Pile et face
V
À LA VIE, À LA MORT.
Bouchot, qui sentait un besoin de mouvement, se dirigea à pied vers la rue Caumartin. La journée avait été rude pour l'artiste qui voyait les catastrophes redoutées se succéder avec une rapidité imprévue. Son entrevue avec la marquise, les suites terribles de la démarche dont il avait espéré un tout autre résultat, achevaient d'énerver l'impitoyable railleur qui se grisait en quelque sorte de paroles afin de n'avoir pas à penser. Il atteignit la demeure de M. de Beauchesne.
«Monsieur dîne en ville, lui dit le valet de chambre du baron.
—Chez qui? Je tiens à lui parler.
—Monsieur ne devine pas? répondit le frontin qui connaissait l'artiste pour un des familiers de son maître.
—Hum! j'y suis… Donne-moi l'adresse.
—Monsieur l'ignore? Je ne sais trop alors si je dois…
—Comment, si tu dois? Mais tout de suite.
—Et si mon maître me chasse?
—Il n'osera pas; il n'y a que toi à Paris pour l'habiller»
Dix minutes plus tard, l'artiste remettait sa carte à la femme de chambre de Mme Loïsa de Valbrillant. On le fit pénétrer presque aussitôt dans un charmant boudoir.
«Vous faites bien les choses, mon cher des Étrivrières, s'écria le baron, qui vint au devant de Bouchot; seulement, vous auriez dû me prévenir. Mais permettez-moi de vous présenter à votre modèle, à qui j'annonçais que vous consentiez enfin à l'immortaliser.»
Une jeune femme d'une grande beauté se leva de la causeuse sur laquelle elle reposait et vint tendre à l'artiste une petite main chargée de bagues.
«Nous sommes de vieux amis, lui dit-elle; voyons, regardez-moi bien en face, ici, près de la lampe; me reconnaissez-vous?»
Bouchot contempla la jeune femme d'un air indécis.
«Madame, dit-il en s'inclinant, vous êtes si belle que s'il m'avait été donné de vous voir une seule fois, je m'en souviendrais.
—Votre mémoire est infidèle; malgré vos moustaches, je vous aurais reconnu, moi. Aimez-vous autant qu'autrefois votre ami Gaston?
—Certes, dit le peintre intrigué, la véritable amitié grandit avec les années, comme les enfants.
—Il y a douze ans, vous vous seriez fait tuer pour lui; et Dieu sait les corrections auxquelles vous vous exposiez pour le venger des cruautés de Mme de La Taillade.
—Nous allons bien, pensa l'artiste; est-ce que Mme de Valbrillant, somnambule lucide, lit dans le passé, explique le présent et devine l'avenir?»
Tout à coup il se frappa le front.
«Alice? s'écria-t-il.
—Eh oui, répondit la jeune femme.
—Ma pauvre enfant, la rencontre est singulière et je ne soupçonnais guère que j'allais vous retrouver ici.
—Vous comprenez pourquoi je tiens tant à posséder mon portrait de votre main?
—Si j'avais su! Que ne m'avez-vous dit tout simplement qu'il s'agissait d'Alice? continua-t-il en s'adressant au baron.
—Vous êtes charmant, répondit celui-ci; est-ce que je savais que vous connaissiez Loïsa? J'espère même que vous allez m'expliquer…
—Rien du tout; la situation est trop claire, il me semble, à moins que vous n'ayez jamais vu des amis d'enfance se retrouver, se serrer la main et s'embrasser.
—A votre aise; dit le baron qui fit une grimace en voyant Bouchot joindre l'action aux paroles; mais étiez-vous véritablement si jeunes lorsque vous vous êtes connus?
—Nous commencions à marcher… Ah! petite Alice, continua le peintre, cela m'égaye et m'attriste à la fois de vous revoir si belle.
—Vous ferez mon portrait?
—Oui, c'est-à-dire… Bon, j'oubliais… Je voudrais vous parler, Beauchesne, ce n'est pas uniquement pour causer peinture que je vous relance jusqu'ici. Ne pouvez-vous sortir un instant?
—Il gèle à pierre fendre, cher, et je n'ai pas de secret pour madame.
—La petite Léonie m'a chargé…
—Hum! hum! fit le baron pris d'une toux subite; et qui entraîna l'artiste dans une autre pièce. Décidément, vous êtes insupportable, des Étrivières, dit-il en refermant la porte; Loïsa est jalouse, que diable!
—Dame, c'est votre faute; vous déclarez n'avoir pas de secret; moi, j'en ai un que je ne voulais confier qu'à vous. Vos murs n'ont pas d'oreilles?
—Non; vous m'inquiétez, parlez vite.
—Voulez-vous être mon témoin?
—Vous vous mariez?
—Fichtre non! s'écria Bouchot. Il s'agit d'un duel à mort.»
Le baron recula d'un pas.
«Avec qui, bon Dieu?
—Avec votre émule, M. René de Champlâtreux.
—Fine lame, dit le baron qui devint pensif. Mais pourquoi vous battez-vous?
—J'ai rencontré M. de Champlâtreux ce soir, et il trouve que je n'ai pas été aimable.
—Quelqu'une de vos plaisanteries qu'il aura entendue. Alors vous êtes l'offenseur?
—Je lui ai dit trois vérités et l'on prétend qu'une seule suffit.
—Franchement, cela ne m'amuse guère, ce que vous me proposez-là, mon cher; il faut que ce soit vous pour que j'accepte. Quel est votre second témoin?
—Je voudrais que vous le choisissiez; il ne serait pas neuf, que je m'en contenterais tout de même.
—Ne plaisantez donc pas; c'est sérieux, que diable, de se trouver en face de René!
—Je plaisante en dehors, par habitude, dit Bouchot qui soupira; au fond, je vous avoue qu'il me passe des frissons dans le dos, lorsque je pense que j'aurai peut-être dans quelques heures un trou dans la bedaine.
—Y a-t-il eu des voies de fait?
—Fi donc, Beauchesne, entre gentilshommes!
—Nous tâcherons d'arranger l'affaire.
—Non, répondit carrément Bouchot. Je me bats avec M. de Champlâtreux, à pied ou à cheval, à son choix. Le lieu, vous le choisirez; pourquoi, vous ne chercherez pas à le savoir, et surtout vous garderez le secret.
—Allons; je serai chez moi dans une heure, et demain toute la matinée; vous m'adresserez les témoins de René. Voulez-vous dîner avec moi?
—Merci, mon cher Beauchesne, la langue, ça va encore; mais je crois que l'appétit laisserait à désirer.
—Au revoir, et bon courage. Dites donc, avait-il une aussi jolie maîtresse que moi, votre Faruc?
—Chut! murmura Bouchot, ne prononcez jamais ce nom devant Alice, c'était son oncle.»
L'artiste embrassa de nouveau la jeune femme.
«Dans deux ou trois jours, petite Alice, si je mène à bien une grosse affaire que j'ai entreprise, je commencerai votre portrait; mais je vous avertis d'avance que j'aurai de la peine à vous appeler Loïsa.
—Mon premier nom n'a pour moi que de tristes souvenirs que je cherche à oublier; vous avez monté, vous; moi, je suis descendue, et je n'ai plus droit qu'au mépris.
—Dites à la compassion, ma chère Alice; j'ai pu choisir ma route, tandis qu'on vous a imposé la vôtre. Si vous n'êtes pas heureuse, je vous plains.»
Alice serra à son tour la main de l'ex-apprenti.
«Allons, dit-elle, vous avez toujours votre bon coeur d'autrefois.»
Arrivé dans la rue, l'artiste pressa le pas pour regagner sa demeure. Le ciel était bleu, étoilé, la gelée durcissait la neige qui craquait sous les pieds avec un bruit sec.
«Personne n'est venu me demander ce soir, madame Hubert?
—Non, monsieur, répondit la femme de charge en aidant son maître à se débarrasser de son pardessus. Dois-je faire servir?
—Oui, si M. de Champlâtreux est prêt.»
Durant le repas, Bouchot, tantôt parlant avec volubilité, tantôt, au contraire, muet et absorbé, surprit le vieillard par l'inégalité de son humeur.
«Qu'as-tu donc, mon enfant? demanda enfin M. de Champlâtreux avec intérêt, et d'où vient que ta mélancolie persiste?
—M. Bouchot n'a pas dormi cette nuit, répondit Mme Hubert, qui secoua la tête.
—Je me sens fatigué, en effet.
—A demain, alors, dit le vieillard qui se leva.
—Avant de m'endormir, je voudrais causer avec vous, monsieur; nous irons dans ma chambre si vous le voulez bien.»
M. de Champlâtreux s'appuya sur l'épaule de l'artiste qui l'installa avec sollicitude au coin de la cheminée. Assis en face du comte, Bouchot parut oublier sa présence, regarda la flamme danser comme en cadence, le bois pétiller et projeter au loin des étincelles aussitôt mortes que nées. Soudain, il rapprocha son fauteuil de celui du vieillard:
«J'ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il; j'ai violé ce soir une promesse que je vous avais faite; mais de graves circonstances m'y ont obligé.
—Voilà donc la cause de ta tristesse? Voyons, je te pardonne à l'avance; confesse-toi sans crainte.
—Je me bats demain.
—Tu te…»
Le vieillard se redressa sans achever, s'empara de la main de Bouchot et demeura un instant sans pouvoir parler.
«Avec qui? demanda-t-il enfin d'une voix troublée.
—Je ne veux rien vous cacher, monsieur; nous sommes des hommes, après tout, et de force à supporter les douleurs qui nous arrivent, si poignantes qu'elles soient. Je me bats avec votre petit-fils.
—A cause de moi? s'écria le comte avec angoisse.
—Non, répliqua Bouchot avec vivacité; à cause de Mme de La Taillade.»
M. de Champlâtreux regarda l'artiste avec stupéfaction; celui-ci dut lui raconter les soupçons de Gaston, la démarche tentée près de la marquise et la scène imprévue qui s'en était suivie.
«C'est-à-dire que tu vas te battre pour ton ami?
—Oui, répondit simplement Bouchot, afin de l'empêcher de se battre lui-même.
—Je n'ose te blâmer, s'écria le vieillard; à ta place, j'en suis sûr, Gaston agirait comme toi. Ah! mes braves coeurs, continua-t-il, je ne sais rien de plus beau que votre vaillante amitié.»
M. de Champlâtreux, au lieu de se rasseoir, se promena lentement dans la chambre; sa taille, un peu courbée d'ordinaire, s'était redressée; son oeil redevenait brillant et animé; il passait sa main dans sa chevelure, dont la blancheur donnait à son visage un aspect vénérable.
Tout à coup il s'arrêta devant Bouchot.
«Les conditions du duel sont-elles réglées? demanda-t-il.
—Pas encore; l'heure passe, et je commence à croire que les témoins de mon adversaire ne se présenteront que demain.
—Tant mieux; je serai ton second.
—Y songez-vous, monsieur! s'écria l'artiste.
—Je serai ton second, répéta le vieillard qui se rassit devant le feu; je le désire, je le veux.
—J'ai déjà vu M. de Beauchesne.
—Un jeune homme.
—Pas au point de vue de l'âge, répondit Bouchot qui ne put s'empêcher de sourire.
—Ce doit être alors celui que j'ai connu. Maintenant repose-toi, je te l'ordonne; il ne faut pas que ta main tremble demain.»
M. de Champlâtreux prit le peintre entre ses bras et l'y tint longtemps pressé. Il s'éloigna en détournant la tête; il avait les yeux humides.
«Allons, dit-il, pas de faiblesse: Dieu le protégera!»
Demeuré seul, Bouchot s'établit dans un fauteuil, bourra sa pipe et l'alluma. Sa pensée, comme un oiseau aux ailes silencieuses, s'élança dans l'ombre des jours écoulés, où brillaient çà et là quelques points lumineux. En un instant l'artiste revit la tour Saint-Jacques entourée de son vieux marché, Gaston grelottant près du fourneau d'un rétameur, puis Blanchote, furibonde, la dent saillante, s'emparant du pauvre petit et l'entraînant comme une louve affamée. Bouchot se revit traversant la place de la Concorde, vêtu de la belle redingote bleue dédaignée par Gaston. Oh! les souvenirs! L'ex-apprenti secoua la tête, ils s'envolèrent.
«C'est drôle, la vie, pensa-t-il; les romanciers ont beau faire, le hasard a plus d'imagination qu'eux. Qui m'aurait dit, quand je me pavanais dans la redingote de Gaston, que je me battrais quinze ans plus tard avec le roi des pantalons étroits et des petits chapeaux.»
Bouchot s'assit en face d'un bureau, écrivit fiévreusement plusieurs lettres et les renferma sous un pli à l'adresse de son ami, qu'il chargeait de ses dernières volontés. Il se coucha ensuite tout habillé, et s'endormit grâce à la fatigue. Il rêva qu'il entendait siffler autour de lui des balles lancées par des armes invisibles; puis il se vit en route à pied, en compagnie de Gaston, pour la petite maison de Houdan.
Il faisait jour lorsque l'artiste s'éveilla; il demanda aussitôt M. de Champlâtreux et apprit que le vieillard était sorti depuis une heure en compagnie de deux visiteurs matinaux. Bouchot se rendit dans son atelier, examina ses esquisses, ses ébauches, et contempla longtemps le tableau auquel il travaillait.
«Celui-là allait peut-être me donner la gloire,» dit-il avec tristesse.
Il prit ses pinceaux, les rejeta bientôt et murmura:
«Ça ne va pas.»
Il s'approcha d'une panoplie où s'étalaient des armes de tous les pays.
«Quand je pense, dit-il en saisissant un casse-tête, que si j'étais né dans l'Océanie, ce serait avec cet instrument que je tenterais d'assommer M. de Champlâtreux. Nous serions tatoués de la tête aux pieds; Mme de La Taillade nous regarderait de loin et se passerait un anneau dans le nez pour aller ce soir au bal. S'il avait de l'esprit, ce M. René, il demanderait la lutte au tomahawk. Quelle aubaine pour les journaux! Mais il est fort à l'épée, et, grâce au progrès, c'est l'arme qu'il choisira.»
La sonnette de la porte extérieure retentit.
«Enfin, s'écria le peintre qui respira avec force; je vais savoir à quoi m'en tenir; c'est énervant, l'incertitude.»
M. de Champlâtreux parut.
«Eh bien, monsieur?
—A onze heures, à l'épée, près de la mare d'Auteuil.
—Il est temps de partir alors.
—Apprête-toi; M. de Beauchesne va venir nous prendre dans un instant.»
Bouchot retourna dans sa chambre; il allait se battre pour la première fois. L'artiste ne doutait ni de son courage ni de son sang-froid à l'heure décisive et, cependant, depuis la veille, il se sentait en proie à un malaise étrange.
La voiture du baron arriva, on partit. En route, Bouchot prit la main de
Beauchesne.
«Vous ne m'en voulez pas de toutes mes taquineries passées? lui dit-il.
—Allons donc, cher, vous êtes un grand artiste que j'estime et que j'aime. Tout ce que je souhaite, c'est que vous me plaisantiez longtemps encore; je n'ai pas plus fait mon siècle que vous ne le réformerez, et parce que les jolies filles ne nous aiment plus, ce n'est pas une raison pour que nous cessions de les aimer. Dites donc, continua-t-il en se penchant vers l'oreille du peintre, je le connais, votre Faruc; Alice m'a raconté son histoire, et dans votre tableau, c'est lui qui mérite de figurer au premier plan. Quand on songe que ces gueux-là marquent de leurs dents immondes les fruits que nous payons ensuite si cher! Et c'est nous qu'on accuse de corrompre le pauvre peuple!»
La voiture s'arrêta près du Parc au Prince; le soleil sans chaleur dorait les arbres couverts de neige, tout était désert. On pénétra dans une maison en construction; au delà un vaste hangar avait été choisi pour servir de champ clos.
René de Champlâtreux, déjà au rendez-vous, fumait en se promenant. Mince, d'une élégance irréprochable, il salua son grand-père sans oser le regarder en face. Le courageux vieillard, assisté de l'un des témoins de son petit-fils, mesura les épées et examina le terrain. Un chirurgien disposait sa trousse sur une pierre de taille. Bouchot, qui s'approcha, allait lancer une plaisanterie sur les petits couteaux, il se retint.
«Non, se dit-il, l'heure de rire est passée; il faut vaincre si je veux sauver Gaston.»
Tout était prêt; on arma les deux antagonistes.
«Monsieur le comte de Champlâtreux, dit l'un des témoins de René, insiste pour que le combat ne cesse que lorsqu'un des deux adversaires ne pourra plus tenir son arme.
—Pardon, monsieur, dit le grand vieillard qui salua, il n'y a au monde qu'un seul comte de Champlâtreux, moi; c'est sans doute au nom du vicomte que vous parlez?
—Commençons,» dit René qui rougit et mordit sa moustache.
Les fers furent engagés.
L'artiste savait tenir une épée; durant une minute, il rompit, se bornant à parer les coups de son adversaire. Soudain Champlâtreux abaissa son arme.
«Vous êtes touché, monsieur, dit-il.
—Mais je ne suis pas mort,» répliqua l'artiste devenu pâle et dont la manche se teignait de sang.
Le combat recommença; René rompit à son tour, vivement pressé. Tout à coup son épée atteignit l'artiste au côté droit, le vicomte abaissa son arme pour la seconde fois.
«Continuons,» dit Bouchot, qui fit un pas en avant.
Ses deux bras se raidirent, il chancela comme frappé d'une cécité subite.
«Gaston, cria-t-il, à la vie à la mort!»
Et il tomba inanimé entre les bras de son vieil ami.
Aidé par Beauchesne, M. de Champlâtreux coucha l'artiste sur le sol, s'agenouilla pour lui soutenir la tête, et deux larmes tombèrent sur le front de Bouchot que le chirurgien saignait à la hâte. Les témoins, émus, se penchaient vers le blessé qui ne revint à lui qu'avec lenteur; son regard, indécis d'abord, rencontra celui du comte.
«Mon fils, mon cher enfant, murmura le vieillard, dont la voix luttait contre les sanglots, souffres-tu?
—Non, monsieur, seulement j'ai froid.»
Il fut pris d'une nouvelle syncope. On le transporta dans la voiture de Beauchesne désespéré. M. de Champlâtreux, l'oeil fixe, les cheveux au vent, tenait la main de son fils d'adoption, cette noble main que la fortune venait de trahir.
En ce moment, le vicomte s'approcha de lui.
«Ai-je fait loyalement, messieurs?» demanda-t-il.
Le vieillard l'enveloppa d'un regard de mépris.
«Oui, répondit-il en levant le bras comme pour maudire, oui, vous avez fait loyalement; mais Dieu n'a pas été juste, aujourd'hui.»
Et le comte, sans daigner saluer son petit-fils, s'installa près de
Bouchot.
Ce fut pas à pas, afin d'éviter de trop rudes secousses au blessé, que les chevaux reprirent la route de Paris. Mme Hubert faillit se trouver mal lorsqu'elle vit deux domestiques transporter son jeune maître, qu'elle avait vu partir plein de vie, pâle, sanglant, évanoui. On étendit l'artiste sur son lit, et le chirurgien put enfin sonder la blessure afin de se rendre compte de sa gravité. M. de Champlâtreux ne lâcha pas la main de Bouchot qui poussa plusieurs gémissements durant l'opération.
«Le sauverez-vous? demanda le vieillard avec angoisse.
—Je ne puis rien affirmer, monsieur; je reviendrai ce soir avec un de mes confrères.»
M. de Champlâtreux s'installa au chevet du blessé qui, les yeux fermés, paraissait dormir. Vers cinq heures, les chirurgiens jugèrent une nouvelle saignée nécessaire. En ce moment, Gaston se présenta. A la vue de son ami avec lequel il venait causer, étendu presque sans vie, il demeura comme foudroyé, saisit le bras du comte, tandis que son regard anxieux l'interrogeait.
«Il s'est battu,» murmura le vieillard.
Gaston ne put répondre; fou de douleur, il se jeta sur le lit du blessé, sans réussir à prononcer autre chose que son nom, qu'il répétait avec une intonation déchirante.
L'artiste, comme éveillé par les sons de cette voix, ouvrit les yeux avec effort, regarda devant lui, aperçut son ami et parut le reconnaître.
«Te souviens-tu, dit-il d'une voix faible, haletante, comme voilée, te souviens-tu du jour où nous en avons acheté pour deux sous?»
Sa bouche se contracta, ses paupières s'abaissèrent pour se relever aussitôt.
«Ah! c'est toi, murmura-t-il en posant sa main sur celle de Gaston, tu ne me laisseras pas mourir, dis?»
Et il perdit de nouveau connaissance.
Gaston, troublé, éperdu, voulait en vain penser. Comment Bouchot s'était-il battu sans le prévenir, sans le choisir pour témoin? Un doute affreux lui traversa l'esprit.
«Monsieur, dit-il en s'approchant du comte, j'ai besoin de savoir le nom de celui qui a tué Bouchot.»
Le vieillard posa un doigt sur ses lèvres; en ce moment, les chirurgiens écoutaient la respiration de l'artiste.
«Je veux qu'il vive,» dit Gaston au plus âgé.
Le médecin regarda son collègue; tous deux hochèrent la tête.
Gaston s'agenouilla près du lit, appuya son front sur la main de son ami et pleura longtemps. Tout à coup, il se releva et dépêcha sur l'heure un message au docteur Fontaine pour le supplier d'accourir. Revenant alors s'asseoir en face de M. de Champlâtreux, toujours atterré, il ferma les yeux pour réfléchir, soupçonnant la vérité et se jurant à lui-même de venger Bouchot.
VI
COMMENT ON VENGE UN AMI.
Vers neuf heures du soir, la fièvre s'empara de l'artiste. Gaston et M. de Champlâtreux gardaient le silence; mais leurs regards attristés se croisaient lorsqu'un gémissement s'échappait de la poitrine du blessé. Les années semblaient s'être amoncelées tout à coup sur la tête du vieillard si énergique, si vivace le matin même en dépit de ses soixante-dix-huit ans. Courbé, maintenant, l'oeil éteint, le corps tremblant, il ne se dessaisissait pas de la main de Bouchot vers lequel il s'inclinait à chaque minute comme pour s'assurer qu'il respirait encore. Gaston, sur ses instances, avait expédié trois dépêches successives à son parrain. Par malheur, quelle que fût la diligence du docteur, il ne pouvait arriver à Paris avant midi.
Depuis quinze ans, toutes les affections de M. de Champlâtreux s'étaient concentrées sur la tête de Bouchot. Victime de sa générosité, le comte, pour ne pas déshonorer le nom qu'il portait, avait accepté la misère et l'oubli. Une trentaine d'années auparavant, afin de faciliter à son fils un riche mariage, il s'était désisté de ses biens. Des héritages, sur lesquels comptait le jeune homme, devaient le mettre à même de restituer à son père la fortune dont il devint en quelque sorte dépositaire. Mais le vicomte de Champlâtreux mourut à l'improviste, et sa veuve nia cette dette sacrée.
Le vieillard, presque sans ressources, attendit avec patience la majorité de son petit-fils. René, digne élève de sa mère et de son époque, trouva que cent mille livres de rentes étaient bonnes à garder, et offrit à son aïeul une pension alimentaire que celui-ci refusa avec indignation. Un procès lui eût donné gain de cause; le noble vieillard n'y songea même pas. Véritable philosophe, il reprit sa vie précaire et ignorée. Il croyait son coeur mort à toute pensée généreuse, lorsqu'il ouvrit sa petite chambre aux deux amis. Il aima bien vite ces deux caractères si distincts, si droits, que le triste milieu dans lequel ils vivaient semblait impuissant à corrompre. Après le départ de Gaston, la douleur de Bouchot toucha le comte et augmenta son amitié pour le petit apprenti. Une visite à Charlet qui, émerveillé des dispositions naturelles du jeune artiste, lui prédit un grand avenir, décida le vieillard à sacrifier ce qui lui restait de son ancienne fortune pour faire de Bouchot un peintre. Ruiné par l'ingratitude des siens, il n'hésita pas à se montrer généreux de nouveau, tant les âmes nées pour le bien restent fidèles à elles-mêmes.
Depuis cette époque, l'artiste et le vieillard vivaient côte à côte, et le comte adorait son jeune protégé, devenu pour lui un véritable fils. M. de Champlâtreux avait fait de Bouchot un homme capable de se présenter partout, et dont l'éducation, dégagée des allures et du langage d'atelier, était à la hauteur du talent. De son côté, l'artiste vénérait son protecteur.
Moralement, Gaston ne devait pas moins au comte que son ami. C'était près de lui qu'il avait passé les longues années exigées par ses études de droit. Un des malheurs du jeune marquis fut peut-être de n'avoir pas confié au vieillard les dissentiments qui le séparaient d'Hélène. M. de Champlâtreux, avec son expérience du monde, eût sans nul doute amené les deux époux à de mutuelles concessions qui, à défaut du bonheur, eussent assuré leur tranquillité.
Près du chevet de celui qu'ils aimaient plus que tout au monde, mille pensées tumultueuses, sombres, désolées, se pressaient dans l'esprit de ces deux hommes qui n'osaient se parler de peur de fondre en larmes. M. de Champlâtreux implorait Dieu qui, après lui avoir donné ce fils adoptif, digne de tout son amour, menaçait de le lui ravir. Le courage montré par le vieillard qui avait voulu servir de second à Bouchot pour attester au besoin la véracité de l'accusation portée par l'artiste, il l'expiait par une cruelle réaction, et il se demandait si, au lieu de remplir un devoir, ainsi qu'il le croyait, il n'avait pas commis une impiété dont Dieu le châtiait.
«Ma raison a pu me tromper, pensait-il; mais mon coeur ne devait-il pas être avec celui dont le bras soutient ma vieillesse, contre l'ingrat qui me traite comme un mort?
De temps à autre, Mme Hubert éplorée pénétrait dans la chambre. Elle s'approchait du lit, bordait les draps, redressait l'oreiller, posait ses lèvres sur le front brûlant de l'artiste, puis se retirait, se couvrant la bouche d'un mouchoir pour étouffer un sanglot.
Sombre, défait, Gaston ne quittait guère son ami des yeux. La colère bouillonnait dans son coeur, il se sentait animé d'une haine mortelle contre celui dont l'épée avait frappé Bouchot. Par deux fois il interrogea Mme Hubert; la pauvre femme ignorait le nom de l'adversaire de son jeune maître. A n'en pas douter, M. de Champlâtreux avait été l'un des témoins de l'artiste, et cette circonstance éloignait l'image de René, qui passait avec persistance devant les yeux de Gaston. Bouchot, gai, vif, mordant, n'était pas querelleur; on acceptait ses vérités un peu rudes, grâce à la forme originale qu'il leur donnait, et dont sa bonne humeur enlevait l'amertume. En dehors des médiocrités jalouses de son talent, on ne lui connaissait pas d'ennemis. Quelle inexplicable fatalité avait donc pu l'amener à se battre, à cacher son duel à celui qui aurait dû être le premier à le connaître?
«C'est lui! répétait sans cesse Gaston en songeant au vicomte; Bouchot a voulu venger mon honneur!»
N'osant interroger M. de Champlâtreux, il se sentait pris de l'envie d'aller s'assurer enfin de la vérité. Trois fois il se leva, mais pour se rasseoir aussitôt. Il hésitait à s'éloigner de cette chambre où souffrait son ami. Pour tromper son impatience, il calculait alors les heures qui devaient s'écouler avant l'arrivée du docteur Fontaine.
«Il ne laissera pas mourir Bouchot, lui, se disait-il.»
Vers onze heures, M. de Champlâtreux, les yeux clos, semblait sommeiller; sa tête s'inclinait sur sa poitrine.
«Ne songez-vous pas à vous reposer, monsieur? lui demanda Gaston. Il faut ménager nos forces; nous aurons à passer plus d'une nuit pour le cher être qui dort là.
—Non, répondit le comte; s'il ouvre les yeux, je veux qu'il me voie. Si la fatigue l'emporte sur ma volonté, je sommeillerai dans ce fauteuil.»
Gaston s'inclina sans insister. Insensiblement, la lassitude, jointe aux émotions terribles de la journée, vainquit la volonté de l'énergique vieillard; il s'endormit.
Gaston, pour la dixième fois peut-être, calcula le nombre des heures qui s'écouleraient avant l'arrivée de son parrain. Sa confiance absolue dans la science du docteur soutenait son espoir. Il lui avait vu si souvent accomplir de véritables miracles, qu'il lui semblait que sa présence seule ranimerait Bouchot. Engourdi lui-même par l'immobilité et la chaleur, il se leva pour s'appuyer sur le pied du lit; une lampe, posée sur un guéridon, éclairait vaguement la chambre. Sur les murs trois portraits représentant Gaston, M. de Champlâtreux, et une femme jeune encore, coiffée d'un bonnet tuyauté,—c'était sa mère que l'artiste avait reproduite de mémoire. Le comte, la tête renversée, reposait paisible; Bouchot, le front couvert de sueur, la respiration saccadée, frissonnait, bien que ses traits n'exprimassent aucune souffrance. Mme Hubert entrouvrit la porte, Gaston fit un geste de silence en lui désignant le comte; la brave femme se retira sans bruit.
Tout à coup, les lèvres de l'artiste s'agitèrent.
«Désires-tu quelque chose? lui demanda Gaston, qui se pencha vers lui.
Bouchot, de nouveau immobile, murmura le nom de son ami.
«Où souffres-tu?» dit celui-ci avec émotion.
L'artiste ouvrit les yeux et prononça plusieurs phrases inintelligibles.
«La fièvre,» pensa Gaston.
Dix minutes s'écroulèrent, la respiration de M. de Champlâtreux et le tic-tac du mouvement de la pendule troublaient seuls le silence.
«Non, madame,» dit soudain Bouchot d'une voix distincte.
Au bout d'un instant, il ajouta:
«Je ne veux pas que M. René tue mon ami!»
Le coeur de Gaston bondit; ses battements tumultueux dominèrent le bruit du balancier; il écouta avec avidité, cherchant à recueillir, à coordonner les mots incohérents que prononçait l'artiste. M. de Champlâtreux s'éveilla soudain; il se redressa, frappé de l'expression de colère qui animait le visage de Gaston.
«Qu'y a-t-il? s'écria le vieillard, dont la main se posa sur le bras de son petit cousin.
—Le délire, monsieur. Ah! cette voix qui n'est plus la sienne, cette raison si lucide qui divague, ces mots inachevés qui me rappellent à la fois de tendres et de cruels souvenirs, énervent mon courage. Je vais marcher; j'étouffe, j'ai besoin d'air. Restez, madame Hubert, tout à l'heure votre maître vous appelait.»
Gaston se dirigea vers la porte; prêt à franchir le seuil, il revint à la hâte sur ses pas, posa ses lèvres sur la main du blessé dont le hasard venait de lui révéler le dévouement. Le comte lui saisit le bras.
«Du courage, dit-il, Dieu nous le conservera.»
Gaston se laissa relever par le vieillard et sortit. Il gagna le jardin et s'élança dans la rue. Il neigeait.
Il marcha d'abord à l'aventure. Que n'eût-il pas donné pour qu'il fît jour, pour rencontrer l'antagoniste de Bouchot. Minuit sonna. Gaston, la tête nue, songeait à se rendre au cercle que fréquentait René, à le provoquer, à le forcer à se battre sur l'heure. Il croyait Hélène coupable, et il se sentait pris de haine pour cette jeune femme qu'il avait si follement aimée. Sans chapeau, couvert de neige, il se présenta au cercle de la rue Royale, et fit demander le vicomte de Champlâtreux, qui n'était pas encore arrivé.
Il erra dans les Champs-Élysées, et se trouva tout à coup devant son hôtel. Gaston, un peu calmé, monta chez lui avec l'intention de changer de vêtements et de retourner au cercle. Il s'assit devant son bureau; mais inquiet, nerveux, l'esprit tourmenté par des idées de vengeance, il voulut jeter à la face de la marquise le malheur affreux dont elle était cause, lui reprocher sa trahison, et lui annoncer qu'une séparation allait leur rendre leur liberté. Il traversa les appartements d'Hélène, situés, comme les siens, au-dessus du grand salon de réception, passa près d'une femme de chambre à moitié endormie, et souleva une portière. Nonchalamment étendue sur une causeuse, la marquise souriait à René de Champlâtreux assis à ses pieds.
À la vue de son mari, les vêtements mouillés, les cheveux en désordre, le visage terrible, Hélène se redressa à demi, ses yeux s'agrandirent d'épouvante; le vicomte se retourna.
Gaston se jeta sur lui, l'étreignit au collet d'une main nerveuse dont la colère doublait la force, et le traîna vers la fenêtre qu'il ouvrit. René eut à peine le temps de se débattre, il se sentit soulevé et balancé au-dessus du vide. La marquise effrayée voulait en vain crier, elle ne pouvait bouger. En apercevant le gouffre, Gaston recula, le fantôme de son père passa devant ses yeux, ses nerfs crispés se détendirent, et le vicomte roula sur le parquet, tandis que son adversaire pressait convulsivement son front prêt à éclater.
«Monsieur, s'écria René meurtri, vous êtes un manant.
—Sortez vite! répondit Gaston qui montra la porte.»
Le jeune homme n'était pas de force à lutter; il s'éloigna plein de rage.
«À demain! cria-t-il.
—Oui, à demain,» répéta Gaston d'une voix sourde.
La marquise se leva chancelante.
«Restez, madame, dit Gaston avec effort, j'ai à vous parler pour la dernière fois.»
Cette scène, rapide comme l'éclair, avait à peine donné le temps aux acteurs de réfléchir. La jeune femme s'appuya contre la cheminée. Son mari, pour dompter la colère qui l'agitait, se promenait à grands pas, repoussant les meubles avec violence. Par la fenêtre, demeurée ouverte, pénétraient la bise et la neige. Hélène frissonnait; Gaston, au contraire, se sentait soulagé par le souffle glacial qui activait la flamme du foyer et faisait vaciller la flamme des lampes.
«Mon honneur outragé, dit-il en s'arrêtant soudain, exigerait un châtiment…»
La marquise l'interrompit.
«Me croyez-vous donc coupable? s'écria-t-elle.
—Je vous croyais au moins assez de courage pour ne pas renier votre amant, répondit-il avec mépris.
—Je vous jure…
—C'est me supposer par trop crédule; cette main qui touchait presque la vôtre quand je suis entré, feindrez-vous d'ignorer qu'elle s'est teinte ce matin du sang de mon seul ami? Bouchot se meurt, madame, et c'est votre amant qui l'a tué.
—C'est affreux! dit Hélène en tombant sur un canapé, vous me rendez folle.»
Gaston, pris d'un rire nerveux, se rapprocha de la jeune femme. Elle baissa la tête avec effroi.
«Je vous en prie, dit-elle en joignant les mains, calmez-vous, laissez-moi vous expliquer…
—A quoi bon; nous savons à l'avance que nous ne réussirons pas à nous entendre.
—Je suis innocente.
—Vous vous trompez; je vois des taches de sang sur votre robe et sur vos mains.
—Lorsque vous êtes entré, M. de Champlâtreux…
—Ne prononcez pas ce nom, s'écria Gaston; comprenez donc que j'ai besoin de tout mon courage pour ne pas vous broyer sous mes pieds!»
La marquise se redressa avec dignité.
«Monsieur, dit-elle, c'est à tort que vous m'insultez.
—C'est vrai, Bouchot n'est pas tout à fait mort.
—Vous me rendez responsable d'un malheur que je n'ai pu empêcher; M. des Étrivières a été le provocateur.
—Oui, s'écria douloureusement Gaston, vous trahissiez mon honneur, et il a donné sa vie pour le défendre.
—Je ne puis que vous répéter que je suis innocente.
—Afin de sauver votre amant.
—Vous êtes injuste et cruel, monsieur.
—En vérité! Mais qu'êtes-vous donc, vous dont les coquetteries jettent face à face, l'épée à la main, des hommes qui ne peuvent que vous mépriser? À cause de vous, M. René de Champlâtreux a blessé Bouchot, et dans quelques heures, encore à cause de vous, j'essayerai à mon tour de tuer M. René de Champlâtreux.»
Des larmes remplirent les yeux d'Hélène.
«Les succès de Mme de Rochepont vous empêchaient de dormir, continua Gaston irrité; qu'avez-vous à lui envier désormais? J'ai pu ne pas aimer vos bals, vos fêtes, votre monde faux, méchant, insipide et vain; mais quelle idée vous êtes-vous donc faite de mon caractère, pour me croire un de ces maris complaisants que les galanteries de leurs femmes égayent, qui sont de leur siècle, comme on dit aujourd'hui? Je vous ai aimée follement; cet amour, vous avez pris à tâche de l'étouffer sous votre indifférence; il gênait vos plaisirs. J'ai consenti, la mort dans l'âme, à vous laisser libre, vous supposant l'âme assez haute pour ne jamais souiller le nom que je vous avais confié; je vous croyais une honnête femme, je vous plaignais quand vous n'aviez droit qu'au mépris.»
Gaston reprit sa marche à travers le salon, soudain il s'aperçut que la marquise grelottait. Il ferma aussitôt la fenêtre et revint lentement près de la cheminée.
«Je vous demande pardon, madame, dit-il d'une voix subitement calmée, j'oublie depuis un quart d'heure que vous êtes chez vous.
—Vous me torturez, monsieur, répondit Hélène qui pleurait.
—Vous n'êtes pas juste; vous subissez les résultats de votre conduite.
Consolez-vous du reste; demain peut-être vous serez veuve…
—Monsieur!
—Je venais vous dire adieu; la colère m'a emporté lorsque j'ai vu là, près de vous, à vos pieds, le meurtrier qui m'a volé mon honneur.
—Je me sens malade, monsieur, brisée, anéantie; je voudrais pourtant vous convaincre que je puis vous regarder sans rougir, et que j'aurais voulu vous rendre heureux.
—Je pourrais vous croire, dit Gaston qui secoua la tête, si vous ne m'aviez pas trompé autrefois sur vos sentiments à mon égard. Vous vouliez un titre; vous avez eu tort de vous presser, vous seriez aujourd'hui la femme de ce gentilhomme qui, ainsi que vous, ne voit rien de plus sérieux au monde que ses habits, sa livrée, ses attelages et sa loge à l'Opéra. Vous l'auriez aimé, lui; mais rien n'est perdu, de la veuve d'un marquis de La Taillade on peut faire une comtesse de Champlâtreux. Ma colère a fui, ajouta-t-il à un mouvement de la jeune femme, je ne voudrais pas récriminer, un passé tel que le nôtre ne mérite que l'oubli. Notre union n'a pas été heureuse, Hélène, et à cette heure suprême pour moi, il me répugne de mettre tous les torts de votre côté. Votre richesse nous a été fatale, c'est elle, plus encore que votre éducation, qui nous a séparés et empêchés de nous comprendre. Comment, jeunes tous deux, vous si belle, moi si aimant, avons-nous pu marcher vers cet abîme qui va nous engloutir aujourd'hui? Comment votre coeur n'a-t-il jamais répondu aux battements du mien? Que de fois, à vos pieds, amoureux, jaloux, désespéré, n'ai-je pas imploré votre pitié à défaut de votre amour, sans même vous émouvoir. J'ai essayé de votre vie; je me suis jeté, pour vous complaire, dans ce tourbillon où la raison se perd ou s'égare, et j'en ai rapporté le dégoût. Vous n'avez pas voulu tenter l'épreuve contraire, qui nous eût peut-être épargné le naufrage où notre honneur et notre dignité vont devenir la risée des oisifs et des sots… Mais brisons là; que je succombe demain ou que le sort des armes me favorise, je vous dis un adieu éternel… vous êtes libre.»
Gaston salua; Hélène essayait en vain de répondre; elle étouffait; elle entendit son mari s'éloigner sans pouvoir le rappeler.
«Gaston!» cria-t-elle enfin.
Elle écouta, espérant qu'il allait revenir; au bout d'un instant elle tenta d'appeler encore et s'évanouit.
Il était deux heures du matin lorsque Gaston revint s'asseoir au chevet de son ami. La fièvre se calmait, et le reste de la nuit s'écoula sans accident. Au point du jour, l'artiste semblait dormir; Gaston se pencha vers lui pour l'embrasser et s'éloigna après avoir pressé la main de M. de Champlâtreux.
Vers onze heures, le docteur Fontaine entra dans la chambre du blessé; le comte courut vers lui.
«Gaston est allé au-devant de vous, lui dit-il.
—Je ne l'ai pas rencontré,» répondit le docteur qui se mit aussitôt à ausculter le patient.
M. de Champlâtreux suivait tous les mouvements du vieillard, essayant de lire sur son visage le pronostic qu'il considérait comme une sentence.
Le parrain de Gaston gagna l'antichambre.
«Eh bien? demanda le comte avec angoisse.
—Il est fort heureux, monsieur, que nous croyions en Dieu, vous et moi; nous le prierons, car nous avons besoin qu'il nous aide.»
En ce moment, un grand bruit se fit entendre au bas du perron, et un cri poussé par Mme Hubert troubla les deux vieillards, qui se précipitèrent vers la fenêtre. Soutenu par la veuve, Gaston, livide, les bras croisés sur la poitrine, descendait d'une voiture de place.
Le docteur s'avança vers l'escalier; à sa vue un sourire de joie illumina les traits de son filleul.
«Bouchot! s'écria-t-il.
—Il repose.
—Vous le sauverez, mon parrain?
—Je l'espère; mais toi, qu'as-tu donc?
—Moi, répondit Gaston, je vais mourir sans l'avoir vengé.»
Et, blessé à la poitrine, presque au même endroit que son ami, le marquis, à bout de forces, s'affaissa sur le parquet.
VII
LA PETITE MAISON DE HOUDAN.
La seconde quinzaine de mars 1865, comme pour compenser l'hiver rigoureux qu'on venait de traverser, se montra presque printanière. Les arbres, bien qu'encore nus, commençaient à perdre l'aspect désolé qu'ils prennent après la chute des feuilles, alors que novembre les enveloppe de son brouillard glacé. On sentait la vie, si longtemps suspendue, ranimer les noires écorces, et la sève, attirée par les tièdes rayons du soleil, gonflait peu à peu les bourgeons. Un dimanche, vers midi, au fond du jardin de la petite maison de Houdan, Catherine et Aimée disposaient deux fauteuils près d'une muraille que les feuilles d'un pêcher tapissaient en été. Une bande de passereaux gazouillaient sur un vieux pommier, tandis qu'un chat, tapi sous une touffe de buis, suivait leurs évolutions et dilatait avec convoitise ses prunelles d'or.
Soudain Mademoiselle apparut sur le perron; elle était un peu courbée, mais ses beaux yeux noirs éclairaient toujours son visage.
«Tout est-il prêt, Aimée? demanda-t-elle.
—Oui, bonne amie, et grâce à ce ciel sans nuage, l'air est presque chaud.»
En ce moment, le docteur franchit la porte à son tour; il donnait le bras à Bouchot.
«Doucement, mon parrain, dit l'artiste, dont un sourire anima les traits pâles, vous descendez les marches comme si vous aviez vingt ans.
—Souffres-tu donc?
—Non; votre raccommodage est de première qualité; mais, par suite de votre diète, j'ai l'haleine courte.
—Dans huit jours tu mangeras à ton gré.
—Si je commençais tout de suite? ce serait autant de gagné. Je vous parie votre portrait contre une de vos boîtes de pilules, mon parrain, que je nettoie un gigot jusqu'à l'os.
—C'est fort possible. Pour ce soir, en attendant, tu voudras bien te contenter d'une aile de poulet.
—Vous avez peur de perdre, mon parrain. Ouf! nous voilà arrivés.»
L'artiste était à peine assis que M. de Champlâtreux, soutenant Gaston, descendit les marches du perron..
«Appuyez-vous sur moi, mon cousin, disait le vieillard; on croirait que vous doutez de mes forces.
—C'est-à-dire que j'essaye les miennes, monsieur; je voudrais enfin pouvoir marcher seul.»
Bientôt les deux convalescents, entourés de leurs amis, se trouvèrent assis côte à côte au soleil.
«Qui veut la chancelière? cria Catherine.
—Elle est pour Gaston, répondit Bouchot. Dorénavant, Catherine, vous voudrez bien ne m'offrir que des choses qui puissent se manger.
—M. Fontaine prétend que ça vous ferait du mal.
—Le docteur est payé par mes ennemis. Il serait digne de vous, Catherine, et de votre intégrité proverbiale, d'apporter le gigot en question. Je ne mangerai pas l'os, je le donnerai à Gaston, qui le mettra dans sa chancelière pour dépister les soupçons.
—Crois-tu donc, dit celui-ci en souriant, que je ne sois pas aussi capable que toi d'apprécier un bifteck?
—Tu es affamé?
—Autant que toi pour le moins.
—Impossible! je suis la faim en chair et en os, c'est-à-dire en os, pas en chair. Vous entendez, ma tante? continua l'artiste, qui se tourna vers Mademoiselle, le logement, les lits, le service sont assez confortables chez vous; seulement, on y meurt d'inanition.
—Par ordonnance du médecin, mon cher neveu.
—Déchirez l'ordonnance et faites-nous servir une côtelette.
—Vous sortez de table.
—Qu'à cela ne tienne, nous nous y remettrons.
—Ajournons à huitaine, mon neveu, par respect pour la Faculté.
—Mademoiselle Aimée! cria Bouchot.
—Que désirez-vous, monsieur des Étrivières.
—Vous devez avoir l'âme charitable, si les apparences ne sont pas trompeuses; n'auriez-vous pas un gigot au fond de votre panier à ouvrage?
—Non, monsieur.
—Je vois pourtant quelque chose de rouge.
—C'est ma tapisserie.
—Te sens-tu l'estomac assez féroce pour manger de la tapisserie? demanda l'artiste à son ami.
—Tu es fou!
—Comme on voit bien que tu n'as qu'une fausse faim! Ah! mon parrain, le jour où je pourrai marcher, je me rends au Soleil-d'Or et je commande une soupe aux choux!… Je vous en donnerai, mademoiselle Aimée; quant à Gaston, il sera raisonnable, et continuera à manger l'oeuf à la coque dont votre père régale ses clients. On ne m'y reprendra plus, mon parrain, à vous honorer de ma pratique.
—Je l'espère bien, dit le docteur, qui serra la main de l'artiste. Au revoir, messieurs; au moindre symptôme de froid, rentrez. Êtes-vous toujours dans l'intention de me tenir compagnie, monsieur de Champlâtreux?
—Oui, certes, mon cher docteur.»
Le vieillard, avant de s'éloigner, embrassa Bouchot et salua courtoisement les deux dames qui s'établirent près des convalescents…
«C'est bon tout de même le soleil, dit l'artiste, et je comprends la béatitude de ce matou qui nous imite là-bas. Mais vois un peu notre infériorité, ni toi ni moi ne savons faire ronron.
—Quand pourrons-nous courir dans les grands bois? répondit Gaston qui soupira.
—Pour cueillir des châtaignes et récolter des champignons vénéneux? Nous avons le temps. Si ce n'était la question des vivres, je me trouverais heureux ici, moi. Il y a des instants, ajouta-t-il en regardant Mademoiselle, où je suis jaloux de Gaston.
—Jaloux de Gaston? répéta celle-ci avec surprise.
—Vous êtes sa vraie tante, à lui; et je souhaiterais vous appartenir par un lien plus étroit encore: être votre fils, par exemple.
—Je ne vous en aimerais pas pour cela davantage, mon cher Bouchot; entre vous et Gaston, mon coeur n'établit guère de différence, et je suis sûre qu'il n'est pas jaloux, lui.
—Il a bon caractère; moi je suis égoïste et je voudrais tout avoir à moi seul.
—Même les coups d'épée, dit Gaston qui lui prit la main.
—Ne parlons pas politique, mon cousin, répliqua l'artiste qui depuis quelque temps désignait son ami par le titre que lui donnait M. de Champlâtreux.
—Avez-vous froid, messieurs? demanda Aimée.
—Non, mademoiselle, nous avons faim. Pendant que je suis en train de me créer une famille, je vous avoue qu'une de mes ambitions serait de posséder une soeur qui vous ressemblât.
—Je serai votre soeur le jour où vous voudrez, répondit la jeune fille.
—Ma soeur de charité; vous l'êtes déjà.
—Parce qu'il m'arrive de vous présenter votre tisane?
—Non; par la façon dont vous vous y prenez; ce n'est pas si facile que vous semblez le croire, d'être bonne au naturel.»
Aimée rougit légèrement.
«Du reste, continua l'artiste, le hasard m'a toujours servi, sans que ça paraisse; il y a des instants où j'en conviens afin de ne pas le décourager. La Providence m'a pris ma mère, cependant; c'est le seul mauvais tour que je ne puisse lui pardonner.
—Et votre jeunesse a été rude, mon neveu.
—C'est pour cela que j'ai la vie dure. Mon brave homme de père a beaucoup employé le tire-pied pour mon éducation; dois-je m'en plaindre? Sans cette circonstance, je ne pourrais me faire appeler M. des Étrivières. Je grandissais plus mal que bien, lorsque la Providence m'envoya un frère sous les traits de l'honorable marquis de La Taillade, ici présent. Il est vrai que, peu après, j'héritai d'une belle-mère, dont je n'ai pas eu à me louer. Je ne lui en veux pas, elle m'a fait mieux comprendre tout le prix de l'amitié de Gaston. Un jour, du côté de Passy, je perds mon ami à pile ou face, et je retrouve un second père, sans tire-pied, celui-là, qui met du fromage sur mon pain sec, de l'orthographe dans mon écriture et une toile sous mon pinceau. Je ne sais si vous avez pénétré sous l'écorce de M. de Champlâtreux, ma chère tante, continua l'artiste dont la voix s'attendrit soudain; figurez-vous un peu de toutes les vertus et de toutes les qualités pétries ensemble sons l'aspect vénérable que vous connaissez. Vous en homme, ajouta-t-il en baisant la main de Mademoiselle.»
Il y eut un moment de silence; l'artiste continua.
«Je croyais M. de Champlâtreux unique de son espèce lorsque j'ai connu votre grand-père, mademoiselle Aimée, c'est-à-dire quand la Providence m'a donné un parrain. Me voici donc avec une famille complète; non, il me manque une nourrice, le jour où Catherine m'octroiera un gigot, elle sera ma nourrice. Ouf! je n'ai plus la force de parler; à ton tour, mon cousin.
—Tu rêves garde-manger, je rêve liberté, moi, dit Gaston; je me trouve mal à l'aise sur ce fauteuil; il me tarde de pouvoir marcher, courir au besoin; de reprendre une vie active, où mon corps obéisse à ma volonté.
—Tu n'es pas difficile; pourquoi ne demandes-tu pas une paire d'ailes, tout de suite? tu pourrais même en demander deux afin de m'en céder une. Veux-tu que je te fournisse le moyen de réaliser ton rêve?
—Tu vas dire quelque folie.
—Tu me connais bien mal.
—Parle, alors.
—Mange du gigot, mon cher, un peu saignant surtout.
—Voilà le soleil parti, il faut rentrer, dit Mademoiselle.
—Une, deux, en route! s'écria Bouchot en se levant, pas pour les grands bois, par exemple.
—Voulez-vous vous appuyer sur mon bras, monsieur mon frère?
—Oui, certes, ma charmante soeur.
—Pourquoi Gaston n'a-t-il pas votre gaieté? dit la jeune fille qui marchait à petits pas.
—Ma gaieté! répéta Bouchot; comment, vous aussi, mademoiselle, vous me croyez gai? Il n'en est rien; je suis triste. Vous riez? Je parle sérieusement. Lorsqu'on débouche une bouteille de champagne, un liquide vif, pétillant, joyeux s'en échappe, n'est-ce pas? Mais le liquide parti, que reste-t-il? Une bouteille! Est-ce que vous trouvez cela gai, une bouteille vide?
—Pas trop, répondit Aimée.
—Eh bien, je suis la bouteille, gaie en apparence, triste en réalité.
—Que vous raconte donc Bouchot? demanda Gaston.
—Il vient de me convaincre qu'il a le caractère mélancolique, répondit en riant la jeune fille.
—Et vous Aimée, quel est le fond de votre caractère?
—La gaieté, répondit le peintre; mets-toi à l'ombre; si mademoiselle paraît, tu te croiras en plein soleil.
—Et si tu surviens, il me semblera être en plein midi, un jour d'été.»
L'artiste fit un mouvement d'épaule.
«Voilà comme on juge les gouvernements, dit-il; enfin, n'en parlons plus, la justice n'est pas plus de ce monde que le bonheur.
—D'où est tirée cette maxime, monsieur des Étrivières!
—Des oeuvres complètes de M. Prudhomme, mademoiselle.»
À dater de ce jour, la convalescence des deux amis marcha avec rapidité. Dès la semaine suivante, Bouchot put manger à sa guise, et, bien que sa blessure eût inspiré plus de craintes au docteur que celle de Gaston, il retrouva ses forces le premier. Bientôt l'artiste entreprit de longues courses à pied, alors que le mari d'Hélène ne se hasardait guère au delà de la Grande-Rue. Mademoiselle, dont la sensibilité et l'affection venaient d'être mises à de si rudes épreuves, commença à respirer.
VIII
BOUCHOT EXÉCUTE POUR LA DERNIÈRE FOIS LE PAS DE GISELLE.
Lorsque le docteur avait proposé d'emmener à Houdan les deux blessés,
Mademoiselle était demeurée silencieuse.
«Je crois notre Aimée guérie, avait-elle dit en prenant la main de son vieil ami; depuis le mariage de Gaston, elle a vaillamment combattu son amour devenu sans espoir. La flamme s'est éteinte, faute d'aliment. Mais si nous nous trompions, si la flamme qui nous semble morte n'était qu'endormie, ne serait-il pas à craindre que la vue de Gaston malheureux ne la ranimât à l'improviste?
—Vous avez raison comme toujours, avait répondu le docteur; je vous devance à Houdan afin de conduire Aimée à Dreux.
—Non; c'est moi qui vais partir, afin de tout préparer pour recevoir nos chers malades. Laissez-moi faire, et ne nous effrayons pas avant l'heure.»
Aimée, sans en connaître la cause, savait que les deux amis, blessés en duel, avaient été en danger de mort. Au premier mot de départ, elle se jeta dans les bras de Mademoiselle:
«Gardez-moi près de vous, s'écria-t-elle; vous aurez besoin de moi pour vous aider à les soigner. Gaston est marié, heureux, je ne l'aime plus d'amour et je puis le revoir sans danger.
—Ne te trompes-tu pas toi-même? chère enfant.
—Je ne le pense pas. D'ailleurs, depuis deux ans, j'ai eu le temps de guérir de ma folie.
—Ces folies-là sont indépendantes de la volonté.
—J'ai pu l'aimer lorsqu'il était libre; je ne luttais pas alors, je prenais mon amour pour de l'amitié. Il n'en serait plus de même aujourd'hui que j'ai l'expérience.
—Promets-moi de me raconter sérieusement tes impressions durant la première semaine qu'il passera ici.
—Je vous le promets; s'il y a du danger, je demanderai de moi-même à partir: j'ai trop souffert pour vouloir recommencer ces terribles épreuves.»
À l'arrivée des deux jeunes gens, pâles, maigres, les yeux agrandis, et qu'on dut transporter dans leur chambre, Aimée fondit en larmes. Le soir venu, Mademoiselle interrogea sa petite amie.
«Je crois pouvoir rester ici sans danger, répondit-elle.
—Ton émotion m'a inquiétée.
—Me croyez-vous donc plus forte que vous et que Catherine? Vous sanglotiez aussi fort que moi lorsqu'on a porté Gaston et M. des Étrivières chez eux.
—C'est vrai; mais tu vas le revoir tous les jours, maintenant.
—Dois-je cesser d'aimer Gaston d'une façon absolue?
—Tout ce qui troublerait ta tranquillité serait en trop, mon enfant.
—Eh bien, si mon mal veut me reprendre, j'aurai le courage de vous le dire et de m'éloigner.
—Je crois en toi, chère petite; le malheur nous a assez éprouvés pour que nous puissions espérer quelques jours paisibles.»
Aimée, sans être d'une beauté remarquable, était cependant jolie. Son visage, à la peau fine et rosée, plaisait plus encore par l'expression que par la régularité des traits. Elle avait de grands yeux aux regards veloutés, de belles dents, des cheveux noirs abondants, la taille bien prise, la démarche légère et gracieuse. Petite et mignonne, on la voyait partout à la fois, comme un lutin narquois et bienfaisant. On retrouvait en elle beaucoup de ce charme indéfinissable que Mademoiselle possédait à un si haut degré, et ceux qui approchaient l'aimable jeune fille, quel que fût leur âge ou leur sexe, ne pouvaient se défendre de l'aimer.
Un mois environ après l'installation des deux amis dans la petite maison, Aimée s'établit un soir près du lit de Mademoiselle.
«Je viens d'examiner mon coeur, dit-elle, et de lui faire passer un examen scrupuleux.
—Et quel a été le résultat?
—C'est que Gaston m'intéresse un peu plus que M. des Étrivières.
—Voilà qui est mauvais, répondit Mademoiselle avec vivacité.
—Je ne crois pas, bonne amie.
—Tu l'aimes encore?
—Oui, mais sans passion, comme un ami plus cher et que je connais depuis plus longtemps. D'ailleurs, ce n'était pas de moi que j'avais peur, c'était de lui.
—Que veux-tu dire?
—Que, sans l'indifférence qu'il me témoigne, je me serais peut-être remise à l'aimer. Je suis guérie, bien guérie.
—Sérieusement?
—Oui, j'ai pu m'en assurer hier en acquérant la certitude d'un malheur que je soupçonnais.
—Lequel?
—C'est que le ménage de Gaston n'est pas heureux. Il y a un an, une semblable nouvelle m'eût impressionnée.
—Et aujourd'hui?
—Mon premier mouvement a été de le plaindre et de former le voeu sincère de le voir retourner près de la marquise.
—Il y retournera, je l'espère, répondit Mademoiselle; mais comment as-tu appris?…
—Dame, sans être curieuse, je me suis demandé, comme tout le monde, pourquoi Gaston n'allait pas à la Mésangerie, où mon grand-père eût pu le soigner aussi bien qu'ici.
—Il a voulu être transporté chez moi, une idée de malade.
—Alors, pourquoi madame de La Taillade n'est-elle pas venue s'établir près de lui? Vous ne lui avez pas défendu votre porte, je suppose.
—Tu sais bien que ma belle nièce dédaigne notre médiocrité; elle ne pourrait vivre dans nos chambres étroites; mais laissons ce sujet. Demain, peut-être, Gaston se réconciliera avec sa femme, et leurs secrets ne nous appartiennent pas.»
Aimée se pencha pour embrasser Mademoiselle, qui demeura pensive.
«Qu'avez-vous donc? Mes paroles vous ont-elles affligée?
—Non, mon enfant, rassurée par ta franchise, je faisais un rêve et je songeais à quelqu'un…
—Je devine à qui, dit la jeune fille qui sourit.
—Voyons!
—Vous songiez à M. des Étrivières.
—Je ne connais personne qui soit plus digne de toi.
—Mon grand-père l'aime beaucoup.
—Et moi, et Catherine, car je crois inutile de nommer Gaston.
—C'est-à-dire, s'écria joyeusement Aimée, qu'il ne manque plus que mon consentement.
—Et le sien, s'empressa d'ajouter Mademoiselle.
—Bien sûr; cependant… faut-il vous le dire, bonne amie?
—Il faut toujours tout me dire, mon enfant.
—Eh bien, depuis quelques jours, M. des Étrivières me regarde avec une éloquence dont il ne paraît pas se douter.
—Tu crois qu'il t'aime?
—Je ne crois rien, bonne amie, je vous dis tout.
—Te déplairait-il?
—Après Gaston, c'est le seul homme au monde qui ne me paraisse pas désagréable. Ils ne sont pas beaux, les hommes.
—M. Bouchot est joli garçon.
—Quand je dis que les hommes ne sont pas beaux, je ne veux parler ni de
Gaston ni de son ami.
—Tu m'inquiètes, c'est toujours le nom de mon neveu que tu mets en avant.
—N'est-ce pas vous qui m'avez appris, que, dans une lettre, il faut prendre garde surtout au post-scriptum?
—Oh! mais, voilà un symptôme.»
La jeune fille rougit et se cacha les yeux.
«J'aimerai peut-être un jour M. Bouchot, dit-elle en s'enfuyant; seulement, je veux que ce soit lui qui commence.
—Prends garde! lui cria Mademoiselle, qui murmura ensuite: Dieu, qui nous a prodigué les épreuves, devrait bien nous donner à tous ce bonheur-là.»
C'était une joie pour les deux convalescents que de sentir autour d'eux la petite Aimée, comme ils la nommaient familièrement. Bouchot surtout se plaisait à la voir, à l'entendre chanter, rire ou causer. La présence de la vive jeune fille faisait battre son coeur avec force, circuler son sang avec plus de vitesse. Le matin, il descendait toujours le premier, presque certain de trouver Aimée déjà établie près de la fenêtre du salon. Gaston ne tardait guère à le rejoindre; mais il s'installait sur un fauteuil, s'absorbait dans la lecture d'un livre ou demeurait pensif. A mesure que sa guérison avançait, une tristesse invincible semblait s'emparer de lui.
«A qui songes-tu? lui demanda un jour son ami.
—Tu veux dire à quoi?
—Non pas, je parle français et je le répète: A qui songes-tu?
—Au passé, à l'avenir, à la gloire.
—Je te prie de remarquer que je parle chien et que tu réponds chat.
—Je songe à Hélène.
—Depuis notre arrivée elle habite la Mésangerie et fait demander soir et matin de nos nouvelles.
—Par son intendant, répondit Gaston; elle n'a pas songé à venir elle-même.
—Sa position est difficile, il faut être indulgent.
—Tu la crois donc à la Mésangerie?»
Bouchot regarda son ami d'un air surpris.
«Elle y est restée trois semaines, continua Gaston; aussitôt qu'elle nous a su hors de danger, elle est partie pour Paris.
—Ne jugeons pas à la hâte. Elle doit être blessée: car enfin tu l'as accusée à tort, et elle attend sans doute…»
Le marquis tendit un journal à son ami; on y parlait d'une fête officielle où la marquise avait brillé.
«Décidément, elle n'a pas de coeur, s'écria l'artiste indigné; tu as tort de t'occuper d'elle.
—Je dois la mépriser?
—Oublie-la, elle ne mérite rien de plus.
—C'est fait.» dit Gaston, qui secoua la tête et se leva.
Prenant alors le bras de l'artiste, il l'entraîna dans le jardin.
Trois semaines s'écoulèrent encore; de temps à autre, Bouchot parlait de retourner à Paris; mais il se laissait convaincre sans peine qu'un séjour de quarante-huit heures de plus à Houdan achèverait de le fortifier. Il avait commencé le portrait de Mademoiselle et d'Aimée dans l'espoir de les terminer assez tôt pour le Salon. Le Salon allait ouvrir, et les portraits étaient loin d'être achevés.
Une après-midi que Gaston travaillait dans sa chambre, l'artiste prit une canne et gagna la campagne. Il semblait préoccupé et marcha jusqu'à l'entrée d'un bois, où il s'assit. L'air était doux, le soleil radieux, les arbres commençaient à verdir, un vent léger courbait les moissons vertes. Bouchot contempla longtemps le paysage qui se déroulait devant lui; puis son regard s'arrêta sur la vieille tour que Gaston lui avait si souvent décrite.
«Monsieur Bouchot, dit-il enfin en se parlant à lui-même, ainsi que son caractère expansif lui en avait fait contracter l'habitude, vous devez supposer que je ne vous ai pas amené ici, seul, loin du monde et de son tourbillon, uniquement pour vous divertir. J'ai à vous adresser une série de questions auxquelles je vous prie de répondre avec une entière franchise. Rassurez-vous, je serai indulgent et je ne vous trahirai pas. Donc, mon cher Bouchot, je voudrais savoir pourquoi vous êtes tantôt triste, tantôt gai, et tantôt ni l'un ni l'autre; pourquoi votre esprit, votre coeur, votre âme débordent de poésie. Autrefois, dans la nature, dont vous êtes un admirateur si fervent, vous voyiez avant tout des rayons, des ombres, des effets de lumière, du pittoresque, des tons, des perspectives, d'inimitables tableaux. Aujourd'hui, vous écoutez gazouiller les oiseaux, bruire le feuillage, murmurer les ruisseaux, siffler le vent, et, dans l'azur splendide du ciel, vous découvrez, même en plein jour, des lunes, des étoiles, jusqu'à des soleils. Vous vous intéressez au brin d'herbe que la brise incline, vous protégez les hannetons contre les enfants, la mouche contre l'araignée, et la petite chanson plaintive du grillon vous rend si joyeux le soir, qu'elle vous donne envie de pleurer. Vous êtes distrait, rêveur, sérieux par instant, sans avoir pour excuse, comme votre cousin le marquis de La Taillade, le grand ouvrage que vous composez sur le bonheur de vos semblables. Je voudrais savoir encore, monsieur Bouchot, pourquoi vous trouvez que le docteur Fontaine a toujours raison, surtout quand il a tort; pourquoi Mademoiselle vous semble non-seulement adorable comme par le passé, mais belle à ravir; pourquoi Catherine, qui n'est que bonne, vous paraît spirituelle; et, enfin, pourquoi cette vieille tour, au-dessus de laquelle planent ces hirondelles dont les cris vous réveillent chaque matin, vous semble aussi nécessaire à votre existence qu'elle le paraissait autrefois à votre ami Gaston?..»
L'artiste se leva, se rapprocha du bord de la route, et du bout de sa canne il écrivit en lettres énormes sur la poussière blanche:
«J'aime Mlle Aimée!»
«Ouf! dit-il, je m'en doutais bien un peu: à présent, j'en suis sûr. Ah! j'aime Mlle Aimée! Quel est donc l'animal qui nie l'existence des anges? Est-ce assez beau, ce champ aux teintes d'émeraude, dont les ondulations s'étendent à perte de vue! et cette chaumière qui, comme une coquette, ne se montre qu'à demi à travers les taillis, il y a des heureux là-dedans! Comme cette cloche qui tinte tout là-bas est éloquente, et que de choses elle dit à ceux dont l'intelligence comprend à demi-mot! Je suis si content que, Dieu me pardonne, j'ai des larmes dans les yeux; ce n'est pas l'heure des grillons, pourtant. C'est peut-être la voix de cette grenouille qui m'émeut. Après tout, ce n'est pas si désagréable qu'on veut bien le dire, les coassements.»
Bouchot relut deux ou trois fois avec complaisance ce qu'il avait écrit; la brise, en rasant la terre, effaçait peu à peu les caractères tracés par l'artiste.
«Ça m'est bien égal, dit-il en posant la main sur son coeur, c'est gravé là.»
Tout à coup il fit deux ou trois gambades; puis, au grand ébahissement d'un paysan et de sa compagne, il se mit à danser son fameux pas de Giselle autour du nom d'Aimée. Encore essoufflé, il exécuta avec sa canne une série de moulinets auxquels le paysan répondit en brandissant son gourdin.
«Voilà un brave cultivateur qui comprend ma joie, dit Bouchot; est-il heureux, cet homme des champs! Ce doit être sa femme, cette grosse joufflue qui se cache derrière lui comme si je lui faisais peur. Le gredin manie bien sa trique. Allons, en route! Si je rencontre un monsieur assez hardi pour me soutenir que le soleil, la lune, les étoiles et les vers luisants n'ont pas été faits pour moi, je lui casse les reins.
Allons, enfants de la patrie!
Chut, ne soyons désagréable à personne, pas même au gouvernement.»
Bouchot reprit le chemin de la ville. Il salua au passage la paysanne et son compagnon qui, toujours méfiant, prit une attitude défensive, qu'il n'abandonna que lorsque l'artiste eut disparu, entre deux haies d'aubépine en fleur.
IX
AIMÉE.
Arrivé dans la Grande-Rue, Bouchot ralentit le pas; un doute affreux venait de lui traverser l'esprit. Il aimait la petite-fille du docteur, mais réussirait-il à s'en faire aimer? L'artiste eut un moment d'angoisse; toutes les chimères qui tourmentent le cerveau des amoureux l'assaillirent à la fois: il sentit la jalousie le mordre au coeur, vit un rival dans chacun de ceux qui approchaient d'Aimée, un rival qu'il faudrait combattre à outrance. Un moulinet énergiquement exécuté changea le cours des pensées de l'artiste.
«Consultons Gaston, se dit-il; il m'en voudrait avec justice si je lui cachais que j'ai une boîte à musique dans le coeur.»
Au moment d'agiter la sonnette de la porte d'entrée, Bouchot hésita.
«Allons, murmura-t-il, voilà que j'ai peur de me trouver en face de Mlle Aimée! Tout n'est pas rose, à ce qu'il paraît, dans le métier d'amoureux. Si je lui parle, elle a l'oreille si fine qu'elle est capable d'entendre ma musique; que lui répondre, si elle m'interroge? car les lois du monde m'obligent, jusqu'à nouvel ordre, à déguiser mes sentiments. Je voudrais bien savoir si ça chante aussi dans son coeur? Pourvu que ce soit le même air que dans le mien! Allons, du calme et surtout de la tenue.
—C'est vous, monsieur Bouchot, s'écria Catherine, vous n'avez donc pas rencontré M. Gaston?
—Gaston est donc sorti?
—Il y a plus d'une heure qu'il est parti avec l'intention de vous rejoindre.
—Pourquoi n'avez-vous pas deviné, Catherine, que j'allais rentrer et que je désirais lui parler?
—Dame, monsieur, je ne l'ai pas fait exprès; je vais appeler
Mademoiselle.
—Ne la dérangez pas… Ah! ma chère Catherine, il va des moments bien solennels dans la vie.
—Est-ce qu'il vous arrive un malheur, monsieur Bouchot?
—Je ne sais pas encore au juste. Voyons, Catherine, vous avez de l'expérience; vous ne sauriez donner que de bons conseils. Répondez-moi avec franchise; dussiez-vous briser la boîte à musique, je ne vous en voudrais pas. Au nom de votre père et de votre mère, Catherine, dois-je rire ou dois-je pleurer?
—À propos de quoi?
—Je vous le dirai plus tard; pour le moment, je vous demande un oui ou un non; consultez votre expérience et répondez.
—Riez, monsieur Bouchot; je ne vous ai jamais vu triste, et tout le monde y perdrait si vous changiez de caractère.
—J'essayerai de rester moi-même pour vous égayer, Catherine; Mlle Aimée est-elle au salon?
—Je la crois au jardin avec M. Fontaine, qui est rentré plus tôt que de coutume.
—Est-ce que tous ses malades sont morts?
—Vous savez bien qu'il les ressuscite, au contraire, le digne homme.
—Attendez, ma bonne Catherine; j'ai encore besoin de votre expérience.
Vous n'avez rien sur vos fourneaux qui réclame votre présence immédiate?
—Non, monsieur.
—Que pensez-vous du mariage en tant qu'institution sociale, Catherine?»
La vieille servante parut réfléchir.
«Se marier, dit-elle, c'est vouloir doubler ses chagrins lorsqu'on a bien assez des siens propres.
—Il y a de la profondeur dans cette réflexion. Continuez.
—Le mariage, monsieur Bouchot,—Mme Hoddé me le disait encore l'autre jour,—c'est une loterie où les bons numéros sont si rares que l'on prétend qu'il n'y en a pas.
—Vous n'êtes pas consolante, Catherine; par bonheur j'ai le moral solide; continuez.
—Voyez-vous, monsieur Bouchot,—n'allez pas croire au moins que ce soit pour vous que je le dis:—mais le meilleur des hommes ne vaut pas les quatre fers d'un chien.
—Je vous trouve sévère pour mon sexe, Catherine; est-ce tout?
—Oui, monsieur.
—Alors concluez.
—La fin des fins, monsieur Bouchot, et, je le répète à qui veut m'entendre, c'est que je ne conseillerai jamais à personne de se marier, pas même à mon plus cruel ennemi.
—Mais à vos amis, Catherine?
—À ceux-là, je leur conseillerai plutôt de se pendre.
—Merci. Votre maîtresse partage-t-elle votre manière de voir?
—Oui, monsieur; il n'y a que les amoureux qui pensent autrement, parce qu'ils sont aveugles, comme autrefois M. Gaston. Mais pourquoi me faites-vous toutes ces questions, monsieur Bouchot?
—Je songeais à vous marier, Catherine, et je tenais à connaître votre opinion; je suis fixé.
—Me marier, répéta la servante en riant aux éclats; le ferblantier du coin de la place me l'a proposé une fois; il n'y est pas revenu, le gredin.
—Comment l'avez-vous guéri, Catherine?
—À l'aide d'une raclée dont on reverra la pareille le jour où je rencontrerai cette Blanchote qui vous a fait tant de misères, à M. Gaston et à vous.
—Je plains le ferblantier, en attendant que je plaigne Mme de La Taillade. Oubliez tout ce que je viens de vous dire, Catherine; je ne voudrais pas vous rendre rêveuse.»
Bouchot se dirigea vers le jardin; le docteur, assis près d'une tonnelle, était plongé dans une lecture qui semblait l'absorber.
«Quand je pense que ce brave homme tient ma destinée dans sa main, se dit l'artiste, je suis épouvanta de sa puissance. Que pourrais-je bien lui dire pour la flatter? Soyons dissimulé; avant de lui laisser entendre ma boîte à musique, sachons d'abord si la chanson est de son goût.
«Te voilà, mon filleul, s'écria gaiement le docteur, qu'as-tu donc fait de Gaston?
—Nous jouons à cache-cache, mon parrain; il me cherche par monts et par vaux, et je vais m'asseoir pour l'attendre. Tout le monde se porte donc bien que vous avez le temps de vous dorloter?
—Ne sais-tu pas que le printemps est la morte saison pour les médecins?
—Ils doivent bien le détester, alors. Je viens d'avoir un entretien avec Catherine, qui m'a fait une profession de foi dont je suis encore ému.
—C'est le bon sens incarné, cette fille-là, répondit le vieux médecin qui releva ses lunettes sur son front; elle ne voit jamais qu'un côté de la question, mais elle le voit bien.
—Elle me racontait l'histoire d'un ferblantier qui n'est peut-être pas de votre avis.»
Le docteur se mit à rire.
«Je le crois bien, répondit-il; dans son indignation, Catherine l'a presque assommé.
—Savez-vous comment elle définit le mariage, mon parrain? Une loterie!
—Et elle n'a pas complètement tort; qu'est-ce, en effet, que cette alliance de deux êtres réunis par le hasard, et qui, parce qu'ils se sont plu durant quinze jours, engagent leur avenir d'une façon indissoluble?
—Arrêtez, mon parrain; vous avez été marié, et je ne voudrais connaître que vos impressions personnelles.
—Il y a des anges…
—Ah! je le savais bien, s'écria l'artiste.
—Mais il y a aussi des démons.
—Ne parlons que des anges, mon parrain.
—J'ai été heureux, murmura le vieillard; ma pauvre compagne, si nous pouvions l'interroger, en dirait-elle autant?
—Vous allez vous calomnier!
—Non, je ne me crois ni meilleur ni pire que je ne suis, et c'est froidement que j'envisage la question. On part ensemble; mais deux passions marchent rarement d'un pas égal; et ce n'est pas gai, les cahots d'un véhicule dont l'un des chevaux tire à droite, tandis que l'autre tire à gauche.
—Les cahots ne sont rien tant qu'on ne verse pas, dit Bouchot.
—On finit toujours par verser; regarde autour de toi sans te laisser prendre aux apparences, et dis-moi combien de mariages heureux tu découvres.
—Ça ne corrige personne, mon parrain; depuis Adam, les hommes aiment les femmes, de père en fils.
—L'amour n'a rien à voir avec le mariage.
—Vous êtes léger, mon parrain.
—Je me place au point de vue philosophique; nos lois sont mauvaises et notre façon de procéder plus mauvaise encore; il ne me sera pas difficile de te le démontrer. Je ne veux pas remonter jusqu'à l'antiquité, qui ne voyait dans la femme qu'un être inférieur; je prendrai mon exemple dans notre société actuelle, qui se croit en progrès parce que le cercle dans lequel elle tourne s'est simplement élargi. Tu veux te marier?…
—Oui, mon parrain.
—De deux choses l'une, ou tu aimes ta future, ou tu fais une spéculation.
—Fi donc! j'aime ma future, mon parrain.
—Tu l'aimes, soit; nous reprendrons ensuite l'autre hypothèse. Tu l'aimes! alors, comme l'a fort bien dit Lucrèce:
L'illusion te berce, et ton oeil enchanté
Prête des traits charmants à la difformité.
Tu rêves, chez celle dont l'aspect t'a séduit, toutes les grâces, toutes les qualités, toutes les vertus.
—Ce n'est pas un rêve…
—Tu n'es plus libre, continua le docteur; ta raison, jetée hors des voies, ne connaît plus la vérité. Il te semble impossible de vivre hors de la présence de celle que tu crois avoir choisie et qu'un hasard t'a imposée; le bonheur, tu le places à ses côtés…
—Vous y êtes, mon parrain.
—Tu te maries…
—Le plus vite possible, répondit Bouchot.
—Le temps passe; peu à peu la raison reprend son empire, le bandeau tombe, l'amour s'affaiblit, meurt…
—Jamais, il est éternel.
—Tu te réveilles; ta femme est légère, acariâtre…
—Arrêtez, mon parrain. Pourquoi ne voulez-vous pas qu'elle soit bonne, douce, aimante?
—Alors, c'est toi dont l'humeur se transforme, qui deviens exigeant, dominateur, injuste, d'autant plus cruel que ton erreur a été plus profonde, et vous êtes liés à jamais! L'enfer chrétien, si riche en supplices, n'en compte peut-être pas de plus affreux…
—Aïe! aïe! cria Bouchot.
—Qu'as-tu donc? demanda le docteur qui s'interrompit avec surprise.
—Une fausse alerte; j'ai cru que vous aviez cassé ma boîte à musique.
—Quelle boîte à musique?»
Catherine vint appeler le docteur qu'un fermier voulait consulter; l'artiste, demeuré seul, se perdit dans ses réflexions.
«Elle est jolie, leur expérience, se dit-il; en voilà des encouragements. Gaston! ne manquera pas de me citer son exemple, et Mademoiselle? Je crois que c'est encore elle qui me comprendra le mieux. Moi qui étais si content de ma découverte, je n'ai plus envie de rire. Je crains que mon parrain n'ait élevé sa petite-fille dans des idées de célibat qui gêneraient singulièrement les miennes.»
Une fenêtre s'ouvrit, Aimée parut. Elle émonda une glycine dont les belles grappes de fleurs commençaient à se flétrir; puis, appuyée sur la balustrade, elle regarda au loin, pensive, sérieuse, le menton posé sur sa main fine et blanche.
«La gracieuse petite fée, murmura Bouchot; allons, la boîte à musique est intacte. Quel vacarme là-dedans, ajouta-t-il en se croisant les bras; je voudrais savoir fabriquer les vers, je remplirais cent pages avec ce seul nom: Aimée! La voilà partie, tous les soleils se couchent donc à la fois, maintenant. On ne dîne pas encore, j'ai le temps de monter dans ma chambre et de composer un sonnet. Dans la poésie, ce n'est ni la rime ni la raison qui m'embarrassent, c'est la longueur du vers. Bah! ça doit lui être bien égal à Mlle Aimée que les vers rampent sur douze ou sur quatorze pieds.»
Vers sept heures du soir, l'aide de Catherine prévint Bouchot qu'on l'attendait pour passer dans la salle à manger; Gaston, en retard, venait enfin d'arriver; l'artiste, en habit noir, en cravate blanche, en souliers vernis et ganté de frais, pénétra dans le petit salon; une exclamation de surprise le salua.
«Est-ce que vous allez au bal, mon neveu? demanda Mademoiselle.
—Non pas, ma chère tante.
—En soirée chez le percepteur? dit Aimée.
—Je ne bougerai pas d'auprès de vous, mademoiselle, si vous le permettez.
—Alors tu fais prendre l'air à tes habits? s'écria Gaston.
—Non, mon cousin; mais il est dans la vie des jours graves, solennels, où l'homme qui se respecte se doit à lui-même de garder le décorum.
—Je le connais ton décorum, ta vas nous exécuter le pas de Giselle.
—C'est fait depuis tantôt, répondit Bouchot sans sourire. Je rêvais dans ma chambre à la destinée des empires, lorsque j'ai senti le besoin de composer des vers. Comme je ne trouvais que le premier et le troisième, je me suis souvenu de M. de Buffon; à défaut de manchettes, j'ai endossé mon habit pour attirer l'inspiration.
—Des vers! s'écria Aimée, vous allez nous les dire? monsieur des
Étrivières.
—J'ai mis mon habit trop tard; au moment où j'allais en fabriquer un second, Jeanne est venue m'annoncer prosaïquement que la soupe attendait.
—Quel air cérémonieux, monsieur des Étrivières!
—Un air digne, mademoiselle Aimée; l'habit noir, la cravate blanche surtout, élèvent la pensée. On comprend, lorsqu'elle vous serre le cou, pourquoi les diplomates, les notaires et les journalistes ont une si haute idée d'eux-mêmes et peuvent régenter leurs contemporains. Les augures romains portaient la cravate blanche.»
Le dîner fut gai; la toilette de Bouchot mit tout le monde en verve, lui excepté. Gaston, contre son habitude, se montra d'un entrain qui contrastait avec l'air compassé de son ami. Au fond, en dépit de sa plaisanterie, l'artiste était trop sérieusement amoureux pour ne pas être un peu triste. Il ne doutait ni du consentement du docteur ni de celui de Mademoiselle; il se savait aimé d'eux autant qu'il les aimait. Ses inquiétudes venaient d'Aimée. Il ne la quittait guère des yeux, et, selon les allures de la jeune fille, il se répétait tout bas, comme s'il eût effeuillé une marguerite: Elle m'aime, un peu, beaucoup; puis, au lieu d'achever, il secouait la tête et se sentait ému.
Gaston, le docteur et Mademoiselle s'établirent devant une table de jeu; Bouchot, qui devait remplacer le perdant, s'assit près d'Aimée qui brodait. De temps à autre, la jeune fille levait les yeux sur l'artiste, comme surprise de le voir si taciturne, lui qui d'ordinaire troublait les joueurs, de façon à se faire constamment rappeler à l'ordre par Mademoiselle. Parfois le regard des deux jeunes gens se rencontrait; Aimée baissait la tête, souriait ou rougissait. Tout à coup on appela Bouchot, qui prit la place de son ami.
Gaston, devenu libre, se promena de long en large; il lutinait Aimée au passage, dénouant les rubans qui retenaient les cheveux de la jeune fille, dont le doigt le menaçait en riant.
«Est-il heureux, lui, avec son titre de grand frère!» pensait Bouchot.
Et l'artiste, distrait, jouait une carte pour une autre, à la grande indignation de Mademoiselle.
«Je ne vous veux plus pour partenaire lorsque vous serez en habit noir, mon neveu; voilà deux fois que vous oubliez que les as et les rois sont tombés.
—C'est ma boîte à musique, ma chère tante; mon habit est innocent.
—Quelle est cette nouvelle folie dont tu nous parles au moins pour la dixième fois ce soir? demanda Gaston.
—Une surprise que je ménage à l'aimable société, mais dont tu auras la primeur.»
Gaston se pencha vers l'oreille d'Aimée, qui partit d'un éclat de rire.
«Atout, atout, et atout, s'écria triomphalement le docteur; l'avez-vous fait exprès, mon filleul?
—Non, mon parrain. Je vous demande humblement pardon, ma chère tante, vous avez perdu par ma faute.
—Un peu; mais Gaston va m'aider à prendre ma revanche.»
Bouchot alla s'asseoir au fond du salon, dans un coin obscur. Il demeura silencieux, ne répondant même pas aux plaisanteries que lui décochait son ami. Aimée se rapprocha de lui.
«Souffrez-vous donc, monsieur Bouchot? lui demanda la jeune fille avec hésitation.
—Oui et non, Mademoiselle, ce n'est pas encore décidé.
—Parlez-vous sérieusement?
—Certes, selon mon habitude.»
Aimée regarda l'artiste d'un air indécis.
«Demain, reprit-il, je serai guéri ou très-malade.
—Vous m'effrayez. Vous ne songez pas à vous battre de nouveau, au moins?
—Non, rassurez-vous, et merci pour l'intérêt que vous paraissez prendre à mon chétif individu.
—Ne me comptez-vous donc pas au nombre de vos amis?
—Je serais trop malheureux si je ne croyais occuper une place dans votre coeur, lorsque vous en occupez une si grande dans le mien.
—Eh bien! confiez-moi la cause de votre tristesse.
—Je ne demanderais pas mieux, si je pouvais me l'expliquer à moi-même; je suis ému comme le sont les enfants, sans trop savoir pourquoi. Est-ce que cela ne vous arrive jamais, mademoiselle Aimée, de n'avoir aucun motif de chagrin appréciable, et cependant de vous sentir le coeur si gros que vous portez envie à ceux qui peuvent pleurer?
—Mais si; seulement je me donne la satisfaction de pleurer et, le lendemain, je ris de mon enfantillage.
—Vous êtes bien heureuse; chez moi, je crois que c'est tout le contraire, je ris de ne pouvoir pleurer.
—Voulez-vous que je me mette au piano, afin de tenter de vous distraire.
—Je vous en prie même.»
Aimée préluda; elle joua l'ouverture de Lucie, puis un morceau de la Norma affectionné par l'artiste. Soudain, il se couvrit le visage de ses mains comme pour mieux écouter; mais, en réalité, pour cacher une larme qui, de son coeur, venait de monter à ses yeux. La jeune fille s'en aperçut, ses doigts tremblants laissèrent mourir les notes une à une, elle cessa de jouer.
Bouchot releva la tête; Aimée, visiblement émue, le regardait avec ses grands yeux bleus si brillants et si purs.
«Je pensais à ma mère,» dit l'artiste qui essaya de sourire.
Puis, secouant la tête, il reprit:
«Décidément, mon habit m'a rendu maussade; on dirait que je vous ai attristée. Me pardonnez-vous?»
Sans réfléchir, elle lui tendit une main dont il s'empara; leurs regards se croisèrent avec lenteur, tous deux se sentirent trembler et rougir; ils venaient, sans échanger une parole, de s'avouer mutuellement qu'ils s'aimaient.
Aimée, dégageant sa main, retourna près de Mademoiselle, tandis que l'artiste, dont le coeur bondissait, luttait contre l'envie d'embrasser tous ceux qui l'entouraient.
Vers onze heures on se sépara; Bouchot pressa les mains du docteur avec effusion, baisa celles de Mademoiselle à quatre ou cinq reprises, et dut se cramponner au bras de Gaston pour ne pas sauter au cou d'Aimée, qui n'osait plus le regarder. Bientôt les deux amis, retirés dans la chambre de Gaston, s'assirent face à face. L'artiste se dépouilla de son habit et bourra sa pipe. Par un renversement singulier de leur humeur, c'était Bouchot qui gardait le silence, tandis que Gaston causait et plaisantait.
«Tu as marché sur une mauvaise herbe, aujourd'hui, disait-il à son ami.
—Et toi sur une bonne, mon cousin.
—Oui, répondit Gaston, arrière les préoccupations, les soucis, la tristesse, les chagrins! je veux ma part de soleil, à la fin; je veux vivre. Je suis jaloux de toi, mon cher Bouchot, tu es célèbre, l'Europe sait ton nom, tandis que Paris bégaye à peine le mien. J'ai quelque chose là, continua-t-il en se frappant le front, il est temps d'écouter la voix de l'ambition. J'étais garrotté; me voilà libre, pauvre, indépendant; à moi l'avenir.
—Bravo! s'écria l'artiste; M. de Champlâtreux, qui s'y connaît, est un admirateur de ton premier livre, et il se plaint de ton silence. Remets-toi à l'oeuvre: l'heure de la justice sonne tard quelquefois, mais elle sonne.
—Dès demain, je reprends la plume; on ne doit pas se taire tant qu'on a des choses utiles à dire, et cette fois je forcerai les indifférents à se tourner de mon côté.
—Moi, répondit Bouchot, je suis devenu philosophe, je ne demande plus qu'une chaumière pour y cacher un coeur que j'ai trouvé.
—Que veux-tu dire?
—J'ai fait une singulière découverte.
—Confie-la moi bien vite.
—Attends que j'endosse mon habit, il est de rigueur pour la circonstance.
Bouchot, se rapprochant alors de Gaston, lui posa la main sur l'épaule.
«Monsieur le marquis de la Taillade, dit-il, j'ai l'honneur de vous faire part que j'aime Mlle Aimée.»
Gaston se dressa comme soulevé de son fauteuil par un ressort, il ferma à demi les yeux, ses lèvres pâlirent; puis il prit son ami entre ses bras et l'y tint longtemps pressé.
«Tu donnes ton consentement? s'écria l'artiste.
—Ton bonheur n'est-il pas une partie du mien?» répondit le jeune marquis d'une voix altérée.
Vers deux heures du matin, Bouchot se disposait à énumérer pour la vingtième fois les qualités de la petite-fille du docteur, lorsque Gaston, qui s'était assis de façon à tourner le dos à la lumière, proposa de prendre un peu de repos.
«Il faut garder quelque chose à nous dire pour demain, ajouta-t-il en pressant la main de son ami.
—Pour demain? répéta l'artiste. Ne t'inquiète pas, va; il faudrait des siècles, rien que pour vider le trop plein de mon coeur. Mais je suis généreux et j'ai pitié de ta faiblesse; dors donc, et bonne nuit. Moi, je vais rêver à elle, tout en préparant le discours qui doit amener ton parrain à m'accorder son vote.»
Gaston, demeuré seul, s'étendit sur son fauteuil et se couvrit le visage de ses deux mains. Il se releva tout à coup; l'image d'Aimée venait de passer devant ses yeux.
«Ah! malheureux, s'écria-t-il avec angoisse, toi aussi, tu l'aimes!»
X
GASTON PREND SA REVANCHE.
Gaston ne dormit pas.
Tantôt résigné, tantôt désespéré, il comptait les heures une à une, se promenant de long en large, s'arrêtant parfois pour ne plus entendre que l'impassible tic-tac de la vieille horloge. Le coeur meurtri, l'âme accablée par une immense douleur, il maudissait le monde et la vie. Mais la droiture de son caractère, aussi bien que l'affection qu'il portait à Bouchot, lui traçait son devoir, et il n'était pas homme à hésiter. Il devait hâter l'union de son ami et d'Aimée, puis s'éloigner au plus vite pour étouffer sa passion coupable et la cacher aux yeux perspicaces de ceux qui l'entouraient. Cette résolution, il eût voulu l'exécuter sur l'heure. Quelle fatalité présidait donc aux événements de sa vie? Quoi, après la catastrophe qui l'avait rejeté sanglant, désolé sons le toit de Mademoiselle, alors qu'il aspirait au calme, au repos, à l'oubli, voilà qu'un orage imprévu venait l'assaillir et livrer de nouveau son âme à la douleur!
Rival de Bouchot! cette idée l'irritait. Le secret de son tardif amour, aussi bien que de celui de l'artiste, s'expliquait facilement. D'abord, dans la jeune fille transformée par l'âge, les deux amis avaient continué à voir la petite compagne qu'ils considéraient comme une soeur. Mais le temps et la douleur, en mûrissant Aimée, avaient développé ses qualités morales. Si la beauté d'Hélène troublait les sens, la petite fille du docteur, avec son regard profond, sa grâce et son naturel, faisait des conquêtes moins rapides, mais plus durables. Aimée, à son insu, sans coquetterie, séduisit à la fois les deux convalescents, dont l'âme, en dépit de la diversité de leur humeur, était si propre à comprendre la sienne.
Le jour parut; Gaston regardait sans voir, écoutait sans entendre; son âme seule veillait et souffrait. Le bruit d'une porte qui s'ouvrait le ramena à la réalité; il secoua la tête à la vue d'un rayon de soleil qui dorait les vitres de sa fenêtre et se leva.
«Quels terribles adversaires que l'amour et l'amitié lorsqu'ils se mettent à lutter, pensa-t-il. Ma raison a beau faire, il n'y a qu'une route à suivre; il faut, dussé-je en mourir, que Bouchot soit heureux.»
Vers sept heures il gagna le jardin, il y trouva Mademoiselle, toujours matinale.
«Qu'as-tu donc? s'écria-t-elle en le voyant pâle, défait, les yeux rouges.
—Je n'ai pu dormir, répondit-il avec un peu d'embarras.
—On te croirait malade; remonte chez toi bien vite, je vais recommander à Aimée de ne pas s'approcher de son piano de la matinée, et tu reposeras jusqu'à l'heure du déjeuner.
—C'est inutile, chère tante, je vais vous dire adieu tout à l'heure, je pars.
—Pour Maulette?
—Pour Paris.»
Mademoiselle regarda son neveu comme pour s'assurer qu'il parlait sérieusement; puis elle se laissa tomber sur un banc. Gaston s'assit près d'elle, silencieux, préoccupé. Il appuya soudain la tête sur l'épaule de celle qui lui avait servi de mère et ne put contenir un sanglot.
«Tu souffres? que t'arrive-t-il, bon Dieu? confie-moi vite la cause de ton chagrin. Réponds, réponds-moi donc, cruel enfant, répéta Mademoiselle dont les larmes coulaient à la vue de la douleur de son neveu; ne vois-tu pas que tu me fais mourir?»
Gaston se redressa; il essaya de sourire.
«Ce n'est rien, chère tante, dit-il, rien qu'un enfantillage. Au moment de vous quitter, je me suis souvenu de cette époque où l'on m'a entraîné loin de vous, et toutes les anciennes blessures de mon coeur se sont rouvertes.»
Mademoiselle secoua la tête d'un air de doute.
«Il se passe quelque chose que tu veux me cacher. Ce départ, tu n'y songeais pas hier.»
Gaston demeura muet.
«Voyons, continua Mademoiselle qui l'attira sur sa poitrine comme lorsqu'il était petit, confesse-toi, je réussirai peut-être à te consoler. Ce n'est pas pour un enfantillage qu'un homme comme toi pleure. Tu aimes encore Hélène, tu souffres de ne plus la voir, et c'est elle que tu vas chercher?
—Non, s'écria Gaston, je ne puis plus que maudire celle que vous venez de nommer.
—Je le regrette, mon pauvre ami; elle est ta femme, après tout, et ce sont les plus belles années de votre existence à tous deux qui vont s'écouler dans l'isolement. Voyons, n'est-il aucun moyen de vous rapprocher.
—Je ne l'aime plus.
—Reste près de moi, alors; que vas-tu chercher à Paris?
—La gloire, répondit Gaston; il est temps que je vous rende fière de votre neveu.
—Je le suis, répondit Mademoiselle qui le baisa au front. Toute mon ambition est satisfaite lorsque tu es là près de moi, que je m'appuie sur ton bras et que je sens combien tu m'aimes.
—Mais vous avez l'âme trop haute, chère tante, pour vouloir que je me condamne à l'oisiveté. Il est un vide dans mon coeur qu'il me faut combler, puisque l'amour ne doit plus le remplir. Je veux essayer d'être utile.
—Vous autres hommes d'imagination, répondit Mademoiselle, vous placez le bonheur si haut que vous réussissez rarement à l'atteindre, et vous rendez le sort responsable de vos déceptions. Ce n'est pas un blâme que j'exprime, dit-elle à un mouvement de Gaston, c'est un regret. Du reste, tout ce qui pourra te distraire, je le trouve bon. Va donc, mon pauvre enfant, mais reviens vite; personne n'est heureux ici lorsque tu es absent.»
Elle demeura un instant pensive, puis elle ajouta:
«Ta détermination a donc été prise ce matin? hier au soir, tu parlais d'accompagner ton parrain à Dreux.
Gaston prononça le nom de son ami.
Mademoiselle sourit tout à coup.
—Ah! dit-elle, me voila soulagée et je suis sûre de te revoir bientôt;
M. Bouchot te ramènera.
—Il me ramènera, répéta machinalement Gaston.
—Oui, sans doute; tu peux bien me mettre dans la confidence, il aime notre petite Aimée, n'est-ce pas?»
Gaston dut faire un effort suprême pour cacher son trouble.
«Oui, répondit-il; mais elle?
—Je puis te confier l'autre moitié du secret; tu ne la trahiras pas: elle aussi, l'aime. Quand je songe que, pendant dix années, c'est toi que j'ai rêvé comme mari de ma chère Aimée. Dieu, les beaux châteaux en Espagne que je construisais, dans ce temps-là! Un jour, tu as soufflé dessus, il n'en a pas fallu davantage pour les détruire de fond en comble. J'en ai pleuré, car cette union… Mais à quoi bon rappeler un passé irrémédiable? Voyons, est-ce que cela ne te fait pas plaisir de songer que ton ami se charge du bonheur d'Aimée?
—Allons, pensa Gaston qui fit quelques pas; comme le gladiateur antique, sachons sourire avec une blessure mortelle au coeur.
—Où vas-tu? demanda Mademoiselle avec vivacité.
—Appeler Bouchot et lui apprendre que son amour est partagé.
—Reste, s'il te plaît; tu sembles oublier que c'est un secret que je t'ai confié. Laisse agir ton ami, c'est à lui qu'il appartient de porter le premier la parole, et son habit noir d'hier trahissait des intentions qui se révéleront probablement aujourd'hui. Tout ce que je te permets, c'est de l'encourager au besoin.»
Gaston se rassit; il parut oublier la présence de sa tante.
«Quoi! dit-elle, la pensée de voir heureux tous les êtres qui te sont chers ne suffit pas à te dérider?
—Le mariage m'apparaît sous un jour si sombre, ma chère tante, que je suis tenté de plaindre ceux pour lesquels vous croyez devoir vous réjouir.
—Je comprends l'amertume de tes souvenirs, répondit Mademoiselle d'une voix grave; mais je sais aussi que tu as une grande âme, et que le bonheur des antres ne saurait te porter ombrage. Nous savons souffrir, toi et moi, car Dieu ne nous a pas épargné les épreuves, et cependant il en est d'autres que sa main traite encore plus sévèrement. Te voilà veuf, continua-t-elle avec affection, tu as aimé sans être payé de retour. Eh bien, tu vivras comme ta vieille tante, qui possédait un coeur que l'on a dédaigné comme le tien. Aujourd'hui nous n'avons plus guère qu'un malheur à redouter, c'est que Dieu ne nous ravisse l'un à l'autre.»
Gaston s'empara de la main de Mademoiselle.
«Je dois te précéder, continua-t-elle un peu émue, dans ce monde où je rendrai compte à ta mère de ton bonheur dont je m'étais chargée. Si je n'ai pas réussi, c'est que Dieu ne l'a pas voulu, tu me rendras toi-même témoignage. Ne te chagrine pas; je le ferai le plus tard possible, ce terrible voyage. J'en voulais venir à ceci: je comprends tes idées d'ambition, ce n'est pas à Houdan qu'on peut devenir célèbre; pars donc, mais reviens souvent, tu ne m'auras pas toujours, et je serai bien aise moi-même d'embrasser de temps à autre le petit enfant que j'ai bercé.»
Gaston se précipita aux genoux de sa tante et lui couvrit les mains de baisers.
«Allons, dit Mademoiselle en le relevant, la tristesse est contagieuse; je voulais te consoler, et c'est moi qui me suis laissé attendrir. Heureusement que ton parrain n'est pas là pour nous gronder. Je me retire; nous avons besoin l'un et l'autre de reprendre notre sang-froid.»
Mademoiselle s'éloigna, gravit avec lenteur les marches du perron, et se retourna pour sourire à son neveu, qui la contemplait immobile.
«Je vais t'envoyer Aimée, lui cria-t-elle au moment de disparaître.
—Noble et sainte femme! murmura Gaston; quoi qu'il arrive, ton fils adoptif sera digne de toi.»
Longtemps il demeura pensif, préparant, étudiant à l'avance le rôle qu'il devait jouer, afin que nul ne pût soupçonner la passion qui le torturait. C'était surtout aux yeux de Bouchot qu'il fallait à tout prix cacher ce secret. L'artiste, qui déjà avait exposé sa vie pour Gaston, était capable de tous les héroïsmes et renoncerait certainement au bonheur plutôt que de causer le désespoir de son ami. Peu à peu, comme il arrive aux caractères élevés, Gaston trouva un apaisement, une sorte de joie amère dans l'abnégation que lui imposait son amitié. Il se sentait à la hauteur des épreuves que lui préparait le sort, et ce fut avec résolution qu'il entreprit de combattre et de vaincre la plus impérieuse des passions humaines: l'amour.
«Ah! pauvre coeur, dit-il, en pressant sa poitrine de ses deux mains, tes battements, si douloureux qu'ils soient, ne m'empêcheront pas d'obéir à ma conscience.»
A l'heure du déjeuner, Gaston, reprenant le ton enjoué qui, la veille, avait si fort égayé ses amis, se plut à embrasser à la fois Aimée et Bouchot. A la brusque révélation de leur passion mutuelle, faite à haute voix, les deux jeunes gens se levèrent interdits, anxieux, lançant à Gaston des regards indignés. Aimée s'enfuit confuse, tandis que l'artiste, pris d'une toux subite, saisissait le bras de son ami pour lui imposer silence. Mademoiselle et M. de Champlâtreux, tout en souriant, avaient peine à ne pas laisser déborder leurs larmes à la pensée du bonheur qui attendait leurs enfants d'adoption. Le soir, ce fut encore Gaston qui, vêtu de noir à son tour et d'un ton cérémonieux, demanda au docteur la main d'Aimée pour Bouchot. Certes, le bon docteur s'attendait à cette demande; pourtant il chancela, ses lèvres tremblèrent, et, moins vaillant que Mademoiselle et M. de Champlâtreux, il se jeta dans les bras de son filleul sans dissimuler son émotion.
«Tu as entendu? dit-il à Aimée accourue près de lui. Réponds toi-même, je te laisse libre.
—Elle a déjà répondu ce matin, s'écria Catherine, qui déroulait un immense mouchoir à carreaux.
—Et qu'a-t-elle dit?
—La même chose que nous, pardine! elle s'est mise à pleurer.»
Durant trois semaines, Gaston, plus actif, plus gai en apparence qu'on ne l'avait jamais vu, s'occupa des démarches nécessaires pour hâter l'union des deux fiancés, se montrant aussi pressé qu'eux. Chaque soir, alors que le tic-tac de la vieille horloge retentissait seul dans la maison, il écoutait les interminables confidences de Bouchot, qui, sans le savoir, tournait et retournait un fer rouge dans le coeur de son ami. Plus d'une fois, défaillant, prêt à se trahir, Gaston sentit un sanglot monter à sa gorge et l'étouffer. La chair, torturée, meurtrie, se révoltait; mais l'âme implacable la forçait à souffrir en silence. Les plus rudes épreuves qu'eût à subir le jeune marquis lui vinrent d'Aimée. Familière, confiante avec celui qu'elle considérait depuis longtemps comme un frère, elle l'embrassait dix fois par jour à l'adresse de Bouchot, ou l'entraînait au fond du jardin pour parler à son aise de celui dont elle allait porter le nom. Gaston, souriant, héroïque, appréciait alors l'adorable candeur de cette enfant qui aurait pu être sa femme. «Je te la destinais», avait dit Mademoiselle. Quoi, sans le soupçonner, sans le deviner, il avait effleuré ce bonheur dont Bouchot plus clairvoyant allait s'emparer! Dans ces moments, Gaston ne pouvait s'empêcher de songer à Hélène, de déplorer sa froideur et sa frivolité.
Mais si l'âme de Gaston se trouva à la hauteur de la tâche qu'il s'était imposée, son corps, plus rebelle, trahit bientôt, par son affaissement, les luttes secrètes qui l'épuisaient. Mademoiselle s'inquiétait de temps à autre de sa pâleur, de son activité fébrile, de l'éclat de son regard à l'expression si calme et si douce d'ordinaire. A plusieurs reprises, elle avait remarqué qu'il s'arrêtait au milieu d'un sourire commencé, qu'aussitôt qu'il se croyait seul son visage devenait soudain grave et morne. Aux questions de sa tante, le jeune homme répondait en l'embrassant ou en se plaignant de migraines imaginaires.
Le grand jour arriva. Gaston, épuisé par une nuit d'insomnie, était prêt avant l'aube. Absorbé, immobile, il comptait les heures où, se retrouvant enfin libre, il pourrait s'enfuir, arracher le masque dont il se couvrait, et, loin de tout regard importun, s'abandonner à son désespoir. Son énergie, son empire sur lui-même avaient pu lui donner la force de dissimuler, mais ses efforts avaient été vains pour arracher de son coeur la cruelle passion qui le consumait. Il fut arraché à sa rêverie par le bruit d'un joyeux carillon qui, du clocher de la vieille église, éparpillait ses notes dans l'air comme une volée d'oiseaux.
«C'est le glas de ma dernière illusion», se dit-il avec tristesse; puis, le sourire aux lèvres, il alla baiser la main d'Aimée et embrasser Bouchot.
Le ciel, clément pour l'artiste, était sans nuages, et le soleil déjà chaud éblouissait les yeux. Une foule de femmes, de vieillards, d'enfants endimanchés, se joignit au cortège pour faire honneur à Mademoiselle et au docteur, aussi aimés, aussi respectés l'un que l'autre. L'église, inondée de rayons, avait sa grande porte de chêne ouverte à deux battants, et le maître-autel, blanc et or, scintillait sous l'éclat lumineux de cinquante cierges. Sur les dalles grises, autour des deux fiancés, se reflétaient les mosaïques multicolores des vitraux; on eût dit des fleurs de feu. Le curé parut, leva les bras vers le ciel, et l'on s'agenouilla.
Durant la cérémonie, le regard de Gaston s'arrêta d'abord sur un grand christ en ivoire dont la tête à l'expression douce, triste, résignée, ceinte de sa triomphale couronne d'épines et penchée sur l'épaule gauche, semblait contempler les assistants. Gaston souffrait, il courba le front devant le divin martyr et pria; l'orgue, s'éveillant tout à coup, fit résonner sa voix puissante, dont les sons, d'abord lents, graves, solennels, l'attendrirent. Il laissa couler ses larmes sans honte et son coeur se dégonfla. Bientôt l'instrument eut des notes plus vives, plus tendres, plus émues, auxquelles vinrent s'unir les voix fraîches des enfants de choeur, et l'esprit de Gaston, comme il arrive dans les moments suprêmes, se retourna vers le passé. Il se revit isolé, perdu, grelottant sur la place Saint-Jacques, en face de Bouchot exécutant le pas de Giselle. En un instant, il passa en revue sa misérable enfance, si cruelle, si éprouvée, mais soutenue, réchauffée, consolée par la bonne humeur, la droiture, le dévouement du cher être qui, agenouillé en ce moment près d'Aimée, était encore pâle du sang qu'il avait répandu pour épargner celui de son ami. L'immensité de sa dette envers l'artiste apparut plus clairement que jamais à Gaston.
«Quoi que je fasse, pensa-t-il en regardant Bouchot, je ne pourrai jamais que l'égaler.»
Il se leva, fier de la victoire qu'il avait remportée sur lui-même, le regard calme et assuré. Ce fut d'un bras ferme qu'il soutint le poêle frangé d'or au-dessus de la tête des fiancés; ce fut d'une voix sincère qu'il mêla sa prière à celle du prêtre appelant les bénédictions du ciel sur les nouveaux époux; et ce fut du fond de l'âme qu'il applaudit aux cloches, dont la voix, un instant contenue, porta soudain vers Dieu le serment que venaient d'échanger Aimée et Bouchot.
L'artiste, convaincu par les conseils de son ami, s'était décidé à partir pour l'Italie, et, le soir même de son mariage, en compagnie d'Aimée, du docteur et de M. de Champlâtreux, il regagna Paris. Vers dix heures du soir, Gaston, revenant du chemin de fer, rentra dans la petite maison redevenue solitaire et silencieuse. Il embrassa Mademoiselle et se retira.
Par une contradiction étrange, il était à la fois tranquille et triste, satisfait et navré. Il lui semblait sentir un autre lui-même se révolter et se désespérer. Il s'agenouilla près de son lit et pleura longuement sans en avoir conscience. Tout à coup il sentit une main s'appuyer sur son épaule; il se redressa et se trouva en face de sa tante, qui l'enveloppait de son beau regard.
«Du courage, lui dit-elle d'une voix émue; tu as noblement agi et tu dois être content de toi.»
Gaston, surpris, allait répondre.
«J'ai tout deviné, continua Mademoiselle, qui pressa la tête de son neveu contre sa poitrine; ne suis-je pas ta mère, moi? Mais ne parlons que de l'avenir. Que comptes-tu faire?
—Retourner à Paris et reprendre mes travaux.»
Mademoiselle parut réfléchir.
«J'aurais voulu te garder près de moi, reprit-elle enfin; mais tu as raison, ici tu te souviendrais trop. Songe toujours à moi, continua-t-elle, les mains étendues comme pour bénir, et laisse agir ce grand auxiliaire de Dieu: le temps.»
XI
FACE.
Le surlendemain Gaston se mit en route pour Paris. Bientôt la vapeur remporta comme dans un tourbillon, et cette course vertigineuse soulagea momentanément son esprit. L'homme, dans les crises qui bouleversent son existence, s'insurge par instinct contre les lois inflexibles de la matière et cherche follement à les braver. C'est alors qu'il rêve de dompter un cheval fougueux, de lutter contre l'ouragan, de défier la foudre on les flots soulevés. Les plaines, les collines, les bois fuyaient avec trop de lenteur encore au gré de Gaston; peu à peu la raison reprit ses droits, il se mit à songer.
Immobile, les yeux fermés, il semblait dormir. En réalité, il luttait contre la brûlante image d'Aimée qui passait et repassait devant ses yeux. Par instant, il regrettait avec amertume de n'avoir pas été mortellement atteint par l'épée du vicomte de Champlâtreux; mais il rejetait bien vite cette pensée comme indigne de lui, comme un crime envers les coeurs dévoués qui l'aimaient. Le soir même de son arrivée à Paris, Gaston, établi dans l'atelier de Bouchot, se plongeait dans l'étude avec l'ardeur de ses premières années, demandant à cette consolatrice austère l'oubli, que sa volonté impuissante ne pouvait lui donner.
Quelques jours plus tard, le public, par un de ces retours si fréquents à Paris, se passionna pour le premier livre de Gaston. La question du paupérisme, brièvement étudiée dans son oeuvre, mais d'une façon neuve, originale, touchante, émut soudain les esprits. On s'aperçut vite que le livre, si longtemps oublié ou dédaigné, analysait non-seulement le mal, mais proposait un moyen pratique de l'atténuer, sinon de le guérir. De vives polémiques s'engagèrent; de nombreux disciples vinrent se ranger sous la bannière du jeune maître, qui bientôt dut monter lui-même sur la brèche pour défendre ses idées. Durant trois mois, il lutta sans relâche, ardent, convaincu, passionné; mais avec cette hauteur de vues, cette modération, cette dignité que donnent la conscience, l'amour du bien et la vérité. Le nom du nouveau champion des vieux abus gouvernementaux ne tarda guère à devenir populaire, et la célébrité vint s'asseoir à son chevet. Bouchot, de Florence où il préparait une série d'oeuvres qui devaient le classer définitivement, applaudissait presque chaque jour aux triomphes de son ami; quant au docteur, il ravissait Mademoiselle par ses enthousiasmes, et se déclarait prêt à mourir, l'avènement du véritable progrès étant accompli.
Gaston, enfin, sûr de sa force, quitta l'arène pour travailler en silence à l'oeuvre nouvelle qu'il préparait. Était-il heureux? hélas! non. En dépit du bruit qui venait de se faire autour de lui, son coeur tressaillait encore au nom d'Aimée; il se sentait résigné, mais non guéri. Grâce à son courage, à son devoir si simplement accompli, il possédait ce repos de la conscience et cette sérénité d'âme que donne tout grand sacrifice. Peu à peu il réussit à convaincre Mademoiselle que la blessure qu'il portait au coeur était cicatrisée, et que le travail, l'ambition satisfaite et le bonheur de ceux qu'il aimait avaient suffi pour le guérir.
Au fond, malgré sa force de caractère soutenue par la conversation stoïque de M. de Champlâtreux, le jeune marquis, souvent en proie à d'indicibles tristesses, cherchait un soulagement dans la fatigue corporelle, et errait au hasard dans Paris. Un peu contre le gré de son vieil ami, qui jugeait le frottement des hommes nécessaire pour maintenir l'équilibre de l'esprit, Gaston fuyait le monde où l'on cherchait à l'attirer, mais au milieu duquel il se souvenait trop que sa gravité, sa droiture et même sa réserve étaient des défauts. De temps à autre, le souvenir de sa femme, qu'il n'avait pas revue, le poursuivait; mais de leur position équivoque résultait un problème devant la solution duquel il reculait.
Un matin, dans une allée du bois de Boulogne, il vit passer la marquise, vêtue de noir, distraite, cachée en quelque sorte au fond d'un coupé. Cette apparition le troubla. Depuis longtemps il ne voyait plus figurer le nom d'Hélène dans le compte rendu des fêtes auxquelles assiste le «tout-Paris» conventionnel dont elle faisait partie, et il songea que, depuis la terrible scène qui les avait séparés, ils semblaient morts l'un pour l'autre.
Deux mois s'écoulèrent encore. Bouchot, dont le séjour en Italie s'était prolongé, grâce peut-être à la secrète influence de Mademoiselle, annonçait enfin son retour, et Madame Hubert, guidée par M. de Champlâtreux, disposait la maison qu'Aimée devait bientôt animer de sa présence. Gaston, que l'artiste désirait garder près de lui, examina l'état de son coeur et frémit à l'idée de se trouver chaque jour, à toute heure, en face de la femme de son ami. Ses travaux, la campagne entreprise contre les utopistes et les abus l'obligeaient à ne pas s'éloigner de Paris. Aussi, lorsqu'il parla d'aller s'établir à Houdan, M. de Champlâtreux dut combattre énergiquement sa résolution. Selon lui, Gaston ne s'appartenait plus; il se devait à son pays, à ses idées, à l'humanité dont il avait embrassé la cause:—son départ serait une désertion.
—Je dois être plus sage que Bouchot, répondit Gaston, il est encore trop tôt pour imposer ma présence au tête-à-tête du jeune ménage.
—J'y ai songé pour ma part, répliqua M. de Champlâtreux; eh bien, nous irons vivre ensemble, pas trop loin d'ici; à moins que, par une résolution digne de vous, ajouta-t-il en appuyant sur les mots, vous ne retourniez vivre près de madame de La Taillade.
Gaston garda le silence; mais les paroles de son vieil ami répondaient trop bien à ses préoccupations secrètes pour ne pas l'obliger enfin à examiner d'une façon sérieuse les chances d'une réconciliation avec celle qui portait son nom.
Une après-midi, marchant au hasard, Gaston atteignit l'hôtel de ville et en parcourut tous les alentours. Son imagination reconstruisit ce quartier sordide, fangeux, malsain, au milieu duquel il avait passé de si rudes années, et qui n'existait plus que dans sa mémoire. Il revit la rue des Arcis, la rue Planche-Mibray, la rue Jean-Pain-Mollet, la boutique du corroyeur; puis la maison et le galetas où il dormait l'hiver, enfoui sous un monceau de haillons. Il passa près de l'emplacement du cabaret de Pauquet, descendit sur le bord de la Seine et reconnut la berge où, en compagnie de Bouchot, il avait songé à se réfugier dans la mort.
«Que de peines en moins, se dit-il, si nous avions accompli notre projet!»
Voulant écarter les idées dans lesquelles ce souvenir venait de le plonger, il regagna le quai et marcha d'un pas rapide pour ne s'arrêter qu'à la hauteur de Passy. Il retrouva l'endroit où, seize années auparavant, il s'était séparé de Bouchot pour se lancer au hasard sur la grande route, l'âme en proie à une de ces douleurs dont l'intensité fait croire qu'on ne pourra jamais se consoler.
Gaston, fatigué, s'assit pour réfléchir. D'un côté, Aimée qu'il craint de revoir; de l'autre, Hélène, froide, indifférente, glacée. Que résoudre? Partir, entreprendre un de ces voyages de découvertes d'où l'on rapporte parfois la gloire, où l'on ne succombe qu'avec honneur, et qui lui donnera le temps d'oublier? Mais sa tante? N'est-ce pas creuser sa tombe que de mettre à exécution un semblable projet? Cette cruelle absence, durant laquelle le moindre vent, le moindre orage la tiendront éveillée, tremblante pour celui auquel elle a consacré sa vie, n'abrègera-t-elle pas ses jours déjà comptés!… Ah! l'indécision, le doute! Qu'ils sont heureux ceux que l'herbe recouvre et qui dorment insensibles dans la paix de l'Éternité.
Une seule issue pour échapper au remords, à la douleur, à la fatalité, pour revoir Aimée sans danger, retourner près d'Hélène! Elle n'était coupable que de coquetterie, et peut-être est-il temps encore de l'arrêter sur la pente où son imprévoyance l'entraîne, dont sa frivolité lui cache l'abîme final. Ne serait-il pas grand, noble, digne de Gaston, de retourner vers celle qui porte son nom, qui l'a méconnu, d'offrir la réconciliation et l'oubli, de se montrer calme, doux, patient, d'étudier avec soin ce caractère incompréhensible, de recommencer avec abnégation, sans jalousie, avec l'autorité d'un nom déjà célèbre, et d'une expérience chèrement acquise, l'oeuvre déjà vainement tentée?
«Pars, crie l'orgueil.
—Reste,» murmure la raison.
Le soleil se couchait; Gaston, indécis, semblait oublier l'heure. Tout à coup un sourire effleura ses lèvres; il venait de se souvenir qu'autrefois, à cette même place, Bouchot, ne sachant quel parti prendre, avait proposé d'en appeler au sort. Le sort, en se prononçant, avait donné à l'artiste les moyens de devenir célèbre.
Gaston sortit un louis de sa bourse et le jeta en l'air.
«Si c'est pile, je pars; si c'est face, je reste.»
Il se baissa avec hésitation, curieusement épié par un passant.
«Face, murmura-t-il; soit, obéissons.»
Il se dirigea à la hâte vers les Champs-Élysées, lança dans le chapeau d'un pauvre stupéfait la pièce d'or qui lui avait servi à consulter le hasard, et s'approcha rapidement de la demeure de la marquise; peu à peu son pas se ralentit, il entrevoyait les arbres du jardin et songeait à remettre au lendemain sa première visite.
«Pas de lâcheté!» pensa-t-il.
Il passa devant la loge du suisse, qui se disposait à l'interpeller, mais qui se découvrit en le reconnaissant. Il traversa le vestibule, gravit l'escalier, et s'arrêta soudain à la vue du vicomte de Champlâtreux. Celui-ci fit un pas en arrière, comme pour rentrer dans l'antichambre. Gaston, affreusement pâle, le regardait frémissant.
Le vicomte voulut parler, Gaston lui montra l'escalier d'un geste impérieux.
«Pas un mot ici,» murmura-t-il.
Et, machinalement, il regarda le gandin s'éloigner.
Le jeune marquis avait encore deux degrés à franchir, son coeur battait à lui rompre la poitrine, la sueur perlait sur son front. Sa démarche lui apparaissait maintenant comme une faiblesse; et, les portes de l'espérance, un moment entr'ouvertes, se refermaient à l'improviste pour le plonger de nouveau dans le doute et dans la douleur. Il demeurait immobile.
L'amertume et le dédain se peignaient tour à tour sur ses traits. Quelle résolution allait-il prendre? Tout à coup, il fit volte-face, poussa un soupir; et, pas à pas, comme à regret, il redescendit les marches au-dessus desquelles les nymphes impassibles continuaient à jeter leurs fleurs de marbre.
Au même instant, Hélène, prévenue de la présence de son mari, l'attendait pour se jeter dans ses bras. Elle ne se sentait plus respectée depuis qu'on la savait séparée de Gaston. Puis la conduite de ce dernier, le bruit fait autour de son nom, un retour sur elle-même avait peut-être éclairé la frivole jeune femme qui, pour la vingtième fois, venait de refuser sa porte au vicomte furieux et dépité.
Gaston atteignait le jardin, lorsque la marquise haletante, suffoquée, parut devant lui. D'un mouvement fébrile, elle saisit le bras de son mari.
«Je suis innocente, je vous le jure! s'écria-t-elle enfin. Gaston, ayez pitié de mon orgueil, écoutez-moi.»
Elle chancela, ses yeux se fermèrent, elle serait tombée si Gaston ne l'eût soutenue. Il la prit dans ses bras et l'emporta chez elle; peu à peu elle reprit ses forces et se laissa glisser aux genoux de son mari.
«Sauvez-moi de moi-même, lui dit-elle, et rendez-moi digne de vous.»
Il se pencha vers elle et la releva.
Alors, d'une voix émue, souvent coupée par un sanglot, la jeune femme, s'accusant avec sincérité, raconta sa vie depuis qu'elle habitait seule sa riche demeure et qu'on ne se croyait plus obligé de la respecter. En terminant cette douloureuse confidence, elle réclama de nouveau l'aide et la protection de son mari.
«Ah! pensa Gaston, le hasard, c'est le doigt de Dieu; le devoir m'attendait ici.»
Puis, s'inclinant vers Hélène, il lui baisa la main.
«Ne parlons plus du passé, dit-il; ma vie vous appartient, Hélène; tâchons de nous mieux comprendre et nous pourrons encore être heureux.»
XII
APRÈS L'ORAGE.
C'est l'hiver, la neige tombe, les portes sont closes, il est quatre heures du soir et il fait presque nuit. Dans le salon de la petite maison de Houdan, le docteur et M. de Champlâtreux jouent aux échecs. Graves, silencieux, ils méditent les coups. Près de la vaste cheminée où le bois flambe en pétillant, Mademoiselle tricote, assise dans son grand fauteuil. Près d'elle, tout près d'elle, Aimée, un peu pâle, oublie de pousser l'aiguille plantée dans sa broderie. Aucun bruit au dehors; le petit chasseur, toujours en vedette sur la crête du toit, oscille à peine et semble regarder au loin, comme s'il attendait un ami.
Les deux joueurs sortent soudain de leur mutisme; un coup douteux s'est présenté. Mademoiselle relève la tête, les regarde et les écoute. Ses cheveux sont blancs, blancs comme la neige qui couvre la terre et les arbres. Son visage a quelques rides légères, elle sourit de l'animation des deux partenaires; toujours son beau sourire mélancolique et doux.
Les joueurs sont retombés dans leurs calculs sur la marche de la reine ou du roi. Mademoiselle prend la main d'Aimée qui tressaille et semble s'éveiller.
«À qui songes-tu? lui demande-t-elle à mi-voix.
—À Henri, répond la jeune femme en rougissant.
—Il sera ici demain.
—Oui; et je calculais combien il y a de minutes d'ici à demain.
—Mais tu as vu ton mari il y a six jours!
—N'y a-t-il que six jours? J'aurais parié pour un mois.»
Catherine survient, elle s'approche d'Aimée dont elle baise les cheveux.
-«Si M. Bouchot avait le bon esprit d'arriver ce soir, dit-elle, il se régalerait joliment; ma crème est réussie.»
Au premier étage, assis devant une table couverte de livres et de papiers, Gaston, les deux mains appuyées sur un fauteuil, paraît perdu dans une méditation. Une portière se soulève, Hélène, mise avec une élégante simplicité, s'avance sur la pointe des pieds, saisit la tête de son mari et l'embrasse à l'improviste.
«Monsieur le rêveur ne songe-t-il pas à nous rejoindre au salon? dit la jeune femme en pressant sa joue fraîche contre celle de son mari.
—Monsieur le rêveur songeait à toi, ma belle marquise.
—Il m'aime?
—De toute son âme.»
Comme un enfant câlin Hélène s'appuie sur son mari, et tous deux oublient si bien l'heure que Catherine doit les prévenir que Mademoiselle attend.
On allait se mettre à table lorsque le petit chasseur, comme pris d'une folie subite, se mit à pivoter sur sa tige de fer avec un grincement joyeux, tandis que la vieille horloge faisait ronfler ses rouages avec son entrain accoutumé. Au même instant le marteau de la porte retentit à coups pressés.
«C'est lui, crièrent les convives d'une seule voix.»
Aimée, dont une robe de chambre dissimulait mal la taille arrondie, s'était précipitée vers l'antichambre. Elle reparut soutenue par Bouchot, dont un ruban rouge ornait la boutonnière.
«Nous ne t'attendions que demain, disait la jeune femme sans quitter son mari des yeux.
—Chère, je ne sais pas comment s'arrange l'horloger, mais ma montre avance toujours de vingt-quatre heures lorsqu'il s'agit de revenir ici. Catherine, pourquoi permettez-vous qu'il neige et qu'il fasse si froid?
—Bon Dieu, monsieur Bouchot, ce n'est sûrement pas de ma faute, et si j'avais su que vous arriviez…
—Je vous crois, Catherine, et j'accepte vos excuses. Et vous, madame
Bouchot, n'avez-vous commis aucune imprudence?
—Il n'y a pas moyen, avec Catherine; elle voulait me porter hier afin de m'éviter la peine de descendre l'escalier.
—Et c'est moi qui ai fait le voyage en dépit de mes cris, dit Hélène, dont les beaux bras entourèrent le cou de la vieille servante.
—Rien de nouveau à Paris? demanda Gaston à son ami.
—Si; le gouvernement est vexé; ton élection paraît certaine.
—Le progrès, commença le docteur…
—M'est avis que si vous ne le gardez pas pour le dessert, monsieur
Fontaine, Mademoiselle mangera son dîner froid.»
Les rires furent si bruyants à cette sortie de la vieille bonne, que le petit chasseur, profitant d'une rafale, pivota trois fois sur lui-même, à la grande indignation sans doute de la vieille horloge qui, depuis un an, s'était mise à retarder avec persistance, comme pour allonger les jours maintenant qu'ils étaient heureux.