuse par un geste. Acte est pris du refus, et il lui est enjoint de se rendre à l'instant même à la loge du vieux bastion.
Ah! combien ce qui se passait alors dans sa tête était pénible, vague, confus! Le prisonnier atterré ne s'en pouvait rendre compte que comme d'un sentiment de douleur dominant tous les autres. Il n'avait même pas eu un sourire de pitié à donner au triomphe de ces hommes, si fiers d'emporter, comme pièces de procédure, comme preuve d'un complot, ses observations sur sa plante! Il allait être à jamais séparé de ses souvenirs! L'amant à qui l'on enlève les lettres et le portrait d'une maîtresse adorée qu'il ne doit plus revoir peut seul comprendre l'angoisse profonde du prisonnier. Pour sauver Picciola, il a compromis son orgueil, son honneur; il a brisé le cœur d'un vieillard et l'existence d'une jeune fille; et, de ce qui l'avait rattaché à la vie, rien ne lui reste, pas même ces lignes tracées par lui, et qui résumaient ses saintes études!
VIII.
L'intercession de Joséphine n'avait donc pas été aussi puissante qu'elle promettait de l'être d'abord? Non. Après sa douce plaidoirie en faveur de la plante et du prisonnier, lorsqu'elle remit le mouchoir contenant la missive entre les mains de Napoléon, celui-ci se rappela les singulières distractions, offensantes pour son orgueil, que l'impératrice avait eues le matin même, durant les cérémonies guerrières de Marengo, et la signature de Charney redoubla la fâcheuse impression qu'il en ressentit.
—Cet homme est-il devenu fou? avait-il dit, et quelle comédie prétend-il jouer avec moi? Un jacobin botaniste! Il me semble entendre encore Marat s'extasier sur les beautés de la nature champêtre, ou voir Couthon se présenter à la Convention avec une rose à sa boutonnière!
Joséphine voulut élever la voix, et réclamer contre ce titre de jacobin, si légèrement donné au noble comte; mais, dans ce moment, un chambellan vint prévenir l'empereur que messieurs les généraux, ainsi que les ambassadeurs et députés des provinces italiennes, l'attendaient dans le salon de réception. Il se hâta de les rejoindre; et, inspiré bien plus par leur présence que par le contenu de la pétition, il prit occasion du nom du pétitionnaire pour faire une sortie vigoureuse contre les idéologues, les philosophes; revenant encore sur les jacobins, qu'il saurait bien, disait-il, mater et amener à merci!—Et il élevait la voix d'un ton de résolution et de menace, non qu'il fût aussi vivement animé qu'il le faisait paraître; mais, habile à profiter des circonstances, il voulait que ses paroles fussent entendues et répétées, surtout par l'ambassadeur prussien, présent à cette assemblée. C'était son acte de divorce avec la Révolution qu'il proclamait là!
Pour complaire au maître, chacun renchérit sur ses discours. Le général gouverneur de Turin surtout, Jacques-Abdallah Menou, oubliant ou plutôt reniant ses anciennes convictions, se répandit en brusques attaques contre les Brutus des clubs et des tavernes d'Italie et de France, et ce fut bientôt, dans le cercle impérial, un chorus unanime d'imprécations virulentes contre les conspirateurs, les révolutionnaires, les jacobins, tel, que Joséphine se sentit troublée un instant devant ce terrible orage qu'elle venait de soulever. Remise de sa terreur, elle s'approcha de l'oreille de Napoléon; et d'une voix demi-railleuse.
—Eh! sire, dit-elle, pourquoi donc tout ce bruit? Il ne s'agit ni de jacobins ni de révolutionnaires, mais d'une pauvre fleur qui n'a jamais conspiré contre personne.
L'empereur haussa les épaules.
—Croit-on me duper par de pareilles sornettes? s'écria-t-il. Ce Charney est un homme dangereux, mais non pas un niais! La fleur est le prétexte... le but l'enlèvement des pavés. C'est une évasion qu'il prépare, sans doute! Vous y veillerez, Menou. Et comment cet homme a-t-il pu écrire sans que sa demande passât par les mains du commandant? Est-ce ainsi que la surveillance s'exerce dans les prisons d'état?
L'impératrice essaya encore de défendre sa protégée:
—Laissons cela, madame! dit le maître.
Et Joséphine, interdite, découragée, se tut, et baissa les yeux sous le regard qu'il venait de lui adresser.
Menou, gourmandé par l'empereur, n'avait pas ménagé les reproches au colonel-commandant de la citadelle de Fénestrelle; et celui-ci, à son tour, s'était hâté de sévir contre les prisonniers auxquels il devait d'avoir reçu de si vertes réprimandes.
Déjà séparé de sa fille, qui, le cœur plein d'espoir, n'avait revu les donjons de la forteresse que pour recevoir l'ordre de quitter sur-le-champ le territoire de Fénestrelle et de n'y plus reparaître, Girhardi avait, le matin même, été soumis, comme Charney, à une visite domiciliaire; mais il n'en était rien résulté de compromettant pour lui.
Quant au comte, des émotions plus pénibles que l'enlèvement de ses manuscrits lui étaient encore réservées.
Lorsque, pour se rendre à la loge du bastion, il fut descendu dans le préau, à la suite du commandant et de ses deux acolytes, soit que le colonel Morand n'y eût prêté nulle attention en arrivant, soit plutôt qu'il se voulût venger du silence obstiné de Charney durant la visite, sa colère sembla redoubler à la vue des frêles échafaudages élevés autour de la plante.
—Qu'est-ce que tout cela? dit-il à Ludovic, accouru aussitôt sur son ordre. Est-ce ainsi que vous surveillez les prisonniers?
—Ça, mon colonel? répond avec une sorte de grognement et d'hésitation le geôlier, retirant d'une main sa pipe de sa bouche, tandis qu'il porte l'autre à son bonnet, comme au salut militaire:—c'est la plante que vous savez... qui est si bonne pour la goutte et autres maladies.
Puis, faisant graviter ses bras dans un sens contraire au mouvement précédent, il laissa glisser sa main droite le long de sa poitrine, jusqu'à sa cuisse, et la gauche, en se relevant, remit la pipe à sa place habituelle.
—Malepeste! reprit le colonel, si on laissait faire ces messieurs, les chambres et les préaux de la citadelle deviendraient des jardins, des ménageries, des boutiques, et se transformeraient en champ de foire! Allons! faites disparaître cette mauvaise herbe, ainsi que tout ce qui l'entoure!
Ludovic regarde tour à tour la plante, Charney, le commandant; il veut murmurer quelques mots de justification.
—Taisez-vous! lui crie ce dernier, et obéissez sur-le-champ!
Ludovic se tait. Il retire de nouveau sa pipe de sa bouche, l'éteint, la secoue, la dépose sur l'un des rebords de la muraille, et se prépare à exécuter l'ordre.
Il ôte sa veste, son bonnet, se frotte les mains pour se donner du courage. Tout-à-coup, comme s'il se fut retrempé à la colère de son chef, il saisit, il enlève les nattes et les paillassons; il les déchire, il les disperse dans la cour avec une sorte d'emportement. Vient le tour des étais qui servaient à les soutenir; il les arrache l'un après l'autre, les brise sur son genou, les jette à ses pieds. Il semble, à le voir, que son ancienne affection pour Picciola s'est changée en haine, et que lui aussi a une vengeance à exercer.
Pendant ce temps, Charney se tenait immobile, les yeux avidement fixés sur sa plante, mise à découvert, comme si son regard devait la protéger encore.
La journée avait été fraîche, le ciel nuageux; la tige s'était redressée depuis la veille, et du sein des branches flétries sortaient de petits rameaux verdoyans. On eût dit que Picciola prenait des forces pour mourir!
Quoi! Picciola, sa Picciola! son monde réel et son monde d'illusions, le pivot sur lequel tournait sa vie, l'axe qui faisait rayonner sa pensée, elle ne sera plus! Et lui, pauvre captif dont la Providence avait suspendu l'expiation, il lui va donc falloir s'arrêter dans son vol vers les sphères de la vraie science! Comment occupera-t-il ses tristes loisirs maintenant? Qui remplira les vides de son cœur? Picciola, le désert peuplé par toi redevient le désert! Plus de projets, plus d'études, plus de songes enivrans, plus d'observations à inscrire, plus rien à aimer! Oh! que sa prison à lui sera étroite! que l'air qu'on y respire y sera lourd! Ce n'est plus qu'un tombeau! celui de Picciola! Quoi! ce rameau d'or; ce rameau sibyllin, qui a chassé loin de lui les démons malfaisans dont il était obsédé, il ne sera plus là pour le défendre contre lui-même! Le philosophe incrédule et désenchanté devra-t-il vivre encore de son ancienne vie, avec ses pensées amères, et face à face avec le néant?—Non! plutôt mourir que de rentrer dans cette nuit froide d'où elle m'a tiré!
En ce moment, Charney vit comme une ombre apparaître à la petite fenêtre grillée. C'était le vieillard.
—Ah! se dit-il, je lui ai ravi son seul bien, je l'ai privé de sa fille! Il vient jouir de mon tourment, me maudire, sans doute! N'en a-t-il pas le droit? et qu'est donc mon malheur près de son désespoir?
Lorsqu'il se tourna de ce côté, il l'aperçut étreignant les barreaux de ses mains débiles, tremblantes d'émotion. Charney n'osait lever le front pour crier grâce du cœur à ce seul homme dont il eût voulu conserver l'estime; il craignait de trouver sur cette noble figure le signe mérité du reproche ou celui du dédain; et, quand leurs yeux se rencontrèrent, au regard plein de tendre compassion que lui adressa le pauvre père, oublieux de ses propres douleurs pour partager celles de son compagnon d'infortune, il se sentit remuer jusqu'au fond des entrailles, et deux larmes, les seules qu'il eût jamais répandues, jaillirent de sa paupière.
Ces larmes lui étaient douces; mais un reste de fierté les lui fit essuyer vivement. Il craignit d'être soupçonné d'une lâche faiblesse par ces hommes dont il était entouré.
De tous les témoins de cette scène, les deux sbires seuls, spectateurs indifférens, ne semblaient rien comprendre à ce drame auquel ils assistaient. Ils examinaient tour à tour le prisonnier, le vieillard, le commandant, le geôlier, s'étonnaient des émotions vives et diverses empreintes sur toutes ces figures, et se demandaient tout bas si quelque cachette importante ne devait pas exister sous cette herbe si bien barricadée.
Cependant l'œuvre fatale s'achevait. Excité par le colonel, Ludovic avait essayé d'enlever les appuis du banc rustique; mais ils opposaient résistance.
—Un merlin! prenez un merlin! cria le colonel.
Ludovic en prit un; il lui échappa des mains.
—Finissons-en, morbleu! répéta l'autre.
Du premier coup, le banc craqua; au troisième, il était abattu. Alors Ludovic se courba vers la plante, seule restée debout au milieu des débris.
Le comte était hâve, défait; la sueur ruisselait de son front.
—Monsieur! monsieur! pourquoi la tuer? Elle va mourir! s'écria-t-il enfin, redescendu encore une fois à l'état de suppliant.
Le colonel le regarda, sourit ironiquement, et, à son tour, ne répondit rien.
—Eh bien! reprit Charney avec violence, je veux la briser! je veux l'arracher moi-même!
—Je vous le défends! dit le commandant avec sa forte voix, et il étendit sa canne devant Charney, comme pour placer une barrière entre le prisonnier et sa compagne. Alors, sur son geste impératif, Ludovic saisit Picciola de ses mains pour la déraciner du sol.
Charney, atterré, anéanti, attacha de nouveau ses yeux sur elle.
Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, là où la séve continuait de monter, une petite fleur venait de s'entr'ouvrir brillante et nuancée. Déjà les autres pendaient abattues sur leurs pédoncules brisés. Seule elle avait vie encore, seule elle n'était point froissée, comprimée, étouffée, entre les mains larges et rudes du geôlier. Sa corolle, à peine voilée de quelques feuilles, s'épanouissait, tournée vers Charney. Il en crut sentir les parfums, et, les paupières humides de larmes, il la vit scintiller, grandir, disparaître et se remontrer.
L'homme et la plante échangeaient un dernier regard d'adieu.
Si, en ce moment où tant de passions et d'intérêts s'agitaient autour d'un faible végétal, des hommes étaient apparus soudain dans cette cour de prison, où le ciel ne jetait alors que des teintes sombres et blafardes, au tableau qui aurait frappé leur vue, à l'aspect de ces gens de justice, revêtus de leurs écharpes tricolores, de ce chef militaire dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils pas cru assister à quelque exécution secrète et sanglante, où Ludovic jouait le rôle du bourreau, et Charney celui du criminel à qui l'on vient de lire sa sentence? Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, ils viendront! ils viennent! les voilà!
L'un, c'est un aide de camp du général Menou; l'autre, un page de l'impératrice. La poussière qui les couvre dit assez qu'ils ont fait bonne diligence pour arriver.
Il était temps!
Au bruit qui signale leur entrée, Ludovic lâche Picciola, relève la tête, et Charney et lui se regardent, pâles tous les deux!
L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du gouverneur de Turin; le colonel en prit connaissance, parut saisi d'un mouvement d'hésitation, fit deux tours dans le préau en agitant sa canne, compara le message qu'il venait de recevoir avec celui qu'il avait reçu la veille; puis enfin, après avoir, à plusieurs reprises, fait monter et descendre ses sourcils en témoignage de grand étonnement, il affecta un air semi-courtois, se rapprocha de Charney, et déposa gracieusement entre ses mains la lettre du général.
Le prisonnier lut à haute voix ce qui suit:
«Sa majesté l'empereur et roi vient de me transmettre l'ordre, monsieur le commandant, de vous faire savoir qu'il consent enfin à la demande du sieur Charney, relative à la plante qui croît parmi les pavés de sa prison. Ceux qui la gênent seront enlevés. Je vous charge de veiller à l'exécution du présent ordre, et de vous entendre à ce sujet avec le sieur Charney.»
—Vive l'empereur! cria Ludovic.
—Vive l'empereur! murmura une autre voix qui semblait sortir de la muraille.
Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de la hanche sur sa canne, pour se donner un maintien; les deux hommes en écharpe, ne pouvant encore trouver le mot de tout ceci, semblaient confondus, et cherchaient en eux-mêmes par quels moyens ils rattacheraient ces événemens à la conspiration rêvée par eux, l'aide de camp et le page se demandaient pourquoi on les avait fait venir si vite. Enfin, ce dernier s'adressant à Charney:
—Il y a une apostille de l'impératrice, lui dit-il.
Et Charney lut sur la marge:
«Je recommande M. de Charney aux bons soins de M. le colonel Morand. Je lui serai particulièrement reconnaissante de ce qu'il voudra bien faire pour adoucir la position de son prisonnier.
«Signé Joséphine.»
—Vive l'impératrice! cria Ludovic.
Charney baisa la signature, et tint quelques instans le message sur ses yeux.
LIVRE TROISIÈME
I.
Le commandant de Fénestrelle avait repris toute sa courtoisie envers le protégé de sa majesté l'impératrice et reine. Non seulement Charney n'alla point occuper la loge du bastion, mais on l'autorisa à reconstruire les échafaudages et les abris dont plus que jamais Picciola languissante, à demi transplantée, réclamait le secours. Les fureurs du colonel Morand contre l'homme et la plante s'étaient si bien calmées, que, chaque matin, Ludovic venait de sa part demander au prisonnier s'il n'avait rien à désirer, et comment se portait la Picciola.
Usant de cette bonne volonté, Charney obtint de sa munificence des plumes, de l'encre, du papier, afin de relater sur de nouveaux frais, par le souvenir, ses études et ses observations de physiologie végétale; car la lettre du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enquête et de saisie; les deux sbires judiciaires avaient emporté ses archives sur toile, et, après un examen approfondi, déclarant ne pouvoir, malgré leurs efforts, trouver la clef de cette correspondance, ils avaient dépêché le tout vers Paris, au ministère de la police, pour y être commenté, analysé, déchiffré, par de plus habiles et de plus experts qu'eux.
Une privation autrement importante, car il n'y put suppléer aussi facilement, fut encore imposée à Charney. Le commandant, punissant Girhardi des reproches adressés à lui par le général Menou sur son défaut de surveillance, l'avait fait reléguer dans une autre partie de la forteresse, où il ne pouvait communiquer avec personne. Cette séparation, qui jetait le vieillard dans un complet isolement, retombait sur le cœur de Charney comme un remords, et paralysait l'effet des faveurs du colonel.
Il passait une grande partie de sa journée les yeux attachés sur la grille et sur la petite fenêtre close. Il y croyait voir encore le bon vieillard au moment où, avec effort, passant son bras à travers les barreaux inférieurs, il avait essayé vainement de lui faire toucher une main amie; il voyait sa supplique à l'empereur frôler le mur et remonter jusqu'à cette grille au bout d'un cordon, pour aller de lui à Girhardi, de Girhardi à Teresa, de Teresa à l'impératrice; et derrière ces barreaux, brillait et s'animait de nouveau ce regard de pitié et de pardon qu'il l'était venu soutenir récemment au milieu de ses angoisses, et il entendait ce cri de joie sortir d'un cœur brisé quand la grâce de Picciola était enfin venue!
Cette grâce, c'est à lui, c'est à eux qu'il la doit, et de cette tentative insensée, qui ne pouvait profiter qu'à Charney, seuls ils ont été punis, punis cruellement! Pauvre père! pauvre jeune fille!
Elle aussi se montrait souvent à lui, à cette même place, où il l'avait vue apparaître un instant, au sortir de ce rêve pénible qui lui prédisait la mort de sa plante. Alors, dans le trouble de ses idées, il lui avait semblé découvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses songes, et c'est encore ainsi qu'il croyait la revoir aujourd'hui.
Un jour que le prisonnier se nourrissait de ces douces visions, quelque chose s'agita derrière le vitrage terne et dépoli; on ouvrit la petite fenêtre; une femme se montra à la grille. Elle avait la peau brune et terreuse, un goître énorme, et des yeux avares et méchans. C'était la femme de Ludovic.
Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien.
II.
Dégagée de ses entraves, entourée de bonne terre, largement encadrée dans ses pavés, Picciola réparait ses désastres, se redressait, et sortait triomphante de toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses fleurs néanmoins, à l'exception de la petite fleur, qui, la dernière, s'était ouverte au bas de la tige.
Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se gonflait, qui mûrissait dans le calice, Charney pressentait de nouvelles et sublimes découvertes, et rêvait même au Dies seminalis, à la fête des semailles! Car maintenant le terrain ne manque plus; il est plus que suffisant pour Picciola; elle peut devenir mère, et voir ses filles croître sous son ombre!
En attendant ce grand jour, il est possédé du désir de connaître le nom véritable de cette compagne avec laquelle il a passé de si doux instans.
—Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner à Picciola, la pauvre enfant trouvée, ce nom dont la science ou l'usage l'ont dotée d'avance, et qu'elle porte en communauté avec ses sœurs des plaines ou des montagnes!
Le commandant l'étant venu visiter, Charney lui parla du désir qu'il avait de posséder un ouvrage de botanique. Sans se refuser à sa demande, l'autre, voulant mettre sa responsabilité à couvert, songea d'abord à obtenir l'autorisation du gouverneur du Piémont; et Menou non seulement s'empressa de la lui donner complète, mais encore il lui envoya, de la bibliothèque de Turin, une masse énorme de volumes, pour aider le prisonnier dans ses recherches.—Espérant, écrivait-il, que S. M. l'impératrice et reine, très-versée elle-même dans ce genre de connaissances, comme dans bien d'autres, ne serait pas fâchée de savoir le nom de cette fleur, à laquelle elle s'était si vivement intéressée.
À la vue de cet amas de science que lui apporta Ludovic, ployant sous le faix, Charney sourit.
—Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, pour contraindre la fleur à me dire son nom?
Néanmoins, c'est avec un sentiment de plaisir qu'il pose encore une fois sa main sur des livres. Il les feuillète avec ce frémissement d'amour qu'il avait ressenti naguère, quand le savoir était pour lui chose mystérieuse et désirable! Depuis si long-temps, il n'a pu promener ses yeux sur des caractères d'imprimerie! Déjà dans sa tête fermentait un projet d'études saintes et douces!
—Si jamais je sors de ces lieux, se dit-il, je serai botaniste! Là, plus de ces controverses scolastiques et pédantesques qui vous égarent au lieu de vous éclairer. La nature doit se montrer la même à tous ses disciples, toujours vraie quoique changeante, toujours belle quoique nue!
Et il interroge ces livres nouveau-venus, leur demandant aussi à eux leurs titres et leurs noms. C'étaient le Species plantarum de Linnée, les Institutiones rei herbariæ de Tournefort, le Theatrum botanicum de Bauhin, puis la Phytographia, la Dendrologia, l'Agrostographia, de Plukenet, d'Aldrovande et de Scheuchzer; puis d'autres livres, écrits en français ou en italien.
Quoique un peu effrayé de cet appareil tout scientifique, Charney ne se découragea pas, et, pour se préparer à des recherches plus sérieuses, il ouvrit tout d'abord le plus mince volume, afin d'y chercher au hasard, dans la table, les plus charmantes dénominations que puisse porter un végétal.
Qu'il eût voulu se trouver le maître de choisir dans ce calendrier floral, entre Alcea, Alisma, Andryala, Bromelia, Celosia, Coronilla, Euphrasia, Helvella, Passiflora, Primula, Santolina, ou tout autre nom doux à la lèvre, harmonieux à l'oreille!
La crainte lui vient tout-à-coup dans l'esprit que sa plante ne porte, avec un nom bizarre et disgracieux, une termination masculine ou neutre, ce qui eût brouillé toutes ses idées à l'égard de son amie, de sa compagne.
Que deviendrait la jeune fille de ses rêves, s'il allait falloir lui appliquer une désignation comme Rumex obtusifolius, ou Satyrium hyoscyamus, ou Gossypium, Cynoglossum, ou Cucubalus, Cenchrus, Buxus! ou même quelque nom français, plus barbare encore, tel que Arrête-bœuf, Attrape-mouche, Herbe à pauvre homme, Bec de grue, Casse-lunette, Dent de chien, Langue de cerf ou Fleur de coucou! N'y aurait-il pas là de quoi le désenchanter à jamais? Non! il ne risquera point une semblable épreuve!
Malgré lui, pourtant, il reprenait tour à tour chaque volume, l'ouvrait, le feuilletait de nouveau, s'extasiant devant les merveilles innombrables de la nature, s'irritant contre l'esprit systématique des hommes, qui, de cette étude jusque alors si attrayante pour lui, avaient fait la science la plus rude, la plus technique, la plus embrouillée de toutes les sciences!
Durant huit jours entiers, il tenta l'analyse de sa plante pour arriver à connaître son nom; il n'y put réussir. Dans le chaos de tant de mots étranges, rejeté d'un système à l'autre, égaré au milieu de cette lourde et vaste synonymie, véritable filet de Vulcain, qui couvre la botanique d'un réseau comme pour cacher ses charmes, et pèse sur elle au point de l'étouffer, en vain il consulta tous ses auteurs les uns après les autres, descendant de la classe à l'ordre, de l'ordre à la famille, de la famille au genre, du genre à l'espèce; sans cesse il perdait la trace, et finissait toujours par maudire ses guides infidèles, qui souvent n'étaient d'accord entre eux ni sur les caractères généraux, ni même sur l'usage et la dénomination de chacune des parties du végétal!2