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Picrate et Siméon

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V

PICRATE ET SIMÉON

Siméon, quelque temps, resta sous le coup de la douleur qui l’avait assailli. Son esprit continuait à frémir d’horreur. Des cauchemars, en plein jour, le harcelaient.

Mais il résolut d’en finir avec ces mauvaises alarmes. Il monta de nouveau sur le siège de son fiacre, tint les guides et mania le fouet, et conduisit de rue en rue le vain désir des gens.

Il lui sembla qu’un intervalle immense et vide séparait son existence en deux: le jadis et le maintenant,—le jadis lointain, reculé brusquement et qui laisse un trou à la place qu’il occupait, et ce ridicule aujourd’hui qui émerge on ne sait d’où, qui n’est pas un lendemain, qui surgit et qui choque par sa réalité crue.

Siméon s’étonna d’être, les deux fois, le même homme, de reconnaître dans le passé ce même individu qu’il est encore; oui, le même, sur le siège de ce fiacre.

Le même,—sauf ce grand désespoir qui avait dévasté son cœur et sa pensée! sauf cette idée de néant dont il était plein!...

Certes, jadis, quand il se faisait cocher par mépris des divertissements auxquels s’adonne la stérile activité humaine, quand il acceptait, à bout d’idéologie creuse, l’absurdité paradoxale d’une telle abnégation, certes il n’était pas la dupe d’illusions bien délicieuses. Il se croyait alors au terme dernier du renoncement. Point! Il était capable encore de céder à la promesse d’une joie.

Désormais, il est délivré de tout espoir, de tout mensonge. Nulle velléité d’être heureux ou d’imaginer un bonheur possible ne l’atteindra. Silence et nuit. Les alentours de sa pensée lui apparaissent comme un vaste champ de deuil et de décombres; et il s’y promène, vêtu d’un linceul. Au milieu de ce champ se dresse le sépulcre de sa pensée; les murs en sont mornes et le plafond bas: il s’y réfugie volontiers. C’est l’asile suprême où il va s’enclore, dès qu’un fantôme se lève parmi les ruines environnantes.

Il habite ce lieu funèbre.

Un jour, tandis qu’il rôde par la rue de Rivoli avec son fiacre nonchalant, il rencontre Picrate, et la colère lui brûle le cerveau.

Picrate, contre les grilles des Tuileries, est installé pour son négoce. Les anneaux brisés, les lacets de soie, de fil et de crin, les cartes postales illustrées s’offrent au client. Picrate est couvert de son stock. Mais il frise nerveusement ses moustaches. Ses yeux regardent le sol avec insistance et, soudain mobiles, lancent de tous côtés leur inquiétude. Picrate voit Siméon. Sa courte personne frémit; ses mains prestes attrapent les deux poignées de bois; et il se campe, la poitrine bombée, l’air provocant.

Siméon, qui s’est arrêté, du haut de son siège dévisage Picrate, qu’un tremblement secoue. Entre ces deux hommes, une haine formidable s’accumule; telle qu’entre deux pôles électriques une décharge est imminente, leur rage de se détruire l’un l’autre augmente et menace d’éclater.

De la gorge de Picrate, des mots veulent sortir et ne peuvent pas. En Siméon bientôt s’éveillent des sentiments divers et trop nombreux; leur tumulte ne permet pas que l’un d’eux prédomine et, au détriment des autres, se manifeste. Siméon subit des velléités brutales qui le tourmentent et ne se déchaînent pas. Il examine Picrate, au pilori,—Picrate, qui n’est-ce pas? garde cette attitude guindée à cause d’un invisible carcan: le misérable pâlit, se congestionne; il a le cou pris dans cette chose qui l’exhibe et le supplicie. Est-ce que Siméon n’a pas pitié de ce Picrate qu’il voudrait tuer?...

Mais Picrate profite du désarroi de Siméon, s’esquive. Tête baissée, il fait volte-face et tâche, allant vite, de se perdre dans la foule. Alors, Siméon le déteste pour sa lâcheté, le suit et l’interpelle:

—Tu veux encore te sauver, canaille?...

Picrate essaye de ne pas répondre et continue son chemin, peureux, comme un chat qu’un chien relance et qui cherche un soupirail de cave où s’introduire. Siméon s’apprête à descendre de son siège: une voiture de laitier l’accroche; et puis, avant qu’il eût saisi Picrate au cou pour l’étrangler, ainsi que l’idée en vient à ses doigts, mille incertitudes l’envahiraient!... Cependant il longe le trottoir où Picrate navigue et perd, à trop se hâter, des bribes de son chargement: des cartes postales tombent de son chariot; de bonnes âmes les ramassent, les rapportent; Picrate les refuse et se dépêche. Il se fait un attroupement, qui voit Siméon d’un mauvais œil. Siméon remonte la rue à contresens: des cochers l’injurient. Malin, Picrate a guigné une porte des Tuileries: il s’y enfourne, il est sauvé.

Les badauds applaudissent au stratagème et narguent Siméon, qui regarde ces gens et qui se tait.

Ensuite, ayant repris la file, chargé des clients et dispersé de rue en rue l’irritation mesquine qui se mêlait à sa grande colère, Siméon discerna le ridicule lamentable de la scène. Il s’accusa de rancune médiocre et de faiblesse: car enfin, s’il tenait à châtier Picrate, qu’il le tuât, oui! mais courir après ce cul-de-jatte, ameuter les badauds autour d’une dispute imbécile, autant valait abandonner le drôle à son remords et n’y plus penser.

Seulement, le drôle était-il en proie au remords? Ah! qu’importait à Siméon? Pourtant, il avait beau se dire qu’un tel détail, dans l’immensité de sa tristesse, ne comptait pas, il ne pouvait le négliger; la question, taquine, le gêna: Picrate souffrait-il?... Siméon voulut que Picrate souffrît, et il se félicita de l’avoir torturé quelques minutes. Il revit les traits convulsés de l’assassin: oui, Picrate, pendant ces minutes, expiait!

Le remords, le remords,—était-ce le remords?

La peur, oui!... Picrate eut peur. La panique seule le mit en déroute, quand il s’enfuit et s’esquiva. Il redouta que Siméon ne le fît arrêter. Voilà tout: il avait peur!

Cela suffisait-il? Souffrait-il assez de cette peur qui le harcelait, le giflait et le secouait? Siméon se le demanda; il apprécia le cas, évalua le crime, observa les circonstances et puis, sans décider rien, s’étonna de ce rôle de justicier qu’il assumait.

«Il faut que je me venge,—pensa-t-il,—sans faire semblant d’être impartial; ou bien que je renonce à me venger ...»

Et il s’efforça de ne songer plus à Picrate. Il méprisa cette fureur qui l’excitait hors de l’asile en deuil où il avait souci d’enclore sa pensée.

Mais le souvenir de Picrate tenait bon; Siméon ne sut le chasser. Et il fallut, le soir, que Siméon cherchât Picrate, tant devenait impérieux le désir de le tourmenter. Il le guetta sur les huit heures, comme jadis, et il le vit qui rentrait se coucher, probablement ... Il se précipita vers lui:

—Ah! te voilà!—lui cria-t-il.

La tête de Picrate se leva vers Siméon, d’un mouvement brusque et tel que si elle allait tomber en arrière, le cou rompu. Dans les yeux de Picrate, Siméon put apercevoir une épouvante folle de bête traquée, éperdue. Il en éprouva soudain la contagion; et il trembla lui-même en continuant la kyrielle des insultes et des menaces que sa colère proférait:

—Canaille! assassin! tu n’es pas encore en prison? Je vais t’y conduire, moi, misérable!...

Il en dit très long. Mais, à mesure qu’il parlait, sa voix était moins exaltée. Il lui parut bientôt qu’il prononçait des mots de mélodrame et dont le sens lui échappait. Il balbutia.

Picrate prit alors le dessus, habilement.

—Si tu veux que nous discutions,—dit-il,—viens chez moi, plutôt que de faire du scandale dehors.

Il voyait irrésolu l’adversaire. En possession de toute son énergie, il commandait.

—Viens!

Et il se mit en branle, résolument. Il avançait et ne s’occupait pas de savoir si l’autre le suivait. Siméon, d’abord, hésita. Il refusait d’obéir à Picrate et, pour marquer sa révolte, ne trouvait rien que rester coi, stupide. Et puis, il crut que Picrate se sauvait: il eut vite fait de le rattraper. Mais Picrate répétait:

—Viens!

Il le suivit docilement.

Quand ils furent entrés dans la chambre de Picrate, la porte fermée, Siméon s’effraya des quatre murs de ce taudis, qui l’emprisonnaient seul à seul avec le meurtrier de Marie Galande ... Pourquoi n’étranglait-il pas ce meurtrier? Ses doigts, derrière son dos, en firent le geste machinal ...

Dans l’obscurité, Picrate se traînait à la recherche de sa lampe. Il l’alluma. Le décor qui s’éclairait évoqua pour Siméon la scène de ce dernier jour qu’il était venu là, Picrate le chassant avec des cris de haine; il l’entendit encore qui hurlait: «Va-t’en, ou bien je te tuerai!» En lui-même, il ripostait: «Je te tuerai, je te tuerai ... Lequel tuera l’autre?...» Des phrases enragées sonnaient dans son esprit ... L’un tuera l’autre: lequel! Siméon ne décidait pas lequel; mais l’un des deux, cela sans aucun doute! L’idée du meurtre l’envahissait.

«Va-t’en, va-t’en, ou bien je te tuerai!...» Oui; et Picrate, bêtement, avait tué Marie Galande. Erreur, erreur! il avait tué Marie Galande au lieu de lui, Siméon, qu’il devait tuer ... «Va-t’en, ou bien je te tuerai!» Cette phrase, tout à coup, prit une signification nouvelle. Siméon s’aperçut qu’il avait eu le choix: partir ou être tué, et qu’il était parti; or, s’il avait choisi d’être tué, Picrate ne tuait pas Marie Galande. Marie Galande vivrait!... Et Siméon s’émerveilla de l’hypothèse; mais il souffrit amèrement d’avoir été mêlé aux combinaisons louches du Destin, et sa pensée s’agenouilla devant le souvenir de Marie Galande pour lui demander pardon.

Cependant Picrate achevait ses préparatifs.

—Eh bien!—dit-il à Siméon,—parle, à présent.

Cette voix brève et rude rappela Siméon de très loin. Certes, il devait parler, puisqu’il n’était pas venu pour autre chose. Seulement, il ne sut que dire, une seconde, tant il y avait en lui de trouble et de confusion. Mais il lança, presque au hasard:

—Pourquoi l’as-tu tuée?

—Qui ai-je tué?—répliqua Picrate.

C’était trop de cynisme; Picrate abusait. Siméon s’approcha de lui, se pencha vers lui, le regarda aux yeux fixement et lui cria de toutes ses forces:

—Marie Galande!... Marie Galande!... Tu as tué Marie Galande. Voilà qui tu as tué! Marie Galande!...

Picrate se secoua, se débattit comme s’il luttait contre des bras puissants. Mais Siméon négligeait de le toucher. Simplement, la volonté farouche de Siméon le ligotait; il répondit:

—Laisse-moi. Tu es fou!

Mais Siméon, plus impérieux encore, affirma.

—Je te dis que tu as tué Marie Galande. Tu m’entends bien? Marie Galande!... Je t’ai vu.

Picrate se mit à dodeliner de la tête, ridiculement. Ses yeux se fermaient à demi. Son insolence l’abandonnait; et il fut lamentable bientôt, comme une chiffe que le vent maltraite.

Il atteignit une bouteille de rhum, un petit verre et puis, par habitude, un autre; il les emplit et, pour se ragaillardir, vida l’un d’eux.

Il s’efforça de nier encore; seulement, il n’avait pas d’énergie et il articulait à peine cette pauvre jérémiade:

—Non, non ... tu te trompes. Ce n’est pas moi. Je t’assure que ce n’est pas moi. Pourquoi aurais-je fait cela? C’est fou, c’est absurde. Siméon, je t’assure, je te garantis...

Ce mensonge imbécile ne put qu’exciter encore la colère de Siméon qui vociféra:

—Tu l’as tuée, tu l’as tuée; je te répète que tu l’as tuée!

Et, à mesure que s’affaiblissait la voix de Picrate, Siméon criait davantage. Ce fut une grande clameur accusatrice qui étouffait la plainte de Picrate et, par la chambre, soufflait comme un cyclone. Picrate, là-dessous, tremblait ainsi qu’une frêle feuille et oscillait ainsi qu’un arbuste noueux quand ses racines sont à bout de résistance.

—Tu es un menteur! Tu as tué Marie Galande!...

Picrate redouta que les voisins n’entendissent l’effroyable parole. De ses deux mains il battit l’air en signe d’imposer silence, et, de sa voix un peu ressuscitée, il gémit:

—Tais-toi! tais-toi! Je te supplie de te taire ... On va t’entendre: c’est comme si tu me livrais. Tais-toi!

Mais Siméon ne voulait pas se taire, et son exaspération redoublait. Alors Picrate le saisit par les pans de sa jaquette, le tira vers lui, le fit chavirer et le maintint sur le sol, rudement. Siméon se tut et, sans violence, dit:

—Lâche-moi.

Picrate sembla déconcerté, ouvrit les doigts, permit que Siméon se relevât. Et puis il affecta d’être généreux:

—Maintenant, tu es libre. Va! Pourquoi n’es-tu pas déjà parti?

Et il se donnait un air de désinvolture, refaisant le nœud de sa cravate, veillant à la symétrie des boucles et les tapotant. Siméon l’examinait avec mépris et ne bougeait pas. Cette immobilité de Siméon gêna Picrate. Picrate ne savait que faire. Quand il eut épuisé la série des menues occupations que sa toilette lui pouvait offrir, il lampa un petit verre encore. Siméon l’imita, machinalement: il se baissa et but, deux fois.

Quelques secondes de silence s’écoulèrent. Picrate boutonnait sa veste et la déboutonnait, arrangeait ses cheveux, se frisait les moustaches; finalement, il se trouva désœuvré. Sa nervosité, d’instant en instant, augmentait, et des tics bizarres contractaient les muscles de son visage, lançaient à droite et à gauche ses mains. Il cherchait une contenance, en hâte, et ne savait à quoi s’employer. Comme Siméon l’examinait sans relâche, il ronchonna:

—Et puis, reste si tu veux; tu ne me contraries pas.

Alors, il prit le tas de ses cartes postales et fit semblant de les ranger. Il les brouillait plutôt et, d’ailleurs, n’avait d’autre souci que de paraître attentif à sa besogne. Sur un feuillet de papier qu’il tira de sa poche et qu’avec sa paume il repassa d’abord, il inscrivit au crayon des chiffres. Il comptait ses collections et se livrait à des calculs inutiles que l’on eût dit fort mal commodes, à en juger par l’opiniâtre froncement de ses muscles sourciliers. De temps en temps, il levait la tête, pour réfléchir, combiner des nombres. La pointe du crayon sur la langue, il jetait un furtif coup d’œil à Siméon, haussait les épaules et revenait à ses écritures.

Siméon, debout, suivait la pauvre comédie de Picrate sans que rien, dans son attitude ou son visage, révélât les impressions qu’il en recevait. Cette impassibilité singulière bientôt troubla Picrate plus que nuls reproches et invectives ne l’eussent fait. Il s’impatienta et laissa deviner qu’il se fâchait. Son irritation faillit éclater lorsqu’une fois, ayant voulu soutenir le regard de Siméon et lutter avec lui d’obstination forte, il dut y renoncer. Il tressaillit de colère.

Mais, peu à peu, cette présence du guetteur ennemi le fascinait. L’embarras, le sentiment d’être gauche devint une insupportable souffrance qui paralysait les doigts du malheureux, lui tordait la bouche, lui serrait la gorge et, dans ses yeux, faisait danser de grandes lueurs éblouissantes, dans son cerveau de folles idées. Sa volonté s’en allait et ses idées n’étaient plus nettes ni distinctes. L’épouvante d’un vide absurde le réduisait au minimum de conscience: à peine subsistait-il de son individualité un reste misérable et douloureux, qui menaçait de se dissoudre et palpitait et durement agonisait.

Siméon n’avait pas prémédité le supplice qu’il infligeait à Picrate. Ce n’était pas un châtiment qu’il eût choisi pour le drôle. Mais il l’épiait par curiosité, par bravade et machinalement. Un instant, il se demanda ce qu’il faisait dans cette chambre, en compagnie de ce meurtrier ... Il crut partir et demeura.

Il n’apercevait pas tout le martyre de Picrate. Cependant il le voyait moins cynique, moins armé de mensonge et qui renonçait à ses viles fanfaronnades. Ainsi, malgré la rancune, il ne le détestait plus autant. Ils eurent tous les deux la gorge sèche, burent encore; et, peu à peu, l’alcool agissait sur leurs esprits. A mesure que se détraquait l’énergie de Picrate, la haine de Siméon s’atténuait; et, tandis que Picrate tombait à n’être que panique et vertige, Siméon, vaguement, inclinait à quelque pitié.

Picrate, soudain, fut à bout de résistance. Il poussa un cri lamentable, un gémissement puéril et forcené. Ses mains fébriles balayèrent, sur la chaise qui lui servait de bureau, les cartes postales et le carnet et le crayon: tout cela, dispersé violemment, s’éparpilla sur le plancher. Il plia son coude, y appuya son front; et, parmi des sanglots, on l’entendit implorer:

—Pardon! pardon! je ne l’ai pas fait exprès!...

Siméon se demanda si Picrate ne lui jouait pas une nouvelle comédie. Certes sa mimique n’était pas feinte; il se tortillait affreusement. Son front sur son coude et son bassin dans son chariot, seuls, étaient fixes; entre ces deux extrémités, le corps se démenait avec des spasmes furieux. Mais Picrate allait ressassant:

—Je ne l’ai pas fait exprès ... pas fait exprès ...

Siméon l’interrompit:

—Tais-toi! tu mens: tu étais là, comme par hasard, à guetter. Tu as visé, pour la tuer; tu l’as tuée.

Picrate, sans tourner la tête, larmoyant toujours, nia:

—Non, non, non, non, non!

Sa voix rageuse se perdait à demi dans l’étoffe de sa manche; mais il scandait sa négation de sursauts brefs de tout son corps.

—Ne mens pas! ne mens pas!—commanda Siméon.—Explique-toi, je le veux!

Son ordre était catégorique au point que Picrate dut obéir. Il se dressa, lentement, et ses yeux noyés de larmes parurent offusqués par la lumière. Sa bouche contractée prononçait mal; il geignit plutôt qu’il ne dit:

—Ce n’est pas elle que je voulais tuer ...

—Qui donc?

—Toi!... Oui, c’est toi que je voulais tuer ...

Siméon fut déconcerté par cette excuse inattendue. Il sentit une étrange émotion le gagner, à laquelle se mêlait, sans qu’il comprît pourquoi, de la douceur ... Dans sa tête, les idées vacillaient ... Il s’attendrit ... Picrate, avec inquiétude, épiait sur le visage de Siméon l’effet de ses paroles; et il croyait déjà triompher lorsque Siméon se ravisa:

—Ce n’est pas vrai: tu mens encore!

—Je te défends de m’insulter!—essaya Picrate.

—Tu n’as pas voulu me tuer, mais Marie Galande!—répliqua Siméon. (Il insistait sur chaque syllabe et détaillait avec vigueur son réquisitoire.)—Tu l’as tuée par jalousie, voilà tout. Oui, par dépit plutôt que par amour.

—Si, je l’aimais!—hurla Picrate.—Je l’aimais, je l’aimais! Tu n’as pas le droit de dire que je ne l’aimais pas!...

Siméon s’étonna de cette véhémence passionnée. Il réfléchit et, d’une voix plus indulgente, reprit:

—Oui, tu l’aimais. Je veux bien: mettons que tu l’aimais. C’est un mot vague et dont tu peux, comme les autres, te servir ... Seulement, tu l’aimais à ta façon, qui est celle-ci. Tu as le tempérament et le caractère et la fatuité de ce qu’on appelle homme à femmes, oui, oui! et tu es dépourvu de jambes. Alors, tu t’exaspères. Tu as commis un crime, faute de posséder tous les moyens de séduction dont a besoin l’homme à femmes, pour l’exercice de ses appétits. Va, tu es ridicule surtout!

Picrate se révoltait de l’outrage. Il voulut répondre. Siméon ne le lui permit pas:

—Ah! joli cœur!... Mais laisse-moi ce fatras d’orgueil imbécile. Comme ça, je te plaindrai.

Ils se turent tous deux. Dans le silence, Picrate, obéissant malgré lui, se dépouillait de son orgueil. L’idée que Siméon le plaindrait lui était infiniment chère. A ce dernier espoir de compassion promise il s’accrochait avec assurance ... Il vint à Siméon et lui tendit la main, disant:

—Siméon, plains-moi et pardonne-moi.

Siméon le vit simple désormais, et véridique: il accepta cette main meurtrière.

—Siméon,—continuait Picrate,—puisque tu devines et comprends, toi, tu peux me plaindre et me pardonner. Si tu me méprises, ce n’est rien ... Méprise-moi; mais sans me haïr ... Je te supplie d’avoir pitié de moi, à cause de toute ma douleur, qui est immense, qui date de longtemps et qui, au jour le jour, m’a rendu vil comme je suis.

Siméon répondit à Picrate:

—Qu’as-tu à faire de mon pardon?... Mais, s’il te faut que je te plaigne, oui, je te plains autant qu’homme qui vive. Avec un peu d’horreur et de dégoût; mais je te plains!

...Les heures passaient; l’affreuse nuit s’écoulait, vive et lente, inégale d’allure, et tantôt frénétique et tantôt morne, mais, en chacune de ses minutes, nécessaire.

De puissants mouvements la soulevaient; telle se gonfle quelquefois la lourde masse de la mer, et puis elle retombe: sa torpeur apparente couvre de terribles remous.

Siméon s’était assis au pied du lit de Picrate:—un matelas sur le plancher. Picrate s’appuyait le dos contre le mur. Et ils étaient là, tous les deux, face à face, dans le désordre de cette chambre, dans le désastre de leurs existences.

Picrate ne songeait plus à chasser loin de lui Siméon; et Siméon ne songeait pas à fuir Picrate. Non qu’ils eussent, à se trouver ensemble, aucun plaisir, même cruel, aucun espoir d’allègement, d’oubli, d’accoutumance. Leur volonté n’était pour rien ici: seule, la destinée les immobilisait, les confrontait; et ils devaient subir jusqu’au bout cette exigence de la destinée. A quelles fins? Ils ne le savaient ni ne cherchaient à le savoir ...

—Siméon,—dit Picrate,—puisque je l’aimais, pourquoi l’ai-je tuée?...

Il attendait une réponse. Mais Siméon se tut. Cette parole tomba dans le silence où ils étaient, comme une pierre dans une eau profonde; le silence en fut strié de frémissantes ondes qui s’espacèrent, s’élargirent, et enfin moururent.

—Siméon,—reprit Picrate,—je l’aimais trop pour ne pas la tuer!...

Et, dans le silence encore ému de ses lamentations stridentes, il jeta ces cris, coup sur coup:

—Voilà pourquoi je l’ai tuée: je l’aimais trop!...

Et puis:

—Ah! Siméon! dis-moi pourquoi on tue parce qu’on aime!

Et puis:

—Pourquoi la haine et l’amour ont-ils pareil effet?

Siméon s’obstinait à ne pas répondre, comme si Picrate ne parlait pas à lui, et seulement proférait, en clameurs farouches, sa désolation. Ainsi éclate en vacarmes vains l’ardeur des nuits d’orage, appels perdus et qui ne font que propager au loin leur frénésie.

Mais Picrate continuait:

—Après que je l’eus tuée, après que je sus qu’elle était morte, j’éprouvai, Siméon, une sorte de joie telle qu’en donne la certitude de posséder une femme ... Ah! quelle femme!... Désirée, convoitée et qui se refusait ... Une sorte de joie voluptueuse et orgueilleuse, comme d’un triomphe des sens, où l’on engage tout son être et qui paraissait impossible!... Tourments, rages cruelles; et puis l’indéfectible certitude!

Siméon dit:

—C’est cela: c’est cela justement. Il y a dans la mort une certitude; tout l’attrait de la mort est là!... Une bizarre certitude,—rudimentaire, en somme: la simple négation des hasards que la vie comporte. Enfantillage, mais si spontané, si naturel et analogue au reste des gamineries humaines! La vie a mille et mille inconvénients: on la supprime, c’est le plus commode remède. Il vous vient à l’idée tout de suite; on n’a pas à se tracasser la cervelle pour le trouver. Les bambins qui cassent leurs joujoux l’ont inventé. Gribouille aussi ... Ah! Gribouille, Gribouille, l’essentiel Gribouille!...

»Voici deux beaux amants. Ah! comme ils s’aiment et quelles parfaites délices ils goûtent à communier d’âme et de corps! L’ivresse merveilleuse de leurs pâmoisons les gagne et les exalte et les éveille à de nouveaux désirs. Chose fragile, leur amour! Il y a les malignités du sort, les aléas du lendemain; il y a surtout cette faiblesse lamentable de nos cœurs,—nos cœurs inconstants et pusillanimes qui sont vite au bout de leurs voluptés ... Les beaux amants ne veulent pas que leur ferveur décline, et, quand ils ont atteint la félicité suprême, ils ne rêvent que de n’en point déchoir. Faute d’oser prétendre à des joies plus magnifiques encore, ils ne réclament que d’éterniser cette minute glorieuse.

»Éterniser, éterniser,—et la minute passe. Éterniser quelque chose d’humain! C’est le paradoxal souhait des beaux amants. Rien ne m’est plus, si la minute passe. Plus ne m’est rien, si passe la minute!... Romance, aubade, sérénade.

»Oui, oui, la courtoisie des troubadours. Et mieux: l’instinct profond de l’être. L’extase d’amour est momentanée; plaisir d’amour ne dure qu’un instant. Mais il s’agit bien d’autre chose: la perpétuation de l’espèce, comme disent ces darwiniens; disons: la prolongation de l’individu par delà le temps et le temps.

»Veuille, Picrate, ne pas outre mesure t’étonner de l’importance qu’ont, en chaque individu, les velléités amoureuses. A cet agrément des courtes minutes, que ne sacrifie-t-on? Certes, certes!... Admets seulement l’hérédité, qui est un fait assez plausible. Comment n’hériterions-nous point de nos pères cette inclination vers l’acte d’amour, duquel nous sommes nés?

»Volupté brève et projet de durer! C’est l’irrémédiable antinomie de l’amour ... Voilà pourquoi les beaux amants s’acharnent à ne pas laisser défaillir la minute.

»Alors, ils vérifient bientôt qu’il n’y a pas contre la déchéance de la minute d’autre recours que dans la mort. La plupart, il est vrai, y renoncent. Mais tous en ont l’idée, s’ils aiment bien; et certains, enlacés étroitement, se tuent plutôt que d’être par la vie désenlacés. Ils disent qu’ils ne veulent pas survivre à leur félicité; ils disent qu’ils ne veulent pas exposer au péril des lendemains leur bel amour; ils disent qu’ils veulent éterniser la minute, l’éterniser dans la mort, qui est seule éternelle et seule intangible au temps ... Crédules au lyrisme de leur émoi, Picrate, ils se tuent: voilà!

»Pauvres petits!... Gribouille, pour eviter l’averse, s’est trempé dans l’eau jusqu’aux cheveux. Les beaux amants, pour éviter une diminution de leur extase, se plongent dans le néant. Le néant? Du moins, ils se privent de ceci, de cela, qui était la vie,—la vie vaille que vaille!

»Le meurtre et l’amour vont ensemble. Ils travaillent ensemble. Le meurtre de soi, le meurtre de l’autre, ou le meurtre de tous les deux: nuances, nuances; mais le meurtre!

»On a figuré l’amour avec un arc et des flèches. Interprétation gentille du symbole: c’est la douce blessure que les yeux de la belle font au cœur du galant. Un arc et des flèches pour tuer, oui! Ces armes sont aujourd’hui surannées: donnons au symbole d’amour un couteau de boucher, un revolver.

»Les beaux amants utilisent aussi le poison ...

Picrate écoutait Siméon. Il tâcha de conclure.

—Mais moi,—fit-il,—je n’étais pas l’amant de Marie Galande. Alors, pourquoi l’ai-je tuée?

—Tu étais son amant par le désir, par l’imagination. Tu avais la volonté d’être son amant. Tu étais son amant plus que moi.

—Tu étais, en réalité, son amant.

—Tais-toi,—gronda Siméon;—ce n’est pas vrai!

Mais Picrate continuait, selon de grossières logiques:

—Pourquoi n’est-ce pas toi qui l’as tuée, puisque vous vous aimiez tous les deux? Tandis que moi ...

Et déjà Picrate, avec sa fatuité complaisante, se déguisait en bel amant, à part soi, quand Siméon, brutal et rieur, lui répondit:

—C’est que tu es une brute!...

Mais Picrate suivait son idée. Un scrupule lui vint: les beaux amants meurent ensemble: or, il survivait à Marie Galande, lui.

—Siméon,—s’écria-t-il,—Siméon, j’aurais peut-être dû mourir?

Il dit cela d’une voix si piteuse, malgré l’emphase, que Siméon le trouva ridicule et fut narquois en demandant:

—Pourquoi? Pour être un bel amant!... Tu cherches une attitude, Picrate. Oui, tu voudrais bien dénicher quelque stratagème qui pût orner ton personnage un peu. Je le conçois ... Il serait plus simple, pourtant, d’y renoncer ... A ta place, il me semble que je serais cynique, tout bonnement!

Mais Picrate se récusait:

—Non, non, j’aurais dû mourir, je le sens.

—Surtout,—répliqua Siméon,—tu aurais dû, s’il te fallait une victime absolument, te choisir, toi, de préférence. Tu étais le seul bel amant de l’aventure!

—Tu te railles de moi,—dit Picrate.—Tu veux encore m’humilier, m’avilir ...

—Tu aurais tort d’être orgueilleux!

—Je n’ai pas l’intention d’être orgueilleux. Mais enfin, que dois-je faire? Je te demande de me dire ce que je dois faire. Et toi, au lieu de me répondre, au lieu de m’aider, tu n’as d’autre soin que de me tourmenter davantage ... On le dirait ... Moi, cependant, je consentais à t’obéir ... Je t’obéirai, Siméon, si tu veux avoir pitié de moi. J’accepterais tout!... Dans l’état où je suis, il n’y a plus de sacrifice qui me coûte. Je suis abreuvé de douleur. Si tu m’avais conseillé de mourir, je serais mort,—tu l’as vu?

Il insista:

—Je serais mort! Tu n’avais qu’à l’ordonner.

Il poussa un soupir et, sans perdre de temps, ajouta:

—Mais je comprends bien qu’il faut vivre!

Et Siméon faillit éclater de rire, nerveusement, lorsque Picrate affirma, en secouant la tête:

—Il faut vivre, il faut vivre!...

Et Picrate, comme éperdu, reprit:

—Puisqu’il faut vivre, Siméon, dis-moi comment vivre! C’est trop de sarcasmes: tu peux bien te rendre compte de ma misère. Tu es un sage, toi. Je te conjure de m’indiquer un moyen de vivre,—toi qui as lu les philosophes!...

Siméon sursauta. Debout, en face de Picrate, il cria, d’une voix sifflante:

—Les philosophes, les philosophes!... Est-ce que nous n’allons pas appeler les philosophes à la rescousse?

Il ricanait et gesticulait. Picrate, sous l’âpre moquerie, sentait sa peau se glacer, comme si quelque bise mauvaise le harcelait. Siméon criait:

—Les philosophes à la rescousse! On les réclame pour organiser l’existence d’un assassin qui n’a point, à proprement parler, de remords, mais qui trouve des difficultés pourtant à juger confortable l’ici-bas. Holà! ceux d’Élée et d’Athènes,—et y compris les délicats sophistes, eux surtout! habiles à démontrer que le noir est blanc comme le blanc est noir;—ceux d’Alexandrie et ceux de Chaldée, rêveurs et prophètes; ceux d’ailleurs: Abélard et ses camarades; n’oublions pas Scot Erigène; n’oublions pas Roger Bacon, vu qu’il a découvert la poudre, notamment, ni cet autre Bacon de Verulam, qui fut un voleur mais un logicien; ni ce Jérémie Bentham qui inventa le calcul des petits bonheurs; ni ces autres qui composèrent des méthodes pour parvenir à la vie agréable; ni les métaphysiciens allemands!...

»Tu es curieux de ces gens, Picrate? Mais, choisis!...

»Il y en a pour tous les goûts. En veux-tu de tristes ou de gais? Il y en a qui te conseillent la joie; il y en a qui préconisent le désespoir. Il y en a qui ne savent pas trop. Ces derniers ont l’inconvénient de vous laisser un peu le bec dans l’eau; mais ils ont aussi l’avantage d’une circonspecte prudence. Qu’en dis-tu?... Rien, rien? Tu fais la moue? Je te comprends: tu veux des dogmatiques; ces essayistes qui tergiversent ne sont pas du tout ce qu’il te faut, puisque tu es à la recherche d’une éthique ...

»Alors? alors?... Décide-toi! Les tristes ou les gais? Nous avons à ta disposition d’aimables drilles pour te prêcher un bon estomac, la belle humeur et tout ce qui s’ensuit. Ils te démontreront, clair comme le jour, que le monde, mon cher, est pour le mieux. Car Dieu est bon: s’il n’était pas bon, qui le serait? Or, c’est Dieu qui a fait le monde: si ce n’était lui, qui serait-ce? Donc, le monde est une merveille, un excellent Dieu l’ayant fait. Quoi de plus évident?... Écoute bien: tu n’as qu’à te laisser vivre, en ce monde parfait; cède aux velléités de ta nature humaine. Elle t’engage à ne te point chagriner. Ah! couronnons de lierre et de violettes nos cheveux et profitons de ce fumet qu’ont les vieux vins, de cette affabilité qu’ont les femmes. Tout cela en vertu d’un syllogisme avantageux autant que péremptoire!

»Mais toi, Picrate, te voici brouillé avec la vie au point que, ces dialectiques, tu les traites légèrement. Je le devine, je le sais. Tu dis: «Avec de la dialectique ingénieuse, que ne prouve-t-on?...» C’est à quoi servent, justement, les dialecticiens. Ils travaillent à installer sur des formules honorables nos prédilections. Que n’utilises-tu ces gens?

»Non, non! Tu refuses. Tu boudes à tes plus chers instincts. C’est une crise. Elle passera: ensuite, tu feras comme les amis. Que diable!... Mais, en attendant, tu repousses les complaisances de la méthode déductive. Tu as le souci des réalités,—et foin des théorèmes: Dieu lui-même ne t’est pas une garantie, et tu écartes les prémisses où il figure avec son imperturbable excellence.

»Des réalités? Donc, à nous la méthode expérimentale! Un philosophe anglais a écrit: «J’affirme que présentement, et à toute heure du jour,—du jour et de la nuit,—tous les hommes sont absolument heureux!...»

»Tu as bien entendu? Tous les hommes! Après cela, n’essaye pas de t’excepter, sous le prétexte vain que tu serais ce spécial Picrate qu’à vrai dire le philosophe anglais n’a point connu. Tu es homme: du moment que tous les hommes sont heureux, tu es heureux. Il n’y a point à chicaner là-dessus. «Tous les hommes sont absolument heureux.» Un philosophe anglais l’a dit; et les Anglais ont l’esprit positif; nul ne l’ignore. S’il l’a dit, c’est qu’il l’a vérifié.

»Je ne me souviens plus du nom de cet optimiste. S’il t’intéresse, Picrate, je le chercherai ... Ah! le crâne optimiste!... Il m’a toujours séduit, par sa belle intrépidité. D’autres sont timides et se contentent d’affirmer que le bien, somme toute, l’emporte sur le mal. Nous nous méfions de ces statistiques; et, d’ailleurs, il suffit que l’on réserve à l’infortune un petit coin de la réalité pour qu’aussitôt nous nous y logions. Mais «tous les hommes sont absolument heureux». Va-t’en donc répondre à cela!... Ah! le brave cœur de philosophe! Il en faudrait de tels à tous les carrefours. Ils vous débiteraient leurs doctrines comme du quinquina. C’est réconfortant, c’est tonique, ça vous remonte. On irait, le matin, causer avec eux dix minutes. On ferait avec eux ses dix minutes d’optimisme quotidien comme on fait des haltères ou de la gymnastique suédoise. A quelles performances on arriverait bientôt, Picrate, et quels biceps intellectuels on obtiendrait, quelle santé morale!...

»C’est dommage que ces optimistes ne soient pas mieux persuasifs; c’est dommage qu’ils ne récitent que sornettes et propos vains; c’est dommage que l’on ne puisse vanter un peu cette existence, louer un peu cet ici-bas sans dire des bêtises, et voilà tout, qui ne font pas illusion. Grande misère de notre état!... Car toi-même, Picrate, avec ton fort tempérament, tu ne t’y laisses prendre mie ...

»Eh bien! voyons les pessimistes. Si les gaillards nous déprisent la vie un peu congrûment, tôpe là! nous aurons du dégoût pour la vie, le cœur léger ... Oui, nous prendrons le deuil de toute joie et trouverons quelque repos dans la certitude de n’être pas dupes.

»Ciel morne et tendu de livides nuées, glauques marais où la lumière meurt, tocsin:—c’est le décor!...

»Giacomo Leopardi, «sombre amant de la Mort», consacra son génie à démontrer l’infinie vanité de tout. Il mit en vers la doctrine de l’universelle infelicità et prononça de telles paroles de néant, qu’après les avoir lues on est plein d’amertume et d’ennui. Il disait que le monde est un peu de fange. La maladie tourmentait son corps et le déformait; les trente-neuf ans qu’il vécut lui furent un quotidien supplice et son œuvre est un gémissement. Dépourvu de beauté, il n’eut en amour que des déceptions, dont pantelaient son cœur et son orgueil. Sa poésie maudit tout le réel et tout le possible ... Cependant il se laissa vivre et même se soigna pour se prolonger. Dans ses poèmes, s’adressant à soi, il s’écrie: «Désespère donc pour la dernière fois!» Il vivait dans l’attente, comme si les doux Destins lui préparaient peut-être un dédommagement délicieux,—bien qu’il sût et eût établi la nullité d’une telle hypothèse. Mais il n’arrivait point à «désespérer pour la dernière fois» ... Il fallut que la Mort prît les devants, tant se montrait le «sombre amant» peu empressé.

»L’année que Giacomo Leopardi allait mourir, le choléra sévit à Naples. Il en fut singulièrement troublé. Peut-être la peur du fléau a-t-elle hâté sa fin plus que ne put le faire sa philosophie ... Il mourut un soir d’été, à l’heure où flambe le soleil bas. Il avait auprès de lui son ami fidèle, Antonio Ranieri, et la sœur de ce jeune homme, Paolina. Quelques instants avant la crise, il projetait des promenades au Vésuve, des parties de campagne, que sais-je!... Et puis, mourant, il dit à Paolina:

»—Ouvre la fenêtre, fais que je voie encore la lumière!

»Ainsi la doctrine de l’infelicità, ni la souffrance perpétuelle de la chair et de l’esprit n’empêchèrent de vivre Giacomo Leopardi. Les derniers mots de son agonie trahissent l’amour et le regret de la lumière!...

»Tu me diras qu’il n’était pas un philosophe, mais un poète lyrique. Bon! Voici notre Arthur Schopenhauer: il épilogua sur la quadruple racine du principe de raison suffisante.

»C’était un petit homme à favoris, au museau rasé, aux yeux perçants, au nez crochu. Un terrible petit vieux bonhomme! Il disait: «L’essence de tout, c’est la volonté ...» Pourquoi pas? Accordons-lui ça ... Mais prenez garde: volonté, donc désir; et le désir implique un besoin, donc une privation, donc une souffrance.

»Conséquemment, si la volonté est l’essence de tout, la souffrance est au fond de tout. C’est cela même. Tocsins, tocsins; sur la vie et sur le reste, malédiction, malédiction! L’Ecclésiaste et Çakya-Mouni!...

»A cause de cette volonté, nous allons nous jeter à l’eau.

»Mais contre une telle logique Arthur Schopenhauer réagissait, quant à lui. Il avait du goût pour la clarinette, dont il jouait le matin,—tra déri déra!—et pour la bière, dont il buvait des chopes en se régalant de saucisses grillées. Et puis, il trouvait un fameux plaisir à injurier Hegel et ses hegeliens. Certes, il n’en concluait pas moins que la vie est mauvaise, puisque ainsi le voulait sa philosophie. Mais, ayant découvert des divertissements acceptables, provisoirement il vivait et se tenait en belle humeur.

»Je te raconterai, Picrate, une histoire. C’était à Londres, il y a quelques années. Imagine du brouillard jaune qui dégage une odeur fade; des pianos mécaniques s’acharnent et mènent à la diable la valse de la volonté forcenée ... Une jeune fille, une quelconque jeune fille, blonde probablement et adonnée au rêve, lut Schopenhauer, par hasard. Ce lui fut une révélation pathétique. Elle connut que la souffrance est en l’âme de tout, est l’âme de tout et geint dans l’être universel. Oui, de par ce raisonnement que je t’ai dit: volonté, désir, besoin, privation, souffrance!... La petite Anglaise en fut ébaubie et désolée. La logique du philosophe l’avait convaincue tout de suite, et si parfaitement que l’idée ne lui vint même pas de demander à d’autres dialecticiens des arguments contraires: elle ignorait que les dialecticiens ont des logiques de rechange à la disposition d’un chacun ... Et Schopenhauer commentait, de la façon la plus poignante, sa théorie abstraite. A chaque page qu’elle tournait, de ses doigts chauds de fièvre, la petite Anglaise avait trouvé une raison nouvelle d’être sûre que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

»Elle en conçut un vif chagrin.

»Elle était poète, à ses heures; et le pessimisme se prête excellemment au langage rythmé. Elle composa des poèmes, déchirants et subtils, où elle reprenait pour son compte la pensée schopenhauerienne. Elle la développa et la paraphrasa et l’illustra de métaphores émouvantes.

»Quand elle eut assez de poèmes pour en faire un volume, elle choisit un imprimeur et lui confia son manuscrit. Elle en corrigea les épreuves avec un soin vigilant. Elle voulut qu’au frontispice une vignette fût gravée, qui représentait le coin d’une rue londonienne, d’une rue déserte et triste, nue, avec un bec de gaz pour tout ornement. Et ce coin de rue lui plaisait, pour sa grande détresse.

»Le matin du jour où parut le recueil de ces mélancoliques poèmes, la petite Anglaise se pendit au bec de gaz qui était le seul ornement de ce coin de rue dont la vignette parait le frontispice du livre. Elle attestait ainsi qu’elle avait pris au sérieux la dialectique de son maître.

»Schopenhauer l’eût blâmée. Il jouait, lui, de la clarinette,—tra déri déra!—mangeait des saucisses. Et, pour qu’on ne vint pas l’accuser d’illogisme parce qu’il omettait de se pendre, il organisait un raisonnement préservatif. Il disait: «Comme le blasphème est, en matière religieuse, le plus éclatant hommage que l’on puisse rendre à l’existence de Dieu, le suicide est l’affirmation la plus manifeste du «vouloir vivre»: ah! vous estimez donc la vie grandement, que vous vous pendez pour elle? c’est trop d’honneur que vous lui faites, en vérité; plutôt, laissez-vous vivre, par mépris!...» Et il préludait—tra déri déra!—très gaillardement à sa chanson matinale.

»Mais moi, je songe à la petite main de cette jeune fille londonienne qui tournait les pages du livre désespérant ... Au fait, est-ce que j’y songe? Et toi, Picrate, y songes-tu?... Cette jeune fille était mal armée, la pauvrette, pour la vie. Et voilà qu’elle est morte: qu’y pouvons-nous?... Les moralistes composent des systèmes à l’usage de qui les voudra bien employer. Schopenhauer a travaillé pour quelques personnes. Il n’était pas, lui, de ce groupe. Il aimait mieux la clarinette. On n’est point forcé de se fournir chez soi, de manger son fonds. Que diable! Il y a des marchands de vin sobres jusqu’à ne boire que de l’eau.

Picrate soupira. Siméon se tut un instant, puis demanda:

—Eh bien! que choisis-tu? Les pessimistes ou les optimistes? Décide-toi. C’est une affaire de goût. Le goût, vois-tu, Picrate, le goût! Il faut avoir du goût, premièrement: on appelle bon goût le goût que l’on a. Mais tu hésites.

»Ah! je devine, je devine. Tu n’es pas un esprit léger, frivole. Tu as été positiviste, en ta jeunesse. Et il en résulte que tu ne sais pas te décider au hasard ... Pauvre Picrate, qui as écarté de ton entendement le hasard! Que tu es dépourvu de fantaisie, Picrate!... Je te dis, avec bonne grâce: «Choisis, Picrate!...» Et toi, tu ne sais pas choisir. Tu réclames des motifs, hé! hé!...

»Nous recourrons à la métaphysique; s’il te plaît. Les métaphysiciens ont énoncé des choses et des choses, concernant la raison dernière de tout ... Ils sont menteurs, par exemple!...

»Oh! menteurs, c’est un bien gros mot. Disons qu’ils ont le sentiment de leurs responsabilités sociales.

»Ils vous démolissent, autour d’eux, un peu tout,—le reste aussi. Ils vous invitent à douter des opinions universelles. Ils vous démontrent, clair comme le jour, que l’on n’a dit que des bêtises, avant eux; ils vous démontrent encore que c’est la faute de l’humaine raison, laquelle est un instrument pitoyable. Voici des ruines et des ruines: ces messieurs ont passé par là.

»Une grande plaine ... Imagine, Picrate, une grande plaine, qui va jusqu’à l’horizon. Il y avait là des tours splendides, fières de leur isolement ... Dégringolées! De méconnaissables pierres. A peine, en les étudiant, te sera-t-il possible d’apercevoir que ces décombres-ci proviennent du spiritualisme, ceux-là du matérialisme et ceux-là du panthéisme ... Ah! c’est ici que Spinoza demeurait?... Et là Leibnitz?... Mais il fait un froid de chien, dans cette plaine que n’abrite absolument rien. Le vent siffle et le soir tombe. Où coucherons-nous?...

»Le bon philosophe qui t’accompagne ne veut pas que tu t’enrhumes. Il a soin de tes poumons et de tes muqueuses nasales. Et toi, tu geins; toi, tu as peur et tu relèves ton collet.

»Vite, vite, avec les vieux plâtras, le bon philosophe va te rebâtir une maisonnette. Il prend des moellons par-ci, des briques par-là, des poutres ailleurs. Il se dépêche, à cause de ce vent! Il a pitié de toi ... Là: entrez; couchez-vous!... Il te borde dans ton lit; pour t’endormir, il te raconte des dialectiques assommantes. Tu n’as point eu froid, pendant qu’après avoir démoli le philosophe rebâtissait? Il t’apporte un chaud lait de poule.

»Tu es logé!... Tu n’es pas logé magnifiquement. Que veux-tu? Ça vaut toujours mieux que de coucher dehors. Remercie le bon philosophe qui t’héberge comme il peut.

»Ah! Picrate, Picrate, si les philosophes perdaient, un jour, le sentiment de leurs responsabilités sociales, qu’est-ce que deviendraient leurs clients? Si les philosophes n’avaient cure, au monde, que de dire la vérité, qu’est-ce qu’ils diraient? Ils ne diraient rien que de négatif. A quel néant n’arriveraient-ils pas? Un seul d’entre eux suffirait à tout détruire.

»Mais on les a jadis dressés. Ils savent ce qu’il leur en coûterait d’être véridiques imprudemment. Jadis, on a fait des exemples. On vous brûlait, emprisonnait, torturait ces penseurs libres, libertins, abstracteurs de quintessence, gens capables de découvrir,—par mégarde, qui sait?—des parcelles de vérité mal consolante. Des parcelles ou, comme disent les chimistes, des «traces». Il n’en faut pas beaucoup pour que saute la machine considérable et tant fragile de notre petit bonheur. On les a dressés! Et ils mentent;—ils mentent, avec toute la circonspection désirable.

»Le souvenir de Galilée eut, Picrate, plus d’influence sur la philosophie de Descartes que la pure et simple logique.

»Quand on cessa de brûler sur des fagots les métaphysiciens, ils étaient sages, ils avaient pris de bonnes habitudes.

»Emmanuel Kant, bourgeois de Kœnigsberg, a composé une Critique de la Raison pure qui ne dénigre pas seulement les dires de tous les autres philosophes, mais encore dénigre par avance tout ce qu’un philosophe pourra jamais aventurer; bref, il établit, péremptoirement, que la raison n’est bonne à rien. Ensuite, au nom d’une certaine «raison pratique», il affirma tout ce qu’il avait nié, ah! mais, catégoriquement. Il l’affirma, comme cela, sans preuves, sans prétextes, et démontra qu’il y aurait crime et, mieux, contradiction—crime devant la logique!—à le vouloir démontrer un peu. A grands coups de truelle, il restaura, réédifia la bicoque qu’il avait détruite. Logez-vous là. Le veilleur de nuit passe, ululant sa complainte: «Gens de la bicoque, dormez,—tout est calme!...»

»Pour achever cette Critique de la Raison pratique,—laquelle, d’ailleurs, n’est pas du tout une critique, mais un travail de maçon qu’on presse,—il fallait à Emmanuel Kant quelque temps. Intervalle très dangereux, si le lecteur du précédent volume en adopte les conclusions sans deviner qu’on les modifiera bientôt du tout au tout. Emmanuel Kant en eut le frisson. Et c’est pourquoi il adjoignit à la redoutable Critique de la Raison pure un chapitre où, d’avance, il annonce, il résume la réconfortante Raison pratique.

»Il le fallait. Que diable! il le fallait!... Emmanuel Kant s’effraya pour son lecteur. Et même il s’effraya pour lui-même. Tel qu’on le connaît, on se figure mal ce bourgeois de Kœnigsberg signataire, pendant plusieurs mois, d’une œuvre subversive. Il en fût tombé malade. C’était un homme méthodique. En redingote brune et gilet jaune, il sortait quotidiennement à cinq heures du soir, tapant; les autres bourgeois de Kœnigsberg, quand ils le voyaient passer, mettaient leur montre à l’heure. Il n’aimait pas le changement. A la veste d’un jeune homme qui lui faisait de fréquentes visites, un bouton manquait. Emmanuel Kant s’était accoutumé à cette boutonnière oisive. Et il causait avec le jeune homme très volontiers. Or, un jour, le jeune homme fit recoudre le bouton qui manquait à sa veste. Emmanuel Kant, lorsqu’il le revit, s’aperçut de cette nouveauté: il en fut troublé, déconcerté, bafouilla. Il n’était pas un homme de changement; ses manies, je les considère comme un hommage qu’il rendait à ses idées conservatrices. Et je pense qu’il détestait la Critique de la Raison pure; il l’avait écrite malgré lui, sous l’empire de son génie, et tout de suite il la biffa.

»Tiens-tu à Dieu, Picrate?... Autrefois, je le sais, non, tu n’y tenais point. Mais aujourd’hui, dans le grand marasme où tu es, il se pourrait que tu y revinsses: on a vu cela. Consulte sur Dieu les philosophes. Ils vous le disloquent facilement. Sacrilège!... Oh! ne criez pas! Ils appellent Dieu autre chose? ils prêtent ce nom flatteur à des syllogismes, au total des possibilités, à la somme des réalités, à n’importe quoi,—même à rien: oui, à rien, mais à rien superbifié. Hop! et le tour est joué. Qu’est-ce que vous avez à vous plaindre qu’on vous a défait votre Dieu?... Dieu? Le voilà. Sans barbe, à vrai dire: spiritualisé!... méconnaissable!

»Les bons philosophes! moi, j’admire leurs façons respectueuses. Ils casseraient tout, s’ils le voulaient ... Ils le voudraient, si l’on n’avait eu soin de brûler leurs prédécesseurs.

»Un beau jour, il sembla que la morale chancelait sur ses bases. La morale théorique, s’entend: car, pour la vie quotidienne, il y a les codes et les gendarmes. Elle ne chancelait pas seulement sur ses bases; mais on ne lui trouvait plus de bases. Quelle aventure!... Une base, une base au moins, pour la morale, s’il vous plaît! On cherche de tous les côtés: rien! Rien: au ciel, Dieu n’est plus qu’un syllogisme anodin; sur terre, les gouvernements ont reçu des crocs-en-jambes; dans l’homme,—eh! bien, dans l’homme, on remarque de l’égoïsme. Hélas! oui, de l’égoïsme évident: et le reste est bien aléatoire. L’égoïsme, lui, ne l’est pas. C’est juste le contraire de la morale! Qu’importe? La morale sera fondée sur l’égoïsme, puisque l’égoïsme seul est solide. Seulement,—disent les philosophes, et les voici qui s’emploient de tout cœur à exposer cela,—seulement ayez la complaisance d’observer que l’égoïsme «bien entendu» consiste à beaucoup aimer le prochain: sans quoi le prochain ne vous aimera pas, et le prochain vous est indispensable.—Je ferai semblant de l’aimer!—Point! Car il n’est de comédie si réussie que la ficelle ne s’aperçoive: aimez votre prochain réellement, et ... dans votre intérêt, mais aimez-le!

»Cette fois encore, le tour est joué. Picrate, c’est tout le système de ces Anglais que l’on appelle philosophes utilitaristes.

Picrate, pendant que parlait Siméon, crut voir que sa lampe baissait. Il s’approcha, vérifia que le pétrole était épuisé. Il la voulut remplir et d’abord l’éteignit.

Par la fenêtre, le petit jour insidieux apparut. Les carreaux blêmirent et la désolation de l’aube naissante se devina.

Siméon dit:

—Et nous avons encore Nietzsche. A ta place, je m’établirais Uebermensch!...

Il se tut. Picrate, qui s’apprêtait à la tâche facile de mettre du pétrole dans sa lampe et de la rallumer, regarda le triste et pauvre éveil de l’aube et sentit le froid l’envahir. Ses doigts tremblaient ... Entre les buées nocturnes, un ciel verdâtre avait honte de naître.

Siméon reprit:

—Les Grecs de Périclès ont fait boire la ciguë à Socrate, qui n’était pas bien dangereux, quant à lui. Mais il y avait alors, par la Grèce, un tas de philosophes interlopes. Ils allaient de ville en ville, discourant avec ingéniosité. Ils s’étaient pourvus, en Asie Mineure et partout, dans les écoles ioniennes, éléates et autres, des plus spécieuses doctrines, et ils les répandaient avec leur éloquence de conférenciers agréables. Les Grecs de Périclès reconnurent le danger que les dieux couraient, leurs dieux et leur éthique et leurs traditions. Ils prirent, au hasard, ce philosophe de Socrate, curieux bonhomme, et le collèrent en prison, pour faire un exemple. C’est à peu près ainsi, plus tard, que les Juifs clouèrent au gibet Jésus, révolutionnaire ingénu. Socrate, quand il eut avalé le poison, ne se plaignit pas. Tandis que le froid mortel gagnait ses jambes, il parlait encore d’un Dieu singulier, peu conforme aux dieux de l’Olympe. Un petit nombre de disciples l’écoutaient: il pouvait raconter ce que bon lui semblait, ainsi à huis clos. Athènes, cependant, célébrait les dieux anciens et agissait au gré des méthodes ancestrales.

»Les philosophes se le tinrent pour dit.

Picrate avait rallumé sa lampe. Siméon criait:

—Je te défie de me citer un philosophe, digne du nom de philosophe, dont le système, dégagé des indispensables mensonges, ne soit une bible de néant. C’est au néant qu’ils aboutissent tous. Au néant!... Tu réclames une certitude, Picrate! En voici une; seulement, aie la discrétion de n’en point demander une autre. La voici, cette seule certitude:—deux et deux font quatre.

»Qu’elle est pathétique, dans son désert universel!... Oh! je la veux attentivement protéger. Si, par malheur, elle s’éteignait, on ne posséderait plus, ici-bas, de certitude aucune.

»Qu’elle est pathétique ... et bête comme tout!... Deux et deux font quatre,—mon Dieu oui: puisque j’appelle quatre deux et deux.

»Deux quoi? N’insistons pas. Deux.

»Disons plutôt: A est A. Picrate, salue ici le principe d’identité. Je te le présente: c’est lui. D’ailleurs, il n’y a rien à en tirer. Il est stérile absolument. Ni toi ni moi ni personne ne le persuaderait de faire des petits. Il n’a point les idées à ça.

»Et puis? C’est tout! A est A. Si seulement A n’était point A, nous verrions un peu ... Mais A est A. Regarde bien cet «A est A»: tu contemples la somme des certitudes.

Picrate se lamentait comme un petit enfant qui a trop mal à ses gencives. Il gémit:

—Siméon, je n’ai rien à faire de cet «A est A». Siméon, tu es terrible et méchant. Tu n’as pas eu pitié de moi. Tu me laisses dans ce néant!...

Il sanglotait et le geste de ses bras désignait vaguement l’infinité vide. Il continua sa plainte:

—Tu as tout dévasté ... en moi ... et hors de moi ... Je veux mourir, à présent; je ne veux plus que mourir ...

A peine eut-il prononcé ces mots de désespoir balbutiant, qu’il y devint attentif. D’une voix nette il ajouta:

—Si je mourais?...

Siméon restait silencieux.

—Si je mourais?—reprit Picrate.—Ah! parle-moi, parle-moi. Il ne t’est plus permis d’éluder cette question suprême que je te pose. C’est toi qui m’as amené là. Parle!

Il fut impérieux. Siméon, brusque, répondit:

—Meurs, s’il te convient de mourir.

—Eh! bien! je mourrai!—dit Picrate.

Une minute s’écoula sans que l’un ni l’autre fit un mouvement. Picrate soudain s’agita:

—Tu me le conseilles?—demanda-t-il à Siméon.

—Je ne te le conseille pas,—répliqua Siméon;—je n’ai pas à te conseiller. Cette médiocre solution n’importe guère et tu t’exagères beaucoup la gravité de l’incident. Meurs, si tu veux. Ou bien ne meurs pas. Tu es à moitié mort déjà. Tout le monde est à moitié mort et meurt un peu plus sans cesse. Je ne sais pas s’il y a une différence réelle entre l’incessant éparpillement dont les secondes successives marquent les épisodes et le dernier éparpillement des molécules charnelles ou mentales. Ah! si la mort était une soudaine disparition de quelque chose, alors, Picrate, il faudrait voir!...

—Est-ce que tu crois à la vie future?

—Je te dis—continua Siméon—que, si quelque chose disparaissait,—j’entends: si quelque chose était et puis tout à coup n’était plus,—alors nous épiloguerions utilement sur l’opportunité de l’aventure. Certes!... Mais il n’est pas moins hasardeux de prétendre ceci que de prétendre cela. Et je m’abstiens d’épiloguer sur le non-être, faute de renseignements sur l’être. Quand je te parle du néant, c’est un mot que j’emploie pour abréger. Il n’a pas de sens par lui-même; il désigne la négation de je ne sais quoi que serait son contraire. Et de la mort, pareillement, je n’ai rien à te dire; pas plus qu’un aveugle-né, ignorant du jour, ne t’expliquerait la nuit. Mais il me semble qu’il y a, dans ce qu’on nomme «vie», assez de décomposition perpétuelle pour qu’on ne doive pas caractériser tout à fait autrement ce qu’on nomme «mort». Tu n’as donc jamais vu de cadavre? Ou bien n’as-tu pensé jamais à la pourriture d’un corps humain? Qu’est-ce que c’est que la matière? Je m’embrouille dans la diversité de ses fermentations. Songes-y, et tu sentiras la vie tout imprégnée de l’odeur de la mort. Au Campo Santo de Pise, une fresque d’Orcagna—ou de quelque autre—figure cette allégorie. De beaux seigneurs, parés d’atours très élégants, d’étoffes éclatantes et souples, coiffés de chapeaux merveilleux, approchent, cavaliers, de trois cercueils où des cadavres se désagrègent. Les chevaux reniflent ou se détournent; les beaux seigneurs se bouchent le nez. Ces beaux seigneurs et leurs chevaux me paraissent simplistes autant que délicats. Je les voudrais voir qui se bouchent le nez et reniflent en face de la vie comme en face de la mort. Ou bien qu’ils aient, ici et là, bonne contenance! Il n’y a rien de vil dans la maison de Jupiter. C’est-à-dire que, dans la maison de Jupiter, il n’y a rien qui soit plus vil que rien.

Picrate se débattit:

—Si tu me donnes de la répugnance pour la mort comme pour la vie, Siméon, que ferai-je?

—Tu feras, Picrate, ce que tu voudras.

—Que ferai-je? que ferai-je?—répétait Picrate.

Siméon négligea de répondre, et les gémissements de Picrate tombèrent dans le silence.

Bientôt, Siméon remua, prit son chapeau, sa canne.

—Adieu, Picrate,—dit-il, la main tendue.

Picrate redressa la tête, qu’il avait inclinée vers le sol, et se récria de toutes ses forces:

—Ne t’en va pas! ne t’en va pas! Je te supplie de ne pas t’en aller. Tu ne peux pas me laisser tout seul, ainsi, dans ce désastre. Ce serait lâche et cruel. Je ne peux pas rester ici tout seul. Tu vois bien que j’ai peur. La police viendra; je serai pris!...

Il frissonna; sa bouche se contractait.

—Si l’on m’arrête, je suis perdu! Est-ce que tu crois qu’ils me condamneront à mort?...

Ses doigts tremblèrent.

—J’aimerais mieux me tuer tout de suite... Réponds-moi! J’ai peur de la guillotine...

Ses épaules furent secouées; son cou se gonfla.

—Réponds! Réponds!

—Mais non! Crime passionnel: le bagne; à peine le bagne,—répondit Siméon, comme qui évalue tout au juste et ne veut rien exagérer.—Peut-être même t’acquittera-t-on ...

—Je refuse! je refuse!—hurla Picrate.—Je refuse d’être acquitté. Le bagne, oui, le bagne. C’est bien. J’irai au bagne. J’aime mieux aller au bagne que d’être ici, dans ce désastre, dans ce désastre!... Qu’on m’arrête! Qu’est-ce qu’ils ont à ne pas m’arrêter? Ils sont fous, ma parole, fous!...

Picrate saisit violemment ses deux poignées et, de long en large, dans la chambre étroite, il fit rouler son chariot, à grand bruit... Et puis, il stoppa soudain et parut calme... Il réfléchit et, d’une voix tranquille, annonça:

—J’ai pris ma résolution.

Siméon l’écoutait et le regardait.

—Tu peux t’en aller, Siméon. Moi, je vais me livrer à la police. Je vais leur dire que c’est moi qui ai tué Marie Galande. Ils m’enverront au bagne. Voilà.

Siméon dit:

—Réfléchis encore. Du moment qu’on ne t’a point arrêté jusqu’à présent, tu peux très bien leur échapper.

—Ce n’est pas cela!...—répliqua Picrate.

—Alors?

—C’est que je ne trouve pas autre chose à faire. J’irai au bagne... C’est que tu m’as vidé de tout espoir, de tout désir, de toute idée!...

Siméon se récusait. Picrate dit:

—Je ne songe pas à te le reprocher, Siméon. Pourquoi?... Ne t’imagine pas que tu sois responsable du parti que je prends. Je l’aurais pris sans toi. Plus tard, peut-être. Il n’importe! Je l’aurais pris mal, stupidement, par instinct de bête traquée et qui a peur. De cette façon, c’est beaucoup mieux...

Picrate bavardait, bavardait. Une sorte de sérénité singulière lui vint, et les traits de son visage, peu à peu, se détendirent. Il sourit, en disant:

—Au moins, c’est vrai, ce que tu m’as raconté? Il n’y a rien, n’est-ce pas? rien, rien?

Siméon se taisait. Picrate conclut:

—Absolument rien!... J’aime autant ça. S’il y avait la moindre petite chose, ça m’ennuierait!... Mais rien!... Oui, A est A. Tant pis pour «A est A»! N’est-ce pas, Siméon, que nous pouvons bien négliger «A est A»?... J’irai au bagne. Adieu, Siméon.

Siméon voulut répliquer.

—Mon pauvre Siméon,—dit Picrate,—ne te mets pas en peine. Mais comment peux-tu vivre, toi, dans ce désastre?... Adieu. Ou plutôt non; pas tout de suite: nous sortirons ensemble. Tu me conduiras, un bout de chemin. Veux-tu?...

—Qui sait—hasarda Siméon—si tu n’oublierais pas, avec le temps, assez pour te reprendre à vivre?

Mais Picrate haussa les épaules:

—Attends-moi!...

Il s’aperçut que le jour luisait. La lumière de sa lampe semblait une petite veilleuse. Il la souffla. Le ciel morne d’un matin pluvieux entra dans la chambre.


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