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Pile et face

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The Project Gutenberg eBook of Pile et face

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Title: Pile et face

Author: Lucien Biart

Release date: March 19, 2006 [eBook #18014]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PILE ET FACE ***

Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

PILE ET FACE

PAR
LUCIEN BIART

                                PARIS
                     J. HETZEL ET Cie, ÉDITEURS
                          TROISIÈME ÉDITION

A TOI

MON CHER LOYNEL
EN TÉMOIGNAGE D'UNE AMITIÉ DE VINGT ANS.
LUCIEN BIART

PREMIÈRE FARTIE

I

LE MARQUIS DE LA TAILLADE.

René-Alexis Baudoin, comte de Valonne et marquis de La Taillade, naquit en 1796 d'un père ruiné par la Révolution. Sa mère mourut deux ans plus tard en lui donnant une soeur, et, en 1804, les deux enfants, devenus orphelins, héritaient chacun de huit cents francs de rente.

La nature est spirituelle comme une Célimène à notre égard; elle se moque avec malice de nos distinctions sociales. Alexis de La Taillade, qui ne comptait parmi ses ancêtres que ducs, comtes et marquis, fut, dès son bas âge, un rustre des mieux réussis. On eût en vain cherché la race chez ce butor trapu, gauche, au front étroit, à la bouche niaise, au rire bruyant. Certes, ce n'était pas un méchant garçon qu'Alexis, mais une de ces organisations dont le moral et le physique sont à l'unisson, un de ces êtres nés pour l'engrais, comme notre espèce en compte par milliers. Aujourd'hui que les immortels principes de 89 ont remis chaque chose à sa place, on rit de certaines phrases autrefois consacrées, et la noblesse elle-même sait que les belles épaules ne sont pas toujours duchesses, les jolies jambes marquises, les grands pieds plébéiens.

A vingt et un ans, après une série d'aventures qui désolèrent plus d'une fois le vieux chevalier de Saint-Louis qui s'était chargé de la tutelle des deux enfants, Alexis, ne se sentant de disposition pour aucune carrière, consentit à suivre celle des armes. Son instruction, en dépit des sacrifices de son brave tuteur, n'atteignait pas jusqu'à l'orthographe. Sans 89, le jeune homme eût peut-être été d'emblée maréchal de France, comme plusieurs de ses ancêtres. On lui affirma que le fameux bâton reposait au fond de la giberne dont on lui fit hommage; il le crut et l'y chercha vainement pendant un quart de siècle. Cependant il ne maudit pas trop les réformes amenées par la grande Révolution; car, dès son entrée au service, il reconnut que ses camarades et ses chefs attachaient plus d'importance que lui-même à ses titres, ce qui l'aida à vivre selon ses goûts, c'est-à-dire dans une complète oisiveté. Je me trompe, il devint très-fort au piquet et acquit un talent hors ligne dans l'art de préparer une absinthe, talent qui lui valut ses premiers galons.

Vers 1834, Alexis passa sergent-major à l'ancienneté. Il avait alors trente-huit ans, une face écarlate, des cheveux gris, des yeux atones, des dents usées par le tuyau d'une pipe noire qu'il ne retirait d'entre ses lèvres qu'à l'heure des repas,—en un mot, toutes les allures d'un de ces hommes que l'on qualifie de dur-à-cuire, et dont l'intelligence, comme une fille de bonne maison, ne fait jamais parler d'elle.

Bien que le rire entr'ouvrît rarement la vaste bouche du sergent, ses collègues le tenaient pour un joyeux compagnon, bon enfant et pas fier. La ration journalière d'absinthe de ce descendant des croisés variait de dix à quinze verres. Entre le douzième et le treizième, sa langue se déliait un peu, et il donnait son opinion sur le gouvernement avec des demi-mots et des clignements de paupières que ses interlocuteurs feignaient de comprendre. Au quatorzième, le sergent parlait de ses amours, qui n'avaient rien de commun avec le chef-d'oeuvre de Bernardin de Saint-Pierre, bien qu'il y fût question d'une Virginie. Enfin, à la quinzième rasade, Alexis devenait insupportable, répétant d'un ton sinistre les fines plaisanteries qui ont cours dans l'armée sur les mercantis, ces idiots qui payent les uniformes en temps de paix, qu'on rançonne en temps de guerre, et qui ruinent et déshonorent la France comme est prêt à le jurer le moindre porte-épée.

Comment l'idée de marier son frère, qu'elle ne connaissait pas, germa-t-elle dans l'esprit de Mlle Louise de La Taillade? Comment surtout cette excellente personne réussit-elle à mener à bien cette rude entreprise? Toujours est-il qu'un matin, dans la petite ville de Houdan, vers onze heures, au milieu d'une salle ornée du buste de Louis-Philippe, devant un maire ceint d'une écharpe, René-Alexis Baudoin, comte de Valonne, marquis de La Taillade et autres lieux, épousa Mlle Eugénie de Varangue, angélique créature qui, en somme, méritait un meilleur sort.

Mlle de La Taillade avait alors trente-six ans. Vive, spirituelle sans méchanceté, avec un bouche aux dents éclatantes, de grands yeux noirs et doux, elle était, par bonheur pour elle, l'antipode de son cher frère, élevée chez son tuteur, puis dans un couvent, elle fut ensuite adoptée par une parente éloignée, vénérable chanoinesse qui la prit en affection. Sa jeunesse s'écoula calme et paisible, au milieu de vieux amis qui fréquentaient le salon de sa nouvelle tutrice. Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, la jeune fille, gaie comme le printemps, demeura convaincue que la vie consistait, selon la saison, à préparer des confitures ou des conserves, à faire ses pâques, à confectionner des layettes pour les enfants pauvres, à broder le soir près d'une table de jeu, à entendre raconter les splendeurs de la cour de Marie-Antoinette ou les catastrophes de la Révolution. Cette existence, qui ressemblait au bonheur, fut subitement troublée. Sans y rien comprendre, Mlle de La Taillade s'éprit d'une façon sérieuse des grâces d'un procureur du roi, le seul homme au-dessous de la cinquantaine qui visitât la chanoinesse. Le grave fonctionnaire, accoutumé à lire dans les consciences, et qui aimait à causer avec la jeune fille, ne se douta jamais de la chaste passion qu'il avait inspirée. Elle n'avait pas de dot et par conséquent pas de sexe,—du moins pour un procureur du roi pris en dehors de ses fonctions.

Les Françaises, si vives, si spirituelles, ne se laissent-elles pas persuader un peu trop facilement qu'elles sont les femmes les plus séduisantes de la terre? On épouse une Anglaise pour son teint, une Allemande pour ses yeux bleus, une Espagnole pour sa désinvolture, une Russe pour on ne sait quoi. Les Françaises, si elles souhaitent devenir mères de famille, doivent encadrer leurs qualités morales ou physiques d'un certain nombre de billets de banque et payer comptant leur mari. Si encore, pour le prix qu'elles y mettent, elles obtenaient des époux de premier choix, on s'expliquerait à la rigueur la chevaleresque coutume de la dot. Mais non, en échange de leur beauté, de leur innocence, de leurs illusions, de leur argent, les mieux partagées se voient pourvues d'un mari blasé, qu'elles traitent plus tard en conséquence. De là nos moeurs qui, tout en valant mieux que leur réputation, ne valent certes pas grand'chose. Après le mariage, les Françaises sont à n'en pas douter les plus séduisantes des femmes; avant, ce sont les Français qui sont séduisants, puisqu'on les achète. Nous rions des Américains, qui mesurent les sentiments au poids des dollars, sans nous apercevoir que nous-mêmes nous faisons intervenir les napoléons dans l'unique contrat d'où frère Jonathan les a bannis,—le contrat de mariage. Nous vendons nos filles, et nous nous étonnons ensuite qu'elles se donnent, comme s'il n'était pas de règle de récolter ce qu'on a semé.

Louise de La Taillade apprit à l'improviste le mariage de celui qu'elle aimait. Elle assista défaillante à la bénédiction nuptiale et rentra chez sa tante en proie à une fièvre cérébrale. La force de ses dix-huit ans triompha de la maladie et la condamna à vivre. Sa convalescence fut longue; enfin elle surmonta les douleurs de cette crise dont nul ne connut jamais la cause, et résolut de rester fille. A la mort de la chanoinesse, qui lui laissa quinze cents livres de rente, Mlle Louise dépassait déjà la trentaine; elle alla vivre successivement chez des parents éloignés, et acquit ainsi une triste expérience du monde. Blessée par l'orgueil des uns, indignée de la servilité des autres, rebutée par la sottise de tous, elle revint un beau jour frapper à la porte de son ancien tuteur, établi à Houdan. Là, prenant d'elle-même le titre de vieille fille, elle se consacra tout entière à l'ami qui avait veillé sur son enfance, et lui rendit avec usure les soins qu'elle et son frère en avaient reçus. Sur les conseils du prévoyant vieillard, Mlle de La Taillade plaça son petit capital en viager, ce qui lui produisit trois mille livres de rente. Elle commençait à croire qu'on peut vivre heureux en ce monde, lorsqu'elle perdit son tuteur, qui lui légua la maison qu'il habitait.

Ce nouveau chagrin la jeta dans la dévotion; mais son esprit était trop juste pour qu'elle devînt jamais une bigote. Elle possédait dans Catherine, l'ancienne servante de la chanoinesse, une femme de chambre, une cuisinière, un économe et une jardinière, car la petite maison, derrière sa façade de briques, cachait un splendide jardin. Grâce à cet intendant femelle, Mademoiselle put vivre confortablement avec la moitié de son revenu, dont les pauvres de Houdan absorbèrent l'autre moitié. Il fallait voir les bonnets de coton mettre à l'air les chevelures incultes lorsque Mademoiselle se rendait à la promenade ou à l'église, légère, souriant de ce beau sourire mélancolique qui montrait ses dents toujours blanches, et saluant de la tête et du regard pauvres et riches, vieillards et enfants. Elle était de toutes les fêtes de famille; le maire, le notaire, le curé, le receveur des contributions, ces autocrates des petites villes, la consultaient. Quant aux jeunes gens des deux sexes, ils raffolaient de Mademoiselle, qui pourtant ne cherchait jamais à les marier.

Un mariage! y songer d'abord, le caresser, le préparer, le mûrir, le voir tomber à plat, le relever et enfin le conclure: c'est là le rêve de toute femme oisive qui a dépassé la quarantaine, et Mademoiselle, malgré sa sagesse, ne devait pas échapper à la loi commune. Elle avait vécu éloignée de son frère, et son tuteur, le seul homme qui connût à fond le sergent, évitait de le nommer ou répétait qu'il ne fallait pas plus songer à ce garçon que s'il n'eût jamais existé. Un matin, pour la première fois de sa vie, Mademoiselle reçut une lettre de M. Alexis de La Taillade, lettre fort bien tournée, ma foi, d'une écriture aussi irréprochable que l'orthographe, et dont le véritable auteur était un jeune caporal, bachelier ès lettres. Cette missive, pleine de coeur, se terminait par un post-scriptum, où M. de La Taillade priait incidemment sa soeur de lui prêter une centaine de francs. Ce fut les larmes aux yeux que la bonne Mademoiselle porta elle-même au bureau de poste la lettre chargée qu'elle envoyait à son frère. Une correspondance assez suivie s'établit, et, de plus en plus convaincue que M. de La Taillade avait été calomnié ou méconnu, Mademoiselle choisit son amie, Eugénie de Varangue, pour réparer les injustices du sort à l'égard du pauvre sergent, et se prépara ainsi des remords éternels.

Appelé à Houdan par sa soeur qu'il croyait riche, Alexis renonça au service et accourut accompagné de son secrétaire. La vue de son cher frère désappointa grandement Mademoiselle.

«Le fond chez lui vaut mieux que la forme», se dit-elle en songeant aux lettres si bien tournées qu'elle avait reçues.

Au bout de huit jours, toutes ses illusions étaient envolées; mais comment rompre l'union projetée? Eugénie de Varangue devint donc marquise de La Taillade.

Mademoiselle ne désespéra pas d'abord de l'avenir et tenta de transformer son frère en gentilhomme campagnard. Elle eût voulu lui voir conquérir peu à peu ce qu'elle avait su s'assurer à elle-même, une grande considération. Elle dut renoncer bien vite à ce rêve. Dès le lendemain du départ de son ami le caporal, que l'expiration de son congé forçait à rejoindre son régiment, Alexis alla s'attabler au Soleil d'or. Un mois plus tard, il tutoyait le cabaretier, qui accueillait sa noble pratique en lui frappant sur le ventre.

Une fois convaincue de l'inutilité de ses efforts, Mademoiselle tenta de débarrasser au plus vite son logis et la ville du soudard qu'elle y avait attiré. Elle se heurta contre un obstacle inattendu. Eugénie, élevée loin du monde par une grand'mère dévote, s'était éprise de son mari, dans lequel son imagination lui montrait un héros victime de la jalousie de ses chefs. Ne sachant rien refuser à son noble époux, la pauvre femme, enceinte de six mois, marcha vers une ruine imminente. Mademoiselle, tout en déplorant la faiblesse de son amie, respecta quelque temps cet amour. Mais à mesure que la grossesse d'Eugénie se dessina, elle songea plus sérieusement à la petite créature qui allait naître et sentit s'éveiller en elle de véritables instincts de maternité. Devant les désordres croissants de son frère, elle considéra une plus longue condescendance comme une lâcheté et résolut de précipiter les événements.

La tâche était difficile; car de tous les maux que l'on peut infliger à son prochain, le mariage est le plus irréparable. Mademoiselle ne trouva qu'une solution au problème qu'elle voulait résoudre:—renvoyer son noble frère au régiment. Mais comment s'y prendre, comment surtout vaincre l'opposition d'Eugénie? Catherine, confidente des préoccupations de sa maîtresse, proposait de temps à autre de pousser M. de La Taillade dans le puits, à l'heure à laquelle, par suite de ses habitudes de caserne, il se bichonnait à grande eau dans le jardin. On se hâterait de lui porter secours… mais trop tard. La brave fille, large d'épaules et plantée sur des poteaux, offrait encore de provoquer l'ex-militaire et de l'assommer; elle répondait du résultat, et peut-être n'avait-elle pas tort. C'était le dévouement incarné que cette servante de la vieille roche, qui, depuis quinze ans qu'elle servait Mademoiselle, caressait le rêve de lui sauver la vie. Taillée comme un cuirassier, Catherine méprisait trop la vigueur tant vantée des hommes pour les aimer. Si Mademoiselle n'avait pas repoussé avec indignation l'offre héroïque de sa femme de chambre, M. de La Taillade aurait, contre toutes les règles, mélangé son absinthe d'eau de puits.

Un soir, Mademoiselle, après avoir embrassé sa belle-soeur, envoya Catherine se reposer et attendit, sur le seuil de la maison qu'ils habitaient en commun, le retour de son frère. Le matin même, elle avait réalisé une somme de deux mille francs, ses économies de vingt ans. Vers minuit, le pas lourd et régulier de l'ex-fantassin résonna au bout de la rue. Bientôt il pénétra dans le corridor sur lequel s'ouvraient le salon et la salle à manger, sans paraître surpris le moins du monde de trouver la porte ouverte. M. de La Taillade nageait dans la satisfaction et l'admiration de lui-même; il avait endormi, le verre en main, deux chasseurs d'Afrique et vidé à lui seul une bouteille de cognac.

«J'ai à vous parler, mon frère», dit Mademoiselle en touchant du doigt le bras de l'ivrogne.

Celui-ci fit volte-face, s'appuya contre la muraille, afin d'assurer son équilibre, porta la main ouverte à la hauteur de son front et sourit d'un air aimable.

«J'aurais choisi un autre instant pour vous entretenir, reprit Mademoiselle avec un dégoût visible, s'il en était un où l'on pût vous trouver à jeun.»

L'ex-sergent devint sérieux, posa galamment une main sur son coeur et cria d'une voix caverneuse:

«Présentez… arme!»

Puis, reprenant son sourire, il fit un mouvement d'épaules comme pour remonter son sac absent, et se pressa de nouveau contre la muraille.

Mademoiselle eut un instant d'hésitation; elle craignait de n'être pas comprise de cet homme à l'oeil hébété qui la regardait fixement. Combien elle se trompait, et qu'elle aurait eu tort d'attendre jusqu'au lendemain! Si le corps du soudard était alourdi, l'instinct de la bête veillait. L'ex-sergent cessa de sourire quand sa soeur l'engagea à retourner à Paris, à ne jamais reparaître à Houdan. Les jambes de M. de La Taillade furent saisies d'une sorte de tremblement lorsqu'il sentit tomber dans sa main un sac plein d'or qui représentait un nombre incalculable de verres d'absinthe. Il fut pris alors d'un hoquet d'attendrissement, et bâilla de façon à inquiéter une personne plus expérimentée que Mademoiselle sur les suites possibles de ces spasmes. Mais ce descendant des croisés, comme il sut garder sa dignité! Pas une plainte, pas un remercîment, pas un regret ne s'échappa de sa bouche; il ne nomma même pas la pauvre Eugénie. Non, aussitôt qu'il eut compris, il pivota sur la jambe gauche avec une régularité prussienne; puis, d'un pas lent, mesuré, majestueux, vrai miracle d'équilibre, il se dirigea vers l'hôtel du Soleil d'or en bourrant cette pipe noire qui semblait éternelle. Une heure plus tard, une lourde diligence ébranlait de la base au faîte les maisons situées dans la grande rue; les vitres tremblaient, le cornet du conducteur résonnait, et les fers de quatre chevaux semaient la route d'étincelles. Mademoiselle, qui avait épié ce départ, vit reluire sur l'impériale le foyer de la pipe noire. Elle regagna alors sa chambre et songea à l'avenir.

Le lendemain il fallut expliquer à la pauvre délaissée le départ de son mari. Mademoiselle ne savait pas mentir et porta de rudes coups au coeur d'Eugénie, qui, dans le premier moment, ne parla de rien moins que d'aller rejoindre M. de La Taillade. Le monde est plein de ces dévouements sérieux, aveugles, absolus, et, pour se dispenser de les imiter, on qualifie d'esprits faibles ceux qui s'en montrent capables. Mademoiselle ne pensait pas ainsi; les inquiétudes naïves, les regrets touchants de sa belle-soeur la firent pleurer, car elle s'accusait. Mais garder plus longtemps dans la maison l'incorrigible ivrogne, c'eût été marcher volontairement à la misère. D'ailleurs, puisque personne ne se préoccupait de l'enfant qui allait naître, il devenait nécessaire que Mademoiselle y songeât.

La réputation de M. de La Taillade était déjà si bien établie à Houdan, qu'on l'accusa d'une commune voix d'avoir abandonné sa femme. Les hum, hum! sonores de Catherine, lorsqu'on traitait ce sujet devant elle, en disaient plus que la robuste servante ne semblait le croire elle-même, M. de La Taillade fut pourtant regretté; oui, regretté par cinq ou six habitués du Soleil d'or, qui, bien qu'élevés à une école de province, n'étaient pas indignes de trinquer avec le buveur émérite qu'aucun d'eux n'avait pu vaincre et qui payait si généreusement l'écot.

Peu à peu le calme renaquit dans la petite maison de la grande rue. Mademoiselle s'occupa tout d'abord de mettre de l'ordre dans les affaires de sa belle-soeur. On vendit la ferme qui constituait la dot d'Eugénie, on paya les dettes contractées par M. de La Taillade, et une somme de 15,000 francs fut, par les soins du notaire, placée sur première hypothèque. Les deux belles-soeurs continuèrent à vivre ensemble, et Catherine trouva le moyen de ne rien retrancher à la part des pauvres.

Un soir, grâce à l'active servante qui paraissait avoir perdu la tête, l'habitation de Mademoiselle se trouva soudain envahie par vingt commères, plus expérimentées les unes que les autres dans l'art de mettre un enfant au monde. Le salon ressemblait à une ruche en émoi; on allait, on venait, on bourdonnait, tantôt bruyamment, tantôt à voix basse, selon qu'une porte s'ouvrait ou se fermait. Le docteur Fontaine, son bonnet grec sur le coin de l'oreille, sa cravate blanche nouée de travers, ses lunettes d'or sur le front, se promenait de long en large et dédaignait de répondre aux matrones qui s'aventuraient à lui glisser un avis sur l'infaillibilité de tel ou tel remède. Le cas était grave: Mme de La Taillade, en proie depuis trois jours aux douleurs les plus violentes, gisait épuisée dans une chambre voisine.

A un gémissement de la patiente, le docteur disparut. On écouta, et l'on entendit battre le balancier de l'horloge qui ornait la salle à manger. Un cri d'angoisse, douloureux, désespéré comme celui d'une femme qu'on assassine, retentit. Les matrones se pressèrent les unes contre les autres. Mais tout à coup les vagissements d'un enfant dilatèrent les poitrines, et les conversations interrompues, reprirent leur cours. Le docteur marchait, parlait, interpellait Catherine, et l'enfant criait toujours. Soudain il se tut; la vieille horloge, avec un vacarme qui laissait croire que ses rouages allaient se détraquer, s'apprêta à sonner l'heure. Une, deux… trois… En ce moment, la porte s'ouvrit et le médecin apparut.

«Est-ce un garçon? cria-t-on d'une seule voix.

—C'est un orphelin, répondit le docteur d'un ton ému; priez pour Mme de
La Taillade, qui vient de mourir.»

Durant un jour et une nuit, Mademoiselle demeura près du lit de la morte, pleurant en silence. Elle voulut ensevelir elle-même le corps de sa belle-soeur et l'accompagner au cimetière. Le soleil rayonnait, les pommiers semaient la terre de leurs fleurs blanches, et les oiseaux, plus hardis que de coutume, venaient presque sous les pieds glaner des matériaux pour construire leur nid. Mademoiselle s'agenouilla sur la terre molle; le jour lui semblait terne, les rayons sans éclat, le chant des oiseaux plaintif. Elle songea à son père, à sa mère, à la chanoinesse, à son tuteur, à son amie endormis à jamais, et la vie lui apparut comme un désert où il ne restait que le souvenir funèbre de ceux qu'elle avait aimés. Enfin Catherine parvint à l'entraîner et la ramena au logis. Là, Mademoiselle trouva une lettre de son frère; le soudard demandait de l'argent avec une orthographe qui, cette fois, était bien la sienne. Il donnait son adresse à Paris, «chez Mme Blanche Taupin, marchande de vin et de liqueurs, à l'enseigne du Coeur-Enflammé

Par bonheur, le nouveau-né que Catherine venait d'apporter sur ses bras robustes poussa un cri.

«Pauvre petit, il s'appellera Gaston, comme mon père, dit Mademoiselle, qui l'embrassa.»

Puis, après un instant de silence, elle ajouta:

«Je dois vivre pour lui, car il est bien orphelin.»

II

GASTON FAIT SES PREMIÈRES DENTS.

Insensible aux tristes événements qui signalèrent son entrée dans le monde, le nouveau-né fit d'abord peu de bruit. Dix fois dans les vingt-quatre heures, il s'éveillait pour se coller au sein de Françoise, jeune femme du village de Maulette, choisie pour allaiter le dernier des La Taillade. Il fallait voir les effarements de Mademoiselle lorsque la nourrice, chargée du précieux marmot, se transportait d'une chambre à une autre.

«Vous marchez trop vite, criait Catherine.

—Attendez qu'on écarte cette chaise, ajoutait Mademoiselle.

—Prenez garde à la porte!»

La porte était grande ouverte, la chaise ne gênait en rien, et Françoise haussait bravement les épaules.

«Mais je sais comment ça se manie; j'en ai déjà eu deux, répétait en vain la Normande.»

Ni Mademoiselle ni Catherine ne voulaient reconnaître cette expérience de la nourrice, qui, par bonheur pour le poupon, prit le parti de laisser dire et d'agir à sa guise.

«Monsieur crie, dépêchez-vous! disait Catherine aux heures de la toilette.

—Ça leur forme les poumons, répondait Françoise avec calme.

—Il a peut-être faim?

—Allons donc, il vient de boire; il est gris, au contraire.

—Il fait la grimace, il souffre.

—C'est des petites coliques qu'ils ont tous, les chérubins; ça passe en leur frottant le dos, comme aux chats.»

Françoise n'était jamais embarrassée pour répondre, et sa logique dépitait Catherine, qui n'en courait pas moins préparer à la nourrice un excellent plat dont l'enfant devait profiter.

Le baptême de Gaston se célébra sans bruit, autant que la chose est possible dans une ville de quatre mille âmes. Mademoiselle choisit pour compère son plus vieil ami, le docteur Fontaine, qui, si sa science eût été doublée d'un grain de savoir-faire, se serait enrichi à Houdan. Mais le bon médecin, véritable original, n'oubliait que les services qu'il rendait, excellente condition pour rester pauvre, aussi bien en Normandie qu'ailleurs. Toujours prêt à se mettre en route sur une jument qui n'avait plus d'âge, il visitait les châteaux, les fermes et les chaumières, semant d'une main ce qu'il récoltait de l'autre. C'était un homme de quarante ans, gros, court, pensif, à l'oeil doux, au front développé, la tête sans cesse préoccupée de réformes sociales, et croyant au progrès. Plein d'admiration pour les merveilles du monde physique, le docteur refusait d'en faire honneur au hasard.

«Je suis un esprit fort, disait-il quelquefois en souriant, car je crois non-seulement en Dieu, mais encore à l'immortalité de l'âme.»

Au résumé, il riait avec Voltaire, s'attendrissait avec Rousseau, leur préférait Bayle, et, bien que philosophe, pratiquait la tolérance et vivait en paix avec son curé.

Mademoiselle, qui se croyait inconsolable, reprit insensiblement goût à la vie. Ce qu'elle avait d'abord considéré comme une tâche, comme un devoir sérieux, devint une douce occupation, un plaisir, puis une source de jouissances. Du matin au soir elle rôdait autour du berceau, le penchait, le redressait, taillait, rognait, cousait des bavettes ou des béguins, et jamais son activité ne fut mise à plus rude épreuve. On suffisait à peine aux soins nécessités par ce bambin moins bruyant que la grande horloge, mais qu'il ne fallait perdre de vue ni jour ni nuit. Peu à peu ses yeux perdirent cette expression vague qui ferait croire que les nouveau-nés contemplent encore les merveilles d'un monde inconnu. Comme un oiseau privé soudain de sa liberté meurt faute de pouvoir oublier le buisson natal, combien de babies succombent l'oeil fixé sur cette patrie perdue qu'ils regrettent sans doute, jusqu'à l'heure où le sourire maternel les éblouit de son rayon! Gaston, grâce à sa tante, triompha de l'épreuve, se tourna vaillamment vers la vie, et commença à suivre la marche de la lumière, dès qu'on déplaçait une lampe ou une bougie. Catherine, émerveillée, raconta partout ce prodige, et Mademoiselle sentit se réveiller en elle l'orgueil héréditaire en songeant que ce petit être si intelligent était un La Taillade. Françoise déclarait en vain que tous les fieux de cet âge en font autant, Mademoiselle n'en voulait rien croire. Ce n'est pas que la nourrice n'eût aussi l'orgueil de son poupon; mais elle le plaçait dans le poids qu'il pouvait avoir, et offrait sans cesse de gager qu'avant six mois il serait plus lourd que l'enfant si vanté de la Claude.

Que faisons-nous de nos grâces en grandissant? Au dire des mères,—personnes généralement bien informées,—il n'existe pas de bambin au-dessous de dix ans qui ne soit un prodige à plusieurs points de vue. Beauté, esprit, mémoire, raison, ils ont tout, ces lutins roses, ces monstres toujours trop vifs, trop ardents, trop grands pour leur âge.

«Il est extraordinaire, madame; songez qu'il n'aura six ans que la semaine prochaine.

—Et ma fille, elle surprend tous ceux qui l'entendent; son père n'en revient pas.

—L'autre jour, M. Martinet avouait n'avoir jamais vu le pareil de
Jules, et vous le connaissez M. Martinet,—un homme sérieux.

—Croiriez-vous que Laure, qui sait à peine lire, met l'orthographe, c'est-à-dire qu'elle m'épouvante.»

Réjouissons-nous; la génération qui va nous succéder sera composée d'êtres beaux, supérieurs, idéals. Mais, hélas! n'est-ce pas un leurre? n'avons-nous pas tous été charmants lorsque nous étions petits, et ces bonshommes qui passent là, devant nous, bêtes, laids, méchants, vicieux, hargneux, jaloux, tarés, blasés, n'auraient-ils pas été aussi des prodiges? N'approfondissons pas; les grâces divines de l'enfance ne peuvent se nier, elles séduisent jusqu'aux indifférents, et Gaston en montrait chaque jour une nouvelle. A quatre mois, il tendait ses bras vers Mademoiselle ou vers Catherine aussitôt qu'il les apercevait, et les comblait ainsi d'une joie ineffable. Elle méritait bien cette gentillesse, car jamais véritable mère ne témoigna plus d'affection à un enfant. Mademoiselle, dans son abnégation, demeurait immobile des heures entières, de crainte d'éveiller le poupon endormi sur ses genoux. Elle oubliait alors le passé pour ne songer qu'à l'avenir, et Dieu sait les rêves d'or que son imagination faisait planer au-dessus de la tête de son neveu!

Gaston grandit sans autre accident que la rougeole. Il apprit à lire de bonne heure, dans le livre de messe de sa tante, excité par les images dont il voulait déchiffrer les légendes. Il était d'une bonne santé, vif, nerveux, intelligent, et gâté à l'excès. Ses traits fins, ses yeux bleus, ses cheveux bouclés, rappelaient sa mère à ceux qui l'avaient connue enfant. Le docteur blâmait souvent la condescendance de Mademoiselle pour le bambin, dont il craignait qu'on n'altérât l'excellent naturel. L'enfant se plaçait entre ses genoux pour l'écouter sermonner; puis, comme péroraison, l'amenait à confectionner des bateaux en papier, art dans lequel son parrain déclarait lui-même avec complaisance n'avoir jamais connu de rival.

La vieille horloge, qui avait sonné à la fois l'heure de la naissance du petit garçon et celle de la mort de sa mère, exerçait sur lui une singulière fascination. Françoise, pour apaiser les colères de l'enfant, l'amenait près de l'espèce de cercueil au fond duquel le balancier se démenait avec un entrain diabolique. Aussitôt qu'il put marcher, Gaston se dirigea de lui-même vers la salle à manger; il s'arrêtait sur le seuil, et, la bouche entr'ouverte, regardait les aiguilles courir sur les chiffres noirs. Quelquefois la tempête produite par la sonnerie se déchaînait à l'improviste, et alors il fuyait éperdu. L'âge le rendit plus brave; peu à peu il osa affronter le vacarme qui précédait l'annonce de l'heure, et le tic-tac du balancier devint sa musique de prédilection.

Un jour, Mademoiselle reçut une lettre de M. de La Taillade, qui vivait heureux à Paris et demandait de l'argent. Il annonçait en outre son prochain mariage avec Mme veuve Blanche Taupin, propriétaire de l'établissement du Coeur-Enflammé, et offrait à sa soeur de lui amener sa nouvelle épouse. Le soudard oubliait de s'informer de son fils, oubli qui n'affligea personne.

Oh! le temps, il nous échappe, il fuit, il n'est plus! Nous marchons en avant, dépensant les heures qui s'amoncellent derrière nous. Tout à coup un souvenir nous traverse l'esprit, nous faisons volte-face: comme l'horizon a changé! On croyait que c'était hier, et c'était il y a dix ans. On devient pensif devant ce passé qui a été nous, qui est mort et qui ne reviendra plus. On doute, on croit se tromper, on regarde autour de soi. Les enfants sont devenus des hommes, les hommes des vieillards; les vieillards, où sont-ils? D'autres êtres qui n'existaient pas hier les remplacent aujourd'hui. Quoi! c'était il y a dix ans! On se tâte, on s'examine, l'oeil est moins sûr, les cheveux sont moins épais, les lèvres moins rouges, et ces plis qui sillonnent le front, quelle main les a formés? On montait, voilà qu'on descend, et l'on n'y songeait pas. Que d'angoisses, que de joies, que de douleurs, que d'espérances enfouies dans cette ombre qui est une moitié de notre vie! Ah! pourquoi s'être retourné? Et pourtant, on s'attarde à contempler ces ténèbres d'où la mémoire fait jaillir maintes étincelles, dont la plus brillante, par un phénomène singulier, n'est pas toujours celle des jours heureux.

Mademoiselle se livrait à ces réflexions alors que Gaston accomplissait sa septième année. «Déjà!» disait-elle; elle n'y pouvait croire et secouait la tête avec mélancolie. A cette époque, sur les instances du docteur, le petit garçon fut placé sous la surveillance d'une brave et honnête dame qui, en même temps que la civilité puérile et honnête, enseignait aux principaux enfants de la ville à distinguer un substantif d'un adverbe. Le jour où il fut conduit pour la première fois à l'école resta gravé dans l'esprit de Gaston. Dès la veille, il vit pleurer sa tante, qui ne se décidait qu'à contre-coeur à se séparer de lui, même pour quelques heures. Catherine, silencieuse, embrassait à chaque instant son favori, qui alla se coucher assez inquiet, se demandant si l'école où son parrain voulait le mener n'était pas en réalité un antre d'ogre. Le matin arrivé, deux heures se perdirent en pourparlers; enfin on se mit en route. Le soir, Gaston rentra enchanté: il avait jeté les fondements de plusieurs amitiés et négocié l'échange d'une toupie contre cinq billes, dont une de marbre.

Quelques mois plus tard, le docteur, en diplomate habile, prononça le mot collége. Mademoiselle, qui s'effrayait de voir Gaston grandir, imposait alors silence à son vieil ami.

«Il faut s'accoutumer à regarder l'avenir en face, disait celui-ci, c'est pour eux, non pour soi, qu'on élève les enfants, et nous l'oublions trop dans notre beau pays de France. Lorsque la société, grâce au progrès…

—Le progrès sera la suppression de vos affreux colléges.

—Ou du moins la suppression des méthodes vicieuses qu'on y suit par routine, reprenait le docteur. Le progrès…»

Et une fois sur ce thème, je ne sais qui eût pu l'arrêter. La belle âme que celle du docteur Fontaine! Les hommes devenaient bons, sages, dignes et libres dans ses utopies; la veuve était protégée, l'enfance instruite, et les jeunes gens, robustes et sains, épousaient vaillamment les jeunes filles sans dot. Comme sa vieille jument jaune avait raison de hennir lorsqu'elle passait, selon sa fantaisie, d'un bord à l'autre de la route, portant son maître toujours absorbé dans la recherche des nouvelles perfections dont il voulait doter le monde futur! Les bêtes ne le sont pas tant qu'on pense, et si la jument hennissait, c'était sans doute par orgueil de sentir sur son dos ce fardeau aussi rare sur une selle que partout ailleurs: un homme de bien.

Heureux, content, choyé, Gaston atteignit sa huitième année. A cette date, on vit souvent Mademoiselle en conférence avec son notaire. Le soir, elle s'oubliait pensive près du lit de son neveu, qu'elle embrassait de temps à autre, tout en prenant garde de ne pas l'éveiller.

«Chère tante, dit-il une nuit qu'elle le croyait endormi, pourquoi pleures-tu?

—Je songe à ton avenir, répondit Mademoiselle, qui souleva l'enfant pour le presser contre son coeur.

—Vas-tu donc m'envoyer au collége, ainsi que le demande mon parrain?

—Pas encore; mais il faudra nous y résoudre; tu n'es pas riche et tu dois apprendre à travailler.

—Je veux bien travailler; ce que je ne veux pas, c'est te quitter. Tu es riche, toi!

—Hélas! non, cher petit, murmura Mademoiselle, dont les larmes recommencèrent à couler.

—Et c'est pour cela que tu pleures? Ris donc, va! lorsque je serai grand, je saurai bien gagner de l'argent pour toi et pour Catherine.»

Et, prenant la main de Mademoiselle entre les siennes, l'enfant se rendormit.

Catherine, sans connaître le docteur Pangloss, était presque de son avis. Que lui manquait-il? la maison était assez vaste pour occuper son activité, et, après Mademoiselle, Gaston ne chérissait personne autant que la vieille servante. L'été, elle conduisait son favori chez Françoise, à Maulette, où Petit-Pierre, gars de la plus belle venue, s'évertuait à compléter l'éducation de son frère de lait. Il l'entraînait au grenier, parmi les bottes de foin; à l'étable, où Jeannette, tout en ruminant, contemplait d'un air pensif les deux amis. Puis on visitait le poulailler pour chercher des oeufs, et enfin on revenait dans l'enclos pour grimper aux arbres. Le docteur approuvait ces exercices hygiéniques. Parfois, les jours de vacances, il prenait son filleul en croupe et lui exposait, entre deux visites, quelques-unes de ses théories sur les sociétés de l'avenir.

«Il y a donc des gens méchants? demanda un jour Gaston.

—Non, répondit le docteur, il n'y a que des ignorants qu'il faut plaindre; le mal, sur la terre, vient de l'ignorance.

—Catherine ne sait pas lire, mon parrain, et tout le monde la trouve bonne.»

Le docteur sourit et pinça le bout de l'oreille de l'enfant.

«Tu me comprendras plus tard», dit-il.

Ces jours d'excursion, Mademoiselle se rendait au-devant de son ami et de son neveu, vers l'heure présumée de leur retour. Gaston était le premier à l'apercevoir, tantôt assise au bord d'un fossé, tantôt cheminant sur la route, un livre à la main, abritée sous une vaste ombrelle. Si le docteur eût alors écouté son compagnon, la vieille jument aurait pris le galop pour rejoindre plus vite la chère promeneuse. Quelquefois Gaston, impatienté de la lente allure de la bête, se laissait glisser à terre et s'élançait pour tomber hors d'haleine entre les bras de Mademoiselle, qui le grondait de sa course folle, tout en l'embrassant. Le docteur arrivait à son tour, et les trois amis regagnaient la ville, salués par les piétons et les cavaliers. On faisait halte pour voir le soleil disparaître derrière les murailles de l'ancien château et embraser ses créneaux de lueurs rouges.

«Le progrès…» commençait le docteur.

Mais il était bientôt interrompu par une consultation en plein air. Du fond d'une charrette dont une fermière coiffée d'un grand bonnet, à la jupe rayée, au fichu croisé, guidait la haridelle, sortaient cinq ou six gars perdus dans leurs cols de chemise. Dociles aux ordres de la matrone, l'un montrait sa langue, l'autre un genou endommagé par une chute, un troisième une blessure honorablement acquise dans une lutte avec un de ses pareils. Gaston, parti en avant, cueillait des pâquerettes et des boutons d'or, regardait les cousins diaphanes danser sur l'eau des fossés, les bourdons s'enfuir effarés, les pies sautiller dans les prés humides. Le ciel s'incendiait vers le couchant, on entendait mugir, au fond des chemins creux, les bestiaux qui regagnaient l'étable et que gourmandait une voix d'enfant. De la masse sombre des taillis, bordés de tanaisie aux fleurons d'or, de mûriers sauvages et de fines bruyères, sortaient, comme des apparitions fantastiques, de vieilles femmes courbées sous un fardeau de bois mort. Un paysan, assis sur un cheval de labour, traînait une herse aux dents polies, et la mèche bruyante de son fouet décapitait au passage une grappe de gaillet ou la tige cotonneuse d'un bouillon-blanc. La nuit venait, lente, paisible, majestueuse, rétrécissant peu à peu l'horizon. Les grillons faisaient bruire l'air imprégné de senteurs balsamiques; de légères vapeurs montaient du sol, s'irisant sous un dernier rayon; on eût dit qu'une main invisible agitait une de ces étoffes chatoyantes dont l'oeil veut en vain préciser la couleur. La nature, comme recueillie, apaisait ses voix tumultueuses, et le grand silence des solitudes semblait descendre avec l'ombre sur la plaine déserte. Mais bientôt le cri moqueur d'un coucou s'élevait du fond d'un bois, et les grenouilles préludaient au loin à leur monotone concert. Une cloche d'église tintait à l'improviste; la brise emportait les notes vibrantes et les semait sur la vallée. A ce signal, des chauves-souris échappées de la vieille tour commençaient leur chasse nocturne; des vers luisants allumaient leurs fanaux dans l'herbe; les trembles frémissaient. Toujours ému par la grandeur et l'harmonie solennelle de ces couchers du soleil, le docteur s'arrêtait, l'âme rêveuse, l'oreille charmée, l'oeil fixé sur le ciel où brillaient les étoiles, et secouait sa tête grise en murmurant: «Spinoza s'est trompé: il y a un Dieu.»

Peu à peu on pénétrait dans la grande rue où Mademoiselle et son compagnon suffisaient à peine à répondre aux bonsoirs qui les accueillaient. Bientôt on apercevait Catherine, installée sur le seuil de la maison, inquiète, comme toujours, de l'absence de sa maîtresse. Le plus souvent, le docteur prenait place à table, et, à l'heure du café, Dieu sait si le monde était réformé et l'humanité heureuse!

«Tu verras tout cela, toi, disait-il en caressant la joue de son filleul, qui luttait contre le sommeil; le progrès…»

A ce mot, Gaston fermait les yeux, croyant les ouvrir, et se trouvait transporté sur la place du marché. L'église, la vieille tour, les deux écussons du notaire et l'énorme rasoir qui servait d'enseigne au coutelier lui apparaissaient noyés dans une lumière éblouissante. Cinq ou six soleils brillaient dans le ciel, et les passants, par la mise et les traits, ressemblaient à Mademoiselle, à Catherine ou au docteur. C'est ainsi que l'enfant voyait en rêve le monde perfectionné de son parrain; aux hommes devenus bons, il ne pouvait prêter une autre forme que celle des êtres dévoués qui ne savaient que lui sourire depuis qu'il était né.

Un soir de l'automne de 1842, un vent furieux, âpre, glacial, ébranlait les maisons de Houdan et présageait le retour de l'hiver. Neuf heures sonnaient; Catherine tricotait près de Mademoiselle; Gaston, établi sur une chaise, lisait à haute voix un conte de Berquin. Le petit garçon interrompait parfois sa lecture pour écouter la bise siffler dans la cheminée ou le bruit de la girouette, qui représentait un chasseur visant un gibier imaginaire. Catherine levait alors les yeux, mais sa maîtresse, perdue dans une rêverie, semblait ne pas s'apercevoir de l'interruption. C'est que, l'âme émue, elle prêtait l'oreille aux plaintes désespérées de la rafale, qui tantôt murmurait avec une voix plaintive et tantôt rugissait comme irritée.

«Catherine, dit Gaston à voix basse en posant son livre sur les genoux de la vieille bonne, qui est le plus fort, le vent ou les arbres?

—Le vent, monsieur Gaston, car il déracine jusqu'aux chênes.

—Comment peut-il être aussi fort, puisqu'on ne le voit pas?

—On ne voit pas Dieu qui pourtant est plus fort que le vent, dit
Catherine en introduisant une de ses longues aiguilles sous sa coiffe.»

L'enfant allait reprendre sa lecture; mais il releva de nouveau la tête:

«Pourquoi le vent fait-il semblant de rire et de pleurer? demanda-t-il; écoute…

—Il pleure lorsqu'il passe sur le cimetière, répondit la Normande, qui se signa.

—Et pourquoi rit-il?»

En ce moment, le marteau de la porte retentit.

Mademoiselle tressaillit; ses yeux inquiets interrogèrent ceux de
Catherine, qui restait bouche béante.

«On dirait…», murmura-t-elle sans pouvoir achever.

Le marteau résonna de nouveau; la servante s'élança: il y eut un grand bruit de voix, puis Catherine reparut précédant M. Alexis de La Taillade et son épouse, la propriétaire du Coeur-Enflammé.

III

LA PROPRIÉTAIRE DU COEUR-ENFLAMMÉ.

A la vue de son frère, Mademoiselle se rapprocha de Gaston; ses lèvres pâlirent, ses yeux se remplirent de larmes, et son bras droit s'étendit vers la tête bouclée de l'enfant, comme pour le protéger. Le soudard n'avait guère changé depuis son départ. Sa face niaise, bouffie, rugueuse, marbrée de plaques rouges, apparaissait au-dessus d'un col noir éraillé. Il était vêtu d'un pantalon de drap clair et d'une de ces longues redingotes dites à la propriétaire, dont les Allemands perpétuent la mode à Paris. D'une main, il tenait gauchement un chapeau gris, de l'autre la fameuse pipe noire dans le fourneau de laquelle plongeait un de ses doigts. Il salua militairement et demeura immobile, tandis que sa femme s'avançait de quelques pas.

«C'est ton môme? s'écria-t-elle en désignant Gaston, il est gentil.»

La nouvelle marquise de La Taillade, qui pouvait avoir une quarantaine d'années, en représentait au moins cinquante. C'était une grande femme sèche, anguleuse, à la peau jaune, aux yeux de fouine, et dont une dent malvenue entr'ouvrait les lèvres minces. Coiffée d'un de ces bonnets de laine si fort à la mode vers 1840, elle portait, suspendu au bras gauche, l'indispensable cabas d'alors. Drapée dans un châle de laine, étranglée dans une robe d'indienne, chaussée de socques qui la grandissaient encore, elle n'avait rien d'avenant, en dépit du sourire qu'elle ébauchait à l'adresse de sa belle-soeur. En somme, le noble couple, dont l'écusson portait une fleur de lis, ressemblait, à s'y méprendre, à ces chanteurs ambulants dont le type primitif a disparu comme les socques, les bonnets de laine et les cabas.

Tout en continuant la grimace qui lui servait de sourire, Mme de La Taillade se pencha vers Gaston. L'enfant recula et se tapit derrière sa tante, toujours immobile. Mademoiselle sentait son coeur bondir et ne pouvait parler. Elle contemplait son étrange belle-soeur avec une surprise douloureuse, et les deux larmes suspendues à ses cils coulèrent enfin. Devenue écarlate à cette vue, Catherine retroussa ses manches, frotta avec énergie ses bras nus, fit craquer ses doigts, tandis que son regard se promenait de M. de La Taillade à sa femme, puis s'arrêtait sur une énorme paire de pincettes qui reluisait au coin de la cheminée. La brave fille se demandait sans doute si l'heure n'était pas venue de sauver à la fois Mademoiselle et Gaston en assommant d'un seul coup les deux intrus.

Mme de La Taillade s'était avancée d'un pas, ses prunelles, dures et luisantes comme celles des animaux carnassiers, se fixèrent sur la soeur de son mari, qui peu à peu reprenait son sang-froid.

«Embrassez votre père, Gaston, dit Mademoiselle, dont la voix tremblante trahissait l'émotion intérieure.»

L'enfant leva vers sa tante ses grands yeux limpides et se dirigea avec lenteur vers celui qu'on lui ordonnait d'embrasser.

«Bonsoir, monsieur», dit-il en présentant son front.

Le soudard, un moment embarrassé, plaça son chapeau et sa pipe sur le marbre de la cheminée, considéra un instant son fils et lui prit la tête entre ses deux grosses mains.

«Une, deux…, hope-là, mon luron! s'écria-t-il en le soulevant de terre.»

Gaston ainsi suspendu devint pâle.

«Vous me faites mal», murmura-t-il.

M. de La Taillade, interdit du peu de succès de sa gentillesse, le laissa retomber.

«Et moi, mon mignon, ne m'embrasses-tu pas? dit Mme de La Taillade, qui tenta de saisir l'enfant au passage.»

Comme un oiseau qui fuit la griffe d'un chat, Gaston se jeta dans la jupe de Catherine.

«Petit grincheux, ne sais-tu pas que je suis ta maman?

—Ma mère est au ciel, répondit Gaston aussitôt qu'il se vît hors d'atteinte.

—Mais c'est moi qui la remplace», reprit la grande femme.

L'enfant secoua sa jolie tête bouclée et se pressa plus fort contre
Catherine qui, sur un signe de Mademoiselle, disparut avec son favori.

Il y eut un moment de silence. Mme de La Taillade ne cessait de regarder sa belle-soeur; Alexis soufflait dans le tuyau de sa pipe qui crépitait; Mademoiselle, debout, chiffonnait la collerette qu'elle raccommodait quelques minutes auparavant.

«Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, ma chère soeur», dit enfin l'horrible femme d'un ton ironique.

Les joues de Mademoiselle s'empourprèrent, elle courba la tête comme pour éviter le choc d'un projectile et fit un pas vers son frère.

«Puis-je savoir, monsieur, lui dit-elle, ce qui me vaut votre visite?»

Le soudard, embarrassé, souffla plus fort dans sa pipe, ferma un oeil, caressa son épaisse moustache, fit un mouvement d'épaules comme pour remonter le sac qu'il avait si longtemps porté, et regarda sa femme d'un air piteux.

«Nous venons chercher le petit, dit celle-ci de sa voix aigre; Alexis ne peut plus vivre sans lui.

—Cette menace de vos dernières lettres est donc sérieuse? s'écria
Mademoiselle.

—Une menace! reprit Mme de La Taillade, dont la dent malencontreuse saillit comme celle d'un dogue, n'est-il pas naturel qu'un enfant vive auprès de son père? Un chérubin, c'est ce qui manque à notre ménage pour qu'il soit parfait. Pas vrai, Alexis?»

Mademoiselle ne regarda même pas sa belle-soeur; elle se rapprocha de son frère, dont les yeux ternes clignotaient, et qui continuait à remonter son sac.

«Sur mon honneur, dit-elle, tout l'argent dont je pouvais disposer vous a été remis, y compris la part qui revenait à votre fils sur la dot de sa mère. Au nom de la pauvre morte, monsieur, ne me causez pas cette affreuse douleur de m'enlever Gaston.

—Là, là, ma chère belle-soeur, s'écria Mme de La Taillade, n'attendrissez pas Alexis; il pleure facilement, ce pauvre chéri, surtout lorsqu'on lui parle de la défunte. Ordonnez qu'on lui serve une goutte de quelque chose, afin qu'il nous laisse en repos, et traitons ensemble cette petite affaire. Je suis un agneau, moi; nous nous entendrons.»

Le regard de Mademoiselle se détourna d'Alexis, qui balançait sa tête comme celle d'un magot chinois, pour se reporter sur l'agneau dont la mise, le type, les gestes, le son de voix étaient bien faits pour surprendre une provinciale élevée par une chanoinesse. Certes, Mademoiselle n'avait jamais soupçonné son frère d'avoir contracté une alliance qui ne fût pas une mésalliance, mais elle se demandait à quelle branche de la famille humaine pouvait appartenir cette créature roide, sèche, vulgaire, et quel charme invisible avait pu amener Alexis à lui donner son nom. Bien que Mademoiselle, autant par esprit que par religion, fût exempte de préjugés, elle sentait une répugnance profonde à débattre avec cette inconnue ce qu'elle considérait comme le but capital de sa vie,—l'avenir et le bonheur de Gaston. Elle surmonta cependant sa répulsion.

«Je veux croire à votre bonté, dit-elle en regardant bien en face Mme de La Taillade; mais, je vous en prie, rassurez-moi d'abord sur les intentions de mon frère au sujet de son fils.»

Blanchote, ainsi que la nommait Alexis, était loin d'être timide; une flamme intérieure éclaira ses prunelles qui, cependant, ne purent soutenir le regard loyal de Mademoiselle. Elle se retourna brusquement vers son mari.

«Hein, chéri, l'aime-t-elle! Bourre donc ta pipe, tu nous agaces à souffler comme ça dans le tuyau.»

Puis elle entr'ouvrit son cabas, fouilla dans la poche de sa robe et finit par se frotter les yeux du revers de sa main.

«Pauvre chérubin, continua-t-elle enfin, n'était son éducation dont il faut s'occuper, Alexis n'aurait jamais songé à vous le reprendre. J'ai voulu le raisonner; bast! vous devez le connaître, il n'est pas facile de le faire démordre d'une idée. «Ça me crève l'âme pour ma soeur, répète-t-il; mais la jeunesse doit s'instruire. Il ne sort pas de là!»

Mademoiselle ne put dissimuler un geste de dégoût; elle n'était pas dupe de cette feinte bonhomie, et l'hypocrisie lui était odieuse. Elle se rapprocha de nouveau de l'ex-sergent, qui, n'osant plus souffler dans sa pipe, tassait son mouchoir au fond de son chapeau et remontait son sac.

«Vous voulez de l'argent, lui dit-elle, et je n'en possède plus. J'ai élevé votre fils sans songer à me mettre en garde contre vos exigences, sans songer qu'un jour vous chercheriez à me l'enlever. Voyons, monsieur, tout sentiment humain ne peut être mort en vous. Emmener Gaston, c'est le livrer à la misère, c'est le plonger de gaieté de coeur dans le bourbier où vos vices vous condamnent à vivre. Ayez pitié de sa jeunesse, si vous n'avez pitié de moi. Il partagera mon pain jusqu'à l'heure de ma mort, il saura porter le nom de nos ancêtres, et je vous jure de lui apprendre à vous respecter.»

Alexis avait reculé de quelques pas; Blanchote vint à son secours.

«Vous y voyez clair, dit-elle, j'aime mieux ça que de chercher midi à quatorze heures. Il dépend de vous de le conserver ce mioche, auquel vous paraissez tenir comme à vos yeux. Prêtez-nous deux mille francs, qui me serviront à m'établir de nouveau, car votre amour de frère a bu jusqu'au comptoir du Coeur-Enflammé. Mais il est dompté; je vous réponds de lui, il ne boira désormais que ce qu'il aura gagné, dût-il tirer la langue d'une aune.

—Je n'ai plus d'argent, répondit Mademoiselle d'un ton navré.

—Allons donc, deux mille balles? vous en avez envoyé plus de dix à votre frère pour son absinthe? Puis, c'est cossu, chez vous, sans vous offenser; ça sent le pain sur la planche. Voilà des meubles et des tapisseries qui se vendraient cher à Paris, je m'y connais. D'ailleurs, vous pouvez emprunter sur la bicoque, je sais qu'elle est à vous.»

Mademoiselle secoua tristement la tête; depuis plus d'un an, afin de satisfaire aux exigences d'Alexis, elle avait hypothéqué la petite maison qu'elle tenait de son tuteur.

«Vous réfléchirez, reprit Mme de La Taillade, qui se drapa dans son châle et dont les socques résonnèrent sur le parquet; nous ne repartirons que demain soir, avec ou sans l'enfant, à votre choix. Viens, chéri; ne vous dérangez pas; Alexis doit connaître les êtres.»

En ce moment Catherine parut, rouge comme la crête d'un coq et armée d'un balai, bien qu'il ne fût guère l'heure de se servir de cet ustensile; Mademoiselle s'était laissé choir sur un fauteuil, elle se redressa brusquement.

«Catherine!» s'écria-t-elle d'une voix impérieuse.

Il était temps; deux secondes de plus, et le balai, manié avec une énergique maladresse, aurait heurté le dos de Blanchote et aplati le chapeau d'Alexis. M. et Mme de La Taillade se retournèrent au cri poussé par Mademoiselle, et, frappés sans doute de l'attitude de la robuste Normande, jugèrent à propos de sortir à reculons, tout en murmurant autre chose que des patenôtres. Catherine suivit pas à pas les deux époux, balayant le parquet derrière eux avec une vigueur pleine de sentiments contenus.

La visite de M. de La Taillade, inattendue pour Catherine, n'était qu'un événement trop prévu par Mademoiselle, qui, depuis six mois, vivait sous la menace incessante de se voir enlever Gaston. Pour satisfaire aux exigences, sans cesse renouvelées de son frère, elle avait dû vendre peu à peu ses bijoux, hypothéquer sa maison et consacrer une partie de son revenu à solder l'intérêt de cet emprunt. Insensiblement, la misère s'approchait de l'hospitalière demeure autrefois si riante dans sa médiocrité. Encore un pas, et le hideux spectre allait s'asseoir au foyer glacé et mesurer le pain à ses hôtes. Effrayée, Mademoiselle s'était enfin décidée à se confier au docteur Fontaine. Celui-ci se plaignit avec amertume de n'avoir pas été consulté plus tôt. Il écrivit sur l'heure à M. de La Taillade, lui signifiant qu'il ne devait plus compter sur la faiblesse de sa soeur, réduite au strict nécessaire par ses libéralités passées. Bien que sachant à qui il s'adressait, le brave médecin ne put se défendre, au passage, d'invoquer l'humanité et le progrès, ce soleil du monde futur. D'un autre côté, il rassura son amie sur les suites possibles de cette brusque rupture, et lui démontra qu'Alexis, paresseux et incapable de se suffire à lui-même, se garderait bien de s'embarrasser de son fils.

Mademoiselle, les deux mains étendues sur son visage, était retombée sur son fauteuil. Elle releva la tête au bruit de la porte extérieure qui se refermait avec fracas. Avait-elle rêvé? Non, hélas! elle allait perdre Gaston, car ses ressources épuisées ne lui permettaient plus le moindre sacrifice. Elle se repentit de n'avoir pas retenu son frère, de n'avoir pas cherché à gagner le coeur de cette femme devant laquelle il semblait trembler, et fondit soudain en larmes.

«Bonté du ciel, ma chère maîtresse, s'écria Catherine qui venait de
reparaître, faut-il que je vous voie pleurer! Eux, emmener M. Gaston?
Ah! bien oui, ils ne sont pas de force, allez! Qu'elle y vienne donc, la
Parisienne, et je la coiffe de son cabas!

—Ils veulent de l'argent, ma bonne Catherine, et je possède à peine ce qui nous est indispensable pour vivre.

—Ah, les voleurs! mais ça n'est pas du monde, ces gens-là! Attendez, j'ai cinq cents francs, moi, je vais leur acheter M. Gaston…

—Ils en exigent deux mille, ma pauvre Catherine.»

La brave servante demeura interdite. Pour son esprit naïf, deux mille francs représentaient une de ces sommes fabuleuses dont on parle, mais qu'un souverain seul peut réunir.

«Il faut prévenir le maire, s'écria-t-elle enfin.

—Le maire est impuissant, répliqua Mademoiselle, mon frère a le code pour lui.»

Pour le coup, Catherine cessa de comprendre. Le code, quel était ce personnage plus puissant que M. le maire, et assez injuste pour donner raison à l'ex-sergent contre Mademoiselle? Mais non, la douleur égarait sa maîtresse, et le code, si hardi qu'on le supposât, ne pourrait commettre une énormité qui révolterait tous les honnêtes gens. Qui donc, depuis sa naissance, soignait, entretenait, nourrissait Gaston, et qui donc oserait soutenir qu'il n'était pas la propriété de Mademoiselle? Catherine feignit pourtant de se rendre aux explications de sa maîtresse, tout en se proposant d'éveiller au jour le docteur Fontaine. Par malheur, en ce moment même, le docteur se mettait en selle pour se rendre au château de Pontchartrain.

L'heure avançait; il fallut avoir recours à la prière pour obtenir de Catherine qu'elle allât se reposer, et pour lui arracher la promesse formelle qu'elle accueillerait le lendemain M. et Mme de La Taillade autrement qu'avec son balai.

Demeurée seule, Mademoiselle s'établit près du lit de son neveu. L'enfant dormait d'un sommeil paisible; ses boucles blondes inondaient son oreiller; ses mains croisées soutenaient sa tête. Au dehors, le vent continuait à souffler par rafales; la girouette grinçait, et vingt autres girouettes, comme entraînées par l'exemple, pivotaient à leur tour, changeant sans cesse le point de mire de leurs impassibles chasseurs. L'âme pleine de pensées lugubres, Mademoiselle ne relevait le front que lorsqu'un tourbillon accourait à l'improviste, secouait les fenêtres avec rage, enveloppait la maison, essayait de l'ébranler, et fuyait en sifflant comme un malfaiteur qui appelle à son aide des compagnons invisibles. A ces furieux efforts succédait un silence profond; on entendait alors la respiration de Gaston et le tic-tac de la grande horloge qui comptait dans l'ombre les secondes de l'éternité. Parfois un meuble craquait et faisait tressaillir Mademoiselle, qui prêtait machinalement l'oreille. Ses larmes coulaient encore, et sous son front endolori les idées se pressaient amères et confuses. Gaston allait partir, être malheureux, et elle ne pouvait rien. Elle regardait l'enfant d'un oeil voilé, aussi brisée, aussi morne, aussi anéantie que si elle l'eût contemplé mort entre les planches d'un cercueil.

La première lueur du jour la surprit encore accoudée sur le lit de son neveu. A force de penser, son cerveau ne lui présentait plus qu'une image infidèle des choses, et sa raison, fatiguée de chercher une solution introuvable, la demandait au monde surnaturel. Elle songeait qu'à la dernière heure Dieu pourrait intervenir; puis, retombant dans la réalité, elle rêvait de se rendre avec Catherine dans la tour de l'ancien manoir, et de creuser la terre pour trouver les trésors que la rumeur publique prétendait y avoir été enfouis. Parfois aussi elle pressait son front entre ses mains comme pour en faire jaillir un moyen de gagner en une semaine, en un jour, en une heure, un peu de cet or devenu nécessaire pour assurer son bonheur. Hélas! Gaston avait comblé tous les vides de ce coeur créé pour être celui d'une épouse, d'une mère, et que l'indifférence des hommes avait meurtri sans le dessécher.

A la vue du premier rayon qui vint s'implanter comme un javelot d'or dans les rideaux de Gaston, Mademoiselle se leva, les membres engourdis. Elle se rapprocha de la fenêtre et appuya sa tête en feu contre la vitre glacée. Son regard erra dans le jardin. Des oiseaux se querellaient; on les voyait sautiller entre les branches déjà nues des pommiers, tandis que des merles parcouraient magistralement les plates-bandes. Au milieu d'une allée, une petite charrette remplie de cailloux barrait le passage: c'étaient les matériaux que Gaston transportait depuis deux jours, afin d'édifier un château où il devait loger sa tante, Catherine et le docteur. Mademoiselle poussa un soupir et ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut pour regarder au loin, par-dessus les haies, un champ immense qui commençait à jaunir. Le ciel, sans un seul nuage, empruntait au soleil levant de splendides teintes orangées; le sol jonché de feuilles rousses rappelait seul la tourmente de la nuit. Mademoiselle s'enveloppa d'un châle, sortit sans bruit et se rendit au cimetière. Un vieux fossoyeur achevait de creuser une tombe et disparaissait à demi dans le trou béant. Il se redressa au bruit des pas de la visiteuse matinale, qui, si légers qu'ils fussent, faisaient crépiter les feuilles. Elle passa sans le voir. Le sourire qui avait éclairé un instant la face du vieillard s'effaça.

«Il y a du nouveau,» murmura-t-il en branlant la tête.

Il trancha du revers de sa bêche deux ou trois vers qui se tordaient sur la terre brune et reprit sa tâche funèbre, après avoir craché dans ses mains calleuses. La cloche de l'église tinta; en cet instant, Mademoiselle s'agenouillait sur la pierre qui, depuis dix ans, recouvrait la dépouille de la mère de Gaston.

Le soir du même jour, ménageant sa monture fatiguée, le docteur revenait de Pontchartrain. Au moment d'abandonner la grand'route pour s'engager sur un sentier, il entendit le bruit de la diligence de Brest cachée par un taillis, et s'arrêta pour la voir passer. Elle arriva au galop furieux de ses chevaux frais. Le docteur releva ses lunettes; sous l'ombre de la bâche de cuir qui recouvrait l'impériale, il avait cru reconnaître M. de La Taillade et Gaston.

«Je suis fou,» pensa-t-il.

Cependant son coeur battait, et il regardait fuir avec inquiétude le lourd véhicule qui rebondissait sur les pavés, vacillant, de droite à gauche, au milieu d'une poussière vermeille. Tout à coup le docteur tourna bride, et tenta de faire galoper sa jument. Une heure plus tard, il mettait pied à terre devant la demeure de sa vieille amie, et s'élançait vers le salon. Mademoiselle, comme au lendemain du mariage de celui qu'elle avait aimé, se débattait dans le délire de la fièvre entre les bras de Catherine éplorée.

IV

OU PEUT CONDUIRE L'AMOUR DU CANON.

En dehors de la probité la plus stricte, d'une propreté réglementaire et de l'exactitude, l'esprit borné d'Alexis ne comprenait rien aux lois du monde. Boire lui semblait le but de la vie, à tel point que le malheur, lorsqu'il y songeait, lui apparaissait sous l'aspect d'un verre vide. Dressé à l'obéissance passive, le soudard s'inclinait devant les ordres de sa femme comme autrefois devant ceux de son lieutenant, heureux qu'on voulût bien se charger de penser pour lui. Blanchote, par contre, ne manquait ni d'initiative ni d'esprit. Orpheline à cinq ans, recueillie par une vieille mendiante qui se fit d'elle un gagne-pain en la plaçant dans une fabrique, la misérable créature ne se souvenait guère de son enfance que comme d'une époque où on la battait et où elle avait toujours faim. À quinze ans, elle s'amouracha d'un hideux vaurien, travailla pour lui, et reçut force coups sous prétexte de jalousie. Son homme, ainsi qu'elle appelait avec orgueil le bandit dont elle était devenue l'esclave, fut un jour convaincu de vol avec effraction dans une maison habitée et condamné aux travaux forcés. Blanche, enfermée dans une maison de correction, en sortit au bout de deux ans plus corrompue qu'elle n'y était entrée; sa laideur seule l'empêcha de vivre de son corps. Pour manger maigrement, acquérir les haillons qui la couvraient, et trouver chaque soir un abri, elle déploya plus de ruse, plus d'énergie, plus d'invention, plus d'habileté qu'il n'en faut pour devenir ministre d'État. Dans certaines couches inférieures de la société, où manger est un problème qu'il faut résoudre chaque matin d'une manière différente, un bon sentiment devient une faiblesse dont on se garde mieux que d'un vice. Blanche fut méchante par nécessité autant que par nature.—Le lion qui connaît sa force peut épargner une victime; l'araignée qui vit de ruses ne pardonne jamais.

A trente-cinq ans, après avoir exercé vingt métiers, Blanche réalisa un des rêves de sa vie:—elle put s'établir. Elle se mit à la tête d'un café borgne qu'elle acquit au prix de six cents francs, mobilier compris. On buvait, on mangeait, on couchait au rabais dans l'établissement du Coeur-Enflammé, où de complaisantes maritornes attiraient les chalands. Alexis fut amené dans ce bouge par un ancien soldat de sa compagnie. Sa dépense émerveilla la propriétaire, et le soudard, choyé, dorloté, s'établit à demeure dans cet éden où chacun obéissait à sa voix, où il trouvait toujours des amis pour trinquer. Quatre années s'écoulèrent, et un matin, sans qu'il pût trop s'expliquer comment, Alexis se rendit à la mairie de son arrondissement en compagnie de son hôtesse, à laquelle il jura protection et fidélité.—Blanchote croyait épouser non-seulement un marquis, mais un richard; aussi voulut-elle se marier à l'église pour mieux serrer le noeud qui la transformait en grande dame.

«M'ame La Taillade,» comme la nommaient ses amies, acheta une commode, une robe de soie, une chaîne d'or et quatre tableaux représentant la douloureuse histoire d'Imogine et d'Alonzo. Une fois dans ses meubles, pour employer son expression, elle donna carrière à ses goûts artistiques en fréquentant l'Ambigu, les Funambules et les Folies-Dramatiques. Elle se reposa de la direction du Coeur-Enflammé sur une de ses servantes qui entretenait un commissionnaire et souhaitait de succéder à sa maîtresse. Au bout de dix-huit mois, les deux époux étaient criblés de dettes, la soif permanente d'Alexis croissait, et il ne recevait plus d'argent que de loin en loin. Ce fut vers cette époque qu'il commença à se plaindre de sa soeur.

«Elle a brisé ma carrière, disait-il, en m'obligeant à déposer mes galons au moment où j'allais passer officier.»

Blanchote, éclairée trop tard sur les ressources de son mari, comprit la faute qu'elle avait commise en négligeant le misérable commerce qui, au moins, lui donnait du pain. Elle pleura lorsqu'il lui fallut vendre sa chaîne d'or, abandonner le Coeur-Enflammé à sa servante et recommencer à vivre au jour le jour. Un soir que le dîner faisait défaut, l'ancienne maîtresse du forçat insinua doucement à Alexis qu'il serait bon de réparer aux dépens du prochain les torts de la fortune. A sa grande surprise, le soudard, toujours si impassible, bondit. Il prit un ton si résolu pour menacer la mégère de la jeter par la fenêtre si jamais elle renouvelait cette proposition, qu'elle se le tint pour dit et cacha soigneusement ses propres méfaits.

Durant deux années, le triste ménage vécut en partie des expédients de Mme de La Taillade, dont le cabas semblait parfois une corne d'abondance. Elle l'emportait vide et reparaissait le soir le front plissé ou l'oeil étincelant, selon la récolte. Du fond de l'étroit panier, Alexis voyait surgir du pain, du bois, de la viande, de la ferraille, des vêtements. Blanchote avait une chance miraculeuse: elle ne pouvait mettre un pied dehors sans trouver sur sa route un marteau, une culotte, une volaille, un chenet, un livre, ou des objets de mince valeur qui, revendus plus tard en bloc, aidaient à ne pas mourir de faim. Parfois une petite somme envoyée par Mademoiselle ramenait momentanément le bien-être dans le galetas. On payait le propriétaire, le boulanger, le marchand de vin; puis venait la curée qui suit tout long jeûne, et l'on retombait vite dans cette incertitude du lendemain qui est la vie d'une moitié du monde.

Dans une de ses alternatives de richesse, M. de La Taillade se lia avec un ancien dragon qui recrutait des blancs pour les bureaux de remplacement militaire. La première qualité pour exercer ce mandat consistait à boire sec, et, sous ce rapport, Alexis ne connaissait pas de rival. Bientôt, grâce aux leçons de son nouvel ami, le soudard eut une profession. Dès le matin, il parcourait les abords de la place de Grève, rendez-vous ordinaire, à cette époque, des Alsaciens et des Lorrains venus à Paris pour chercher fortune, et conduisait au cabaret ceux que leur mine ou leur mise lui désignait comme à bout de ressources. Là, Alexis provoquait leurs confidences, les grisait à demi, leur vantait la cuisine des casernes, leur expliquait de quelle façon un soldat patient peut devenir général, et appuyait sur les bonnes fortunes que l'uniforme attire à ceux qui l'endossent. Une fois ses convives ébranlés, il les entraînait chez un agent aux lunettes d'or, à la voix magistrale, dont les piles d'écus neufs, rangées avec ostentation sur une table chargée de paperasses, achevaient de griser les futurs maréchaux. Les pauvres diables aliénaient leur liberté pour cinq cents francs qui en rapportaient mille au monsieur en lunettes. Ce mode de recrutement, encore en vigueur chez beaucoup de nations européennes, est celui dont on se sert en Afrique pour embaucher les nègres destinés à cultiver le coton,—tant il y a loin de la barbarie à la civilisation.

M. de La Taillade devint de première force à ce métier de racoleur qui convenait si bien à ses goûts simples. Peu à peu il tira même vanité de ses succès, car il croyait travailler au bonheur de ses semblables en leur ouvrant la carrière des armes. La prime qu'il touchait variait entre quinze et trente francs, selon qu'il fournissait un fantassin ou un cuirassier. Par malheur, Alexis se laissait souvent emporter par l'enthousiasme. L'engagement signé, il ramenait ses victimes au cabaret, buvait à leurs futures épaulettes et dépensait jusqu'au dernier sou de la somme qu'ils venaient de lui rapporter. Blanchote, furieuse, songeait avec amertume que si elle eût pu établir un débit de liqueurs rue Jean-Pain-Mollet, théâtre ordinaire des exploits de son mari, la consommation de ce dernier eût suffi pour l'enrichir. Ce fut à la suite de ces réflexions que Mademoiselle reçut les missives menaçantes auxquelles le docteur répondit une fois pour toutes. Mais Mme de La Taillade avait de la persévérance et ne se décourageait pas pour une rebuffade. Elle mûrit son plan, prépara ses batteries et profita d'une bonne aubaine,—trois dragons embauchés d'un seul coup,—pour entraîner Alexis à Houdan.

On a vu la douleur, l'appréhension qui se peignirent sur le visage de Mademoiselle à l'apparition subite de son frère. Il n'en fallut pas davantage pour convaincre Blanchote qu'elle avait agi sagement, et qu'un peu de fermeté lui vaudrait l'établissement dont elle rêvait déjà l'enseigne. Une fois dans la rue, après avoir exhalé d'une manière aussi brève qu'énergique son opinion sur Catherine et son insolent balayage, elle saisit le bras d'Alexis, qui la guida vers le Soleil-d'or.

«En dépit de cette pécore à qui je garde un chien de ma chienne, lui dit-elle, nous aurons les pièces de cent sous, chéri. Pas de bêtises, surtout; j'ai étudié le terrain; retiens ta langue pendant vingt-quatre heures, et je te promets du kirsch pour le reste de tes jours.

—Mais si ma soeur n'a plus d'argent?

—Serin! Et la cahute, et les meubles, et les tapisseries? Ta soeur vendra son bonnet plutôt que de nous donner le mioche; c'est jugé, va.

—Pourtant, si elle refuse, nous ne pouvons nous charger du petit.

—Ne canne pas d'avance, hein! j'ai mes idées sur cet enfant, sans compter que la nuit porte conseil.»

Ce soir-là, M. de La Taillade et Gaston s'endormirent seuls tranquilles. Tandis que Mademoiselle se désespérait, que le docteur absent veillait au chevet d'un malade, que Catherine rêvait pour le lendemain l'apparition d'un gendarme terrassant le code, Blanchote achevait de composer l'enseigne de son établissement futur.

Jusqu'à trois heures de l'après-midi, Mademoiselle put croire que son frère, renonçant au projet d'emmener Gaston, avait repris la route de Paris. Mais le timbre de la vieille horloge vibrait encore lorsque le pas de l'ex-sergent retentit. Il salua sa soeur, la remercia de ses bontés passées, embrassa Gaston et lui glissa dans la main une pièce de cinq francs. L'enfant ravi courut de sa tante à Catherine pour leur montrer ce royal cadeau. L'arrivée de Mme de La Taillade calma soudain sa joyeuse expansion. Avec son regard dur, sa dent saillante, son bonnet de laine et son cabas, la mégère lui rappelait ces fées difformes qu'on oublie toujours d'inviter au baptême des princes ou des princesses et dont l'apparition présage un malheur.

Blanchote fut humble et ne fit aucune allusion à son ultimatum de la veille; elle souriait, de ce sourire grimaçant qui lui était particulier, aux tapisseries, à Mademoiselle, à Catherine et au parquet. Elle parla de son travail, de ses malheurs immérités, des vertus d'Alexis, de la douce vie qu'elle menait en compagnie de cet époux de son choix. Sa voix rauque prenait des inflexions mielleuses qui irritaient sourdement Mademoiselle, trop perspicace pour ne pas voir clair dans les mensonges débités par sa belle-soeur. Elle n'osait l'interrompre cependant, tant elle redoutait l'orage qui allait décider du sort de Gaston. Celui-ci, qui tournait et retournait sa pièce de cinq francs, la laissait rouler à chaque instant, et le tintement sonore du métal produisait une impression terrible sur les nerfs surexcités de Mademoiselle. Ainsi qu'il arrive à tous les enfants, le trésor qu'il possédait brûlait les doigts de Gaston, et il implorait tout bas l'autorisation d'aller le troquer contre un canon de cuivre récemment importé de Paris par l'épicier Hoddé.

«Tout à l'heure, disait Mademoiselle.

—Oh, ma tante! tout à l'heure il sera vendu.»

La fine ouïe de Blanchote saisit au vol la prière du petit garçon.

«Mène donc le gamin acheter le joujou qu'il désire, dit-elle en se tournant vers Alexis; il faut au moins qu'il se souvienne de toi.»

M. de La Taillade se leva, Gaston joyeux fit un pas vers lui en regardant sa tante, dont le visage devint anxieux.

«Je reste en gage, ma chère soeur, dit ironiquement Blanchote, dont la dent parut s'allonger. Rassurez-vous, allez: Alexis n'est pas un ogre, il ne mangera pas son fils. Ne reviens que dans une heure, ajouta-t-elle en s'adressant à son mari, nous allons causer de choses sérieuses, ta soeur et moi.

Gaston, tout entier à son idée, s'empara de la main de son père et l'entraîna vers l'antichambre. Là, il fut rejoint par Catherine, qui le coiffa d'une petite casquette en drap bleu. La brave servante, ahurie, ne savait si elle devait rester avec sa maîtresse ou accompagner Gaston: des deux côtés, elle pressentait un danger. Un coup de sonnette mit fin à son indécision.—Blanchote réclamait un verre d'eau.

Dès qu'il se vit en possession du canon si ardemment convoité, Gaston voulut le mettre à l'épreuve. Pour cela il fallait gagner la campagne; le père et le fils débouchèrent donc sur la grande route, où chaque soir, vers cinq heures, passait la diligence de Brest à Paris. Là, tout en disposant le canon, on s'aperçut qu'on manquait de poudre. Alexis, plus inventif que n'aurait osé l'espérer Blanchote, proposa d'aller en acheter à Paris. Gaston battit des mains à cette idée. Voyager en diligence, voir Paris, rapporter une grosse provision de poudre, cette triple perspective était faite pour le séduire. Bientôt les minutes lui parurent des siècles, et son regard interrogea, avec autant d'anxiété que celui de M. de La Taillade, le détour de la route où devait apparaître la diligence. Enfin le fouet du conducteur retentit; l'attelage, contenu à grand'peine, s'arrêta au signal des voyageurs, et Gaston n'était pas encore assis sur la banquette de l'impériale où son père venait de le hisser, que les chevaux repartaient au galop.

Alexis triomphant bourra sa pipe, remonta son sac à deux reprises, et tomba dans sa somnolence accoutumée. Gaston, étourdi par le fracas de la massive voiture, voyait avec surprise les pommiers qui bordaient le chemin fuir en arrière. De la hauteur à laquelle il se trouvait, il reconnaissait à peine les champs qui lui étaient le plus familiers. Les fermes, les chaumières, les arbres, tout jusqu'à la grosse roche de Gargantua dont Catherine racontait si bien l'histoire, lui apparaissait comme transformé. En abaissant les yeux, il lui semblait voir les pavés courir et se précipiter sous les pas des chevaux. Un vague sentiment de crainte s'emparait peu à peu de l'esprit de Gaston, et ce n'était plus de joie que son coeur battait. En proie au vertige, il eût voulu descendre, fuir, crier; mais il n'osait ni parler ni bouger. Tout à coup la vieille tour féodale se montra vers la gauche au-dessus d'un bouquet de bois. L'enfant se pencha pour la voir, et des larmes coulèrent sur ses joues. Il vainquit pourtant cette émotion, et leva ses beaux yeux humides sur son père.

«N'est-ce pas, monsieur, que nous reviendrons tout à l'heure? dit-il.

—Oui, certes; tout à l'heure ou demain, répondit M. de La Taillade.
As-tu donc peur avec moi, mon luron?

—Non; mais Catherine et ma tante pleureront si elles ne me voient pas rentrer bientôt; je ne voudrais pas leur causer de chagrin.

—Bah! elles sont prévenues. Joue avec ton canon.»

La nuit venait rapidement, froide, sombre, sans étoiles. La bise malicieuse tourbillonnait autour du pesant véhicule, puis s'engouffrait soudain sous la capote et couvrait les voyageurs de poussière. Le cocher faisait pétiller la mèche de son fouet au long manche, ou embouchait une petite trompette dont les sons criards disaient aux rouliers de se garer. Les chevaux, à l'approche du relais, redoublaient d'ardeur, et Gaston se croyait emporté dans un de ces chars merveilleux qui, dans les contes de sa vieille bonne, surgissent du sol sous la baguette d'une fée. Des lumières apparurent dans la plaine, se voilant pour se montrer de nouveau agrandies et multipliées.

«Est-ce Paris? demanda Gaston.

—Pas encore, répondit Alexis, qui sourit de la naïveté de son fils.»

La diligence roula entre deux rangées de maisons pour s'arrêter devant une immense porte cochère au-dessus de laquelle un cheval blanc se cabrait sur un fond jaune. A travers les vitres d'une fenêtre, on apercevait des charretiers enveloppés de limousines, pressés autour d'une cheminée au centre de laquelle flambait un fagot. On parlait de chemin de fer dans cette réunion, mais pour en rire avec ce ton gouailleur qui fait de nous le peuple spirituel par excellence… à notre dire, du moins.

«Monsieur, dit Gaston à son père qui profitait de ce repos pour bourrer sa pipe, je veux retourner à Houdan.

—Sans avoir vu Paris? tu n'y songes pas. Et la poudre, et le canon?
Veux-tu boire quelque chose?

—J'aime mieux retourner chez ma tante.

—Il faut attendre à demain…

—En finirez-vous! cria le conducteur aux palefreniers; nous sommes en retard, sans que ça paraisse.

—Patience, nous y voilà. Lâche tout, l'Enrhumé. En route!»

Les chevaux frais bondirent, et la diligence, dont les lanternes brillaient, reprit sa course vers Pontchartrain.

Gaston, stupéfait de ce brusque départ, se rejeta en arrière et se mit à sangloter au grand ébahissement d'Alexis.

«Qu'a donc l'enfant, est-il malade? demanda le conducteur.

—Il veut retourner à Houdan.

—Alors passez-moi ce pleurnicheur, que je le fourre dans mon coffre.»

Gaston fut sur le point d'appeler Catherine, mais il réfléchit vite qu'elle ne pouvait l'entendre. Il se tapit alors dans son coin et pleura sans bruit.

«Prends ton canon, prends donc ton canon!» répétait sans cesse M. de La
Taillade.

Il ne soupçonnait pas que le jouet, cause première de son chagrin, était devenu odieux à l'enfant. Peu à peu la fatigue s'empara de Gaston; ses yeux gonflés se fermèrent malgré lui, et, en dépit des rudes cahots qui le secouaient, il s'endormit en songeant à sa tante qu'il se promettait bien de ne plus quitter désormais.

Il se réveilla transi, surpris de s'entendre appeler; c'était la voix de son père qui l'engageait à se bien tenir et à prendre son canon. La diligence s'était arrêtée de nouveau, il faisait noir; on ne voyait que les chevaux éclairés par les lanternes dont la lueur formait autour d'eux une grande tache blanche.

«Dépêchons-nous, l'ancien,» criait le conducteur.

Gaston se sentit suspendu dans le vide, puis il toucha terre, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes engourdies.

«C'est bien à cinq heures du matin que passe la seconde diligence? demanda Alexis.

—Non, à six heures… Gare là! Hue, Polignac!»

Le fouet claqua, les grelots s'agitèrent, et la lourde machine disparut dans l'ombre. Gaston se frottait les yeux sans rien voir et pressait machinalement le fameux canon contre sa poitrine.

«Où est Paris? demanda-t-il.

—Nous y serons demain.

—Lorsqu'il fera jour, monsieur, vous me reconduirez chez ma tante, n'est-ce pas?

—Tu l'aimes donc bien, ta tante?

—Oh oui, et Catherine aussi.

—Et moi, ne m'aimes-tu pas?

—Je vous aimerai si vous me reconduisez à Houdan.»

Le soudard remonta son sac, prit son fils par la main et l'entraîna en dehors de la route. Les yeux de Gaston s'accoutumaient à l'obscurité; cependant il trébuchait à chaque pas.

«As-tu donc peur, que tu trembles? lui demanda son père.

—Non, monsieur, j'ai froid.»

Alexis grommela quelques mots. Après avoir marché assez longtemps, il s'arrêta tout à coup. Gaston se pressa contre lui, il entrevoyait en avant un gigantesque fantôme monté sur un cheval blanc, c'était la statue de du Guesclin qui borne la pièce d'eau des Suisses à Versailles. M. de La Taillade fit asseoir l'enfant sur l'herbe, puis, le voyant continuer à grelotter, se dépouilla de sa redingote pour l'en couvrir.

«Couche-toi là et dors, lui dit-il, il n'est qu'une heure du matin.»

Resté lui-même en bras de chemise, il se promena de long en large pour combattre le froid. Parfois il s'éloignait assez pour disparaître dans l'ombre.

«Monsieur! cria Gaston avec angoisse.

—Que veux-tu, petit?

—Ne me laissez pas tout seul, murmura l'enfant d'une voix navrée, j'ai peur maintenant.»

Alexis se sentit ému; il revint s'asseoir près de son fils et lui prit la main.

«Voyons, dit-il, calme-toi, je suis là, et nous avons un canon.»

L'enfant sourit tristement, poussa un gros soupir, puis ses yeux se fermèrent. La lune s'était levée. M. de La Taillade contemplait ce charmant visage pâli par la fatigue et cette petite main nerveuse cramponnée à la sienne.

«C'est une fille ce garçon-là, se dit-il.»

Cependant, avec une patience qui l'eût fait bénir de Catherine, il ne lâcha la main du petit que lorsqu'il le vit complètement endormi. Alors, sans trop s'éloigner, il reprit sa promenade pour combattre la froidure dont il souffrait à son tour.

Les oiseaux chantaient lorsque Gaston ouvrit les yeux. Il demeura stupéfait; devant lui s'étendait une nappe d'eau telle qu'il n'en avait jamais vu, puis l'escalier dit des cent marches, et enfin le palais de Versailles. Il se leva, courut vers son père qu'il apercevait au loin, et se trouva avec terreur devant Mme de La Taillade, rendue plus hideuse par des meurtrissures dont son visage était balafré.

«Ce ne sont que des égratignures dont cette Catherine garde un exemplaire, chéri, disait-elle. Tu sais que je ne reçois rien sans rendre.

—Tu as l'oeil tout noir.

—Bah! avec un peu de vigne vierge, il n'y paraîtra plus dans huit jours. La gredine, comme une bête féroce, m'a prise à l'improviste.»

Alexis remontait son sac.

«Et ma soeur? demanda-t-il avec hésitation.

—Dame, elle ne s'attendait guère au dénoûment. Elle s'est trouvée mal lorsque je lui ai annoncé ton départ. C'est alors que ce dragon de fille m'a sauté au visage.

—Alors rien de fait?

—Rien, je suis partie sans attendre, l'heure pressait. Mais nous tenons le mioche; avant huit jours, tu boiras ton absinthe dans mon établissement.

Mme de La Taillade s'avança vers Gaston, qui recula.

«N'aie donc pas peur, bijou, s'écria-t-elle, tu vaux deux mille francs comme un liard et tu vas être soigné.»

Ce fut à pied que le noble couple résolut de gagner Paris, afin d'économiser les cinq francs que réclamait le cocher d'un coucou. A moitié route, Blanchote s'étendit sur le revers d'un fossé pour dormir. Gaston harassé, boiteux, éploré, couvert de poussière, traînait le canon auquel son père en appelait sans cesse pour le consoler. En dépit des remontrances de Blanchote qui prétendait en avoir vu bien d'autres, M. de La Taillade eut pitié de l'enfant et le porta sur son dos à plusieurs reprises. Vers six heures du soir, le trio passait sous l'arc de triomphe de l'Étoile, puis franchissait la barrière.

«Réjouis-toi, voici Paris, dit M. de La Taillade à son fils.

Le pauvre petit releva la tête et son regard erra autour de lui. Il n'aperçut que des monticules couverts d'un gazon maigre et poussiéreux, de grands arbres dépouillés, des amas d'immondices que fouillaient des chiens efflanqués.

«Houdan est plus beau,» pensa-t-il.

Et il retomba dans la torpeur douloureuse qui le paralysait de plus en plus. C'était par un mouvement machinal qu'il mettait un pied devant l'autre; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, il était anéanti. Dans le lointain, sur le ciel gris où les nuages couraient violemment chassés, se dressait un géant dont les bras tronqués se levaient comme pour implorer: c'était Notre-Dame de Paris, la vieille basilique de Maurice de Sully et de Jean de Chelle.

Tout à coup, Gaston se sentit dans un lieu chaud et rempli de clartés. Des femmes affairées, chargées d'assiettes, couraient autour de longues tables où se pressaient des convives aux voix retentissantes et impérieuses. Des lumières suspendues vacillaient; des personnages, peints sur les murailles, semblaient tournoyer dans une ronde dont un chanteur aviné marquait la mesure. Au milieu de cette confusion, l'enfant crut apercevoir un bonnet pareil à ceux que portait Catherine; il voulut se lever, appeler,—vains efforts: vaincu par la fatigue, il posa la tête sur la table devant laquelle on venait de l'asseoir, et il s'endormit.

V

GASTON DÉCOUVRE PARIS.

A son grand ébahissement, Gaston se réveilla le lendemain dans une chambre obscure, couché sur un matelas posé sur le plancher. Il se redressa tout engourdi, frotta ses yeux avec énergie, et ne réussit qu'à mieux voir quatre murailles, tapissées d'un papier jaunâtre, où de grandes fleurs brunes se détachaient comme des caractères inconnus. Il se leva, et put à peine se soutenir, tant ses pieds gonflés étaient endoloris. Ce fut en boitant qu'il se dirigea vers la fenêtre aux vitres grasses, ternes, poussiéreuses, que la lumière semblait traverser à regret. Il trébucha contre un objet qui se trouva sur son passage, reconnut le canon, cause de ses malheurs, et pleura en silence.

Tout à coup la peur le prit dans cette pièce aux encoignures sombres, où son regard noyé de larmes entrevoyait une cruche de grès, divers ustensiles de cuisine et un monceau d'objets indescriptibles. Il songea aux cachots dans lesquels, selon les récits de Catherine, les gendarmes renfermaient les coupables, et il se crut en prison. Le pauvre petit se rapprocha d'une porte qui lui faisait face, l'ouvrit tout tremblant, et pénétra dans une chambre un peu moins obscure que celle qu'il venait d'abandonner. Il retenait son haleine, inquiet de n'entendre aucun bruit. Il se précipita vers une fenêtre ouverte, aperçut un coin du ciel et respira longuement. Ce ciel qui, à Houdan, versait la lumière à pleine croisée dans la petite maison de Mademoiselle, c'était comme un ami qu'il retrouvait.

Après une contemplation qui soulagea son coeur oppressé, Gaston regarda au-dessous de lui. Il distingua une sorte de puits carré sur lequel s'ouvraient cinq ou six croisées semblables à celle près de laquelle il se tenait. Des tuyaux noirs rampaient le long des murs lézardés, humides, que des araignées décoraient de toiles immenses. Çà et là, un rideau crasseux, du linge étendu, ou un pot de fleurs où s'étiolait un rosier. Un châssis glissa dans ses rainures inégales avec un son aigre, et Gaston découvrit, assis devant une table basse encombrée d'outils, un homme à la chevelure inculte, les manches de chemise retroussées jusqu'aux coudes, puis un garçon d'une douzaine d'années. L'homme prit un marteau et se mit à frapper à coups pressés sur une sorte d'enclume. Il s'arrêta pour examiner l'objet que façonnait son élève,—un gros soulier qu'il lui arracha des mains. L'homme parla d'une voix rude; il grondait. L'apprenti, debout, écoutait et répondait avec crainte. Tout à coup son maître le saisit par les cheveux, le secoua rudement, puis, après l'avoir lâché, lui lança le soulier au visage. L'enfant poussa des cris affreux, tandis que Gaston, pâle, effaré, se rejetait en arrière et s'appuyait contre un grand lit, seul reste des splendeurs écroulées de Blanchote.

«Encore un morceau de cuir perdu! criait le cordonnier.

—Assez, disait l'enfant; assez, ce n'est pas ma faute!

—Ni la mienne non plus, propre à rien!»

Gaston recula jusqu'à la chambre obscure pour ne plus entendre. Il ne se rapprocha de son poste d'observation qu'au bout de quelques minutes. Le marteau recommençait à battre; l'homme fumait une grosse pipe; l'apprenti avait repris son travail, mais il passait à chaque instant la main sur ses yeux encore pleins de larmes.

«Si ce monsieur qui est mon papa allait me frapper ainsi,» pensa Gaston avec terreur.

Il tenta d'ouvrir une nouvelle porte, songeant à fuir, à regagner Houdan à tout prix. Le pêne résistait, et l'enfant se déchirait les doigts en vains efforts lorsqu'un pas lourd retentit, une clef pénétra dans la serrure, et M. de La Taillade entra.

Comme un coupable surpris en flagrant délit, Gaston avait reculé jusqu'au mur; sa respiration haletante, ses yeux démesurément ouverts révélaient la terreur à laquelle il était en proie.

«Te voilà levé, luron, dit Alexis, incapable de rien remarquer; as-tu joué avec ton canon?

—Reconduisez-moi chez ma tante, monsieur, je vous en prie.

—Encore ta chanson! Mais tu n'as pas vu Paris. Sois tranquille, tu y retourneras chez ta tante; il est même probable qu'elle viendra te chercher plus tôt que tu ne crois. Allons, viens m'embrasser.»

Gaston s'avança en boitant.

«Qu'as-tu donc, petit? tu marchais si droit hier!

—Je suis fatigué, j'ai mal…»

Alexis grommela quelques mots, prit l'enfant sur ses genoux, le déchaussa et secoua la tête à la vue des ampoules qui lui couvraient les pieds.

«Une vraie peau de femme,» dit-il.

Il se gratta le front, déposa Gaston sur la chaise et fureta dans tous les coins. Il découvrit un chiffon qu'il enduisit de suif, l'appliqua sur les plaies de son fils et le rechaussa.

«Allons, essaye de marcher, maintenant.»

L'enfant soulagé fit trois ou quatre pas sans trop boiter.

«Qu'en dis-tu, hein?

—Vous êtes bon, répondit Gaston, qui lui entoura le cou de ses petits bras; mais je vous en prie, monsieur…

—Halte-là! mon luron; je suis ton père, et tu ne dois pas m'appeler monsieur.

—Alors il faut que je vous tutoie.

—Je t'y autorise; joue avec ton canon.»

Alexis s'établit sur une chaise, bourra sa pipe, l'alluma, puis, les jambes croisées, se mit à fumer avec béatitude sans plus s'occuper de Gaston, qui se tint coi, n'osant troubler les méditations de son père. La pipe touchait à sa fin et commençait à crépiter, lorsqu'un bruit de voix se fit entendre à l'extérieur.

«Tiens, m'ame La Taillade, déjà de retour! Doux Jésus, qu'est-ce que vous avez donc sur l'oeil, sans vous commander?

—La diligence a versé, ma chère, et un panier m'a roulé sur la tête.

—Employez la vigne vierge. Tenez, pas plus tard que le mois dernier, ma fille en attrapa tout autant dans une explication avec son gueux d'homme. On lui conseillait les cataplasmes, l'extrait de saturne, l'eau vinaigrée, le plantain. Rien de tout ça, lui ai-je dit, de la vigne vierge! Elle m'a écoutée, aussi huit jours après son oeil malade était-il plus frais que l'autre.

—Je m'en suis déjà appliqué, et je vais continuer. Au revoir, m'ame
Bardou.

—Au revoir, m'ame La Taillade; tout en vous plaignant, sans vous commander.»

Le pêne grinça, et Blanchote, armée de son cabas, apparut dans le sombre réduit. Les yeux d'Alexis clignotèrent; il recula sa chaise jusqu'auprès du lit et remonta son sac.

«Te voilà rentré; tu n'as donc rien fait, ce matin? lui demanda sa femme.

—Rien; mais Pauquet loge deux gaillards qui n'ont plus le sou; je dois causer avec eux tantôt.

—Du nerf, hein! il faut manger jusqu'au moment où l'on viendra racheter le môme. Tiens! où est-il? est-ce qu'il dort encore?

—Il joue sans doute avec son canon.»

Loin de jouer, Gaston, retiré dans la chambre noire, tremblait; car la vue de Blanchote lui causait une terreur secrète. Tout en parlant, la mégère s'était débarrassée de son châle, et déposait sur une table vermoulue du pain, du jambon et un litre de vin.

«Suis-je sotte, s'écria-t-elle en se frappant le front; j'ai oublié ton cognac sur le comptoir de l'épicier.

—Je vais le chercher, dit Alexis qui se souleva de sa chaise.

—Pauvre chéri, ça t'oblige à remonter quatre étages. Mais au fait, ne bouge donc pas; j'enverrai le petit. C'est bien Gaston que ta soeur l'a nommé? Drôle de nom, pour un homme. Holà, Gaston, viens ici, mon mignon.»

L'enfant parut et s'avança timidement jusqu'au milieu de la pièce.

«Il est tout de même gentil, dit Mme de La Taillade; mais il n'a pas l'air dégourdi. Écoute, petit, sais-tu faire les commissions?

—Oui, madame, avec Catherine.

—Catherine, répéta Blanchote dont le sourire se fronça et dont la dent saillit d'une façon menaçante, je lui tremperai son pain tôt ou tard dans une sauce de ma façon, à cette femelle! N'en parlons pas pour le quart d'heure, ça me couperait l'appétit. Tu vas descendre et tourner à main gauche; tu la connais, ta main gauche?

—Oui, madame.

—Bon, tu entreras chez l'épicier qui demeure au coin de la rue, et tu demanderas le carafon de cognac que j'ai oublié. Va, et prends garde de le casser.

—Tout seul? demanda Gaston.

—Parbleu, te faut-il un domestique? Il est bon, le môme.

—Ma tante ne veut pas que je sorte seul.»

Blanchote écarquilla ses petits yeux, puis elle se tordit un instant dans les convulsions d'un fou rire. Alexis rebourrait sa pipe; l'enfant, interdit, mordillait le bas de sa blouse de mérinos. Peu à peu Mme de La Taillade retrouva son sang-froid.

«Ta tante avait raison à Houdan, reprit-elle; mais à Paris, vois-tu, c'est autre chose. Allons, file, mon bijou.

—Non, répliqua résolument le petit garçon, je ne veux pas désobéir à ma tante.»

Blanchote cessa de rire, elle frotta vigoureusement son oeil endommagé; puis, le bras levé, se rapprocha de l'enfant. Alexis la retint au passage.

«Je l'accompagnerai, dit-il.

—Ah! tu crois que c'est comme ça qu'on élève les mioches, toi?

—Que ma soeur le réclame ou non, continua le soudard avec une fermeté qui surprit Blanchote, Gaston retournera chez elle avant quinze jours, et je ne veux pas qu'il soit maltraité.

—Monsieur ne veut pas!» Monsieur a donc une volonté? s'écria la mégère d'un ton ironique; voilà du nouveau, sur ma parole! Tiens, ne sois pas bête, reprit-elle; qui parle de le maltraiter, ce morveux! Une taloche, ça les forme, voilà tout.»

Alexis secoua la tête et se tourna vers l'enfant.

«Patience, petit, lui dit-il d'une voix qu'il essaya de rendre douce; mais je suis ton papa, il faut m'obéir, à moi. Va chercher ce cognac pour montrer que tu m'aimes bien.

—Et vous me reconduirez chez ma tante?»

Alexis continuait à secouer la tête comme s'il répondait oui. Gaston, satisfait, disparut dans le corridor, tandis que la voix aiguë de Blanchote lui indiquait de nouveau l'adresse de l'épicier. Le pauvre petit dut descendre avec lenteur et s'arrêter à plusieurs reprises; il atteignait le dernier palier, lorsqu'un objet informe, à cheval sur la rampe, passa près de lui avec vélocité. Dans ce hardi cavalier il reconnut le jeune apprenti qu'il avait vu maltraiter dans la matinée, et qui, joyeux maintenant, fredonnait la Marseillaise. Tout en marchant, l'apprenti examinait avec curiosité le nouveau venu. Il s'arrêta à la porte de l'allée, tourna deux fois autour de Gaston en exécutant un pas de fantaisie, lui tira la langue et s'éloigna, singeant à s'y méprendre le cri des marchandes de quatre saisons lorsqu'elles annoncent le retour des pois verts.

La pantomime de l'apprenti avait un peu effarouché Gaston qui, le coeur serré, la tête vide à force d'avoir pleuré, se trouva tout à coup dans la fangeuse rue des Arcis, dont le mouvement et le bruit achevèrent de l'étourdir. Bien des fois, à Houdan, il avait caressé le rêve de sortir seul; mais Mademoiselle et Catherine s'étaient toujours montrées inflexibles, et, en cet instant, Dieu sait si Gaston se repentait d'avoir eu ce désir. Dès les premiers pas,—après s'être bien assuré qu'il tournait à main gauche,—il se sentit regarder et se troubla. Ni sa mise ni son allure ne rappelaient celles des gamins qui errent en liberté dans la grande ville et la sillonnent en maîtres. Il ressemblait plutôt à un pauvre oiseau dont une pierre vient de blesser l'aile, qui rampe, essaye de courir et se heurte follement à tous les obstacles. Il n'osait, en effet, quitter le bord du trottoir, et s'embarrassait presque à chaque pas entre les jambes d'ouvriers affairés qui l'écartaient en le gratifiant d'une injure. Était-ce donc véritablement le Paris tant vanté par le docteur Fontaine que cette rue sombre, sale, gluante, qu'un ruisseau infect coupait en deux? Gaston doutait. En tout cas, avec une naïveté bien excusable, il cherchait un visage ami dans cette foule qui le coudoyait. Soudain son coeur battit avec violence; devant lui, à une certaine distance, cheminaient trois femmes coiffées du grand bonnet normand qui lui était si familier. Il hâta le pas, ses pieds s'échauffèrent, il put avancer plus vite et bientôt courir. Il rejoignit enfin celles qu'il poursuivait et s'arrêta découragé; elles lui étaient inconnues. Il revint alors en arrière, la poitrine oppressée; tourna à gauche, à droite, au hasard, cherchant la rue d'où il venait de sortir, dont il ne savait pas le nom, et qu'il ne pouvait reconnaître entre ces hautes maisons qui se ressemblaient. Il marcha longtemps, n'osant demander sa route, déboucha sur le quai à l'improviste; là, Paris lui apparut.

Assis sur un banc de pierre, les cheveux au vent, Gaston, surpris, regardait les gigantesques tours de Notre-Dame, dont la noire silhouette se découpait sur le ciel chargé de nuages gris. Plus loin un amas de verdure, le quai aux Fleurs et son bal célèbre,—le Prado. Plus loin encore, le Palais de Justice dont les poivrières, couvertes d'ardoises, rappelaient à l'enfant les tableaux qui ornaient la salle à manger de sa tante, et dont la plupart représentaient des manoirs féodaux. La coupole de l'Institut, à demi perdue dans la brume, étonna beaucoup Gaston par sa forme inconnue à Houdan. Du côté de l'eau qu'il occupait, il entrevoyait un coin du Louvre et le tertre funéraire des héros de Juillet. Venaient ensuite des maisons d'inégale hauteur, mal alignées, sordides, bombées, où logeaient des charbonniers, des oiseleurs et des quincailliers. Çà et là de gigantesques annonces, d'immenses peintures représentant Napoléon décorant un soldat ou un tambour-major plus galonné qu'un maréchal, enseignes des bureaux pour lesquels travaillait Alexis. Ces enluminures, la Seine coulant entre son lit de pierre et le pont d'Arcole, furent les trois choses qui frappèrent le plus Gaston dans sa découverte de Paris.

Durant deux heures au moins, avec cette mobilité d'esprit qui sauve les enfants de chagrins trop rudes, le jeune La Taillade oublia le monde pour repaître ses yeux des choses nouvelles qui l'entouraient. Mais il n'avait pas mangé depuis la veille; la faim le rappela à la réalité. Il se leva avec effort, s'engagea de nouveau dans les rues, et se remit à chercher la maison de son père. Il n'osait demander sa route et marchait toujours, tournant dans un cercle, comme l'Indien perdu dans les forêts. Enfin il aborda une femme qui depuis un instant paraissait l'observer avec intérêt.

«Madame, demanda-t-il, savez-vous où demeure M. de La Taillade?

—Oui, certes, mon ami; viens avec moi.»

Elle le prit par la main, et, en quelques mots, le pauvre enfant raconta son histoire; soudain sa conductrice le fit pénétrer dans une allée obscure.

«Attends-moi là, lui dit-elle; je vais prévenir ton papa; car il pourrait te gronder d'avoir été si longtemps absent. Donne-moi ta blouse afin qu'il sache bien que c'est toi qui m'envoie.»

Gaston, qui n'y comprenait rien, se laissa dépouiller sans mot dire, et plus d'une heure s'écoula sans qu'il osât bouger. Il s'enfuit, épouvanté par la grosse voix d'un homme qui le traita de vagabond et le menaçait de lui tirer les oreilles. Le pauvre petit se remit en marche. Il faisait sombre, une pluie fine commençait à tomber, et la faim le torturait. Ses jambes fléchissaient, il sentait les pavés se dérober sous ses pieds meurtris. Les lumières, qui s'allumaient de toutes parts, lui semblaient doubles et lui brûlaient les yeux. Il déboucha près de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, dans les environs de laquelle s'étalait alors un marché de vieux effets, repaire de juifs, aujourd'hui remplacé par des arbres et des fleurs.

Une charrette au brancard vide offrait un abri au petit égaré. Que de désespoir dans ce pauvre être naïf, si heureux jusqu'alors, et qui ne connaissait du monde que la riante demeure de Houdan, où il régnait en maître adoré! Il ne pouvait résoudre aucun des problèmes qui se pressait dans sa tête. Pourquoi l'avoir emmené de chez sa tante? pourquoi l'avoir forcé à marcher jusqu'à ce que ses pieds fussent ensanglantés? pourquoi Mme de La Taillade avait-elle voulu le frapper? pourquoi lui avait-on pris sa blouse? Et Catherine, et Mademoiselle, et le docteur, pourquoi n'accouraient-ils pas à son secours? pourquoi ne venaient-ils pas le chercher? A ces questions, Gaston ne trouvait qu'une réponse effrayante, c'est qu'il était la victime d'une fée qui le persécutait, tout comme s'il eût été un prince.

Une sorte de somnolence s'emparait de lui; il grelottait sous l'humidité glacée, et il se rapprocha du brasier d'un rétameur ambulant qui, établi au pied de la tour, fondait des cuillers en étain. Tout à coup Gaston poussa un cri; un gamin, l'apprenti cordonnier, dansait autour de lui comme un gnome.

«Oh! monsieur, dit-il, je suis perdu; vous allez me dire où est la maison.

—Monsieur! répéta le gamin, qui fit le salut militaire; merci, plus que ça de genre! Eh bien, nous sommes gentil, mon bijou; nous avons donc fait l'école buissonnière pour notre début? C'est maman La Taillade qui est contente! depuis ce matin sa dent a poussé d'au moins deux lignes, et nous allons recevoir une toutouille numéro un.

—Emmenez-moi,» dit Gaston, les mains jointes.

L'apprenti, frappé du ton navré de celui dont il se moquait, devint sérieux. Il écouta le récit de Gaston.

«Dame, mon vieux, lui dit-il de son ton naturel, ça sera dur à faire avaler à tes parents, cette histoire-là. Moi, j'aime assez la gueuse qui t'a volé ta blouse; la bonne farce! C'est moi qui l'aurais collée! Mais je n'ai pas de chance; il ne m'en arrive jamais de ces machines-là. Allons, viens; je plaiderai pour toi; ça sera inutile, car la cause des petits, vois-tu, c'est perdu d'avance. Graisse-toi les reins; il y aura de la grêle, aussi vrai que mon père s'appelle Bouchot.»

L'apprenti, suivi de Gaston, traversa les ruelles étroites du marché; au moment de franchir la dernière porte, il rapprocha de sa bouche ses mains disposées en cornet.

«Ohé! ohé les ioutres! cria-t-il de toute la force de ses poumons.»

Puis il entraîna son compagnon, qui ne comprit rien à cette moquerie adressée aux marchands juifs. Les deux enfants débouchaient à peine dans la rue des Arcis, que Gaston se sentit rudement saisir par le bras; il leva les yeux et reconnut Blanchote.

Il allait parler, sa nouvelle connaissance ne lui en laissa pas le loisir et se chargea du récit de son odyssée.

«C'est moi qui l'ai retrouvé, votre môme, m'ame La Taillade, dit Bouchot en terminant; s'il y a une récompense honnête, vous diminuerez le nombre des taloches.»

La mégère ne répondit pas. Les lèvres serrées, l'oeil en feu, elle portait presque Gaston prêt à défaillir. Elle gravit à la hâte les quatre étages, referma la porte, s'empara d'une lanière de cuir et frappa le malheureux enfant, auquel la douleur arracha des cris et fit retrouver des larmes. Les voisins, qui croyaient à une escapade, applaudissaient à la correction du mauvais garnement, et Bouchot reçut une semonce de son père sur la nécessité de former la jeunesse. Enfin, lasse de frapper, Blanchote éteignit la lumière et sortit. A demi ivre, elle se trouvait heureuse de sa méchante action, qu'elle se plut à considérer comme un à-compte sur les avances qu'elle devait à Catherine.

Gaston l'écouta s'éloigner en frémissant. Il venait d'être frappé pour la première fois, sans être coupable, sans avoir commis de faute, alors qu'il méritait au contraire la pitié. L'idée de l'injustice pénétra dans ce jeune esprit bon, loyal, sincère, qui ne croyait qu'au bien et qui venait d'apprendre que la lâcheté, la méchanceté, l'abus de la force, tous les monstres que voulait combattre son parrain existaient en réalité. Oh! le bon docteur, que n'était-il pas là pour calmer l'enfant qu'il chérissait, apaiser sa colère, le retenir sur la pente où l'indignation pouvait l'entraîner, maintenant qu'il savait que le mal peut avoir des jours de triomphe! Que n'accourait-il, avant que cette jeune intelligence, qui le ravissait par sa pureté, se faussât au contact des vices engendrés par l'ignorance et la misère, ces plaies que toute société porte au flanc et que notre égoïsme seul nous empêche de guérir. Mais à cette même heure, triste, anxieux, comptant les secondes, le docteur veillait près de sa vieille amie, se demandant si la maladie terrible contre laquelle luttait sa science, n'emporterait pas la raison de cette créature d'élite, dont les douleurs imméritées lui démontraient l'existence d'un monde meilleur.

Gaston se releva avec peine et tenta d'ouvrir la porte. A la douleur se joignait l'épouvante; il avait peur dans cette solitude, dans cette obscurité. Il croyait entendre mille bruits dont ses nerfs surexcités doublaient l'intensité; il croyait sentir autour de lui des mains menaçantes armées de fouets aux lanières ensanglantées. Un bourdonnement confus l'assourdissait; il roula sur le sol:—il venait de s'évanouir.

Où va l'âme des enfants dans ces moments de défaillance où le corps, vile matière, gît sans force, sans couleur, privé en apparence de l'étincelle divine qui le force à obéir? Quel ange protège cette lueur immortelle pour la défendre contre le souffle de la nuit éternelle? Gaston ne souffrait plus, il avait oublié. Sous la tonnelle où le chèvre-feuille mariait ses guirlandes à celles des clématites, Mademoiselle brodait, le docteur lisait à haute voix un livre qu'il déclarait sublime; Catherine, de la fenêtre de sa cuisine, jetait de temps à autre un coup d'oeil sur le jardin. Gaston, par un singulier phénomène, se voyait marcher, aller, venir; sa charrette—cadeau de son parrain—s'emplissait de cailloux, et les murs du beau château qu'il avait ébauché s'élevaient à vue d'oeil. Ce château, commencé sous une touffe d'herbe, se dressait maintenant jusqu'au ciel, et l'architecte en parcourait les appartements, mille fois plus beaux qu'il ne les avait rêvés. Les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer partout les rayons du soleil, les chansons des oiseaux, le parfum des fleurs. Les papillons voltigeaient sans crainte autour de ce palais étrange qui possédait deux tours semblables à celles de Notre-Dame et un dôme pareil à celui de l'Institut. Au milieu de la pelouse, coulait un fleuve aux flots dorés traversé par un pont suspendu. Des buissons, couverts de roses, de lilas, de jasmins, cachaient des rossignols et des phénix. Ces oiseaux, que Catherine déclarait des mensonges, venaient se poser sur toutes les branches. Mademoiselle, ravie, embrassait Gaston, auteur de ces merveilles, qu'il avait prédites longtemps à l'avance sans qu'on voulût le croire. Le docteur nettoyait le verre de ses lunettes et déclarait le progrès accompli. Quant à Catherine, elle pleurait à chaudes larmes, ainsi qu'elle avait coutume de faire chaque fois que Gaston prouvait, d'une façon quelconque, qu'il l'aimait bien. Mais soudain le radieux soleil qui illuminait cette scène pâlit, les pétales perdirent leur couleur, les oiseaux s'enfuirent, le beau château s'écroula avec un horrible fracas. Gaston fit un mouvement, sortit de sa léthargie et prêta l'oreille. Dans le corridor résonnait le pas lourd, mesuré de son père. Il le vit entrer avec lenteur, roide, sérieux, suivi par Blanchote, dont une lumière vacillante éclairait la face disgracieuse.

A la vue de son fils étendu sur le carreau, la tête d'Alexis se mit en branle. Gaston se précipita vers lui.

«On m'a battu!» s'écria-t-il suffoqué.

Le soudard se rapprocha du lit et s'y assit; il semblait regarder sans voir; en revanche les yeux de sa femme étincelaient.

«Monsieur, ne me laissez plus battre, reconduisez-moi chez ma tante…

—Va donc… petit, bégaya M. de La Taillade, incapable en ce moment de rien comprendre; va donc jouer avec ton canon.»

Puis il se renversa comme une masse et ronfla presque aussitôt.

Gaston recula pas à pas, suivi par le regard narquois de sa belle-mère. Arrivé près de la porte qui s'ouvrait sur la pièce où il avait dormi la veille, il s'arrêta; Mme de La Taillade, du fond de son cabas, venait de sortir un morceau de pain et un cervelas. La faim de Gaston se réveilla impérieuse; il contempla ces provisions avec le regard ardent d'un jeune chat.

«Voyons, mon bijou, lui dit Blanchote, faisons la paix; tu dois avoir faim?

—Oui», murmura l'enfant.

La mégère lui tendit un morceau de pain et une rondelle de cervelas. La façon dont le pauvre petit se précipita sur cette pitance et l'avidité avec laquelle il la dévora eût donné envie de pleurer à toute autre qu'à Blanchote; mais elle avait eu trop souvent faim pour que ce spectacle l'attendrît.

«Tu en veux encore? dit-elle.

—Oui.

—Promets-moi alors de ne rien raconter à ton père demain. J'ai tout arrangé; il te pardonne.»

Blanchote tendait vers Gaston le pain et le cervelas tout entier, prête à les retirer.

«Tu ne diras rien?

—Non.

—Si tu ne tiens pas parole, tu ne reverras jamais ta tante.

—Je la tiendrai.»

Une heure plus tard, enfin rassasié, le pauvre petit dormait sur son matelas. Comme une dernière rafale qui vient ébranler de nouveau les forêts sur lesquelles un orage a passé, un soupir, presque un sanglot, soulevait de temps à autre sa poitrine oppressée.

VI

LA DANSE DE GISELLE.

Lorsque Gaston se réveilla, la mansarde, de même que la veille, était déjà abandonnée. Tant bien que mal, il procéda à sa toilette. De minute en minute il entendait résonner un cri étrange, modulé, un brrrou… out! qui l'intriguait et qu'il ignorait être un appel. Il se rapprocha enfin de la fenêtre et découvrit Bouchot, qui, debout devant l'établi, travaillait avec ardeur à tailler, coller, ajuster des papiers de différentes couleurs ornés de grandes lettres noires. Tout à coup l'apprenti lança ce brrrou… out! qui surprenait Gaston, leva les yeux et aperçut son protégé de la veille. Il abandonna aussitôt son occupation, recula de quelques pas, entama cette danse fantastique qui lui servait d'entrée en matière, et la termina en exécutant la roue avec une agilité de clown.

«Tu es donc sourd?» cria-t-il ensuite.

Puis, craignant sans doute qu'une conversation à haute voix n'attirât l'attention des voisins, il fit mine de se frapper et de se frotter le bas des reins avec un geste d'interrogation. Cette allusion ramena des larmes dans les yeux de Gaston, si cruellement battu la veille, et qui ne répondit qu'en baissant la tête avec tristesse. Sur ce, Bouchot, les jambes écartées, les bras étendus, les poings tantôt ouverts, tantôt fermés, lança dans le vide une série de soufflets et de coups de pied qui, s'ils fussent arrivés à leur adresse, auraient évidemment atteint Blanchote.

Satisfait de cette vengeance imaginaire, l'apprenti se rapprocha de l'établi et livra à l'admiration de son spectateur un immense cerf-volant fabriqué à l'aide d'affiches récoltées sur les murs. Désignant Gaston du doigt, puis se frappant la poitrine à plusieurs reprises, Bouchot essaya d'expliquer à sa nouvelle connaissance qu'il comptait sur elle pour l'enlèvement du chef-d'oeuvre. Peu au courant de la mimique parisienne, Gaston interprétait souvent à rebours les signes télégraphiques de son interlocuteur, qui, la tête penchée sur l'épaule, les yeux baissés, les bras ballants, dansait alors avec toutes les apparences du découragement le plus profond. Le cerf-volant terminé, l'apprenti l'étendit sur le sol, l'admira, le redressa, le franchit à pieds joints au risque de le crever, puis le fourra précipitamment sous une armoire et fit signe à Gaston de se retirer. Deux minutes plus tard, la voix du cordonnier résonnait grondeuse et menaçante.

Cette scène avait distrait Gaston. Lorsqu'il se sentit de nouveau seul, il redevint triste et ses pensées le reconduisirent à Houdan. Il songea qu'à cette heure, sans l'odieux canon rapporté de Paris par l'épicier, il serait assis dans la salle à manger, près de Mademoiselle, attentive à lui passer ces tartines grillées et beurrées si excellentes à tremper dans du lait chaud. Catherine, avec sa jupe aux raies noires et blanches, son corsage de cotonnade bleue, son fichu rouge, ses ciseaux cliquetant à son côté, s'apprêterait à le conduire à l'école. Le lait bu, le sucre resté au fond de la tasse mangé, Mademoiselle l'embrasserait en lui recommandant d'être sage; puis il se mettrait en route.

La femme du notaire, celle du receveur, la dame qui distribuait les lettres à la poste, l'arrêteraient au passage pour lui demander des nouvelles de sa tante. Une d'elles au moins lui donnerait une pomme ou un bonbon qu'il partagerait avec Denis, le mieux aimé de ses camarades de classe. On approchait de l'école, les bancs polis, les mappemondes, la grosse bouteille à l'encre allaient apparaître… Gaston était si bien perdu dans cette rêverie, qu'il n'entendit pas ouvrir la porte, et tressaillit en voyant entrer son père et Blanchote.

«Eh bien, mon luron, s'écria Alexis, tu ne me dis pas bonjour?

—Bonjour, monsieur.

—Que t'est-il donc arrivé hier?»

Gaston vit les sourcils de Mme La Taillade se froncer.

«Je me suis perdu», répondit-il.

Le soudard se mit à rire, non certes par méchanceté, mais faute de l'intelligence suffisante pour comprendre ce que le malheureux enfant avait dû souffrir.

«Et on t'a volé ta blouse?

—Oui, murmura Gaston, qui baissa la tête.

—Tu dois avoir froid dans cette tenue?

—Un peu, monsieur.

—Sais-tu l'adresse de la maison, maintenant?

—Non.

—Il faut l'apprendre, tu peux te perdre de nouveau…

—Allez-vous donc m'envoyer encore en commission? s'écria Gaston avec effroi.

—Non, bijou, pas pour le quart d'heure, répondit Blanchote. Voyons, aide-moi à mettre le couvert.»

L'enfant, sur les indications de sa belle-mère, apporta des verres, des couteaux, des assiettes et prit place à table. M. de La Taillade avait embauché les deux pauvres diables logés chez Pauquet, et le déjeuner se ressentit de cette aubaine. Alexis, sous prétexte de fortifier son fils, le força à boire un doigt de vin pur, le caressa et s'aperçut qu'il avait les mains glacées.

«Il faut lui acheter un vêtement, dit-il à sa femme.

—Sois tranquille, chéri, j'ai son affaire.»

Tandis que son noble époux bourrait sa pipe, croisait les jambes et sirotait un énorme verre de cognac, Blanchote fouillait au fond d'un placard, où, parmi des blouses, des serviettes, des camisoles, des robes de toutes tailles, fruit de ses rapines, elle trouva une petite redingote de drap bleu de ciel.

«Fière idée, dit-elle, le jour où j'ai acheté ça.»

Elle s'approcha de Gaston et l'aida dans l'opération facile d'endosser le vêtement. Les bras du petit garçon se perdirent dans la profondeur des manches, tandis que les pans venaient lui battre les talons.

«Ça lui va comme un gant», s'écria Blanchote avec aplomb.

Alexis, selon sa coutume, remonta son sac.

«Un peu large, murmura-t-il entre deux bouffées.

—Tu raisonnes en militaire, chéri; les enfants grandissent vite, ils ont besoin de mouvement, il leur faut de la place.»

Gaston se regardait d'un air piteux; il comprenait mieux que son père combien cette redingote, bonne pour un garçon de quatorze ans, le rendait ridicule. Cependant il n'osa pas contredire sa belle-mère, qui, après avoir retroussé les manches doublées de soie pour lui dégager les mains, s'extasia sur sa bonne mine. Elle lui retira ses brodequins lacés et les remplaça par des chaussons de lisière dont elle possédait une nombreuse collection. Mécontent de la redingote, Gaston fut satisfait de sa nouvelle chaussure, qui lui permit de marcher sans boiter.

Au bruit d'un doigt qui frappait discrètement à la porte, Mme de la
Taillade et Gaston firent un pas, mus par la même pensée: Houdan. La
première attendait une lettre; le second, sa tante ou Catherine. Ce fut
Alexis qui cria machinalement:

«Entrez!»

La clef tourna dans la serrure, et Bouchot montra le bout de son nez.

«Ce n'est que moi, dit-il, peut-on entrer tout de même?

—Oui, et ferme ta porte.

—Salut, excuse, la compagnie, ça y est.»

Henri Bouchot, apprenti cordonnier, élève de son père, ainsi qu'il le déclarait lui-même, allait atteindre sa onzième année. Petit pour son âge, mais remuant comme un singe, il y avait plus de vigueur et de santé qu'on ne le supposait à première vue dans ce corps chétif en apparence. Qu'on se représente sur un visage ovale, sous un front large, intelligent, bombé, couronné de cheveux blonds en broussaille, deux yeux gris pétillant de malice, un nez retroussé, une bouche aux lèvres fines et narquoises, et l'on aura le portrait de Bouchot. En toute saison, avec une complète insouciance, il marchait vêtu d'une blouse grise percée aux coudes, d'un pantalon endommagé aux genoux et d'un tablier vert à bavette qui lui descendait à mi-jambe. Sa coiffure se composait d'une calotte rouge qui se promenait sans prétention de l'une à l'autre de ses oreilles ou reposait au fond de sa poche. Depuis un an et demi que sa mère était morte, Bouchot avait cessé de fréquenter l'école mutuelle et travaillait avec son père, excellent ouvrier qui, sous le prétexte de combattre le chagrin que lui causait le souvenir de sa femme, s'enivrait assez régulièrement et battait son fils un peu à tort et à travers. L'enfant supportait ces orages avec constance, les provoquait souvent par le temps qu'il employait à faire une course, le peu de soin avec lequel il garnissait un revers, l'irrégularité des rangées de clous dont il émaillait une semelle, et trouvait en somme qu'il n'était pas trop mauvais de vivre, surtout les jours où son père ne se consolait pas trop.

Vif, curieux, obligeant, spirituel, Bouchot était une nature foncièrement honnête, un gamin gouailleur, hardi, flâneur, batailleur, un polisson si l'on veut, mais non un «voyou.» En dépit de la brutalité de son père, il l'aimait et le secondait de son mieux. Par malheur, l'enfant détestait le métier qu'on lui enseignait, et avait l'amour inné du dessin. Le cordonnier, qui n'y comprenait goutte, combattait cette passion de son fils avec la même énergie que s'il se fût agi d'un vice, et lorsqu'il découvrait une feuille de papier blanc ou un crayon entre les mains de son héritier, celui-ci recevait une de ces corrections qu'il qualifiait de toutouilles. Mais les coups n'amoindrissaient pas le moins du monde son amour pour les bonshommes, et plus d'une muraille du quartier en portait la preuve. En somme, Bouchot était aimé des voisins que sa bonne humeur divertissait, et qui, s'ils pouvaient lui reprocher quelques farces un peu risquées, ne connaissaient de lui aucune mauvaise action.

Le gamin, aussitôt entré, lança vers Gaston un coup d'oeil expressif, accompagné d'une légère grimace. Il portait sous le bras un paquet assez volumineux.

«Te voilà, gredin, dit amicalement Alexis que l'apprenti déridait par ses allures; veux-tu boire un coup?

—Merci, mon capitaine, je suis trop pressé. Je vais rue Saint-Lazare, chez un bourgeois qui attend ses escarpins depuis huit jours; papa me croit déjà en train de revenir.

—Viens-tu donc m'emprunter ma voiture? demanda Blanchote, qui daigna sourire et montrer sa dent.

—Non; je sais qu'elle est en réparation. C'est votre môme que je viens vous emprunter. Il ne connaît pas Paris; mes affaires m'appellent derrière la Madeleine: c'est une rude occasion pour le former, votre petit, et sans payer un sou de plus qu'au bureau.

—Tiens, c'est une idée.

—Deux même, si vous y tenez.

Alexis secoua la tête. Quant à Gaston, il écoutait la bouche ouverte, surpris d'apprendre que sa belle-mère possédait une voiture.

«Rouge ou noir? reprit Bouchot, qui fit le geste de tirer des macarons.

—Tu le feras écraser, dit M. de La Taillade.

—Dites donc, mon capitaine, vous me manquez de respect; est-ce que j'ai l'air d'un jobard?

—D'ailleurs, il a mal aux pieds.

—Nous grimperons derrière un fiacre, j'ai des billets de faveur.

—Voyons, chéri, dit à son tour Mme de La Taillade; tu ne peux pas l'emmener à ton ouvrage, et j'ai à sortir; préfères-tu le laisser seul ici?

—Veux-tu accompagner Bouchot, mon luron? demanda Alexis.

—Oui, répondit Gaston, que l'idée de rester enfermé effrayait.

—En route! cria l'apprenti, qui se dirigea vers la porte en dansant.

—Vais-je donc sortir ainsi?» dit Gaston en jetant un regard piteux sur son accoutrement.

La surprise se peignit sur le visage de Blanchote et de Bouchot, qui ne comprenaient pas le scrupule de l'enfant.

«Nous n'allons pas voir le roi, répliqua le gamin, ce n'est pas son jour de réception.

—Mais tu es plus beau qu'avec ta blouse, s'écria Mme de La Taillade.

—Je n'oserai jamais aller ainsi dans la rue.

—Il est bon votre petit, mon capitaine; il a des façons cocasses qui m'amusent comme tout. Mais je perds un temps que papa Bouchot rattrapera sur mes épaules. Je reviendrai quand tu auras grandi, mon bonhomme. Tiens, une idée! ça fait les deux, m'ame La Taillade.

Revenant sur ses pas, l'apprenti se débarrassa de sa blouse et de son tablier, enleva la redingote de Gaston, s'en affubla et lui passa les effets dont il venait de se dépouiller. Il n'était guère plus grand que son nouvel ami, et la redingote ne lui allait pas mieux. Mais pour la première fois il endossait autre chose qu'une blouse, et, séduit par la couleur du vêtement, il s'inquiétait peu de sa longueur.

«Je dois avoir l'air d'un duc, dit-il en se promenant avec gravité.
Allons, embrassons papa, maman, et filons, il n'est que l'heure.

—Tu le ramèneras avant la nuit?

—Puisque nous n'allons que jusqu'à la Madeleine.»

Et Bouchot disparut entraînant Gaston.

«Es-tu bête, de me faire poser comme ça, lui dit-il aussitôt qu'ils eurent atteint l'escalier. Tu l'aimes donc bien, la mère La Taillade, que tu as si peur de la quitter? Elle ne me botte pas, moi, ta belle-mère; je la crois cousine de la gueuse qui t'a chipé ta blouse. Quant à ton père, c'est un bon zig. Il est drôle, le soir, lorsqu'il monte l'escalier. Hier, il a piétiné plus de cinq minutes sur la même marche sans s'en apercevoir. Mais, au moins, il ne va pas de travers comme papa Bouchot lorsqu'il s'est trop consolé. Tiens! Roméo qui se promène, s'écria-t-il en apercevant un gros chat. Quelle chance, je vais chauffer la bile à la mère Bardou! Prends le paquet et descends; quand tu seras en bas tu siffleras.»

Gaston obéit, et siffla tant bien que mal dès qu'il eut atteint la dernière marche.

Aussitôt une tempête d'aboiements et de miaulements éclata; on eût dit un matou aux prises avec deux ou trois chiens furieux. Bouchot apparut glissant sur la rampe, il riait à gorge déployée. A peine fut-il à terre, que les chiens aboyèrent de nouveau et le chat poussa des cris désespérés, à la grande stupéfaction de Gaston, qui voyait son camarade produire à lui seul ce vacarme étourdissant. Du haut de l'escalier, une voix de femme appelait Roméo.

«Kiss, kiss, kiss, mords-le! cria Bouchot.

—Veux-tu bien ne pas les exciter, polisson!»

La concierge, mise en éveil, se tenait sur la porte de sa loge, un balai à la main.

«J'aurais dû me douter que c'était toi, galopin, dit-elle en apercevant l'apprenti.

—Faut bien se divertir un brin, m'ame Gaucher; ce que j'en ai fait, c'est pour vous; Roméo allait s'oublier sur l'escalier, ainsi ne me vendez pas.

—Ce gueux d'animal… Mais où diable as-tu pris cette redingote?

—C'est un héritage; je vous conterai ça en revenant. Pas de bêtise, dit Bouchot à Gaston; il ne faut pas se montrer dédaigneux des coups de trique, mais il ne faut pas non plus les apprivoiser. Sors le premier, si tu aperçois mon père à la fenêtre du troisième, tu me cligneras de l'oeil; sinon, du vent jusqu'au marché Saint-Jacques!»

Cinq minutes plus tard, les deux enfants remontaient la rue Saint-Honoré. Bouchot, drapé dans la redingote dont les pans lui battaient les talons, attirait un sourire sur les lèvres de chaque passant, et s'appuyait avec noblesse sur l'épaule de Gaston, auquel il avait confié son paquet.

«Si nous entonnions la Marseillaise? s'écria-t-il, ça embête les mouchards…

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire…

—Chante donc, dit-il en se tournant vers Gaston devenu cramoisi.

—Je ne connais pas cette chanson-là.

—Tu ne sais pas la Marseillaise! tu as donc été élevé à l'étranger?

—Oui, répondit naïvement Gaston, à Houdan. Mais pourquoi dites-vous que cette chanson embête les mouchards?

—D'abord, mon vieux, tâche de me tutoyer; c'est l'usage à la cour, et je tiens aux usages. Quant aux mouchards, la Marseillaise les embête à cause des ordres du gouvernement.

—Qu'est-ce que c'est qu'un mouchard?

—Est-il réussi! s'écria Bouchot; il sort de nourrice, ma parole d'honneur. Un mouchard, jeune étranger, c'est un homme qui vous empêche de crier dans la rue, de grimper derrière les voitures, de jeter des pierres, de creuser des trous pour jouer à la bloquette; un homme qui, s'il te voyait cracher sur une place publique, pourrait te fourrer au poste sous le prétexte que tu salis les pavés. Parlons d'autre chose. As-tu de bonnes jambes?

—Oui, dit Gaston, j'ai été souvent de Houdan à Maulette avec Catherine.

—Maulette, Houdan, Catherine, qu'est-ce que c'est que ces machins-là?

—Maulette, c'est un village; Catherine, c'est ma bonne.

—Ta bonne, je connais ça; il y en a beaucoup aux Tuileries, des femmes qui causent toujours avec des militaires qui sont leurs cousins.

—Catherine ne cause pas avec les militaires.

—Tu crois? C'est peut-être parce que les militaires n'ont pas d'uniformes, à Houdan. Mais revenons à tes jambes; aimes-tu les images?

—Oui.

—Quelle chance! Nous allons marcher vite et traverser la place du Carrousel; il y a là des marchands de gravures; je te montrerai celles que j'achèterai le jour où j'aurai de l'argent.»

Tout en cheminant, Gaston, qui tournait et retournait le paquet qu'il trouvait un peu lourd, raconta ce qu'il savait de son histoire à Bouchot. Celui-ci ne comprit bien clairement qu'une chose, c'est que son camarade possédait un canon.

«Un canon qui peut partir? répéta-t-il avec incrédulité.

—Oui, répondit Gaston, qui poussa un gros soupir.

—Écoute, nous sommes amis, n'est-ce pas? de véritables amis, à la vie et à la mort?

—Je veux bien.

—Tu me prêteras ton canon, alors?

—Oui.

—Ce soir, à notre retour!

—Quand tu voudras.

—Jure que tu es mon ami à la vie et à la mort.

—Je le jure.

—Il me faut une garantie sérieuse, dit Bouchot avec dignité. Pose le paquet sur cette borne. Bien. Maintenant crache par terre, marche dessus, lève la main vers le ciel, comme ça, et dis: Devant Dieu.

—Devant Dieu! répéta l'enfant.

—Bon, tu sais que c'est sacré, ces serments-là. Reprends le paquet. A présent, tu peux compter sur moi, et toutes les fois que ta belle-mère te rincera les côtes, je le lui revaudrai.»

Plus d'une heure se passa à regarder les estampes. Bouchot, animé du feu sacré, ne pouvait plus s'arracher à ce spectacle. Lui, si loquace d'ordinaire, ne parlait que pour expliquer à son ami les beautés des Callot, des Audran, des Edelinck que le vent feuilletait sous leurs yeux. Enfin les deux enfants, après avoir consacré quelques minutes aux singes et aux perroquets dont les oiseleurs du Louvre avaient le monopole, gagnèrent la rue de Rivoli.

Gaston, émerveillé, oubliait la fatigue et ne cessait d'interroger son guide, qui, tout en se moquant de ses naïvetés, lui répondait avec complaisance. Bouchot venait de se hisser derrière une charrette lorsqu'un régiment déboucha, musique en tête. L'apprenti entraîna son ami près des tambours, et cette marche accélérée fit regagner un peu du temps perdu. Près de la Madeleine, on tomba au milieu d'une bande de gamins qui jouaient aux billes, et l'on reprit haleine en suivant les émouvantes péripéties de la partie. Un grand garçon trichait avec une impudence sans pareille; il frappa un des joueurs, beaucoup plus faible que lui, qui osait se plaindre d'être volé. Bouchot, indigné de cette action, traita le grand de capon, de gouapeur et de filou, jeta sa redingote à Gaston et tomba en garde. Les deux ennemis se contemplèrent un instant, l'oeil en feu, les sourcils froncés, l'injure à la bouche. Ils se poussaient vigoureusement de l'épaule.

«Touche-moi donc, crapaud, touche-moi donc!»

Bouchot toucha. La lutte fut courte; les deux adversaires roulèrent à la fois sur le sol; mais l'apprenti dominait son rival, qui ne pouvait bouger. Gaston, épouvanté, pleurait à chaudes larmes, son paquet sous un bras, la redingote sur l'autre.

«En veux-tu encore?» demandait Bouchot au vaincu, qui se relevait.

Celui-ci en voulait si peu qu'il battit en retraite, et le vainqueur célébra son triomphe en exécutant son pas favori.

«Pourquoi pleures-tu? s'écria-t-il en courant reprendre la redingote.

—J'ai eu peur pour toi.

—Ai-je donc l'air d'une pomme cuite? Je reçois quelquefois, mais je donne toujours. Cependant c'est d'un bon zig d'avoir eu peur pour moi, embrassons-nous; tu sais, à la vie à la mort! Quant au serin que j'ai rossé, il ne volera plus les petits sans regarder si je suis là.

—Mon parrain serait bien content s'il avait vu ce que tu viens de faire.

—Il aime les braves?

—Il aime surtout la justice et le progrès.

—Il doit être bon, ton parrain. Pose-toi là pour m'attendre; je grimpe chez le bourgeois, il va m'offrir deux sous de gratification; une fois débarrassé du paquet, nous mangerons des frites et nous boirons du coco.»

Gaston s'accota contre une muraille, ne perdant pas de vue la porte cochère que venait de franchir son ami. Il était étourdi, ahuri, content, effrayé, en proie aux impressions les plus contradictoires et ne sachant comment les démêler. Honteux des façons d'agir de son guide, qui, non satisfait d'attirer l'attention par sa mise, dansait, chantait, criait à tue-tête, interpellait les passants, agaçait les chiens, employait des mots inconnus, se battait en pleine rue avec une superbe indifférence, Gaston, dont ces manières renversaient toutes les théories, ne pouvait ni comprendre ni excuser les libres allures de Bouchot, et encore moins son oubli complet des lois du monde. Cependant, si l'apprenti blessait par plus d'un côté la délicatesse timide de son ami, il le séduisait par sa faconde, sa franchise, sa bravoure et son bon coeur. Gaston, près de Bouchot, se sentait protégé, et c'était sincèrement qu'il commençait à l'aimer. Il l'eût aimé tout à fait si, au lieu de se moquer et de chanter tout haut, Bouchot eût consenti à marcher tranquillement pour causer de Houdan, de Catherine et de Mademoiselle. Hélas! qu'eussent-elles dit, ces âmes si chères, si elles avaient aperçu leur favori errant dans les rues de Paris, les cheveux en désordre, des chaussons de lisière aux pieds, une blouse trouée sur le dos, un tablier poisseux serré à la taille, marchant l'oreille basse sur les talons du triomphant Bouchot? L'enfant ne pouvait y songer sans qu'un sanglot vînt le suffoquer.

L'apprenti reparut au bout d'un quart d'heure. Les mains perdues au fond de ses manches, il marchait d'une façon solennelle, le décime qu'il venait de recevoir posé sur l'oeil gauche, comme un lorgnon.

Les deux enfants, l'un suivant l'autre, gagnèrent les quais. La vue de l'obélisque, du palais Bourbon, des Tuileries, du dôme des Invalides, fit confesser à Gaston que Paris valait mieux que Houdan. Bouchot, qui trouva sur sa route un morceau de charbon, dessina à grands traits une face grimaçante que son compagnon, avant même qu'elle fût terminée, reconnut pour celle de Blanchote. Satisfait d'avoir attrapé la ressemblance, le jeune artiste préludait à son entrechat accoutumé, lorsque son ami l'arrêta pour lui demander l'explication de cette danse.

«Ah! voilà. Il y a plus de trois ans, en compagnie de ma pauvre mère, j'ai été aux Folies-Dramatiques voir représenter un opéra qui s'appelait Giselle. Giselle, c'était une jeunesse qui avait tantôt du bonheur et tantôt des malheurs. Chaque fois qu'elle avait envie de rire ou de pleurer, elle arrondissait les bras et se mettait à danser. Ça m'a semblé si naturel et si clair, que j'ai adopté sa méthode.»

On but du coco que Gaston, faute d'habitude, trouva détestable; puis il fallut songer à rentrer au logis. Mais une dispute entre deux cochers, un cheval de charrette abattu, les manoeuvres d'un bateau à vapeur, toutes choses dont Bouchot voulut voir l'issue, retardèrent si bien les deux enfants, que le soleil se couchait au moment où ils atteignirent le pont Neuf.

La journée, bien que froide, avait été sereine, et le ciel, embrasé d'une lueur jaune éblouissante, prêtait un aspect féerique à ce panorama de la Seine qu'on admirerait dans une ville d'Allemagne ou d'Italie, mais auquel notre indifférence ne prend pas garde. Bouchot s'arrêta silencieux et s'appuya sur le parapet. Il étudiait les jeux de la lumière sur les eaux légèrement tourmentées, sur les merveilleuses sculptures de la galerie de Henri II, puis sur les feuillages desséchés, brûlés, rougis des Tuileries et des Champs-Élysées. Çà et là, les vitres d'une fenêtre s'embrasaient comme la bouche d'une fournaise, et sur les toits d'ardoise, glacés d'argent, les cheminées dessinaient de grandes ombres aux formes fantastiques. Les passants qui traversaient le pont des Arts semblaient vêtus de brocart d'or tant qu'ils marchaient en pleine lumière, et rentraient brusquement dans la vulgarité de leur costume aussitôt qu'ils dépassaient l'ombre. La Seine, un moment illuminée, devenait noire et lugubre; on eût dit que la nuit sortait de ses profondeurs et repoussait pas à pas les rayons vaincus. Gaston respecta la contemplation de son ami, qui lui prit tout à coup la main et l'entraîna en murmurant:

«J'ai vu des Joseph Vernet qui sont à peu près ça.»

Il faisait presque nuit lorsqu'on déboucha sur la place du Châtelet. Bouchot, tout en émaillant sa conversation de réflexions philosophiques sur la fuite rapide des heures, acheta pour un sou de pommes de terre frites.

«Décidément, dit-il en croquant la dernière, nous avons trop flâné, la courroie du père Bouchot va troubler ma digestion.»

Gaston s'attendrit en apprenant que son ami courait grand risque d'être battu.

«Veux-tu que je t'accompagne? dit-il, je raconterai à ton père que c'est à cause de moi que tu es en retard; je le prierai tant, qu'il te pardonnera.»

Bouchot, ému, saisit la main de Gaston et la secoua.

«C'est bon tout de même, s'écria-t-il, d'avoir quelqu'un qui pense à vous, qui vous aime et vous plaint. Mais vois-tu, mon bonhomme, le tire-pied du père Bouchot n'a plus d'oreille depuis que ma mère est morte. Bah! continua-t-il avec insouciance, je crierai afin d'abréger la séance. Tu connais la recette, hein? Lorsque ta belle-mère ira de trop bon coeur, braille de toute ta force, ça la fera finir plus vite à cause des voisins.»

Un frisson passa sur les épaules de Gaston à l'idée que Blanchote pouvait le battre de nouveau. Parvenus au fond de l'allée de leur maison commune, les deux enfants s'embrassèrent. Bouchot préluda mélancoliquement au pas de Giselle et disparut dans un escalier. Gaston allait frapper à la porte de son père lorsqu'il fut rejoint par l'apprenti.

«J'ai oublié de te rendre ton habit, tant la courroie me trotte par la tête, dit-il; d'ailleurs, tandis que j'y suis, je vais voir ton canon.»

Alexis remonta son sac en voyant entrer son fils et l'embrassa.

«Eh bien, petit, es-tu content de ta promenade?

—Oh! oui, répondit Gaston, qui regarda son nouvel ami.

—Tu en auras long à raconter plus tard à ta tante?

—La reverrai-je bientôt?

—Peut-être demain», dit Blanchote.

Cette nouvelle acheva de rendre l'enfant heureux. Bouchot, bien que fasciné par le canon, réussit enfin à s'arracher à cette contemplation. A peine était-il parti que Blanchote retirait des profondeurs de son cabas une petite blouse. Elle en revêtit Gaston, qui redoutait qu'on l'affublât de nouveau de la redingote dont son ami était si fier.

«Allons dîner», s'écria Alexis.

Il prit Gaston par la main et précéda Mme de La Taillade sur l'escalier.
Celle-ci refermait à peine la porte, que des cris perçants retentirent.

—C'est Bouchot», dit la mégère, je m'y attendais; il ne l'a pas volé.

Gaston eût voulu ne pas entendre; il se pressa contre son père, des larmes coulaient sur ses joues. On le conduisit rue Jean-Pain-Mollet, dans un établissement qu'il reconnut pour le même au fond duquel il s'était endormi le jour de son arrivée à Paris.

Il mangea de bon appétit, et le soir, vers neuf heures, il rentra en compagnie de M. et Mme de La Taillade. Il jeta au passage un regard rapide vers la fenêtre du cordonnier; elle était close et obscure. Gaston fit sa prière avant de s'endormir et s'étendit sur son matelas. Dans ses rêves de cette nuit-là, il vit des chiens mordre des chats, Blanchote danser le pas de Giselle, tandis que Bouchot, perdu dans une redingote de drap bleu, crachait sur le sol et levait la main vers le ciel en répétant: «A la vie! à la mort!»

VII

UN DRAME A PROPOS D'UNE BOUTEILLE CASSÉE.

Sur les plans de Paris âgés de plus de vingt ans—ce qui équivaut à un siècle des temps passés—on voit figurer, parmi les petites rues qui rayonnaient autour de la place de Grève, la rue Jean-Pain-Mollet. Elle n'était ni longue ni large, et les maisons qui la bordaient n'avaient rien de monumental; mais comme elle sentait son vieux Paris, cette brave rue! le Paris boueux, crasseux, sombre, sordide, malsain, qui passait pour une des plus belles villes de l'univers, même avant les rotondes du comte de Rambuteau et les trouées sanitaires du baron Haussmann. Ce n'était pas une rue aristocratique, que la rue Jean-Pain-Mollet. Un ruisseau noir, fangeux, qui prenait sa source à la hauteur de la rue des Arcis, cascadait sur ses pavés inégaux avant de se perdre dans une espèce de gouffre, situé près de l'Hôtel de ville, et, si l'on n'y rencontrait ni belles dames ni dandys, les sergents de ville, en revanche, y avaient fort à faire. Dans la plupart de ses maisons, transformées en «garnis», on vendait l'hospitalité à la nuit. Du fond de vingt débits de liqueurs s'échappait, surtout le samedi soir, une tempête de voix roucoulant une romance avec ces inflexions qui font aujourd'hui la gloire de Thérésa. Souvent les vitres, blanchies dans le but d'économiser les rideaux, volaient en éclats, et la porte, brusquement ouverte, livrait passage à deux champions aux formes athlétiques. Une lutte sauvage s'engageait, pour un mot, pour une femme, ou simplement pour l'honneur. Un cercle de curieux se pressait autour des combattants; dans ce duel on tentait, non de faire mordre la poussière à son antagoniste,—l'éternelle humidité de la vieille rue s'y opposait,—mais de le rouler dans le ruisseau historique qui, sous Louis VI, marquait l'enceinte de la bonne ville. La querelle vidée, les lutteurs s'embrassaient; le vaincu confessait avoir trouvé son maître; plusieurs verres d'eau-de-vie pansaient les blessures, et pour quelques heures l'antique rue retrouvait un peu de calme.

Quoi qu'en puissent dire l'esprit de parti et le besoin d'applaudir, si impérieux chez les Français, maudite soit la main hardie qui, sans souci du passé, éventra ces antres et purifia du même coup le sol et ceux qui l'occupaient! Pourquoi a-t-elle forcé les habitants à chercher un gîte ailleurs, à quitter les tanières traditionnelles hors desquelles il leur semblait impossible de vivre? On mourait si sûrement dans ces cloaques immondes où la fièvre régnait en permanence, où toute maladie s'aggravait, où les femmes étaient si pâles, les enfants si chétifs, où le vice, la vermine, la prostitution, tout ce qui cherche l'ombre grouillait comme les reptiles au fond d'un marécage des tropiques. De l'air, de la vie, du soleil, de la moralité, à quoi bon? On s'en passe si bien! Quel grand homme aura le courage de nous les rendre, ces rues étroites, hideuses, humides, fangeuses, que tant de gens regrettent tout haut avec une si touchante mauvaise foi? Il nous en reste encore quelques-unes; pétitionnons bien vite pour qu'on nous les conserve; assez de soleil; de l'ombre, maintenant, à défaut de ténèbres. A bas ces docteurs amis du progrès qui, mauvais économistes, raisonnent avec le coeur; qui comptent les existences sauvées sans vouloir peser l'or dépensé, estimant que la vie d'un homme est sans prix et que la moindre bataille coûte encore plus cher que l'assainissement de Paris.

Un soir du mois de décembre 1844, le ruisseau de la rue Jean-Pain-Mollet était solidifié par la gelée et la divisait en deux ruelles étroites. La neige tombait à gros flocons, tourbillonnait entre les noires demeures, puis, comme à regret, jonchait le pavé couvert de verglas. Les passants se hâtaient, la tête penchée, s'abritant de leur mieux contre la bise qui leur mordait le visage. Le sol craquait sous les pieds et les chutes étaient fréquentes. On se relevait avec peine pour reprendre au plus vite cette marche incertaine, dangereuse, vacillante, dont on se serait moqué en plein jour, mais qui, à cette heure où les estomacs étaient vides, semblait une nouvelle cruauté du sort. Les vitres ternes, dépolies des débits de liqueurs, ne laissaient passer aucun rayon qui vînt en aide aux becs de gaz dont la lumière blafarde éclairait à peine le mur qu'elle frappait. De temps à autre, la porte d'un cabaret s'ouvrait, et un homme aviné, maugréant à mi-voix ou fredonnant une chanson, se mettait en marche pour regagner le taudis où sa ménagère, ses enfants affamés l'attendaient peut-être.

Près de l'encoignure de la rue des Arcis, où un commerce plus actif multipliait les lumières, un petit garçon, appuyé sur une borne, pleurait devant les débris d'une bouteille brisée. Une calotte rouge couvrait sa tête aux cheveux coupés ras; il cachait tant bien que mal, entre les plis de sa blouse, ses doigts gonflés par des engelures, et ses pieds, mal abrités par des bas troués, étaient chaussés de gros sabots. Mouillé, grelottant, il levait des yeux navrés vers ceux qui passaient et dont la plupart ne l'apercevaient même pas.

«Bien travaillé, dit un maçon qui se retourna.

—Ton affaire est claire, mon bonhomme; tu connais le proverbe, qui casse les verres les paye, dit un autre en riant de son à-propos.

C'était là toute la pitié qu'inspirait le petit garçon; ces gens connaissaient cependant par expérience la triste perspective qui l'attendait. Et aucun d'eux ne se croyait méchant—c'est si drôle un gamin qui va «recevoir une raclée!»

Une jeune femme s'arrêta pour interroger l'enfant. Le drame était bien simple; il venait de tourner le coin de la rue lorsque le pied lui avait manqué, et du flacon, mal étreint par ses doigts transis, qui contenait pour dix sous d'eau-de-vie, il ne restait que des débris. La jeune femme soupira, dix sous représentaient pour elle une journée de travail; elle s'éloigna sans dire un mot.

Cinq ou six enfants des deux sexes, chargés eux aussi de bouteilles et de provisions, se groupèrent autour de la borne, graves, silencieux, ouvrant de grands yeux apitoyés, car ils comprenaient la terreur du petit garçon et n'osaient le consoler. Celui-ci semblait ne pouvoir se résoudre à s'éloigner du lieu de son désastre, comme s'il conservait l'espoir de voir les tessons se rejoindre et recueillir le liquide dont l'action creusait la glace qui recouvrait les pavés. Une fillette d'une douzaine d'années paraissait surtout attendrie.

«Viens, disait-elle à l'enfant qu'elle tirait par sa blouse, je t'accompagnerai, peut-être ne te battra-t-on pas trop fort.»

En ce moment, un jeune garçon qui sifflait la Marseillaise avec entrain, déboucha de la rue des Arcis et s'approcha à son tour.

«Gaston!» s'écria-t-il.

Celui-ci releva la tête et se précipita vers Bouchot. L'apprenti n'eut besoin d'aucune explication, il comprit tout d'un simple coup d'oeil.

«Mon pauvre vieux, dit-il en passant son bras autour du cou de son ami, tu n'as pas de chance! Voyons, ne pleure plus. Que faire? J'emprunterais bien une bouteille à la mère Bardou, mais de l'argent? Est-ce bête de les fabriquer en verre, les bouteilles! Elles devraient être en fer-blanc, l'hiver surtout. Qu'est-ce que tu emportais?

—De l'eau-de-vie, répondit Gaston.

—C'est ça, du sérieux; s'il s'agissait de vin, ce serait la même chose; mais c'est égal, j'aurais préféré du vin. Allez-vous filer, tas de moutards? Vos mères vous attendent pour vous moucher; on dirait qu'ils n'ont jamais vu de verre cassé, ces bêtas-là! Je voudrais bien savoir comment nous y prendre?… c'est le nanan qui m'embarrasse. Ton père est-il rentré?

—Pas encore.

—Il est chez Pauquet, allons-y; j'entrerai le premier. Tu lui raconteras l'histoire; je m'en charge, si tu veux. Il reviendra avec toi, tu le laisseras passer devant, et la mère Blanchote en sera pour une bouteille rentrée.

—Oui-da, canaille! je t'y prends encore à lui donner de mauvais conseils», dit une voix enrouée.

C'était celle de Blanchote qui, grimpée sur ses socques, saisit Gaston par le bras de façon à le faire crier et l'entraîna vers la rue des Arcis.

«La gueuse! murmura l'apprenti revenu de sa surprise; sans Gaston, quelle série de boules de neige je lui collerais dans le dos! Si je courais chez Pauquet dire au capitaine que sa femme a mal aux dents, ou qu'un monsieur le demande, un monsieur décoré? La vieille sorcière, il a beau lui défendre de battre le petit, elle écoute la romance et soigne le refrain lorsqu'il n'est pas là! Allons chez Pauquet, il y a là des trognes qui valent celle de Téniers.»

Et, en dépit du verglas, Bouchot s'élança à toutes jambes vers l'hôtel de ville.

En sortant de chez le marchand de vin, Blanchote se rendit chez l'épicier, puis elle regagna la rue Jean-Pain-Mollet. Les doigts crispés autour du bras de Gaston, on eût dit un oiseau de proie entraînant sa victime palpitante. Tout à coup la mégère glissa, perdit l'équilibre et brisa dans sa chute la bouteille qu'elle venait d'acheter. Cet accident, qui eût dû la disposer à l'indulgence, l'exaspéra; elle se releva furieuse et se précipita sur Gaston, qu'elle battit.

«Assez, la mère, assez!» lui cria un joueur d'orgue qui rentrait.

Blanchote accueillit l'observation par des injures, saisit la petite main toute crevassée de l'enfant et reprit sa marche.

«Vous me faites mal», dit-il en essayant de se dégager.

La misérable pressa plus fort; il poussa un gémissement et tomba à genoux sur le sol glacé.

En ce moment, sans qu'elle pût deviner d'où le projectile était parti,
Mme de La Taillade reçut en plein visage une monstrueuse boule de neige.
Tandis que ses yeux perçants sondaient avec rage les alentours, Gaston
disparaissait dans une sombre allée.

«Attends-moi», lui cria-t-elle.

L'enfant, accoutumé sans doute à se guider dans l'obscurité, atteignit un escalier auquel une corde à puits servait de rampe, et commença à gravir les marches inégales.

«C'est Bouchot, grommelait Blanchote, qui s'épongeait encore; je suis sûre que c'est lui, le gueux me le payera cher!»

Parvenu au cinquième étage, Gaston parcourut un long corridor et se rangea pour laisser passer sa belle-mère.

«Tu n'as reçu qu'un à-compte, mon bijou, lui dit-elle, en lançant un soufflet qui, par bonheur, tomba dans le vide. C'est à présent que nous allons rire!»

Elle ouvrit une porte, puis, après avoir tâtonné un instant, alluma une chandelle dont la lueur vacillante éclaira d'une façon sinistre une mansarde aux murs délabrés. Dans un coin un lit, dans un autre un réchaud, çà et là des chaises dépareillées, et dans l'angle, à droite de la fenêtre unique, un monceau de loques et de chiffons. Les deux chambres de la rue des Arcis méritaient le nom d'appartement comparées à ce galetas, nu, étroit, glacé, au sol couvert d'immondices.

«Arrive», dit Blanchote.

Gaston, immobile, prêta l'oreille.

«Viendras-tu?» cria la mégère avec mille imprécations.

L'enfant se présenta enfin; mais derrière lui parut Alexis vêtu, en dépit de la saison, de son pantalon de drap clair et coiffé de son chapeau gris.

«Après qui en as-tu? demanda-t-il à sa femme en entrant, je t'ai entendu gronder d'en bas.

—Est-ce que je sais, après ton môme, qui prétend que ses engelures le démangent.

—Pauvre petit! tu ne l'as pas frappé, au moins?

—Peut-être une taloche; on ne peut guère s'en empêcher en face d'un polisson qui casse par méchanceté ta bouteille de cognac.»

Alexis remua la tête d'un air de doute.

«Je suis tombé, père, interrompit Gaston, qui s'approcha de lui; je ne sais pas marcher avec des sabots et le pavé glisse beaucoup.»

M. de La Taillade se baissa, le prit dans ses bras et le pressa contre sa poitrine.

«Ah! mon pauvre luron, dit-il, patience, la fortune reviendra.»

Et, sans plus s'occuper de sa femme, il s'assit et se mit à bercer l'enfant, l'enveloppant d'un regard attendri.

«C'est ça, donne-lui raison pour le rendre insolent, dit Blanchote avec aigreur.

—Lui, insolent! répéta Alexis, qui haussa les épaules. Il avait un nid bien chaud d'où nous l'avons arraché, il ne peut nous aimer.

—Je t'aime, père, s'écria Gaston en l'embrassant.

—Pauvre chéri, s'écria Blanchote, on voit bien que tu es à jeun, tu parles en vers. Ce maudit crapaud, il nous porte malheur.

—Laisse faire, petit; le jour où j'aurai quarante francs, je te reconduis à Houdan.

—Aussi ne les auras-tu jamais, murmura la mégère, qui jeta sur le père et le fils un regard haineux. Cette chipie qui vit dans les tapisseries et qui nous laisse crever de faim n'aura pas le dernier mot. Allons, mon bijou, ajouta-t-elle tout haut, le couvert!»

Gaston se dégagea des bras de son père, retira ses sabots, et, tandis que sa belle-mère activait le feu du réchaud, il disposa, sur une planche soutenue par deux tabourets, des assiettes, des verres et des couteaux.

«A table» cria Blanchote, qui apporta, dans le poêlon même où elle l'avait confectionné, un ragoût de pommes de terre.

Les convives mangèrent en silence; vers le milieu du repas, Gaston alla près d'une cruche et l'inclina pour remplir son verre; l'eau était gelée, ce qui provoqua l'hilarité de Mme de La Taillade. L'enfant refusa de partager la ration de vin de son père et s'accroupit auprès du réchaud. Le soudard se leva, bourra sa pipe et commença à marcher de long en large pour combattre le froid.

«Sors-tu?» dit Blanchote à son mari.

Celui-ci rencontra les yeux suppliants de son fils.

«Non, répondit-il.

—Est-ce que Pauquet te refuse crédit?

—Pauquet est un ancien troupier qui sait ce que l'on se doit entre hommes; mais je le ménage.

—Pauvre chéri, voilà plus d'un mois que tu n'as bu à ta soif.»

La tête d'Alexis se balança du haut en bas.

«Je voudrais ne plus boire, murmura-t-il.

—Pour tomber malade? C'est le gamin, avec son air de condamné à mort, qui te rend sentimental. Bête, les enfants ne comprennent rien à la misère et ne sont jamais malheureux. J'en sais quelque chose, peut-être. Je parie que tu songes encore à mettre les pouces, à écrire à ta soeur que tu lui rends le môme sans condition.

—Oui.

—Ça me fend le coeur de te voir avec ces idées-là. Nous le rendrons, mais pas pour rien; l'heure est passée. Voyons, pas d'attendrissement; serons-nous gentil si notre petite femme nous apporte une goutte?»

Le soudard interrompit sa promenade, et sa langue frappant son palais produisit un glouglou sonore. Lorsqu'il vit Blanchote ajuster ses socques, s'envelopper de son châle et gagner le corridor, un sourire illumina sa face niaise. Il s'assit, bourra sa pipe noire et regarda Gaston, qui approchait la cruche du réchaud.

«Veux-tu donc boire, petit? lui demanda-t-il au bout d'un instant.

—Non, père, je voudrais un peu d'eau pour laver les assiettes, afin de n'être pas grondé demain.

—Est-ce que tu m'aimes un peu?

—Beaucoup, répondit l'enfant, qui vint l'embrasser.

—Et Bouchot, je ne vous vois plus jouer ensemble, êtes-vous donc fâché?

—Non; mais Mme Blanche le déteste, elle lui a défendu d'entrer ici sous prétexte qu'il me donne de mauvais conseils.

—Est-ce donc vrai, petit?

—Non, père; Bouchot ne sait ni mentir ni voler, lui.

—Qui donc ment? qui donc vole?»

Gaston garda le silence.

«Tu n'aimes pas Blanchote, reprit M. de La Taillade au bout d'un instant.

—Non, pas plus qu'elle ne m'aime.

—Elle ne te bat plus, n'est-ce pas? Une taloche par-ci par-là, peut-être; les grandes personnes ont des ennuis, ta tante devait en avoir.

—Ma tante ne m'a jamais battu.

—Et je ne veux pas que Blanchote te batte; sur ce point-là, il faut toujours me dire la vérité.»

Gaston baissa de nouveau la tête, n'osant répondre que la vérité lui avait déjà valu de plus rudes coups que ceux qu'il recevait sans se plaindre. Son père n'était pas toujours là, et, le plus souvent, il rentrait hébété, inapte à comprendre. L'enfant qui le voyait de sang-froid allait peut-être tenter de l'éclairer, lorsque les socques de Blanchote résonnèrent dans le corridor.

«Il fait un temps de voleur, dit-elle en secouant son châle qu'elle étendit sur le pied du lit, on ne tient pas debout, et la rue ressemble à un cimetière, tant elle est déserte.»

Elle reprit haleine et sortit de son cabas un petit fagot de bois blanc, puis une bouteille à demi pleine d'un liquide rougeâtre.

«C'est du mêlé, chéri, continua-t-elle; tu ne le détestes pas, hein?
Tiens, le mioche n'est pas couché; vous avez donc causé?

—Il me racontait que tu n'aimes pas Bouchot.

—Je n'aime pas Bouchot! s'écria Mme de La Taillade, dont la dent saillit, et qui se frotta le visage de ses deux mains; en voilà un conte! C'est-à-dire que je donnerais quelque chose pour le voir tout de suite, cet apprenti gnaf. Si tu le rencontres demain, chéri, et que tu puisses le décider à monter, tu me feras plaisir; il redescendra content, je t'en réponds.

—Tu entends, petit, dit Alexis, dont l'intelligence ne comprit pas l'ironie des paroles de la mégère; tu peux ramener Bouchot.»

Blanchote disposa sur le fourneau le fagotin qu'elle venait de rapporter et l'alluma. Une épaisse fumée remplit aussitôt l'étroite mansarde, un joyeux pétillement se fit entendre, puis une flamme claire brilla. On se garda d'ouvrir la fenêtre; pour les pauvres, la fumée est une partie du feu, elle tient chaud. Le soudard, lui, ne voyait que la bouteille. Il respira avec force lorsque sa femme emplit deux verres, et ce fut d'une main tremblante qu'il porta le sien à ses lèvres. Après avoir bu, il ouvrit deux ou trois fois la bouche comme pour mieux déguster, bourra sa pipe, se croisa les jambes et, renversé sur sa chaise, les yeux à demi clos comme un chat repu, il semblait faire ronron.

Gaston, à force d'industrie, avait réussi à se procurer un peu d'eau; il lavait dans un coin les assiettes et les couverts. Sa tâche terminée, il se rapprocha du fourneau afin de réchauffer ses mains engourdies. Au bout de quelques minutes, il embrassa son père, salua Blanchote, et s'enfouit tout habillé dans un monceau de linge qui se trouvait en face de la porte. Mme de La Taillade, qui bâillait et se plaignait du froid, se coucha à son tour. Alexis resta seul éveillé.

Il fumait, calme, grave, reposé, n'interrompant ses aspirations que pour boire de temps à autre une gorgée du mélange qui, sans valoir le cognac pur, pouvait se tolérer. La tête appuyée contre le mur, il regardait les braises se consumer, passer du rouge vif au rouge pâle, noircir, se ranimer à l'improviste, puis mourir pour ne laisser à la place qu'elles occupaient qu'une cendre blanche et vaporeuse. Ce spectacle semblait le captiver au plus haut degré, car il demeura presque une heure sans bouger.

Au dehors, un silence profond; la neige, qui tombait sans relâche, assourdissait le fracas ordinaire des roues sur les pavés. Tout à coup on entendit un enfant pleurer. Aux sons lointains de cette voix plaintive, Alexis releva la tête, se hâta de rebourrer sa pipe, emplit de nouveau son verre, et son regard, après avoir contemplé les vitres où la froidure dessinait des fleurs étranges, s'arrêta sur la chandelle, dont la mèche démesurée donnait à la flamme une lueur sépulcrale. L'attention du soudard se concentra tout entière sur les excroissances nées de la combustion; on eût dit qu'il s'étonnait de retrouver là le phénomène qu'il venait d'observer sur la braise: une étincelle ranimant pour une seconde un corps éteint. Ces alternatives d'ombre et de clarté, de vie et de mort, paraissaient l'intriguer outre mesure; peut-être en cherchait-il le sens philosophique; peut-être, au fond, se contentait-il de voir sans chercher à comprendre. L'enfant, qui pleurait, se tut; le calme, succédant au bruit, troubla la méditation d'Alexis; il changea de position, moucha la chandelle sans daigner s'humecter les doigts, et son regard se fixa sur le monceau de linge qui servait de couche à Gaston.

Pour le coup, un sentiment humain se peignit sur la face impassible du soudard. Son regard, qui ne brillait d'ordinaire qu'à la vue d'une bouteille pleine, s'adoucit; un sourire effleura ses lèvres, une expression de tendresse illumina ses traits vulgaires et les rendit touchants. Depuis quatre mois qu'il voyait Gaston chaque jour, Alexis, sans savoir pourquoi, s'était pris à l'aimer. Il eût voulu le voir heureux, gai, souriant, tapageur, comme Bouchot, par exemple; mais lorsque l'enfant levait sur lui ses grands yeux bleus si candides, si doux, si pleins de loyauté, le père se sentait tout remué et secouait la tête sans parvenir à s'expliquer son émotion. Blanchote, clairvoyante et jalouse, devinait cette affection qui ne se traduisait guère que par des mots accentués d'une certaine façon, et sa haine pour Gaston, dont la gentillesse aurait dû la désarmer, n'avait peut-être pas d'autre cause.

Peu à peu M. de La Taillade, dont les yeux demeuraient cloués sur le monceau de guenilles qui recouvrait son fils, devint soucieux; il retira sa pipe d'entre ses lèvres, posa son front étroit dans sa large main, et tenta de réfléchir.

Mal conseillé, il avait plongé Gaston dans cette misère qui convenait si peu à ses instincts délicats. Depuis lors, il avait essayé de réparer le mal dont il était cause; mais une fatalité, inexplicable pour lui, réduisait à néant ses meilleures intentions. Pourquoi sa soeur laissait-elle ses lettres sans réponse? Comment une somme de cinquante francs qu'il gardait au fond de son gousset avait-elle disparu? Pourquoi son patron lui retenait-il une partie de son gain? Pourquoi les recrues devenaient-elles rares? Pourquoi Blanchote détestait-elle Gaston? Pourquoi, enfin, l'enfant si doux, si docile, si soumis, montrait-il une répugnance invincible pour sa belle-mère? Toutes ces idées simples ou complexes se débattaient confuses dans la tête d'Alexis. Cette intelligence épaisse, encore alourdie par des excès de boisson, ne savait ni vouloir, ni comprendre, ni agir, et l'étincelle allumée par Gaston dans les profondeurs de cette âme pouvait se comparer à ces éclairs de chaleur qui brillent sans éclairer.

Blanchote, qui depuis son expulsion du Coeur-Enflammé se considérait comme la victime d'Alexis, aurait pu expliquer à son noble époux la cause de plusieurs de ses mécomptes, et répondre à deux ou trois de ses questions. C'est elle qui, par suite d'un arrangement avec le commis principal de l'agence, empochait la moitié des gains de son mari, et en cela on ne pouvait la blâmer. Ne comptant plus guère sur la somme qu'elle avait cru obtenir pour la rançon de Gaston, elle tentait de la réunir par tous les moyens à sa portée. Quant à l'enfant, elle s'obstinait à le garder, par amour-propre d'abord—l'amour-propre joue un rôle dans les mauvaises actions aussi bien que dans les bonnes—puis pour les services qu'il rendait, car elle le stylait aux détails du ménage et le pauvre petit savait maintenant s'acquitter d'une commission. Elle espérait bien se servir de lui tôt ou tard pour ses opérations clandestines, et le façonner peu à peu à ces larcins minimes, plus faciles encore pour les enfants que pour les femmes. Mais jugeant un peu trop vite la conscience des autres sur la sienne, son premier essai faillit lui coûter cher. Gaston, qui sur l'ordre de sa belle-mère avait été ramasser le marteau d'un tailleur de pierre occupé de son déjeuner, fut éclairé par Bouchot. Il menaça d'aviser son père, et Blanchote se résigna à dresser peu à peu l'enfant à ce qu'elle appelait faire son droit, c'est-à-dire voler.

Et le docteur, et Catherine, et Mademoiselle, avaient-ils donc oublié leur enfant d'adoption? Ils songeaient à lui chaque jour, au contraire; chaque jour les deux femmes pleuraient, ne sachant s'il était mort ou vivant. Ce ne fut qu'après un mois et demi de souffrances que Mademoiselle, grâce aux soins dévoués de sa servante et à l'expérience de son vieil ami, entra en convalescence. On lui remit alors une lettre d'Alexis, qui s'excusait et offrait de renvoyer Gaston; mais il était sans ressource. Mademoiselle répondit sur l'heure, et l'espoir de revoir bientôt son neveu hâta le retour de ses forces. Une semaine s'écoula dans une attente fiévreuse; chaque soir, les deux femmes se rendaient au bureau de la diligence pour la voir arriver; en vain, hélas! On reçut une nouvelle lettre plus pressante encore que la première; Mademoiselle porta elle-même sa réponse à la poste; mais, pas plus que les précédentes, cette missive ne devait parvenir à son adresse; le sort, par ces petits moyens qui lui servent à produire de grands effets, conspirait contre le bonheur de Gaston.

Roméo, le sultan entretenu par Mme Bardou devenue concierge de la maison habitée par M. de La Taillade, s'avisa de fouiller dans le cabas de Blanchote, un matin qu'il contenait des côtelettes. Mme de La Taillade, indignée, poursuivit le voleur jusque sur les genoux de sa maîtresse et proféra contre lui les menaces les plus terribles. Bouchot, qui eut la chance de voir l'aventure, ne songeait pas à mal; mais, deux jours plus tard—la semaine était bonne pour lui—il vit le dogue du charcutier étrangler Roméo d'un coup de dent. L'apprenti venait d'entendre frapper injustement Gaston. Il ne trouva rien de mieux que de transporter le cadavre du défunt sur le palier de Blanchote, puis il manoeuvra si bien que Mme Bardou accusa son ancienne amie du meurtre de son chat. A dater de ce jour, toute missive à l'adresse des La Taillade fut impitoyablement refusée, et lorsqu'ils déménagèrent, la vindicative concierge déclara au facteur qu'ils étaient partis pour l'étranger. Quant aux lettres qu'écrivait Alexis, il n'oubliait qu'une chose, c'était d'indiquer sa nouvelle adresse. Mais les moyens employés par Bouchot pour venger son ami devaient avoir une conséquence plus cruelle encore et rompre à jamais le fil qui pouvait ramener Gaston à Houdan.

Le docteur ne savait rien refuser à Mademoiselle, et, sur ses instances, il entreprit le voyage de Paris. Désolé des renseignements fournis par Mme Bardou, il se rendit à la préfecture de police. Deux mois auparavant, Alexis, prêt à entreprendre le voyage d'Alsace en compagnie de son patron, avait pris un passe-port, et la préfecture renvoya le docteur de la rue des Arcis à Strasbourg. Après avoir interrogé pour la dixième fois Mme Bardou, qui commençait à répondre de mauvaise grâce, le docteur se retirait désespéré, lorsqu'il rencontra Bouchot à porte de l'allée. L'apprenti marchait vite, il venait précisément de flâner en compagnie de Gaston et prévoyait une toutouille.

«Habites-tu depuis longtemps cette maison, mon petit ami? lui demanda le docteur.

—Oui, mon bourgeois, c'est le pays où j'ai reçu le jour.

—Tu as dû connaître M. de La Taillade?

—M. de La Taillade, répéta malicieusement Bouchot, un petit qui possède une grande femme laide et méchante, avec une dent à l'envers?

—Oui, répondit le docteur.

—Déménagés pour l'étranger, mon magistrat, pour les Amériques Vespuce; demandez plutôt à la mère Bardou.»

Et Bouchot s'élança vers l'escalier.

«Tiens, se dit-il à moitié route, j'aurais dû lui donner l'adresse à ce vieux monsieur; c'est peut-être un mouchard qui vient embêter la vieille.»

Il redescendit deux étages; le docteur remontait déjà la rue Planche-Mibray, songeant à la façon dont il communiquerait à Houdan le triste résultat de son voyage.

Quatre mois s'étaient écoulés, Alexis n'écrivait plus; peut-être eût-il hésité maintenant à livrer Gaston; car de même que Bouchot, mais sans savoir le dire, il sentait qu'il était bon d'être aimé. A l'heure même où il regardait dormir son fils, Mademoiselle et Catherine, assises devant la grande cheminée où Gaston se plaçait autrefois entre elles, causaient de l'absent qui les avait si longtemps charmées par ses gentillesses. Tout à coup elles se taisaient, n'osant se regarder dans la crainte de fondre en larmes. On entendait alors la vieille horloge compter les heures, si longues, hélas! depuis que l'enfant n'était plus là.

VIII

A MINUIT.

Un dimanche, environ dix-huit mois après le serment solennel par lequel Bouchot et Gaston s'étaient liés «à la vie à la mort», les deux amis sortaient bras dessus bras dessous des galeries du Louvre. Ils portaient à peu de chose près le même costume: une blouse brune serrée à la taille par un ceinturon de cuir vernis, un pantalon de coutil trop court, une casquette à visière étroite, un col de chemise rabattu. Leurs brodequins, fabriqués par l'apprenti, ne brillaient pas précisément par l'élégance; mais, pour la solidité, ils l'emportaient sur les meilleurs produits du célèbre Sakoski,—l'auteur du moins l'affirmait. Rien n'eût été plus intéressant pour un observateur que d'examiner ces deux têtes aux types si distincts, qui se penchaient à toute minute l'une vers l'autre pour se communiquer quelque réflexion. Gaston, avec ses traits réguliers, son regard profond, son air calme et réfléchi, ressemblait à un monsieur, comme disait sa belle-mère. Bouchot, au contraire—le nez au vent, les yeux vifs, le geste aussi prompt que la parole,—rappelait par sa pétulance inquiète le gamin hardi, résolu, narquois, dont Toussenel a si bien établi la parenté avec le moineau franc.

Gaston avait beaucoup grandi depuis son départ de Houdan, et, quoique moins âgé que Bouchot, il le dépassait de la hauteur du front. L'apprenti, malgré ses efforts, ne pouvait s'astreindre à imiter l'allure presque grave de son camarade. Il parlait sans discontinuer, à tort et à travers. A la vue de ces types étranges qui abondaient alors dans les rues de la capitale, il se livrait à une série de commentaires qu'il terminait souvent à voix basse ou qu'il interrompait pour obéir à la pression du bras de son ami. Parfois il s'arrêtait court, partait en avant comme un oiseau qui prend sa volée, ébauchait à la hâte le pas de Giselle; puis, avec une gravité affectée, revenait se mettre au pas de Gaston, surpris de ses escapades.

«Décidément, tu es trop sérieux, disait l'apprenti.

—Et toi pas assez.

—Que veux-tu? Mes moyens ne me permettent pas d'empeser mon col. D'ailleurs, nous ne sommes pas des notaires. A propos, tu en as connu des notaires? Ils sont donc bien sérieux, qu'on les cite toujours comme modèle du genre?… Dieu! la bonne vieille avec son chapeau-cabriolet, son écharpe et ses manches à gigot; elle a même des souliers à cothurnes. Quelle touche! hein? On a dû la garder dans une botte, cette brave dame-là. C'est qu'elle a l'air de se croire à la mode, par-dessus le marché… Veillons au salut de l'empire!… C'est la chanson du vieux qui demeure dans ta maison et qui parle toujours d'Austerlitz. J'ai vu chez lui un portrait de sa femme habillée dans ce ton-là. C'est peut-être elle qui est descendue de son cadre, veux-tu que je le lui demande? N'aie pas peur, je dis ça pour rire… Regarde donc ce gros chat qui vient d'entrer en face, chez le marchand de brosses! si Roméo n'était pas mort, on jurerait que c'est lui; faut que je le dise à la mère Bardou, elle maudira ta belle-mère une fois de plus… Enfants, c'est moi qui suis… C'est bon, je me tais; on peut bien oublier… Tiens, un Polonais qui joue de la clarinette! Il n'a donc pas peur de devenir aveugle? Bon! un fort de la halle! quels hommes! On dit qu'ils passent leurs examens en soulevant un sac de farine à bras tendu. C'est moi qui voudrais bien en faire autant, je m'amuserais à porter un cheval… Bravo, il est complet, comme l'Hirondelle, le particulier qui vient de passer à côté de moi. Quels zigzags! Boum! Il a manqué de piquer une tête dans le panier de la marchande d'échaudés. Ils se disputent; allons voir…

—Non, dit Gaston qui désigna l'étalage d'un bouquiniste, regardons les livres.

—C'est un plaisir que nous n'aurons pas longtemps; ce petit vieux-là, je le connais, il est toujours de mauvaise humeur. Je parie qu'avant cinq minutes il sortira de sa niche pour nous prier de filer.

—C'est égal, répondit Gaston, nous aurons vu un peu.

—Je dessinerai sa binette pour la coller sur sa devanture, à ce papetier. Avec ses grosses dents, ses yeux ronds, sou nez court, j'en ferai un dogue qui montrera les crocs devant une boite de livres sur lesquels il lèvera la patte,—pas celle de devant, bien entendu.»

Bouchot ne s'était pas trompé; à peine Gaston eut-il feuilleté deux ou trois volumes, que le bouquiniste accourut furieux. L'enfant rougit, remit dans le casier le livre qu'il tenait à la main et poussa un gros soupir.

«Liberté, ordre public! ouah! ouah! répondit Bouchot aux injures du marchand de livres; nous sommes membres de l'Institut, monsieur et moi… Galopins? Galopin, vous-même, monseigneur.»

Mais, entraîné par Gaston, l'apprenti baissa la voix et fut bientôt distrait par d'autres incidents. Vers cinq heures, il remontait la rue des Arcis et se séparait de son camarade après l'avoir embrassé.

L'amitié des deux enfants, nés sous de si singuliers auspices, était profonde et sincère. Ils souffraient en quelque sorte du même mal dans le milieu où la destinée les obligeait à vivre et qui répugnait à leurs instincts. Bien qu'ils fussent trop jeunes encore pour analyser leurs sentiments, la passion du noble, du beau, du grand les rapprochait pour le moins autant que leur commune misère; aussi passaient-ils ensemble tous les instants dont ils pouvaient disposer. Chaque dimanche, ils se faufilaient dans les musées ou visitaient les églises afin d'entendre les orgues dont la grave harmonie ravissait Gaston. Au commencement de leur liaison, Bouchot, par ses allures, semblait devoir dominer son camarade et le façonner à son image. Mais le jeune La Taillade, grâce à son éducation première et à sa distinction native, réagit au contraire sur son ami. Il lui apprit à modérer les écarts de son esprit gouailleur, à ne plus attirer bruyamment l'attention par ses faits et gestes, à ne plus chanter à haute voix dans les rues. Certes, ce ne fut pas de prime abord que ce résultat fut atteint. De temps à autre, en dépit de ses bonnes résolutions, Bouchot se donnait la joie d'entourer la Marseillaise ou de danser en public le pas de Giselle; mais chaque jour ces démonstrations devenaient de plus en plus rares, et Bouchot le hardi obéissait à Gaston le doux; la fermeté tranquille avait raison de l'audace emportée.

La situation de M. et Mme de La Taillade, loin de s'améliorer, semblait aller de mal en pire. On côtoyait toujours la misère absolue et, plus d'une fois, on se coucha sans souper. Gaston s'accoutumait peu à peu à cette existence qui lui avait d'abord paru si étrange, et il apprit à connaître le prix de l'argent. Il se croyait abandonné par sa tante et considérait comme un rêve tout espoir de retourner à Houdan. Cependant il l'avait toujours présente à l'esprit, la petite maison où sa vie s'écoulait si heureuse. Il comprenait maintenant pourquoi la pauvreté avait arraché des pleurs à Mademoiselle. Il songeait avec tristesse que là-bas aussi le pain manquait peut-être. Que n'eût-il donné pour revoir le bon docteur, pour embrasser Mademoiselle et Catherine! Près d'eux, la misère lui eût été moins dure. C'est eux qu'il eût voulu servir et non cette femme qui le maltraitait si cruellement. Mais, comme Bouchot, il devait demeurer chez son père, souffrir, se résigner, oublier, en attendant que le progrès, auquel travaillait sans doute son parrain, permît aux enfants de rester près de leurs tantes et d'y vivre heureux sans effort.

Ruinée par l'abus des liqueurs fortes, la constitution d'Alexis commençait à s'ébranler, et la décrépitude s'annonçait avant l'heure. Le dos se courbait, les mouvements devenaient gauches; un tremblement de sinistre augure secouait ce corps qui n'éprouvait plus qu'un seul besoin,—besoin incessant, impérieux, inextinguible: boire. Depuis un an, l'exiguïté de ses ressources obligeait le soudard à se gorger d'alcools frelatés. Ainsi que par le passé, son ivresse était calme, silencieuse, inerte, et l'âme, sur ce visage à l'oeil morne, ne rayonnait qu'à la vue de Gaston. Oh! l'enfant, Alexis l'aimait autant qu'il pouvait aimer. Il ne parlait plus de s'en séparer, de le reconduire à Houdan, et cependant il voulait le voir heureux. Il croyait ce but atteint lorsqu'il réussissait à détourner la colère de Blanchote, toujours prête à frapper. Le rêve de celle-ci, c'était d'enlever à l'enfant cette protection pourtant si dérisoire, et d'amener l'ivrogne à châtier lui-même son fils.

De son côté, la mégère, désespérant de reconquérir l'indépendance relative qu'elle avait due au Coeur-Enflammé, s'abandonnait peu à peu à la boisson, vice dont elle s'était préservée jusque-là. Les deux époux, après s'être grisés de compagnie, oubliaient souvent de rentrer; alors Gaston grignotait tristement les restes qu'il découvrait dans le galetas, ou partageait le maigre repas d'un voisin. L'enfant avait demandé plus d'une fois qu'on l'envoyât à l'école; mais Blanchote comptait sur l'oisiveté pour le façonner au vol. Elle le surveillait avec une ardeur fiévreuse, prête à l'encourager à sa première faute, et c'était avec intention qu'elle l'abandonnait à lui-même sans ressource et sans pain.

«Il faudra bien qu'il y arrive», disait-elle.

Elle laissa même plusieurs fois de l'argent à la portée de celui qu'elle affamait; elle espérait que, pressé par un long jeûne, Gaston succomberait à la tentation. Vains calculs: la probité de l'enfant n'eut pas même à lutter. Lorsque la faim le pressait, il s'adressait à Bouchot qui, récoltant de légers profits dans ses courses, ouvrit un compte à son ami chez un boulanger.

On ne vit pas impunément dans la misère: elle use le corps, énerve l'âme, la déprave ou l'abrutit. Les vertus, dont la pratique est si facile pour les riches, deviennent pour les pauvres une cause de luttes héroïques, de véritables drames. Combien de gens fortunés se vantant de leur probité—on se vante de cela dans le monde—n'auraient été que de plats coquins s'ils se fussent trouvés placés au bas de l'échelle! Le beau mérite de ne pas voler cent sous lorsqu'on possède cent mille livres de rente! Certes, après dix-huit mois de séjour dans la rue Jean-Pain-Mollet, Gaston n'était plus l'enfant aux gestes gracieux, aux manières distinguées qui ravissaient les commères de Houdan. Peu à peu, le milieu dans lequel il vivait agissait sur lui, et il employait des tournures de phrase qui eussent bien surpris Catherine. Cependant il conservait assez de supériorité pour être remarqué parmi ceux qui l'entouraient, et dans la maison, chez les fournisseurs, dans le quartier, on le désignait assez communément sous le nom de «petit monsieur.» La race qui manquait si complètement chez le père, tant au physique qu'au moral, se retrouvait chez le fils, dont le petit pied surprenait toujours Bouchot, et dont le caractère devait se ressentir à jamais des idées de devoir, de justice et de progrès semées à profusion par le docteur Fontaine.

Si l'apprenti avait beaucoup emprunté à son ami, il possédait une organisation trop complète, une force intérieure trop réelle pour ne pas lui avoir inculqué à son tour, bonnes ou mauvaises, quelques-unes de ses façons d'être. A ce contact, Gaston avait perdu sa timidité féminine. Il ne cherchait jamais dispute à personne; mais, à l'occasion, on trouvait en lui à qui parler. Dans le quartier, les deux amis avaient trop souvent fait leurs preuves pour qu'on se permît de les molester; ce n'était donc que de loin en loin, lorsqu'ils sortaient de leur territoire, que les crocs-en-jambe perfectionnés par Bouchot trouvaient une triomphante application.

La passion de Bouchot pour les arts, pour la peinture en particulier, était une véritable vocation, et son premier soin fut de tenter de la communiquer à son ami. A défaut d'un émule sachant manier le crayon ou le charbon, il trouva dans Gaston une intelligence capable de s'émerveiller, de s'enthousiasmer, de s'attendrir; pour la première fois, le jeune artiste eut cette joie immense de se sentir compris et encouragé. Bien qu'à des titres différents, c'était avec une égale satisfaction que les deux enfants parcouraient les galeries du Louvre, admirant un peu au hasard, mais ne se méprenant pas aux beautés des chefs-d'oeuvre devant lesquels ils passaient. Le soir, tandis que son père se consolait au cabaret, l'apprenti accourait chez Gaston. Là, durant des heures entières, avec une patience infatigable, il copiait et recopiait les dessins dont le hasard ou ses économies l'avait rendu possesseur. L'étude réussie, Bouchot corrigeait les essais de son ami, puis entamait le grand pas de Giselle. Vers dix heures, il regagnait son logis, disposé à plaire au père Bouchot en soignant le lendemain une couture ou un raccommodage. Gaston, demeuré seul, cachait les crayons dont la vue irritait Mme de La Taillade, s'asseyait près de la fenêtre et fermait les yeux pour mieux rêver. D'un seul coup, il revoyait la grande plaine qu'il fallait traverser pour se rendre à Maulette, les buissons d'épine-vinette qui bordaient le chemin creux, le revers du fossé où bourdonnaient des frelons et dont Catherine ne voulait pas qu'il s'approchât. Au loin apparaissaient les peupliers groupés autour de la mare, puis le champ de blé, le long duquel il glanait des coquelicots et des bluets. Quel bon soleil, là-bas, quelles senteurs vivifiantes, quel calme, quelle sérénité! Mais le pas de Blanchote résonnait; adieu les rayons et les fleurs, l'ombre venait.

Accoutumé aux injustes colères de Mme de La Taillade, Gaston feignait de rester indifférent aux coups qu'elle lui prodiguait. Lui, si douillet en apparence, il dédaignait de suivre les conseils de Bouchot, de crier pour désarmer la mégère. Sa vengeance consistait à recevoir stoïquement les injures, les accusations, les horions dont elle l'accablait. Pâle, frémissant, indigné, il redressait la tête devant la furie qui se lassait à la fin de frapper. Dès que la marâtre s'éloignait, Gaston, pleurait à chaudes larmes, et se trouvait si malheureux qu'il souhaitait mourir.

Bouchot, qui, jugeant d'après lui-même, croyait que les mauvais traitements, «les toutouilles», faisaient nécessairement partie de l'éducation, ne réussissait pas toujours à consoler son ami; il ne savait pas, par expérience, comme Gaston, que s'il est des enfers il existe aussi des paradis. A la suite de ces scènes, la haine, la colère, la vengeance se disputaient le coeur de la pauvre victime. Chose étrange! la vue de son père, même aviné, suffisait pour rendre à son esprit un peu de tranquillité. Il y avait tant de bonté, tant de douceur dans le regard dont Alexis enveloppait son fils, que celui-ci l'embrassait attendri et se promettait de patienter encore. Spectacle fait pour émouvoir; l'enfant, par instinct, avait pitié de l'homme.

Après s'être séparé de son ami, Gaston avait gravi les cinq étages qui conduisaient à la mansarde. La misérable chambre, outre le grand lit, le fourneau et quatre ou cinq chaises boiteuses, ne contenait guère que les objets disparates récoltés par Mme de La Taillade dans ses promenades lucratives. L'enfant trouva la porte close, redescendit avec lenteur, et s'assit pour attendre sur la première marche de l'escalier. De temps à autre, il parcourait la cour étroite, obscure, infecte, qui servait de laboratoire à un maître corroyeur. Lorsque la nuit vint, il gagna le seuil de l'allée.

«On m'a oublié», pensa-t-il.

Il se sentait incommodé par la faim, et poussa un gros soupir. Après une nouvelle heure d'attente, il s'établit de son mieux à l'un des coins de la porte afin d'essayer de dormir. Tout à coup il vit paraître sa belle-mère… elle titubait.

«Te voilà, bandit! s'écria-t-elle, pourquoi n'es-tu pas rentré dîner?

—Je suis ici depuis cinq heures, répondit Gaston.

—Tu mens; nous avons mangé à six, ton père et moi.

—Pas ici, alors.

—Où donc, s'il vous plaît? chez Deffieux, peut-être? Mais tu n'étais pas pressé de revenir, tu avais de quoi te régaler.»

Gaston, qui était presque à jeun, secoua la tête avec tristesse. En ce moment, la fillette, qui avait voulu le ramener et le consoler lors de l'aventure de la bouteille, descendait l'escalier, tenant à la main une chandelle allumée.

Elle s'arrêta craintive, ses grands yeux fixés sur Blanchote.

«Où sont les dix sous que j'avais laissés sur la table? demanda la mégère à Gaston.

—Ils sont où vous les avez mis.

—Tu les a chippés, selon ta coutume, voleur!»

Gaston releva la tête; son regard rencontra celui de la petite fille; il rougit et répliqua, les dents serrées:

«Vous mentez!»

Blanchote tenait son cabas; elle en souffleta l'enfant, qui fut presque renversé. Il se redressait à peine qu'il reçut un second choc. Le cabas renfermait un objet pesant, Gaston roula sur le sol.

Aux cris poussés par la petite fille, une voisine ouvrit sa porte.

«Qu'y a-t-il donc, Alice? Es-tu tombée?

—C'est rien, m'ame Poinsot, faites pas attention; je corrige le fils à La Taillade qui m'a volé dix sous; comprenez-vous ça! le gueux croit, sans doute, que l'argent ne coûte que la peine de le prendre.»

Blanchote s'avançait de nouveau vers l'enfant; mais Alice eut la présence d'esprit de souffler la lumière. La mégère traita la petite fille de maladroite, l'accabla d'injures, et s'éloigna chancelante pour retourner chez Pauquet. A peine Alice l'eut-elle vue disparaître, qu'elle chercha Gaston dans l'ombre.

«Relève-toi, lui dit-elle à voix basse, elle est partie.»

L'enfant, toujours étendu sur le sol, ne répondit pas.

«Gaston!» s'écria la petite fille avec crainte.

Elle s'agenouilla, sentit la tête inerte de son petit ami, la souleva et l'appuya contre la sienne, tandis que des larmes inondaient son visage.

«Vous mentez!» répéta soudain l'enfant d'une voix faible.

Puis il dit, comme effrayé:

«Où suis-je donc?

—Près de moi, répondit Alice; relève-toi, ta belle-mère est loin.

—Je n'ai pas volé! s'écria-t-il avec énergie.

—Je le sais bien, va. Viens chez nous.»

Gaston se releva, encore étourdi. Alice courut rallumer sa chandelle chez le corroyeur.

«Tu saignes», lui dit un ouvrier.

Alice porta la main à sa joue et pâlit en voyant du sang sur ses doigts. Elle revint près de Gaston qui, blessé au front, s'était rassis et sanglotait. La petite l'entraîna vers la pompe, lui baigna le visage, cherchant à le consoler. Bientôt rappelée par la voix de sa mère, elle remonta précipitamment l'escalier. Gaston refusa de la suivre et regagna le seuil de l'allée, la tête pleine de sombres résolutions.

Tout à coup il vit arriver Bouchot. L'apprenti, sans mot dire, se jeta dans les bras de son ami. Lui aussi sanglotait.

«Qu'as-tu donc? répétait Gaston qui sentait ses larmes déborder de nouveau; ton père t'a-t-il frappé?»

Bouchot, suffoqué, fut quelque temps sans répondre.

«Mon père s'est remarié, murmura-t-il enfin.

—Avec qui?

—Est-ce que je sais? Avec une femme, une grosse que je n'ai jamais vue. Elle a voulu que je l'appelle maman, comme ça, à la minute; je n'ai pas pu, moi! Est-ce que je la connais? Le père Bouchot s'est fâché; il m'a battu, puis chassé. Ma mine la faisait rire, elle. Ah! tiens, j'en ai assez, moi, de trimer; j'aime mieux mourir tout de suite.

—Moi aussi, répondit Gaston, qui raconta à son tour sa triste aventure.

—Ah! toi, ce n'est rien, comparativement, répliqua Bouchot, dont les sanglots coupaient à chaque instant la voix; tu es libre une partie de la journée, tu pourrais dessiner; tu lis, tu vas où tu veux. Moi, je travaille; le pain que je mange, je le gagne. Si on croit que c'est amusant de faire des trous dans le cuir pour y passer du fil ou pour y planter des clous! Je n'en pouvais déjà plus, des coups, toujours des coups! On en rit bien un peu; mais à la longue, on se dégoûte. Aujourd'hui, c'est fini. Songe donc, ma pauvre mère, voir sa place prise par une autre, une je ne sais quoi, qui voudra me commander, me battre! Tout à l'heure, j'aurais voulu que mon père m'atteignît à la tempe, car on dit que ça tue.»

Et le pauvre apprenti pleura plus fort.

Un quart d'heure plus tard, les yeux gonflés, la tête lourde, les deux enfants débouchaient dans la rue Planche-Mibray. Ils s'arrêtèrent un instant devant le cabaret de Pauquet; Blanchote, le père Bouchot, sa maîtresse et Alexis fraternisaient joyeusement, le verre en main. Les petits abandonnés s'enfuirent jusqu'au quai de la Mégisserie, déjà désert. Ils descendirent sur la berge de la Seine, côtoyant d'énormes tas de sable dans lesquels leurs pieds enfonçaient. Gaston franchit le premier la passerelle d'un bateau; les deux amis se blottirent sur la poupe. Au-dessous d'eux l'onde invisible tourbillonnait, clapotait avec un petit bruit sec qui se répétait à temps égaux comme celui d'un balancier. Trois ou quatre lumières, tombant d'en haut, traçaient des sillons lumineux sur la surface obscure du fleuve. Le ciel était gris, la nuit sombre, la température douce. Gaston s'assit, le dos appuyé contre un rouleau de cordes, Bouchot se plaça près de lui, et la main dans la main, mornes, silencieux, ils écoutèrent le murmure des flots, dont les ondulations balançaient, comme un immense berceau, la barque qui les portait.

«A minuit, n'est-ce pas? dit Bouchot, qui désigna le fleuve.

—A minuit», répondit Gaston.

Ils se turent de nouveau, se pressant plus fort l'un contre l'autre, ainsi que des oiseaux frileux au fond d'un nid mal abrité. Ils semblaient calmes, tranquilles, résolus. Leur esprit flottait du passé à l'avenir, de la terre au ciel, du connu à l'inconnu. L'apprenti, avec son imagination d'artiste qui voyait tout en relief, évoqua l'idée de la Morgue. Ce lieu sinistre, où sa curiosité l'attirait souvent, lui apparut dans sa sombre réalité. Il se vit étendu sur les dalles de marbre noir au chevet de cuivre poli, côte à côte avec Gaston, tous deux pâles, immobiles, raides, glacés, les yeux clos. On se pressait pour les voir, et les femmes répétaient: «Pauvres petits!» Bouchot secoua la tête pour chasser ce tableau lugubre et se mit à songer à sa mère. Il se rappela l'époque où elle le conduisait à l'église, où elle lui parlait de la Vierge, de Dieu, du paradis. Comment avait-il oublié toutes ces choses!—le paradis surtout, où les enfants deviennent des anges aux ailes d'azur, comme dans les toiles des maîtres espagnols ou italiens! Peu à peu, il lui sembla qu'un voile se déchirait, qu'une lumière éblouissante l'enveloppait et qu'il volait dans l'espace parmi les étoiles enflammées.

Gaston, de son côté, revenait à son rêve habituel: Houdan. Il songeait aussi à son père, qui ne comprendrait rien à cette catastrophe et qui pleurerait. Las de cette vie d'épreuves sans cesse renouvelées, l'enfant, comme un voyageur perdu, promenait autour de lui des regards avides, et ne découvrait qu'une seule issue, un seul refuge assuré, la mort. A cette heure suprême, il ne formait qu'un voeu, c'est qu'on transportât son corps dans le cimetière de la ville où il était né, près de la dalle blanche sous laquelle reposait cette mère qu'il n'avait pas connue et dont Catherine parlait comme d'une sainte. O Catherine! Mademoiselle, le docteur, la vieille tour, la grande cheminée, la girouette et le tic-tac de l'horloge que le ressac des flots imitait si bien, si bien, que, fermant les yeux, Gaston crut n'avoir jamais quitté ni ses amis ni la petite maison de la grand'rue.

L'ombre s'épaississait, les lumières semblaient pâlir, les bruits devenaient plus rares, plus retentissants. Bientôt on n'entendit plus qu'une vague rumeur, le clapotement de l'eau et le craquement monotone des barques.

Soudain l'horloge de l'hôtel de ville tinta. Dès le second coup, comme éveillées par un signal, les cloches de Notre-Dame et de Saint-Merri retentirent. Puis vinrent celles de Saint-Gervais, de Saint-Eustache, de Saint-Germain-l'Auxerrois; puis d'autres plus lointaines, enfin d'autres encore. Les sons multipliés vibraient dans toutes les directions, tantôt clairs, brefs, allègres, sonores; tantôt sourds, plaintifs, mélancoliques ou confus. Douze fois chacun des lourds marteaux retomba sur la coque de bronze qui prête sa voix à l'heure, et répéta minuit.

Les deux enfants, pressés l'un contre l'autre, ne tressaillirent même pas. Épuisés par leurs larmes et par leurs émotions, ils s'étaient endormis sous le regard de Dieu, qui leur montrait son ciel à l'heure où devait sonner leur glas.

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