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Poésies choisies de André Chénier

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The Project Gutenberg eBook of Poésies choisies de André Chénier

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Title: Poésies choisies de André Chénier

Author: André Chénier

Editor: Jules Derocquigny

Release date: March 2, 2006 [eBook #17899]

Language: French

Credits: Produced by Charles Aldarondo, Renald Levesque and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POÉSIES CHOISIES DE ANDRÉ CHÉNIER ***


OXFORD HIGHER FRENCH SERIES
EDITED BY LEON DELBOS, M.A.




POÉSIES CHOISIES
DE
ANDRÉ CHÉNIER




EDITED BY
JULES DEROCQUIGNY
PROFESSEUR ADJOINT A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LILLE

OXFORD
AT THE CLARENDON PRESS
1907



HENRY FROWDE, M.A.
PUBLISHER TO THE UNIVERSITY OF OXFORD
LONDON, EDINBURGH
NEW YORK, AND TORONTO

H.F. XVII




GENERAL PREFACE


Encouraged by the favourable reception accorded to the 'Oxford Modern French Series,' the Delegates of the Clarendon Press determined, some time since, to issue a 'Higher Series' of French works intended for Upper Forms of Public Schools and for University and Private Students, and have entrusted me with the task of selecting and editing the various volumes that will be issued in due course.

The titles of the works selected will at once make it clear that this series is a new departure, and that an attempt is made to provide annotated editions of books which have hitherto been obtainable only in the original French texts. That Madame de Staël, Madame de Girardin, Daniel Stern, Victor Hugo, Lamartine, Flaubert, Gautier are among the authors whose works have been selected will leave no doubt as to the literary excellence of the texts included in this series.

Works of such quality, intended only for advanced scholars, could not be annotated in the way hitherto usual, since those for whom they have been prepared are familiar with many things and many events of which younger students have no knowledge. Geographical and mythological notes have therefore been generally omitted, as also historical events either too well known to require elucidation or easily found in the ordinary books of reference.

By such omissions a considerable amount of space has been saved which has allowed of the extension of the texts, and of their equipment with notes less elementary than usual, and at the same time brighter and more interesting, whilst great care has been taken to adapt them to the special character of each volume.

The Introductions are also a novel feature of the present series. Originally they were to be exclusively written in English, but as it was desired that they should be as characteristic as possible, and not merely extracted from reference books, but real studies of the various authors and their works, it was decided that the editors should write them in their own native language.

Whenever it has been possible each volume has been adorned with a portrait of the author at the time he wrote his book.

In conclusion I wish to repeat here what I have said in the General Preface to the 'Oxford Modern French Series,' that 'those who speak a modern language best invariably possess a good literary knowledge of it.' This has been endorsed by the best teachers in this and other countries, and is a generally admitted fact. The present series by providing works of high literary merit will certainly facilitate the acquisition of the French language—a tongue which perhaps more than any other offers a variety of literary specimens which, for beauty of style, depth of sentiment, accuracy and neatness of expression, may be equalled but not surpassed.

LEON DELBOS.
OXFORD, December, 1905.




INTRODUCTION


I

C'est à Galata, faubourg de Constantinople, et d'une mère grecque que naissait, le 30 octobre 1762, celui qui devait être surtout connu et aimé comme poète grec en français. Il est vrai qu'il ne vit jamais la Grèce et qu'il quitta Galata dès l'âge de deux ans et demi. Cependant ces circonstances de son origine et de son lieu de naissance ont leur importance, ne fût-ce que celle qu'il y attachait lui-même. Il a, en effet, aimé à les rappeler. 'Salut,' s'écrie-t-il lorsqu'il pense être à la veille d'aller visiter la Grèce.

'Salut, Thrace ma mère et la mère d'Orphée,

Galata, que mes yeux désiraient dès longtemps;

Car c'est là qu'une Grecque, en son jeune printemps,

Belle, au lit d'un époux nourrisson de la France,

Me fit naître Français dans les murs de Byzance.'

Et l'on peut se demander si, parce qu'il se sentait dans les veines du sang hellène et que le hasard l'avait fait naître 'dans les murs de Byzance,' il ne s'est pas cru désigné particulièrement pour ressusciter l'hellénisme. Il convient d'ailleurs de reconnaître tout de suite que cette suggestion pouvait lui venir d'un autre côté. Il vivait en effet au milieu d'un mouvement puissant de retour à l'antique.

Ç'avait été d'abord le comte de Caylus qui, entre 1753 et 1767, avait publié les sept volumes de son Histoire de l'Art. En même temps, entre 1757 et 1766, on traduisait en français les travaux de Winckelmann sur les fouilles d'Herculanum et son Histoire de l'Art ancien. L'Essai de R. Wood sur le génie original d'Homère et sur ses écrits, paru à Londres en 1775, fut ensuite presque aussitôt traduit. Entre 1772 et 1776 paraissaient à Strasbourg les trois volumes de Brunck, les Analecta veterum poetarum graecorum, anthologie des poètes alexandrins. Dès 1757 l'abbé Barthélemy travaille à son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, où, s'inspirant des récentes découvertes et les fondant, il s'attache à évoquer, à faire vivre comme des créatures de chair et de sang, les Athéniens d'autrefois, jusque-là demeurés un peu trop à l'état d'idées abstraites. Un voyageur, Guys, publiera, dès avant 1789, le premier volume de son Voyage littéraire de la Grèce ou Lettres sur les Grecs anciens et modernes, avec un parallèle de leurs moeurs. L'antiquité déborde du domaine des archéologues et des érudits. La peinture se fait grecque avec David; grecques deviennent et la décoration des appartements et la toilette des femmes. Tout, au moins, s'unissait pour pousser André Chénier vers l'hellénisme.

Est-on en droit d'attribuer à l'origine d'André Chénier une influence plus profonde? Faut-il écrire, avec M. Faguet, que le sang oriental qui coulait dans ses veines peut expliquer cette fougue, cette véhémence en amour du poète élégiaque, s'il est vrai que ces traits sont peu communs dans le tempérament français, si encore André Chénier n'a pas pris cette fougue et cette véhémence dans ses modèles grecs et latins, chez Sapho et chez Catulle? Ce sont là problèmes obscurs. Il faut se contenter de les poser sans présumer de les résoudre.

Quoiqu'il en soit, cette mère grecque,—elle s'appelait Élisabeth Santi Lomaca, et Louis Chénier, consul de France, l'avait épousée à Constantinople en 1755—c'est à côté d'elle seule que l'enfant André grandit, puisque son père, rentré à Paris en 1765, repartait dès 1767 pour un séjour de dix-sept ans à Salé, au Maroc, où il était consul général. Elle dut d'ailleurs être très Parisienne. Femme intelligente et mondaine, elle avait un salon très fréquenté. Artistes et littérateurs y étaient assidus, et André connut là les peintres Cazes, Mme Vigée Lebrun et David—et André s'essaiera à peindre; Florian, Mencievicz, Alfieri, avec qui il aura commerce de vers ou de lettres; Brunck, à l'anthologie de qui il doit tant; l'abbé Barthélémy; Guys, qui inséra dans son ouvrage sur la Grèce deux lettres de Mme Chénier sur les enterrements et sur les danses en Grèce, parues d'abord dans le Mercure de France; Le Brun enfin, Le Brun-Pindare, dont l'influence sur son futur émule n'est malheureusement que trop palpable.

On ne sait où André Chénier fit ses premières études. On sait seulement que, tout enfant, il fit de longs séjours dans le Languedoc, chez une tante maternelle. Des notes de lui nous le montrent pieux—il sera plus tard athée 'avec délices'—et recevant une impression profonde de certain paysage de montagne.

Vers 1773, c'est-à-dire vers l'âge de quinze ans, il est au collège de Navarre, où il fait de brillantes études, obtenant un premier prix de discours français au concours général en 1778, où, de plus, il forma d'ardentes et solides amitiés, plus tard inspiratrices de mâles vers, avec Abel de Malartic, les frères de Pange et les frères Trudaine.

Dès le collège il dut savoir par coeur les plus beaux passages des auteurs anciens. Déjà il rimait, et ses premiers vers, imités de l'Iliade, sont, par leurs enjambements, par une certaine hardiesse de langue, déjà caractéristiques de sa manière:

Faible, à peine allumé, le flambeau de ses jours

S'éteint: dompté d'Ajax, le guerrier sans secours

Tombe, un sommeil de fer accable sa paupière;

Et son corps palpitant roule sur la poussière.

En 1781 (on ne sait s'il quitta le collège en 1780 ou 1781) il avait commencé à couvrir de commentaires les marges de son Malherbe. En 1782 une note d'une élégie datée du 23 avril 1782 nous le montre ayant déjà adopté sa manière d'imiter l'antiquité. Il déclare en effet que le fond de son élégie est dû à Properce: 'mais, ajoute-t-il, je ne me suis point asservi à le copier. Je l'ai souvent abandonné pour y mêler, selon ma coutume, tout ce qui me tombait sous la main, des morceaux de Virgile, et d'Horace et d'Ovide—Et quels vers! (s'écrie-t-il, en citant Virgile) et comment ose-t-on en faire après ceux-là!'

Il lui fallut penser à une profession. De ses trois frères, l'aîné, Constantin, était entré dans les consulats. Comme ses deux autres frères, Sauveur et Marie-Joseph, on le fit entrer, lui, dans l'armée. Il partit donc en 1783 pour Strasbourg en qualité de cadet-gentilhomme attaché à un régiment d'infanterie, le régiment d'Angoumois. Au bout de six mois il abandonnait le service. A Strasbourg un commun amour des lettres l'avait rapproché du marquis de Brazais, capitaine au régiment de Dauphin-Cavalerie, à qui il adressa une de ses premières productions, l'Épître sur l'Amitié (p. 78). Revenu à Paris, souffrant déjà d'un mal qui lui arrachera des plaintes fréquentes (p. 61, l. 19—p. 66. ll. 33-4), la gravelle, très affecté même (p. 51, III, p. 65, XI), il saisit avec joie une offre qui vient l'arracher à lui-même, l'offre que lui font ses amis les Trudaine de l'emmener faire un voyage de deux années. Il dit en effet dans ses adieux aux frères de Pange:

Si je vis, le soleil aura passé deux fois

Dans les douze palais où résident les mois,

D'une double moisson la grange sera pleine

Avant que dans vos bras la voile me ramène

On devait visiter la Suisse, l'Italie et la Grèce, André vit la Suisse. Il fit un long séjour à Rome. Sinon la Rome chrétienne, du moins la Rome antique l'émerveilla. Les Romaines, s'il avait prolongé ce séjour, auraient pu, à en croire ses vers (p. 72, XV), tout comme les Parisiennes, lui inspirer des élégies amoureuses. Il pousse de là jusqu'à Naples, puis brusquement, souffrant sans doute, il interrompt son voyage, sans aller voir la Grèce, et reprend le chemin de Paris.

Ici se placent trois années selon le coeur d'André Chénier, trois années de vie intense, faites d'alternatives de solitude studieuse et de plaisirs. Ces trois années, 1785, 1786, 1787, il les passe à Paris, coupées de séjours à la campagne, à Montigny (p. 58, l. 16) chez les Trudaine, ou à Maroeuil (p. 68, ll. 17-18) chez les de Pange. Il fait de sa vie deux parts, l'une donnée au travail, l'autre à la société, à la politique, aux plaisirs. Il se mêle au milieu intellectuel de son temps. Il est par conséquent encyclopédiste et philosophe, il a le culte de la raison; il est athée—et c'est là l'inspiration de son Hermès et de son Amérique. Il mène—et c'est là, avec l'imitation des élégiaques de l'antiquité, l'origine de ses élégies qui sont ses confessions amoureuses—la vie dissipée et voluptueuse de cette société licencieuse et sceptique du XVIIIe siècle. Il fut des soupers joyeux de Grimod de la Reynière. Il aima Glycère et autres beautés faciles. Il eut des amours plus relevées. Il aima Mme de Bonneuil, femme distinguée originaire de l'île Bourbon, et la chanta sous le nom de Camille. Il aima Mrs. Cosway, Irlandaise née sur les rives de l'Arno, musicienne et peintre, femme d'un miniaturiste anglais, qu'il rencontra dans l'hiver de 1785-6 et qui fut la belle D. R. des élégies. Il aima et il fut aimé. Car, malgré qu'il fût fort laid, avec sa tête énorme, ses cheveux rares sur le devant, son teint bilieux et olivâtre, ses traits gros, ses yeux petits, il avait de la vivacité dans le regard, bref, il était 'rempli de charmes.' C'est une femme, Mme Hocquart, qui nous le dit. Nous avons aussi le rapport d'un homme, Lacretelle, qui le vit plus tard à la tribune des Feuillants et fut frappé de l'impression de force qui se dégageait de cette figure 'athlétique.' La fougue que Lacretelle lui vit à la tribune, André Chénier dut l'avoir en amour. Cela paraît assez dans ses élégies et, s'il s'y montre parfois sensuel et mignard, comme les élégiaques de son temps, cette note domine, et, jointe aux retours de mélancolie profonde où il songe à la mort, aux rêveries poétiques, aux aspirations à la solitude studieuse et aux demandes de consolation à l'amitié, marque ces pièces, d'une écriture d'ailleurs si précise, comme très différentes des productions d'un Parny.

Et la même ardeur que cet homme, vraiment homme, apportait au plaisir, il l'apportait aussi à l'étude. A vrai dire on se demande si jamais poète fut plus industrieux. Il lit dans toutes les directions et la plume à la main—d'abord, peut-être, pour le désir de savoir et parce que, étant bien de son temps, il avait l'âme d'un encyclopédiste—étant d'avis aussi que 'savoir lire et savoir penser' sont le 'préliminaire indispensable de l'art d'écrire,'—mais surtout pour faire provision de matériaux à utiliser et parce que, en lisant, les idées lui venaient. Il lit donc les Analecta de Brunck, son livre de chevet; il lit Homère, Hésiode, Platon, Aristophane, Callimaque, Théocrite, Méléagre, Catulle, Lucrèce, Virgile (Virgile est partout dans son oeuvre), Horace, Tibulle, Properce, Tacite, Salluste, Cicéron, le Florilegium de Stobée, Pétrarque, Sannazar, Rabelais, Montaigne, Ronsard, Malherbe, qu'il commente et admire fort, Pascal, qu'il juge durement, Molière, Corneille, Racine, qu'il cite souvent, Voltaire, qu'il aime peu et n'estime guère, Montesquieu, J.-J. Rousseau, Raynal, Condorcet, Mably, Buffon, Lebrun. Il lit Shakespeare dont il imite deux passages (p. 39, XIX) et pour lequel son frère Marie-Joseph lui reprochera d'être trop indulgent, Milton ('le grand Milton,' 'grand aveugle dont l'âme a su voir tant de choses'), le bon Suisse Gessner, comme il l'appelait, qui lui suggère, entre autres choses, Pannychis (p. 31), et que parfois il traduit (p. 43, XXVI), Richardson, dont il aime les douces héroïnes, Clarisse et Clémentine (p. 57, ll. 67-72), Thomson (p. 44, XXX), Ossian (p. 59, l. 55). Il lit la Bible, dont il tire un poème, Suzanne, et qu'il imite parfois (p. 37, XVI). Il lit des auteurs chinois, notant son regret que davantage ne soit point traduit de cette littérature. Il écrit des pages de prose qui le révèlent moraliste à la façon de La Bruyère. Surtout, sous l'aiguillon de la lecture, il compose ses vers, et, ce qu'il y a d'extraordinaire, il gardait tout en portefeuille, nullement pressé de rien publier, se réservant de revoir tout, d'améliorer tout, jamais prêt à rien lire à ses amis (p. 60, l. 80; p. 85, ll. 64-9) dans ce petit cénacle littéraire, présidé par Lebrun et dont étaient Brazais, les deux Trudaine, les deux de Pange, et son frère, Marie-Joseph Chénier.

Ses oeuvres, toutes posthumes, sauf deux, où l'inachevé coudoie l'achevé, nous admettent dans le secret de cet atelier. Nous y voyons André Chénier, lecteur industrieux, butinant, faisant des extraits, mettant en réserve mots, tournures, images, qu'il compte utiliser dans un poème futur. Ce sont, par exemple, des canevas avec l'indication des textes à imiter:

'Il faut en faire une (une bucolique) sur les Triétériques, en Béotie, et imiter d'une manière bien antique tout ce qu'il y a de bien dans le Penthée d'Euripide, vers 13, etc.... ce qu'il chante, au choeur des femmes, au thiasus, pour l'exciter, vers 55. Tout le choeur. Toute la scène du bouvier, vers 659. Voir la traduction des vers 693 et suivants, mêlés avec les vers 142 et suivants, édition de Brunck, etc.

Ce sont des vers ou des expressions à placer: 'en commencer une (bucolique) par ces vers... en commencer ou en finir une ainsi...'

Dans une Histoire de la Chine il rencontre deux pièces traduites du Chi-King, le livre des vers. Il se promet de faire entrer cela dans ses Bucoliques. Le même feuillet souvent nous offre un fragment d'élégie, une note pour son Hermès, une remarque philologique, quelques vers indiquant un projet d'églogue, une citation de Tibulle, etc.

Ainsi il accumulait les matériaux que sa fin prématurée ne lui a pas laissé le temps d'exploiter, qu'il n'aurait sans doute pas utilisés tous au cours d'une longue vie. Il l'a dit lui-même (Épître II, v. 47-92), il commençait cent choses à la fois. Sans compter les projets de 'quadri,' dont on ne sait pas s'ils désignaient un tableau qu'il aurait peint ou une idylle.

Voilà donc la vie, complète réellement, que mène André Chénier durant ces années de Paris. En 1787, c'est-à-dire alors qu'il a vingt-cinq ans, il est probable que la plus grande partie de ses oeuvres poétiques sont déjà exécutées. C'est alors qu'il est nommé secrétaire d'ambassade à Londres.

Il se rendit à son poste en décembre 1787 (p. 74, XIX). Il se déplut à Londres (p. 75, XX), soit qu'il se sentît humilié dans une situation dépendante (p. 68, XIII), soit que, peu muni d'argent, il fût réduit à faire pauvre figure au milieu d'une société aristocratique riche et volontiers dédaigneuse, soit plutôt que, comme jadis à Strasbourg, comme peut-être en Italie, il fût pris de la nostalgie de son Paris et de ses habitudes faciles.

La littérature anglaise, malgré 'l'indulgence' que, selon Marie-Joseph, il avait pour Shakespeare, ne paraît pas lui avoir inspiré grand enthousiasme, peut-être parce que, connaissant insuffisamment l'Anglais, il lui était assez difficile de l'apprécier. Il a même sur les poètes anglais un jugement assez dur et fort injuste, à peine adouci par cette concession malgracieuse que 'quelquefois, dans leurs écrits nombreux' ils sont 'dignes d'être admirés par d'autres que par eux.' Sans doute, remarque M. Faguet, André Chénier songeait-il à Young, très en faveur à cette époque, et on aime à le supposer avec lui.

Ce séjour à Londres de trois ou quatre ans (jusqu'au milieu de 1790 ou l'été de 1791) fut d'ailleurs, surtout vers la fin, coupé de tant de voyages à Paris, qu'André Chénier finit par être plus souvent à Paris qu'à Londres.

Rentré à Paris, il y fait la connaissance de Mme Necker, de M. et Mme de Montmorin, de Mme de Staël, toute jeune encore. Il s'occupe plus que jamais de politique. Dès 1789 il fait partie de la Société Trudaine, cercle d'amis qui accueille la Révolution avec transport et devient la Société de 1789, puis la Société des amis de la Constitution. Il entre dans la politique militante par son Avis au peuple français sur ses véritables ennemis inséré dans le Journal de la Société de 1789, le 28 août 1790, pour lequel il reçut du roi de Pologne une médaille accompagnée d'une lettre flatteuse. En avril 1791 il publie une brochure, L'Esprit de parti. Il écrit Le Jeu de Paume, où il trace à grands traits la naissance de l'Assemblée nationale et un programme politique, la première oeuvre poétique qu'il livre au public, composée dans le goût des odes pindariques de Lebrun, mythologique, périphrastique et oratoire. Il écrit vingt et un articles (de novembre 1791 à juillet 1792) dans le Journal de Paris, rédigé par les Amis de la Constitution ou Feuillants. Il publie, le 15 avril 1792, ses premiers Ïambes, l'Hymne sur l'entrée triomphale des Suisses révoltés du régiment de Châteauvieux (p. 123), la deuxième et dernière oeuvre poétique qu'il ait jamais imprimée.

Lors du procès de Louis XVI il écrit pour le malheureux roi quatre plaidoyers divers. Peu en sûreté à Paris, malade de corps et d'âme, après l'exécution du roi, il se retire à Versailles. Là, dans sa retraite de la rue de Satory (n° 69), il retourne sans doute à son Hermès, et, sous l'influence du sentiment tendre que lui inspire Mme Lecoulteux (Fanny) qu'il voyait à 'Luciennes,' c'est-à-dire Louveciennes, chez sa mère, Mme Pourrat, il produit ses dernières poésies amoureuses et les plus pures, comme son Ode à Versailles (p. 116; voir aussi p. 75, XXII) et les élégies à Fanny. C'est là aussi qu'il écrivit son Ode à Charlotte Corday (p. 118), si différente d'ailleurs d'inspiration et plus semblable à la poésie officielle du temps.

De retour chez son père, rue de Cléry, à l'automne de 1793, au plus fort de la Terreur, il se trouve le 7 mars 1794 à Auteuil, chez Mme Pastoret, née Piscatory, lorsque les commissaires chargés, en exécution d'un ordre du Comité de sûreté générale, d'arrêter cette femme, se présentent sans la trouver et l'arrêtent, lui, comme suspect. Il est mené à Saint-Lazare (la lettre d'écrou est datée du 9 mars), où il devait rester quatre mois et treize jours. En prison il se trouve en compagnie de Roucher, l'auteur des Mois, son collaborateur au Journal de Paris, de ses amis les Trudaine, qui vinrent bientôt l'y rejoindre, et du peintre Suvée, qui, le 29 messidor, fit le portrait du poète dans sa cellule.

C'est en prison qu'il écrit l'Ode à Marie-Joseph, rangé en politique dans le camp adverse, cet adieu si triste qui sonne comme une rupture, où il dit à ce frère:

...mes amis, ma famille,

Sont tous les opprimés, ceux qui versent des pleurs.

C'est en prison qu'il compose ses Ïambes vengeurs (pp. 124-7) et sa touchante Jeune Captive (p. 120), inspirée par une de ses compagnes d'infortune, la duchesse de Fleury, née de Coigny.

Nous approchons maintenant du triste dénouement. Les prisons regorgeant de monde, le Comité de sûreté générale découvre—ou invente—la 'Conspiration des prisons,' vaste complot d'évasion. C'était l'occasion pour la justice d'être expéditive. André Chénier comparut le 7 thermidor devant le tribunal révolutionnaire avec vingt-six autres victimes, dont Roucher. L'acte d'accusation—tellement était grande l'incurie de cette soi-disant justice—reprochait à André des faits concernant son frère Sauveur, également arrêté et interné dans une autre prison! Quand on se fut aperçu de cette confusion, on ne prit même pas la peine de rayer de l'acte d'accusation d'André ce qui s'appliquait à Sauveur. André Chénier fut condamné et exécuté le soir même, à six heures, sur la place du Trône1—et non sur la place de la Révolution comme A. de Vigny le dit par erreur dans son roman de Stello. Sa mort précéda de vingt-quatre heures celle des frères Trudaine. Deux jours plus tard Robespierre tombait et les exécutions cessaient.

Footnote 1: (return)

Pendant la Terreur cette place prit le nom de place du Trône-Renversé, et elle fut le théâtre de nombreuses exécutions. On l'appelle actuellement la place de la Nation.



IIa

L'oeuvre d'André Chénier resta inconnue jusqu'en 1819, à l'exclusion de quelques poèmes ou fragments de poèmes publiés successivement en 17942, 18013, 18024, 1814-165 et 18166.

En 1819 enfin, H. de Latouche7, à qui Daunou, qui les tenait de Marie-Joseph Chénier, mort en 1811, avait confié une partie des manuscrits, donna la première édition, forcément incomplète, infidèle même, puisque l'éditeur, qui était lui-même un poète, faisait çà et là des retouches, discrètes d'ailleurs, ainsi que des suppressions et des coupures.

La critique de 1819 fut unanime à reconnaître en Chénier un poète. Elle fut unanime aussi à reprocher à ce poète ses innovations en langue et en versification.

Chénier a, selon Népomucène Lemercier8, des 'incorrections sans nombre.' Il supprime les articles et les liaisons grammaticales. Il 'dénature le sens des mots.' Il embarrasse sa phrase de 'trop d'incises' et 'tourmente ses périodes.'

Footnote a: (return)

The notes constitute a Bibliography in order of dates, of which only those with reference numbers relate to the text of the Introduction.

Footnote 2: (return)

LA JEUNE CAPTIVE, publiée dans la Décade philosophique du 20 nivôse, an iii (décembre 1794).

Footnote 3: (return)

LA JEUNE TARENTINE, publiée par le Mercure de France du 1er germinal, an ix.

Footnote 4: (return)

ACCOURS, JEUNE CHROMIS... et SOUVENT LAS D'ÊTRE SEUL... dans le Génie du Christianisme de Chateaubriand, note 15 des Éclaircissements, 1802.

Footnote 5: (return)

FRAGMENTS DE L'AVEUGLE dans une note des Élégies de Millevoye, 1814-16.

Footnote 6: (return)

FRAGMENTS DU MENDIANT dans Mélanges littéraires, composés de morceaux inédits de Diderot, Caylus, Thomas, Rivarol, ANDRÉ CHÉNIER, par Fayolle, Paris, Pouplin, 1816.

Footnote 7: (return)

OEUVRES POÉTIQUES D'ANDRÉ CHÉNIER, publiées par H. de Latouche. Paris, Beaudoin frères, Foulon et Cie, 1819. (A la fin du volume Latouche donne MÈLANGES DE PROSE, articles publiés du vivant de l'auteur, et quelques morceaux et fragments posthumes.) (Réimpressions en 1820 et 1822.)

Footnote 8: (return)

Revue encyclopédique, octobre 1819, compte rendu par Népomucène Lemercier.

Il fait une 'imitation outrée des formules et des tours antiques.' Il multiplie les césures et rompt ses vers par de brusques enjambements. Et toute cette 'témérité systématique' vient de ce qu'il est 'agité du désir d'innover partout.' Il a d'ailleurs 'des beautés éparses mais éclatantes,' des 'expressions trouvées,' une 'tendance à traduire les idées en figures,' enfin un 'abandon, un naturel exquis.' Détail caractéristique, Lemercier admire la périphrase:

Dans les douze palais où résident les mois,

comme 'une élégante circonlocution.'

Incorrections de style et de construction, déplacement des césures, voilà les défauts que déplore aussi Charles Loyson9. Son admiration va aux élégies et aux idylles. C'est là seulement que l'on trouve ce que le talent d'André 'a de beau, d'heureux et d'original,' c'est là seulement qu'il se montre 'vrai, naturel et touchant.'

Footnote 9: (return)

Lycée Français, tome ii, 1819, quatre articles par Charles Loyson.

Les 'imperfections de style et la versification brisée' frappent également Raynouard10. André Chénier 'décline les participes présents.' Il 'donne aux adjectifs des régimes inusités.' Il a des métaphores incohérentes. La césure de son vers est brisée 'd'une manière qui choque l'oreille et le goût.' De ces coupes pourtant il a parfois tiré 'de très saisissants effets,' mais il en fait une habitude presque constante. Raynouard admire fort le Jeune Malade et reconnaît que Chénier, qui 'a visé à l'originalité' dans le choix des sujets, dans le style, dans la versification, a déployé 'une véritable originalité dans l'idylle.'

Footnote 10: (return)

Journal des Savants, article sur les oeuvres complètes d'André Chénier par Raynouard, 1819.

Style incorrect, parfois barbare, idées vagues et incohérentes, manie de mutiler la phrase et de la tailler à la grecque, coupes bizarres, prononce Victor Hugo11. 'Chacun de ces défauts du poète, ajoute-t-il, est peut-être le germe d'un perfectionnement pour la poésie.' Victor Hugo voit dans l'oeuvre de Chénier une poésie nouvelle. Il y trouve même fraîcheur d'idées, même luxe d'images que dans Lamartine.

Footnote 11: (return)

Littérature et philosophie mêlées, par Victor Hugo, édition ne varietur, Hetzel-Quantin, 1882—t. i: Sur André de Chénier (1819); Sur un poète apparu en 1820—c'est-à-dire Lamartine (1820).

On voit donc que les premiers critiques d'André Chénier reconnaissent en lui un novateur et que, même, leurs habitudes sont vivement heurtées par ses innovations.

En 1828—après une nouvelle édition12, augmentée de quelques morceaux inédits, mais qui altère souvent le texte,—c'est encore la nouveauté de l'oeuvre que constate Villemain13. Chénier a 'une manière neuve de sentir et de rendre l'antiquité.' Il a fait pour la poésie ce que Bernardin de Saint-Pierre avait fait pour la prose; il lui a rendu le coloris par la simplicité.

Footnote 12: (return)

OEUVRES POSTHUMES D'ANDRÉ CHÉNIER, édition nouvelle publiée par D. Charles Robert, Paris, Guillaume, 1824-26, 2 volumes avec un facsimilé.

Footnote 13: (return)

Tableau de la Littérature du XVIIIe siècle, par Villemain (1828), 3e édition, Didier, 1841 (tome iv, leçons 58, 59, 60).

En cette même année Sainte-Beuve, dans son Tableau de la Poésie française au XVIe siècle14, donne André Chénier, avec les hommes de la Pléiade: Ronsard, Du Bellay, etc., comme ancêtre aux romantiques. André Chénier ouvre une époque15. Il a retrempé le vers flasque du XVIIIe siècle. Son alexandrin n'est celui ni de Racine ni de Delille, mais celui de Ronsard, de Baïf et de Régnier16. Sainte-Beuve se passionne pour André Chénier. Il ne cesse plus de s'occuper de lui. Après les fragments inédits donnés par H. de Latouche17 et sa nouvelle édition18, Sainte-Beuve lui-même publie de nouveaux fragments19, insérés dans l'édition clichée de 183920; il entreprend de corriger les éditions de H. de Latouche, se met en rapport avec Gabriel de Chénier (fils de Sauveur Chénier) et publie une importante étude sur André Chénier21, où, examinant l'Hermès et corrigeant son impression première, il prononce que celui qu'il revendiquait naguère comme un précurseur du romantisme était 'un homme aussi pleinement et chaudement de son siècle à sa manière que pouvait l'être Raynal ou Diderot.'

Footnote 14: (return)

Tableau de la poésie française au seizième siècle, par Sainte-Beuve, 1828.

Footnote 15: (return)

Mathurin Régnier et André Chénier, par Sainte-Beuve (août 1829), dans Portraits Littéraires, tome i, pp. 159-75.

Footnote 16: (return)

Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, par Sainte-Beuve, 1829.

Footnote 17: (return)

FRAGMENTS D'ANDRÉ CHÉNIER, publiés par H. de Latouche dans la Revue de Paris, décembre 1829, mars 1830.

Footnote 18: (return)

ANDRÉ CHÉNIER, POÉSIES POSTHUMES ET INÉDITES publiées par H. de Latouche, Paris, Charpentier et Randuel, 1833, 2 vol. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1838, article de G. Planche.

Footnote 19: (return)

FRAGMENTS DE CHÉNIER, publiés par Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes, 1er février 1839, sous le titre Quelques documents inédits sur André Chénier.

Footnote 20: (return)

POÉSIES D'ANDRÉ, précédées d'une notice par M. Henri de Latouche, suivie de notes et fragments, etc. Nouvelle édition. Paris, Charpentier, 1839.

Footnote 21: (return)

Portraits littéraires, par Sainte-Beuve, t. i, pp. 176-208 (1er février 1839). OEUVRES EN PROSE D'ANDRÉ CHÉNIER, augmentées d'un grand nombre de morceaux inédits et précédées de toutes les relatives à son procès devant le tribunal révolutionnaire... Paris, Ch. Gosselin, 1840.

André Chénier, que l'on vient de voir revendiquer un moment comme ancêtre du romantisme, sera plus tard proclamé précurseur de l'École parnassienne. Il est donc curieux d'enregistrer l'appréciation que fit de lui en 1840 le jeune Leconte de Lisle22: 'La facture de son vers, la coupe de sa phrase pittoresque et énergique, ont fait de ses poèmes une oeuvre nouvelle et savante d'une mélodie entièrement ignorée, d'un éclat inattendu.'

Footnote 22: (return)

André Chénier, par Leconte de Lisle, article publié dans la Variété, Rennes, 1840-41.

Poésies de François Malherbe avec un COMMENTAIRE inédit par ANDRÉ CHÉNIER, publiées par M. de Latour, Paris, Charpentier, 1842.

En avançant dans cette revue de la critique qu'a provoquée l'oeuvre d'André Chénier, il semble qu'on s'enfonce dans un fourré d'opinions contradictoires. Voici Saint-Marc Girardin23 pour qui rien, chez André Chénier, ne laisse prévoir le romantisme, et qui, tout en déclarant, avec une apparente contradiction, que sa poésie annonce Lamartine, lui attribue une mélancolie uniquement littéraire. Voici Nisard24 pour qui André Chénier ne fut point de son temps et a égalé ses maîtres antiques.

Footnote 23: (return)

Cours de littérature dramatique, par Saint-Marc Girardin, Paris, Charpentier, 1843, 5 volumes in-12°(t. IV, ch. liv).

Footnote 24: (return)

Histoire de la littérature française, par D. Nisard, Paris, Firmin Didot, 1844. 4 vol. La Vérité sur la famille de Chénier, par L.J.G, de Chénier, Avocat, Paris, Dumaine, 1844.

Voici un autre critique25 qui accuse André Chénier d'avoir, en les traduisant et en les imitant, communiqué aux poètes grecs l'affectation et le faux goût du XVIIIe siècle, prétention que combat Sainte-Beuve26 par une analyse du poème de L'Aveugle.

Footnote 25: (return)

André Chénier et les poètes grecs, par Arnould Frémy, dans la Revue indépendante du 10 mai 1844.

Footnote 26: (return)

Portraits contemporains, par Sainte-Beuve (t. v: Un factum contre André Chénier, juin 1844). Causeries du Lundi, par Sainte Beuve (t. iv, pp. 144-64, André Chénier, homme politique.)

Pendant tout ce temps on n'avait pas encore d'édition correcte de Chénier. Gabriel de Chénier, qui détenait cette partie des manuscrits que n'avait pas eue H. de Latouche, dès 1844 en annonçait une qui ne devait paraître que trente ans plus tard. Becq de Fouquières27, sans les manuscrits, s'était acharné à constituer un texte pur, à retrouver les nombreuses sources du poète et, enfin, en 1862, il donnait son édition critique, dont la deuxième édition, donnée en 1872, reste encore aujourd'hui la plus précieuse à consulter—en la contrôlant par les éditions plus récentes—à cause de son introduction et de son commentaire continu.

Footnote 27: (return)

POÉSIES D'ANDRÉ CHÉNIER. Édition critique, publiée par Becq de Fouquières, Paris, Charpentier, 1862.

Mais continuons notre audition des témoignages contradictoires sur André Chénier. Pour Egger28 André Chénier se distingue des élégiaques vulgaires par 'de nobles retours de tristesse et de sévérité.'

Footnote 28: (return)

L'Hellénisme en France, par E. Egger, Paris, Didier, 1869, 2 vol. (Leçons 31 et 32).

POÉSIES D'ANDRÉ CHÉNIER. Édition critique, par Becq de Fouquières, deuxième édition, Paris, Charpentier, 1872.

OEUVRES EN PROSE D'ANDRÉ CHÉNIER, Nouvelle édition; revue sur les textes originaux, précédée d'une étude sur la vie et les écrits politiques d'André Chénier et sur la conspiration de Saint-Lazare, accompagnée de notes historiques, par Becq de Fouquières, Paris, Charpentier, 1872.

OEUVRES POÉTIQUES D'ANDRÉ DE CHÉNIER, publiées par Gabriel de Chénier, Paris, Lemerre, 1874, 3 vol. (Collection elzévirienne.)

Documents nouveaux sur André Chénier, par Becq de Fouquières, Paris, Charpentier, 1875.

Leçons nouvelles et Remarques sur le texte de divers auteurs, Mathurin Régnier, André Chénier, Ausone, par R. Dezeimeris, Bordeaux, Vvo Paul Chaumas, 1876.

OEUVRES EN PROSE D'ANDRÉ CHÉNIER, précédées d'une notice sur le procès d'André Chénier et des actes de ce procès, nouvelle édition, mise en ordre et annotée par Louis Moland, Paris, Garnier, 1879.

Pour Caro29, il est le dernier des classiques et 'un véritable ancien dans une langue moderne.'

Footnote 29: (return)

La fin du XVIIIe siècle, par E. Caro, 1880. 2 vol. Tome ii, pp. 206-378.

POÉSIES D'ANDRÉ CHÉNIER, par Becq de Fouquières, Paris, Charpentier, 1881.

POÉSIES CHOISIES D'ANDRÉ CHÉNIER, à l'usage des classes, publiées avec une notice biographique et des notes par Becq de Fouquières, Paris, Delagrave, 1881.

Lettres critiques sur la vie, les oeuvres, les manuscrits d'André Chénier, par Becq de Fouquières, Paris, Charavay, 1881.

Pour Léo Joubert30, il est 'un des maîtres de la poésie de notre temps.'—'Il fit dériver les genres vers une forme nouvelle; chez lui l'idylle tourne au tableau épique, l'élégie tend à la méditation poétique.'

Footnote 30: (return)

ANDRÉ CHÉNIER. POÉSIES. Édition nouvelle, avec une notice biographique et des notes par Léo Joubert, Paris, F. Didot, 1883.

OEUVRES POÉTIQUES D'ANDRÉ CHÉNIER, précédées d'une étude sur André Chénier par Sainte-Beuve, nouvelle édition, complète en un volume, par Louis Moland, Paris, Garnier, 1884.

Pour Eugène Manuel31, ce qui survit d'abord en lui, c'est le poète bucolique et élégiaque qui parlait une langue toute nouvelle. Il ne ressemble à personne dans notre littérature. Il forme la transition entre deux périodes littéraires.

Footnote 31: (return)

OEUVRES POÉTIQUES D'ANDRÉ CHÉNIER, publiées avec une introduction et des notes, par Eugène Manuel, Paris, Jonaust Flammarion, librairie des Bibliophiles, n. d. (1884).

Pour Fournel32, c'est un mâle et hardi génie.—La complexité de sa poésie est extrême, ses copies sont des créations. Tout en gardant 'une horreur du néologisme' il sait renouveler le style par 'des alliances, des combinaisons empruntées au génie des langues classiques et de notre vieille langue.' Vers la fin, lancé dans la mêlée politique, sa langue se teinte de réalisme. Lui qui avait usé de la périphrase, il ne craint plus l'image triviale et cynique.

Footnote 32: (return)

De Jean-Baptiste Rousseau à Chénier, par V. Fournel, Paris, F. Didot, 1886.

ŒUVRES POÉTIQUES D'ANDRÉ CHÉNIER, avec les études de Sainte-Beuve sur André Chénier, les mélanges littéraires, la correspondance et une notice bibliographique, par Louis Moland, Paris, Garnier, 1889. 2 vol. (Chefs-d'oeuvre de la littérature française.)

Pour Pellissier33, il faut compter Chénier parmí les précurseurs du XIXe siècle, parce que les chefs de la jeune école romantique l'ont considéré comme tel. Il est au fond un homme du XVIIIe siècle. On relève bien encore chez lui des vestiges du style noble, 'mais on peut en dire autant des débuts de V. Hugo et d'A. de Vigny.' Le premier, depuis Ronsard, il ressuscite la poésie d'images. Il est ému; son Hermès même affecte des allures d'épopée.

Footnote 33: (return)

Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, par G. Pellissier, Paris, Hachette, 1889.

Pour Anatole France34, personne ne fut moins novateur.

Footnote 34: (return)

La vie littéraire, par Anatole France, Paris, C. Lévy, 1889-97. 4 vol. (t. ii, 1890).

Il fut la 'dernière expression d'un art expirant.' Il 'résume le style Louis XVI et l'esprit encyclopédique,' et son influence 'n'est sensible chez aucun des poètes de ce siècle.'

Pour E. Faguet35, c'est un homme de la Pléiade en retard. Il est plus grec que latin. Les petites pièces font songer aux frises, aux groupes légers, sans profondeur, sans vigoureux relief... mais d'un dessin net, d'une précision élégante. Dans les Élégies, on retrouve la rhétorique laborieuse, la fadeur, l'abus de l'esprit, tous défauts du temps. Il a été créateur en fait de style. Les Idylles et les fragments épiques sont d'une nouveauté et d'une fraîcheur merveilleuses. Le principal mérite de cette langue est la qualité du son. Il a le secret des vers 'amis de la mémoire,' comme dit Sainte-Beuve, et c'est 'parce qu'ils sont amis de l'oreille.' En versification, pour la liberté des coupes, il remontait à la Pléiade. L'abus rapproche parfois ses vers de la prose.—C'est un isolé.

Footnote 35: (return)

Le XVIIIe siècle, par E. Faguet, Paris, Lecène et Oudin, 1890.

Pour Haraszti36, il n'a imité que les poètes de la décadence grecque, ou même plutôt les imitateurs romains de la poésie alexandrine. 'Il transforme inconsciemment tous ses emprunts selon le goût de son temps.' Le critique voit une trace de l'esprit gaulois dans le sensualisme, c'est-à-dire le caractère érotique de sa poésie. André Chénier a la sentimentalité du XVIIIe siècle. Il ne se défend pas assez de la mignardise. Ses paysages, il va les chercher dans les parcs. Il est le poète de l'art pur. Le critique n'est pas tendre pour Chénier. Il lui reproche son absence d'originalité et son excès d'imitation. Il fait une analyse sévère de sa langue, de sa versification, de ses procédés de style.

Footnote 36: (return)

La poésie d'André Chénier, par Jules Haraszti, professeur à l'école-réale du VIe arrondissement de Buda-Pest; traduit du Hongrois par l'auteur, Paris, Hachette, 1892.

Pour Brunetière37, André Chénier est un homme de la fin du XVIIIe siècle, admirateur de Buffon et contemporain de Parny. Seulement il se sépare de son époque par ses rares qualités d'artiste.

Footnote 37: (return)

Le XVIIIe siècle, par E. Faguet, Paris, Lecène et Oudin, 1890.

Pour P. Morillot38, c'est un grand artiste, un Ronsard moderne, avec plus de goût, plus de science, et l'expérience de Boileau et de Voltaire.

Footnote 38: (return)

André Chénier, par Paul Morillot, Paris, Lecène et Oudin, 1894 (Classiques populaires).

Pour Louis Bertrand39, c'est un dilettante, avec le sens esthétique plus développé que le sens poétique. Il a le goût du dessin, même de la couleur. C'est un dilettante à qui le don de l'invention a manqué; un humaniste opprimé par ses souvenirs classiques.

Footnote 39: (return)

La fin du classicisme et le retour à l'antique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe en France, par Louis Bertrand, Paris, Hachette, 1897.

Pour Henri Potez40, il y a dans les Élégies du Dorat, du Parny, du Bertin, et une inspiration plus sincère dans les passages où André Chénier chante l'amitié que dans sa note amoureuse.

Footnote 40: (return)

L'Élégie en France avant le Romantisme, de Parny à Lamartine (1778-1820), par Henri Potez, Paris, C. Levy, 1898.

Pour Petit de Julleville41, les Bucoliques sont 'des récits pathétiques enfermés dans un cadre antique.'

Footnote 41: (return)

Histoire de la Langue et de la Littérature françaises, par Petit de Julleville, Paris, A. Colin, 8 vol. (t. vi, 650-78, par Petit de Julleville).

Pour Brunetière42, que nous retrouvons jugeant André Chénier, André Chénier est artiste, dilettante, autant que poète: idées ou sentiments n'ont pour lui de valeur que revêtus d'une forme somptueuse. Il a contribué à la déformation de l'idéal classique43. C'est 'un Ronsard qui aurait lu Voltaire, Montesquieu, Buffon.'

Footnote 42: (return)

Revue des Deux Mondes, 15 mars 1898. Classique ou Romantique? (non signé).

Footnote 43: (return)

Manuel de l'histoire de la littérature française, par F. Brunetière, Paris, Delagrave, 1898 (pp. 367-72, 375-9).

On a vu comme avait été successive et échelonnée sur de longues années la révélation de l'oeuvre d'André Chénier. En 1874 seulement avait paru, donnée par le détenteur des manuscrits, l'édition qu'on pouvait croire complète et définitive. Mais l'on sait aussi combien cette oeuvre laissée en portefeuille était demeurée fragmentaire.

Or, l'éditeur de 1874 n'avait pas publié tous les fragments. Sa veuve, qui était restée en possession des manuscrits, les légua à sa mort à la Bibliothèque Nationale avec cette clause qu'on ne pourrait les consulter qu'en 1899. Cette date venue, M. Abel Lefranc exhuma ces reliques. Ce furent d'abord des fragments d'une Histoire générale des Littératures rêvée par A. Chénier44, puis une oeuvre politique et sociale, intitulée Apologie45, enfin des Notes philologiques et littéraires sur la littérature chinoise, des fragments sur l'histoire du christianisme, des projets et plans de poésies et des 'quadri46.'

Footnote 44: (return)

Revue de Paris, 19 octobre, 1er novembre 1899. OEUVRES INÉDITES D'ANDRÉ CHÉNIER.

SUR LA PERFECTION DES ARTS, publié avec un avant-propos, par M. Abel Lefranc.

Footnote 45: (return)

Revue bleue (Revue politique et littéraire), 5 mai 1900. APOLOGIE; UNE OEUVRE INÉDITE D'ANDRÉ CHÉNIER, publiée par M.A. Lefranc.

Footnote 46: (return)

Revue d'Histoire littéraire de la France, avril-juin 1901. FRAGMENTS INÉDITS D'A. CHÉNIER, publ. par A. Lefranc.

En 1902 M. Paul Glachant47 donnait une très ample bibliographie d'André Chénier où nous avons puisé largement. La même année M. Faguet48 revenait à André Chénier dans une charmante biographie littéraire. Il distingue assez subtilement les trois ou même quatre manières (simultanées plutôt que successives) du poète: la première exquise et qui est restée pour tout le monde la caractéristique même du génie d'André Chénier, où il réalise le rêve de tous les humanistes français depuis Ronsard: se faire une âme antique, penser, sentir, être ému et voir même comme un ancien, manière concise où il semble qu'il ait voulu lutter de précision énergique avec les bas-reliefs antiques, où, d'un mot choisi, court et juste, il suggère un infini de tristesse, de mélancolie, de rêverie souriante ou de volupté, manière que, du reste, il n'abandonna jamais. La deuxième manière, celle des élégies, qui n'a plus la sobriété, la finesse, la ligne précise, l'arrêt net des poèmes antiques, mais abandonnée, sans diffusion, oratoire, sans déclamation, manière qui va d'une ardeur lascive qui rappelle Catulle à une mélancolie profonde et tendre qui à la fois rappelle La Fontaine et annonce Lamartine, non sans quelque contagion de ce goût faux ou de ce goût fade qui était celui du temps où il vivait. Enfin après le Chénier-Ronsard, le Chénier-Tibulle, voici le Chénier-Lucrèce avec l'Hermès et surtout le Chénier personnel, lyrique, qu'annonce le morceau Oh nécessité dure et qui s'affirme dans l'Ode à Versailles et les vers légers et aériens, aux sonorités chantantes, au rythme de vol d'oiseau, des pièces à Fanny, et dans les Ïambes. M. Faguet met en dehors les morceaux comme le Jeu de Paume et peut-être aussi l'Hymne de Châteauvieux et A Charlotte Corday, guindés et pompeux, dignes de Lefranc de Pompignan, de Lebrun et de Marie-Joseph Chénier, et qui n'appartiennent à aucune de ses manières.

Footnote 47: (return)

André Chénier critique et critiqué, par Paul Glachant, Paris, A. Lemerre, 1902.

Footnote 48: (return)

André Chénier, par E. Faguet, Paris, Hachette, 1902 (Les grands écrivains français).

Nous voici en 1905.

José-Maria de Hérédia, qui est mort avant d'avoir pu réaliser son projet d'une édition des Bucoliques, en avait écrit la préface, qui parut dans la Revue des Deux Mondes49. Selon lui les Élégies, les Poèmes, l'Hermès, sont l'oeuvre du plus grand des poètes du XVIIIe siècle; les Hymnes, les Odes, les Ïambes, du seul grand poète de la Révolution, et les Bucoliques d'un grand poète de tous les âges. André Chénier renouvelle dans la poésie française le sentiment de la nature que le seul La Fontaine n'avait pas entièrement méconnu. Il voit, il sent la beauté multiple des choses, il en écoute la musique et les traduit en des vers d'une harmonie et d'une couleur jusqu'alors ignorées. Son génie est essentiellement objectif et dramatique. Le paysage, quelque sommaire qu'il soit, participe à l'action. Sa vision première est toute plastique. Il se plaît aux brusques débuts, et cette allure soudaine, qui précipite en plein drame, prête aux gestes, aux paroles et aux sentiments qu'ils expriment toute la force, le charme saisissant de la vie. Hérédia admire la souplesse du vers d'André Chénier dans les quarante-quatre vers du combat des Lapithes et des Centaures de L'Aveugle. Le vers y va par bonds, heurts, chocs et soubresauts. Il s'arrête, il reprend brusquement. Et, par son allure haletante, saccadée, en une suite de traits où sont accumulés et variés les artifices du plus admirable métier, il fait percevoir du même coup à l'oeil, à l'oreille et à l'esprit tout le désordre furieux de cette héroïque mêlée. Hérédia note encore les ellipses violentes, les latinismes hardis, les souples inversions, les dérèglements de syntaxe où le libre génie de Chénier s'irrite et se joue.

Footnote 49: (return)

Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1905. Le manuscrit des Bucoliques, par José Maria de Hérédia.

Nous voici au terme de notre enquête. Après les multiples contradictions parmi lesquelles elle nous a promené, elle nous a ramené à notre point de départ. Pour Hérédia, comme pour les critiques de 1819, c'est surtout le poète des bucoliques ou idylles qui est original. Pour lui, comme pour eux, la langue et la versification sont très caractéristiques. Seulement là où ils se récriaient, traitant André Chénier de barbare, lui, il admire. C'est donc que là encore André Chénier était original et d'une originalité tellement hardie qu'il a fallu tout ce long temps et toutes les audaces du romantisme pour nous y accoutumer.

JULES DEROCQUIGNY.
LILLE, mars 1907.




NOTE.

L'éditeur reconnaît avec gratitude sa grande obligation, pour beaucoup de notes, à l'édition critique de Becq de Fouquières; pour la seconde partie de l'introduction et la bibliographie, au livre de M. Paul Glachant, André Chénier critique et critiqué.



TABLE DES MATIÈRES

GENERAL PREFACE

INTRODUCTION

BIBLIOGRAPHIE

BUCOLIQUES. IDYLLES ET FRAGMENTS D'IDYLLES.

I. L'AVEUGLE

II. LE MENDIANT

III. LA LIBERTÉ

IV. LE MALADE

V. HYLAS

VI. LA JEUNE TARENTINE

VII. SUR UN GROUPE DE JUPITER ET D'EUROPE.

VIII. PASIPHAÉ

IX. PANNYCHIS

X. DRYAS

XI. BACCHUS

XII. LE CHÊNE DE CÉRÈS

XIII. HERCULE

XIV. ÉRICHTHON

XV. NÉÈRE

XVI. MON VISAGE EST FLÉTRI

XVII. O JEUNE ADOLESCENT!

XVIII. LA NYMPHE L'APERÇOIT

XIX. CHANSON DES YEUX

XX. LES ESCLAVES D'AMOUR

XXI. A VESPER

XXII. BLANCHE ET DOUCE COLOMBE

XXIII. LE SATYRE ET LA FLÛTE

XXIV. DE NUIT, LA NYMPHE ERRANTE

XXV. L'IMPUR ET FIER ÉPOUX

XXVI. MA MUSE FUIT LES CHAMPS

XXVII. MES CHANTS SAVENT TOUT PEINDRE

XXVIII. LE LYS EST LE PLUS BEAU

XXIX. A L'HIRONDELLE

XXX. AH! PRENDS UN COEUR HUMAIN

XXXI. FILLE DU VIEUX PASTEUR

XXXII. TOUJOURS CE SOUVENIR M'ATTENDRIT

XXXIII. MNAÏS

XXXIV. LES JARDINS

XXXV. INVOCATION À LA POÉSIE

XXXVI. A LA SANTÉ

ÉLÉGIES. FRAGMENTS D'ÉLÉGIES.

I. JEUNE FILLE, TON COEUR AVEC NOUS

II. AH! JE LES RECONNAIS

III. AUX FRÈRES DE PANGE

IV. AU CHEVALIER DE PANGE

V. O MUSES, ACCOUREZ

VI. O JOURS DE MON PRINTEMPS

VII. L'ART, DES TRANSPORTS DE L'ÂME

VIII. RESTE, RESTE AVEC NOUS

IX. TEL J'ÉTAIS AUTREFOIS

X. FUMANT DANS LE CRISTAL

XI. SOUFFRE UN MOMENT ENCOR

XII. NON, JE NE L'AIME PLUS

XIII. O NÉCESSITÉ DURE!

XIV. AUX DEUX FRÈRES TRUDAINE

XV. O DÉLICES D'AMOUR

XVI. SOUVENT LE MALHEUREUX

XVII. JE T'INDIQUE LE FRUIT

XVIII. TOUT HOMME A SES DOULEURS

XIX. AINSI, LORSQUE SOUVENT

XX. SANS PARENTS, SANS AMIS

XXI. LE DOUX SOMMEIL HABITE

XXII. SUR LA MORT D'UN ENFANT

XXIII. LE COURROUX D'UN AMANT

XXIV. ALLEZ, MES VERS, ALLEZ

XXV. EH BIEN! JE LE VOULAIS

ÉPITRES.

I. A LE BRUN ET AU MARQUIS DE BRAZAIS

II. AMI, CHEZ NOS FRANÇAIS

POÈMES.

I. L'INVENTION

II. HERMÈS.

II

III

III. L'AMÉRIQUE. I. LE POÈTE DIVIN

II. SALUT, Ô BELLE NUIT

IV. L'ART D'AIMER. I. AH! TREMBLE

II. QUE SERT DES TOURS

III. AUX BORDS OÙ

V. LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES

POÉSIES DIVERSES.

I. HYMNE À LA JUSTICE

II. ... TERRE, TERRE CHÉRIE

III. LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS

IV. LA FRIVOLITÉ

V. LE POÈTE

ODES.

I. A VERSAILLES

II. A MARIE-ANNE-CHARLOTTE CORDAY

III. LA JEUNE CAPTIVE

ÏAMBES.

I. HYMNE

II. QUAND AU MOUTON BÊLANT

III. COMME UN DERNIER RAYON

NOTES




POÉSIES CHOISIES
DE
ANDRÉ CHÉNIER




BUCOLIQUES

IDYLLES ET FRAGMENTS D'IDYLLES



I

L'AVEUGLE

'Dieu dont l'arc est d'argent, dieu de Claros, écoute;

O Sminthée-Apollon, je périrai sans doute,

Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant.'

C'est ainsi qu'achevait l'aveugle en soupirant,

5

Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre

S'asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,

Le suivaient, accourus aux abois turbulents

Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants.

Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,

10

Protégé du vieillard la faiblesse inquiète;

Ils l'écoutaient de loin, et s'approchant de lui:

Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui?

Serait-ce un habitant de l'empire céleste?

Ses traits sont grands et fiers; de sa ceinture agreste

15

Pend une lyre informe; et les sons de sa voix

Émeuvent l'air et l'onde, et le ciel et les bois.'

Mais il entend leurs pas, prête l'oreille, espère,

Se trouble, et tend déjà les mains à la prière.

'Ne crains point, disent-ils, malheureux étranger,

20

Si plutôt, sous un corps terrestre et passager,

Tu n'es point quelque dieu protecteur de la Grèce,

Tant une grâce auguste ennoblit ta vieillesse!

Si tu n'es qu'un mortel, vieillard infortuné,

Les humains près de qui les flots t'ont amené

25

Aux mortels malheureux n'apportent point d'injures.

Les destins n'ont jamais de faveurs qui soient pures.

Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux;

Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.

—Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,

30

Vos discours sont prudents plus qu'on n'eût dû l'attendre;

Mais, toujours soupçonneux, l'indigent étranger

Croit qu'on rit de ses maux et qu'on veut l'outrager.

Ne me comparez point à la troupe immortelle:

Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,

35

Voyez, est-ce le front d'un habitant des cieux?

Je ne suis qu'un mortel, un des plus malheureux!

Si vous en savez un, pauvre, errant, misérable,

C'est à celui-là seul que je suis comparable;

Et pourtant je n'ai point, comme fit Thamyris,

40

Des chansons à Phoebus voulu ravir le prix;

Ni, livré comme Œdipe à la noire Euménide,

Je n'ai puni sur moi l'inceste parricide;

Mais les dieux tout-puissants gardaient à mon déclin

Les ténèbres, l'exil, l'indigence et la faim.

45

—Prends, et puisse bientôt changer ta destinée!'

Disent-ils. Et tirant ce que, pour leur journée,

Tient la peau d'une chèvre aux crins noirs et luisants,

Ils versent à l'envi, sur ses genoux pesants,

Le pain de pur froment, les olives huileuses,

50

Le fromage et l'amande et les figues mielleuses;

Et du pain à son chien entre ses pieds gisant,

Tout hors d'haleine encore, humide et languissant,

Qui, malgré les rameurs, se lançant à la nage,

L'avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.

55

'Le sort, dit le vieillard, n'est pas toujours de fer;

Je vous salue, enfants venus de Jupiter;

Heureux sont les parents qui tels vous firent naître!

Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître;

Je crois avoir des yeux. Vous êtes beaux tous trois.

60

Vos visages sont doux, car douce est votre voix.

Qu'aimable est la vertu que la grâce environne!

Croissez, comme j'ai vu ce palmier de Latone,

Alors qu'ayant des yeux je traversai les flots;

Car jadis, abordant à la sainte Délos,

65

Je vis près d'Apollon, à son autel de pierre,

Un palmier, don du ciel, merveille de la terre.

Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés,

Puisque les malheureux sont par vous honorés.

Le plus âgé de vous aura vu treize années:

70

A peine, mes enfants, vos mères étaient nées,

Que j'étais presque vieux. Assieds-toi près de moi,

Toi, le plus grand de tous; je me confie à toi.

Prends soin du vieil aveugle.—O sage magnanime!

Comment, et d'où viens-tu? car l'onde maritime

75

Mugit de toutes parts sur nos bords orageux.

—Des marchands de Cymé m'avaient pris avec eux.

J'allais voir, m'éloignant des rives de Carie,

Si la Grèce pour moi n'aurait point de patrie,

Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours;

80

Car jusques à la mort nous espérons toujours.

Mais pauvre et n'ayant rien pour payer mon passage,

Ils m'ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.

—Harmonieux vieillard, tu n'as donc point chanté?

Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.

85

—Enfants! du rossignol la voix pure et légère

N'a jamais apaisé le vautour sanguinaire;

Et les riches, grossiers, avares, insolents,

N'ont pas une âme ouverte à sentir les talents.

Guidé par ce bâton, sur l'arène glissante,

90

Seul, en silence, au bord de l'onde mugissante,

J'allais, et j'écoutais le bêlement lointain

De troupeaux agitant leurs sonnettes d'airain.

Puis j'ai pris cette lyre, et les cordes mobiles

Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles

95

Je voulais des grands dieux implorer la bonté,

Et surtout Jupiter, dieu d'hospitalité,

Lorsque d'énormes chiens à la voix formidable

Sont venus m'assaillir; et j'étais misérable,

Si vous (car c'était vous), avant qu'ils m'eussent pris,

100

N'eussiez armé pour moi les pierres et les cris. 100

—Mon père, il est donc vrai: tout est devenu pire,

Car jadis, aux accents d'une éloquente lyre,

Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,

D'un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.

105

—Les barbares! J'étais assis près de la poupe.

"Aveugle vagabond, dit l'insolente troupe,

Chante, si ton esprit n'est point comme tes yeux,

Amuse notre ennui; tu rendras grâce aux dieux."

J'ai fait taire mon coeur qui voulait les confondre:

110

Ma bouche ne s'est point ouverte à leur répondre;

Ils n'ont pas entendu ma voix, et sous ma main

J'ai retenu le dieu courroucé dans mon sein.

Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosyne,

Puisqu'ils ont fait outrage à la muse divine,

115

Que leur vie et leur mort s'éteignent dans l'oubli,

Que ton nom dans la nuit demeure enseveli!

—Viens, suis-nous à la ville; elle est toute voisine,

Et chérit les amis de la muse divine.

Un siège aux clous d'argent te place à nos festins;

120

Et là les mets choisis, le miel et les bons vins,

Sous la colonne où pend une lyre d'ivoire,

Te feront de tes maux oublier la mémoire.

Et si, dans le chemin, rapsode ingénieux,

Ta veux nous accorder tes chants dignes des cieux,

125

Nous dirons qu'Apollon, pour charmer les oreilles,

T'a lui-même dicté de si douces merveilles.

—Oui, je le veux; marchons. Mais où m'entraînez-vous?

Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous?

—Syros est l'île heureuse où nous vivons, mon père.

130

—Salut, belle Syros, deux fois hospitalière!

Car sur ses bords heureux je suis déjà venu:

Amis, je la connais. Vos pères m'ont connu.

Ils croissaient comme vous; mes yeux s'ouvraient encore

Au soleil, au printemps, aux roses de l'aurore;

135

J'étais jeune et vaillant. Aux danses des guerriers,

A la course, aux combats, j'ai paru des premiers.

J'ai vu Corinthe, Argos, et Crète et les cent villes,

Et du fleuve Egyptus les rivages fertiles;

Mais la terre et la mer, et l'âge et les malheurs,

140

Ont épuisé ce corps fatigué de douleurs.

La voix me reste. Ainsi la cigale innocente,

Sur un arbuste assise, et se console et chante.

Commençons par les dieux: "Souverain Jupiter,

Soleil qui vois, entends, connais tout, et toi, mer,

145

Fleuves, terre, et noirs dieux des vengeances trop lentes,

Salut! Venez à moi, de l'Olympe habitantes,

Muses! vous savez tout, vous, déesses, et nous,

Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous."'

Il poursuit; et déjà les antiques ombrages

150

Mollement en cadence inclinaient leurs feuillages;

Et pâtres oubliant leur troupeau délaissé,

Et voyageurs quittant leur chemin commencé,

Couraient. Il les entend près de son jeune guide,

L'un sur l'autre pressés, tendre une oreille avide;

155

Et nymphes et sylvains sortaient pour l'admirer,

Et l'écoutaient en foule, et n'osaient respirer,

Car en de longs détours de chansons vagabondes

Il enchaînait de tout les semences fécondes,

Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,

160

Les fleuves descendus du sein de Jupiter,

Les oracles, les arts, les cités fraternelles,

Et depuis le chaos les amours immortelles;

D'abord le roi divin, et l'Olympe, et les cieux,

Et le monde ébranlé d'un signe de ses yeux,

165

Et les dieux partagés en une immense guerre,

Et le sang plus qu'humain venant rougir la terre,

Et les rois assemblés, et sous les pieds guerriers

Une nuit de poussière, et les chars meurtriers,

Et les héros armés, brillant dans les campagnes

170

Comme un vaste incendie aux cimes des montagnes,

Les coursiers hérissant leur crinière à longs flots,

Et d'une voix humaine excitant les héros;

De là, portant ses pas dans les paisibles villes,

Les lois, les orateurs, les récoltes fertiles;

175

Mais bientôt de soldats les remparts entourés,

Les victimes tombant dans les parvis sacrés,

Et les assauts mortels aux épouses plaintives,

Et les mères en deuil, et les filles captives;

Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux

180

Bêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux,

Les chansons, les festins, les vendanges bruyantes,

Et la flûte et la lyre, et les noces dansantes.

Puis, déchaînant les vents à soulever les mers,

Il perdait les rochers sur les gouffres amers;

185

De là, dans le sein frais d'une roche azurée,

En foule il appelait les filles de Nérée,

Qui, bientôt à ses cris s'élevant sur les eaux,

Aux rivages troyens parcouraient les vaisseaux.

Puis il ouvrait du Styx la rive criminelle,

190

Et puis les demi-dieux et les champs d'asphodèle,

Et la foule des morts: vieillards seuls et souffrants,

Jeunes gens emportés aux yeux de leurs parents,

Enfants dont au berceau la vie est terminée,

Vierges dont le trépas suspendit l'hyménée.

195

Mais, ô bois, ô ruisseaux, ô monts, ô durs cailloux!

Quels doux frémissements vous agitèrent tous,

Quand bientôt à Lemnos, sur l'enclume divine,

Il forgeait cette trame irrésistible et fine

Autant que d'Arachné les pièges inconnus,

200

Et dans ce fer mobile emprisonnait Vénus,

Et quand il revêtait d'une pierre soudaine

La fière Niobé, cette mère thébaine;

Et quand il répétait en accents de douleur

De la triste Aédon l'imprudence et les pleurs,

205

Qui d'un fils méconnu marâtre involontaire,

Vola, doux rossignol, sous le bois solitaire!

Ensuite, avec le vin, il versait aux héros

Le puissant népenthès, oubli de tous les maux;

Il cueillait le moly, fleur qui rend l'homme sage;

210

Du paisible lotos il mêlait le breuvage:

Les mortels oubliaient, à ce philtre charmés,

Et la douce patrie et les parents aimés.

Enfin l'Ossa, l'Olympe et les bois du Pénée

Voyaient ensanglanter les banquets d'hyménée,

215

Quand Thésée, au milieu de la joie et du vin,

La nuit où son ami reçut à son festin

Le peuple monstrueux des enfants de la nue,

Fut contraint d'arracher l'épouse demi-nue

Au bras ivre et nerveux du sauvage Eurytus.

220

Soudain, le glaive en main, l'ardent Pirithoüs:

'Attends; il faut ici que mon affront s'expie,

Traître!' Mais avant lui, sur le centaure impie

Dryas a fait tomber, avec tous ses rameaux,

Un long arbre de fer hérissé de flambeaux.

225

L'insolent quadrupède en vain s'écrie; il tombe,

Et son pied bat le sol qui doit être sa tombe.

Sous l'effort de Nessus, la table du repas

Roule, écrase Cymèle, Évagre, Périphas.

Pirithoüs égorge Antimaque et Pétrée,

230

Et Cyllare aux pieds blancs, et le noir Macarée,

Qui de trois fiers lions, dépouillés par sa main,

Couvrait ses quatre flancs, armait son double sein.

Courbé, levant un roc choisi pour leur vengeance,

Tout à coup, sous l'airain d'un vase antique, immense,

235

L'imprudent Bianor, par Hercule surpris,

Sent de sa tête énorme éclater les débris.

Hercule et la massue entassent en trophée

Clanis, Démoléon, Lycotas, et Riphée

Qui portait sur ses crins, de taches colorés,

240

L'héréditaire éclat des nuages dorés.

Mais d'un double combat Eurynome est avide,

Car ses pieds, agités en un cercle rapide,

Battent à coups pressés l'armure de Nestor;

Le quadrupède Hélops fuit; l'agile Crantor,

245

Le bras levé, l'atteint; Eurynome l'arrête;

D'un érable noueux il va fendre sa tête,

Lorsque le fils d'Égée, invincible, sanglant,

L'aperçoit, à l'autel prend un chêne brûlant,

Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,

250

S'élance, va saisir sa chevelure horrible,

L'entraîne, et, quand sa bouche, ouverte avec effort,

Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.

L'autel est dépouillé. Tous vont s'armer de flamme,

Et le bois porte au loin des hurlements de femme,

255

L'ongle frappant la terre, et les guerriers meurtris,

Et les vases brisés, et l'injure, et les cris.

Ainsi le grand vieillard, en images hardies,

Déployait le tissu des saintes mélodies.

Les trois enfants émus, à son auguste aspect,

260

Admiraient, d'un regard de joie et de respect,

De sa bouche abonder les paroles divines,

Comme en hiver la neige aux sommets des collines.

Et, partout accourus, dansant sur son chemin,

Hommes, femmes, enfants, les rameaux à la main,

265

Et vierges et guerriers, jeunes fleurs de la ville,

Chantaient: 'Viens dans nos murs, viens habiter notre île;

Viens, prophète éloquent, aveugle harmonieux,

Convive du nectar, disciple aimé des dieux;

Des jeux, tous les cinq ans, rendront saint et prospère

270

Le jour où nous avons reçu le grand HOMÈRE.'



II

LE MENDIANT

C'était quand le printemps a reverdi les prés.

La fille de Lycus, vierge aux cheveux dorés,

Sous les monts Achéens, non loin de Cérynée,

. . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . .

Errait à l'ombre, aux bords du faible et pur Crathis,

5

Car les eaux du Crathis, sous des berceaux de frêne,

Entouraient de Lycus le fertile domaine.

. . . . . . . . . . Soudain, à l'autre bord,

Du fond d'un bois épais, un noir fantôme sort,

Tout pâle, demi-nu, la barbe hérissée:

10

Il remuait à peine une lèvre glacée,

Des hommes et des dieux implorait le secours,

Et dans la forêt sombre errait depuis deux jours;

Il se traîne, il n'attend qu'une mort douloureuse;

Il succombe. L'enfant, interdite et peureuse,

15

A ce hideux aspect sorti du fond des bois,

Veut fuir; mais elle entend sa lamentable voix.

Il tend les bras, il tombe à genoux; il lui crie

Qu'au nom de tous les dieux il la conjure, il prie,

Et qu'il n'est point à craindre, et qu'une ardente faim

20

L'aiguillonne et le tue, et qu'il expire enfin.

'Si, comme je le crois, belle dès ton enfance,

C'est le dieu de ces eaux qui t'a donné naissance,

Nymphe, souvent les voeux des malheureux humains

Ouvrent des immortels les bienfaisantes mains,

25

Ou si c'est quelque front porteur d'une couronne25

Qui te nomme sa fille et te destine au trône,

Souviens-toi, jeune enfant, que le ciel quelquefois

Venge les opprimés sur la tête des rois.

Belle vierge, sans doute enfant d'une déesse,

30

Crains de laisser périr l'étranger en détresse:

L'étranger qui supplie est envoyé des dieux.'

Elle reste. A le voir, elle enhardit ses yeux,

. . . . . . . . et d'une voix encore

Tremblante: 'Ami, le ciel écoute qui l'implore.

35

Mais ce soir, quand la nuit descend sur l'horizon,

Passe le pont mobile, entre dans la maison;

J'aurai soin qu'on te laisse entrer sans méfiance.

Pour la douzième fois célébrant ma naissance,

Mon père doit donner une fête aujourd'hui.

40

Il m'aime, il n'a que moi: viens t'adresser à lui,

C'est le riche Lycus. Viens ce soir; il est tendre,

Il est humain: il pleure aux pleurs qu'il voit répandre.'

Elle achève ces mots, et, le coeur palpitant,

S'enfuit; car l'étranger sur elle, en l'écoutant,

45

Fixait de ses yeux creux l'attention avide.

Elle rentre, cherchant dans le palais splendide

L'esclave près de qui toujours ses jeunes ans

Trouvent un doux accueil et des soins complaisants.

Cette sage affranchie avait nourri sa mère;

50

Maintenant sous des lois de vigilance austère,

Elle et son vieil époux, au devoir rigoureux,

Rangent des serviteurs le cortège nombreux.

Elle la voit de loin dans le fond du portique,

Court, et, posant ses mains sur ce visage antique:

55

'Indulgente nourrice, écoute: il faut de toi

Que j'obtienne un grand bien. Ma mère, écoute-moi;

Un pauvre, un étranger, dans la misère extrême,

Gémit sur l'autre bord, mourant, affamé, blême...

Ne me décèle point. De mon père aujourd'hui

60

J'ai promis qu'il pourrait solliciter l'appui.

Fais qu'il entre: et surtout, ô mère de ma mère!

Garde que nul mortel a'insulte à sa misère.

—Oui, ma fille; chacun fera ce que tu veux,

Dit l'esclave en baisant son front et ses cheveux;

65

Oui, qu'à ton protégé ta fête soit ouverte,

Ta mère, mon élève (inestimable perte!),

Aimait à soulager les faibles abattus;

Tu lui ressembleras autant par tes vertus

Que par tes yeux si doux et tes grâces naïves,'

70

Mais cependant la nuit assemble les convives:

En habits somptueux, d'essences parfumés,

Ils entrent. Aux lambris d'ivoire et d'or formés

Pend le lin d'Ionie en brillantes courtines;

Le toit s'égaye et rit de mille odeurs divines.

75

La table au loin circule, et d'apprêts savoureux

Se charge. L'encens vole en longs flots vaporeux:

Sur leurs bases d'argent, des formes animées

Élèvent dans leurs mains des torches enflammées;

Les figures, l'onyx, le cristal, les métaux

80

En vases hérissés d'hommes ou d'animaux,

Partout, sur les buffets, sur la table, étincellent;

Plus d'une lyre est prête; et partout s'amoncellent

Et les rameaux de myrte et les bouquets de fleurs.

On s'étend sur les lits teints de mille couleurs;

85

Près de Lycus, sa fille, idole de la fête,

Est admise. La rose a couronné sa tête.

Mais, pour que la décence impose un juste frein,

Lui-même est par eux tous élu roi du festin.

Et déjà vins, chansons, joie, entretiens sans nombre,

90

Lorsque, la double porte ouverte, un spectre sombre

Entre, cherchant des yeux l'autel hospitalier.

La jeune enfant rougit. Il court vers le foyer,

Il embrasse l'autel, s'assied parmi la cendre;

Et tous, l'oeil étonné, se taisent pour l'entendre.

95

'Lycus, fils d'Évémon, que les dieux et le temps

N'osent jamais troubler tes destins éclatants!

Ta pourpre, tes trésors, ton front noble et tranquille,

Semblent d'un roi puissant, l'idole de sa ville.

A ton riche banquet un peuple convié

100

T'honore comme un dieu de l'Olympe envoyé.

Regarde un étranger qui meurt dans la poussière,

Si tu ne tends vers lui la main hospitalière.

Inconnu, j'ai franchi le seuil de ton palais:

Trop de pudeur peut nuire à qui vit de bienfaits.

105

Lycus, par Jupiter, par ta fille innocente

Qui m'a seule indiqué ta porte bienfaisante!...

Je fus riche autrefois: mon banquet opulent

N'a jamais repoussé l'étranger suppliant.

Et pourtant aujourd'hui la faim est mon partage,

110

La faim qui flétrit l'âme autant que le visage,

Par qui l'homme souvent, importun, odieux,

Est contraint de rougir et de baisser les yeux!

—Étranger, tu dis vrai, le hasard téméraire

Des bons ou des méchants fait le destin prospère.

115

Mais sois mon hôte. Ici l'on hait plus que l'enfer

Le public ennemi, le riche au coeur de fer,

Enfant de Némésis, dont le dédain barbare

Aux besoins des mortels ferme son coeur avare.

Je rends grâce à l'enfant qui t'a conduit ici.

120

Ma fille, c'est bien fait; poursuis toujours ainsi.

Respecter l'indigence est un devoir suprême.

Souvent les immortels (et Jupiter lui-même)

Sous des haillons poudreux, de seuil en seuil traînés,

Viennent tenter le coeur des humains fortunés.'

125

D'accueil et de faveur un murmure s'élève.

Lycus descend, accourt, tend la main, le relève:

'Salut, père étranger; et que puissent tes voeux

Trouver le ciel propice à tout ce que tu veux!

Mon hôte, lève-toi. Tu parais noble et sage;

130

Mais cesse avec ta main de cacher ton visage.

Souvent marchent ensemble indigence et vertu,

Souvent d'un vil manteau le sage revêtu,

Seul, vit avec les dieux et brave un sort inique.

Couvert de chauds tissus, à l'ombre du portique,

135

Sur de molles toisons, en un calme sommeil,

Tu peux ici, dans l'ombre, attendre le soleil.

Je te ferai revoir tes foyers, ta patrie,

Tes parents, si les dieux ont épargné leur vie.

Car tout mortel errant nourrit un long amour

140

D'aller revoir le sol qui lui donna le jour.

Mon hôte, tu franchis le seuil de ma famille

A l'heure qui jadis a vu naître ma fille.

Salut! Vois, l'on t'apporte et la table et le pain:

Sieds-toi. Tu vas d'abord rassasier ta faim.

145

Puis, si nulle raison ne te force au mystère,

Tu nous diras ton nom, ta patrie et ton père!'

Il retourne à sa place après que l'indigent

S'est assis. Sur ses mains, d'une aiguière d'argent,

Par une jeune esclave une eau pure est versée.

150

Une table de cèdre, où l'éponge est passée,

S'approche, et vient offrir à son avide main

Et les fumantes chairs sur le disque d'airain,

Et l'amphore vineuse, et la coupe aux deux anses.

'Mange et bois, dit Lycus; oublions les souffrances,

155

Ami! leur lendemain est, dit-on, un beau jour.'

Bientôt Lycus se lève et fait emplir sa coupe,

Et veut que l'échanson verse à toute la troupe:

'Pour boire à Jupiter, qui nous daigne envoyer

L'étranger devenu l'hôte de mon foyer.'

160

Le vin de main en main va coulant à la ronde;

Lycus lui-même emplit une coupe profonde,

L'envoie à l'étranger: 'Salut, mon hôte, bois.

De ta ville bientôt tu reverras les toits,

Fussent-ils par-delà les glaces du Caucase.'

165

Des mains de l'échanson l'étranger prend le vase,

Se lève et sur eux tous il invoque les dieux.

On boit; il se rassied. Et jusque sur ses yeux

Ses noirs cheveux toujours ombrageant son visage,

De sourire et de plainte il mêle son langage:

170

'Mon hôte, maintenant que sous tes nobles toits

De l'importun besoin j'ai calmé les abois,

Oserai-je à ma langue abandonner les rênes?

Je n'ai plus ni pays, ni parents, ni domaines.

Mais écoute: le vin, par toi-même versé,

175

M'ouvre la bouche. Ainsi, puisque j'ai commencé,

Entends ce que peut-être il eût mieux valu taire.

Excuse enfin ma langue, excuse ma prière;

Car du vin, tu le sais, la téméraire ardeur

Souvent à l'excès même enhardit la pudeur.

180

Meurtri de durs cailloux ou de sables arides,

Déchiré de buissons ou d'insectes avides,

D'un long jeûne flétri, d'un long chemin lassé

Et de plus d'un grand fleuve en nageant traversé,

Je parais énervé, sans vigueur, sans courage;

185

Mais je suis né robuste et n'ai point passé l'âge.

La force et le travail, que je n'ai point perdus,

Par un peu de repos me vont être rendus.

Emploie alors mes bras à quelques soins rustiques.

Je puis dresser au char tes coursiers olympiques,

190

Ou, sous les feux du jour, courbé vers le sillon,

Presser deux forts taureaux du piquant aiguillon.

Je puis même, tournant la meule nourricière,

Broyer le pur froment en farine légère.

Je puis, la serpe en main, planter et diriger

195

Et le cep et la treille, espoir de ton verger.

Je tiendrai la faucille ou la faux recourbée,

Et devant mes pas l'herbe ou la moisson tombée

Viendra remplir ta grange en la belle saison;

Afin que nul mortel ne dise en ta maison,

200

Me regardant d'un oeil insultant et colère:

O vorace étranger, qu'on nourrit à rien faire!

—Vénérable indigent, va, nul mortel chez moi

N'oserait élever sa langue contre toi.

Tu peux ici rester, même oisif et tranquille,

205

Sans craindre qu'un affront ne trouble ton asile.

—L'indigent se méfie.—Il n'est plus de danger.

—L'homme est né pour souffrir.—Il est né pour changer.

—Il change d'infortune!—Ami, reprends courage:

Toujours un vent glacé ne souffle point l'orage.

210

Le ciel d'un jour à l'autre est humide ou serein,

Et tel pleure aujourd'hui qui sourira demain.

—Mon hôte, en tes discours préside la sagesse.

Mais quoi! la confiante et paisible richesse

Parle ainsi!... L'indigent espère en vain du sort;

215

En espérant toujours il arrive à la mort.

Dévoré de besoins, de projets, d'insomnie,

Il vieillit dans l'opprobre et dans l'ignominie.

Rebuté des humains durs, envieux, ingrats,

Il a recours aux dieux qui ne l'entendent pas.

220

Toutefois ta richesse accueille mes misères;

Et puisque ton coeur s'ouvre à la voix des prières.

Puisqu'il sait, ménageant le faible humilié,

D'indulgence et d'égards tempérer la pitié,

S'il est des dieux du pauvre, ô Lycus! que ta vie

225

Soit un objet pour tous et d'amour et d'envie!

—Je te le dis encore: espérons, étranger.

Que mon exemple au moins serve à t'encourager

Des changements du sort j'ai fait l'expérience.

Toujours un même éclat n'a point à l'indigence

230

Fait du riche Lycus envier le destin.

J'ai moi-même été pauvre et j'ai tendu la main.

Cléotas de Larisse, en ses jardins immenses,

Offrit à mon travail de justes récompenses.

"Jeune ami, j'ai trouvé quelques vertus en toi;

235

Va, sois heureux, dit-il, et te souviens de moi."

Oui, oui, je m'en souviens: Cléotas fut mon père;

Tu vois le fruit des dons de sa bonté prospère.

A tous les malheureux je rendrai désormais

Ce que dans mon malheur je dus à ses bienfaits.

240

Dieux, l'homme bienfaisant est votre cher ouvrage;

Vous n'avez point ici d'autre visible image;

Il porte votre empreinte, il sortit de vos mains

Pour vous représenter aux regards des humains.

Veillez sur Cléotas! Qu'une fleur éternelle,

245

Fille d'une âme pure, en ses traits étincelle;

Que nombre de bienfaits, ce sont là ses amours,

Fassent une couronne à chacun de ses jours;

Et quand une mort douce et d'amis entourée

Recevra sans douleur sa vieillesse sacrée,

250

Qu'il laisse avec ses biens ses vertus pour appui

A des fils, s'il se peut, encor meilleurs que lui.

—Hôte des malheureux, le sort inexorable

Ne prend point les avis de l'homme secourable.

Tous, par sa main de fer en aveugles poussés,

255

Nous vivons; et tes voeux ne sont point exaucés.

Cléotas est perdu; son injuste patrie

L'a privé de ses biens; elle a proscrit sa vie.

De ses concitoyens dès longtemps envié,

De ses nombreux amis en un jour oublié,

260

Au lieu de ces tapis qu'avait tissus l'Euphrate,

Au lieu de ces festins brillants d'or et d'agate

Où ses hôtes, parmi les chants harmonieux,

Savouraient jusqu'au jour les vins délicieux,

Seul maintenant, sa faim, visitant les feuillages,

265

Dépouille les buissons de quelques fruits sauvages;

Ou, chez le riche altier apportant ses douleurs,

Il mange un pain amer tout trempé de ses pleurs.

Errant et fugitif, de ses beaux jours de gloire

Gardant, pour son malheur, la pénible mémoire,

270

Sous les feux du midi, sous le froid des hivers,

Seul, d'exil en exil, de déserts en déserts,

Pauvre et semblable à moi, languissant et débile,

Sans appui qu'un bâton, sans foyer, sans asile,

Revêtu de ramée ou de quelques lambeaux,

275

Et sans que nul mortel attendri sur ses maux

D'un souhait de bonheur le flatte et l'encourage;

Les torrents et la mer, l'aquilon et l'orage,

Les corbeaux, et des loups les tristes hurlements

Répondant seuls la nuit à ses gémissements;

280

N'ayant d'autres amis que les bois solitaires,

D'autres consolateurs que ses larmes amères,

Il se traîne; et souvent sur la pierre il s'endort

A la porte d'un temple, en invoquant la mort.

—Que m'as-tu dit? La foudre a tombé sur ma tête.

285

Dieux! ah! grands dieux! partons. Plus de jeux, plus de fête!

Partons. Il faut vers lui trouver des chemins sûrs;

Partons. Jamais sans lui je ne revois ces murs.

Ah! dieux! quand dans le vin, les festins, l'abondance,

Enivré des vapeurs d'une folle opulence,

290

Celui qui lui doit tout chante, et s'oublie, et rit,

Lui peut-être il expire, affamé, nu, proscrit,

Maudissant, comme ingrat, son vieil ami qui l'aime.

Parle: était-ce bien lui? le connais-tu toi-même?

En quels lieux était-il? où portait-il ses pas?

295

Il sait où vit Lycus, pourquoi ne vient-il pas?

Parle: était-ce bien lui? parle, parle, te dis-je;

Où l'as-tu vu?—Mon hôte, à regret je t'afflige.

C'était lui, je l'ai vu ........................

.........................Les douleurs de son âme

300

Avaient changé ses traits. Ses deux fils et sa femme

A Delphes, confiés au ministre du dieu,

Vivaient de quelques dons offerts dans le saint lieu.

Par des sentiers secrets fuyant l'aspect des villes,

On les avait suivis jusques aux Thermopyles.

305

Il en gardait encore un douloureux effroi.5

Je le connais; je fus son ami comme toi.

D'un même sort jaloux une même injustice

Nous a tous deux plongés au même précipice.

Il me donna jadis (ce bien seul m'est resté)

310

Sa marque d'alliance et d'hospitalité.

Vois si tu la connais.' De surprise immobile,

Lycus a reconnu son propre sceau d'argile;

Ce sceau, don mutuel d'immortelle amitié,

Jadis à Cléotas par lui-même envoyé.

315

Il ouvre un oeil avide, et longtemps envisage

L'étranger. Puis enfin sa voix trouve un passage.

'Est-ce toi, Cléotas? toi qu'ainsi je revoi?

Tout ici t'appartient. O mon père! est-ce toi?

Je rougis que mes yeux aient pu te méconnaître.

320

Cléotas! ô mon père! ô toi qui fus mon maître,

Viens; je n'ai fait ici que garder ton trésor,

Et ton ancien Lycus veut te servir encor;

J'ai honte à ma fortune en regardant la tienne.'

Et, dépouillant soudain la pourpre tyrienne

325

Que tient sur son épaule une agrafe d'argent,

Il l'attache lui-même à l'auguste indigent.

Les convives levés l'entourent; l'allégresse

Rayonne en tous les yeux. La famille s'empresse;

On cherche des habits, on réchauffe le bain.

330

La jeune enfant approche; il rit, lui tend la main:

'Car c'est toi, lui dit-il, c'est toi qui, la première,

Ma fille, m'as ouvert la porte hospitalière.'



III

LA LIBERTÉ

UN CHEVRIER, UN BERGER

LE CHEVRIER

Berger, quel es-tu donc? qui t'agite? et quels dieux

De noirs cheveux épars enveloppent tes yeux?

LE BERGER

Blond pasteur de chevreaux, oui, tu veux me l'apprendre:

Oui, ton front est plus beau, ton regard est plus tendre.

LE CHEVRIER

(Commencé le vendredi au soir 16, et fini le dimanche au soir, 18 mars 1787.)



IV

LE MALADE

'Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères,

Dieu de la vie, et dieu des plantes salutaires,

Dieu vainqueur de Python, dieu jeune et triomphant,

Prends pitié de mon fils, de mon unique enfant!

5

Prends pitié de sa mère aux larmes condamnée,

Qui ne vit que pour lui, qui meurt abandonnée,

Qui n'a pas dû rester pour voir mourir son fils!

Dieu jeune, viens aider sa jeunesse. Assoupis,

Assoupis dans son sein cette fièvre brûlante

10

Qui dévore la fleur de sa vie innocente.

Apollon! si jamais, échappé du tombeau,

Il retourne au Ménale avoir soin du troupeau,

Ces mains, ces vieilles mains orneront ta statue

De ma coupe d'onyx à tes pieds suspendue;

15

Et, chaque été nouveau, d'un jeune taureau blanc

La hache à ton autel fera couler le sang.

Eh bien, mon fils, es-tu toujours impitoyable?

Ton funeste silence est-il inexorable?

Enfant, tu veux mourir? Tu veux, dans ses vieux ans,

20

Laisser ta mère seule avec ses cheveux blancs?20

Tu veux que ce soit moi qui ferme ta paupière?

Que j'unisse ta cendre à celle de ton père?

C'est toi qui me devais ces soins religieux,

Et ma tombe attendait tes pleurs et tes adieux.

25

Parle, parle, mon fils! quel chagrin te consume?

Les maux qu'on dissimule en ont plus d'amertume.

Ne lèveras-tu point ces yeux appesantis?

—Ma mère, adieu; je meurs, et tu n'as plus de fils.

Non, tu n'as plus de fils, ma mère bien-aimée.

30

Je te perds. Une plaie ardente, envenimée,

Me ronge; avec effort je respire, et je crois

Chaque fois respirer pour la dernière fois.

Je ne parlerai pas. Adieu; ce lit me blesse,

Ce tapis qui me couvre accable ma faiblesse;

35

Tout me pèse et me lasse. Aide-moi, je me meurs.

Tourne-moi sur le flanc. Ah! j'expire! ô douleurs!

—Tiens, mon unique enfant, mon fils, prends ce breuvage;

Sa chaleur te rendra ta force et ton courage.

La mauve, le dictame ont, avec les pavots,

40

Mêlé leurs sucs puissants qui donnent le repos;

Sur le vase bouillant, attendrie à mes larmes,

Une Thessalienne a composé des charmes.

Ton corps débile a vu trois retours du soleil

Sans connaître Cérès, ni tes yeux le sommeil.

45

Prends, mon fils, laisse-toi fléchir à ma prière;

C'est ta mère, ta vieille inconsolable mère

Qui pleure, qui jadis te guidait pas à pas,

T'asseyait sur son sein, te portait dans ses bras,

Que tu disais aimer, qui t'apprit à le dire,

50

Qui chantait, et souvent te forçait à sourire

Lorsque tes jeunes dents, par de vives douleurs,

De tes yeux enfantins faisaient couler des pleurs.

Tiens, presse de ta lèvre, hélas! pâle et glacée,

Par qui cette mamelle était jadis pressée;

55

Que ce suc te nourrisse et vienne à ton secours,

Comme autrefois mon lait nourrit tes premiers jours!

—O coteaux d'Érymanthe! ô vallons! ô bocage!

O vent sonore et frais qui troublais le feuillage,

Et faisais frémir l'onde, et sur leur jeune sein

60

Agitais les replis de leur robe de lin!

De légères beautés troupe agile et dansante ...

Tu sais, tu sais, ma mère? aux bords de l'Érymanthe ...

Là, ni loups ravisseurs, ni serpents, ni poisons ...

O visage divin! ô fêtes! ô chansons!

65

Des pas entrelacés, des fleurs, une onde pure,

Aucun lieu n'est si beau dans toute la nature.

Dieux! ces bras et ces flancs, ces cheveux, ces pieds nus

Si blancs, si délicats!... Je ne te verrai plus!

Oh! portez, portez-moi sur les bords d'Érymanthe,

70

Que je la voie encor, cette vierge dansante!

Oh! que je voie au loin la fumée à longs flots

S'élever de ce toit au bord de cet enclos!

Assise à tes côtés, ses discours, sa tendresse,

Sa voix, trop heureux père! enchante ta vieillesse,

75

Dieux! par-dessus la haie élevée en remparts,

Je la vois, à pas lents, en longs cheveux épars,

Seule, sur un tombeau, pensive, inanimée,

S'arrêter et pleurer sa mère bien-aimée.

Oh! que tes yeux sont doux! que ton visage est beau!

80

Viendras-tu point aussi pleurer sur mon tombeau?

Viendras-tu point aussi, la plus belle des belles,

Dire sur mon tombeau: Les Parques sont cruelles!

—Ah! mon fils, c'est l'amour, c'est l'amour insensé

Qui t'a jusqu'à ce point cruellement blessé?

85

Ah! mon malheureux fils! Oui, faibles que nous sommes,

C'est toujours cet amour qui tourmente les hommes.

S'ils pleurent en secret, qui lira dans leur coeur

Verra que c'est toujours cet amour en fureur.

Mais, mon fils, mais dis-moi, quelle belle dansante,

90

Quelle vierge as-tu vue au bord de l'Érymanthe?

N'es-tu pas riche et beau? du moins quand la douleur

N'avait point de ta joue éteint la jeune fleur!

Parle. Est-ce cette Eglé, fille du roi des ondes,

Ou cette jeune Irène aux longues tresses blondes?

95

Ou ne sera-ce point cette fière beauté

Dont j'entends le beau nom chaque jour répété,

Dont j'apprends que partout les belles sont jalouses?

Qu'aux temples, aux festins, les mères, les épouses,

Ne sauraient voir, dit-on, sans peine et sans effroi?

100

Cette belle Daphné?....—Dieux! ma mère, tais-toi,

Tais-toi. Dieux! qu'as-tu dit? Elle est fière, inflexible;

Comme les immortels, elle est belle et terrible!

Mille amants l'ont aimée; ils l'ont aimée en vain.

Comme eux j'aurais trouvé quelque refus hautain.

105

Non, garde que jamais elle soit informée...

Mais, ô mort! ô tourment! ô mère bien-aimée!

Tu vois dans quels ennuis dépérissent mes jours.

Ma mère bien-aimée, ah! viens à mon secours.

Je meurs; va la trouver: que tes traits, que ton âge,

110

De sa mère à ses yeux offrent la sainte image.

Tiens, prends cette corbeille et nos fruits les plus beaux,

Prends notre Amour d'ivoire, honneur de ces hameaux;

Prends la coupe d'onyx à Corinthe ravie;

Prends mes jeunes chevreaux, prends mon coeur, prends ma vie;

115

Jette tout à ses pieds; apprends-lui qui je suis;

Dis-lui que je me meurs, que tu n'as plus de fils.

Tombe aux pieds du vieillard, gémis, implore, presse;

Adjure cieux et mers, dieu, temple, autel, déesse.

Pars; et si tu reviens sans les avoir fléchis,

120

Adieu, ma mère, adieu, tu n'auras plus de fils.

—J'aurai toujours un fils, va, la belle espérance

Me dit...' Elle s'incline, et, dans un doux silence,

Elle couvre ce front, terni par les douleurs,

De baisers maternels entremêlés de pleurs.

125

Puis elle sort en hâte, inquiète et tremblante;

Sa démarche est de crainte et d'âge chancelante.

Elle arrive; et bientôt revenant sur ses pas,

Haletante, de loin: 'Mon cher fils, tu vivras,

Tu vivras.' Elle vient s'asseoir près de la couche,

130

Le vieillard la suivait, le sourire à la bouche,

La jeune belle aussi, rouge et le front baissé,

Vient, jette sur le lit un coup d'oeil. L'insensé

Tremble; sous ses tapis il veut cacher sa tête.

'Ami, depuis trois jours tu n'es d'aucune fête,

135

Dit-elle; que fais-tu? Pourquoi veux-tu mourir?

Tu souffres. On me dit que je peux te guérir;

Vis, et formons ensemble une seule famille:

Que mon père ait un fils, et ta mère une fille!'

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