Picrate et Siméon
DEUXIÈME PARTIE
I
MARIE GALANDE
Picrate, qui demeurait aux Ternes, et Siméon, qui demeurait à Levallois, avaient pris l’habitude de se retrouver, le matin, sur les sept heures, à la terrasse d’un petit café de la barrière, pour le déjeuner du réveil. Siméon, vu la saison chaude, remplaçait par un veston d’alpaga sa houppelande et par un canotier son chapeau de cuir bouilli. De telle sorte qu’on eût dit un bourgeois quelconque, n’eût été son fouet qu’il portait comme une badine. Tandis que Picrate absorbait un bol de café noir, puis un cognac, Siméon, sans hâte, trempait dans du café au lait deux croissants. Il n’allait chercher son fiacre qu’ensuite, quand il lui plaisait: car il était son maître, ayant, sur ses économies, acheté ses instruments de travail,—fiacre d’été, fiacre d’hiver et le cheval.
Il fait beau. C’est la fin de juillet. Après une soirée d’orage, il a plu, la nuit, longuement, en déluge; et, ce matin, l’atmosphère est allégée. Il traîne au ciel des bouts de nuages, mais haut, pacifiques et qui s’en vont. Sur le sol, des flaques subsistent, de place en place; elles n’ont pas fait de boue; elles sont là, dans les creux de la route, comme dans des bassins minuscules. Un peu de vent les ride; elles reflètent de la clarté mate. On respire de la fraîcheur. On se hâte d’en jouir, car le soleil, qui déjà monte, est menaçant. L’après-midi sera torride et lourd; on profite du doux relâche. Les gens qui vont à leur travail ouvrent la bouche pour goûter l’air délicieux.
Picrate est arrivé, contre son habitude, avant Siméon. Il a mal dormi, à cause de l’orage. Il se frotte les yeux; il est de méchante humeur. Il a commandé son café noir; il le déguste, l’aimant très chaud. Il guette Siméon, s’impatiente, calcule que son bol sera vide quand Siméon viendra et que, pour tenir compagnie à ce camarade inexact, il lui faudra un second café noir: ennui de dépenser trop.
Siméon paraît. Il est dispos et presque joyeux. Il sourit et ses yeux sont vifs. Picrate l’accueille par ces mots:
—On a fait la grasse matinée?...
—Pas du tout!—riposte Siméon.—Je me suis levé dès l’aube ... Bonjour, Picrate ... Oui, et je me suis promené. C’était charmant. Il y avait de la rosée. Les feuilles, au Bois, luisaient; et de petites gouttes brillantes s’en détachaient, tombaient sur l’herbe parmi d’autres. La terre buvait, peu à peu, tout cela. Et les oiseaux menaient un grand vacarme dans les cimes. Certains, parfois, descendaient et se plongeaient dans la mousse humide, pépiant et les ailes frémissantes. Quel magnifique instinct de volupté anime ces petits êtres, les précipite à leur plaisir et les fait palpiter à toutes les occasions agréables! Je les ai longtemps admirés et je suis revenu en flânant. Voilà.
Picrate dit:
—Tu t’intéresses à de petites choses.
—Ce n’est pas une petite chose, Picrate, cette allégresse de la nature matinale. Si tu avais été, comme moi, dès l’aurore, voir les oiseaux du Bois s’éveiller et faire leurs ablutions pour la commençante journée, tu n’aurais pas cette figure chagrine et mal contente. Qu’y a-t-il?
—Rien ... j’ai sommeil. L’orage ne m’a pas laissé dormir.
—Médiocre mélancolie, Picrate! Il ne faut pas s’affliger pour de tels accidents. Participe à la douceur qui t’environne, et ris! Permets que je t’offre un peu de café encore, en l’honneur du beau temps, et tâche de te dérider. La vie, mon Picrate, est meilleure que tu ne l’imagines. Allons, allons!...
Et Siméon continua de bavarder. Picrate se désattristait. Une chanson, gentille et bien rythmée, éclata soudain:
Du mouron pour les p’tits... zoiseaux!
Régalez vos p’tits... zoiseaux!
Les deux amis y furent attentifs. Ils se turent et regardèrent. On ne voyait pas la chanteuse. Mais sa claire voix avait empli l’air de gaieté. La chanson reprit, cette fois plus proche; et l’on eût dit qu’elle naissait de l’atmosphère, comme les anciens se figuraient que les abeilles sont produites par la chaleur de l’été. Picrate et Siméon, charmés, guettaient le retour des notes vibrantes et, lorsque la mélodie recommençait, souriaient et s’amusaient de la cadence.
Puis, au tournant de la rue, parut la chanteuse, en plein soleil, auréolée de cheveux de lumière, environnée de lumière vaporeuse, toute jeune, son panier au bras, cambrée, la tête en arrière, et annonçant éperdument le «mouron pour les petits oiseaux». On distinguait à peine, dans l’éblouissement du soleil, son visage. Ce n’était que blondeur chantante et approchante. La claire silhouette avait des pas vifs et allègres qui marquaient le rythme accéléré du refrain. La voix jeune riait.
Puis, la chanteuse entra soudain dans l’ombre. Ses cheveux et sa robe secouèrent le soleil; et il tomba comme de l’eau ruisselante, à ses pieds. Dans l’ombre, elle devint, sembla-t-il, de joyeuse, mélancolique, et de rapide, lente. Son allure s’apaisa et sa voix s’alanguit. Son vêtement perdit le luxe de la lumière et elle fut un papillon qui a plié ses ailes magnifiques et n’en montre plus que l’envers incolore. Plutôt, elle se ternit comme ces mares des villages, où le ciel se reflète un instant et qu’il laisse ensuite brunes et obscures. Elle s’amusa de la métamorphose et en joua subtilement. Elle se fit indolente, et chanta doucement, en traînant les mots de la complainte, en minaudant sur les «petits oiseaux». Elle assourdit sa voix et amollit la cadence des sons, à mesure qu’elle marchait moins vite.
Picrate et Siméon la regardaient et admiraient son bel enfantillage. Siméon dit:
—La petite folle!
—Est-elle gentille!—répondit Picrate.
Elle aperçut leurs yeux émerveillés et, inclinant la tête, un peu narquoise, un peu câline elle continua de chanter, mais pour eux, et modula l’air en sourdine. Elle s’arrêta devant eux, silencieuse. Elle demeura immobile quelques secondes. Et Picrate lui demanda:
—Veux-tu prendre le café avec nous?
De la tête, elle fit signe que oui. Elle laissa glisser le long de son bras, vers sa main, le panier de mouron et vint s’asseoir auprès des deux amis. Elle déposa le panier, tendit à Picrate une main, l’autre à Siméon, et, comme à de vieilles connaissances, dit:
—Bonjour. Ça va?...
Picrate s’informa de ses goûts:
—Café noir, café au lait, autre chose?
—Une prune!—répondit-elle.
Elle considérait Picrate et Siméon, curieuse, étonnée. Elle dit à Siméon:
—Tu es cocher?... Je vois ça à ton fouet. Autrement, tu n’en as pas l’air. Tu es rigolo, tu sais ... Et toi?—demanda-t-elle à Picrate.
—Moi, négociant.
—Ah!... Et qu’est-ce que tu vends?
—Pas grand’ chose,—avoua-t-il, à cause de Siméon.
Elle les examinait tous deux alternativement; et elle éclata de rire, en petite fille mal élevée, mais de si naturelle façon que Siméon se mit à rire, lui aussi. Picrate se fâchait:
—On t’invite, et tu te moques de nous?...
—Mais non, mais non!—fit-elle.—Je ne me moque pas. Je ris parce que vous êtes rigolos; je vous gobe.
L’arrivée de la prune, baignée d’alcool, la ravit. Elle battit des mains et elle fit claquer sa langue.
—Petite gourmande!—dit Picrate.
Et il lui expliqua le danger de l’alcool pris à jeun.
—Des bêtises!—répliqua-t-elle.—Moi, ça ne me grise pas; ça me réchauffe les idées et ça me donne de la philosophie.
—Tu es philosophe?—s’écria Picrate, gouailleur.
—Tiens!—répliqua-t-elle,—comme une autre!
—Qu’est-ce que c’est, ta philosophie?
—Dame! de ne pas me faire des misères à propos de rien. De rire, quoi?... C’est pas ça, la philosophie?
—Tout à fait ça et rien de plus!—affirma Siméon, tandis que Picrate plaisantait.
—Bien sûr,—dit-elle.—Et qu’est-ce qu’il a, lui, à me chiner?
Elle toisa Picrate, malicieuse, et affecta d’examiner le chariot de bois hissé sur la banquette. Picrate fit semblant de ne rien remarquer. Il roula une cigarette, en sifflant, et prit son air crâneur.
Siméon s’était accoudé à la table et, le menton dans la paume de sa main, contemplait le visage enfantin, rieur, les cheveux blonds ébouriffés, d’une pâleur singulière, les doigts fins et longs, mal entretenus, le corsage de toile bise qui dessinait le buste souple, et surtout les yeux, qui étaient grands et d’un vert glauque. Les regards de la jeune fille et ceux de Siméon se rencontrèrent. Siméon fut intimidé, il sourit gauchement. Elle dit:
—Tu me reconnaîtras!
—Comment t’appelles-tu?—lui demanda Siméon.
—Devine!—fit-elle.
—Que sais-je?
—C’est un nom d’île, à ce qu’il paraît. Et d’une île très loin, mais je ne sais pas où. A l’école, on me l’a montrée sur la carte. Ça ne m’a rien dit, moi, tu comprends ... Marie Galande, tu connais ça?...
Picrate triompha:
—Parbleu! c’est dans les Antilles!
Et il rectifia:
—Marie-Galante, du moins.
—Galante ou Galande, moi, ça m’est égal ... Je suis une enfant trouvée. On m’a ramassée rue Galande, proche Notre-Dame. Alors, on m’a nommée Marie Galande, pour rire, il faut croire. C’est rigolo, j’y pense quelquefois, à cette île!...
—Tu fais bien!—reprit Siméon.—C’est une île très mémorable. Elle vit une aventure merveilleuse, il y a cinq siècles passés ... Imagines-tu cela, cinq siècles? Suppose que vingt-cinq petites filles comme toi vivent l’une après l’autre, l’une survenant quand l’autre est partie, le temps que tu as vécu: voilà cinq siècles à peu près. Eh bien! avant la naissance de ces vingt-cinq petites filles, une nuit, Marie-Galante,—l’île, par delà les Océans,—vit approcher une petite lumière, presque au ras de l’eau, toute petite et si vacillante qu’à chaque instant il semblait que les vagues allaient la mouiller et l’éteindre. Elle sautait et s’enfonçait et revenait à la surface ... C’était une lanterne qu’avait mise au mât de sa barque fragile Christophe Colomb. Marie-Galante, après le terrible voyage, lui fut hospitalière, et, en reconnaissance, il lui donna le nom de sa barque, la plus précieuse chose qu’il eût, la Sainte-Marie ...
—Il n’a pas fait naufrage?
—Non ... Que veux-tu?...
—C’est loin, dis? Et on y est nègre?
—Très loin, si loin que je ne sais pas t’expliquer ces distances!... Loin dans l’espace comme, dans le temps, l’histoire que je t’ai racontée ... Et il y a des nègres, en effet ...
—Tous les nègres viennent de là?
Picrate riait. Elle se fâcha et dit:
—Tu fais le malin, et tu n’en sais peut-être pas plus long que moi.
Picrate s’esclaffait avec orgueil. Mais Siméon continua:
—Non, pas tous; mais il y en a beaucoup, dans ton île, et des arbres qui ne ressemblent pas à ceux d’ici, et de grandes fleurs rouges qui sont du poison, et des oiseaux de paradis, et des singes ...
—Je voudrais y aller!—dit-elle.
Et elle fut rêveuse, une minute. Puis elle admira Siméon:
—Tu es savant, toi! Pourquoi que tu ne t’établis pas maître d’école, plutôt que cocher?
—Et toi,—répondit Siméon,—Marie Galande qui es si gentille, pourquoi n’es-tu pas autre chose qu’une petite marchande de mouron?
—Ah!—dit-elle,—ça n’est pas l’occasion qui m’a manqué, mais j’ai mauvaise tête ...
—Tu aimes la liberté, petite Marie Galande?
—Oui.
—Et moi!...
Ils devinrent silencieux, tandis que Picrate fumait et affectait l’insouciance. Mais, à la dérobée, il regardait la jeune fille avec entrain. Et, si leurs yeux se rencontraient, il souriait. Marie Galande n’y fit guère attention.
—Si j’aime ma liberté!...—reprit-elle.—Tiens, j’avais un ami. Je l’ai quitté parce qu’on s’aimait trop: je n’étais plus libre ...
—Il était méchant?—demanda Picrate.
—Non! pas du tout!—répondit-elle.—Ça n’est pas lui qui m’enlevait ma liberté. C’est moi, parce que je l’aimais trop. Je ne pensais plus qu’à lui. Je me suis dit: «Ça ne vaut rien, ces affaires-là. Pense à toi, Marie Galande, et même pas trop ...» Voilà.
Picrate voulut objecter:
—Si tu l’as quitté comme ça, c’est que tu ne l’aimais pas, évidemment. Tu ne l’aimais pas!...
—Je te dis que si!—répliqua-t-elle avec colère.—Je le sais mieux que toi! J’en ai eu assez de chagrin!...
Comme Picrate allait argumenter, elle tapa de ses deux mains rageuses sur la table de tôle et répéta, pour qu’il se tût:
—Je te dis que si! je te dis que si!...
Elle fut sur le point de pleurer. Picrate consentit:
—Je veux bien, moi. Qu’est-ce que ça peut me faire?
Picrate vaincu, elle se calma peu à peu ... Un marchand de fleurs passa. Siméon fit l’emplette d’une belle rose et l’offrit à Marie Galande. Elle eut vite arraché les épines et fourré dans ses cheveux la tige longue, de telle façon que s’inclinât vers sa tempe la rose, de nuance plus vive que ses cheveux et de même couleur. Elle fut habile à ce jeu de coquetterie et demanda:
—Je suis jolie?
Les yeux de Picrate et de Siméon lui répondirent. Elle se leva, reprit à son bras son panier, tendit à Picrate sa main libre et dit:
—Toi, tu es méchant!...
Puis à Siméon, et dit:
—Toi, tu es gentil!...
Et elle s’éloigna.
—On se reverra?—criait Picrate.
—Oui, oui!—fit-elle.
Et elle recommença, de sa voix claire et gaie, la chanson du «mouron pour les petits oiseaux». Les deux camarades la regardaient et l’écoutaient. Elle tourna au coin d’une rue, bientôt. Ils ne la virent plus et entendirent, décroissant, le refrain monotone.
—Elle est aussi un petit oiseau!—dit Siméon.
—Bien!—répondit Picrate.
Il était d’une terrible humeur. Il partit brusquement, sans permettre que Siméon payât son deuxième café noir ni son cognac. Il grogna dans ses moustaches:
—Si j’avais encore mes jambes, ça ne se passerait pas comme ça ... Et puis, si tu la veux, je te la laisse!
Siméon dédaigna de répliquer.