Pile et face
IX
LA DINETTE.
Une des preuves de l'imperfection de notre nature, c'est que nous ne pouvons être longtemps ni complètement heureux ni complètement malheureux. Il est une mesure à nos peines aussi bien qu'à nos plaisirs; mais la Providence se montre si avare de ces derniers, que la divinité suprême du sauvage est toujours un Croquemitaine auquel on ne peut plaire que par de sanglantes hécatombes. Tout se dévore, tout se combat dans la nature, depuis l'infusoire, qui a son tigre, jusqu'à l'homme, dont la raison supérieure éclate dans les batailles rangées. Combien de siècles a-t-il fallu pour nous amener à la conception d'un Dieu clément, pour nous guérir de l'envie de sacrifier et même de manger nos ennemis? Et encore, ce dernier progrès n'est peut-être qu'une question de cuisine; grâce à la science, nous savons que l'homme n'est ni tendre, ni délicat, ni bon; au physique, bien entendu, car au moral, chacun se considère comme à peu près parfait et ne voit guère les défauts de l'humanité que dans la personne de son voisin.
Au milieu de leur misère, Gaston et Bouchot avaient parfois de ces éclaircies qui font croire que le bonheur n'est pas un vain mot. Rien n'égalait leur joie lorsqu'ils pouvaient passer une heure ou deux ensemble, se communiquer leurs déboires ou leurs chagrins. Ils atteignaient cet âge où l'on commence à se tourner vers l'avenir, où bientôt on va croire l'univers fait pour soi. Ce n'était pas une mélancolie maladive que celle de Gaston. Pour que l'enfant s'épanouît de nouveau, il n'avait besoin que de retrouver les soins dont son enfance avait été entourée. Cependant, à la longue, les ressorts si bien trempés de ces deux jeunes esprits pouvaient fléchir, s'user, se rompre. Dans nos sociétés mal équilibrées, combien naissent et meurent à qui l'instruction n'a pas révélé qu'ils avaient «quelque chose là!» Nous sommes civilisés, disons-nous, et le premier de nos ministres n'est pas celui de l'instruction publique; nous donnons à la guerre, à l'art de tuer beaucoup d'hommes à la fois, les deux tiers de nos revenus! Mais alors pourquoi vanter notre civilisation? Ah! c'est vrai, nous ne mangeons plus nos prisonniers!
Bouchot s'éveilla brusquement, au bruit des imprécations d'un batelier; puis Gaston ouvrit les yeux à son tour. Les deux amis se regardèrent en silence, aussi surpris l'un que l'autre de se retrouver vivants.
«Il fait froid», dit l'apprenti, qui s'élança vers la berge.
Cinq heures sonnaient, les toits bleuâtres se découpaient avec vigueur sur le ciel qui se teignait de rose, une rumeur confuse, croissante, emplissait déjà la cité. De longues files de charrettes remontaient le quai, les maraîchers s'interpellaient, les chiens aboyaient. Une bande d'hirondelles, poussant des cris multipliés, tournoyait autour de la Renommée qui couronne la fontaine du Châtelet. Soudain les bruyants oiseaux se dispersèrent dans vingt directions, semant l'air des gracieux arcs dessinés par leurs ailes.
«Ah! s'écria Bouchot qui prit Gaston dans ses bras, que nous est-il donc arrivé?
—Nous nous sommes endormis.
—C'est, ma foi, vrai. J'ai même rêvé que j'avais des ailes. Un peu plus, je me cognais contre le soleil, faute d'expérience. Attends donc; il y avait un chat, dans mon rêve; il faudra que je prie la mère Bardou de consulter sa Clef des songes… un rude livre, celui-là, pour toi qui les aimes.
—J'ai rêvé aussi, dit Gaston; nous nous rendions à Houdan, et je voyais
Catherine venir au-devant de nous.»
Bouchot avait passé son bras autour du cou de son ami et l'entraînait doucement loin du fleuve.
«Pourquoi n'irions-nous pas dans ton pays? reprit-il. Je n'ai plus envie de me noyer, moi. Hier au soir, je ne dis pas, c'était convenu. Mais à présent, je trouve ça bête, d'aller mettre si peu de viande dans tant de bouillon.
—Nous n'aurions plus à souffrir, murmura Gaston.
—Hum! on ne sait pas, vois-tu. Le père Faruc a beau dire, l'enfer, c'est peut-être vrai. Se jeter à l'eau pour se réveiller sur un gril, en face d'un grand diable qui vous retourne avec une fourche, comme une côtelette!… Allons plutôt à Houdan.
—Il nous faudrait de l'argent.»
Bouchot se tira les oreilles avec énergie.
«Je le connais, ce refrain-là, dit-il. Pour boire, de l'argent; pour manger, de l'argent; pour aller à Houdan, de l'argent. Pas une seule chose qu'on puisse se procurer sans argent!… Si, ma foi, les toutouilles.»
Tout en causant, les deux amis s'engageaient dans la rue Planche-Mibray.
«Voyons, quelle somme nous faudrait-il? demanda résolument Bouchot qui s'arrêta.
—Pour aller à pied?
—Parbleu!
—Au moins quarante sous.»
L'énormité de la somme donna lieu à de longs débats; on calcula les dépenses probables, et, d'économie en économie, on arriva à se contenter de trente-cinq sous. La détermination bien arrêtée de se rendre à Houdan effaça toute idée de suicide de l'esprit des deux enfants. Ils se promirent de supporter avec patience les mauvais traitements, certains désormais que leurs souffrances auraient une fin. De longs mois s'écouleraient peut-être avant que les pourboires de l'apprenti, soigneusement mis en réserve, constituassent le capital jugé nécessaire pour l'entreprise. Qu'importe! le ciel n'était plus morne, maintenant; l'espoir l'éclairait. Bouchot s'anima si bien, qu'il exécuta le pas de Giselle. Il se voyait déjà sur la grand'route, chaussé de souliers renforcés de clous pour la circonstance.
«Le côté ennuyeux, dit-il en interrompant sa danse, c'est que je vais inaugurer ce beau projet par une toutouille. Pas moyen de l'éviter, celle-là. Allons, adieu; je préfère me la payer tout de suite; j'aime les affaires bâclées.»
Il embrassa Gaston qui, moins résolu, ne gravit l'escalier qu'avec lenteur.
«C'est toi, petit, lui dit une voix rude au moment où il atteignait le palier du second étage; es-tu bien pressé?
—Non, monsieur Faruc.
—Alors tu vas aller me chercher mon pain et mon lait.»
Heureux de l'occasion que lui fournissait le hasard de retarder l'instant où il se trouverait en face de sa belle-mère, Gaston s'empressa de redescendre. A peine hors de l'allée, il vit apparaître son père et Blanchote. Le soudard se redressa, remonta son sac avec mollesse et pressa plus fort le bras de sa compagne qu'il soutenait.
«Où vas-tu, mon luron? demanda-t-il.
—Faire une commission pour M. Faruc.
—Bon; un brave homme, celui-là.
—Une vieille canaille», bégaya Blanchote.
Alexis l'entraîna, et le triste couple disparut dans la sombre allée. Gaston comprit qu'on ne s'apercevrait pas qu'il avait découché, ce qui le soulagea d'un grand poids. Au coin de la rue des Arcis, il vit le père de Bouchot qui, appuyé contre une borne, se parlait à mi-voix avec force gestes. Le cordonnier reconnut l'ami de son fils.
«Gaston, cria-t-il, écoute un peu.»
Il se raidit, puis se pencha tout à coup vers l'enfant;
«Sais-tu où je demeure? lui demanda-t-il d'un air confidentiel.
—Oui, répondit Gaston surpris.
—La farce est bonne», continua l'ivrogne, qui se mit à rire aux éclats.
Soudain il reprit son sérieux, considéra Gaston avec fixité, passa plusieurs fois sa main sur son front et commença à pleurer.
«Tu sais où je demeure, s'écria-t-il enfin entre deux hoquets, et je ne le sais plus, moi! je n'ai plus d'asile!… C'est la faute de ton père, reprit-il avec énergie, il a bu ma maison!…»
Bouchot survint.
«La femme ronfle, murmura-t-il à l'oreille de Gaston, la toutouille sera pour ce soir.»
Le brave enfant, aidé par son ami, essaya d'entraîner son père. On allait à droite, à gauche, en arrière, en avant; parfois le cordonnier s'arrêtait court, prêt à choir sur ses guides.
«Voulez-vous marcher droit, mes drôles, et ne pas me tirailler de cette façon? Toi, Bouchot, je te rosserai en rentrant pour t'apprendre le respect… C'est égal, ce gredin de La Taillade, plus il boit, plus il est solide… C'est comme moi, du reste.
—Il prétend, répliqua Bouchot, qui fit une légère grimace à l'adresse de Gaston, que vous ne pourrez pas monter l'escalier tout seul.»
Le cordonnier recula pour assurer son équilibre.
«Veux-tu parier un litre à douze et une salade d'oeufs durs que je monte sur la colonne Vendôme?… Tu n'oses pas, feignant!
—Si; mais…
—Allons-y.»
L'ivrogne fit un demi-tour; ce n'était pas l'affaire de l'apprenti.
«Inutile de nous déranger, dit-il, la colonne Vendôme vient de tomber.»
Le père Bouchot regarda son fils avec stupéfaction. Par bonheur, un voisin qui se rendait à son travail prêta main-forte aux deux amis. Un quart d'heure plus tard, le cordonnier reposait sur le carreau de la pièce qui lui servait à la fois de salle à manger, d'atelier et de salon. Dans la chambre contiguë ronflait la nouvelle hôtesse. Bouchot se mit à l'ouvrage.
«C'est drôle, pensait-il, on dit que les parents veillent sur leurs enfants… Je suis donc mes parents, moi? Bah, ça vaut encore mieux que d'être mort.»
Et, sans interrompre son travail, l'apprenti songea, qu'à la fin de l'été il serait à Houdan, cette ville que Gaston représentait comme peuplée de tantes, de docteurs, de bonnes et de gens heureux.
Rassuré par l'intervention du voisin, Gaston s'était hâté de regagner la maison de la rue Jean-Pain-Mollet.
«Ah! ah! s'écria le père Faruc, qui se tenait sur le palier, je commençais à te croire envolé avec mes trois sous. Ne rougis pas, garçon, je plaisante. Ton père et ta mère ont donc découché, que je viens de les voir rentrer? Veux-tu faire bouillir mon lait?»
Gaston s'agenouilla près d'un fourneau portatif, tandis que le vieillard se rasait.
Le père Faruc, qui prenait le titre d'homme d'affaires, était un huissier sans autre mandat que son astuce. Il se chargeait, moyennant soixante-quinze pour cent de bénéfice, de recouvrer ces créances véreuses dont les petits boutiquiers ont toujours de pleins tiroirs. Doux, rogue, poli, grossier, patient, mielleux ou insolent, selon l'occasion, ce Protée gagnait trois ou quatre cents francs par mois, tant il savait se servir à propos de la menace, de la douceur, de son âge ou de sa mise.
Il passait pour appartenir à la police, et, bien qu'il n'en fût rien, il ne combattait qu'à demi cette croyance qui le protégeait à de certaines heures. Le père Faruc, lorsqu'il pénétrait chez un créancier, ressortait rarement les mains vides. Comment refuser un à-compte à un homme qui offrait sa protection pour la recherche d'un emploi plus lucratif que celui qu'on possédait; à ce créancier qui, selon l'étage, se disait cousin d'un juge, d'un commissaire, ou d'un sergent de ville, et parlait à mi-voix des terribles conséquences de l'intervention de ces personnages? Comment s'exposer à voir reparaître chaque matin ce vieillard dont le verbe haut mettait la maison entière dans la confidence d'une de ces dettes dont on rougit le plus, une dette contractée pour chasser la faim? Comment congédier cet être devenu soudain asthmatique, et qu'une toux opiniâtre semblait prête à étouffer? Quelle connaissance du coeur humain chez ce recors à la tenue simple, propre, coquette, eu égard au milieu dans lequel il vivait?
Le père Faruc, qui frisait la soixantaine, devait être un ancien beau. Il emprisonnait son corps dans un de ces habits bleus sous lesquels nous revoyons tous notre aïeul, et ses jambes dans un pantalon à pont maintenu par les classiques bretelles en tapisserie. Des souliers découverts, à boucles d'argent, montraient un pied menu et des bas bleus chinés. Autour de son cou s'enroulait une cravate de foulard nouée avec une négligence étudiée. Cet ensemble était surmonté d'une tête ronde, à demi chauve, au regard clignotant, aux paupières rouges et sans cils, au nez proéminent. La bouche large, sensuelle, était encore bien garnie; mais le teint vineux, couperosé, dartreux du vieillard contrastait avec sa mise si nette.
«C'est l'homme le mieux chaussé du quartier, disait Bouchot, mais quelle tête! Avec des cornes, on en ferait celle d'un satyre.»
En réalité, le satyre existait sans les cornes. La vue d'une jeune femme suffisait pour incendier les prunelles fauves de l'homme d'affaires, dont les narines se dilataient alors outre mesure, et qui caressait avec complaisance son menton toujours frais rasé.
Les vices, pas plus que les qualités, ne passent longtemps inaperçus, aux yeux clairvoyants du peuple, et un sobriquet amical, flétrissant ou malicieux, vient presque toujours remplacer le nom propre de celui qui, à un titre quelconque, mérite qu'on s'occupe de lui. Les dettes que le père Faruc se chargeait le plus volontiers de recouvrer étaient celles contractées par de jeunes ouvrières, et Dieu sait de quels à-compte le vieux loup se contentait. Le sobriquet qu'on lui avait donné n'est pas de nature à pouvoir être rapporté; mais, dans un autre ordre d'idées, il valait celui de la Chipparde, par lequel on désignait généralement Blanchote.
Après avoir dégusté sa tasse de café, sans songer à convier son petit commissionnaire, le vieillard bourra son portefeuille de factures, brossa son chapeau à larges bords, et sortit pour commencer sa tournée ordinaire.
«Lorsque tu seras plus grand, disait-il à Gaston tout en fermant sa porte, je t'apprendrai mon métier.
—Vous lui mettrez donc un coeur de bois dans la poitrine, s'écria un jeune ouvrier chargé d'une salade, d'un morceau de jambon et d'une bouteille de vin.
—Toujours farceur, ce Péruchon!
—Pas assez, par malheur, pour faire rire tous ceux que vous faites pleurer.
—Tu t'occupes trop du prochain, mon garçon, ça te rendra malade.
—A ce compte-là, vous devriez être mort, répliqua Péruchon. Je ne suis pas méchant, continua l'ouvrier qui disparaissait dans l'escalier,—et il disait vrai—mais je donnerais volontiers une heure de travail par semaine pour voir flanquer à ce grippe-sou une série de tripotées. Holà, Gaston, où vas-tu?
—Voir si mon père a besoin de moi.
—Bon, prends garde que ce ne soit ta belle-mère qui ait besoin de tambouriner quelque chose. Est-ce que tu as faim, que tu regardes mon jambon de l'air que prend le père Faruc devant un cotillon?
—Oui, répondit Gaston qui rougit.
—Ah! tu as faim et tu attends que je t'invite! c'est mal. Je ne suis pas méchant, ajouta Péruchon, mais je voudrais que la belle-mère de ce gamin-là reçût un poing fermé sur l'oeil de temps à autre; ce serait, je crois, la seule chose qu'elle n'aurait pas volé.»
Péruchon, moraliste et ouvrier ébéniste, était un beau garçon de vingt-trois ans, assez habile dans son état pour gagner facilement cinq ou six francs par jour. Il n'avait qu'un défaut, trop commun chez l'ouvrier parisien, celui de se laisser débaucher par ses camarades et de perdre quelquefois une semaine entière à bambocher. Péruchon était le fils d'une pauvre servante qui, trompée et abandonnée, avait lutté contre la misère pour élever son enfant. La vaillante femme, ne reculant devant aucun métier pour se créer des ressources, se fit porteuse de pain, envoya le petit à l'école aussitôt qu'il fut en âge, le plaça ensuite chez un ébéniste, et, durant quinze ans, pourvut à tous ses besoins. Doué d'un coeur d'or, le jeune garçon répondit par une application soutenue aux rudes sacrifices exigés par son enfance et devint un excellent ouvrier. Après avoir tiré à la conscription, il exigea que sa mère renonçât à son rude métier. La brave femme, fière de son fils, ne formait plus qu'un voeu, celui de le voir se marier, lorsqu'une fièvre pernicieuse l'emporta.
Péruchon, fatigué par un mois de veilles et fou de douleur, tomba malade à son tour. Il fut soigné avec un dévouement fraternel par une jeune ouvrière qui vivait dans les combles et élevait un petit enfant. L'ébéniste devint amoureux de sa garde-malade et lui proposa de l'épouser. La pauvre fille croyait encore à l'amour de celui qui l'avait séduite, elle refusa. A dater de ce jour, l'ouvrier dont la vie avait toujours été exemplaire fut moins assidu au travail, et il était à craindre que, comme le père de Bouchot, il ne contractât l'habitude de boire en cherchant à se consoler.
Péruchon, franc, jovial, un peu simple, était devenu depuis deux mois, malgré la différence d'âge le grand ami de Gaston et de l'apprenti.
«Tu as manqué ta vocation, disait-il à ce dernier, qui lui dessinait parfois des modèles de meubles, tu es né pour être ébéniste.»
L'ouvrier possédait une petite bibliothèque, et Gaston passait les instants dont il pouvait disposer à lire Molière, Racine, Corneille, l'Histoire de Charles XII et le Siècle de Louis XIV. Lorsque Péruchon s'absentait, il déposait sa clef dans un coin connu de son jeune ami, et l'enfant lisait et relisait la trentaine de volumes qui, sauf un petit nombre, dont la portée par bonheur lui échappait, exerçaient sur son esprit une salutaire influence. Cette passion pour la lecture contribuait à sauver Gaston des inspirations de l'oisiveté, et ses actions devaient se ressentir à jamais des nobles sentiments qu'il puisait dans les oeuvres des vrais maîtres de l'art d'écrire.
Après un copieux déjeuner auquel les convives firent honneur, Péruchon, qui travaillait chez lui, partit pour reporter son ouvrage. Gaston remonta chez son père. Le soudard et Blanchote dormaient. L'enfant redescendait lorsqu'une femme, vêtue d'une misérable robe, coiffée d'un mouchoir, les yeux rouges, les traits pâles et fatigués, apparut sur sa porte entre-bâillée.
«Je te guettais, mon petit Gaston, dit-elle à mi-voix, j'ai une longue course à faire, veux-tu me rendre le service de rester avec les enfants?
—Oui, madame Hubert.»
Gaston pénétra dans une vaste pièce aussi pauvrement meublée que sa propre demeure. Son entrée fut saluée par cinq petites voix dont les propriétaires, à peine vêtus, vinrent se cramponner à ses habits. Mme Hubert acheva de nouer un paquet de hardes et jeta sur ses épaules un châle déteint.
«Vous serez sages, mes petits anges, vous obéirez à Gaston?
—Oui, répondirent à la fois les gamins, dont le plus âgé pouvait avoir sept ans; mais tu nous apporteras du pain?»
Mme Hubert essuya une larme avant de se tourner vers Gaston.
«Tu ne les laisseras pas seuls, n'est-ce pas? lui dit-elle d'une voix suppliante; je vais me hâter.»
A peine fut-elle dehors, que Gaston s'établit sur une chaise.
«Voyons, allez-vous me faire enrager comme l'autre jour? demanda-t-il en souriant.
—Non, répondirent les petits, qui paraissaient soucieux.
—A quoi voulez-vous jouer?
—Raconte l'histoire de Barbe-Bleue.
—Celle du Petit-Poucet.
—Dessine-moi des bonshommes.
—Jouons plutôt à la dînette», dit une petite fille de cinq ans, aux cheveux bouclés.
Tous les yeux s'agrandirent à cette proposition.
«Oui, jouons à la dînette, répétèrent les enfants avec timidité.
—Avez-vous gardé quelque chose de votre déjeuner?
—Nous n'avons pas déjeuné, reprit la petite; c'est pour ça que je veux jouer à la cuisine, tu mettras du pain, toi.»
Gaston sentit son coeur se gonfler; sans la rencontre de Péruchon, lui aussi eût été à jeun.
«Nous avons très-faim depuis hier, continua l'enfant, qui parla à voix basse, nous ne le disons pas à maman parce qu'elle se met à pleurer.
—Attendez-moi, dit Gaston, et surtout ne bougez pas.»
Il courut chez son père, fureta dans tous les coins, et ne put découvrir le moindre morceau de pain. Sur la table, entre la pipe d'Alexis et le cabas de Blanchote, reluisaient quelques pièces de monnaie. Gaston compta la somme des yeux et avança la main. Il crut voir remuer sa belle-mère et s'éloigna sans bruit.
«Ah! s'écria-t-il, mon parrain a raison, le monde est mal fait.»
Il descendit quatre à quatre chez Péruchon; l'ouvrier n'était pas rentré, et, par hasard, il avait emporté sa clef. Gaston remonta désespéré; il trouva les enfants assis en rond, la faim les tenait tranquilles. D'un coup d'oeil ils virent que leur ami revenait les mains vides; le plus jeune se mit à pleurer,—il voulait du pain. Gaston achevait à peine de le consoler, que la petite fille fondit en larmes. On eût dit que ses frères n'attendaient que ce signal: un vacarme affreux résonna dans la misérable chambre, et ce fut en pleurant lui-même que Gaston supplia les enfants de patienter.
Au moment où les pleurs et les cris redoublaient d'intensité, un coup de pied ébranla la porte.
«Voilà Croquemitaine qui passe», dit une voix du dehors.
Les enfants se turent et se pressèrent contre leur gardien.
«Le premier qui chante, je le fourre dans mon sac, continua la voix.
—Bouchot! s'écria Gaston, qui courut vers le palier.
—Comment, c'est toi qui leur donnes des leçons? dit l'apprenti stupéfait.
—Les malheureux ont faim, répondit Gaston, qui pressa le bras de son ami.
—Ils ont faim! Ah, les pauvres mômes!
—Tu vas nous donner du pain, toi, Bouchot, s'écrièrent les enfants, qui saisirent le tablier de l'apprenti.
—Ils vont me faire pleurer, ces moucherons-là, parole d'honneur!
Lâchez-moi, gredins, ou je cogne.»
Les doigts cramponnés au tablier s'ouvrirent, et les enfants, surpris du ton de Bouchot, reculèrent avec effroi. D'un bond l'apprenti gagna l'escalier, rappelé en vain par son ami. Ce départ fut pour les petits une nouvelle cause de désespoir; ils recommencèrent à pleurer, mais cette fois en silence. Tout à coup Bouchot reparut, il tenait son tablier relevé par les deux coins. Il s'avança jusqu'au milieu de la chambre en exécutant le pas de Giselle et découvrit à l'improviste un pain rond et une tranche de fromage d'Italie. En moins d'une minute, chaque gamin fut armé d'une tartine que l'apprenti délivrait, après s'être fait embrasser sur les deux joues et dire: Merci.
«Comment as-tu fait pour te procurer ces provisions? dit enfin Gaston.
—Ah! voilà! Il y a des choses cocasses dans la vie. Par exemple, si nous étions morts hier, ces mioches-là pleureraient encore au lieu de lécher le dessus d'une tartine. Figure-toi que mon père s'est éveillé avec l'idée que Mme Fritz attendait après ses bottines, et me voilà en route. Une brave femme, Mme Fritz! elle s'est souvenue qu'elle me devait un arriéré de pourboires. Elle fouille dans sa bourse, je tends la patte, v'lan, dix sous! Je n'ai fait qu'un saut pour te les apporter, je ne me doutais guère que tu élevais des moutards et que mon pourboire décamperait si vite.»
Les enfants se groupaient de nouveau autour des deux amis en montrant le reste du pain.
«Ont-ils faim, ces gueux-là! s'écria l'apprenti; j'ai peur qu'ils n'attrapent une indigestion. C'est une règle de ne pas trop se bourrer lorsqu'on est resté longtemps sans manger; nous le savons par expérience, toi et moi. Tiens, une idée… Attention, crapauds, celui qui m'imitera le mieux aura la plus grosse part.»
Et Bouchot, grave, sérieux, imperturbable, commença la danse de Giselle. Les pauvres petits, avec une attention comique, reproduisaient les gestes et les gambades qu'ils voyaient exécuter, tandis que Gaston riait de tout son coeur en préparant de nouvelles tartines. Rassasiés à la fin, les enfants réclamèrent de Gaston l'histoire du Petit Poucet.
«Allons doucement, dit tout à coup une voix dans le corridor; voyez-vous, madame Hubert, je ne suis pas méchant; mais je voudrais que votre mari reçût une volée qui l'obligerait à revenir près de vous.»
La porte s'ouvrit, et la malheureuse mère, pâle, défaillante, soutenue par Péruchon, s'affaissa sur une chaise et laissa rouler sur le carreau le paquet dont elle était chargée.
«Vous êtes là, vous autres? s'écria l'ouvrier; un verre d'eau, mes garçons, et vite.»
Les enfants, effrayés de la pâleur de leur mère, lui prenaient les mains.
«Pauvres petits!» dit-elle.
Elle aperçut le reste du pain et se redressa.
«Ils ont mangé? s'écria-t-elle en regardant les deux amis.
—Oui, madame Hubert; nous avons fait la dînette,» répondit Gaston.
La pauvre femme se couvrit le visage de ses mains et sanglota. Soudain elle se dirigea vers les deux amis, et les pressa contre sa poitrine.
«Soyez bénis, murmura-t-elle dès que l'émotion lui permit de parler, soyez bénis, chers enfants sans mères, qui avez eu pitié des miens.»
Gaston et Bouchot, attendris par cette caresse, sentirent leurs larmes déborder. Les enfants interdits n'osaient bouger, à l'exception de la petite fille qui, après avoir dénoué le paquet rapporté par sa mère, étalait en jouant les misérables hardes qu'il contenait. Péruchon s'était croisé les bras d'un air farouche.
«Il faut manger aussi, madame Hubert, dit l'apprenti; nous voilà tous à pleurer comme si le père Bouchot venait de nous flanquer une toutouille, et cependant nous sommes heureux.
—Je ne suis pas méchant, dit enfin Péruchon d'une voix grave, mais je voudrais avoir une jambe dans le dos pour m'administrer une série de coups de pied quelque part. Comment, canaille, continua l'ouvrier qui se prit par les cheveux, tu vas au cabaret, au bastringue, au Petit-Lazari payer du flanc à des princesses, tandis que là, au-dessus de ta tête, une mère porte ses nippes au mont-de-piété pour nourrir ses petits!… Consolez-vous, madame Hubert, ça ne peut pas durer, et c'est moi qui me charge d'y mettre ordre.
—Il m'amuse, Péruchon, avec sa jambe dans le dos, murmura Bouchot à l'oreille de Gaston, qui l'entraînait.
—Vous êtes deux braves coeurs, dit l'ébéniste qui les rejoignit sur le palier, et il faut que je vous embrasse à mon tour. Les hommes, ajouta-t-il philosophiquement, se divisent en deux catégories…
—Les petits et les grands, dit Bouchot qui interrompit sans façon.
—Non, les bons et les mauvais, continua l'ouvrier.
—C'est comme le cuir, les pommes de terre frites et le coco, alors.»
En ce moment, le père Faruc rentrait.
«Celui-là est bon, dit à son tour Gaston, il donne souvent de l'argent à la mère d'Alice.»
Péruchon fit le geste d'administrer des coups de canne.
«Un vieux drôle qui paye la mère pour… suffit, dit-il en voyant les deux amis l'écouter avec attention. Vous me connaissez; je ne suis pas méchant, n'est-ce pas? Eh bien, le père Faruc dégringolerait l'escalier du haut en bas, suivi par la mère d'Alice, que j'aurais de la peine à les relever sans rire.»
Le doux sommeil que goûtèrent cette nuit-là Gaston, Bouchot et Péruchon! Quelle salutaire chose pour le corps et l'esprit qu'une bonne action! Heureux les riches! c'est par des bienfaits qu'ils comptent les heures, et comme ils doivent bénir leur fortune qui les met à même de se répéter chaque soir le beau mot de Titus!
X
ALEXIS VOIT CLAIR.
C'est un monde en abrégé qu'une maison dans un quartier populeux. Là, vingt familles vivent sous le même toit, rapprochées ou séparées par les hasards dont se compose l'existence. Que d'énigmes autour de nous, sur notre palier, de l'autre côté de ce mur qui est comme la frontière d'un pays étranger! Que de sombres passions, de drames terribles, de sentiments contraires animent, désespèrent, ravissent ces voisins qui pleurent au moment où nous nous égayons, qui s'égayent alors que nous pleurons, en vertu de la grande loi des contrastes qui semble régir nos destinées. Un des problèmes qui préoccupent le plus l'homme civilisé, c'est de cacher sa vie, non pour obéir à la maxime du sage, mais pour mieux tremper les armes qui doivent servir son ambition, ses vices ou sa vanité. Quel splendide triomphe de l'hypocrisie que nos civilisations modernes! Avec une bonhomie charmante nous feignons d'être les dupes les uns des autres, bien que nous achetions à la même enseigne le chrysocale et les fleurs artificielles dont nous aimons à nous parer. Quant à nos sentiments, la politesse nous apprend si bien à les déguiser, qu'il est peu d'entre nous qui n'en possèdent d'admirables, surtout pour aller dans le monde. Que de Tartufes, bon Dieu, en dehors de la religion, et que d'agneaux dévorés autre part que dans les fables! Et pourtant le docteur Fontaine avait raison de croire au progrès; les illusions consolent, et les hommes, comme les constitutions, sont peut-être perfectibles.
A Paris, plus que dans toute autre capitale, il n'est guère de maison qui n'abrite une de ces existences mystérieuses dont les allures servent à exercer la sagacité des concierges, des petits bourgeois et des boutiquiers. Or, il y avait rue Jean-Pain-Mollet, dans une mansarde située au-dessus du taudis occupé par M. de La Taillade, un homme qui se levait à neuf heures du matin, sortait à onze, et rentrait à huit heures du soir avec une régularité chronométrique. Ce pacifique locataire, qui n'achetait rien dans le quartier, saluait tout le monde et ne causait avec personne; aussi passait-il, comme le père Faruc, pour appartenir à la police.
C'est un fait à noter que, dans notre cher pays, il suffit de ne pas rendre à ses voisins un compte plus ou moins exact de ses faits et gestes pour être accusé d'être aux gages du préfet de police. Et ce n'est pas le seul de nos travers; avec l'argousin politique, qui se garde bien de porter un uniforme, nous confondons le sergent de ville, ce gendarme de nos rues sans lequel Paris serait inhabitable, et nous récompensons ces gardiens de nos personnes et de notre liberté par un mépris irréfléchi. Aux États-Unis, pays que nous prenons l'habitude de placer au-dessus du nôtre avec un louable patriotisme, le policeman ne cesse pas d'être un citoyen. On se garde bien, là-bas, d'offenser, de dénigrer ces hommes utiles, dévoués à la cause publique, dont la politesse est loin d'égaler celle des nôtres. O Parisiens, cessez donc de placer au même rang le délateur, le mouchard, l'agent provocateur, et ce gardien pacifique, exécuteur de la loi, qui vous protège, quoi que vous en disiez; qui vous empêche souvent d'être insulté, écrasé, quelquefois battu.
Le mystérieux vieillard de la rue Jean-Pain-Mollet se nommait Lecomte, et il était de Champlâtreux. On devait ce renseignement au facteur qui, deux fois par an, apportait une lettre chargée au silencieux locataire. M. Lecomte pouvait avoir cinquante ans. C'était un homme de haute taille, aux manières distinguées, aux vêtements antiques, râpés, usés, mais d'une propreté minutieuse. Il avait le front dégarni, des favoris blancs, une bouche au sourire dédaigneux, un nez recourbé, à la racine duquel brillaient deux yeux scrutateurs dont on ne supportait l'éclat qu'avec peine. «Une vraie tête d'aigle,» disait Bouchot, et l'apprenti excellait à peindre d'un mot le caractère saillant d'une physionomie. Évidemment, M. Lecomte, avec ses mains blanches, ses gestes élégants, sa taille droite et sa politesse froide, appartenait à un autre monde que celui au milieu duquel il vivait depuis une dizaine d'années, mais dont le contact n'avait en rien altéré son grand air.
Un matin, appelé par le grave vieillard, Gaston avait pénétré dans son humble logis. M. Lecomte était assis dans un vieux fauteuil sculpté où se voyaient des traces de dorures. Il feuilletait un gros volume posé sur une petite table qu'un connaisseur eût reconnue pour un meuble de l'époque de Louis XIII. Sur les murs s'étalaient des portraits représentant des chevaliers aux armures brillantes, ou de belles dames aux épaules nues. Au-dessus du lit, des armes et des miniatures; sur le carreau, pêle-mêle, des livres, des coffrets, des cahiers et des tableaux sans cadres retournés contre la muraille, faute de place pour les accrocher.
«Quel est ton véritable nom, petit? demanda M. Lecomte à l'enfant.
—Gaston, monsieur.
—Mais ton nom de famille?
—La Taillade.
—Est-il vrai que ton père soit marquis?
—Oui, car je l'ai entendu dire par ma tante.
—Comment se nomme ta mère, de son nom de famille?
—Elle se nommait Eugénie de Varangues.
—Pourquoi dis-tu qu'elle se nommait?
—Parce qu'elle est morte.
—Alors, cette femme qui te bat si souvent n'est pas ta mère?
—C'est ma belle-mère.
—Tu n'es donc pas sage, que tu l'obliges à te corriger avec tant de rudesse?»
Gaston rougit et garda le silence. M. Lecomte feuilleta son livre et parut réfléchir.
«Nous serions cousins au troisième degré, murmura-t-il comme se parlant à lui-même. Bah! quelque laquais qui aura gardé le nom de son maître. Il y a de la race, pourtant, chez ce petit, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Gaston. Allons, tâche d'être sage, et adieu.»
A sa première rencontre avec Bouchot, Gaston ne manqua pas de lui raconter ce singulier interrogatoire.
«Parbleu! répliqua l'apprenti, un mouchard, tu aurais dû te méfier et ne pas répondre. Après tout, il a une bonne figure, il ne te dénoncera peut-être pas.
—Pourquoi veux-tu qu'il me dénonce?
—Puisque c'est un mouchard, c'est son devoir.
—Mais je n'ai rien fait.
—Et ta belle-mère, à présent que j'y songe, il doit être dans la maison pour la surveiller. C'est moi qui rirai le jour où il la pincera.»
M. Lecomte rappela plusieurs fois Gaston; il introduisit même Bouchot dans son intérieur. Il n'interrogeait plus, mais il se plaisait à faire causer les deux amis, essayait de redresser leurs idées et, au moment de les congédier, leur donnait toujours d'excellents conseils.
Un jour que l'apprenti enthousiasmé parlait peinture, le vieillard l'écouta avec attention.
«Que de forces perdues! s'écria-t-il tout à coup. Ah! si j'avais encore ma fortune… si j'avais su!»
Il s'arrêta, couvrit son visage de ses mains et demeura pensif. Les deux amis s'esquivèrent sans bruit, respectant sa méditation.
Bouchot, peu à peu, revint de ses préventions; s'étonnait sans cesse de la douceur, de la gravité, du savoir et de la politesse du bon mouchard, que Gaston, moins familier, appelait toujours par son nom.
Au nombre des locataires de la vieille maison qui s'intéressaient à Gaston, peut-être eût-il fallu placer au premier rang la jeune ouvrière aimée par Péruchon. Elle travaillait pour un fabricant de casquettes, et gagnait vingt sous par jour en s'occupant depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir. C'était une belle fille; bien découplée, au profil régulier, aux grands yeux noirs, à la chevelure abondante, aux façons honnêtes. Elle ne sortait guère que pour reporter son ouvrage, et, par des prodiges d'économie, elle parvenait, sans autre aide que son salaire dérisoire, à payer son terme, à élever sa petite fille, à se vêtir convenablement.
Depuis trois ans qu'elle habitait la maison, la conduite de la jeune ouvrière n'avait jamais donné prise à la médisance. Dix fois peut-être, sous de vains prétextes, le père Faruc tenta de s'introduire chez elle, circonstance que Péruchon ignorait sans doute; car, bien qu'il ne fût pas méchant, il ne se serait fait aucun scrupule de battre l'habit bleu de l'homme d'affaires, sans s'inquiéter de son contenu. L'ouvrier ébéniste, en dépit de ses efforts, ne pouvait oublier son ancienne garde-malade, et chaque fois qu'il avait bu, son premier soin était d'envoyer les deux enfants demander, pour leur ami Jean-Baptiste Péruchon, la main de Mlle Adélaïde.
«Écoutez, leur disait-il, vous allez monter trois étages…
—Nous frapperons à la porte à gauche, ajoutait Bouchot.
—Bien entendu; on ne doit jamais entrer chez une femme sans frapper.
Alors…
—Nous entrons et nous saluons.
—C'est de règle; il faut toujours saluer les femmes, surtout les vieilles.
—Pourquoi? demandait le malicieux apprenti.
—Pour la politesse; puis parce qu'elles sont les mères des jeunes.
Alors…
—Nous demandons pour notre ami Péruchon, ébéniste de son état et né sans père, la main de Mlle Adélaïde. Mlle Adélaïde secouera la tête, embrassera sa petite fille, et nous répondra: «Impossible.» Nous reviendrons donner cette réponse à Péruchon, qui la connaît d'avance, et le pauvre garçon cassera quelque chose.
—Non, disait l'ouvrier, cette fois-ci, c'est la dernière.»
Les enfants partaient, la scène se passait exactement comme Bouchot l'avait annoncé; aussi la locution «demander la main d'Adélaïde» devint-elle pour l'apprenti l'équivalent de demander l'impossible.
Le reste des locataires de la maison se composait d'ouvriers travaillant le jour, dormant la nuit, se grisant le dimanche, mais sans tapage ni scandale. Un vieux soldat du premier Empire, qui occupait deux chambres au premier étage et cultivait des capucines sur sa fenêtre, prêtait à la maison un certain lustre et racontait à sa manière la vie de Napoléon. Le dimanche, il descendait volontiers fumer sa pipe sur le seuil de l'allée, et Dieu sait si ses conférences étaient suivies.
Le milieu dans lequel il vivait devait impressionner assez fortement Gaston pour qu'il ne pût l'oublier, quel que fût le sort que l'avenir lui réservât. Certes, il ne comprenait ni les calculs odieux du père Faruc, ni la dignité de M. Lecomte, ni le courage de Mme Hubert; mais les passions, les souffrances, les misères qu'il voyait s'agiter autour de lui et dont les causes ne lui échappaient pas toujours, c'était de l'expérience qu'il amassait pour l'avenir.
Depuis une quinzaine de jours, Blanchote forçait Gaston à l'accompagner dans ses promenades de découvertes, l'obligeant à faire le guet lorsqu'elle pénétrait dans une cour ou rôdait autour d'un étalage. Le vol, chez la mégère, était devenu une sorte de monomanie: elle ne pouvait voir le moindre objet à sa portée sans chercher à s'en emparer. Surprise deux ou trois fois, elle avait payé d'audace, et sans la mince valeur des objets qui la firent prendre en flagrant délit, nul doute qu'elle n'eût déjà passé en police correctionnelle. On se contenta de l'injurier et de l'envoyer se faire pendre ailleurs, tolérance dont le seul résultat fut de l'enhardir. Quant à M. de La Taillade, il continuait son racolage sans trop s'étonner de la diminution de ses profits. Il trouvait crédit chez Pauquet, qui savait se rattraper sur les nouveaux embauchés. Que lui fallait-il de plus?
Dans ses heures de lucidité, chaque jour plus rares, par malheur, l'avenir de Gaston préoccupait cependant le soudard, qui songeait sans cesse à reconduire son fils à Houdan; mais les mois s'écoulaient sans qu'il pût mettre son projet à exécution. Deux ou trois fois, des aubaines inespérées lui avaient fourni la somme nécessaire pour les frais de voyage; mais Blanchote, devinant ses intentions, s'arrangeait toujours de manière à la lui soustraire. La mégère, incapable de pardonner, voulait en venir à ses fins.
Un soir, rentrant une heure plus tôt que de coutume, Alexis surprit sa femme maltraitant Gaston. Sa fureur fut telle qu'il la battit, et l'enfant effrayé demanda grâce pour son bourreau. Le lendemain, M. de La Taillade demeura au logis et se passa de boire.
«Sois tranquille, disait-il à son fils, elle ne te touchera plus.»
Le second jour, il emmena Gaston au jardin des Plantes; il était morne et silencieux. Après une longue promenade, il le ramena vers l'Hôtel de Ville, remonta le long des quais, puis l'entraîna chez Pauquet. Ce soir-là, il se grisa affreusement pour compenser son abstinence, et l'enfant retomba plus que jamais sous la dépendance de sa belle-mère.
Six semaines s'étaient écoulées depuis que les deux amis avaient voulu mourir, et leur situation devenait de plus en plus intolérable. Au moral, la belle-mère de Bouchot ne valait guère mieux que Blanchote. Mère d'un jeune garçon, tous ses efforts tendaient à exiler l'apprenti du logis paternel, afin d'appeler son fils à occuper la place du petit malheureux. Du reste, elle ne cachait pas son projet, et le cordonnier, en croyant prendre une maîtresse, s'était en réalité donné un maître.
Malgré leur économie scrupuleuse, qui coûtait à Gaston plus d'un jeûne héroïque, les deux enfants ne possédaient encore qu'une somme de dix-sept sous. Quelle joie lorsque la générosité d'une pratique venait augmenter le petit pécule, que, par excès de précaution, on avait enfoui dans un coin de la cave! Un jour, à bout de patience, les deux amis furent sur le point de se confier à Péruchon, afin de lui emprunter le complément de la somme jugée indispensable pour la réalisation du voyage. Mais s'enfuir de Paris leur paraissait un crime dont ils ne seraient absous qu'après leur arrivée à Houdan, et ils gardèrent leur secret.
Un jeudi, dans les galeries du Louvre, Bouchot, parlant à haute voix, critiquait un tableau et démontrait à Gaston l'erreur d'un maître. Un homme à moustaches épaisses, au front large, au regard triste et doux, l'écoutait en souriant. Il s'approcha et posa la main sur la tête de l'apprenti.
«Tu es donc peintre? lui demanda-t-il.
—Pas encore, répondit Bouchot, je sors à peine de nourrice.
—Comment peux-tu reconnaître que le bras de cette figure est trop court?
—Parce que je sais un peu dessiner.
—Qui t'a enseigné?
—Moi, parbleu.
—Tu as appris sans maître?
—Oui, mon bourgeois, les professeurs n'ont pas voulu se déranger, et je n'ai pas le temps d'aller chez eux.»
L'inconnu sortit un album de la poche de sa longue redingote et le feuilleta sous les yeux ravis de Bouchot.
«En ferais-tu bien autant, mon gaillard?
—Non, répliqua l'apprenti sans hésiter, c'est plus fort que moi, ça.
Voilà un grenadier qui me donne l'onglée tant il a froid.
—Prends ce crayon, et montre-moi ton savoir-faire sur cette page blanche.»
L'apprenti saisit les objets qu'on lui présentait.
«Il est bon, le monsieur au grand chapeau, murmura-t-il à l'oreille de Gaston; il croit m'embarrasser et demander la main d'Adélaïde. Je vais lui esquisser le brûle-gueule du père Austerlitz.»
L'homme au grand chapeau regarda l'apprenti manier le crayon; il sourit d'abord, devint sérieux, puis secoua la tête d'une façon approbative.
«Peste, dit-il, et sans maître! viens visiter mon atelier, ajouta-t-il en pinçant le bout de l'oreille de Bouchot, je te donnerai des conseils. Tiens, voici mon adresse, si tu la perds, n'oublie pas mon nom.»
Bouchot regarda le petit carton qu'on venait de lui remettre, pâlit et s'appuya contre la cimaise.
«Qu'as-tu donc? demanda Gaston.
—J'ai, répliqua l'apprenti d'une voix tremblante, que, sans la crainte d'être mis à la porte par ce gardien dont les favoris ressemblent à ceux du roi, je danserais le pas de Giselle. Devine à qui nous venons de parler?
—Dis-le moi plutôt.
—A M. Charlet,» dit Bouchot.
Ce fut Gaston qui, le premier, s'élança dans la direction suivie par l'illustre peintre, afin de le revoir encore. L'apprenti, toujours si alerte, semblait paralysé.
«Ah! disait-il, causer avec M. Charlet sans le savoir, sans le reconnaître, ces choses-là ne devraient pas arriver! Moi qui vais lui parler d'Adélaïde, par-dessus le marché… tu aurais dû me prévenir, me pincer… et le bonhomme que j'ai barbouillé sur son album… je ne me suis pas même appliqué.»
Les deux amis coururent se poster à la porte de sortie du Louvre, dans l'espoir de revoir le peintre alors si populaire. Leur désir ne fut pas satisfait, et Gaston eut toutes les peines imaginables à ramener Bouchot vers la rue des Arcis. L'apprenti ne retrouva un peu d'entrain qu'après avoir formé le projet d'exécuter un dessin avec tout le soin dont il était capable, pour le porter au maître qui avait daigné lui offrir ses services.
L'automne s'annonçait déjà; les feuilles commençaient à bruire sous l'haleine du vent, à prendre ces belles teintes brunes que le soleil fait paraître rouges, à s'envoler une à une dans l'espace. Le petit trésor que voulaient amasser les deux amis semblait ne devoir jamais se compléter. Mme Bouchot, dans le but sans doute d'obtenir une plus grande somme de travail de l'apprenti, s'était chargée peu à peu de reporter l'ouvrage, et le jeune artiste vit diminuer à la fois ses loisirs et ses profits. D'un autre côté, Mme de La Taillade devenait chaque jour plus acariâtre et rapinait avec une âpreté sans égale, excitée, sans doute, par la venue prochaine de l'hiver. Une après-midi qu'elle rentrait en compagnie de Gaston, furieuse de l'indocilité de l'enfant à la seconder, elle vit tomber une bourse de la poche d'un passant. Gaston s'élançait pour rappeler le promeneur, lorsque sa belle-mère le retint et lui imposa silence; mais le passant revenait à la hâte sur ses pas.
«Est-ce toi, petit, qui a ramassé la bourse que je viens de perdre? demanda-t-il d'un air incertain.
—Non, répondit Gaston sans hésiter, c'est madame.
—Quoi! qu'y a-t-il? s'écria Blanchote, qui marchait toujours.
—Ma bourse?
—Dites donc, mon bonhomme, est-ce que vous me l'avez donnée à garder, par hasard, répondit aigrement la mégère.
—Elle la cache, dit Gaston avec courage.»
Le promeneur saisit le châle de Mme de La Taillade; la foule s'amassa.
«Filou, canaille, voleur! hurlait Blanchote, insulter une malheureuse femme! si mon homme venait à passer…
—Je viens de laisser tomber ma bourse, racontait le spolié aux spectateurs; je m'en suis aperçu aussitôt; il n'y avait derrière moi que cette femme et ce moutard qui l'accuse.»
Il y eut comme du sang dans le regard que Blanchote jeta sur Gaston; elle se rapprocha de lui avec vivacité, feignit de lui tâter les poches, entrouvrit la blouse dont il était vêtu, plongea rapidement la main dans l'ouverture ménagée sur la poitrine et l'en retira munie de l'objet réclamé.
«Ah! le gredin, s'écria-t-elle, j'aurais dû m'en douter tout de suite; mille pardons, mon bon monsieur, un enfant de mon mari que nous nous saignons pour l'élever… mais je vais lui donner une leçon que le diable en prendra les armes.»
Elle souffleta Gaston terrifié, interdit, rendu muet par tant d'audace et que nul ne songeait à plaindre.
«Ah! gueux, lui dit-elle, aussitôt qu'elle fut hors de la portée de l'oreille des curieux, te voilà devenu mouchard; c'est trop à la fin, et le tour que tu viens de me jouer, tu vas me le payer cher!»
Arrivé rue Planche-Mibray, Gaston tenta de résister; mais que pouvait sa force contre celle de Blanchote? Il fut vite dompté et se résigna. Bientôt il se trouva dans le taudis, face à face avec la marâtre qu'une rage insensée dominait. Elle se promena d'abord de long en large, injuriant sa victime, la frappant au passage, énumérant les supplices qu'elle allait lui infliger. Elle se disposait à lier l'enfant au pied du lit pour le frapper à l'aise, lorsque le pas lourd d'Alexis résonna sur le palier, et le soudard pénétra dans le galetas avec la lenteur magistrale qui révélait son ivresse.
«Encore une scène!» murmura-t-il.
Il était rouge, congestionné; on eût dit qu'il respirait avec peine. Il ouvrit la fenêtre, s'appuya contre la barre transversale afin de maintenir son équilibre, et remonta son sac avec énergie. Il sortait de chez Pauquet et venait de soutenir un formidable assaut dont les habitués du cabaret gardèrent longtemps la mémoire. Attablé depuis le matin avec un gaillard qui sortait du service et semblait vouloir y rentrer, Alexis avait proposé un litre à douze, politesse à laquelle l'invité avait répondu par un litre à quinze, puis par une tournée de cognac parfaitement accueillie, tournée qui se répéta vingt fois. Les deux convives, à mesure qu'ils buvaient, se vantaient réciproquement les avantages du service, et leur opinion semblait la même au sujet du fameux bâton de maréchal caché au fond de toutes les gibernes. Enfin, après plusieurs bouteilles vidées, les deux soudards attendris se proposèrent à la fois de se conduire au bureau de remplacement pour lequel ils travaillaient. Ils étaient confrères, et Pauquet, à qui le nouveau recruteur avait été recommandé, s'était amusé à préparer cette scène. Alexis rentrait donc un peu penaud de cette aventure; son antagoniste ronflait sous la table du cabaret, ce qui consolait un peu le soudard.
Établi près de la fenêtre, il clignait de l'oeil d'un air entendu, remontait son sac, et, d'un mouvement gauche, essayait de bourrer sa pipe. Blanchote continuait à grommeler. Tout à coup l'enfant tiré par les cheveux poussa un cri; Alexis laissa tomber sa pipe qui se brisa.
«Devant moi! dit-il indigné.
—Parbleu! s'écria la mégère, ne faut-il pas le corriger? Un gueux, un menteur, un voleur!»
Le soudard regarda son fils.
«Elle ment, père, je vous jure qu'elle ment; c'est elle qui vole et qui veut me faire voler.»
Alexis se redressa avec lenteur, sa main droite passa sur son front à plusieurs reprises.
«Répète,» dit-il.
Gaston n'avait guère l'espoir d'être compris; mais il était décidé à en finir avec cette vie de torture. Il osa accuser sa belle-mère en face; la mégère frémissante semblait chercher une arme pour le frapper; elle voulut l'interrompre.
«Tu parleras après,» dit doucement Alexis.
Lorsque Gaston énuméra ses vols, Blanchote se précipita vers lui; elle s'arrêta épouvantée. Le soudard s'était complètement redressé, ses yeux brillaient d'un éclat étrange: d'une main il continuait à presser son front; de l'autre il menaçait.
«Elle a voulu t'apprendre à voler, répéta-t-il par deux fois, comme s'il étudiait la phrase; puis il avança d'un pas vers sa femme, qui se mit sur la défensive.
—N'approche pas!» cria-t-elle d'un ton farouche.
Le soudard fit encore un pas, le bras levé, les doigts écartés.
«J'étais donc aveugle,» murmura-t-il.
Au moment où sa main s'abaissait sur Blanchote, la mégère se rua sur lui de toute sa force. Le soudard, qui ne s'attendait pas à ce choc, recula, perdit l'équilibre et son dos vint frapper la barre qui servait d'appui à la fenêtre. La barre craqua, Gaston poussa un cri terrible, un bruit sourd résonna; Alexis, précipité du quatrième étage, venait de s'abîmer sur les pavés de la cour.
XI
PILE.
Gaston éperdu s'élançait, lorsque sa belle-mère, l'oeil hagard, les traits contractés, la bouche crispée le saisit au passage.
«Il était ivre, il est tombé, dit-elle avec rapidité; si tu veux mourir comme lui, démens-moi.»
Puis, ouvrant la porte, elle poussa des cris affreux et courut vers l'escalier. Gaston terrifié la devança. Arrivée au premier étage, la misérable créature, effrayée, sans doute, à l'idée de se trouver en face de sa victime, feignit une attaque de nerfs. Toute la maison était en émoi. Gaston pénétra dans la cour; son père étendu sur les pavés, avait la tête appuyée sur le bras gauche et semblait dormir. L'enfant allait se jeter sur le corps. On le retint, on voulut l'éloigner. Il ne pleurait pas, il ne criait pas, mais il se débattait furieux.
«Laissez-moi,» disait-il avec énergie.
Péruchon, qui survint, le prit dans ses bras.
«Du courage, murmura l'ébéniste, je suis ton ami, moi.»
L'enfant se pressa contre la poitrine du brave ouvrier et lui dit d'une voix suppliante:
«Ne m'emmène pas.»
On souleva la tête d'Alexis avec précaution. Il ouvrit les yeux, promena autour de lui des regards surpris; puis il abaissa ces paupières comme pour reprendre un rêve interrompu et dit:
«Je suis bien, ne me bougez pas, ne faites pas de bruit.
—Qu'on apporte un matelas, s'écria le maître corroyeur.
—Attendez que le commissaire arrive, dit une femme; c'est la police ou le médecin qui doivent toucher le corps avant personne.»
On recula avec crainte, plein de respect pour un préjugé que rien ne semble pouvoir effacer de l'esprit crédule du peuple. Deux ou trois officieux, pénétrés de l'importance de la mission qu'ils s'étaient donnée, prévenaient en ce moment le commissaire. Dans le cercle, qui grossissait sans cesse, chacun se livrait à mille commentaires ou racontait les accidents identiques dont il avait été témoin. A entendre ces dires, un auditeur étranger à la ville eût pu croire que c'est une coutume adoptée à Paris d'employer ce moyen expéditif pour gagner la rue.
Gaston, agenouillé près de son père, lui tenait la main. Le pauvre petit pleurait enfin; sa douleur émut les curieux qui, peu à peu, baissèrent la voix. De temps à autre, des cris perçants retentissaient, poussés par Blanchote qui, entre une syncope et une attaque de nerfs, racontait de quelle façon le pauvre La Taillade, en voulant s'appuyer contre la barre vermoulue de la fenêtre, avait disparu dans l'abîme ouvert au-dessous de lui.
Un médecin parut amené par le commissaire; on se découvrit et l'on se tut.
L'homme de l'art palpa un à un les membres brisés, disloqués du malheureux Alexis.
«Il respire encore, dit-il, mais rien à faire.
—Devons-nous le transporter à l'Hôtel-Dieu? demanda Péruchon.
—Il n'arriverait pas vivant; qu'on le couche sur un matelas et qu'on ne le bouge plus.»
L'ébéniste franchit d'un bond ses trois étages et reparut chargé de son lit de plumes et de ses couvertures. On souleva le soudard avec précaution; il poussa un gémissement sourd.
«Vous me torturez,» dit-il.
Ses épaules frémirent comme pour remonter son sac; le médecin lui arrosa le visage d'eau fraîche; il parut se rendormir.
«Ne faut-il pas le déshabiller? demanda Péruchon.
—Ce serait lui infliger un supplice inutile; d'ailleurs il vous passerait entre les mains.»
La pâleur livide qui couvrait la face d'Alexis se dissipa un peu; on le transporta sous un petit hangar dont le corroyeur, principal locataire de la maison, prêta la clef. Pas une goutte de sang ne rougissait le pavé; tournoyant sur lui-même, le soudard s'était brisé sur le sol sans lésions extérieures.
«Il a la vie dure, dit le médecin au commissaire; le cas est curieux.»
Il palpa de nouveau les membres du moribond, et nota ses observations, tandis que le commissaire se transportait près de Blanchote, afin de dresser un procès-verbal. Gaston, accroupi près de la couche funèbre, tenait entre les siennes la pauvre main brisée qui s'était levée pour le défendre. On jugea inutile de l'interroger, nul ne soupçonnait un crime. Plusieurs voisines, prises de pitié, voulurent de nouveau entraîner l'enfant; il refusa de s'éloigner de son père avec plus d'énergie que jamais. Tout à coup, les curieux qui encombraient l'entrée du hangar s'écartèrent, et Mme de La Taillade parut; Gaston se redressa, il étendit les deux bras dans la direction de la mégère comme pour la repousser, et fit un pas en avant. Blanchote interdite, ne put soutenir l'éclair qui brillait dans les yeux de l'enfant; une nouvelle crise de nerfs obligea de l'emporter. L'orphelin revint alors reprendre sa place au chevet de la victime.
La nuit venait. Péruchon, secondé par Mme Hubert, dont Adélaïde gardait les enfants, avait déclaré se charger de tout. Ce ne fut ni sans peine ni sans lutte qu'il parvint à chasser les curieux avides de contempler le voisin sur son lit de douleur. Mais, ce qui préoccupait le plus l'ébéniste, c'était la prostration de Gaston, qui, morne, immobile, le regard fixe, semblait devenu insensible. Il résolut d'aller chercher Bouchot, et partit sans rien dire.
L'arrivée inattendue de Péruchon dans la maison de la rue des Arcis sauva l'apprenti des suites d'un orage. Au premier mot de l'ébéniste, Bouchot, sans attendre l'autorisation de son père, s'élança dehors et vint tomber dans les bras de son ami. Gaston, tiré brusquement de sa torpeur, eut une crise nerveuse; il fallut toute la tendresse, toute la bonté, toute la patience de Mme Hubert pour calmer les deux enfants. Le brave ébéniste pleurait à chaudes larmes en les voyant se presser l'un contre l'autre, s'embrasser et sangloter.
«Je ne suis pas méchant, répétait-il sans cesse, je ne suis pas méchant, mais…» et il ne pouvait achever.
Vers dix heures du soir, Alice vint appeler Gaston. Elle l'embrassa sans lui parler, sans essayer de le consoler, et lui offrit une tasse de bouillon. L'enfant refusa. La chère petite, avec des caresses de mère et une persistance délicate qui révélait toute la bonté de son coeur, parvint à décider son petit camarade à boire. Il retourna près du chevet de son père, s'appuya sur l'épaule de Bouchot, et tomba dans une sorte de somnolence pleine de rêves affreux.
Il se réveilla soudain; un profond silence régnait. Une lampe posée sur une petite table éclairait à peine le hangar humide, étroit, aux murs noirs semés d'énormes clous. La porte était à demi close; Bouchot, accoté contre un baril vide, dormait; Mme Hubert et Péruchon causaient à voix basse au dehors. Gaston regarda son père, qui n'avait pas bougé, saisit de nouveau sa main inerte et s'agenouilla pour la baiser. Longtemps il contempla cette face pâle, à la bouche entr'ouverte, aux yeux fermés comme ceux d'un mort. L'enfant se rapprocha encore du mutilé, posa doucement ses petites mains sur ce bras qui, quelques heures plus tôt, s'était levé pour le protéger, et se mit à réfléchir.
Que d'incertitudes, que de doutes, que d'angoisses dans ce jeune esprit troublé par la douleur et par la sombre menace de Blanchote! Que faire, que résoudre, à qui se confier? M. de La Taillade était perdu, le médecin l'avait dit à haute voix. Faudrait-il donc garder à jamais le terrible secret de sa mort? Comment raconter l'épouvantable scène, comment prouver la vérité en face du meurtrier qui démentirait l'accusateur? La mégère triomphait, maintenant que le défenseur de Gaston reposait là, brisé, condamné à mourir. A cette pensée, l'enfant ne put retenir un sanglot; l'apprenti s'éveilla et se rapprocha de lui.
La poitrine d'Alexis se soulevait à intervalles inégaux, faiblement, sans bruit. Tout à coup il releva ses paupières et regarda sans avoir conscience ni de ce qui lui était arrivé, ni de l'état dans lequel il se trouvait. Il lui semblait qu'après un sommeil prolongé, invincible, on venait de l'appeler, de le réveiller brusquement. Pourquoi le troubler? il dormait si bien! Longtemps, très-longtemps, le regard inconscient d'Alexis demeura cloué sur la lampe; il faisait moins nuit de ce côté-là, et cette lueur semblait plaire au malheureux comme elle semble plaire aux enfants nouveau-nés. Seulement, il l'eût voulu plus claire, plus brillante, sans ce voile dont on l'avait couverte. Il demanda doucement d'abord, puis avec instance qu'on retirât ce voile importun. Il croyait parler, gronder, et ses lèvres immobiles ne proféraient aucun son. Il ferma les yeux; puis les rouvrit bientôt. Ah! la lumière est trop intense maintenant: on dirait un soleil dont les rayons aveuglent; voilez, voilez!
Alexis a de nouveau fermé les yeux, l'heure sonne, il est trois heures. Bon! la cloche continue son vacarme: trois heures! trois heures! elle le répète cent fois, et le soudard croit sentir le marteau de fer battre son crâne qui vibre, prêt à se briser. Quel supplice! grand Dieu, comment le fuir? Les sons s'éloignent, s'affaiblissent, meurent; le silence se rétablit, quel bien-être il apporte! Alexis s'engourdit, il va dormir, reprendre ce sommeil interrompu durant lequel il a été si heureux. Mais non, plus de sommeil; il se souvient, pousse un cri… ce n'est qu'un soupir, hélas! un soupir si faible que Gaston, qui veille, ne l'a pas entendu.
Pour la troisième fois les yeux d'Alexis se sont ouverts, le brouillard qui l'enveloppait s'est dissipé: il voit. Il voit la lampe dont la lueur sépulcrale éclaire les murailles nues, il voit son fils pâle, affaissé, qui lui tient la main. Que signifie cette scène, quel rêve sinistre, quel épouvantable cauchemar est-ce là? Pourquoi ce matelas, cette lampe, ce silence? Pourquoi Gaston a-t-il cet air attristé, pourquoi pleure-t-il? Alexis recouvre soudain la mémoire, il va mourir; mais il faut d'abord qu'il sauve Gaston. Le soudard essaye de se lever, de parler, d'appeler, ses membres brisés n'obéissent plus. Il se raidit, retient son haleine, concentre ses efforts, et toute sa volonté ne peut mettre en mouvement un seul muscle; il ne peut ni remuer les lèvres, ni presser la petite main de son enfant, ni baiser ses paupières que brûlent des larmes de feu.
Ah! Gaston! que va-t-il devenir? dans quelle fange va-t-il rouler? Comment attirer son attention? comment le sauver de Blanchote? «Houdan, retourne à Houdan!» veut crier le malheureux père, qui sent la mort approcher. Quelle tempête dans ce corps immobile, sous ce front où perle une sueur glacée. Les grands yeux éplorés de l'enfant contemplent ce visage et ne devinent rien. Pauvre petit! pauvre petit!
Prête à reprendre son vol vers le Créateur, l'âme du soudard, à demi dégagée de ses liens terrestres, recouvre en partie l'intelligence. Elle voudrait secouer une dernière fois ce corps, cette matière qui lui cachait la lumière et dont la mort glace déjà les extrémités. Plus rien de vivant que la tête, où se débat une pensée suprême, plus rien de vivant que le coeur qui palpite meurtri avant de s'arrêter à tout jamais; plus rien de vivant que les prunelles où se reflète l'image désolée de Gaston. Seigneur, maître puissant du monde, grâce pour l'innocent! Une minute encore, un dernier geste, un dernier cri qui puisse sauver l'enfant; puis viennent la justice, le châtiment, l'expiation! La lampe se voile, Gaston se perd au milieu d'un brouillard sombre… encore le vide, rouge, béant, infini… Deux larmes, les dernières qu'il versera sur la terre, coulent sur les joues pâles d'Alexis, il pousse un soupir, un flot de sang monte à sa bouche, il appartient à l'éternité.
Ce ne fut qu'au lever du soleil que Mme Hubert apprit à Gaston l'affreuse vérité; l'enfant refusa d'abord de la croire. On avait beau répéter autour de lui que son père allait succomber. On se trompe, pensait-il; il vivra. Puis, tout à coup on lui annonçait que tout était fini. Quoi, cet être qu'il aimait, Gaston ne devait plus le voir ni l'entendre? Ces yeux qui le regardaient avec une tendresse si naïve, on venait lui dire qu'ils étaient clos pour jamais! L'enfant se cramponna de toute sa force à ce misérable corps dont la pensée suprême avait été pour lui; il fallut l'en détacher par la violence. Bouchot, à force de supplications, put amener son ami chez Péruchon. Là, dans une douloureuse confidence, entrecoupée de sanglots et de larmes, l'apprenti connut la véritable cause du sinistre accident. Terrifié, redoutant pour son ami la vengeance de Blanchote, il lui conseilla le silence.
La journée, pour Gaston, se passa dans des alternatives de pleurs, de résignation, de désespoirs amers. Il revoyait sans cesse son père se redresser avec lenteur, s'avancer indigné vers Blanchote, puis vaciller et disparaître à l'improviste, entraînant le faible obstacle dont la résistance eût pu le sauver. Il entendait le choc sourd, mat, lugubre du corps s'abîmant sur les pavés. Il revoyait la face terrible de Mme de La Taillade, le menaçant du même sort. Bouchot, pour tenter de le distraire, eut l'idée de lui amener les enfants de Mme Hubert. Les questions indiscrètes des pauvres petits, leurs cris à la vue des larmes de leur ami, obligèrent de les remmener au plus vite. De temps à autre, Alice venait embrasser l'orphelin et pleurait. Le père Faruc trouvait l'événement désagréable; quant au père Austerlitz, il en avait vu bien d'autres. La nuit arrivée, Gaston voulut encore veiller; mais, vaincu par la fatigue, il s'endormit.
Le lendemain, en dépit des précautions de Péruchon, l'enfant vit apporter la bière et l'entendit clouer. Il remonta dans le galetas et se vêtit de ses effets les plus propres; il fut rejoint par Bouchot. Péruchon vint les appeler. Lorsqu'ils passèrent devant la porte d'Adélaïde, la jeune ouvrière parut, et noua, non sans pleurer, un noeud de crêpe au bras des deux enfants. Péruchon ému ne put la remercier; il prit ses petits amis par la main, et tous trois, tête nue, suivirent l'humble corbillard qui emportait vers le Père-Lachaise ce qui restait d'Alexis.
Gaston demeura calme jusqu'au moment où le cercueil disparut dans la fosse commune. Mais ses sanglots éclatèrent en voyant recouvrir de terre cette longue boîte où reposait le seul être qui pût le protéger. Péruchon l'emporta, puis revint présider au dernier service rendu, par des fossoyeurs indifférents, à René-Alexis Baudoin, comte de Valonne et marquis de La Taillade.
Tout était fini. Péruchon, après avoir déclaré aux deux enfants qu'ils dîneraient avec lui, les quitta pour se rendre chez son patron. Gaston voulut alors retourner au cimetière; il s'agenouilla sur la terre où le corps de son père venait d'être enseveli et répéta une à une toutes les prières que sa tante ou Catherine lui avalent enseignées. Ce devoir accompli, les deux amis reprirent le chemin de la rue Jean-Pain-Mollet.
Gaston marcha longtemps silencieux; Bouchot respectait sa douleur et se gardait de le troubler.
«Que comptes-tu faire, à présent? demanda enfin l'apprenti.
—Partir pour Houdan,» répondit Gaston.
Bouchot le regarda avec surprise.
«Tu oublies que nous n'avons pas assez d'argent, dit-il.
—Je mendierai, s'il le faut; je ne peux plus, je ne veux plus dormir sous le même toit que Mme Blanchette.
—Songes-tu donc à te mettre en route aujourd'hui?
—Oui,» répondit Gaston d'un ton résolu.
Bouchot, à son tour, chemina sans rien dire.
«Ça me semble drôle, reprit-il enfin, de planter là le père Bouchot; je suis sûr qu'il m'aime au fond.
—Tu peux patienter, toi, tandis que moi, je ne le puis plus.
—Ta belle-mère songe peut-être à te reconduire.
—Je ne la reverrai jamais; elle me fait peur, et je la hais.
—C'est égal, s'écria Bouchot, ce n'est pas que je canne, au moins; mais après une toutouille, par exemple, je me serais mis en route sans regarder en arrière. Aujourd'hui, cela me gêne. C'est mon père lui-même qui m'a envoyé pour te tenir compagnie, et ce n'est pas de cette façon que j'aurais voulu l'abandonner.
—Reste; si ton sort ne change pas, tu viendras me rejoindre.
—Non; je t'accompagne, décidément. En route; mais il faut aller déterrer le magot.
—Le voici, dit Gaston; ma résolution est prise d'hier au soir et mes précautions aussi.»
Changeant aussitôt de direction, les deux enfants se dirigèrent vers la place de la Concorde. Ils se parlaient peu; tous deux se sentaient émus devant la détermination si grave qu'ils venaient de prendre. La fermeté de Gaston surprenait Bouchot.
«C'est singulier, pensait-il, lui qui n'ose ni chanter dans la rue, ni grimper derrière un fiacre, il parle de se rendre à Houdan comme s'il s'agissait de boire un verre de coco.»
Muets, pensifs, les deux enfants gagnèrent les hauteurs de Passy; ils gravirent un talus pour se reposer et reprendre haleine. Un immense horizon se déroulait devant eux, et les pensées qui les assaillirent à cette vue étaient de nature bien différente. Gaston contemplait avec une sorte d'épouvante le panorama de cette ville monstrueuse où il avait été si malheureux, dont il ne connaissait que la boue, les misères et les crimes. Là, il avait appris la souffrance, son corps meurtri avait subi les tortures de la faim et du froid; son esprit, celles de l'injustice, de la bassesse et du mensonge. En la voyant presque à ses pieds, cette ville qui venait de lui ravir son père, Gaston se sentait pris de vertige. Il lui semblait dominer un gouffre qui l'attirait, prêt à l'engloutir de nouveau.
Bouchot, au contraire, promenait ses regards sur ces dômes, ces toits, ces coupoles, ces aiguilles, ces frontons, et cherchait à découvrir la tour Saint-Jacques, au pied de laquelle il était né. Son coeur battait à l'idée de s'éloigner de cette Babylone dont tous les recoins lui étaient familiers. Pour lui, qui la hantait depuis sa naissance, la misère n'avait point cet aspect hideux, décourageant, sous lequel la voyait Gaston. Puis, il se l'était fait répéter cent fois, Houdan ne possédait ni musée, ni statues, ni marchand d'estampes; que Gaston fût pressé de se rapprocher de cette ville déshéritée, cela se comprenait à la rigueur: il aimait les livres, et son parrain en possédait un grand nombre. Ensuite que dirait Mademoiselle? Elle pourrait accueillir Gaston et le repousser, lui. Que deviendrait-il alors, sans argent, dans une ville inconnue? Comment reviendrait-il à Paris? comment oserait-il rentrer chez son père? D'un autre côté, Gaston comptait sur lui; allait-il donc l'abandonner? Pour la seconde fois de sa vie, Bouchot se trouvait en face d'une situation assez grave pour oublier jusqu'à la danse de Giselle.
Gaston s'était levé; l'apprenti ne l'imita qu'avec lenteur.
«Si ton père vivait encore, dit-il en saisissant le bras de son ami, partirais-tu?»
Gaston réfléchit durant une minute:
«Maintenant que j'ai compris combien je l'aimais, répondit-il, j'hésiterais.
—Le père Bouchot n'est pas mort, lui, dois-je l'abandonner?»
Depuis trois jours, la raison du jeune La Taillade semblait avoir mûri, il agissait en homme. Il appuya la tête sur l'épaule de son ami et demeura silencieux.
«Reste, dit-il enfin avec effort. Moi, je n'ai plus d'autre asile que ce lieu où ma mère est morte. Embrassons-nous et disons-nous au revoir.»
Bouchot se mit à sangloter.
«Non, s'écria-t-il, partons.»
Il s'élança en avant; Gaston ne tarda pas à le rejoindre.
«Reste, répéta-t-il encore; ma tante, Catherine, mon parrain, ils étaient vieux lorsque je suis parti; qui sait si la mort…»
L'enfant ne put achever et sanglota à son tour.
«Qu'avons-nous donc fait au bon Dieu?» murmura-t-il.
Mais surmontant bientôt cette faiblesse, il continua:
«Si ceux que je vais implorer sont partis, s'ils me repoussent, s'ils m'ont oublié, je reviendrai. Je demanderai alors à ton père de m'enseigner son état; nous travaillerons côte à côte: car il ne me restera plus que toi à aimer. Retourne donc, et, de toute façon, attends-moi.»
Le combat fut long, Bouchot paraissait convaincu; puis, lorsque Gaston se mettait en route, il reprenait sa résolution première d'accompagner son ami.
«L'heure passe, dit Gaston, et je veux dormir ce soir à Versailles.
—Eh bien, s'écria Bouchot, jette un sou en l'air. Pile ou face! Si c'est face, je te suis; si c'est pile, je rentre dans Paris.»
Gaston lança en l'air une pièce de monnaie qui roula au loin.
«Regarde, dit Bouchot, je n'ose pas.
—Pile!
—Pile, répéta l'apprenti avec tristesse; allons, c'est jugé.»
Il voulut que son ami emportât toute la somme si laborieusement amassée, et lui recommanda cent fois de n'en dépenser qu'une partie, afin que l'autre lui permît de revenir en cas de malheur.
«Je vais préparer le père Bouchot, dit-il; c'est un brave homme lorsqu'il est à jeun, tu le connais, et il t'aime.»
Enfin les deux enfants se séparèrent. L'apprenti ne devait rentrer qu'à la nuit, au risque de recevoir une correction, afin que Gaston eût le temps de prendre une avance assez considérable pour que Blanchote ne pût le rejoindre.
Bouchot, immobile sur la route, pleurait en regardant s'éloigner Gaston, qui se retournait à chaque minute pour adresser à son ami un dernier signe d'adieu. Déjà les deux enfants se perdaient de vue, lorsqu'ils se mirent à courir l'un vers l'autre et s'étreignirent en poussant des sanglots. L'apprenti tenta de ramener Gaston vers Paris; mais celui-ci reprit sa route, sans se retourner. Lorsque Bouchot l'eut vu disparaître, il s'élança encore une fois en avant; il courut longtemps, jusqu'à perdre haleine.
«Gaston!» cria-t-il épuisé.
Puis, étendu sur le rebord d'un fossé, il pleura avec amertume. Au bout d'une heure, la tête vide, le coeur gros, en proie à une lassitude qu'il devait à l'émotion, le pauvre apprenti regagna Paris avec lenteur. Pour attendre la nuit, il descendit sur la berge de la Seine, et s'assit en face de l'endroit où il avait dû mourir avec l'ami dont il venait de se séparer et qu'il ne reverrait peut-être jamais plus.
De son côté, Gaston, triste, éploré, mais fiévreux, marchait avec courage. Il faisait nuit lorsqu'il pénétra dans Versailles, dont les longues avenues lui parurent interminables. Il acheta du pain et mangea; puis il se dirigea vers la pièce d'eau des Suisses. Il était las et traînait un peu la jambe lorsqu'il atteignit la statue de Duguesclin.
Il s'étendit sur l'herbe à l'endroit où deux ans auparavant, armé du trop fameux canon, il avait dormi sous la garde de son père, qui dormait lui-même aujourd'hui sous la garde de Dieu.
XII
L'HIRONDELLE RETOURNE A SON NID.
Vers trois heures du matin, Gaston se réveilla dans une obscurité profonde. Il grelottait et se sentait mal à l'aise sous sa blouse trop légère. Le vent mugissait, remuant à grand bruit les feuilles à demi-sèches; cette rumeur grave, mélancolique, effrayait l'orphelin et l'attristait. Le soir, accablé par la fatigue, vaincu par le sommeil, il n'avait pas eu peur. La lune, qui éclairait alors l'horizon, traçait une ligne scintillante sur la surface de la pièce d'eau, et Gaston s'était endormi les yeux fixés sur des lumières qui brillaient au loin. Maintenant, partout la nuit. L'enfant se pelotonna pour mieux se défendre contre l'haleine glacée du vent. Les rafales, qui semblaient accourir du fond des bois, ramenèrent ses pensées vers ces jours déjà si lointains où, assis dans le salon de sa tante, aux pieds de Catherine, il lisait à haute voix, s'interrompait pour écouter la bise siffler dans la cheminée, tourmenter la flamme, se glisser à travers les fentes avec une petite voix grêle, ou faire pivoter le chasseur établi sur la crête du toit, comme pour éprouver la justesse de son tir impassible. Ces lieux si chers, il allait donc les revoir! Et voilà qu'en songeant à Mademoiselle, à Catherine, au docteur, l'enfant se mit à pleurer, mais sans colère, sans amertume, sans désespoir,—de bonheur cette fois.
Tout à coup, à travers les arbres, apparurent deux points lumineux, qui semblaient courir, danser au son de mille clochettes. Il les voyait monter, descendre, disparaître; puis une des lumières restait visible. Un grondement sourd résonnait; des détonations, pareilles à celles que produisent les fusées qui éclatent dans l'air, se succédaient à de courts intervalles. Gaston se leva; les points lumineux grandissaient. On eût dit les yeux énormes d'un animal gigantesque dont le corps demeurait perdu dans l'ombre. Le fracas redoublait; bientôt, au triple galop de ses chevaux excités par le fouet, passa la diligence qui venait de Houdan. Gaston, penché en avant, retenait son haleine. Que de souvenirs oubliés sa mémoire lui retraça sur l'heure! La voiture était déjà loin qu'il croyait l'entendre encore. Il se rappela la nuit où elle l'avait emporté… Heureusement le jour naissait.
Gaston regagna la route, avançant avec lenteur: car il se ressentait de sa longue marche de la veille. Peu à peu ses membres reprirent leur élasticité, son pas devint plus agile. Il vit le soleil se lever derrière les grands bois aux feuilles rousses, et monter dans le ciel aux cris multipliés des passereaux logés dans les buissons à demi dépouillés. Les alouettes, au vol saccadé, s'élevaient dans les airs et planaient si haut qu'on les entendait sans les voir. Sur la route se croisaient de pesants chariots à la bâche de toile blanche, des cabriolets poudreux, des piétons chargés de fardeaux. On suivait des yeux le jeune voyageur, mais sans trop s'étonner. Il dépassa Saint-Cyr, et, guidé par un poteau indicateur, il se dirigea vers Pontchartrain.
Gaston n'avait aucune idée de la distance qui le séparait du but de son voyage, et il n'osait interroger ceux qu'il rencontrait. On le regardait avec surprise, maintenant; c'est qu'une fois Saint-Cyr dépassé, son accoutrement le signalait comme étranger au pays. Il fut rejoint par un jeune garçon d'une quinzaine d'années qui, ses souliers suspendus au bout d'un bâton, cheminait pieds nus d'un pas alerte.
«Est-ce que vous allez à Houdan? lui demanda Gaston après l'avoir salué.
—Non, da, répondit le petit paysan, je retourne à Neauphle.
—Savez-vous combien de lieues il y a d'ici à Houdan?»
Le jeune garçon se mit à rire et hocha la tête d'un air entendu.
«Dame, dit-il, il y en a bien sûr plus que vous n'en pouvez faire aujourd'hui.
—C'est donc plus loin que Paris?
—Ça se pourrait tout de même bien.
—Mais enfin, reprit Gaston, ne pouvez-vous me renseigner à peu près?»
Le Normand, sans ralentir son pas, qui obligeait Gaston à hâter le sien, resta quelques minutes sans répondre.
«Pour ne dire que la vérité du bon Dieu, dit-il en se pinçant la mâchoire inférieure, j'ai entendu Claude affirmer qu'il y a douze lieues; mais vous le connaissez, le gros Claude, c'est un rude marcheur et ses douze lieues doivent en valoir quinze.
—Quelle est la première ville que je dois rencontrer?
—Pontchartrain, pardine, puisque vous suivez la route qui y conduit.»
Gaston, essoufflé, reprit son pas et perdit bientôt de vue son interlocuteur. Dans l'après-midi, l'enfant atteignit Pontchartrain. Là, comme à Versailles, il se contenta d'acheter du pain et se remit courageusement en route. Dans sa hâte d'arriver, il eût voulu marcher sans trêve et ne pas s'arrêter une seconde. La fatigue l'y obligea; il longeait en ce moment des taillis, il y pénétra, s'étendit sur les feuilles sèches et s'endormit.
Le quatrième jour après son départ, vers cinq heures du soir, Gaston, pâle, maigre, exténué, couvert de poussière, les pieds ensanglantés, traversait péniblement l'immense plaine qui sépare de la petite ville de Houdan le village de Laqueue. Deux rangées interminables de pommiers se déroulaient à perte de vue devant les yeux attristés de l'enfant, qui s'appuyait sur un bâton. Il s'arrêtait de temps à autre pour reprendre haleine; son regard avide, après avoir interrogé l'horizon, s'abaissait découragé sur ses pieds meurtris.
Soudain, il se coucha dans un fossé et demeura immobile; des piétons approchaient. L'avant-veille, interpellé par des passants qui le prenaient pour un vagabond, le pauvre petit, peu habile à mentir, s'était entendu menacer des gendarmes. La crainte d'être reconduit à Paris et livré à sa belle-mère l'effraya si fort, qu'à dater de ce moment il décrivit de longues courbes pour éviter les fermes ou les voyageurs. Il cheminait la nuit lorsqu'il se croyait certain de ne pas s'égarer, ce qui pourtant lui arriva et lui fit perdre vingt-quatre heures.
Aussitôt que les paysans l'eurent dépassé, Gaston sortit de son abri. Faute d'expérience, il avait épuisé ses forces dès le second jour, et depuis lors il cheminait clopin-clopant. Au delà de Pontchartrain, il lui semblait à chaque instant qu'il touchait enfin au but de son voyage, et que derrière ce bois, au delà de cette plaine, par delà cette colline allait apparaître le clocher de Houdan. Mais plaines, bois et collines se succédaient, et l'espoir de Gaston était sans cesse déçu. Triste, découragé, à bout d'énergie, l'enfant songeait à se livrer aux habitants de la première ferme qu'il rencontrerait.
Le soleil commençait à décroître; le petit voyageur se reposa un instant, le front appuyé sur ses mains. Il se releva avec peine, pénétra dans un bois, et se mit en quête d'un abri. La veille, le ciel inclément s'était chargé de nuages, une pluie fine, glacée, persistante avait trempé les pauvres habits de l'enfant. Il se dirigea vers une clairière; déjà, dans un endroit pareil, il avait découvert une hutte de bûcheron. Il tomba à genoux: là-bas, devant lui, au-dessus de la cime des arbres, sur le ciel rouge, se dessinait la vieille tour féodale où les hirondelles revenaient chaque printemps retrouver leurs nids.
Comme il battit, le coeur du pauvre Gaston; de quelle joie céleste s'éclaira cette pauvre âme qui ne croyait plus au bonheur! Les bras levés vers les ruines de l'antique manoir, l'enfant riait et sanglotait tout à la fois. Longtemps son regard erra sur l'horizon, cherchant les points familiers à sa mémoire. Ah! désormais, il n'hésiterait plus sur la direction à suivre, il connaissait les sentiers et les obstacles qu'il fallait éviter.
«Houdan!» murmurait-il d'une voix affaiblie.
Et jamais matelot, au retour d'un long voyage semé de luttes, d'aventures et d'ouragans, ne salua le port avec plus de ferveur.
Au loin, sur un chemin de traverse, un homme coiffé d'un chapeau à large bord trottait sur un vieux cheval jaune que Gaston crut reconnaître.
«Mon parrain!» cria-t-il.
Oubliant sa fatigue, il se mit à courir, mais pour trébucher bientôt. Qu'importe! Dût-il se traîner, ramper, il était certain d'arriver, et le soleil qui venait de disparaître ne le trouverait plus sans asile, errant, abandonné.
Gaston ne pouvait détacher son regard de la vieille tour; mais lorsqu'il abaissa les yeux, il tressaillit. Il lui semblait qu'autour de lui la nature s'était transformée. Ces herbes, ces fleurs tardives qui l'entouraient, il savait leur nom, son parrain le lui avait appris autrefois. Un roitelet traversa la route, un grillon chanta, et Gaston avança, le coeur joyeux. Sur les bords du chemin, les crapauds rampaient, ou, se dressant sur leurs pattes, marchaient à la façon des quadrupèdes, avec des allures étranges. L'enfant, pris d'une immense pitié pour tout ce qui respire, se condamnait, malgré sa fatigue, à décrire une courbe pour ne pas effrayer les hideux reptiles. Des pies attardées vinrent magistralement se poser à sa droite, elles étaient quatre. «Bonne rencontre!» aurait dit Catherine… Catherine, Mademoiselle, le docteur, comme il allait les embrasser!
La nuit tomba, profonde d'abord; puis la lune, se dégageant des nuages, éclaira la campagne de sa lumière blanche qui prêtait aux arbres, aux buissons, aux taillis, des formes fantastiques et menaçantes. Mais l'imagination de Gaston était familiarisée avec ce monde de géants, de nains aux longs bras, de fantômes accroupis ou debout. Le premier jour, il avait eu bien peur; à présent il souriait. Ce qu'il eût voulu, c'eût été de pouvoir courir, s'élancer à travers ces obstacles imaginaires on emprunter des ailes à l'oiseau.
Il dépassa Maulette, Maulette où demeurait Françoise, où Petit-Pierre, à cette heure, devait être étendu dans l'étable, sur la paille qui lui servait de lit. Mais le hameau se trouvait sur la gauche, et Gaston ne voulait pas perdre une seconde. La route était déserte; il se traînait plutôt qu'il ne marchait; chaque pas en avant lui causait une souffrance. Il avait déchiré le bas de sa blouse pour en envelopper ses pieds, et les linges grossiers, imbibés de sang, puis desséchés, adhéraient à sa chair mise à nu. A chaque minute il s'arrêtait, prêt à défaillir. Il n'avait pas encore atteint la ville, lorsque la voix grave du clocher sonna minuit.
L'enfant abandonna la route et s'engagea sur un sentier qui le conduisit au bord de la Vesle. La petite rivière, encaissée et bordée de saules, coulait bruyante sur un lit de cailloux. Ce fut avec délices que Gaston plongea ses pieds dans l'eau glacée. Il les enveloppa d'un nouveau pan de sa blouse; puis, soulagé, il se remit en marche. Une demi-heure plus tard, il dépassait enfin la première maison de Houdan.
Gaston, qui comptait arriver plus tôt, était à jeun, et la faim rendait son épuisement plus profond. Il dut s'arrêter encore et fut pris d'une soudaine frayeur. Si sa tante était morte? si elle le repoussait? Ces deux pensées lui tenaillaient le coeur à mesure qu'il pénétrait dans la grande rue que la lune inondait de ses pâles rayons.
L'enfant avançait pas à pas, comme s'il eût craint de troubler le silence de la ville endormie. Parfois un chien aboyait, un cheval hennissait, ou un coq mal éveillé lançait un cri bien vite interrompu. Est-ce un rêve que ces deux années écoulées? Voici le banc vert de la maison du percepteur, les chandelles de bois qui décorent la devanture de la maison du rival de Hoddé, les sacs qui encombrent la porte du messager. Voilà le cabaret et sa belle enseigne, des tambours-majors qui boivent de la bière de mars, tandis qu'une bouteille au double jet emplit deux verres à la fois. Sous le hangar du charron, deux voitures et le cabriolet jaune du fermier de la Fosse-Louvière. Encore quelques pas, et les yeux de Gaston retrouvent des larmes: cette maison qu'il a revue si souvent en rêve, elle est là devant lui. Les volets sont clos, nul bruit, nulle rumeur; le petit chasseur lui-même est immobile, il est tourné vers Gaston, qui sourit à travers ses larmes en le regardant.
Quel calme dans la ville! L'heure sonne… une… deux… deux heures! Gaston n'ose plus respirer; il s'effraye du fracas que ses pieds lui semblent produire en se posant sur le sol. Il s'approche du seuil, regarde le marteau luisant. Il hésite à le toucher, ce marteau; il retentirait comme un tonnerre. Mademoiselle, Catherine, si elles savaient… L'enfant s'assied sur le seuil; il attendra le jour. Tout à coup des pleurs inondent de nouveau son visage; à travers la porte vient d'arriver jusqu'à son oreille le tic-tac de la vieille horloge; ses rouages viennent de craquer comme autrefois et elle répète à son tour, cette amie d'enfance de Gaston, les deux coups frappés tout à l'heure sur le bronze par le marteau du beffroi.
L'enfant s'éloigne, s'engage dans une ruelle, tourne, semble revenir sur ses pas, puis tourne encore. Il longe une haie qu'il cherche à franchir. Il a réussi; il s'avance, traverse un petit bois de noisetiers; le voilà dans un jardin. Gaston suit les nombreuses sinuosités d'une allée dont le sable crépite sous ses pas. Il s'arrête. Dans le fond, la petite maison avec son perron à l'escalier double. A gauche, le puits au couvercle cadenassé; à droite, la tonnelle où le chèvrefeuille et les roses marient leurs fleurs durant l'été; puis là, au milieu de la grande allée, une brouette chargée de pierres!
Le petit fugitif s'est couché sur un banc de mousse, et toute son heureuse enfance défile devant lui. Ses paupières se ferment, sa tête lourde lui fait mal, bien mal. Il s'endort et s'éveille en sursaut; le ciel est bleu, le soleil rayonne, les oiseaux chantent; on dirait le printemps. Dans la grande allée du jardin, une petite fille aux yeux bleus, aux lèvres roses, aux cheveux noirs, traîne la brouette chargée de pierres et tente de faire claquer un fouet. Gaston se soulève à demi. Oh! sa tête! Qu'a-t-il donc sur le front, qu'il voit à peine? Pourquoi sa gorge est-elle si sèche? pourquoi n'a-t-il pas la force de se lever en apercevant sur le perron, la tête nue, regardant jouer la petite fille, une femme aux cheveux blancs, au regard doux, au sourire triste? Gaston veut s'élancer, ses forces le trahissent, il tombe. Est-ce l'émotion, la joie qui le paralysent ainsi! Il pousse un sanglot. La petite fille l'entend, l'aperçoit et fuit en criant.
«Qu'y a-t-il, Aimée? demande Mademoiselle avec surprise.
—Un homme! là, bonne amie!
—Un homme, répète une grosse voix, voyons un peu cette belle histoire; quelque voleur de pommes, sans doute.
—Catherine, c'est moi!» murmure Gaston d'une voix défaillante.
La servante s'arrête, la bouche entre ouverte, les yeux indécis, devant ce petit mendiant agenouillé, dont les bras sont tendus vers elle.
«Je suis Gaston,» s'écrie-t-il.
Catherine se précipite vers lui, le soulève, et court, vers
Mademoiselle.
«Gaston, monsieur Gaston!» crie-t-elle d'une voix pleine de sanglots.
Et elle presse contre sa poitrine le pauvre enfant meurtri, fiévreux, méconnaissable sous ses haillons, dont les bras se sont noués autour de son cou. Gaston voit le visage de sa tante se pencher au-dessus du sien; il veut lui sourire, la nommer: sa tête et son coeur se brisent, il s'évanouit.
* * * * *
Quelles ombres épaisses! quel chaos autour de Gaston! Quels bruits funèbres, quels cris désespérés, quels sifflements! Il marche, il court sur une route semée de pointes de fer, et Blanchote le poursuit armée d'une lanière de cuir garnie de plomb. Blanchote, échevelée, livide, effrayante, le front marqué d'une tache rouge, les yeux sanglants, et dont la dent aiguë déchire la lèvre. Un fleuve barre le passage, un fleuve aux flots noirs, profonds, où des monstres hideux nagent entre deux eaux… Il faut échapper à la furie… Gaston se précipite, l'onde jaillit, bouillonne, se referme; il étouffe, et Bouchot, les yeux fermés comme pour ne pas le voir, danse sans trêve parmi les nénuphars et les roseaux… Un canon, maintenant, un canon gigantesque dont les roues d'acier passent et repassent sur le corps de Gaston, qui ne peut ni bouger, ni crier, ni fuir. Puis des corbillards qui défilent, suivis par des orphelins; des cierges, des rires, le son de l'orgue, des blasphèmes, des malédictions. Les enfants de Mme Hubert, mille autres enfants qui pleurent, qui ont faim, qui se lamentent, tandis que de grandes femmes sèches aux yeux louches, aux ongles noirs et crochus, les dépouillent de leur blouse. Encore la route aux pointes de fer, encore Blanchote! Ah! toujours marcher sans réussir à lui échapper! Une fenêtre, un abîme, un gouffre! Qui donc rit ainsi? C'est elle qui s'avance par bonds; elle approche; le gouffre, tout, plutôt que le contact de ce meurtrier… le vide… le vide… toujours tomber… enfin!
Lorsque Gaston revint à lui, il regarda longtemps les rideaux du lit sur lequel il était couché; puis un faible sourire se dessina sur ses lèvres pâles. Il tourna un peu la tête et aperçut le doux visage de Mademoiselle, qui le contemplait. Il voulut sortir ses mains de dessous le drap et ne put y parvenir.
«Ah! chère tante, dit-il d'une voix basse, essoufflée, à peine distincte, quel vilain rêve! on m'avait emmené loin de toi et je me sentais mourir.»
Il dut fermer les yeux; la lumière, bien que faible, le forçait à clignoter. Il sentit les lèvres de Mademoiselle se poser sur son front.
«Comme je t'aime!» murmura-t-il.
Puis il tomba dans une sorte de somnolence, douce, bienfaisante, paisible. Tout à coup, il entendit causer à voix basse dans la chambre; on lui prit le bras, une oreille se posa sur sa poitrine, il fit un effort et rouvrit les yeux.
«Bonjour, mon parrain,» dit-il.
Le docteur se rapprocha.
«Tu me reconnais donc?»
L'enfant se contenta de sourire.
«Où te sens-tu mal?
—Nulle part, mon parrain; seulement j'ai rêvé…
—Ne parle pas,» dit le bon docteur, qui saisit la main de sa vieille amie et murmura: «Nous le sauverons.»
Gaston se rendort, calme et heureux. Plus de rêves, plus de cauchemars effrayants, plus de cris désordonnés, plus de cercle de feu autour du front. Il ne peut mourir à présent que ses amis l'entourent, et que la grande horloge remplit la maison de son tic-tac familier.
Combien de temps dormit l'enfant? il ne le sut que plus tard. Toujours est-il qu'il se réveilla peu à peu, ouvrit les yeux et sourit aux personnages des tapisseries qui ornaient les murs de la chambre de sa tante, et qu'il connaissait si bien. Il tourna doucement la tête vers la croisée. Mademoiselle, assise dans son grand fauteuil, cousait; Catherine tricotait. Catherine, elle était toujours la même; mais Mademoiselle, comme ses cheveux, si noirs autrefois, étaient devenus blancs, comme son visage si frais était devenu pâle, comme ses yeux jadis si limpides, si brillants, semblaient fatigués! Une larme humecta les paupières de Gaston à la vue de ces tristes changements. Il allait parler lorsque la petite fille qu'il avait vue dans le jardin apparut à l'improviste. Catherine se leva, ouvrit de grands yeux et posa un doigt sur ses lèvres. L'enfant s'arrêta interdite, et s'avança sur la pointe des pieds, regardant vers le lit du malade.
«Il dort donc toujours, M. Gaston? demanda la petite fille.
—Oui, répondit Mademoiselle, aussi ne faut-il pas faire de bruit.
—Pourquoi est-il revenu si mal habillé? Il m'a fait peur.
—Je te l'ai déjà dit; c'est parce qu'il était pauvre, répondit
Mademoiselle, dont les yeux devinrent humides.
—Pourquoi ne se lève-t-il pas pour jouer avec moi?
—Parce qu'il est encore trop faible, mademoiselle Aimée, dit Catherine à son tour.
—Mais puisque grand-père prétend qu'il est guéri! Se lèvera-t-il demain?
—Peut-être, si vous êtes sage et si vous ne troublez pas son sommeil.
Allez jouer, ma mignonne, et fermez les portes sans bruit.»
Gaston suivit des yeux la petite fille, qui, tout en se retirant, regardait de son côté; au moment de disparaître, elle lui fit une belle révérence. L'enfant se souleva, ses bras s'étendirent.
«Ma tante, Catherine, s'écria-t-il, je voudrais vous embrasser.
Les deux femmes vinrent tomber à genoux auprès du lit. Comme il les enlaça de ses bras faibles, comme ses lèvres pâles prodiguèrent les baisers! comme ils pleuraient tous trois avec entrain, de joie bien entendu! et Dieu, qu'on bénissait, emplit soudain la petite chambre des rayons de son beau soleil.
«Assez, dit une voix forte, pas d'émotion violente! Le progrès doit apprendre à l'homme à dompter…»
Le bon docteur ne put achever; attendri comme s'il eût vu la réalisation de l'une de ses utopies, il pleura lorsque son filleul lui entoura le cou de ses bras amaigris.
Huit jours plus tard, Gaston convalescent descendit dans la salle à manger, précédé par Aimée, soutenu par sa tante et suivi par Catherine. On l'établit près de l'horloge, selon son désir. Peu à peu, il raconta sa lamentable histoire, et Dieu sait les flots de larmes qu'il fit couler. De son côté, il apprit que son parrain avait entrepris cinq fois le voyage d'Alsace pour le chercher, et que Catherine avait erré durant huit jours au milieu des rues de Paris, dans l'espoir de le rencontrer. Tout en écoutant, Gaston baisait les beaux cheveux de sa tante, ces cheveux que la douleur causée par sa perte avait blanchis.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE
I
LA MARQUISE DE LA TAILLADE.
Le 15 janvier 1864, les rues de Paris étaient littéralement ensevelies sous la neige qui tombait sans relâche depuis la veille. Vers onze heures du soir, la tourmente sembla redoubler d'intensité; de gros flocons vinrent encore épaissir l'immense tapis blanc étendu sur le sol, et les voitures roulèrent en silence sur la terre glacée. De rares piétons pressaient le pas afin d'échapper aux morsures de la bise, et la grande avenue des Champs-Élysées, presque déserte, paraissait s'être élargie. De temps à autre un cocher de fiacre, perdu jusqu'aux yeux dans un de ces manteaux que les antiquaires admirent à l'occasion, passait en frappant son épaule de sa main engourdie, tandis que ses chevaux, la tête basse, les oreilles rejetées en arrière, lançaient par chaque narine une colonne de buée. Par contre, des équipages emportés au grand trot de leurs magnifiques attelages, fuyaient rapides. A cette heure, sous ce ciel inclément, Paris avait un aspect étrange, fantastique, appréciable seulement pour ceux gui sont accoutumés à son éternel mouvement.
Onze heures et demie sonnaient, lorsqu'une voiture de remise, dont le malheureux cheval patinait sur la neige durcie, déboucha de l'avenue Marigny, traversa le Rond-Point, et se dirigea vers un hôtel qui se trouve environ à la hauteur de l'habitation de la reine Christine. A travers la grille et les branches des arbres dépouillés, on apercevait la façade, inondée de lumière, de la charmante demeure, construite dans le style Louis XIII, pour le prince Soltikof, et dont les aménagements intérieurs étaient vantés pour leur richesse et leur bon goût. Au dehors, de chaque côté de la chaussée, des voitures armoriées, aux laquais rubiconds, poudrés, emmitouflés, attendaient la sortie de leurs maîtres. A la vue de ses gras et majestueux confrères, le cocher de remise parut se piquer d'honneur; il cingla sa bête, entra au grand trot dans la cour de l'hôtel, et s'arrêta net, le fouet sur la cuisse, devant un perron vitré.
Avant qu'un grand laquais vêtu d'une livrée bleu de ciel eût atteint la portière, un jeune homme s'élança sur le perron et pénétra dans un vestibule où six figures de nègres, disposées en cariatides, soutenaient un candélabre à deux branches surmonté de globes lumineux. Le cavalier, débarrassé de son par-dessus, gravit avec lenteur un escalier de marbre blanc recouvert d'un tapis de Perse aux brillantes couleurs. De chaque côté du sommet des dernières marches, deux nymphes inclinées, dont les formes sveltes rappelaient le faire élégant de Jean Goujon, semblaient jeter des fleurs et des sourires à ceux qui montaient. Le jeune homme s'arrêta un instant pour contempler ces deux figures. Scrupuleusement ganté et botté, il pouvait avoir de vingt-huit à trente ans. Il avait le visage long, le front large, les cheveux châtains. Ses yeux gris, vifs et scintillants, pétillaient de malice, et sa lèvre narquoise, un peu dédaigneuse, se cachait à demi sous une fine moustache retroussée. Il était petit de taille, robuste et bien pris; rien qu'à sa démarche, on reconnaissait une nature vive, intelligente, complète, chez ce cavalier aux manières dégagées sans être vulgaires, aussi éloignées de la raideur anglaise que du laisser-aller de notre jeunesse dorée. Il fit quelques pas, lança un coup d'oeil familier aux deux huissiers placés devant une large porte qui s'ouvrit, et l'un des hommes à chaîne d'argent annonça d'une voix retentissante:
«M. Bouchot des Étrivières.»
Bouchot, sans le moindre embarras, pénétra dans un vaste salon encombré par une foule élégante. Ceux qui avaient entendu prononcer son nom s'étaient retournés avec curiosité, afin de voir le jeune artiste dont les toiles, depuis quatre ans, attiraient tout Paris au Salon. Trois ou quatre privilégiés vinrent lui serrer la main, et l'ex-apprenti, échangeant par-ci par-là des sourires ou des signes de tête, manoeuvra pour gagner le fond de l'immense salle où la maîtresse de la maison, entourée par vingt cavaliers, trônait fière de sa beauté merveilleuse. Parvenu devant elle, l'artiste s'inclina. Il allait passer outre lorsque la jeune femme, un moment distraite, l'aperçut.
«Ah! bonsoir, monsieur des Étrivières, dit-elle d'une voix fraîche et harmonieuse, vous allez vous ennuyer chez moi aujourd'hui, votre ami est absent.
—Gaston serait-il indisposé? demanda Bouchot avec vivacité.
—Non pas, répondit la jeune marquise de La Taillade; Catherine, la célèbre Catherine, reprit-elle avec une nuance d'ironie, a été prise d'un mal de gorge avant-hier. M. de La Taillade s'est aussitôt mis en route, me laissant seule pour faire les honneurs de mon jeudi.
—Qui donc osera s'en plaindre? répondit Bouchot, qui s'inclina.
—Mais vous d'abord, puis moi. Ne trouvez-vous pas ce voyage ridicule?
—Certes, madame, répliqua Bouchot, ridicule comme toutes les choses du coeur, lorsqu'on les juge avec l'esprit.»
La marquise regarda l'artiste; il souriait avec candeur et ajouta:
«Demandez plutôt à M. de Champlâtreux.»
Le jeune homme pris à témoin par Bouchot s'appuyait sur le dossier du fauteuil de la jolie marquise; il se redressa, mit deux doigts de sa main droite dans la poche de son gilet, saisit son lorgnon et l'ajusta sur son oeil gauche en se dandinant, comme pour chercher à distinguer celui qui venait de prononcer son nom.
«Ah! c'est monsieur Bouchot, dit-il en laissant retomber son pince-nez.
—Des Étrivières, continua l'artiste d'un ton dégagé. Je suis heureux de pouvoir vous donner des nouvelles de votre aïeul avec lequel j'ai dîné ce soir, cher monsieur; il va bien.»
M. de Champlâtreux pâlit imperceptiblement, mais ne répondit pas. Tous les élégants groupés autour de la marquise penchaient leurs têtes pommadées, et vingt lorgnons impertinents se braquèrent sur l'artiste. Bouchot, avec un sang-froid comique, fouilla dans sa poche, et, le nez au vent, se décora l'oeil droit d'un monocle. L'orchestre préludait, la marquise se leva pour veiller à la formation des quadrilles, et la foule des courtisans se dispersa.
«À moi le champ de bataille, murmura Bouchot. Dieu, que ces petits jeunes gens m'agacent! Lorsqu'ils sont bêtes, passe encore,—ils exercent leur métier; mais j'enrage de voir des garçons d'esprit parmi eux. Peignez donc votre époque, quand ceux qui sont chargés de faire l'histoire portent des vestons courts, des cols cassés et des moitiés de canne. Ah ça, la marquise a raison; bien que la politesse m'ait empêché de le lui avouer, je vais m'ennuyer, moi. Pas une tête qui me plaise au-dessus de tous ces faux-cols, et je ne suis pas en train de débiter des madrigaux aux dames; le jeudi n'est pas mon jour. Bah! observons; un salon, ça vaut le Gymnase au point de vue de la comédie; ça vaut même mieux que la cour d'assises, si l'on se donne la peine de tirer les conséquences et de prononcer les jugements.»
Tout en devisant de la sorte, Bouchot se dirigea vers l'embrasure d'une fenêtre, souleva une portière de velours et regarda au dehors. La neige tombait toujours à gros flocons, le ciel était invisible, les becs de gaz, entourés d'une auréole jaunâtre, montraient les branches nues des arbres dont le sommet se perdait dans l'ombre. L'artiste contempla longtemps ce morne spectacle; peut-être songeait-il à la rue des Arcis, à la petite chambre qui servait d'atelier, à l'établi devant lequel sa rude enfance s'était écoulée, à deux pas de ce monde où il tenait sa place aujourd'hui et qu'il ignorait alors. Soudain, il se retourna vers le salon: là on eût dit une scène des contes orientaux.
Mille bougies, aux lueurs caressantes, faisaient resplendir les dorures de l'immense salle, chatoyer les tentures de soie et de velours, tandis que les fleurs naturelles, débordant des jardinières, s'épanouissaient comme en plein été. Les rayons amoureux, se croisant à travers l'espace, satinaient les épaules, se reflétaient dans les prunelles ou étincelaient sur les diamants. Une odeur pénétrante, née de cent parfums, montait au cerveau comme un vin capiteux. C'était avec convoitise que l'on regardait les femmes causer, sourire, danser au milieu de cette atmosphère tiède, énervante, embaumée, au milieu de ce luxueux encadrement qui semblait doubler leur grâce. La musique ajoutait son charme à toutes ces séductions. Elle captiva peu à peu Bouchot, qui perdit en quelque sorte la conscience du réel. C'était comme dans un rêve qu'il voyait se balancer avec mollesse ou tourbillonner dans une valse rapide ces hommes en gants blancs, en habits noirs, et ces femmes demi-nues, palpitantes, l'oeil voilé, savourant la volupté secrète du tournoiement et du vertige.
La marquise de La Taillade savait choisir son monde, et nulle autre part que chez elle peut-être on ne voyait réunie cette élite, de jolies femmes qui donnent le ton à l'Europe en fait de grâce, de charme et d'esprit. Tous les genres de beauté se coudoyaient dans l'espace embrassé par le regard de l'artiste, depuis la Russe impérieuse, à la peau plus blanche que les neiges de son pays, jusqu'à la créole aux yeux humides, aux cheveux ondés, au visage bruni. Les Parisiennes, et c'est là leur supériorité, ne représentent pas un type unique. Elles sont à la fois toutes les femmes, tant leur nature mobile, perfectionnée, sait se transformer. Ardentes, rêveuses, rieuses, sentimentales, folles, dédaigneuses, jalouses, passionnées, elles échappent à l'analyse et possèdent à un haut degré toutes les qualités, tous les défauts, osons le dire, tous les vices de leur sexe. Parmi celles que la danse ou les hasards d'une promenade au bras d'un cavalier ramenaient sous ses yeux, Bouchot remarquait deux jeunes femmes qu'on pouvait croire nées sous les tropiques, lorsque son regard s'arrêta sur la maîtresse de la maison et ne s'en détacha plus.
Hélène Pellegrin, comtesse de Valonne et marquise de La Taillade, atteignait à peine sa vingt et unième année. De taille moyenne, admirablement faite, elle avait été célèbre par sa beauté, même avant son mariage. Bien que fille de bourgeois enrichis, mais enrichis à un point qui, de nos jours, vaut mieux qu'un titre de noblesse, Hélène, autant par sa distinction naturelle que par sa merveilleuse beauté, était une vraie patricienne. Ses mains et ses pieds, comme pour mettre en défaut l'axiome vulgaire, semblaient affinés par plusieurs générations vouées à l'oisiveté. Brune, avec la peau d'une blancheur mate, la jeune marquise avait le visage d'un ovale parfait; son front était bas, un peu étroit, mais lisse et couronné d'une chevelure épaisse. Les sourcils fins, soyeux, bien dessinés, ombrageaient deux longs yeux noirs pleins d'une langueur voluptueuse, auxquels une flamme intérieure prêtait par instant une vivacité passionnée. Le nez droit, à l'arête vive, aux narines légèrement relevées, était d'une perfection qui n'avait d'égale que celle de la bouche, dont les lèvres, d'un rouge vif, rendaient plus visible la blancheur nacrée des dents. Avec ses bras ronds, sa taille cambrée, sa poitrine d'albâtre, ses mains de créole, sa démarche moelleuse, Hélène captivait les regards les plus indifférents. Les femmes ne pouvaient guère la voir sans l'envier, et les hommes sans l'admirer; pour ces derniers, elle possédait au suprême degré ce charme rare et irrésistible: un je ne sais quoi de voluptueux sous un air de vierge.
Au moment où les yeux de Bouchot s'arrêtèrent sur elle, la marquise, à demi renversée sur un fauteuil, écoutait parler le comte de Champlâtreux et mordillait le bout d'un éventail d'ivoire. Elle était belle à ravir, ce soir-là, dans sa robe de gaze blanche garnie de rubans ponceau, sous sa coiffure de perles qui rendait ses cheveux plus noirs. Elle se leva soudain, prit le bras d'un vieillard et se promena un instant de groupe en groupe. Au signal de l'orchestre, elle fut rejointe par le comte. À cette vue, Bouchot fronça les sourcils, fit volte-face, et regarda de nouveau la neige tomber. Tout à coup il sentit un doigt se poser sur son bras; il se retourna et se trouva en face de la marquise.
«Je vous avais bien dit, monsieur des Étrivières, que vous vous ennuieriez.
—Vous me croyez indigne de vivre, madame; on ne s'ennuie pas là où vous êtes, répondit l'artiste.
—Un compliment?
—Tout au plus une vérité, demandez à M. de Champlâtreux.»
Le regard de la marquise croisa celui de Bouchot.
«Laissez M. de Champlâtreux en repos, dit-elle d'un ton bref. Ne dansez-vous pas?
—Hélas! non, madame, j'ai encore oublié d'apprendre, cet été.
—M. de La Taillade m'a cependant affirmé que vous dansiez dans votre jeunesse.
—Il a dit vrai, j'exécutais assez bien le pas de Giselle; mais en dehors des salons.
—Alors, jouez; je vous trouverai un partenaire, s'il le faut.
—Vous êtes mille fois gracieuse; je préfère rester ici et vous regarder.
—Vous me rendrez cette justice auprès de votre ami, dit Hélène un peu hautaine, que je me suis occupée de vous.
—Vos politesses à mon égard sont-elles donc commandées? demanda Bouchot avec vivacité.
—Dame, cher monsieur, on doit savoir deviner.»
Bouchot allait peut-être répondre une impertinence, mais la marquise avait passé. Il regarda la porte d'un air piteux.
«Ne devinons pas, dit-il, ce serait trop bête. Bah! un moment de mauvaise humeur qu'elle saura réparer, je l'espère pour elle. Mon pauvre Gaston!… C'est égal, ce René de Champlâtreux me donne sur les nerfs; est-ce assez ridicule d'être beau comme ça! S'il avait un peu d'esprit, il se débarbouillerait avec du vitriol pour se rendre laid comme tout le monde. Ouais, l'isolement me fait tourner à l'aigre; allons prendre un verre de punch.»
À peine l'artiste fut-il sorti de l'encoignure ou il se trouvait en quelque sorte caché, que cinq ou six jeunes gens l'entraînèrent, à tour de rôle, pour le présenter à autant de jolies femmes avides de connaître celui qui les peignait si bien. L'attention dont il devint l'objet et les compliments qu'il recueillit de plus d'une bouche gracieuse dissipèrent un peu l'ombre jetée dans l'esprit de Bouchot par la maîtresse de la maison. Il se retirait pour faire place aux danseurs, lorsqu'un petit homme aux jambes courtes, au ventre proéminent, aux favoris teints, sanglé dans un corset, lui prit familièrement le bras.
«Bonsoir, cher, dit-il; vous allez bien?
—Comment, baron, vous, dans le vrai monde, à cette heure indue? Est-ce que vous faites les grandes dames maintenant!
—Chut, la baronne est là, et l'on pourrait vous entendre.
—Vous croyez donc avoir encore quelque chose à perdre? Je puis vous rassurer, mon cher Faruc, votre réputation n'a plus rien à redouter de la calomnie.
—Encore votre plaisanterie! Quel plaisir trouvez-vous donc à me donner ce nom arabe, quand vous savez que je me nomme Beauchesne?
—C'est que nous avons tous besoin d'être rebaptisés et qu'à l'occasion je m'en charge pour mes amis, répondit Bouchot. Tenez, voyez M. de Champlâtreux, il se nomme René. Vous figurez-vous, dans vingt ans, lorsque ce beau jeune homme sera fardé, teint, plâtré, comme vous…
—Vous êtes insupportable; on pourrait vous entendre, mon cher.
—Soyez donc tranquille; tout le monde sait à quoi s'en tenir sur vos dents et vos cheveux. Lors donc que ce beau jeune homme sera goutteux et cassé, ce petit nom de René ne sera-t-il pas une sorte d'insulte lorsqu'on le lui dira en face?»
Le baron haussa les épaules.
«Mais enfin, dit-il, que signifie ce mot de Faruc?
—Je vous l'ai dit cent fois, c'est un nom qui me rappelle un digne homme que j'ai connu dans mon enfance; il s'occupait comme vous, cher baron, à semer de pierres le sentier déjà si étroit de la vertu; il ébauchait votre oeuvre. Vous m'écoutez avec impatience… au revoir, je vais m'offrir du punch.
—J'en prendrai aussi; voyons, des Étrivières, parlons sans persiflage, si vous en êtes capable. Loïsa veut posséder son portrait de votre main: que faut-il faire pour vous décider? Car l'or ne peut rien dans votre balance.
—Et c'est pour satisfaire Loïsa, jeune Abélard, que vous persécutez la peinture dans ma personne?
—Abélard, Abélard, répéta le baron, appelez-moi plutôt Faruc.
—Vous n'êtes pas dégoûté.»
Plusieurs jeunes gens vinrent se grouper autour des deux interlocuteurs, alors établis près d'un buffet.
«Est-ce que Beauchesne veut briller au prochain salon? demanda-t-on.
—Non, répondit Bouchot, il prétend avoir une maîtresse et veut la faire poser… à titre de revanche, sans doute; il refuse de comprendre que je ne travaille que pour les femmes honnêtes.
—Qui vous dit que Loïsa ne le deviendra pas? reprit le baron; y a-t-il ici quelqu'un d'assez habile pour nous dire où commence la femme honnête et où elle finit? Ensuite, mon cher Bouchot, permettez-moi de vous rappeler que vous avez peint la maîtresse de Maxime.
—Vous vous trompez, ce que j'ai peint, c'est une jolie femme.
—Et vous avez créé un chef-d'oeuvre. Eh bien, parole sacrée, Loïsa est plus belle que Justinia.
—Peste! dit-on à la ronde, où cachez-vous ce trésor, cher?
—Mais partout, continua le baron qui se rengorgea comme un pigeon, mais avec moins de grâce: au bois, dans un coupé; aux Italiens, dans une loge; au Palais-Royal, dans une baignoire; et enfin, rue de Provence, au premier, sur le devant.
—Messieurs, au revoir, dit Bouchot; si M. le baron de Beauchesne avait vingt ans, je l'écouterais peut-être; mais il a des cheveux blancs, bien qu'il les cache sons un flacon d'eau de Job; son langage me scandalise, et je bats en retraite.
—N'oubliez pas que je reviendrai éternellement à la charge, s'écria le baron, qui rit le premier de l'air pudibond affecté par Bouchot.»
L'artiste fit un demi-tour.
«Savez-vous pourquoi je me nomme des Étrivières? demanda-t-il à
Beauchesne.
—Du nom d'une de vos terres, je suppose.
—Vous n'y êtes pas; c'est à cause du rôle qu'elles ont joué dans ma vie; lorsque j'étais jeune, je les recevais; aujourd'hui, je les donne.
—Où voulez-vous en venir?
—Si la donzelle est aussi belle que vous l'affirmez, je consens à la peindre en Suzanne.
—Avant ou après le bain?
—Non, pendant.
—Accepté.
—Vous poserez pour un des vieillards; je vous donnerai pour compagnon ce Faruc qui vous intrigue.
—Soit.
—Vous serez ressemblant, je vous en avertis, et j'aurai le droit de mettre le tableau au Salon.
—Écoutez donc…
—Oui ou non? dit Bouchot.
—Oui, murmura le baron un peu ahuri.
—Messieurs, je vous prends à témoin! Ah! vieux satyre, continua-t-il en s'éloignant, tu espères que je plaisante, mais tu me serviras à venger la morale.»
Rentré dans le salon, Bouchot retourna machinalement se poster dans le coin où il s'était établi une première fois. Deux hommes, placés devant lui, causaient presque à voix haute, sans trop se préoccuper d'être entendus. Le plus âgé semblait initier son compagnon aux mystères du monde, et nommait en même temps que chaque jolie femme les hommes qui passaient pour être ou avoir été leurs amants. Bouchot écoutait le sourire aux lèvres.
«Si ce monsieur ne ment pas, pensait-il, il n'y a plus d'anges, et chaque femme âgée de quarante ans devrait s'appeler Madeleine. Est-il donc vrai que tous ces beaux fronts cachent de si noires pensées, que toutes ces bouches charmantes sachent si bien mentir, et qu'il y ait tant d'épines sous ces roses? Quelle aile de papillon que la réputation d'une jolie femme! Chacun souffle dessus pour en enlever la poussière d'or, et cela finit toujours par réussir.»
Bouchot interrompit soudain son monologue; la marquise de La Taillade, placée en face de lui, écoutait distraite les propos d'une vieille dame qui lui parlait à l'oreille. La tête inclinée, les yeux avides, Hélène regardait avec persistance dans la direction de l'orchestre. L'artiste se tourna de ce côté, aperçut le beau Champlâtreux qui causait avec une jeune femme, et se mordit la lèvre par un geste involontaire.
«Ah! pensa-t-il, est-ce que, sans m'en douter, je découvre le point où ça finit, comme dit le baron? Ouf, il fait trop chaud dans ce salon, et j'ai besoin de respirer un autre air.»
René de Champlâtreux, pour se trouver à la tête de la société parisienne, n'avait eu que la peine de naître. C'était un homme d'environ trente ans, beau, soigné, fat, toujours en avance de vingt-quatre heures sur la mode, célèbre à juste titre par le nombre des femmes qu'il avait compromises et des filles qu'il avait lancées. Possesseur d'une fortune princière, il menait grand train sans avoir besoin de recourir ni au jeu ni à l'emprunt, et, même parmi ses amis, il passait pour une preuve à l'appui du proverbe qui affirme la faiblesse des jolies femmes pour les sots. Cependant, à distance, le manque d'esprit du beau jeune homme se dissimulait à l'aide de cet argot parisien qui s'est infiltré dans tous les mondes, et dont le mauvais goût est l'antipode de celui des précieuses. Raie, lorgnon, barbe, équipages, cols, vestons, gilets, chapeaux, actions et bons mots, tout était à l'avenant chez M. de Champlâtreux, l'homme-type de la société élégante moderne. Blasé, corrompu comme une courtisane, ni croyant ni à Dieu ni à diable, il avait déplacé la morale pour la plus grande commodité de ses vices; on aurait pu se demander si un coeur palpitait sous l'enveloppe de ce gentilhomme qui n'avait jamais aimé que lui-même, et dont la nullité n'avait d'égale que son inutilité, en dépit du grand rôle qu'il jouait dans les salons parisiens. Il va sans dire que M. de Champlâtreux, qui payait comptant, avait la réputation d'un homme d'honneur; que beaucoup de mères rêvaient de le donner pour époux aux anges qu'elles avaient élevés, et que deux duels avaient prouvé son incontestable bravoure.
Au commencement de l'hiver, le comte, qui depuis dix-huit mois ne faisait plus parler de lui,—on le disait dominé par une actrice du Théâtre-Gaulois,—fut présenté chez la marquise de La Taillade. La futile jeune femme, plus séduite par la réputation d'un lovelace que par une célébrité comme celle de Bouchot, accueillit le gandin avec empressement. Bientôt, soit innocence, soit coquetterie, soit amour du danger, Hélène accorda à ce compromettant cavalier plus de place dans sa vie qu'il n'en fallait pour satisfaire les mauvaises langues. Jusqu'à présent, la réputation d'Hélène n'était qu'effleurée; mais on pouvait s'en rapporter à M. de Champlâtreux pour que la marquise, à tort ou à raison, passât pour sa maîtresse avant la fin de l'hiver, triomphe dont l'éclat couronnerait dignement la rentrée dans le monde d'un César de son espèce.
Bouchot, grâce à quelques propos saisis au vol, pressentait le mal plutôt qu'il ne le voyait. Il manifestait un profond mépris pour le caractère de M. de Champlâtreux, qui, de son côté, faisait à l'ex-apprenti l'honneur de le haïr. Ce sentiment de répulsion mutuelle n'était pas sans motif; du reste, le jeune gentilhomme ne frayait guère avec les artistes, dont le sans-façon et le libre parler répugnaient à sa nature correcte.
«Voyons, se disait Bouchot, tout en manoeuvrant pour gagner l'extrémité du salon, je me suis assez amusé, j'espère. Je vais me reconduire chez moi, je bourrerai une pipe que je fumerai avant de me coucher, puis aurai le droit de rêver que tous les hommes sont vertueux, toutes les femmes honnêtes, et que le monde serait parfait s'il renfermait moins de Champlâtreux.»
Un contre-temps interrompit le monologue de l'artiste et l'obligea à revenir sur ses pas; on préparait le cotillon, et les portes étaient closes. Heureusement il connaissait l'hôtel et résolut de sortir par le cabinet de son ami. Soulevant une portière, il gravit un escalier, ouvrit une porte et recula surpris: Gaston, accoudé sur une table, le front dans ses mains, était si absorbé par la lecture d'une lettre, qu'il ne bougea pas.
Gaston, comte de Valonne et marquis de La Taillade, venait d'accomplir sa vingt-neuvième année. C'était un gracieux cavalier, à la démarche noble, pleine d'aisance, et d'un naturel parfait. Il portait toute sa barbe, d'un blond doux à reflets d'or, taillée comme dans les portraits de Henri IV. Ses yeux, dont la couleur ne s'était pas foncée, brillaient sous un front large, pensif, intelligent. On reconnaissait l'enfant d'autrefois sons les traits mâles de l'homme fait. Le visage, malgré les années et l'expérience de la vie, avait conservé cette expression de douceur, de franchise, de loyauté, qui charmait jusqu'à Péruchon. On sentait toujours, dans le préféré de Catherine, cette nature d'élite, si droite, si aimante et si digne d'être aimée.
«Gaston!» dit enfin Bouchot.
Le jeune marquis releva brusquement la tête, comme un homme qui se réveille en sursaut, et replia la lettre qu'il lisait.
«Que me veut-on?» demanda-t-il.
Il reconnut son ami, lui prit les mains et les serra avec force.
«Je te croyais à Houdan? dit l'artiste intrigué.
—J'en arrive.
—Et Catherine?
—Je l'ai trouvée debout; ma tante s'était effrayée à tort.
—Ta femme ignore ton retour?»
Gaston se rassit, regarda son ami d'une façon singulière; puis il détourna la tête et contempla les flammes du foyer, dont les langues bleuâtres s'entre-croisaient.
«Qu'as-tu donc? demanda Bouchot, qui s'appuya sur le dossier de la chaise; tu es pâle, serais-tu indisposé?
—Non, répondit Gaston avec effort; je suis fatigué et j'ai besoin de dormir.
—Bonsoir, alors.»
Au lieu de prendre la main de l'artiste, Gaston se promena de long en large; soudain il se rapprocha de son ami.
«Je souffre, lui dit-il les dents serrées.
—Je le sens bien, répondit Bouchot avec tristesse, et j'attends que tu me confies la cause de ton chagrin.
—Mon chagrin, répéta Gaston qui sourit d'un air contraint, mais j'ai mal à la tête, voilà tout. Bonsoir.»
Ce fut au tour de Bouchot de ne pas tendre la main.
«On ne me trompe pas, dit-il, ce qui t'arrive est sérieux; je te connais assez pour le deviner.»
Il y eut un instant de silence; les sons de l'orchestre, doux et affaiblis, résonnaient dans le lointain; Gaston tressaillit.
«Champlâtreux est là, n'est-ce pas? demanda-t-il, le regard animé.
—Sans doute, répondit Bouchot, n'est-il plus du nombre de tes amis?»
Gaston reprit sa promenade.
«Seras-tu libre demain? demanda-t-il sans interrompre sa marche fiévreuse.
—Demain, ou aujourd'hui? répondit Bouchot, qui du doigt montra la pendule.
—Aujourd'hui, à dix heures.
—Dois-je venir ou t'attendre?
—Attends-moi.»
Bouchot sentit frémir la main de son ami; il allait l'interroger lorsqu'un froissement d'étoffe lui fit tourner la tête: la marquise se tenait immobile à l'entrée du cabinet. L'artiste, un moment indécis, comprit, au silence gardé par les deux époux, qu'il était de trop; il salua la jeune femme et se trouva bientôt sous le vestibule.
«Avant de sortir, se dit-il, j'ai bien envie d'aller déranger la raie de M. de Champlâtreux, qui ne me paraît pas étranger à ce qui se passe; ça nous obligerait à nous embrocher demain, et je crois qu'il y a urgence, à la manière dont Gaston l'a nommé. Mais, non; je suis fou; de la coquetterie, tout au plus; la marquise n'est pas capable… Bah, pas de zèle! Il était fort, celui qui a dit ce mot-là.»
Rentré chez lui, Bouchot, selon la promesse qu'il s'était faite, bourra sa pipe, s'établit au coin de sa cheminée et oublia de se coucher.
«Décidément, murmura-t-il en s'étirant, tandis qu'une faible lueur annonçait le jour, M. de Champlâtreux me gêne; il faudra que j'en débarrasse Gaston.»
II
MADEMOISELLE RETROUVE SON HISTOIRE.
Quelques mois après son retour à Houdan, Gaston, en dépit des répugnances et des pleurs de Mademoiselle, avait été placé au collége, puis envoyé à Paris pour y faire son droit.
A Paris, il retrouva Bouchot, devenu, par des circonstances singulières, un des élèves de Couture. Les deux amis, que l'exiguïté de leurs ressources condamnait à la plus stricte économie, menèrent côte à côte la vie d'étudiant dans la bonne acception du mot. Leur mutuelle affection, déjà si solide, se resserra par mille services prêtés ou rendus, et, malgré l'opposition de leurs caractères, jamais frères ne furent plus unis, plus dévoués l'un à l'autre, plus confiants dans le résultat final de leurs efforts.
Son droit terminé, Gaston retourna vivre près de sa tante. La mort d'un cousin éloigné, dont il ignorait l'existence, lui donna soudain la fortune. Tout compte fait, il se vit possesseur d'une quinzaine de mille livres de rente. Cet héritage le dispensa de travailler pour vivre, grosse question qui le préoccupait surtout depuis que Mademoiselle avançait en âge. Le premier soin de Gaston fut d'aider Bouchot, qui luttait vaillamment contre les difficultés de la carrière qu'il avait embrassée. Le second, d'une exécution plus difficile, consistait à décider Catherine à prendre une élève. Il y eut à ce propos de nombreux pourparlers. Ce ne fut qu'à force de câlineries, quand l'autorité de Mademoiselle eut échoué, que Gaston amena la vieille servante à tolérer dans la maison l'ombre d'un autre bonnet que le sien.
Des jours calmes, uniformes, heureux, sans histoire, passèrent de nouveau sur la petite maison de la Grand'Rue, et le chasseur qui la surmontait eut seul à lutter contre les orages extérieurs. Adoptée en quelque sorte par Mademoiselle,—dont la fortune inespérée de son neveu avait calmé les dernières craintes,—Aimée occupait l'ancienne chambre de Gaston, et semait la gaieté dans cet intérieur un peu sérieux, où son grand-père parlait progrès, Catherine ménage, où Gaston, presque toujours absorbé par l'étude, songeait à faire triompher dans l'avenir les idées de son parrain, à réformer en partie la société. Il était rare qu'on fît allusion au passé, car le souvenir de ce temps néfaste amenait toujours des larmes dans les yeux de Mademoiselle. Blanchote, dont le nom exaspérait la vieille servante, avait disparu de la rue Jean-Pain-Mollet, et depuis lors rien ne prouvait qu'elle existât.
Mademoiselle profita du bien-être apporté dans la maison par l'héritage de son neveu, pour augmenter celui des pauvres qu'elle avait coutume de secourir. Elle s'installait le samedi à la fenêtre du rez-de-chaussée, et vieillards, boiteux, aveugles, manchots venaient recevoir son offrande, toujours accompagnée d'une bonne parole ou d'un sage conseil. Plus que jamais son nom fut béni dans la petite ville qui était son univers, et où elle souhaitait mourir. Levée avant le jour, elle éveillait Aimée qui se mettait à l'étude; puis on vaquait aux soins du ménage. À dix heures, Mademoiselle s'asseyait dans son grand fauteuil, corrigeait les devoirs de sa jeune élève, dont la raison émerveillait l'institutrice. Vers midi, la voix retentissante de Catherine annonçait l'heure du déjeuner. Gaston, roi de cet intérieur, descendait toujours un peu en retard, ramené le plus souvent par Aimée, qui carillonnait à sa porte, lui arrachait sans façons sa plume ou son livre de la main, le plaçait à table, tout près de Mademoiselle, et lui nouait parfois une serviette sous le menton, comme à un enfant, Dieu sait avec quels joyeux éclats de rire. Cette scène égayait Catherine, qui rappelait l'époque où elle accomplissait chaque jour ce devoir envers M. Gaston récalcitrant.
«Il n'était donc pas sage, lorsqu'il était petit? demandait Aimée.
—Lui, Seigneur! un vrai Jésus, mademoiselle; mais il n'aimait pas les serviettes sous le menton.
—Était-il plus sage que moi?
—Non; les garçons, c'est toujours plus remuant que les filles.»
Elle remuait pourtant assez pour sa part, cette petite Aimée; gaie, vive, alerte, bonne au point de pleurer durant huit jours la mort d'un oiseau; mais vaillante à l'oeuvre, ne reculant devant aucune tâche, et capable de se mettre au ménage si Catherine n'eût montré les dents lorsqu'on empiétait sur son domaine. Pour le moment, on ne savait trop ce que la nature ferait dans l'avenir de cette fillette mince, longue, à la taille flexible, aux gestes un peu anguleux, dont l'excellent naturel ravissait Gaston, heureux d'entendre l'aimable enfant bourdonner autour de lui.
Chaque soir, à l'heure du dîner, le docteur venait compléter le quatuor. De temps à autre, Gaston accompagnait son vieil ami dans sa tournée quotidienne, et l'aidait à soulager des misères dont il connaissait les côtés douloureux. La vieille jument jaune était morte, et le docteur, que l'âge alourdissait, bien qu'il s'en défendît, cheminait maintenant dans un cabriolet. Parfois, dans l'été, le jeune homme et le vieillard rentraient à pied, herborisant, causant, discutant tantôt sur un point d'histoire, tantôt sur une question sociale qu'ils envisageaient d'une façon différente. Ils approchaient de la ville et, d'un buisson ou d'une haie, surgissait tout à coup Aimée, dont la voix joyeuse forçait les deux interlocuteurs à se retourner. Un peu plus loin on rencontrait Mademoiselle, qui s'emparait du bras de son neveu. On ralentissait encore le pas; le soleil se couchait derrière la vieille tour, les corneilles regagnaient leurs nids, tandis qu'Aimée, comme autrefois Gaston, courait en avant, poursuivait les papillons, ou franchissait un fossé pour aller en plein champ glaner des fleurs.
Chaque année, vers l'automne, Bouchot venait passer un mois à Houdan, et sa bonne humeur égayait la maison pour six semaines. L'artiste tutoyait parfois Catherine, appelait Mademoiselle sa tante, et qualifiait le docteur du titre de parrain, sous prétexte qu'il les avait connus lorsqu'il était petit, grâce à Gaston. Dieu sait les éclats de rire interminables que ses boutades arrachaient à Aimée, à laquelle il faisait danser le pas de Giselle.
«Ça sert, dans la vie, disait-il, Gaston peut vous le certifier.»
Mais ces souvenirs répugnaient à Gaston; ils lui rappelaient la mort affreuse de son père, et il détournait la conversation.
Dans leurs excursions pédestres, les deux amis emmenaient souvent Aimée, qui allongeait bravement le pas. Munie d'un crayon et d'un album, elle dessinait les points de vue que peignait Bouchot, car l'artiste ne négligeait aucune occasion d'exercer son pinceau. On buvait du cidre au cabaret, on déjeunait dans les bois, on gagnait une ferme pour s'abriter contre une ondée ou goûter au lait pur. Bouchot, pour se délasser, agaçait les dindons, les canards, les oies, imitait l'aboiement du chien à l'oreille des chats, le miaulement des chats à l'oreille des chiens, ameutait la basse-cour, puis exécutait son fameux pas devant les paysans qui, sans la présence de son ami, eussent fait passer un mauvais quart d'heure au peintre, qu'ils prenaient pour un fou.
«Ah! grand enfant, disait Gaston, quel rayon de soleil a donc éclairé ton berceau pour te donner cette inaltérable bonne humeur?
—Celui de Paris, mon cher; il chauffe la tête de ceux qui naissent entre les murs de la bonne ville avec le même soin que le soleil de la Champagne chauffe le seul raisin spirituel de l'univers.
—Alors nous sommes des bêtes, nous autres provinciaux? reprenait Aimée.
—Pas les femmes, ma chère élève, elles sont toutes Parisiennes.»
Il arriva une année où Mademoiselle, d'un air sérieux, déclara qu'Aimée, devenue grande, ne pouvait plus courir ainsi les champs. Les deux amis s'aperçurent alors, avec surprise, que leur petite compagne portait une robe longue, que son corsage commençait à se bomber, qu'elle baissait les yeux et rougissait lorsqu'on la regardait en face, qu'elle marchait au lieu de courir, qu'elle ne riait plus si haut, qu'elle saluait en faisant la révérence au lieu de présenter sa joue fraîche. Ils se remirent en route un peu désorientés, et la promenade leur parut moins gaie, la campagne moins belle que les années précédentes. De son côté, Aimée, en les voyant partir sans elle, se sentit prête à pleurer d'être si grande. À dater de ce jour, elle fut Mlle Aimée pour Bouchot, et Gaston cessa de la tutoyer.
L'année suivante, Bouchot, qui commençait à devenir célèbre ne put venir à Houdan, ce fut Gaston qui fit le voyage de Paris.
«Tu t'endors dans ta petite ville, lui dit l'artiste; il est temps de t'éveiller. Tu es assez savant et nous avons besoin d'hommes. À Paris, les réputations solides ne s'improvisent pas,—j'en sais quelque chose,—et il est temps que l'on commence à parler de toi. Accours ici, publie un livre; l'heure d'agir est arrivée.
—Je veux me présenter dans l'arène armé de pied en cap, sûr de pouvoir parer les coups et de vaincre, répondit Gaston.
—Prends garde de rendre ton armure trop lourde, par ce temps de fusils rayés. N'as-tu donc plus la même confiance dans tes idées?
—Si, certes.
—A l'oeuvre, alors; la diplomatie, ce vieux reste des temps barbares, radote, il faut la rajeunir. À bas les révolutions qui ruinent l'industrie et les arts; mais vive la liberté qui les fait vivre!»
Au fond, Gaston comprenait combien les conseils de son ami étaient sages, et son ambition s'éveillait au bruit des applaudissements qui acclamaient le nom de Bouchot. Mais il hésitait à se séparer de nouveau de ses chers amis, de Mademoiselle surtout. D'ailleurs, il se trouvait heureux au milieu de ses livres, dans son indépendance, dans son obscurité, et l'on s'arrache difficilement au bonheur.
Au commencement de l'été de 1862, une famille parisienne s'installa au château de la Mésangerie, dont elle venait de faire l'acquisition. On parla bientôt dans le pays de la richesse du nouveau propriétaire, nommé M. Pellegrin, et de la beauté merveilleuse de sa fille Hélène. Tous deux portaient le grand deuil, la mère de la jeune fille étant morte quelques mois auparavant. Ce fut Aimée qui, la première, à l'heure du déjeuner, entretint Gaston de la jolie Parisienne qu'elle venait de voir à la messe, suivie de deux grands laquais en livrée.
«Elle est donc plus belle que vous? demanda Gaston, en riant de l'enthousiasme de sa petite amie pour la figure et la mise de la jeune châtelaine.
—Je crois bien! D'abord elle est plus grande.
—Plus grande, c'est possible, interrompit Catherine, qui fit un geste de dédain; plus belle, pour ça non. Premièrement, pas l'ombre d'une couleur sur les joues, puis des yeux trop grands et une bouche trop petite.
«Mais ce ne sont pas des défauts cela,» dit à son tour Mademoiselle.
Catherine osa d'autant moins contredire sa maîtresse, qu'un grésillement la rappelait à la cuisine, et la conversation changea d'objet.
Un soir que le docteur et Gaston revenaient de Maulette, où Petit-Pierre, déjà père de famille, avait fêté son frère de lait, ils rencontrèrent sur la route, près du caillou de Gargantua, M. Pellegrin et sa fille qui se promenaient à pied, précédés de leur voiture. Le docteur avait été appelé au château à deux ou trois reprises; il s'arrêta pour saluer et présenta son compagnon. Tandis qu'il causait avec M. Pellegrin, qui souffrait de la goutte, Gaston, ébloui par la beauté d'Hélène, se sentait comme intimidé. On marcha côte à côte, échangeant quelques paroles banales sur le paysage; la jeune fille levait à peine les yeux.
«Monsieur le marquis, dit tout à coup Pellegrin prêt à remonter en voiture, ne me ferez-vous pas l'honneur de venir au château? Vous nous rendrez heureux, moi et ma fille.»
Gaston, qui pour la première fois peut-être s'entendait donner son titre en face, rougit et balbutia. Hélène l'enveloppa d'un regard rapide et le salua de son plus doux sourire.
«Qui donc a pu apprendre à. M. Pellegrin que je suis marquis? s'écria
Gaston aussitôt que la voiture se fut éloignée.
—Mais moi,» répondit le docteur qui se frotta les mains d'un air joyeux.
Gaston parla peu ce soir-là; après le dîner, il se retira dans son cabinet, et jusqu'à l'heure où le sommeil le surprit, la charmante image de Mlle Pellegrin voltigea devant ses yeux ravis.
Le lendemain, sa première pensée fut pour la jeune fille.
«Aimée avait raison, se dit-il, et Catherine ne se connaît pas en beaux yeux.»
Il était étonné; jamais la vue d'aucune femme ne lui avait causé une impression aussi profonde. Le surlendemain, il revoyait encore la jeune fille lui sourire, l'envelopper du chaud rayon de son regard, et la persistance de ce souvenir l'inquiéta. Il se plongea dans l'étude avec ardeur, et dirigea ses promenades de façon à ne pas se rencontrer avec les habitants du château. Au bout de huit jours, il avait reconquis son indifférence, lorsque le hasard le remit en présence de celle qu'il devait aimer.
Parti un matin pour herboriser, il suivait la grande route de Dreux afin de gagner les bois de Combes, lorsqu'il fut rejoint par un tilbury que conduisait lui-même le père d'Hélène.
«Je vous surprends sur mes terres, monsieur le marquis, et je vous enlève, en ma qualité de propriétaire,» s'écria M. Pellegrin qui mit pied à terre; vous déjeunerez avec moi, bon gré mal gré.»
Gaston voulut s'excuser sur son costume, sur un rendez-vous.
«Tant pis, monsieur le marquis, tant pis; après le repas, mes voitures et mes chevaux seront à vos ordres et nous vous ferons rattraper le temps que vous allez perdre; mais à jeun, je refuse d'écouter aucune raison.»
Ce fut rouge de plaisir que M. Pellegrin arrêta son cheval devant la grille de sa riche demeure, et Dieu sait combien de fois il prononça le mot marquis en s'adressant à Gaston. Hélène ne parut qu'à l'heure de se mettre à table, mise avec autant de goût que le permettait sa toilette sombre. Elle parla peu d'abord, et sembla étudier le convive de son père. De temps à autre, ses grands yeux, à la fois naïfs et profonds, tournaient leurs regards vers Gaston ébloui. Lorsque celui-ci la contemplait à son tour, elle abaissait ses paupières avec lenteur; une teinte rose colorait ses traits chastes; on eût dit une sensitive se repliant sur elle-même.
Parfois, au contraire, elle regardait le jeune homme en face, comme pour
mieux l'écouter parler; les rayons de leurs prunelles se croisaient, et
Gaston sentait une flamme courir dans ses veines et lui brûler le coeur.
Il ne quitta le château qu'à dix heures du soir, amoureux fou de Mlle
Pellegrin.
Si son père conservait les dehors du bourgeois enrichi, Hélène, élevée dans un des premiers pensionnats de Paris, possédait toutes les distinctions du grand monde. D'ailleurs, on naît grande dame comme on naît peintre ou poëte, et les femmes ont sur nous une supériorité de tact, une délicatesse d'instinct, une finesse d'allures qui leur permet de monter sans effort;—elles arrivent, comme on l'a dit des hommes d'esprit, elles ne parviennent pas.—Hélène atteignait sa dix-huitième année. Gâtée par des parents émerveillés du bel oiseau sorti de leur nid, et dont elle flattait la vanité, elle était depuis longtemps la maîtresse au logis, et se faisait conduire où bon lui semblait, un peu au détriment de la candeur de son esprit. Instruite de la position de fortune de Gaston, de l'authenticité de sa noblesse, et assez satisfaite de la tournure du jeune gentilhomme, Hélène se mit en tête de l'épouser. Elle avait rêvé d'être duchesse; mais elle résolut de se contenter du titre de marquise. Coquette dès l'enfance, la jeune Parisienne connaissait l'empire que sa beauté exerçait sur les hommes; elle savait, à n'en pas douter, que Gaston reviendrait peut-être dès le lendemain. Il n'y manqua pas; il avait la tête bouleversée;—lui qui rêvait autrefois l'amour platonique, chevaleresque, «au clair de lune», comme disait Bouchot, il se débattait contre le souvenir de la sirène aux airs de vierge, dont les regards l'ensorcelaient.
Au bout de quinze jours, la jeune fille découvrit que sa richesse allait devenir un obstacle à ses projets. Gaston, assez épris pour sauter à pieds joints par-dessus toutes les barrières, avait l'âme trop noble pour jamais contracter un mariage qui pût ressembler à une spéculation. Il devint sombre; mais pour quarante-huit heures seulement, car Hélène, comme si elle eût deviné la cause de sa tristesse, lui confia que la fortune de M. Pellegrin se trouvait compromise.
«Pauvre père, dit-elle, il se tourmente en songeant qu'il va falloir renoncer à ce luxe qui est devenu pour lui une nécessité.
—Et vous? demanda Gaston ému.
—Oh! moi, je suis riche; je possède quinze mille livres de rente du chef de ma mère, c'est plus qu'il ne m'en faut.
Gaston ravi se précipita aux pieds de l'enchanteresse.
«Je vous aime, dit-il d'une voix tremblante, consentiriez-vous à porter mon nom?»
La jeune fille couvrit son visage de ses mains, se leva et s'enfuit. Mais avant de disparaître, elle avait enveloppé Gaston de cet éclair ardent qui le rendait fou.
Mademoiselle, surprise le lendemain par l'aveu de cette passion subite, irrésistible, partagée, demanda en vain le temps de réfléchir. Elle dut céder aux instances, aux supplications, aux larmes de Gaston, et se rendre au château pour demander la main d'Hélène. Elle l'obtint d'emblée, aux applaudissements du docteur, qui se vanta d'avoir ébauché ce mariage.
Bien que Mademoiselle trouvât Hélène charmante, ce n'était pas là l'épouse qu'elle avait rêvée pour Gaston. Quelques jours après sa visite à la Mésangerie, elle regardait Aimée qui, souffrante depuis une semaine et assise en ce moment près d'une fenêtre, semblait contempler au loin un spectacle visible pour elle seule. Le doux profil de la jeune fille se dessinait sur un fond lumineux; ses yeux, à demi clos, permettaient de voir ses longs cils; une poussière d'or voltigeait au-dessus de ses cheveux aux reflets bleuâtres. Tout son corps, fortement éclairé d'un côté, se découpait en lignes harmonieuses, sa jeune poitrine se soulevait comme oppressée; ses mains blanches, fines, potelées, transparentes, étaient croisées sur ses genoux. En songeant au caractère aimable, aux qualités sérieuses qu'elle-même avait cultivés, développés chez sa petite élève, Mademoiselle poussa un soupir.
«J'ai trop attendu, pensa-t-elle, le bonheur qu'il a cherché là-bas, il était sous sa main.»
Le soir du contrat, qui ne devait précéder le mariage que de deux ou trois jours, tant les jeunes gens semblaient avoir hâte d'être unis, Aimée, qui se trouvait à table à côté de Bouchot, fut prise tout à coup d'un rire nerveux qui se termina par des sanglots. M. Pellegrin fit atteler, et Mademoiselle partit avec la jeune fille qui, aussitôt établie dans la voiture, posa le front sur le sein de sa vieille amie, et pleura avec amertume.
«Ah! s'écria soudain Mademoiselle avec angoisse, nous sommes donc tous aveugles! la malheureuse enfant aime Gaston!»
Aimée, lasse, brisée, se coucha et s'endormit peu à peu. Mademoiselle veillait à son chevet. Elle laissa couler ses larmes alors; hélas! dans cette enfant si chère à son coeur, elle retrouvait la douloureuse histoire de sa propre jeunesse. Elle aussi, elle avait aimé sans espoir, sans qu'on le devinât, jusqu'au jour où le mariage de celui qui avait troublé son âme lui avait enfin révélé l'étendue de son malheur.
Le bon docteur ne put apprendre l'affreuse vérité sans pleurer à son tour. Rien de plus navrant que le désespoir des deux vieux amis, qui s'accusaient chacun de son côté.
«A quoi bon la science et les cheveux gris, murmurait le docteur avec amertume, s'ils ne permettent pas de lire dans le coeur d'une jeune fille? Et, ajoutait-il avec une expression de douleur, et j'ai été l'instigateur de ce mariage qui va peut-être me tuer mon enfant.
—Je suis la plus coupable, reprenait Mademoiselle; j'avais l'expérience, moi. Hélas, c'est leur bonheur et le nôtre qui vient de s'écrouler.»
Fort heureusement pour la raison des deux vieillards, Aimée put se lever le surlendemain, calme, résignée en apparence, surtout devant son grand-père. Le soir arrivé, elle se jetait dans les bras de Mademoiselle; elle avait au moins cette consolation de pouvoir confier sa peine à quelqu'un qui la comprenait.
Le mariage de Gaston fut célébré à Paris; ni le docteur, ni Aimée n'y assistèrent, et Mademoiselle repartit le soir même pour Houdan, tandis que son neveu prenait la route de l'Italie.
A dater de ce jour, Aimée, jusque alors si vive et si gaie, si expansive, devint sérieuse, concentrée, rêveuse, comme si la tristesse eût formé le fond de son caractère. Son secret ne fut connu de personne, Catherine exceptée. Par instant, c'était la jeune fille qui consolait Mademoiselle, navrée de retrouver dans l'adorable enfant qu'elle chérissait maintenant à l'égal de Gaston, les souffrances et les douleurs qu'elle connaissait si bien et qui avaient failli lui coûter la vie.
Le docteur, qui ne pouvait se pardonner d'avoir présenté Gaston à M.
Pellegrin, était désespéré de la mélancolie résignée de sa petite fille.
Il cessa de parler du progrès, voulut emmener Aimée à Paris, afin de la
distraire. Elle le supplia de la laisser vivre à Houdan, entre
Mademoiselle et lui.
«Il faut laisser agir le temps, disait Mademoiselle.
—Hélas! répondait le vieillard en secouant la tête avec tristesse, le temps ne nous appartient plus.
—M'est avis, dit un jour Catherine, que si nous pouvions attirer ici M.
Bouchot, Mlle Aimée serait bien forcée de rire.»
—M. des Étrivières?» s'écria la jeune fille qui sourit.
Puis elle ajouta, comme se parlant à elle-même:
«Comme il aime Gaston!
—Mon Dieu, pensa Mademoiselle, il est donc impossible d'être heureux.»
Ce fut à Florence, environ deux mois après leur départ de Paris, que les jeunes époux furent surpris par la nouvelle de la mort subite de M. Pellegrin, emporté par un accès de goutte. Quelques jours plus tard, Gaston, stupéfait, apprenait que sa femme héritait de trois cent mille livres de rente.
«Tu m'as trompé, dit-il, en la prenant entre ses bras.
—Je voulais être marquise,» répondit-elle.
Et comme il demeurait silencieux, elle ajouta:
«Me pardonnes-tu?»
Il la pressa contre son coeur; mais il lui sembla qu'un nuage venait de troubler la sérénité du ciel où planait son bonheur.
III
UNE PARISIENNE.
Hélène n'aimait pas Gaston. Il n'était que trop vrai qu'elle l'avait épousé pour devenir marquise. Cependant une jeune fille, à moins qu'elle n'ait un amour au coeur, ne peut passer entre les bras d'un homme jeune, beau, sympathique, sans en garder un souvenir éternel. Aussi quelques mariages de convenances aboutissent-ils à un à peu près de passion, mais non à la passion elle-même, comme on l'affirme souvent. L'amour vrai précède la défaite et ne la suit jamais. Gaston, durant les premiers mois de son union avec Hélène, put donc se croire aimé et voir le coeur de sa jeune femme à travers l'ivresse du sien; mais la nouvelle marquise ne tarda guère à se fatiguer d'un tête-à-tête dont son mari rêvait l'éternité.
À défaut des plaisirs du monde d'où son deuil l'éloignait, elle en souhaita le semblant, c'est-à-dire les visites, les promenades, les courts voyages, les réunions. Dix mois après la mort de son père, au moment où l'hiver commençait, elle mit de côté les robes sombres, s'installa dans le splendide hôtel des Champs-Élysées, et se transforma aux yeux de Gaston, à la fois ravi et attristé.
Comme un enfant qui voit un papillon aux couleurs brillantes s'échapper d'une noire chrysalide, le jeune marquis demeura émerveillé de la métamorphose subite d'Hélène, devenue du jour au lendemain une élégante à la mode. Il crut rêver d'abord, mais son réveil fut prompt. Il n'est guère facile d'être avec dignité le mari de la reine, et Gaston s'aperçut vite que posséder quinze mille francs de rente—il en abandonnait cinq à Mademoiselle—alors qu'on est l'époux d'une femme qui en possède trois cent mille, crée pour une âme fière une situation presque intolérable. La marquise combattit d'abord avec assez de délicatesse les scrupules de son mari. Était-ce sa faute à elle si elle avait trouvé la fortune dans son berceau? Devait-elle, pour complaire à Gaston, renoncer à un luxe qui était pour elle un besoin, à une richesse qui leur permettrait de faire tant d'heureux? Avec son savoir, son nom, et la position que lui donnait cette fortune dont il se plaignait, Gaston pouvait parvenir à tout. Il était encore trop jeune, il est vrai, pour solliciter un de ces hauts emplois qu'on serait heureux de lui accorder plus tard, mais sa jeunesse, qui lui valait l'amour d'Hélène, la regrettait-il donc aussi? Sa passion était-elle feinte, qu'il refusait de rien devoir à celle qui avait accepté son nom? La sirène eut des larmes dans les yeux et dans la voix; Gaston, vaincu, la suivit aux Champs-Élysées, non sans regretter avec sincérité l'existence simple, modeste, intime, où sa raison plaçait le bonheur.
Hélène, douée d'une beauté si achevée, d'une grâce parfaite, et que la fascination qu'elle exerçait rendait si dangereuse, était une créature de marbre pour les sens. De bonne heure, elle avait eu toutes les curiosités malsaines d'une jeune fille élevée trop librement, et le mariage fut pour elle une sorte de déception. Sa froideur lui fit croire à l'inanité des plaisirs licites, et elle en rêva d'autres. Dès lors, le mot adultère éveilla dans son esprit une idée de volupté terrible, enivrante, complète, celle-là. Cette ardeur de l'imagination, plus commune qu'on ne le suppose chez les femmes aux sens engourdis, explique pour le physiologiste bien des phénomènes moraux qui scandalisent le monde. Dépravation, dit celui-ci; maladie, répond l'autre; et il a raison. Certes, un homme plus expérimenté que Gaston eût pu deviner, combattre, guérir peut-être les dérèglements d'esprit d'Hélène, lui montrer l'abîme dans lequel elle s'exposait à choir. Mais le jeune marquis, grave, sérieux, un peu austère, coupait court aux sujets scabreux affectionnés par sa jeune femme. Il les écartait même dans la crainte de souiller la pureté de celle qui portait son nom.
D'ailleurs, dans cette union hâtive, que la surprise des sens d'un côté et le calcul de l'autre avaient conclue, tout semblait devoir séparer les deux époux. Gaston se sentit d'abord un peu dépaysé dans le monde avide de plaisirs où sa femme le lança. Il avait passé l'âge où la toilette est une des grosses affaires de la vie, et parader au bois, écouter vingt fois un même opéra, causer chevaux, scandales, modes, actrices, maris trompés, ou débiter des madrigaux aux amies de sa femme ne pouvait convenir à son esprit mûr. Le caractère chevaleresque de Gaston l'amena bientôt à mépriser la vie mondaine, bruyante, dissipée, dont il essaya pendant deux ou trois mois. Comme le premier venu, il était obligé de se faire annoncer chez la marquise, et les hommes et les femmes dont il la voyait entourée lui déplaisaient pour la plupart. Trop raide avec les uns, pas assez insolent avec les autres, il déplaisait à son tour. Il voulut expliquer à Hélène la vie telle qu'il la comprenait; la jeune femme se récria; quelques escarmouches eurent lieu; elle le laissait libre, et ne croyait pas trop exiger en demandant la réciprocité. Gaston se parqua chez lui et chercha dans la continuation de ses études une diversion à ses chagrins domestiques.
Peu à peu, une séparation tacite s'opéra entre les deux époux, et la marquise se rendit seule aux fêtes où Gaston s'excusait de l'accompagner. Hélène, sans se l'avouer tout haut, trouvait vulgaire ce gentilhomme vêtu sans aucun souci de la mode du jour, à l'esprit doux, conciliant, auquel les caquets du monde répugnaient, et qui semblait faire bon marché de son titre. Ni par son éducation ni par ses instincts, la jeune femme ne pouvait comprendre ce qu'il y avait d'élevé dans ce caractère concentré, dont le coeur renfermait des trésors de tendresse, et qu'il fallait simplement aimer pour le rendre heureux.
Plus âgé, Gaston eût pris son parti de la façon de vivre à laquelle le condamnait Hélène; mais le malheureux l'aimait, il était jaloux. Il fit plus d'un effort pour la ramener à lui; la jeune femme ne manquait pas d'esprit, il essaya de l'intéresser à ses travaux, à ses rêves de gloire, de l'acclimater dans le milieu intellectuel dont il s'était entouré; mais ces hommes, un instant empressés auprès de la femme de leur ami, revenaient bien vite aux sérieuses préoccupations de leurs études. Ils ennuyèrent la marquise, qui tourna en ridicule leur mise, leurs idées, leurs petites ignorances des lois du monde. Elle s'amusa à incendier une de ces graves cervelles, attacha le savant à son char, l'entraîna dans son salon, où, comme disait Bouchot, «l'ours essaya de sauter parmi les singes, oubliant qu'il était de force à les étouffer.»
Un enfant, par sa naissance, eût pu rattacher l'un à l'autre le coeur des deux époux, en éveillant dans celui d'Hélène le plus grand des sentiments—l'amour maternel. Comme si une fatalité se fût opposée à leur bonheur, leur union demeura stérile. A défaut de l'enfant, un médiateur, assez clairvoyant pour deviner leurs erreurs mutuelles, eût pu les éclairer et les empêcher d'élargir l'abîme qui les divisait. Mais qui pouvait remplir ce rôle? Ce n'était pas le docteur qui ne connaissait rien de la vie du monde; ce n'était pas non plus Mademoiselle qui, navrée par les confidences de son neveu, se sentit plus triste encore en regardant Aimée, sacrifiée sans que Gaston fût heureux. Restait Bouchot, le seul peut-être qui devinât la situation et ses conséquences probables. Par malheur, les allures de l'artiste irritaient la marquise, et Gaston, qui n'avait d'ailleurs rien de caché pour son ami, se faisait un devoir de taire les déceptions de son ménage.
Bien que le monde qui la comptait au nombre de ses étoiles s'occupât beaucoup d'elle et lui prêtât plus d'une galanterie, Hélène n'avait à se reprocher que de légères inconséquences. On nommait, comme ayant pu être ses amants, deux ou trois amoureux qui rôdaient au bois autour de sa voiture; mais personne, à moins de mensonge, n'eût pu formuler une accusation précise. En somme, la marquise subissait les médisances auxquelles peu de jolies femmes échappent à Paris, et nous connaissons tous le monsieur ou la dame au sourire malicieux, aux demi-mots perfides qui ne disent rien et font tout supposer à des auditeurs pleins de foi pour les fautes du prochain. A sa rentrée dans le monde, où ses amies de pension l'avait introduite alors qu'elle était encore jeune fille, on s'étonna bien un peu de l'abandon dans lequel son mari laissait la marquise, puis on n'y pensa plus. Les deux époux, en gens qui savent vivre, cachaient leurs secrètes mésintelligences aux yeux de ceux qu'ils fréquentaient, et gardaient en toute occasion le décorum exigé par les convenances.
«Quoi, chère, votre mari ne vous accompagne pas?
—Il doit venir me chercher, répondait la marquise, si toutefois il s'en souvient d'assez bonne heure.
—Son couvert est mis.
—Faites-le enlever bien vite; les savants, est-ce qu'ils ont le temps de manger?
—Cependant si M. de La Taillade arrive?
—Ce sera au dessert; nous lui dirons qu'il a dîné, et il nous croira.»
On souriait, et durant la soirée nul ne songeait plus à Gaston. Bientôt même on cessa de s'informer de lui.
A la longue, la vie oisive, frivole, toute de plaisirs que menait la marquise pouvait la fatiguer, et le jour où l'ennui la prendrait, ce n'étaient pas les faibles liens qui l'attachaient à son mari qui pourraient la défendre d'un entraînement. Parmi la foule d'adorateurs qui la poursuivaient de leurs soupirs, il n'en fallait qu'un pour la compromettre d'une façon sérieuse.
Gaston pressentait parfois ce danger, mais son caractère loyal écartait cette pensée injurieuse pour celle qui portait son nom. Hélène, froide, hautaine, légère, avait des défauts sans doute; mais supposer qu'elle pût manquer à ses devoirs, c'était franchir un abîme devant lequel reculait le noble esprit de Gaston.
Maintenant, les sens apaisés, revenu à la raison, il découvrait avec terreur que son amour s'affaiblissait. Dans celle qui devait être à jamais sa confidente, un autre lui-même, la compagne de sa vie, il ne voyait plus qu'une belle statue que rien ne pourrait animer, puisque sa passion fougueuse y avait échoué.
Un jour, il se fit annoncer chez sa femme; Hélène, prête à sortir, mettait ses gants devant un miroir; elle était ravissante sous la fraîche toilette qu'elle semblait étrenner.
«Ne pouvez-vous m'écouter un instant? lui demanda Gaston d'un ton ému.
—Oui, certes, répondit-elle en approchant son front des lèvres de son mari, formalité qu'elle ne manquait jamais d'accomplir.
—Hélène! dit-il en l'entourant de ses bras.
—Êtes-vous fou?» s'écria la jeune femme, qui se dégagea avec vivacité pour rajuster les plis de sa robe.
Son air indigné fit sourire Gaston; puis il secoua la tête avec tristesse.
«Parlez vite, dit-elle, je me rends au bois; si ce que vous avez à me dire est long, accompagnez-moi.
—Pour voir cinquante jeunes fats papillonner autour de votre voiture; non, ils me rendent jaloux.
—Vous avez bien tort. Est-ce là tout ce que vous vouliez me dire?
—Je voulais vous parler sérieusement.
—Sérieusement, répéta la jeune femme avec une moue délicieuse; mais n'est-ce pas la seule façon dont vous sachiez parler?
—Surtout lorsque je vous affirme que je vous aime, Hélène.
—Je vous aime bien aussi, et je vous aimerais davantage si vous étiez plus raisonnable. A propos, avez-vous vu mon nouveau coupé?»
Un timbre résonna.
«Une visite, s'écria la marquise avec dépit, j'arriverai tard et je ne verrai pas si Mme de Rochepont ose se montrer dans la nouvelle voiture de sir William;—tout un scandale, cher.
—Vous occupez-vous donc de Mme de Rochepont?
—Et de qui voulez-vous que je m'occupe?
—De vous, de moi, et non d'une femme dont vous devriez ignorer le nom.
—Pourquoi? Parce qu'elle a des amants?
—Parce qu'elle a un mari,» reprit Gaston.
Les paupières d'Hélène s'abaissèrent avec lenteur et sa langue humecta ses lèvres. Elle avait à chaque instant de ces gestes, de ces regards qui faisaient rêver en elle une folle et ardente maîtresse.
Un domestique lui remit une carte.
«J'y vais, dit-elle. Sans vous, continua-t-elle en s'adressant à son mari, je serais partie depuis un quart d'heure.
—Il m'arrive si rarement de vous mettre en retard, que je regrette votre peu d'indulgence. Pourrai-je vous voir ce soir?
—Sans doute; c'est-à-dire non, je dîne en ville.
—Mais vous rentrerez, je suppose?
—Si je ne suis pas trop fatiguée, je vous ferai prévenir.»
Gaston baisa la main de sa femme, se retira soucieux, et se promena longtemps de long en large. Il sentait l'indifférence envahir son coeur, et il voulait tenter un effort suprême pour ramener la marquise à lui. Le soir même, nonchalamment étendue sur une dormeuse, Hélène dut l'écouter. Il se mit à genoux près d'elle, lui prit la main, raconta les souffrances qu'il endurait, tenta de lui faire comprendre le néant de l'existence à laquelle elle se condamnait, et lui peignit, en traits éloquents, la félicité dont ils pourraient jouir en vivant l'un pour l'autre, puisque le sort les avait liés pour l'éternité. Il proposa d'aller passer à la Mésangerie un mois ou deux, afin de retremper leur amour à sa source, puis de renoncer à Paris ou du moins à la vie mondaine. Hélène l'interrompit en haussant les épaules avec dédain.
«Savez-vous, dit-elle, que vous devenez ridicule?»
Gaston recula; il regarda longtemps sa femme qui, enveloppée d'un peignoir de dentelle, souriait impassible. Il se sentit plein de mépris pour cette créature si belle, si parfaite de corps, au visage à la fois si calme et si ardent, et dont le caractère lui semblait une énigme insoluble. Il se retira à jamais guéri de son amour, mais emportant au coeur une blessure inguérissable, la certitude que le bonheur de sa vie entière était perdu.
A dater de ce jour, les deux époux vécurent étrangers l'un pour l'autre, sans que le monde devinât la profondeur de leurs dissentiments. Gaston se plongea plus que jamais dans l'étude, et, pressé par Bouchot, il publia un ouvrage politique, qui, deux ans plus tard, devait avoir un grand retentissement, mais qui passa d'abord inaperçu. L'auteur découragé douta de lui-même, et son humeur s'assombrit. Il est vrai que René de Champlâtreux était devenu l'un des familiers de la marquise, et que le jeune beau portait ombrage à Gaston.
Bouchot, qui par humeur fréquentait beaucoup plus le monde que son ami, s'inquiéta, dès les premiers jours, des assiduités de M. de Champlâtreux près de la marquise. Hélène, dont il admirait la beauté, ne séduisait guère l'artiste qui, bien que ne sachant rien de positif sur les relations des deux époux, connaissait assez Gaston pour comprendre que son intérieur n'était pas heureux. Cent fois le trouvant triste, absorbé, il prit la résolution de l'interroger, de lui arracher un aveu sur la cause de son chagrin; mais à la moindre allusion à ce sujet délicat, Gaston devenait sérieux, détournait la conversation et feignait la gaieté. Bouchot, pour la première fois de sa vie, voyait souffrir son ami sans pouvoir le consoler.
Tout en fumant sa pipe, au retour du bal de la marquise, l'artiste s'était mis à songer à l'attention accordée par la femme de son ami à M. de Champlâtreux. Cette attention, il ne devait pas avoir été seul à la remarquer; l'honneur de Gaston courait donc un danger. D'un autre côté, le souvenir de l'agitation fiévreuse de ce dernier, son retour subit de Houdan, le nom de René qu'il avait prononcé avec colère, l'entrée de la marquise au moment où il allait peut-être enfin soulager son coeur, tous ces incidents éloignaient le sommeil des yeux de l'artiste inquiet. Il eût voulu hâter la marche des heures pour voir arriver son ami, lui arracher enfin son secret. Si Gaston n'était encore que jaloux, Bouchot, comme il l'avait dit, essayerait de le débarrasser de M. de Champlâtreux.
IV
ENTRE L'ARBRE ET L'ÉCORCE.
Bouchot, sorti de sa méditation nocturne, achevait de changer de toilette, lorsqu'il entendit marcher dans le couloir sur lequel ouvrait la porte de sa chambre à coucher.
«Madame Hubert!» cria-t-il.
La veuve accourut à cet appel; elle portait une robe de mérinos noir; ses cheveux commençaient à grisonner.
«Bon Dieu, monsieur Bouchot, vous voilà déjà debout? vous êtes rentré tard, cependant.»
La brave femme s'interrompit en s'apercevant que le lit de l'artiste n'était pas défait.
«Etes-vous malade? lui demanda-t-elle avec anxiété.
—Non pas, madame Hubert; en rentrant, j'ai trouvé un si bon feu que je me suis mis à fumer, au lieu de me coucher. Une pipe en appelle une autre; peu à peu, j'ai oublié l'heure, et le sommeil s'est enfui. Mais parlons affaires; je vous recommande le déjeuner, ce matin: j'attends un marquis.
—M. Gaston! s'écria la brave femme, qui joignit les mains.
—Lui-même. Je regrette que cette nouvelle vous afflige.
—Moi, être affligée, parce que…
—Oui, répondit Bouchot, qui embrassa sans façon sa femme de charge, puisque vous avez presque des larmes dans les yeux.
—Il nous néglige, M. Gaston, et son air triste…
—Vous savez bien que c'est sa manière d'être gai, d'avoir l'air triste; moi, c'est le contraire, quand je suis content, ça me donne envie de pleurer, comme à vous, madame Hubert. M. le comte est-il levé?
—Oui, monsieur; il y a plus d'une heure que je lui ai porté son thé.
—Demandez-lui s'il peut me recevoir, je vous prie.»
Bouchot, dont les dessins n'étaient pas moins recherchés que les toiles, gagnait beaucoup d'argent. Depuis environ trois ans, il avait fait «ses adieux à dame Misère» et abandonné la rue Saint-Jacques pour la Chaussée-d'Antin. Il occupait un pavillon situé au milieu d'un jardin, et dont le second étage lui servait d'atelier. Son ménage était tenu par Mme Hubert, dont tous les enfants, grâce aux deux amis, possédaient de lucratifs emplois. Mme Hubert n'avait jamais revu son mari qu'on croyait mort à l'hôpital, et, longtemps aidée par Péruchon, devenu l'époux d'Adélaïde, elle vivait maintenant près du jeune artiste à titre de femme de charge et le soignait maternellement.
Elle reparut bientôt avec une réponse affirmative. Bouchot s'engagea dans le corridor et pénétra dans un vaste cabinet en chêne sculpté d'un aspect sévère. Près d'une table placée en face d'une large fenêtre se tenait un homme de haute taille, au front couronné de cheveux blancs. Il était enveloppé d'une robe de chambre et lisait. Il se leva, prit la main de l'artiste entre les deux siennes et la pressa avec effusion. C'était M. de Champlâtreux, l'ancien locataire de la rue Jean-Pain-Mollet, «le bon mouchard,» comme le nommait alors Bouchot.
«Eh bien, mon enfant, dit le vieillard d'un ton plein de tendresse, es-tu satisfait de ta soirée d'hier?
—Comme ci, comme ça, monsieur; mais, vous, comment vous sentez-vous?
—Aussi chaudement que possible, grâce au ciel et à toi.
—Au ciel tout seul, monsieur, répondit Bouchot qui reconduisit le vieillard vers son fauteuil. Je viens vous annoncer que votre petit-cousin déjeunera fort probablement avec nous.
—Monsieur de La Taillade?
—Gaston, si vous l'aimez mieux.
—Il nous néglige, dit M. de Champlâtreux, qui secoua sa tête blanche.
—Tiens, Mme Hubert a donc raison? pensa Bouchot.
—Je relisais tout à l'heure un passage de son livre, continua le vieillard; il y a du génie politique là-dedans.
—Il y a du coeur surtout,» répondit l'artiste.
M. de Champlâtreux reprit le volume déposé sur sa table et le feuilleta, sans doute pour chercher la page qui l'avait frappé. Bouchot, resté près de la fenêtre, regardait les nuages courir sur le ciel. Le jour, terne, sombre, brumeux, éclairait à peine le cabinet de ses lueurs blafardes, et le peintre, la tête appuyée sur la boiserie, observait deux pauvres moineaux qui, le corps gonflé, les plumes ébouriffées, les pattes rouges, n'ayant plus rien de cette vivacité espiègle qu'ont leurs pareils au printemps, fouillaient la neige comme pour mettre à découvert la terre qu'elle leur cachait. M. de Champlâtreux, surpris du silence et de l'immobilité de son jeune ami, se leva sans que Bouchot parut s'en apercevoir, et lui posa la main sur l'épaule.
«Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il.
—Je rêvais debout, répondit l'artiste, qui secoua la tête.
—Et ton rêve était triste?
—Pas précisément, monsieur; ces deux pauvres moineaux que vous voyez là sautiller l'un près de l'autre et qui semblent s'étonner de voir la terre si blanche, me rappelaient ces jours déjà lointains où, mal vêtu, maudissant l'hiver et ses rigueurs, j'errais dans les rues de Paris en compagnie de Gaston.
—Depuis lors, la fortune, qui n'est pas toujours aveugle, vous a pris tous deux sur ses ailes.
—C'est vrai; mais cette neige me rappelait encore qu'un matin,—Gaston était parti et j'étais bien triste,—j'entrai familièrement chez vous. Tous vos beaux tableaux, que je venais admirer une fois de plus, avaient disparu, et sur la petite table que je vois là-bas, vous comptiez des piles d'argent.
—À quel propos évoques-tu ce passé?
—Vous m'avez souri, monsieur, ainsi que vous le faites en ce moment. La neige, de même qu'aujourd'hui, blanchissait la terre et les toits. De même qu'aujourd'hui encore, le brouillard assombrissait votre chambre; peut-être avez-vous oublié ces circonstances.
—Non, dit le vieillard.
—Tout à coup, vous m'avez ordonné d'approcher. «Jure-moi de travailler avec ardeur, d'être honnête homme, et cet argent est à toi.» Je crus à une plaisanterie; mais vous disiez la vérité, selon votre habitude. Vous aviez confiance dans le petit apprenti cordonnier, qui salissait les murs de ses essais informes; vous avez cru à son talent, et l'or produit par la vente de vos chers tableaux, vous l'avez généreusement risqué pour en faire un peintre.
—Ai-je donc si mal calculé? s'écria le comte d'une voix émue; mon vieil ami Charlet m'avait prédit ton avenir. Mais qu'as-tu donc ce matin? Ta voix est faite pour le rire, mon brave enfant.
—Je rirai tout à l'heure, monsieur, soyez tranquille. Pourquoi ce jour terne, avec son brouillard, sa neige qui couvre le sol et les toits, est-il pareil à celui où vous m'avez arraché de mon établi, où vous avez comblé mon seul voeu, où vous m'avez fait ce que je suis? Sans vous, monsieur, perdu dans la foule, incompris de ceux qui m'entouraient, que serais-je devenu?
—Peintre quand même; c'était ta vocation et je n'ai été qu'un instrument…
—Vous voulez dire une Providence.»
Le vieillard, attendri, regarda à son tour dans le jardin.
«Vous souvenez-vous encore de ma joie? Je refusais de vous croire, ce jour-là, malgré vos assurances. Je pleurai, à la fin, trouvant votre jeu cruel. Depuis lors, c'est-à-dire depuis tantôt vingt ans, je marche appuyé sur votre main.
—Ajoute donc bien vite, s'écria M. de Champlâtreux, que, grâce à ton application, tes progrès émerveillèrent tes maîtres; qu'au bout de cinq ans, en dépit de notre économie, l'argent produit par les tableaux avait disparu, et que depuis cette époque je te dois le pain que je mange, le bien-être qui entoure ma vieillesse, sans compter le bonheur de te nommer mon fils.
—Je n'ai fait qu'accomplir mon devoir, moi, répliqua Bouchot, tandis que vous… Tenez, monsieur, c'est une sotte et misérable engeance que celle des hommes; au fond, je suis de ceux qui rient des sottises qu'ils voient commettre afin de n'en pas pleurer. Mais il y a deux justes qui sauveraient le monde si Dieu envoyait encore un de ses anges pour l'exterminer;—le parrain de Gaston et vous.»
M. de Champlâtreux pressa longtemps l'artiste sur sa poitrine. Un timbre résonna.
«C'est Gaston, s'écria Bouchot. Allons, il faut rire, maintenant; je me trompe fort, ou M. le marquis ne nous apporte pas le soleil. Pardonnez-moi de vous avoir attristé; mais je n'ai pas dormi cette nuit, j'ai les nerfs tendus.
—Ton coeur souffre, dit le vieillard, je le connais, et je n'ai pas besoin de te demander pour qui.
—Que voulez-vous, c'est mon enfant gâté, lui. Nous sommes liés à la vie à la mort par un formidable serment, ajouta-t-il en souriant. À tout à l'heure, monsieur, je vais recevoir votre petit-cousin.»
Bouchot retourna dans sa chambre; il y trouva Gaston qui se promenait de long en large. Le jeune marquis se jeta dans les bras de son ami, l'étreignit convulsivement et sanglota.
«Ah! pensa l'artiste, j'ai bien fait de prendre les devants pour avoir la force de supporter cette épreuve… Tu me désoles, dit-il à Gaston; calme-toi, causons.»
Gaston fiévreux, comme indigné du mouvement de faiblesse auquel il venait de s'abandonner, ne tenait pas en place. Il en était arrivé à un de ces paroxysmes d'énergie qui suivent les longues prostrations; il voulait enfin réagir contre la vie impossible que son mariage lui avait créée. D'une voix sourde, par phrases courtes, saccadées, éloquentes, émues, il raconta la douloureuse histoire de son ménage, ses efforts pour ramener à lui Hélène; son désespoir de s'être brusquement réveillé au milieu d'un beau rêve, lié à une femme qui ne l'aimait pas et qu'il n'aimait plus. Bouchot, terrifié de la profondeur des blessures que lui montrait son ami et dont il était loin de supposer la gravité, écoutait sans interrompre.
«L'ignoble Blanchote valait mieux que cette coquette, se disait-il; elle ne frappait que le corps, au moins.
—À toutes ces douleurs, dont Hélène m'abreuve sans paraître en avoir conscience, s'écria Gaston, elle est prête à en joindre une dernière, celle du ridicule et du déshonneur.
—Tu vas trop loin, dit l'artiste avec gravité; voyons, si tu es jaloux, c'est que tu aimes encore ta femme; l'avenir peut tout réparer.
—Je ne l'aime plus, répondit Gaston; l'incroyable sécheresse de cette âme dont l'enveloppe est si charmante, a tué l'amour dans mon coeur.
—Cette indifférence doit te rassurer.
—Lis donc!» s'écria Gaston.
Bouchot prit des mains de son ami un billet d'une écriture fine et déliée; c'était une dénonciation en règle contre la marquise, qu'on accusait d'être la maîtresse de René de Champlâtreux.
«Pouah! fit Bouchot; et tu connais l'auteur de cette odieuse missive?
—Non, je l'ai reçue hier en rentrant; elle justifie mes soupçons.
—L'as-tu montrée à ta femme?
—J'attends… je…
—Tu as eu tort; à présent, il est trop tard; mais je vais tout réparer.»
Et l'artiste jeta le billet au feu.
«Es-tu fou? s'écria Gaston.
—Oui, sire, répliqua Bouchot, et je voudrais l'être seul en France, comme disait Sully, le ministre auquel ceux de notre temps ressemblent le plus. Raisonnons, s'il te plaît: on ne se sert pas d'un billet anonyme contre une femme, surtout quand cette femme est la vôtre. Il serait trop bête de mettre son bonheur à la discrétion du premier venu. Tu n'es pas dans les conditions où les maris sont aveugles, puisque tu affirmes ne plus aimer. D'ailleurs, si tu n'y voyais pas clair, j'y verrais, moi. Mme de La Taillade qui, par l'extérieur, est bien la plus séduisante des Parisiennes, s'amuse du sieur René comme elle s'est amusée du baron de Beauchesne et de notre ami le philosophe, qui n'ose plus se montrer devant toi. C'est terrible, l'oisiveté d'une jeune et jolie femme pour les malheureux qui se trouvent à sa portée sans être revêtus d'une triple cuirasse. Puis, c'est un fait, mon cher, que les femmes coquettes allument des incendies qu'elles n'éteignent jamais.
—Je veux tuer Champlâtreux, murmura Gaston.
—Je t'attendais là, dit Bouchot, qui s'empara de la main de son ami. Quoi, sur un doute, sur une dénonciation sans signature, sur une calomnie, tu veux déshonorer ta femme, te déshonorer toi-même? Si tu provoques aujourd'hui ce Champlâtreux, célèbre par ses bonnes fortunes, tu prouves aux yeux des gens qui n'y songent pas, que tu es un mari malheureux.»
Bouchot, maître enfin du secret de Gaston, parla pendant une heure, et réussit à faire tomber la colère de son ami, à endormir sa douleur et à l'amener à patienter encore. Trois fois Mme Hubert était venue frapper à la porte, lorsque les deux jeunes gens se décidèrent à gagner la salle à manger.
«Ne va pas oublier, dit l'artiste, que tu m'as donné ta parole d'honneur de continuer à vivre comme si cette maudite lettre n'avait jamais été écrite. Pour le reste, nous aviserons. J'ai compris ta réserve et je l'ai respectée; cependant, peut-être viens-tu de finir avec moi par où tu aurais dû commencer. À table! Je suis sûr que Mme Hubert a commandé des frites! Es-tu de mon avis? continua l'artiste, qui passa son bras sous celui de Gaston, mais ni à la maison d'Or, ni chez Riche, ni chez Brébant, on ne les réussit comme la grosse marchande de la rue des Arcis. Te souviens-tu du jour où nous en avons acheté pour deux sous?»
Gaston ne se sépara de son ami qu'à trois heures. Bouchot, pour consoler, calmer, obliger à patienter celui qu'il aimait tant, venait de dépenser des trésors de verve, de coeur et d'ingéniosité. À peine seul, l'artiste s'établit sur un fauteuil.
«Ce n'est que partie remise, dit-il; j'ai réussi aujourd'hui, mais le hasard peut tout démolir demain. Que faire? Il faut que cette situation ait un terme. Fumons le calumet du conseil, je trouverai mon dénoûment dans ses nuages.»
—L'artiste bourra sa pipe, et, nonchalamment étendu, se mit à réfléchir. La pendule sonna quatre heures. Bouchot tressaillit et se leva comme frappé d'une idée subite.
«Ma foi, oui, dit-il; risquons tout; dans une heure, elle recevra ses intimes; en avant la grosse cavalerie!»
Il s'habilla tandis qu'on allait lui chercher une voiture, et à cinq heures il pénétrait dans le petit salon de Mme de La Taillade.
La lumière discrète de deux lampes, aux abat-jour roses, éclairait la jolie femme qui, les pieds sur un coussin, à demi couchée sur une causeuse, examinait une gravure de mode. À sa portée, une petite table à ouvrage était couverte de broderies, de rubans, de soie aux couleurs vives; un peu plus loin, sur un bureau encombré de boîtes à bonbons et d'albums, un énorme bouquet de roses s'épanouissait au-dessus d'un vase de la Chine.
«Comment, monsieur des Étrivières, cette nuit à mon bal et ce soir à ma petite réception? dit la marquise, qui tourna sa tête fine vers l'artiste, vous me gâtez! Mais, j'y songe, vous venez peut-être me faire vos adieux? ajouta-t-elle d'un ton légèrement ironique.
—Diable, pensa Bouchot, c'est quelque chose que d'être dans la place; j'avais oublié que je suis à l'index. Vous avez deviné, madame, reprit-il tout haut, je viens en effet vous dire adieu.
—Et vous serez longtemps absent?
—C'est vous qui avez décrété mon exil, madame; c'est donc à vous de répondre pour moi.»
La marquise cessa de sourire, ses yeux se baissèrent devant le regard de Bouchot, et sa main joua fébrilement avec les perles d'un collier qui retombait jusque sur sa poitrine.
«Je n'ai jamais été assez heureux pour vous plaire, reprit l'artiste, rompant le premier le silence qui avait suivi ses dernières paroles; je vous jure cependant que je suis de vos amis.
—Vous voulez dire celui de M. de La Taillade?
—N'est-ce pas la même chose, puisque vous portez son nom? répondit Bouchot avec bonhomie. Permettez-moi, madame, de vous demander si vous avez quelquefois accompagné au chemin de fer, non pas une parente, mais une simple connaissance, ce qu'on appelle dans le monde une amie?
—Pourquoi cette étrange question?
—Afin de vous rappeler qu'à l'instant de se séparer, de prononcer ce petit mot si triste: adieu! on se sent plein d'indulgence pour ceux qui partent et qu'on ne reverra peut-être jamais. On oublie, ne fût-ce qu'une minute, leurs travers, leurs défauts, leurs torts, s'ils en ont eu, pour ne songer qu'à leurs qualités. Je viens vous dire adieu, cette minute d'indulgence, voulez-vous me l'accorder, à moi qui vous suis profondément dévoué? Consentez-vous à m'écouter avec patience?
—Je ne comprends pas où vous voulez en venir?
—À causer avec vous de votre bonheur futur.
—De mon bonheur? répéta la marquise avec étonnement.
—Ou de celui de Gaston, ce qui est la même chose, puisque vous portez son nom, dit encore l'artiste qui sourit.
—Je vois enfin poindre une lueur; vous êtes ambassadeur?
—Simple chargé d'affaires officieux, madame; sans mandat, sans lettres de créance; mais ami de la paix et désireux de rétablir la bonne harmonie entre deux gouvernements prêts à en venir aux mains.»
La marquise se redressa sur son fauteuil.
«Vous venez, au nom de M. de La Taillade, dit-elle d'une voix brève.
—Il ignore ma démarche, je vous le jure.
—Vous faites du zèle, alors, et puisque nous parlons politique, je dois vous rappeler que c'est dangereux.
—Avec les inférieurs, madame, non avec les souverains.
—Je vous écoute.
—Et vous me comprendrez?
—Allez-vous donc me parler une langue étrangère? Je dois vous prévenir que je n'ai appris que l'anglais et l'italien.
—Pour cause majeure, dit Bouchot, qui s'inclina, je me servirai de la langue française. Avez-vous des ennemis, madame?
—Cherchez-vous déjà des alliés? demanda la marquise avec ironie.
—Vous n'êtes pas juste, répondit l'artiste d'un ton sérieux; vous ne pouvez douter que je sois votre ami, car le sort de l'être que j'aime le plus au monde dépend de vous.
—Votre ami se plaint-il de moi?
—Il souffre, madame; il est jaloux.»
Hélène pâlit et s'abrita derrière un écran.
«C'est un outrage cela, répondit-elle; mais qu'ont à voir mes ennemis avec la jalousie de M. de la Taillade?
—Que ce sont eux qui l'ont fait naître en lui adressant une dénonciation anonyme.
—Et… de quoi m'accuse-t-on?
—D'être la maîtresse du comte de Champlâtreux.
—Monsieur! s'écria la jeune femme qui se leva brusquement.
—Ce sont vos ennemis, madame, qui parlent ainsi.»
La jeune femme se rassit avec lenteur; son sein agité se soulevait par saccades.
«Et que disent mes amis? demanda-t-elle avec une indifférence affectée.
—Ils disent, madame, qu'une personne jeune, séduisante comme vous l'êtes, a besoin de s'assurer que son miroir ne ment pas; que, sans penser à mal, elle met le feu à quelques cervelles, mais…
—Achevez donc, monsieur des Étrivières, dit froidement la marquise dont la main saisit un cordon de sonnette.
—Mais qu'une femme de votre esprit et de votre rang ne peut aimer un misérable comme M. de Champlâtreux.»
La sonnette résonna, Bouchot se dirigea vers la porte.
«Du bois, Joseph, dit-il au domestique qui se présenta, madame a froid. Ouf! pensa-t-il, ça chauffe, pourvu que la chaudière n'éclate pas trop tôt.»
Hélène avait fermé les yeux; le temps employé par le valet de chambre à garnir le foyer lui permit de retrouver son calme; le domestique disparaissait à peine que Bouchot reprenait la parole.
«Je vous ferai mes adieux tout à l'heure, madame, dit l'artiste d'un ton pénétré; mais encore une fois ne voyez en moi qu'un homme dévoué qui, au risque de vous déplaire, se jette entre vous et l'abîme où vous allez tomber. On vous calomnie, s'empressa d'ajouter l'artiste à un mouvement d'épaules de la marquise, je n'en doute pas, et pourtant, demain, après-demain, l'esprit prévenu, Gaston peut provoquer M. de Champlâtreux en duel, et je ne veux pas qu'on me tue mon ami.
—Avouez donc que vous venez plaider en son nom? dit la jeune femme d'un ton dédaigneux.
—Non, je le jure sur mon honneur, s'écria Bouchot, et le connaissez-vous donc si peu! C'est à son insu, en mon nom seul, que je suis ici, que je vous supplie de m'entendre. Gaston et moi, madame, nous sommes unis par des liens que vous ne pouvez ignorer; nous avons souffert ensemble du froid et de la faim; les blessures de son coeur font saigner le mien. Vous êtes belle, vous ne pouvez qu'être bonne, et c'est à genoux, s'il le faut, que je vous demanderai le bonheur de mon ami.»
Emporté par l'émotion, Bouchot, la voix tremblante, parla longtemps. Il cherchait à faire vibrer l'âme dans ce beau corps immobile devant lui, et il s'étonnait de l'impassibilité de la marquise alors que lui-même ne pouvait s'empêcher de pleurer.
«Que voulez-vous donc, s'écria enfin la jeune femme, est-ce ma faute, à moi, si votre ami n'est pas heureux? Je lui ai donné la fortune… il lui plaît de vivre à l'écart, est-ce que je l'ennuie de mes plaintes? Dois-je, pour vous complaire, à vous et à lui, me transformer en bourgeoise, vendre mes chevaux, mon hôtel, habiter un cinquième, renoncer à mes amis?
—Rien de tout cela, madame, répondit Bouchot avec vivacité; votre luxe est un cadre duquel Gaston moins que personne voudrait vous voir descendre; mais quelle part donnez-vous à l'âme dans votre vie si vide et pourtant si occupée?… Si vous consentiez à m'accepter pour conseiller…
—Vous ne croyez donc pas au proverbe qui prétend qu'entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt?
—Si, répondit Bouchot; seulement, que m'importe d'être broyé, si je réussis à vous rapprocher de Gaston!
—Je veux bien être patiente et vous écouter jusqu'au bout, dit la jeune femme, qui se renversa de nouveau sur son fauteuil.
—Comme première mesure, madame, refusez votre porte à M. de
Champlâtreux.»
Les sourcils de la marquise se froncèrent; son teint se couvrit d'une légère rougeur.
«Votre insistance à ramener ce nom m'outrage, dit-elle, êtes-vous donc l'ennemi de celui qui le porte?
—Je me contente de le mépriser.
—Vous! dit Hélène, qui sourit avec dédain; sa noblesse ne vaut sans doute pas la vôtre, monsieur des Étrivières? ajouta-t-elle avec ironie.
—Non certes, répliqua Bouchot, car aujourd'hui, même dans un salon, c'est peu de chose qu'un titre, si vieux qu'il soit, surtout lorsque celui qui le porte en est indigne.
—Prétendez-vous insinuer que M. de Champlâtreux n'est pas un homme d'honneur?
—Je n'insinue rien, j'affirme, répondit l'artiste; mais entendons-nous bien, je vous prie. Si l'honneur consiste à posséder un hôtel magnifique, les équipages les mieux attelés de Paris, à être beau, bien peigné, bien vêtu, compromettant pour les femmes, à déshonorer par la vanterie celles dont on a obtenu les faveurs et celles mêmes qui vous ont résisté, M. de Champlâtreux est un homme d'honneur. Si, au contraire, l'honneur, indépendant de la richesse ou d'un titre—ces dons du hasard—consiste à remplir ses devoirs, à tenir sa parole, à ne pas dérober et à ne pas mentir, M. de Champlâtreux est à la fois indigne du titre qu'il porte et de celui que vous lui donnez.»
La marquise s'était redressée frémissante.
«Et ce que vous faites en ce moment, monsieur, dit-elle d'une voix saccadée, est-ce l'action d'un homme d'honneur?
—Oui, répondit l'artiste, car j'accomplis un devoir.
—La méprise est grossière; cela tient sans doute au milieu dans lequel vous avez été élevé, mon pauvre monsieur des Étrivières, et je veux bien vous éclairer à mon tour; pour tout le monde, comme pour moi, ce que vous faites se nomme une lâcheté.
—Madame! s'écria Bouchot dont le regard étincela.
—Monsieur de Champlâtreux, continua Mme de la Taillade d'une voix brève, est un homme de mon monde, je le compte au nombre de mes amis, et c'est à ce titre que je le défends. Ce que vous venez de dire ici, vous n'oseriez le lui répéter en face, car vous avez menti.
—Ah! pensa Bouchot avec douleur, elle l'aime.»
La marquise s'inclinait pour se retirer lorsque la porte s'ouvrit.
«M. le comte de Champlâtreux,» annonça le domestique.
Hélène jeta un regard rapide sur l'artiste qui mordait sa moustache. Le jeune beau s'avançait répandant une fine odeur parfumée.
«Chère madame, dit-il en baisant le bout des doigts d'Hélène, je n'ai pas voulu passer devant votre demeure sans prendre de vos nouvelles.
—Je suis à vous à l'instant, dit la jeune femme qui se dirigea vers sa chambre. Adieu donc, monsieur des Étrivières.»
Bouchot manoeuvra de façon à lui barrer le passage.
«Vous ne sortirez pas assez vite, madame, dit-il à voix basse, pour éviter d'entendre ma main tomber sur le visage de votre protégé. Restez donc, afin de m'épargner cette cruelle nécessité.»
Le ton résolu de l'artiste fit hésiter la marquise, elle s'arrêta, ses doigts saisirent le dossier d'un fauteuil.
«Vous arrivez comme marée en carême, cher monsieur, dit Bouchot du ton narquois qui lui était habituel, Mme de la Taillade m'accusait de mensonge et de lâcheté à propos de certains faits dont mieux que personne vous pouvez lui affirmer la véracité.
—Monsieur, s'écria la marquise, oserez-vous…
—Oh! madame, soyez sans crainte, votre présence rend tout scandale impossible.»
Le comte ajustait son lorgnon; Bouchot le salua.
«Moi, dit-il, Bouchot des Étrivières, le bien nommé, je racontais à Mme de La Taillade que M. René de Champlâtreux, célèbre sur le turf par ses bonnes fortunes, a causé la mort de Mme de Silva en se vantant d'être son amant, ce qui était faux…
—Monsieur!
—Attendez, reprit l'artiste d'une voix impérieuse; j'ajoutais encore que M. le vicomte de Champlâtreux a volé la fortune et le titre de son grand-père paternel, qui serait mort de faim par dignité à l'heure présente, sans le pauvre apprenti qu'il a sorti d'une échoppe pour en faire le sieur des Étrivières, toujours le bien nommé. Je concluais… mais à quoi bon aller plus loin? Vous m'avez accusé de calomnie et de lâcheté, madame, je viens de répéter mes accusations en face du coupable, regardez-moi, et voyez ce gentilhomme blême que je mets au défi de me démentir, et jugez vous-même où est l'homme d'honneur.
—Madame avait raison; monsieur, vous êtes un lâche.
—Vous n'en savez rien encore, reprit Bouchot; mais vous le saurez demain, car je veux bien me mettre à vos ordres.»
L'artiste s'inclina devant la marquise, qui semblait prête à défaillir.
«Je vous ai montré l'abîme, madame; pardonnez-moi, et adieu.»
Dans l'antichambre, Bouchot fut suivi par M. de Champlâtreux.
«Vous comprenez, dit le vicomte les dents serrées, qu'il faut que je vous tue.
—Moi, monsieur, je ne veux que vous empêcher d'outrager la femme de mon ami.
—Ouf, se dit l'artiste une fois qu'il se trouva dehors, en voilà une campagne pour un homme qui n'a pas dormi depuis hier! C'est égal, M. René aura de la peine à rarranger ses petites affaires, et il a raison de ne pas me trouver gentil. Que le diable m'emporte, si la marquise n'en tient pas pour ce pot de pommade au patchouli! Sont-elles assez bêtes, les jolies femmes! Le jour où je sentirai le besoin de faire une déclaration sérieuse, je m'adresserai à la poupée de cire de mon coiffeur, une vraie Parisienne, celle-là; pour cervelle, du son; pour coeur, de l'étoupe; pour âme, une mécanique; pour… C'est drôle, je vais me battre pour Gaston, comme autrefois, quand nous étions petits et qu'on lui cherchait dispute. Seulement, c'est plus grave à présent, et il s'agit de ne pas se laisser mettre à la broche. Six heures! Si je montais chez Beauchesne? Il me faut un témoin, et le choix du baron déroutera les mauvaises langues. Pourvu qu'il ne dégèle pas d'ici à demain? Je ne regrette rien; mais ça m'ennuie de penser que je ne reverrai peut-être jamais Gaston.»