Picrate et Siméon
II
LES AMOURS DE SIMÉON
Elle revint les matins suivants, variable selon le temps qu’il faisait, bien que sa chanson fût a la même et le même aussi son costume. Et Siméon lui savait gré d’être changeante ainsi; il l’appelait: «Petite Marie couleur du temps ...»
Un jour, elle arriva toute trempée, par la pluie battante. Elle courait et s’amusait à chanter le mouron, pour rien, sans regarder si des clients lui faisaient signe; les rues étaient désertes. Siméon la gronda:
—Petite folle! les rhumes ... les bronchites ...
Mais elle dit:
—C’est bon, la pluie. J’aime ça. Les gouttes d’eau vous font froid aux épaules, et ensuite chaud; on sent le chien mouillé ... Et ton ami?—demanda-t-elle.
Picrate n’était pas venu, à cause de l’averse, sans doute.
—Tant mieux!—fit-elle;—je ne l’aime pas.
Comme elle frissonnait, Siméon voulut qu’elle se réfugiât auprès du fourneau de la cuisine. Elle se divertit des vapeurs qui montaient de sa robe humide. La servante lui prêta un fichu de laine, et elle s’y emmitoufla, douillette, avec des mines ...
Et puis elle prit un punch, pour se réchauffer. Elle affirmait:
—C’est rudement délicieux!
A demi-voix, elle ajouta:
—Merci ...
Et ses yeux se firent très doux et gentils vers Siméon. Il s’attendrit et eut peur de le laisser voir.
Elle était pâle et tremblante; elle éternua.
—Tu seras malade!—dit Siméon.
Elle fit l’enfant gâtée et répondit:
—Certainement. Un rhume, s’il vous plaît!... Et je mourrai ... Mais oui, je mourrai: ça me changera ... Tu auras du chagrin? dis, un peu de chagrin?...
Siméon devint sérieux, non qu’il craignît cette extrémité: il constatait seulement qu’il avait pour cette petite fille plus de goût déjà qu’il n’osait se l’avouer à lui-même.
Elle continuait son jeu mutin:
—Un tout petit peu de peine pour Marie Galande qui est morte ... Et c’est toute la peine que fera Marie Galande en mourant.
—Tu n’as personne?—demanda Siméon.
—En fait d’amoureux? Non, personne, pour le moment. Pas de parents non plus, puisque je t’ai dit que je suis une enfant trouvée ... J’ai bien ma grand’mère, avec qui je demeure: ce n’est pas ma grand’mère; je l’appelle comme ça pour lui faire plaisir. Elle est vieille comme tout ... et pas bonne!...
—Pourquoi restes-tu avec elle?
—Parce qu’il faut bien qu’on me surveille. Ça m’empêche de faire trop de bêtises ... J’en fais tout de même!
La pluie avait cessé. Sur les vitres du cabaret, de grandes traînées humides achevaient de couler et des gouttelettes parfois se détachaient et se précipitaient, avec le reflet des maisons en miniature. Marie Galande tâchait de se regarder au petit miroir de l’une d’elles, puérilement: elle aperçut Picrate, qui traversait la rue, cahin-caha, et charriait avec lui de la boue. Elle se recula et, riant aux éclats, cria presque:
—Un colimaçon!
Et, tandis que Siméon, surpris de cette gaieté soudaine, se penchait pour en vérifier la cause, elle continuait:
—Tu sais, après l’orage, les colimaçons qu’on voit sortir de leurs trous et traverser les chemins ...
Siméon, malgré lui, s’égaya. Mais, de la rue, Picrate avait remarqué le manège; et, quand ses yeux croisèrent ceux de Siméon, ils étincelaient de fureur. Un instant, il fut sur le point de s’en retourner. Il s’arrêta et disposa ses fers à repasser pour une volte. Puis il se décida brusquement et, de son mieux, fonça sur le cabaret. Il en grimpa les trois marches d’un seul coup; il se dirigea vers le comptoir et mit toute sa violence à commander son café noir, sans s’occuper de ses amis. Siméon l’appela:
—Picrate, nous sommes ici!
Il ne répondit pas. Marie Galande dit:
—Laisse-le, s’il boude.
Siméon insistait. Picrate déclara majestueusement:
—Je ne veux pas être de trop. Si je gêne votre intimité!...
—Viens donc, Picrate,—reprenait Siméon.—Nous sommes entrés à cause de la pluie et nous te guettions ...
—Et puis, tu sais,—dit Marie Galande impatientée,—on ne fait rien de mal: faudrait pas avoir l’air ...
Picrate haussa les épaules, avec mépris. Siméon dut apaiser Marie Galande, qui se fâchait. Picrate resta devant le comptoir, comme qui se dépêche et n’a point le cœur à baguenauder. Il trempa ses moustaches dans le bol, se brûla, souffla et but à petits coups rapides. Il régla et sortit, sans bonjour ni bonsoir, l’air farouche et digne à l’excès.
—Il est fou!—décida Marie Galande.
—C’est un pauvre diable,—répondit Siméon,—qui n’a pas eu de chance dans la vie. Il serait volontiers coureur, et il manque de jambes. Qui sait s’il ne t’aime pas? Il a le cœur sensible et le tempérament prompt. Peut-être qu’il pleure, maintenant, par ta faute, tel que je le connais ...
—Vrai?—fit-elle.
Marie Galande et Siméon, tous deux émus de sentiments divers et qu’ils ne songeaient plus à exprimer, se turent. Siméon regardait, dehors, le ciel s’éclaircir et le soleil luire déjà; Marie Galande, avec sa petite cuiller, étendait sur la toile cirée de la table des gouttes de punch en dessins nonchalants. Elle conclut tout haut:
—Il ne serait pas vilain garçon, s’il avait des jambes ...
—Certes!—dit Siméon;—je le crois digne d’être aimé.
—Ça,—répliqua-t-elle,—c’est autre chose. Mais tu penses qu’il pleure à cause de moi?
—C’est possible,—répondit Siméon.
Car il ne pouvait douter du désir de Picrate. Seulement, il aperçut Marie rêveuse et troublée; il redouta qu’elle ne fût inquiète de scrupules trop charitables et de projets qui lui déplurent. Il ajouta très vite:
—Je n’en sais rien; je n’en sais rien du tout ...
Et il sentit que son cœur chavirait. Il voulut parler, pour interrompre ce silence qui l’angoissait; et il dit:
—Au revoir. Allons travailler!...
A peine eut-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Il lui sembla que toute la journée sans elle serait longue et affreuse. Mais Marie Galande s’était levée, avait repris son panier, rendu le châle à la cuisinière. Elle partait. Siméon, quand il la quitta, fut touché de sa gentillesse.
—Tu es—lui dit-il sans y songer—une très bonne petite fille.
Ensuite il se désola de cette phrase: Marie n’y verrait-elle pas un encouragement à trop de bonté?... Siméon crut que son cœur se pinçait. Et il épiloguait avec lui-même:
«On cause, on bavarde; on ne sait pas si l’on répond à des paroles énoncées ou bien à des pensées que l’on devine: on embrouille tout ... Et de là vient le malentendu, plus redoutable si les âmes sont plus proches et commencent à causer lorsque les lèvres continuent leur bavardage ...»
Cependant une voix profonde et impérieuse répétait en lui: «Je ne veux pas! Je ne veux pas!...» Une autre ripostait: «Que t’importe? Cette petite fille n’est pas ta maîtresse!...» Une autre riait; une ricanait. Mais une autre encore dominait cette discordance, d’un murmure confus où des mots d’amour balbutiaient; elle tremblait ...
Et Siméon se dit, narquois envers lui-même:
«Si tout le monde parle à la fois, dans mon subconscient, à qui vais-je entendre?...»
Jusqu’à la nuit tombée, il promena des gens à travers Paris. A chaque instant, il croyait rencontrer Marie Galande. Il savait bien que ce n’était pas elle; mais, occupé de son souvenir, il prêtait à maintes femmes sa ressemblance. Et il se demandait: «L’aimé-je, en vérité?» Aussitôt, les voix nombreuses et diverses résonnaient à qui mieux mieux. Pour les obliger à se taire, il affirmait: «Je suis un vieux fou!» Et il s’efforçait de divertir son attention. «Turpe, se disait-il, parfois, turpe senilis amor!...» Mais il se sentait jeune, avec émoi.
La journée finie, il résolut d’aller, comme à l’ordinaire, rejoindre Picrate. Car il aimait ce camarade, somme toute, et ne voulait pas se l’être aliéné ... Picrate n’était pas à leur rendez-vous habituel. Picrate n’était pas non plus chez lui. Siméon le chercha, l’attendit, et l’aperçut enfin qui cheminait, la tête basse. Il l’approcha. Picrate, en le découvrant, secoua ses poings et grogna; de bonnes paroles l’amadouèrent un peu. Il consentit à revenir en arrière, à s’attabler pour un bock et une anisette. Mais il demeura sombre et silencieux. Tout le temps qu’ils furent à la terrasse du café, il ne desserra guère les dents que pour fumer, boire et bâiller. Siméon renonça bientôt à le tirer de son mutisme, et il pensait à part lui: «Souffre-t-il ou veut-il m’en faire accroire?... Et, s’il souffre, est-ce dans son orgueil ou dans son cœur?... Et cela, le sait-il lui-même?... S’il ne voit pas plus clair en soi que je ne fais, je l’interrogerais en vain ...» Mais il lui fut donné de voir, à plusieurs reprises, le visage de son ami se contracter et ses paupières frémir comme pour des larmes qui ne coulaient point. «Il ne sait pas lui-même sa misère,—conclut Siméon;—moi, je la devine: elle est toute de vanité blessée douloureusement ...»
Siméon s’attrista de Picrate et eut pitié de lui.
Quand ils se séparèrent, quand il eut la main de Picrate dans la sienne et la sentit chaude de fièvre, cette pitié qu’il éprouvait augmenta jusqu’à le gêner; il dit, à contre-cœur:
—Tu sais, elle te trouve joli garçon!...
Picrate eut un sursaut de joie et demanda:
—Elle te l’a dit?
—Certainement!—répondit Siméon;—je ne l’invente pas.
Cette fois, ce fut Siméon qui rompit l’entretien. Picrate l’eût prolongé volontiers. Siméon brusqua les adieux:
—A demain,—fit-il,—à demain!...
Tandis qu’il regagnait son logis, une voix chicaneuse discutait en lui: «Elle n’a pas dit qu’il fût un joli garçon, mais: pas vilain. Pas vilain, seulement; et encore, s’il avait des jambes!...» Il condamna cette subtilité. D’ailleurs, il n’arriva point à chasser la hantise d’images impures et qui le tourmentaient. En vain, ses pas scandaient l’alternance de ces deux mots: «Vieux fou!... vieux fou!...» que ses lèvres bientôt articulèrent distinctement. Et sa tête lui pesa.
Il eut de la peine à s’endormir. Mais, à l’aube, il se réveilla dispos et lucide. Les voix confuses du tréfonds de sa pensée se taisaient, et il avait assez de silence dans l’esprit pour se parler à lui-même comme à un interlocuteur attentif. Il se tenait des propos sages:
«Hier, Siméon, tu battis la campagne. Crains de te perdre. A ton âge, tu serais malhabile à te retrouver. Tu n’es pas amoureux, Dieu soit loué! Mais tu as été sur le point de croire que tu l’étais; et cette simple erreur pouvait te mener à des bêtises. C’est la même chose, pour un instant, d’être amoureux ou de se figurer qu’on l’est. Note que tu risquais de le devenir. Et te vois-tu, Siméon, tenter encore l’aventure d’être heureux? Tu as l’expérience, cependant, de ces turlutaines: tu ne t’en es tiré jadis qu’à ton détriment. Cette philosophie que tu t’es composée et qui, tout compte fait, te réussit, est fragile: veille à ne la point risquer ... Laisse cette petite fille, Siméon! Elle est gentille? Raison de plus! Elle est mélodieuse et spontanée? Laisse-la!... Picrate? Eh bien, Picrate et toi, cela fait deux. Renonce à gouverner Picrate. Gouverne-toi, c’est assez. Et, quant à ce matin, va prendre ton café au lait ... ailleurs, où tu voudras, excepté là-bas justement où tu rencontrerais cette petite fille et, sans doute, aussi ce Picrate. Va, mon Siméon!...»
Il se leva et s’en fut chercher, de très bonne heure, sa voiture. La matinée était belle, sereine et chaude. Il attela son cheval gaiement; il lui parlait comme à un camarade et l’encourageait. Monté sur le siège, il sortit. Il fit le tour de la place Péreire, suivit l’avenue de Villiers, rebroussa chemin. Les clients dormaient ... Il n’en avait cure. Puis il calcula: «Dans vingt minutes à peu près, la petite arrivera ...» Il n’était pas à cinq minutes de cette rue où elle viendrait: il se méfia de lui-même et crut qu’il l’irait rejoindre. N’irait-il pas?... Un couple embarrassé de valises et de cartons à chapeaux l’appela, grimpa dans son fiacre et sembla honteux d’avouer une destination lointaine:
—Gare de Lyon!...
—Très volontiers!—acquiesça Siméon, de telle sorte qu’il émerveilla les voyageurs.
Et pendant qu’il les conduisait, au trot régulier de sa bête, il songeait: «Monsieur et Madame, vous êtes les instruments de la destinée. Comment n’obtempérer point à vos désirs? Vous avez, sans le savoir, reçu la mission de m’éloigner d’ici précisément à l’heure où Marie Galande y apparaîtra, chantant au soleil le mouron des petits oiseaux. Vous croyez que je vous conduis à la gare de Lyon: c’est vous qui m’y conduisez.»
Mais, à mesure qu’il s’éloignait, une mélancolie pénétrante comme l’humidité d’automne tombait sur lui. Place de la Concorde, il consulta sa montre et pensa: «Elle arrive. Elle dit bonjour à Picrate ...» Puis il pensa: «Ils causent. Elle a pitié de Picrate; et Picrate, malin, s’applique à lui faire pitié davantage ...» Siméon, sans le vouloir, imaginait la scène.
A la gare de Lyon, ses clients débarqués, il marauda quelque temps. Puis, soudain, la tristesse lui fut trop amère d’avoir à passer toute la journée loin de Marie Galande, sans la revoir. Il supputa qu’en se dépêchant beaucoup il arriverait peut-être à temps, qui sait?... Il fouetta son cheval ... Non, impossible: elle serait partie. Impossible!... Impossible, à moins que Picrate ne l’eût retenue à causer plus tard que de coutume ... Lui faisait-il la cour?... Cette seule idée suffisait à exalter Siméon. Et la rage le prit d’être là-bas. Il galopait ... Une automobile risqua de le détruire: il n’entendit même pas les injures de l’impatient chauffeur et des passants ... Ensuite, des gens pressés que tentait son allure lui firent signe. Il répondit qu’il s’en allait relayer. Et il claqua son fouet et il sourit d’une telle escapade. Parlant haut, il disait:
—Place à l’amour!... Laissez passer l’amour!... Je suis un bien jeune amoureux qui s’en va retrouver sa belle. Gare, gare!
Il se narguait lui-même et, se narguant, se jouait à lui-même la comédie, car il était cet amoureux, en vérité. Il se demanda: «Ne suis-je pas un peu fou?—Qu’importe?...» se répliqua-t-il ... A mesure qu’il approchait, sa nervosité croissait. Il n’osait plus regarder l’heure; il n’osait plus s’interroger sur les chances de l’entreprise ... Le cheval glissa; il le retint par les guides, tendues de toute sa force. Il détesta la bête, qui, en tombant, l’eût retardé par trop. Il la cingla de son fouet frénétique.
...Marie Galande n’était plus là; Marie Galande était partie,—depuis combien de temps? il n’eut pas le courage de s’en informer ... Il commanda un café, par respect humain. Puis tel fut son poignant ennui qu’il se déclara tout bas: «Je suis ridicule.»
Il essaya de calmer le frémissement continu de ses nerfs. Ses mains saisirent les guides avec impétuosité. Le cheval secoua la tête et, las, se mit en branle. Siméon, qui l’aimait, s’attrista de le voir si vieux.
«Où irons-nous, ce vieux cheval et moi?—se demandait-il.—Comme d’habitude, un peu partout, au gré de fantaisies étrangères. Comme d’habitude, nulle part, en somme!...»
Et il se répéta maintes fois ce «nulle part», qui, contre l’habitude, l’affligea. Il se disait: «Nous irons nulle part, toute la matinée et l’après-midi. Tel est le vide affreux de nos destins. Pourquoi n’être pas au soir déjà? Qu’est-ce que cette vie si lentement usée et sans ferveur?...»
Le soir, il rencontra Picrate. Picrate, joyeux et cordial, l’accueillit le mieux du monde et le remercia:
—Je te remercie de n’être pas venu, ce matin.
Siméon sentit affluer le sang à ses joues et à ses tempes.
—Pourquoi?—fit-il.
—A cause de la petite,—répondit Picrate.—Je vois que tu me la laisses: c’est gentil à toi ... Tu sais, je l’adore! Hier, j’ai cru que tu voulais me la prendre. Maintenant, je peux bien te le dire: je t’aurais tué, Siméon, si tu me l’avais prise ... Tu n’as pas besoin de rire: c’est comme ça. Quand je suis toqué d’une femme, il me la faut, à moi!... Mais, puisque tu y renonces ... Tu y renonces, n’est-ce pas?...
Il parlait avec volubilité. Siméon répondit:
—Je n’ai pas à y renoncer. Elle n’est pas à moi, pas plus à moi qu’elle n’était hier à toi. Si elle s’est donnée à toi aujourd’hui ...
—Tu n’y renonces pas?—lança Picrate.
—Je te répète que, si elle s’est donnée à toi aujourd’hui, je n’ai pas à y renoncer, pas plus que tu ne renonces à mes jambes: on renonce à ce qu’on possède. La possèdes-tu?...
—En tout cas, je la posséderai.
—Eh bien! alors, mais alors seulement, tu pourras renoncer à elle. Provisoirement, tu l’espères. Voilà.
—Mais toi?
—Moi, je ne renonce à rien, je te l’ai dit, devant que de posséder rien ... Quant à espérer, non, tout compte fait, non!...
Siméon s’étonna d’avoir ainsi ergoté sur des mots; et il comprit la passion violente qui est au fond de la scolastique. Mais Picrate s’inquiéta d’une telle taquinerie. Et il revint à son propos: il réclamait une réponse nette, tandis que Siméon, par fine méchanceté, s’obstinait à des circonlocutions.
Alors Picrate se mit à geindre, à se lamenter sur son triste sort, à se dire infirme et digne de pitié:—certes, il n’aurait pas attendu de Siméon cette dureté de cœur; Siméon, sans doute, avait beau jeu à rivaliser avec lui, à lui ravir ses amours ... Eh bien! il était las de vivre, s’il ne trouvait même pas en son meilleur ami un peu de commisération ...
—Prends-la!—conclut-il.—Je te l’abandonne; prends-la!
Il dit ces mots d’une si pathétique voix qu’il en fut ému lui-même et fondit en larmes. Il bredouillait des plaintes dans son mouchoir. Bientôt il sanglota. Siméon le voulut consoler. Il y tâcha longtemps en vain. Puis, entre autres choses, il certifia que de Marie Galande il ne se souciait guère ...
—Guère?—mendia Picrate, pleurant toujours.
—Guère; mais oui, guère!—reprit Siméon.
—Guère, ou pas du tout?—précisa Picrate.
—Pas du tout, si tu veux.
—Oui, je le veux!—Et Picrate insistait:—Oui, je le veux! Mais je ne veux pas que tu me le dises, je veux que ce soit vrai. Dis?...
Siméon dut consentir à des affirmations réitérées, sous la menace perpétuelle des sanglots de Picrate.
Il ajouta:
—D’ailleurs, tu l’as vue ce matin: tu dois bien savoir si tu as des chances. As-tu le sentiment que tu lui plais?
—Oui, beaucoup!
Picrate s’était requinqué. Soudain, sa fatuité lui rendit son courage et sa belle assurance. Ses yeux séchèrent tout seuls. Il se lissa les moustaches, il fit bouffer ses cheveux et joua le joli garçon. Il raconta la scène et la modifia, comme procèdent les amants vainqueurs, à son avantage.
Et Siméon pensait:
«Pauvre Picrate un peu vil et très vaniteux ... au demeurant, bien misérable!... Tu m’as vaincu par tes sanglots médiocres; et comme tu triomphes, à présent, avec impertinence!... Oui, j’ai pitié de toi ...»
Et il pensait encore:
«... Quoique tu me dégoûtes un peu. Du reste, l’anecdote est cocasse. Ma générosité n’est pas moins absurde que ta prétention. Tu revendiques cette petite fille; moi, je te la donne ... Et elle n’appartient ni à toi ni à moi; nous ne l’avons seulement pas consultée ... Ne se fût-elle pas moquée de nous deux?...»
Le lendemain, Siméon décida qu’il verrait Marie Galande une dernière fois. Il voulait liquider cette aventure; il accordait à son regret la joie d’un adieu sentimental.—«A quoi bon?» se disait-il; et aussi: «Pourquoi pas?...» Il croyait limiter à cette entrevue innocente la permission qu’il avait prise d’être ému, tous ces jours, plus que de raison.
De bonne heure, il partit, afin de rencontrer Marie Galande sans que Picrate le sût. Il remonta la rue par où, d’ordinaire, elle arrivait. Mais ensuite, à droite ou à gauche?... Où demeurait-elle? et d’où venait-elle, le matin, toute rose? Siméon l’ignorait. Il craignit de s’engager dans une direction fausse. Il compta que le chant joyeux l’avertirait, lui signalerait l’approche de Marie Galande. Il attendit, l’oreille aux écoutes, devinant l’éclosion de la voix mélodieuse dans la sérénité matinale de l’air. Il en était, par avance, charmé. Les minutes s’écoulèrent, trop lentes à son gré, et puis trop rapides après que l’heure probable de la belle apparition fut passée. Déjà Siméon n’espérait plus, lorsque le chant se fit entendre, mais sans éclat, presque morne, battant de l’aile lourdement, comme un oiseau mouillé. A la reprise, il parut plus lointain.—Siméon s’en étonna;—toujours plus lointain: Siméon courut après lui ...
Siméon courait et, par instants, s’arrêtait, incertain de sa piste et guettant l’indice intermittent du refrain, que l’espace et les rumeurs de la rue dissipaient.
—Bonjour, petite Marie Galande!—fit Siméon.
Elle eut peur. Elle jeta autour d’elle des regards anxieux.
—Il n’est pas là?—demanda-t-elle, éperdue.
—Qui?... Mais non, personne n’est là que moi ... Pardonne-moi si je t’ai fait peur. Je ne voulais que te dire bonjour ...
—Toi!—dit-elle,—non, je n’ai pas peur de toi ... C’est l’autre, ce Picrate!... J’ai horreur de lui. Je crois qu’il est le diable. Je ne veux plus le voir. Jamais, jamais!... Tu sais qu’il m’aime? Hier, il m’en a raconté, je ne peux pas te dire!... Moi, j’essayais d’être gentille, parce que tu m’avais dit qu’il fallait ...
—Comment?—fit Siméon.—Moi? Pas du tout!...
—J’ai cru ... Je me suis donc trompée?... C’est drôle! je me figurais ... A cause de toi, ça m’aurait fait plaisir d’être bonne, et que tu me complimentes, comme l’autre jour, quand tu m’as dit, en me quittant: «Tu es une bonne petite fille ...» Oui, tu m’as dit ça si bien, avec une voix si douce, que j’en ai pleuré presque ... C’est qu’on ne me parle jamais ainsi, à moi. On ne m’accoste que pour de vilaines choses. Toi, tu n’es pas comme les autres, et c’est pour ça que j’aurais voulu t’obéir.
—Mais non, mais non!—répétait Siméon,—je ne t’ai rien conseillé de pareil. Pour qui me prends-tu?
—Pour toi, que je ne connais pas bien.
—Alors ... tu as cédé?
Siméon, en prononçant ces mots, s’étranglait.
—Non, non: je n’ai pas pu ... Il me caressait la main, et ça m’a donné le frisson comme si je touchais une bête affreuse. Je me suis sauvée. Toute la journée, j’ai cru qu’il me rattrapait et qu’avec ses mains il tirait le bas de ma jupe. J’en ai encore mal à la tête ... Bien sûr que je ne serais jamais retournée là-bas; et j’avais beaucoup de chagrin de ne plus te voir.
—Pourquoi?
—Si tu ne le sais pas,—répondit-elle,—alors, moi non plus.
Et elle eut un joli sourire qui éclaira tout son visage. Puis elle rougit un peu et continua:
—Ça ne te fait pas plaisir?
Siméon, troublé, s’excusait:
—Je suis vieux, petite Marie Galande; j’ai deux fois ton âge; et plus, même!
Elle dit:
—Mais non, tu n’es pas vieux. Et d’abord, ça m’est bien égal!... Tu ne veux pas qu’on soit amis?
Elle lui prit le bras et ajouta:
—Si, je sais que tu veux bien!...
Ils firent, en silence, quelques pas. Tout à coup, elle se mit à chanter le mouron, gaîment ...
—Je suis consciencieuse, moi,—dit-elle;—je n’oublie pas mon métier. Tandis que toi, tu es un drôle de cocher: tu n’as jamais ta voiture; qu’est-ce que tu en fais?...
Et ils bavardèrent, comme des amoureux aux primes jours.
Marie Galande disait à Siméon:
—Il y a quelque chose en toi qui vous étonne et vous intimide. On n’a pas peur de toi, parce que tu es gentil et bon. Mais on n’ose pas être comme tu ne voudrais pas. Tu imposes. Les premiers jours, je me demandais ce que c’était. Ensuite, j’ai vu: c’est que tu as l’air triste, même quand tu ris. Moi, j’aime ça, la tristesse: je trouve que c’est plus beau que tout, je ne sais pas pourquoi ...
Siméon répondait:
—Ne dis pas cela, petite Marie Galande! N’aime pas la tristesse: elle est un sentiment affreux. Écarte-la de ta pensée, qui est enfantine et charmante. Il y a en toi quelque chose de très joli et d’infiniment précieux: la gaieté! Toi, tu es gaie, même quand tu es triste. Tu as une petite âme légère, chantante et dansante, comme la lumière sur l’eau.
Marie Galande reprenait:
—Aime-moi gaie; et moi, je t’aime triste ...
Et Siméon:
—J’aurai la bonne part. Mais ne t’attriste pas à aimer ma tristesse. Laisse que ta gaieté la dissipe ...
Ainsi alternaient leurs mutuelles louanges.
Ils allaient, au long des rues, d’un pas rapide, tant les exaltait la ferveur dont ils étaient épris nouvellement. Quelquefois, ils se regardaient, et une agréable gêne leur donnait à rougir. Marie Galande oubliait de chanter le mouron; les gens ne songeaient pas à l’aborder: le panier ne désemplissait pas.
Siméon s’en aperçut et dit:
—Petite Marie Galande, je t’empêche de gagner ta journée. Il faut que je m’en aille. Autrement, les petits oiseaux vont mourir de faim!...
Marie Galande devint sérieuse. Elle hésita:
—Pas les petits oiseaux, la petite Marie Galande. Oui!... Mais je ne veux pas que tu t’en ailles!... C’est vrai, il y a aussi ta voiture. Quel ennui!
—Au revoir,—fit Siméon.
—Non, pas tout de suite. J’aurais trop de peine, si tu t’en allais. Pas toi?... Reste: je n’ai pas faim ...
Siméon lui dit, en tremblant:
—Écoute: tu me vendras ton mouron ... tout le panier?
—Qu’est-ce que tu en feras?—demanda-t-elle, rieuse.
—Mais j’ai des quantités de petits oiseaux, chez moi!
Elle le dévisagea, et, malicieuse, un doigt levé, elle répliqua:
—Je sais très bien que tu inventes. Mais ça m’est égal. Seulement, tu es donc riche?
Le panier de mouron fut confié à quelque marchande de journaux: on le prendrait, en passant, plus tard.
Quand ils en furent délivrés, ils se sentirent penauds, et Siméon plus que Marie Galande. Elle demanda:
—Où irons-nous?
—Je ne sais pas,—avoua Siméon.
Ils se regardèrent alors, les yeux troublés et, comme Marie Galande souriait d’un petit air entendu, Siméon se hâta de dire:
—Nous irons dans les bois, si tu veux, nous promener ...
Elle sembla confuse, un instant. Puis, répondant à elle-même, elle décida:
—Oui, c’est mieux!
Siméon, gauchement, s’informait:
—Mieux que quoi?
Mais elle demeura silencieuse, la tête baissée; et, d’un geste tendre, elle se mit au bras de Siméon, toute proche de lui. Ils prirent le bateau, au Point-du-Jour, vers Meudon.
Marie Galande aima l’horizon de belles collines, couvertes d’arbres, au loin, comme d’une mousse. Elle se plut aux jeux de la lumière sur l’espace large et au reflet du ciel dans l’eau. La chaleur rayonnait et vibrait dans l’atmosphère épaissie.
Un petit restaurant leur offrit le régal d’une friture renommée, et puis un bifteck. Et Marie Galande battit des mains en l’honneur de ce bon repas, des bateaux qui défilaient et de la compagnie de Siméon. Mais elle détesta les sifflets criards des remorqueurs; elle se bouchait les oreilles et disait:
—Ils gâtent tout!
Et Siméon s’amusait de la voir ... Ensuite, par les sentiers en lacets, ils grimpèrent, Marie Galande au bras de Siméon, tous deux allègres en dépit du soleil lourd. Ils arrivèrent au bois.
Quand ils y furent entrés, la douceur de l’ombre les enchanta. Le silence se fit autour d’eux. Ils ralentirent leur marche; et Marie Galande devint songeuse, à se sentir environnée de calme immobile.
—A quoi penses-tu?—lui demanda Siméon.
—Je ne sais pas,—répondit-elle.—A tout!...
Et, de son petit bras, elle eut un geste vers l’infini des feuillages.
Puis elle dit, mettant un doigt sur ses lèvres:
—Écoute ... Qu’est-ce que c’est?...
Le bruit léger d’une source l’étonnait. Siméon proposa de chercher dans l’herbe, derrière les broussailles, ce brin d’eau murmurante. Marie Galande refusa:
—C’est bien plus beau—dit-elle—quand on ne sait pas où c’est caché ... Tu ne trouves pas?
Attentif à son gracieux enfantillage, Siméon veillait à ne la point contrarier.
Elle écoutait. Elle disait:
—C’est drôle de penser que, quand on n’est pas là pour l’entendre, la petite source fait le même bruit ... Elle travaille: elle est consciencieuse. A quoi travaille-t-elle?... Est-elle gaie ou triste? Tu ne sais pas?... Crois-tu qu’elle remue quand on n’est pas là?... Peut-être que non et que tout ça n’est que par jeu?...
Elle voulut que Siméon répondît.
—Oui, par jeu, il me semble. Tu dois avoir raison ...
Alors, encouragée, elle reprit:
—Qu’est-ce que c’est que les fées?
—Tu dois le savoir, puisque tu le demandes en ce moment où la présence de l’une d’elles est probable. Il y en a de toutes sortes. Celle que nous pressentons ici est l’âme de la petite source.
—Qu’est-ce que c’est, l’âme?
—Une petite fée qui est dans les choses qui remuent.
—Seulement dans les choses qui remuent?
—Dans les autres aussi: tu as raison.
—Tu dis ça; mais ça n’est pas vrai, les fées?...
—Si. Presque vrai!... Du reste, n’aie pas peur: on ne les voit jamais; on devine qu’elles sont là, voilà tout.
Marie Galande était rêveuse, inquiète de nouveautés qu’elle n’avait pas prévues et qui transformaient son idée de la nature. Une sorte de panthéisme vague naissait, peu à peu, dans son esprit, l’émerveillait et le troublait. Elle toucha l’écorce d’un bouleau, avec précaution, comme si elle avait soin de ne pas le blesser; et sa main se fit caressante, afin de témoigner aux arbres qu’elle était émue d’amitié pour eux. A ce contact, on eût dit qu’elle s’exaltait davantage. Sa robe se prit à des ronces et y laissa de pauvres effilochures. Elle cueillit des feuilles et les mit à ses cheveux.
Elle s’inclina vers de fines mousses; elle en arrachait de petites touffes et sur ses joues les appuyait. Elle trouva parmi l’herbe de minuscules fleurs, jaunes et bleues, et s’attendrit en son cœur de leur débilité. Elle brisa des tiges vertes, les pressa entre ses doigts, en fit fluer la sève de lait blanc. Longtemps elle joua dans la minutie nombreuse des végétations, les dévastant et enfonçant ses doigts jusqu’à la terre humide, dont la fraîcheur lui plut. Elle avait oublié Siméon, qui, sans bouger, la regardait en communion secrète avec la nature.
Puis elle se dressa, secoua d’un hochement de tête ses cheveux enchevêtrés de feuilles; animée de soudaine ardeur, elle bondit comme un chevreau qui s’égaye. Elle courut par le chemin, revint sur ses pas, s’arrêta, rieuse, un peu folle, devant Siméon, repartit, revint, et cela maintes fois, les bras écartés, arrondis. A chaque fugue, elle s’avançait plus loin, ses retours étaient plus joyeux, son visage plus coloré, ses yeux plus brillants.
Hardie, elle poussa jusqu’à la lisière du bois. Là, elle vit, de cette hauteur des collines, la plaine immense, illuminée de grand soleil. C’était trop vaste: elle en fut décontenancée. Son allégresse tomba. Ses bras devinrent mous et pendirent. Elle s’immobilisa, un instant, comme si s’ébauchait en son esprit quelque pensée. Et puis, elle y renonça: elle se tourna vers Siméon, sourit timidement, l’appela, comme pour implorer son aide en présence de cette étendue où se perdait sa rêverie.
—Tu aimes ce paysage?—lui demanda-t-il.
—Je ne sais pas,—répondit-elle:—j’aime mieux les arbres et l’herbe. Ça, c’est trop loin.
Elle s’assit. Avec son mouchoir, elle essuya son visage en sueur. Elle n’était plus la petite dryade frénétique de tout à l’heure; elle avouait qu’elle avait chaud, qu’elle se sentait un peu fatiguée. Elle ouvrit son col, le rabattit, et défit même deux boutons de son corsage; et Siméon vit la blancheur de ce cou flexible. Il recommandait:
—Ne prends pas froid, petite folle!
Dans le ciel, de gros nuages s’accumulaient, lourds, bruns, soufrés aux bords. Ils arrivaient en masses compactes et menaçaient le soleil, que bientôt ils recouvrirent. Marie Galande s’amusait de leur stratégie. Mais Siméon déclarait l’orage imminent, et qu’il fallait rentrer. Ils flânèrent longtemps encore, en dépit des conseils urgents de Siméon, Marie Galande refusant de se hâter.
Les premières gouttes de pluie survinrent quand ils prenaient le bateau pour Paris. Puis le tonnerre s’en mêla, et tous les tombereaux du ciel se déchargèrent, l’un après l’autre, de leurs blocs pesants. Dans le vacarme formidable, Marie Galande fut pareille à un oiseau qui se blottit. Elle s’approcha de Siméon, se serra contre lui. La pluie redoubla, battit les toiles tendues en toit sur le bateau; et la surface du fleuve grésillait. Des rafales jetaient l’averse jusqu’au milieu du pont. Marie Galande releva le bas de sa jupe, l’enroula autour de ses jambes, qu’elle appuyait à la banquette. Ils avaient choisi la place la mieux garantie. Autour d’eux, l’inondation gagnait. Siméon fut d’avis de se réfugier dans la cabine; Marie Galande n’y voulut point consentir. Elle affirmait que c’était beau, plus beau que tout au monde ... Ils étaient seuls, tous les deux, sur le pont, tandis que la dévastation céleste faisait rage.
—Nous avons l’air de deux émigrants,—dit Siméon.
Marie Galande s’informa ...
—Des émigrants,—expliquait Siméon,—ce sont de pauvres gens qui s’en vont chercher ailleurs une patrie. Ils ne savent pas trop ce qui les attend, au delà du voyage qu’ils entreprennent. On leur a dit des choses et des choses; ils ont peur de rien espérer. Ils s’abandonnent au vent qui les pourchasse; et ils s’en vont sans curiosité vers l’inconnu. Ils n’osent pas se retourner.
—Je voudrais aller avec eux! dit-elle.
—Pourquoi?—demanda Siméon.
—Pour rien ..., comme eux ... Mais avec toi!... Veux-tu? Imagine que nous nous en allons, très loin, tous les deux, je ne sais pas où, plus loin que la mer. Ferme les yeux, pour croire cela, et que nous sommes dans des pays impossibles!... Tu y es? Je te raconterai. Il n’y a au monde que Siméon et Marie Galande. Tous les autres sont morts; on ne se les rappelle plus. Voilà. C’est la mer. Et puis, nous arriverons dans une forêt sans personne. Il ne fera pas froid. Nous demeurerons dehors, et jamais, jamais nous ne verrons personne ... Alors, c’est naturel que Siméon aime Marie Galande, et Marie Galande Siméon.
Elle dit ces derniers mots presque bas, et elle approcha peu à peu son visage de celui de Siméon. Mais il avait les yeux fermés,—par ordre,—et il ne vit pas qu’elle souhaitait un baiser. Elle se retira, sans comprendre; et, quand Siméon rouvrit les yeux, il la vit fâchée et qui pleurait à petites larmes.
Il s’affligea:
—Qu’y a-t-il? Pourquoi ce chagrin?...
Elle répondit sèchement que ce n’était rien. Comme la pluie avait cessé, elle s’aventura jusqu’à la balustrade du bateau, s’agenouilla sur la banquette et se pencha vers le fleuve. Elle suivait des yeux le sillage rapide qui s’élargissait en flots divergents. Son regard cherchait à se fixer sur quelque détail de l’eau fugitive, une bulle, un remous, une ondulation que soulevait le glissement de la carène; et, à mesure que disparaissait au loin ce repère, elle en trouvait un autre et le filait. Elle déclara bientôt qu’elle était étourdie. Elle n’avait plus d’entrain ni de gaieté. Au ciel, les nuages dégonflés tendaient une vaste et morne draperie ...
Siméon, le soir, quand il l’eut quittée, se sentit seul avec tant d’amertume qu’il n’osait pas se rendre compte de son état. Il tâcha de se divertir à d’autres pensées. Mais il lui était impossible de songer à rien sans que, par un détour, l’image lui revînt de la jeune fille vite émue. Ce qu’il voyait, il eût voulu qu’elle le vît: les lumières des rues, l’incendie de l’horizon crépusculaire et la naissance des étoiles dans l’échancrure des nuées orageuses. Il lui sembla que le spectacle naturel ne lui était plus, elle absente, intelligible et que tout cela se faisait en pure perte si elle n’y assistait pas. Il se rappela les paroles qu’elle disait, l’après-midi, lorsque la source, au creux du bois, murmurait; et il pensa:
«Non, petite Marie Galande, les choses, quand tu n’es pas là, ne vivent plus. C’est toi, leur âme!... Si elles continuent à n’être pas immobiles, leur vaine agitation n’a plus de sens ni de beauté: elles t’attendent, et leur langueur n’est secouée que de réflexes vains. Petite Marie Galande, tu es l’âme universelle!...»
Lorsque la nuit fut avancée, Siméon rentra chez lui. Dans l’obscurité de sa chambre, il évoqua son amie. Et il réfléchissait qu’il n’était pas amoureux d’elle, puisque nul désir de la posséder ne le tourmentait. A peine se fut-il interrogé sur ce mystère, qu’un trouble inquiétant le saisit. Il appela:
—Marie Galande! Marie Galande!...
Le son de sa voix l’étonna. Son souvenir se précisait, et il voyait Marie Galande toute proche, là, dans cette chambre close où il était couché, Marie Galande qui riait et qui faisait des mines attrayantes. Comme elle s’apprêtait, en image, à se dévêtir, il eut honte et il écarta l’idée voluptueuse.
Même, il la devina grêle et enfantine, de telle sorte qu’il s’attendrit sur tant de gracieuse chétivité.
Il se souvint de ses pauvres vêtements, de ses petites mains et de la maigreur de ses bras, sous l’étoffe légère, quand elle courait. Sa robe brune et son corsage bleu fané lui parurent tristes et lamentables. Il médita de l’habiller de couleurs claires.
Le lendemain matin, il la retrouva, ainsi qu’ils en étaient convenus. Elle fut gentille et simple, et affirma que, la veille, elle avait eu plus de plaisir que jamais. Seulement, ce ne serait pas ainsi chaque jour: il fallait être raisonnable. Le dimanche, oui, le dimanche, elle voulait bien qu’on se promenât: à cette espérance, elle applaudissait. En semaine, on se verrait le matin, peut-être une heure, mais pas plus, avant d’aller au travail l’un et l’autre. Elle marquait de petits gestes nets les articles de son programme.
Siméon dut consentir. On n’était qu’au mardi encore: il énuméra et il compta les jours de l’attente. Mais elle dit, d’un ton résolu:
—Voilà ce que Marie Galande a décidé, monsieur Siméon!
Ils rirent de «monsieur Siméon».
Puis ils cheminèrent par des rues quelconques, sans trop savoir où ils allaient. Une pauvresse, qui tenait un enfant dans ses bras, chanta, pour mendier, une romance,—une romance ridicule à cause du sentiment excessif et de la galanterie fade.—D’une fenêtre où il était enchaîné, un perroquet l’accompagna de cris et de roulades forcenés: il semblait rivaliser avec elle. Cette cacophonie amusait fort les passants. Si la pauvresse se taisait, l’animal se taisait aussi; au couplet suivant, il éclatait en vacarmes nouveaux.
Marie Galande s’indigna: elle voulait que l’on rentrât ce perroquet stupide et insolent qui ne laissait pas une chrétienne gagner sa vie. Elle rageait quand le public s’esclaffait.
—Est-ce Dieu permis! disait-elle.
Siméon fit le geste de chercher quelques sous dans sa poche pour les donner à la mendiante. Un peu timide, Marie Galande lui demanda:
—Ça ne te fait rien que ce soit moi qui les lui donne?
Il y avait plusieurs sous: elle admira la somme. En portant cette aumône, elle rougit. Toute confuse, elle revint à Siméon, lui prit le bras et l’entraîna. Comme elle était visiblement émue, elle expliqua:
—Tu sais, moi, je n’ai pas l’habitude ...
Elle sourit. Siméon s’attrista de ce petit visage puéril et doux, qui souriait; et il comprit la pauvreté perpétuelle de Marie Galande, sa pauvreté qui, de l’enfance, l’avait menée à ses vingt ans, au jour le jour, sans nulles délices.
A la devanture d’un magasin, dans ce faubourg, il y avait des robes dressées sur des mannequins d’osier, d’autres étalées, et des chapeaux avec des rubans et des fleurs. Siméon dit à Marie Galande:
—Ne voudrais-tu pas qu’une fois je te fasse cadeau d’une robe comme en voici?... Celle-ci, par exemple?...
De son doigt appuyé sur la vitre, il en désignait une qui était bleue, à volants, ornée de dentelle. Marie Galande se récria:
—Tu veux rire? Est-ce que tu vois Marie Galande avec tout ce fla-fla?... J’aurais l’air d’une dame, oui, drôlement!...
Siméon s’excusa:
—D’une demoiselle ...
—C’est ça!—reprit Marie Galande, fort égayée,—d’une demoiselle!... Est-ce que Marie Galande a l’air d’une demoiselle, voyons? Tu ne m’as donc pas regardée?
Il la regardait. Il la trouvait jolie. Il se la figurait, en demoiselle, ravissante. Elle eut une petite moue de dépit.
—Si tu veux me donner quelque chose,—fit-elle,—achète-moi un pain de seigle et une tablette de chocolat. Tu veux?
Elle s’étonna de ses prodigalités, car il offrait une boîte entière de chocolats pralinés, dans du papier d’argent. Et puis, un bouquet de violettes l’enchanta. Mais alors elle dit:
—Maintenant, c’est tout, pour aujourd’hui. Je crois que tu n’es pas si riche que ça, et que tu te gênes pour me gâter ...
Les autres matins, ce furent diverses friandises; et même, un jour, une petite broche qui ressemblait à du corail. Marie Galande, toute en joie, se souvenait:
—Et il paraît que ça porte bonheur!...
Siméon, scrupuleux, objecta:
—Écoute, j’ai bien peur que ce ne soit pas du vrai corail ...
—Tu n’as pas besoin de me le dire,—répliqua-t-elle,—si je m’y trompe: je ne m’y connais pas beaucoup.
—Oui, mais ça ne te portera pas bonheur.
—Tais-toi; tais-toi: ne le dis pas!—supplia-t-elle.—Si ce n’est pas du vrai bonheur, tant pis. A ça non plus je ne me connais pas beaucoup. Si je crois que c’est du bonheur, ça suffit!...
Et Siméon, plus tard, conduisant son fiacre à travers Paris, se remémorait tant de sagesse. Et les propos qu’il se tenait à lui-même signifiaient:
«Cette petite fille qui ne sait rien, qui ne réfléchit pas, s’est élevée très haut dans le sentiment de la relativité. Les philosophes ne vont guère plus avant ... Cette petite fille croit aux sortilèges du corail, c’est un hommage qu’elle rend au mystère dernier des choses. Elle y croit et elle n’y croit pas: elle néglige d’élucider le problème, soit qu’elle devine qu’il est insoluble, soit qu’il lui plaise de n’y point songer. Que je préfère à la fausse science des positivistes son hypothèse provisoire!... Cette petite fille a, sur les philosophes, cet avantage de s’être fait une philosophie à sa convenance. Eux ne confient qu’à leur raison le soin de leur organiser un système du monde. Mais leur raison n’est qu’une partie d’eux-mêmes et, sans doute, la moins importante dans le total de ce qu’ils sont. De sorte que les voilà pourvus de systèmes du monde qui conviennent à leur raison et n’intéressent pas le reste de l’être qu’ils sont. Et ils ne savent qu’en faire. Évidemment! Il n’y a rien à faire, pour la vie, d’un système du monde que la raison toute seule a fabriqué. Ils affirment, en manière d’excuse, que leur raison, c’est la raison même et que le reste est fantaisie. Ah! les pédants orgueilleux qui ne voient pas qu’ils sont dupes de leur orgueil! Que Marie Galande fut plus sage, en confiant à la vie le soin de lui composer le microcosme qu’il lui fallait!...»
Il réfléchissait à elle, et il la trouvait analogue à l’humanité très ancienne, du temps qu’avec ses instincts et ses désirs spontanés l’humanité organisait en hâte la notion récente qu’elle avait de l’univers entr’aperçu ...
«Petite Marie Galande,—disait-il, empruntant la forme de l’invocation,—tu as encore le sentiment de la fraternité naturelle: auprès des arbres, tu es émue de tendresse et, si l’on te laissait parmi eux, tu inventerais d’ingénieuses fables pour signifier que tu n’es pas indifférente aux épisodes pathétiques de leur croissance et de leurs frondaisons annuelles. Je t’ai vue, dans la nouveauté du bois feuillu, errer avec un visage intelligent et amical ... Et, peu à peu, tu arrangerais de plus nombreuses idéologies, plus savantes de jour en jour et aussi plus froides, à mesure que ta pensée entrerait mieux dans la complication des phénomènes et que diminuerait la ferveur du premier contact. Tu célèbres d’abord par des gambades et des danses ta prise de possession du réel. Et te voici qui introduis bientôt des symboles dans l’allégresse de tes cérémonies. Et puis je t’imagine qui formules des apophthegmes. Et enfin, retirée loin des apparences, que tu dis illusoires, tu deviens, sous la lampe, méditative et raisonneuse, ô petite Marie Galande analogue à l’humanité!... A quel moment siérait-il de t’arrêter, dans le progrès de ton inquiétude et dans l’espoir de ta connaissance parfaite? Ah! sans doute avant que se fût, en ton esprit, desséchée la fleur de ton émoi!...»
Mais toujours revenait à Siméon l’idée de Marie Galande très pauvre. Il s’émerveillait de la voir, par sa pauvreté même, préservée de l’accoutumance qui gâte la fraîcheur des désirs, et, par la pauvreté lointaine de ses ascendants, laissée toute neuve pour la découverte de la vie un peu plus douce.
Et il retournait à lui-même, disant: «On a posé la question tout de travers. La question n’est pas de savoir—en général et dans l’absolu—si la vie vaut la peine d’être vécue. Ah! ce problème!... La question n’est que de savoir s’il vaut la peine que Marie Galande, grâce à des bonbons de chocolat, grâce à de belles promenades, grâce à de tendres paroles, soit plus heureuse, un instant, quelquefois ...»
Il s’éprit davantage du bonheur de Marie Galande. Il le voulut réaliser; il s’occupa de cette œuvre, désormais, avec une passion minutieuse et attentive.
«Car, pensait-il, c’est toujours au bonheur qu’il faut demander la raison d’être de la vie ou, du moins, son divertissement. J’ai renoncé à mon bonheur quand j’eus vérifié que je suis dépourvu de toute aptitude à être heureux. Alors, je vécus dans une détresse d’âme telle que je m’étonne de l’avoir supportée. Marie Galande sera heureuse par le soin de mon activité incessante, comme je l’eusse été avec plaisir si les hasards s’y étaient prêtés ou les destins ... Ah! que je me fusse aimé moi-même volontiers! Petite Marie Galande, tu hériteras de ces bonnes dispositions qui n’ont pas trouvé d’emploi égoïste ... «Trop tard! trop tard!...» me rabâchait le songe de moi-même. Mais, pour toi, il n’est pas trop tard. Je serai circonspect; je saurai vaincre la méchanceté taquine des Fortunes et tenir à l’écart de leur malveillance la réussite de ton bonheur ...»
Quand il était auprès d’elle, le matin, il lui parlait peu, craignant d’interrompre d’un mot le bavardage ou la rêverie enfantine qu’elle suivait; et il craignait encore d’être malhabile en ses propos, tant il avait le souci de ne point aggraver de sa pensée vieille cette jeune pensée qui s’épanouissait. Il goûtait en silence la joie de l’entendre et de la regarder. Mais, de loin, mieux à l’aise, il lui adressait mille et mille discours où entrait toute sa méditation continuelle; et il veillait à ce qu’ils fussent ordonnés. Parfois aussi s’instituaient de familières causeries, dont il était le double interlocuteur. Il disait: «Il me semble que ces souliers-là feront très bien; veux-tu cependant que nous cherchions ailleurs?...» Et il la voyait hésitante, ou bien ravie de tant de luxe ... «Voilà de beaux éclairs au café; aimes-tu mieux les babas au rhum?...» Et il se désolait de n’inventer pas assez de cadeaux à lui faire. Il regrettait amèrement d’avoir gâché sa vie avant qu’elle eût cette destination qu’il lui donnait à présent. Il s’excusait: «Que veux-tu? je ne savais pas. Je n’avais que moi: pour moi tout seul, à quoi bon m’appliquer?...»
De même que, naguère, il s’efforçait d’anéantir ses journées, maintenant il ne souhaitait que de les aménager bien. Même, il apportait plus de zèle à son métier, afin que ses recettes lui permissent de mieux choyer Marie Galande.
Il s’éprit, peu à peu, d’une infinie tendresse pour Marie Galande. On eût dit que cette petite fille avait éveillé en lui de merveilleuses puissances de bonté. Il la chérissait paternellement; et il dut bientôt se rendre compte qu’il avait, pour elle, aussi de l’amour.
Il s’en aperçut, à ne s’y point méprendre, le samedi de la semaine qu’ils avaient si bien inaugurée par leur promenade à Meudon.
Elle était, ce matin-là, toute rêveuse. Il se figura qu’elle souffrait de quelque chagrin. Il n’osait pas lui demander la cause de tant de mélancolie. Elle-même le renseigna, le voyant inquiet:
—Ce n’est rien,—dit-elle.—Tu sais, quelquefois, on est gai sans qu’on sache pourquoi; on n’a pas de raison d’être plus gai que d’habitude. On ne le remarque pas, mon Siméon, parce que c’est agréable. Mais, si on est triste sans qu’on sache pourquoi, on le remarque et ça vous fâche. On a l’idée que c’est une grande injustice; et on voudrait bien s’empêcher!... On ne peut pas ... Qu’est-ce que tu veux? Le cœur est drôle.
En disant: «Le cœur est drôle», elle soupira. Triste, elle réclamait une amitié plus compatissante. Elle s’appuyait contre Siméon. Elle lui serrait le bras sur sa poitrine, tandis qu’ils marchaient, nonchalamment, au hasard, sans presque causer. De temps en temps, elle levait les yeux vers Siméon et souriait; ou bien elle touchait de sa joue l’épaule de Siméon,—ce joli geste en guise de parole.
Siméon sentait, tout près de lui, ce jeune corps, gracieux avec abandon. Il voyait, à la dérobée, les jambes se dessiner, sveltes sous l’étoffe, l’une après l’autre, à chaque pas, et la petite poitrine ronde emplir le corsage, se gonfler et se hausser ou s’alanguir selon l’alternative du souffle léger. Les cheveux blonds, plus d’une fois, touchèrent son cou, et cette caresse le fit frémir.
Ils suivaient des rues faubouriennes, si étroites que le soleil n’y entrait pas, ils longeaient des maisons vieilles, grises ou jaunes et qu’on devinait toutes pleines d’affliction. Aux fenêtres pendaient de pauvres loques, du linge, des vêtements de toile, accrochés à des cordes transversales.
Ils arrivèrent aux fortifications. Le paysage, malgré la lumière, était triste. Des arbres malingres, déjà tout dépouillés par l’excès de la chaleur estivale, dressaient de distance en distance leur silhouette régulière. Loin, par delà les talus et les terrains vagues, des échoppes et puis de hautes bâtisses s’entassaient.
La détresse du lieu contrastait avec la fête du soleil si violemment que Siméon s’en affligeait: il voulut distraire de ce spectacle Marie Galande. Il avait goûté le charme des rues pauvres et leur demi-obscurité. Mais, maintenant, il foulait des feuilles séchées qui craquaient, et son émoi, dans la splendeur du jour, le tourmentait fort. Le silence où son amie s’obstinait le gêna.
—Petite Marie Galande,—fit-il,—c’est demain dimanche et congé. Où irons-nous? As-tu choisi?
—Non,—dit-elle,—je ne sais pas.
Sa voix était si douce, un peu plaintive et toute frêle, qu’il l’aima bien davantage. Il prit entre ses deux mains la main de Marie Galande. Marie Galande le regarda si gentiment, et elle mit dans son regard tant de gratitude et de joie soudaine qu’il eut peur de la trop aimer. Et vite il demanda:
—Veux-tu que nous retournions au bois, comme l’autre jour?
—Non,—répondit-elle;—il ne faut pas recommencer ce qui a si bien réussi. Peut-être que ça manquerait: et alors, tout serait gâté.
Elle fut quelque temps silencieuse; et Siméon ne savait pas si elle continuait, en soi, sa pensée comme un écho prolonge les derniers sons d’une mélodie, ou si elle était attentive à quelque nouvelle idée. Elle parut hésiter à dire ce qu’elle désirait. Puis elle se décida et, en rougissant, timide, avoua:
—Ce que je voudrais pour demain, devine! Mais je suis sûre que tu ne devineras pas. Voici. Je voudrais, je voudrais ... Ça t’ennuiera!... Je voudrais que tu me conduises à la fête de Ménilmontant ...
—Convenu!—dit Siméon.
—Oui, mais ... ce n’est pas tout ... Le plus grave, c’est maintenant; écoute!... Consulter une somnambule sur mon avenir ...
Siméon ne répondit pas tout de suite. Elle se résigna:
—Je me doutais que tu ne voudrais pas.
Il ne demandait pas mieux; seulement, ces somnambules sont des farceuses: elles inventent ...
—Elles inventent, elles inventent!... En tout cas, moi j’ai confiance. Et ça me plairait qu’on me révèle mon avenir.
Marie Galande s’exaltait. Ses yeux brillaient, de joie d’abord et ensuite de crainte. Elle frissonna ...
—Parce que, vois-tu, je ne suis pas tranquille. J’ai au fond du cœur qu’il va m’arriver quelque chose. Ça, j’en suis sûre. Mais je ne sais pas si c’est du bien ou du mal ... La somnambule trouvera.
Elle était agitée. Elle allait de la plus vive allégresse à la plus sombre rêverie. Cajoleuse, elle risqua:
—Je crois que tu ne m’aimes pas beaucoup ... Tu ne m’as jamais embrassée!...
Comme Siméon, troublé, ne se hâtait guère, elle dit:
—Aujourd’hui que j’ai du chagrin, il faut qu’on m’embrasse.
Siméon, gauchement, demanda:
—Quel chagrin as-tu, petite Marie Galande?
—Embrasse-moi et je te dirai!...
Elle se dégagea, fit volte-face et, preste, se campa devant Siméon, de telle sorte qu’il vint à elle malgré lui. Elle tendit sa joue et, quand Siméon s’apprêtait à lui baiser la joue, d’un prompt mouvement elle posa ses lèvres sur les lèvres de Siméon. L’instant que leur baiser dura leur fut une éternité ...
Puis ils se dégagèrent, leurs yeux s’ouvrirent; et ils semblèrent étonnés de se voir, si proches, et cependant déliés l’un de l’autre:—deux êtres!...
Ce fut un éclair. Marie Galande, la première, reprit conscience de soi. Elle souriait, tandis que l’extase immobilisait encore Siméon. Alors, mutine, elle lança:
—Voilà. Mon chagrin, c’était que tu ne m’embrasses pas!
Comme Siméon ne revenait pas de son trouble, Marie Galande fut, pour rire, courroucée.
—Ce n’était pas,—dit-elle,—très doux, très doux?
—Oh! si, très doux!...—répondit-il.
—Seulement?...
—Seulement, tu es une petite fille, Marie Galande, presque une enfant; et moi, je suis presque vieux. Je pensais t’aimer ... pas de cette façon-là ...
—Et tu m’aimes de cette façon-là?—fit-elle en battant des mains.—C’est dit, c’est dit! Tu ne peux plus dire que non!...
Elle saisit le bras de Siméon. Gaie, elle l’entraîna. Pour éviter le silence où elle savait bien que son ami s’égarerait comme parmi des ombres indéfinies, elle parlait, un peu au hasard.
Elle s’interrompit d’un bavardage et dit avec une moue dépitée:
—Ça me fait de la peine que tu sois triste, après que tu m’as embrassée. Même, je trouve que ce n’est pas très poli.
Elle ne voulut pas lui laisser le temps de répondre, et, de l’embarras où elle le vit, elle se mit à rire gentiment. Elle recommença, pour occuper les trop poignantes minutes, ses vains propos:
—Oui,—disait-elle,—tu es très vieux, très vieux. On ne peut plus compter ton âge, tant tu es vieux! Et Marie Galande est une si petite fille qu’on a envie de l’envoyer à l’école et, si elle n’est pas sage, de lui mettre un bonnet d’âne et un écriteau. N’est-ce pas?
Elle éclata de rire. Elle tirait à elle Siméon pour démontrer qu’elle était forte et pour qu’il sentît, contre son bras, un jeune corps de femme frémissante. Elle s’écria:
—Comme c’est bête, ce qu’on dit! Les baisers valent mieux.
Siméon chancelait; il la serra contre lui ... Ils cheminaient lentement. Un passant qui les vit détourna la tête par obligeance. Un cantonnier les interpella:
—Un joli temps, les amoureux, pour les amours! Allez, allez, vous ne faites pas de mal ...
Marie Galande acquiesça; et elle dit à Siméon:
—C’est vrai, qu’on est des amoureux. Est-ce que ce n’est pas agréable? Écoute, Siméon, puisque je t’aime ...
Elle se fit très câline. Soudain, elle poussa un cri d’effroi.
—Qu’est-ce?—demanda Siméon.
Mais elle ne répondait pas. Elle tressaillait. Sa voix s’arrêtait à sa gorge. Siméon vit, à quelque distance, Picrate qui déambulait à grands coups frénétiques de ses poings qui frappaient le sol. Il s’éloignait. Marie Galande put articuler:
—Sauvons-nous! Vite, vite!...
Siméon dut la suivre. Ils gagnèrent une petite rue. Siméon s’efforçait de tranquilliser Marie Galande:
—Calme-toi, petite. Il ne nous a pas vus: il s’en allait ...
Marie Galande voulait encore se sauver:
—Viens,—disait-elle d’une voix essoufflée.—Peut-être qu’il court après nous. S’il nous rattrapait!...
—Mais non. Tu as bien remarqué qu’il s’en allait ... Et puis, il ne va pas vite, le pauvre Picrate ... Et puis, pourquoi as-tu si peur de lui? Il n’est pas méchant.
—Il est méchant!—répliquait Marie Galande.—Il est le diable. S’il nous rattrapait, ce serait une chose effrayante!...
Il fallut longtemps pour l’apaiser. Après que sa terreur se fut calmée, elle pleura et, parmi ses larmes, sourit.
—Maintenant,—dit-elle,—je crois qu’il est tard: il faut que j’aille prendre mon panier. Toi, tu iras à ta voiture. Au revoir ... Je pensais, tout à l’heure, qu’on pourrait avancer le dimanche d’un jour et être, aujourd’hui, toute la journée ensemble ...
—Veux-tu?—suppliait Siméon.
—Non,—répondit-elle,—non.
Elle réfléchissait. Elle semblait combiner ceci et cela et n’être pas sûre de son désir. Siméon la pressait ... Et puis, elle décida:
—Non! Nous avons dit demain. Probablement que c’est mieux. Si tout est préparé pour demain, et pas pour aujourd’hui ...
—Mais—objecta Siméon—nous n’avons rien préparé ...
—Oh! pas nous, pas nous!... Il n’y a pas que les gens, qui préparent. S’il n’y avait qu’eux!... S’il n’y avait qu’eux, Siméon, je pense qu’il ne leur arriverait pas de mal ...
—Alors, qui?
—Je ne sais pas ... Les fées et les diables!... Non, demain!
Quand ils se séparèrent, elle prétendit que Siméon lui donnât encore un baiser. Elle y apporta toute sa tendresse fougueuse et gaie. Puis elle se sauva, courut. Siméon la regardait partir et ne point se retourner. Il sentait une belle ivresse le posséder et son cœur battre.
Vers le soir, le souvenir importun de Picrate le hanta. Depuis une semaine bientôt, il négligeait de le rencontrer, craignant des questions pénibles, des colères fâcheuses. Il s’était dit qu’il laisserait Picrate oublier Marie Galande. En outre, il se demandait s’il n’éprouvait pas quelques remords à l’endroit de ce camarade ...
Le souvenir de Picrate le tourmenta. Il se mêla au souvenir de Marie Galande, et de manière à le gâter. Il fut impérieux ensuite ... Et Siméon, son fiacre reconduit, résolut d’aller voir Picrate.
Il n’était pas au petit café de naguère, où ils causaient. Chez lui, de si bonne heure?... Siméon tenta l’aventure. Au fond d’une cour et d’un couloir, il reconnut la porte. A peine eut-il frappé qu’il le regretta: l’idée d’une interminable conversation, gênée de réticences, de mensonges, lui fit horreur. Mais une voix véhémente cria:
—Entrez!... Eh bien! entrez, quoi?...
Siméon ouvrit la porte. Mais, aussitôt qu’il l’aperçut, Picrate rugit:
—Va-t’en! va-t’en!... Va-t’en, ou je fais un malheur!... Va-t’en tout de suite!...
Il se congestionnait. Toute sa face était secouée de sa fureur, ses cheveux tressautaient de ses mouvements convulsifs. Il avait les poings fermés, les coudes bandés, prêts à se détendre en terrible ressort. Son buste, en avant, voulait bondir; l’infirmité le tenait au sol ... Siméon fit mine d’entrer, Picrate alors laissa s’exalter sa rage. Il hurla:
—Si tu entres, je vais te tuer!
Siméon s’efforça de l’adoucir:
—Je ne te comprends pas ... Pourquoi? que t’ai-je fait?...
Mais Picrate ne permit pas qu’il en dît plus long. Pâle, livide, d’une voix qui sifflait entre ses dents, il répéta:
—Si tu ne t’en vas pas tout de suite, je te tue!...
Et ses mains fouillaient à l’intérieur du chariot ...
—Alors, Picrate, adieu!—dit Siméon.
Et il partit. Au moment où il s’apprêtait à fermer la porte derrière lui, il entendit le souffle rauque de Picrate qui haletait comme une forge.
Siméon, toute la nuit, ne put effacer de ses yeux cette vision qu’il avait eue de Picrate. Les images se succédaient, et la scène se reconstituait avec netteté: la chambre, petite et en désordre, qu’éclairait seulement une lampe placée sur une chaise; Picrate par terre, disposant à plat devant lui des séries de cartes postales illustrées, afin, sans doute, de les classer. Et puis l’éclat de sa fureur, quand il reconnaît Siméon; ses cris, ses menaces, sa surexcitation démente ...
Siméon eut pitié du pauvre diable. Or, comme il y avait alors dans son cœur de la joie, il lui semblait—sans qu’il le sût—que tout, sur terre, ne devait être que joie. Il en voulut à Picrate de lui enlaidir, si peu que ce fût, son bel horizon. Il lui chercha chicane, à part lui, le dénigra, tâcha de l’écarter. Le sommeil lui vint en aide.
Au réveil, Siméon se leva très vite pour vérifier qu’il faisait beau temps. Il ouvrit ses persiennes: les flots du matin l’inondèrent, et la fraîcheur de l’air toucha ses mains, son front, ses joues. Le ciel était parfaitement pur de nuages; une vapeur légère en adoucissait le bleu. Des rayons de soleil s’y épanouissaient en gloire.
Marie Galande devait le retrouver, sur les onze heures, au coin de telle et telle rue. L’endroit n’était pas douteux; il le connaissait ... Une malice de lui-même envers soi s’amusait à brouiller les noms de ces rues, à les confondre avec d’autres, à lui offrir divers rendez-vous inexacts. Il aperçut la manigance et, méfiant, inscrivit sur son carnet: «Au coin des rues telle et telle»; et même, flâneur, il esquissa le plan du carrefour. Et puis, il réfléchit que, jusqu’à onze heures, il avait le loisir de travailler: sa conscience lui prescrivait d’aller prendre sa voiture et de gagner au moins la nourriture de son cheval, le remisage de son fiacre. Mais une invincible nonchalance l’amollissait, et, dans l’attente du bonheur, il n’osait pas bouger. Il consacra toute sa matinée à prévoir que Marie Galande arriverait sans nul retard, à craindre qu’un hasard ne la retînt. Il se figurait la venue de Marie Galande. Et cet instant de la rencontre signifiait à lui seul assez de félicité merveilleuse pour suffire à la rêverie de Siméon. S’il s’aventurait au delà, tel était son trouble qu’en hâte il retournait aux tendresses initiales. La voix de Marie Galande le caressait et l’alarmait; et, quelquefois, il ne savait plus s’il éprouvait de la souffrance ou de la volupté.
Elle arriva, toute gaie et rieuse, et dit très bas:
—Bonjour, mon amoureux!
Elle ajouta, bientôt:
—N’est-ce pas que nous irons consulter la somnambule?...
Elle fit l’enfant, capricieuse. Elle affirma qu’on s’amuserait beaucoup. Seulement, la somnambule, le souci de l’avenir et le projet de savoir plus loin que l’heure où l’on était l’empêchaient de se consacrer toute à sa joie. Nerveuse, elle augurait du bien, du mal, et se perdait en cette incertitude ... A peine le déjeuner, dans un petit restaurant, lui donna-t-il quelque distraction. Elle disait:
—Ça vaut mieux d’être renseignée. Au moins, on ne risque pas d’imaginer des choses et des choses. Par exemple, selon qu’on doit vivre très vieille ou un tout petit peu, il faut qu’on s’arrange autrement. Je me figure que, si les gens étaient sûrs du temps qu’ils vivront, ils ne feraient pas tant de sottises ... Ce n’est pas ton avis?
Siméon répondait que oui, mais qu’il ne croyait pas aux somnambules, et il disait encore que Marie Galande vivrait jusqu’à un très grand âge ...
—Oh! je n’y tiens pas,—répliquait-elle.—Ce que je veux, c’est savoir ... Et si tu m’aimeras! et si c’est bon pour toi de m’aimer!...
Le vacarme des orgues de Barbarie et des pianos mécaniques annonçait de loin la fête. Cette cacophonie, dans le désert des rues dominicales, se répandait, toujours plus distincte, plus véhémente. A la première bouffée de la folle musique, survenue par le dédale des maisons, Marie Galande avait écouté, comme si son destin là-bas s’affirmait. Et comme si son destin l’appelait, elle se dépêcha, traînant à son bras Siméon.
—Viens,—disait-elle.—Autant vaut savoir tout de suite. Et puis, si c’est bon, nous n’aurons plus qu’à rire et à rire.
Siméon s’efforçait de lui faire entendre qu’elle attachait trop d’importance à de tels présages. Il redoutait une imprudence de la somnambule:
—Ce ne sont que des bêtises!—déclarait-il.
Peu à peu, la musique augmentait. Il s’en perdait, par-ci par-là, des lambeaux, accrochés sans doute à l’obstacle d’un mur, d’une cheminée. Et puis, les instruments divers se mêlaient; et leur confusion, qui s’aggravait en même temps que leur violence, fut infernale quand Marie Galande et Siméon débouchèrent sur le boulevard. Cela criait, hurlait, meuglait, emplissait les oreilles ... Quelle bête en délire produisait cette clameur formidable? Marie Galande, une seconde, hésita; l’approche du monstre l’épouvantait. Siméon la vit, toute pâle, qui regardait devant elle, avec une sorte d’effroi douloureux. Et puis, dans le tumulte discordant, elle reconnut des ritournelles familières, des bouts de petites chansons dont elle avait appris les paroles, jadis, d’un camelot qui les vendait et, pour le même prix, enseignait la façon de les chanter. Il lui sembla que ces pauvres airs lui faisaient accueil; elle en murmura des bribes ...
Un manège de chevaux de bois l’éblouit. Les bêtes en étaient fringantes, et d’aucunes, cabrées, étonnaient par la régularité de leur allure cependant. Il y avait là-dessus des hommes et des femmes qui menaient un grand tapage. Siméon plaignit cette gaieté du peuple parisien; il la vit médiocre, dépourvue de franche allégresse, prétentieuse, et qui vise à l’effet. Triste gaieté, qui se moque, se vante et se travaille au lieu de simplement s’épanouir! Pauvres âmes qui n’ont plus la naïveté du beau rire!...
Marie Galande était fascinée par le spectacle étourdissant de ce manège. Les paillettes et les paillons brillaient au soleil et fuyaient, emportés dans le tourbillon général. Et fuyait aussi l’orgue forcené: son tintamarre s’en allait, on l’entendait moins; puis il revenait, avec des éclats furieux, des clameurs déchaînées, et s’en allait et revenait, infatigable. Marie Galande admirait tout cela; Siméon lui offrit de monter l’un de ces chevaux si bien dressés et caparaçonnés:
—Pas maintenant,—dit-elle.—Après, peut-être; nous verrons.
Ils continuèrent leur promenade. Ils étaient, par la foule, jetés d’un brouhaha dans un autre. Les gongs, les sonnettes, les cloches, les grosses caisses se succédaient; et les boniments, les parades, les pitreries compliquaient le tohu-bohu. Pour l’odeur, elle était fournie par la friture des beignets, les crêpes, les gaufres, cuisines fades; et la foule y collaborait; des cages de fauves, par endroits, y mêlaient encore leur spécialité.
Marie Galande s’attardait à examiner des clowns. Elle riait de leur maladresse savante, de leurs gifles et de leurs calembredaines. Siméon pensa qu’elle en oublierait la somnambule et manœuvra si bien qu’une prophétesse extra-lucide fut esquivée. Des femmes colosses, et d’autres à deux têtes, et d’autres à la peau tigrée, et d’autres qui avalent des sabres ou mangent du feu, étaient peintes sur des affiches prometteuses. Marie Galande n’eut point envie de les connaître. Elle contempla des loteries et voulut essayer sa chance. Les lots étaient engageants,—des porcelaines coloriées, de la verrerie,—et l’on choisissait parmi des séries variées de bibelots. Mais la grosse affaire, pour Marie Galande, c’était de vérifier la bienveillance du hasard ou sa mauvaise volonté.
—Nous allons bien voir! disait-elle.
Siméon s’affligea de ce qu’elle fût si en peine des lendemains. Une première fois, elle perdit. Siméon lui expliqua de son mieux que cet accident n’était pas une calamité; tout au plus, si elle tenait à chercher là des présages, avait-elle le droit de conclure qu’un bonheur lui échapperait: ah! des mille et un bonheurs qui surviennent, un de moins, petite aventure!...
Elle sembla persuadée, tenta l’épreuve de nouveau, et maintes fois perdit, et affirma:
—Tu vois, tous les bonheurs m’échappent!...
—Mais non, pas tous!—dit Siméon.—Regarde combien il reste de lots devant toi, et de jolis ... Et le marchand, sois-en sûre, en a bien d’autres en provision. Tu n’imagines pas, petite Marie Galande, quelle infinie réserve de bonheurs il y a dans la vie: c’est innombrable! Il y en a tant que tu en auras beaucoup. Joue encore, tu gagneras.
Elle hocha la tête: elle ne comptait plus sur la faveur du hasard. Siméon regardait s’attrister cette petite fille qui se croyait en présence de sa destinée et qui la consultait.
Au douzième coup, Marie Galande gagna. Son visage s’illumina de joie. Elle cria:
—Bravo! bravo!...
Elle battit des mains et négligea d’abord de s’intéresser à son lot, qu’elle devait choisir entre les plus désirables: la chance lui était venue!...
—Catégorie A,—dit l’auxiliaire du Sort.
Marie Galande hésita. Mais un ingénieux presse-papier lui parut digne de sa préférence. C’était une boule de verre, emplie d’eau et close hermétiquement, où un petit village se voyait: deux ou trois maisons, un arbre, un chien, deux paysans; les paysans, l’un rouge et l’autre bleu, étaient aussi grands que les maisons. Or, pourvu que l’on retournât la boule quelque temps, il suffisait ensuite de la ramener à sa juste position pour qu’une neige abondante et menue se précipitât sur le village, comme sur les véritables villages tombe la neige véritable. Elle couvrait le sol, se posait aux branches de l’arbre, coiffait d’un capuchon les paysans et menaçait d’ensevelir leur chien.
—Brrr!—fit Marie Galande.
Et elle s’étonna de l’invention. Siméon prit part à son jeu.
—Quand le charmant hiver viendra,—dit-il,—nous irons voir dans la campagne la belle neige ...
Elle répliqua:
—Pourquoi dis-tu que l’hiver est charmant? J’y ai si froid!
—Le prochain hiver, petite Marie Galande, tu n’auras point à souffrir!...
—Pourquoi?—fit-elle, effarouchée.—Est-ce que je serai morte?
—Petite folle, petite folle, quelles idées as-tu en tête? Tu n’auras à souffrir de rien, parce que j’aurai soin de toi.
Mais déjà elle n’écoutait plus. Attentive à sa seule pensée, elle demanda, pour en finir avec ses calculs:
—Un bonheur sur douze, est-ce beaucoup?
—Beaucoup, beaucoup!—dit Siméon.
Elle découvrit la baraque d’une somnambule. Son cœur bondit. Sans plus parler, elle s’approcha. Sur le tréteau, l’impresario de la pythonisse annonçait que cette dame avait la science infuse et, dans les lignes de la main, discernait des choses merveilleuses; d’ailleurs, elle n’était pas moins habile à interroger les cartes, à interpréter les rêves, à traduire les signes inclus dans le marc de café.
Marie Galande écoutait avec stupeur le monologue du charlatan. Quelques sornettes un peu poussées la mirent en défiance. Mais l’homme tourna ses hâbleries vers la fatalité, la mort et les plus émouvants problèmes.
—Entrons-nous?—demanda Marie Galande à Siméon.
Siméon vit qu’elle avait peur. Elle le dit bientôt:
—Écoute, je n’ose pas ...
Et ils s’éloignèrent.
Elle avouait:
—Peut-être que ça vaut mieux de ne pas savoir?...
Siméon l’encourageait à écarter les idées sombres.
—Pourquoi,—lui disait-il,—as-tu cette crainte de l’avenir?
—Parce que je suis heureuse à présent!—répondit-elle.—Avant, je ne pensais à rien ... C’est l’habitude qui me manque ...
—Tu es heureuse?
—Mais oui!... Tu ne t’en es pas aperçu? Méchant! Je suis heureuse avec toi. Seulement, d’être heureuse, c’est une chose dont il ne faut pas parler: chut!...
Elle posa sur sa bouche son doigt et prit un air mystérieux. Elle fut la première, cependant, à rompre le silence qu’elle avait ordonné. Ses yeux se firent tendres et doux; elle dit:
—Seulement, tu ne m’aimes pas assez. Pourquoi ne m’aimes-tu pas davantage? Ce n’est pas très gentil!
Siméon n’osait pas lui répondre. Elle bouda ... Siméon réfléchit qu’il était vieux, qu’il avait gaspillé toute sa vie en pure perte: il s’affligea de n’avoir pas été plus économe de sa vie. Marie Galande, à son bras, se faisait traîner comme les enfants las d’une promenade ... Siméon voulut qu’elle s’intéressât à la fête qui, autour d’eux, s’exaspérait. Elle s’y refusa; elle s’abandonnait à sa langueur. «Les chevaux de bois?...» Elle se fâcha:
—Je ne suis pas une petite fille! Tu te trompes, si tu crois que je suis une petite fille! Tu es méchant!...
La journée tournait mal. Siméon détesta la frénésie de ces musiques endiablées qui, depuis deux heures, le torturaient: il lui sembla qu’elles chantaient le désespoir de vivre. La foule, augmentée, remuante, acharnée à ce plaisir vulgaire, lui parut célébrer le rite d’une ignoble religion, toute de folie et de vacarme. Le soleil tombait d’aplomb sur les innombrables têtes et y cuisait de la démence.
—Allons-nous-en!—dit Marie Galande.—J’en ai assez, de tout ce bruit. Et toi?...
Ils profitèrent d’un intervalle entre deux baraques de planches pour s’esquiver. Il leur fut agréable d’avoir un peu d’espace devant eux et de ne plus participer à ce tumulte de la joie exubérante.
Mais la musique les poursuivait.
Quand elle les eut enfin laissés, Siméon demanda:
—Où allons-nous?
—Ça m’est égal!—répondit Marie Galande.—Nous irons où tu voudras. Comment saurais-je où tu veux aller?
Siméon la pria de n’avoir point d’amertume: s’il l’avait offensée ou peinée, c’était sans le vouloir. Marie Galande reprit:
—Tu as probablement une amie, et je te gêne.
—Je n’ai pas d’autre amie que toi,—dit Siméon.
—Oh! moi ...—fit-elle;—qu’est-ce que c’est?... Si tu n’as point d’autre amie que moi, pourquoi ne m’aimes-tu pas davantage?...
—Je t’aime beaucoup,—affirma-t-il.
—Alors, si tu m’aimes beaucoup, aime-moi!
Elle cessa d’être irritée. Elle fut enjôleuse.
—Tu n’as pas encore vu—disait-elle—que, moi, je t’aime tant que je voudrais que tu me prennes dans tes bras ... comme on fait, tu sais ... C’est toujours moi qui te demande ce que tu devrais demander. Est-ce que tu me trouves laide? Non, n’est-ce pas, tu ne me trouves pas laide, et tu aurais du plaisir à me tenir dans tes bras?... Dis-le moi!... Non, ne me dis rien: je sais! Seulement, tu te figures que tu es vieux; tu te racontes des histoires tristes et qui te donnent du chagrin ... Mais tu n’es pas vieux, si tu m’aimes ... Que j’ai eu de peine à ce que tu m’accordes un baiser!... Tu te rappelles?... Eh! bien, aujourd’hui, il me faut tous les baisers, tous, tous! Voilà, je te l’ai dit; maintenant, fais comme tu voudras ...
Siméon la serra contre lui. Avec ferveur, il entoura de son bras frémissant la taille de Marie Galande. Sa main, sur la hanche de la jeune fille, tremblait.
—Allons chez toi,—dit Marie Galande.—Ce sera si doux d’être tous les deux! Je n’ai jamais été seule avec toi. Viens!
Ils respiraient difficilement, tant les serrait à la gorge l’angoisse de la pudeur et de la volupté. Ils allaient, d’un pas rapide et fiévreux.
—Tu ne me dis rien?—chuchota Marie Galande.
—Je t’aime, petite Marie Galande, je t’aime!...
—Dis-moi que tu es content et que tu n’as pas d’autre idée que d’être content; dis-le moi.
—Je te le dis, petite Marie Galande. Je t’aime, et c’est tout ...
Ils ne parlèrent pas davantage. A mesure qu’ils approchaient, leur émoi les précipitait avec plus de hâte vers l’asile de leur tendresse ... Siméon sentait battre ses tempes. Marie Galande croyait porter entre ses bras un trésor ineffable. La rue était déserte.
Ils arrivèrent. Ils entraient ... Marie Galande s’affaissa sur le seuil, poussant un cri d’oiseau blessé. Une décharge de revolver avait retenti. Et puis une autre ... Et puis un bruit de roulettes folles, en fuite sur le pavé ...
Siméon s’efforça de relever Marie Galande. Elle avait les yeux chavirés, la bouche ouverte affreusement.