Poésies choisies de André Chénier
V
HYLAS
Au chevalier de Pange.
Le navire éloquent, fils des bois du Pénée,
Qui portait à Colchos la Grèce fortunée,
Craignant près de l'Euxin les menaces du Nord,
S'arrête, et se confie au doux calme d'un port.
5Aux regards des héros le rivage est tranquille;
Ils descendent. Hylas prend un vase d'argile,
Et va, pour leurs banquets sur l'herbe préparés,
Chercher une onde pure en ces bords ignorés.
Reines, au sein d'un bois, d'une source prochaine,
10Trois naïades l'ont vu s'avancer dans la plaine.
Elles ont vu ce front de jeunesse éclatant,
Cette bouche, ces yeux. Et leur onde à l'instant
Plus limpide, plus belle, un plus léger zéphire,
Un murmure plus doux l'avertit et soupire.
15Il accourt. Devant lui l'herbe jette des fleurs;
Sa main errante suit l'éclat de leurs couleurs;
Elle oublie, à les voir, l'emploi qui la demande,
Et s'égare à cueillir une belle guirlande.
Mais l'onde encor soupire et sait le rappeler.
20Sur l'immobile arène il l'admire couler,
Se courbe, et, s'appuyant à la rive penchante,
Dans le cristal sonnant plonge l'urne pesante.
De leurs roseaux touffus les trois nymphes soudain
Volent, fendent leurs eaux, l'entraînent par la main
25En un lit de joncs frais et de mousses nouvelles.
Sur leur sein, dans leurs bras, assis au milieu d'elles,
Leur bouche, en mots mielleux où l'amour est vanté,
Le rassure et le loue et flatte sa beauté.
Leurs mains vont caressant sur sa joue enfantine
30De la jeunesse en fleur la première étamine,
Ou sèchent en riant quelques pleurs gracieux
Dont la frayeur subite avait rempli ses yeux.
'Quand ces trois corps d'albâtre atteignaient le rivage,
D'abord j'ai cru, dit-il, que c'était mon image
35Qui, de cent flots brisés prompte à suivre la loi,
Ondoyante, volait et s'élançait vers moi.'
Mais Alcide inquiet, que presse un noir augure,
Va, vient, le cherche, crie auprès de l'onde pure:
'Hylas! Hylas!' Il crie et mille et mille fois.
40Le jeune enfant de loin croit entendre sa voix;
Et du fond des roseaux, pour le tirer de peine,
Lui répond une voix non entendue et vaine.
De Pange, c'est vers toi qu'à l'heure du réveil
Court cette jeune idylle au teint frais et vermeil.
45Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,
L'eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants;
D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs;
Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
50Et sa flûte à la main, sa flûte qui s'apprête
A défier un jour les pipeaux de Segrais,
Seuls connus parmi nous aux nymphes des forêts.
VI
LA JEUNE TARENTINE
Pleurez, doux alcyons! ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez!
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine!
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine:
5Là, l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Dans le cèdre enfermé sa robe d'hyménée,
Et l'or dont au festin ses bras seraient parés,
10Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
L'enveloppe; étonnée et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.
15Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine!
Son beau corps a roulé sous la vague marine.
Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d'un rocher,
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par ses ordres bientôt les belles Néréides
20L'élèvent au-dessus des demeures humides,
Le portent au rivage, et dans ce monument
L'ont au cap du Zéphyr déposé mollement;
Puis de loin, à grands cris appelant leurs compagnes,
Et les nymphes des bois, des sources, des montagnes,
25Toutes, frappant leur sein et traînant un long deuil,
Répétèrent, hélas! autour de son cercueil:
'Hélas! chez ton amant tu n'es point ramenée;
Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée;
L'or autour de tes bras n'a point serré de noeuds;
30Les doux parfums n'ont point coulé sur tes cheveux.'
VII
SUR UN GROUPE DE JUPITER ET D'EUROPE
Des nymphes et des satyres chantent dans une grotte qu'il faut peindre bien romantique, pittoresque, divine, en soupant, avec des coupes ciselées; chacun chante le sujet représenté sur sa coupe. L'un: Étranger, ce taureau, etc.; l'autre: Pasiphaé; d'autres, d'autres...
EUROPE
Étranger, ce taureau, qu'au sein des mers profondes
D'un pied léger et sûr tu vois fendre les ondes,
Est le seul que jamais Amphitrite ait porté.
Il nage aux bords crétois. Une jeune beauté
5Dont le vent fait voler l'écharpe obéissante5
Sur ses flancs est assise, et d'une main tremblante
Tient sa corne d'ivoire, et, les pleurs dans les yeux,
Appelle ses parents, ses compagnes, ses jeux;
Et, redoutant la vague et ses assauts humides,
10Retire et veut sous soi cacher ses pieds timides.
L'art a rendu l'airain fluide et frémissant,
On croit le voir flotter. Ce nageur mugissant,
Ce taureau, c'est un dieu; c'est Jupiter lui-même.
Dans ses traits déguisés, du monarque suprême
15Tu reconnais encore et la foudre et les traits.
Sidon l'a vu descendre au bord de ses guérets,
Sous ce front emprunté couvrant ses artifices,
Brillant objet des voeux de toutes les génisses.
La vierge tyrienne, Europe, son amour,
20Imprudente, le flatte; il la flatte à son tour;
Et, se fiant à lui, la belle désirée
Ose asseoir sur son flanc cette charge adorée.
Il s'est lancé dans l'onde; et le divin nageur,
Le taureau, roi des dieux, l'humide ravisseur,
25A déjà passé Chypre et ses rives fertiles;
Il s'approche de Crète, et va voir les cent villes.
VIII
PASIPHAÉ
Tu gémis sur l'Ida, mourante, échevelée,
O reine! ô de Minos épouse désolée!
Heureuse si jamais, dans ses riches travaux,
Cérès n'eût pour le joug élevé des troupeaux!...
5Tu voles épier sous quelle yeuse obscure,
Tranquille, il ruminait son antique pâture,
Quel lit de fleurs reçut ses membres nonchalants,
Quelle onde a ranimé l'albâtre de ses flancs.
'O nymphes, entourez, fermez, nymphes de Crète,
10De ces vallons, fermez, entourez la retraite,
Si peut-être vers lui des vestiges épars
Ne viendront point guider mes pas et mes regards.'
Insensée! à travers ronces, forêts, montagnes,
Elle court. O fureur! dans les vertes campagnes,
15Une belle génisse à son superbe amant
Adressait devant elle un doux mugissement.
'La perfide mourra. Jupiter la demande.'
Elle-même à son front attache la guirlande,
L'entraîne, et sur l'autel prenant le fer vengeur:
20'Sois belle maintenant, et plais à mon vainqueur.'
Elle frappe, et sa haine, à la flamme lustrale,
Rit de voir palpiter le coeur de sa rivale.
IX
PANNYCHIS
Plusieurs jeunes files entourent un petit enfant... le caressent...
—On dit que tu as fait une chanson pour Pannychis, ta cousine?
—Oui, je l'aime, Pannychis... elle est belle. Elle a cinq ans comme moi... Nous avons arrondi en berceau ces buissons de roses... Nous nous promenons sous cet ombrage... On ne peut nous y troubler, car il est trop bas pour qu'on y puisse entrer. Je lui ai donné une statue de Vénus que mon père m'a faite avec du buis. Elle l'appelle sa fille, elle la couche sur des feuilles de rose dans une écorce de grenade... Tous les amants font toujours des chansons pour leur bergère... Et moi aussi, j'en ai fait une pour elle...
—Eh bien, chante-nous ta chanson et nous te donnerons des raisins et des figues mielleuses...
—Donnez-les-moi d'abord et puis je vais chanter... Il tend ses deux mains... on lui donne... et puis, d'une voix claire et douce, il se met à chanter:
'Ma belle Pannychis, il faut bien que tu m'aimes;
Nous avons même toit, nos âges sont les mêmes.
Vois comme je suis grand, vois comme je suis beau.
Hier je me suis mis auprès de mon chevreau;
5Par Pollux et Minerve! il ne pouvait qu'à peine
Faire arriver sa tête au niveau de la mienne.
D'une coque de noix j'ai fait un abri sûr
Pour un beau scarabée étincelant d'azur;
Il couche sur la laine, et je te le destine.
10Ce matin, j'ai trouvé parmi l'algue marine
Une vaste coquille aux brillantes couleurs;
Nous l'emplirons de terre, il y viendra des fleurs.
Je veux, pour te montrer une flotte nombreuse,
Lancer sur notre étang des écorces d'yeuse.
15Le chien de la maison est si doux! chaque soir,
Mollement sur son dos je veux te faire asseoir;
Et, marchant devant toi jusques à notre asile,
Je guiderai les pas de ce coursier docile.'
Il s'en va bien baisé, bien caressé... Les jeunes beautés le suivent de loin. Arrivées aux rosiers, elles regardent par-dessus le berceau sous lequel elles les voient occupés à former avec des buissons de myrte et de roses un temple de verdure autour d'un petit autel, pour leur statue de Vénus; elles rient. Ils lèvent la tête, les voient et leur disent de s'en aller. On les embrasse... En s'en allant, la jeune Myro dit:... O heureux âge!... Mes compagnes, venez voir aussi chez moi les monuments de notre enfance... j'ai entouré d'une haie, pour le conserver, le jardin que j'avais alors... Une chèvre l'aurait brouté tout entier en une heure... C'est là que je vivais avec...; il m'appelait déjà sa femme et je l'appelais mon époux... Nous n'étions pas plus hauts que telle plante... Nous nous serions perdus dans une forêt de thym... Vous y verrez encore les romarins s'élever en berceau comme des cyprès autour du tombeau de marbre où sont écrits les vers d'Anyté... Mon bien-aimé m'avait donné une cigale et une sauterelle. Elles moururent, je leur élevai ce tombeau parmi le romarin. J'étais en pleurs... La belle Anyté passa, sa lyre à la main...
—Qu'as-tu? me demanda-t-elle.
—Ma cigale et ma sauterelle sont mortes...
—Ah! me dit-elle, nous devons tous mourir (cinq ou six vers de morale)...
Puis elle écrivit sur la pierre:
'O sauterelle, à toi, rossignol des fougères,
20A toi, verte cigale, amante des bruyères,
Myro de cette tombe élève les honneurs,
Et sa joue enfantine est humide de pleurs;
Car l'avare Achéron, les Soeurs impitoyables
Ont ravi de ses jeux ces compagnes aimables.'
X
DRYAS
'Tout est-il prêt? partons. Oui, le mât est dressé;
Adieu donc.' Sur les bancs le rameur est placé;
La voile, ouverte aux vents, s'enfle et s'agite et flotte;
Déjà le gouvernail tourne aux mains du pilote.
5Insensé! vainement le serrant dans leurs bras,
Femme, enfants, tout se jette au-devant de ses pas;
Il monte, on lève l'ancre. Élevé sur la poupe,
Il remplit et couronne une écumante coupe,
Prie, et la verse aux dieux qui commandent aux flots.
10Tout retentit de cris, adieux des matelots.
Sur sa famille en pleurs il tourne encor la vue,
Et des yeux et des mains longtemps il les salue.
Insensé! vainement une fois averti!
On détache le câble; il part; il est parti!
15Car il ne voyait pas que bientôt sur sa tête
L'automne impétueux amassant la tempête
L'attendait au passage, et là, loin de tout bord,
Lui préparait bientôt le naufrage et la mort.
'Dieux de la mer Égée, ô vents, ô dieux humides,
20Glaucus et Palémon, et blanches Néréides,
Sauvez, sauvez Dryas. Déjà voisin du port,
Entre la terre et moi je rencontre la mort.
Mon navire est brisé. Sous les ondes avares
Tous les miens ont péri. Dieux! rendez-moi mes lares!
25Dieux! entendez les cris d'un père et d'un époux!
Sauvez, sauvez Dryas, il s'abandonne à vous.'
Il dit, plonge, et, perdant au sein de la tourmente
La planche, sous ses pieds fugitive et flottante,
Nage, et lutte, et ses bras et ses efforts nombreux...
30Et la vague en roulant sur les sables pierreux,
Blême, expirant, couvert d'une écume salée,
Le vomit. Sa famille errante, échevelée,
Qui perçait l'air de cris et se frappait le sein,
Court, le saisit, l'entraîne, et, le fer à la main,
35Rendant grâces aux flots d'avoir sauvé sa tête,
Offre une brebis noire à la noire tempête.
XI
BACCHUS
Viens, ô divin Bacchus, ô jeune Thyonée,
O Dionyse, Évan, Iacchus et Lénée;
Viens, tel que tu parus aux déserts de Naxos
Quand tu vins rassurer la fille de Minos.
5Le superbe éléphant, en proie à ta victoire,
Avait de ses débris formé ton char d'ivoire.
De pampres, de raisins mollement enchaîné,
Le tigre aux larges flancs de taches sillonné,
Et le lynx étoilé, la panthère sauvage,
10Promenaient avec toi ta cour sur ce rivage.
L'or reluisait partout aux axes de tes chars.
Les Ménades couraient en longs cheveux épars
Et chantaient Évoé, Bacchus et Thyonée,
Et Dionyse, Évan, Iacchus et Lénée,
15Et tout ce que pour toi la Grèce eut de beaux noms.
Et la voix des rochers répétait leurs chansons,
Et le rauque tambour, les sonores cymbales,
Les hautbois tortueux, et les doubles crotales
Qu'agitaient en dansant sur ton bruyant chemin
20Le faune, le satyre et le jeune Sylvain,
Au hasard attroupés autour du vieux Silène,
Qui, sa coupe à la main, de la rive indienne,
Toujours ivre, toujours débile, chancelant,
Pas à pas cheminait sur son âne indolent.
XII
LE CHÊNE DE CÉRÈS
Allons chanter, assis dans les saintes forêts,
Sous ce chêne orgueilleux, favori de Cérès,
Qui loin autour de lui porte un immense ombrage,
Tu vois, de tous côtés pendant à son feuillage,
5Couronnes et bandeaux et bouquets entassés,
Doux monuments des voeux par Cérès exaucés.
A son ombre souvent les nymphes bocagères
Viennent former les pas de leurs danses légères;
Pour mesurer ses flancs et leur vaste contour,
10Leurs mains s'entrelaçant serpentent à l'entour:
Et, les bras étendus, vingt Dryades à peine
Pressent ce tronc noueux et dont Cérès est vaine.
(Tiré d'Ovide, Mét., viii.)
XIII
HERCULE
Oeta, mont ennobli par cette nuit ardente,
Quand l'infidèle époux d'une épouse imprudente
Reçut de son amour un présent trop jaloux,
Victime du centaure immolé par ses coups;
5Il brise tes forêts: ta cime épaisse et sombre
En un bûcher immense amoncelle sans nombre
Les sapins résineux que son bras a ployés.
Il y porte la flamme; il monte, sous ses pieds
Étend du vieux lion la dépouille héroïque,
10Et l'oeil au ciel, la main sur la massue antique,
Attend sa récompense et l'heure d'être un dieu.
Le vent souffle et mugit. Le bûcher tout en feu
Brille autour du héros, et la flamme rapide
Porte au palais divin l'âme du grand Alcide!
XIV
ÉRICHTHON
J'apprends, pour disputer un prix si glorieux,
Le bel art d'Érichthon, mortel prodigieux
Qui sur l'herbe glissante, en longs anneaux mobiles,
Jadis homme et serpent, traînait ses pieds agiles.
5Élevé sur un axe, Érichthon le premier
Aux liens du timon attacha le coursier,
Et vainqueur, près des mers, sur les sables arides,
Fit voler à grand bruit les quadriges rapides.
Le Lapithe, hardi dans ses jeux turbulents,
10Le premier, des coursiers osa presser les flancs.
Sous lui, dans un long cercle achevant leur carrière,
Ils surent aux liens livrer leur tête altière,
Blanchir un frein d'écume, et, légers, bondissants,
Agiter, mesurer leurs pas retentissants.
(Pris de Virgile.)
XV
NÉÈRE
Mais telle qu'à sa mort, pour la dernière fois,
Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,
De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie,
5Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,
Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort:
'O vous, du Sébéthus naïades vagabondes,
Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes.
Adieu, mon Clinias! moi, celle qui te plus,
10Moi, celle qui t'aimai, que tu ne verras plus. 10
O cieux, ô terre, ô mer, prés, montagnes, rivages,
Fleurs, bois mélodieux, vallons, grottes sauvages,
Rappelez-lui souvent, rappelez-lui toujours
Néère tout son bien, Néère ses amours;
15Cette Néère, hélas! qu'il nommait sa Néère,
Qui, pour lui criminelle, abandonna sa mère;
Qui, pour lui fugitive, errant de lieux en lieux,
Aux regards des humains n'osa lever les yeux.
Oh! soit que l'astre pur des deux frères d'Hélène
20Calme sous ton vaisseau la vague ionienne;
Soit qu'aux bords de Pæstum, sous ta soigneuse main,
Les roses deux fois l'an couronnent ton jardin;
Au coucher du soleil, si ton âme attendrie
Tombe en une muette et molle rêverie,
25Alors, mon Clinias, appelle, appelle-moi.
Je viendrai, Clinias; je volerai vers toi.
Mon âme vagabonde, à travers le feuillage,
Frémira; sur les vents ou sur quelque nuage
Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,
30S'élevant comme un songe, étinceler dans l'air,
Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive,
Caresser, en fuyant, ton oreille attentive.'
XVI
Mon visage est flétri des regards du soleil.
Mon pied blanc sous la ronce est devenu vermeil.
J'ai suivi tout le jour le fond de la vallée;
Des bêlements lointains partout m'ont appelée.
5J'ai couru: tu fuyais sans doute loin de moi:
C'étaient d'autres pasteurs. Où te chercher, ô toi
Le plus beau des humains? Dis-moi, fais-moi connaître
Où sont donc tes troupeaux, où tu les mènes paître,
Pour que je cesse enfin de courir sur les pas
10Des troupeaux étrangers que tu ne conduis pas.
(Tiré du Cantique des cantiques.)
XVII
O jeune adolescent! tu rougis devant moi.
Vois mes traits sans couleurs; ils pâlissent pour toi:
C'est ton front virginal, ta grâce, ta décence;
Viens. Il est d'autres jeux que les jeux de l'enfance.
5O jeune adolescent, viens savoir que mon coeur
N'a pu de ton visage oublier la douceur.
Bel enfant, sur ton front la volupté réside.
Ton regard est celui d'une vierge timide.
Ton sein blanc, que ta robe ose cacher au jour,
10Semble encore ignorer qu'on soupire d'amour.
Viens le savoir de moi. Viens, je veux te l'apprendre;
Viens remettre en mes mains ton âme vierge et tendre,
Afin que mes leçons, moins timides que toi,
Te fassent soupirer et languir comme moi;
15Et qu'enfin rassuré, cette joue enfantine
Doive à mes seuls baisers cette rougeur divine.
Oh! je voudrais qu'ici tu vinsses un matin
Reposer mollement ta tête sur mon sein!
Je te verrais dormir, retenant mon haleine,
20De peur de t'éveiller, ne respirant qu'à peine.
Mon écharpe de lin, que je ferais flotter,
Loin de ton beau visage aurait soin d'écarter
Les insectes volants dont les ailes bruyantes
Aiment à se poser sur les lèvres dormantes.
XVIII
La nymphe l'aperçoit, et l'arrête, et soupire.
Vers un banc de gazon, tremblante, elle l'attire;
Elle s'assied. Il vient, timide avec candeur,
Ému d'un peu d'orgueil, de joie et de pudeur.
5Les deux mains de la nymphe errent à l'aventure.
L'une, sur son front blanc, va de sa chevelure
Former les blonds anneaux. L'autre de son menton
Caresse lentement le mol et doux coton.
'Approche, bel enfant, approche, lui dit-elle,
10Toi si jeune et si beau, près de moi jeune et belle.
Viens, ô mon bel ami, viens, assieds-toi sur moi.
Dis, quel âge, mon fils, s'est écoulé pour toi?
Aux combats du gymnase as-tu quelque victoire?
Aujourd'hui, m'a-t-on dit, tes compagnons de gloire,
15Trop heureux, te pressaient entre leurs bras glissants,
Et l'olive a coulé sur tes membres luisants.
Tu baisses tes yeux noirs? Bienheureuse la mère
Qui t'a formé si beau, qui t'a nourri pour plaire!
Tu souris? tu rougis? Que ta joue est brillante!
20Que ta bouche est vermeille et ta peau transparente!
N'es-tu pas Hyacinthe au blond Phoebus si cher?
Ou ce jeune Troyen ami de Jupiter?
Ou celui qui, naissant pour plus d'une immortelle,
Entr'ouvrit de Myrrha l'écorce maternelle?
25Ami, qui que tu sois, oh! tes jeux sont charmants:
Bel enfant, aime-moi. Mon coeur de mille amants
Rejeta mille fois la poursuite enflammée;
Mais toi seul, aime-moi, j'ai besoin d'être aimée...'
XIX
CHANSON DES YEUX
Viens: là, sur des joncs frais ta place est toute prête.
Viens, viens, sur mes genoux viens reposer ta tête.
Les yeux levés sur moi, tu resteras muet,
Et je te chanterai la chanson qui te plaît.
5Comme on voit, au moment où Phoebus va renaître,
La nuit prête à s'enfuir, le jour prêt à paraître,
Je verrai tes beaux yeux, les yeux de mon ami,
En un demi-sommeil se fermer à demi.
Tu me diras: 'Adieu, je dors, adieu, ma belle.
10—Adieu, dirai-je, adieu, dors, mon ami fidèle,
Car le... aussi dort le front vers les cieux,'
Et j'irai te baiser et le front et les yeux.
Ne me regarde point; cache, cache tes yeux;
Mon sang en est brûlé; tes regards sont des feux.
15Viens, viens. Quoique vivant, et dans ta fleur première,
Je veux avec mes mains te fermer la paupière,
Ou, malgré tes efforts, je prendrai tes cheveux
Pour en faire un bandeau qui te cache les yeux.
(Le commencement est imité de Shakespeare, Henry IV.)
XX
'Les esclaves d'amour ont tant versé de pleurs!
S'il a quelques plaisirs, il a tant de douleurs!
Qu'il garde ses plaisirs. Dans un vallon tranquille,
Les muses contre lui nous offrent un asile;
5Les muses, seul objet de mes jeunes désirs,
Mes uniques amours, mes uniques plaisirs.
L'amour n'ose troubler la paix de ce rivage.
Leurs modestes regards ont, loin de leur bocage,
Fait fuir ce dieu cruel, leur légitime effroi,
10Chastes muses, veillez, veillez toujours sur moi.'
—'Non, non, le dieu d'amour n'est point l'effroi des muses.
Elles cherchent ses pas, elles aiment ses ruses.
Le coeur qui n'aime rien a beau les implorer,
Leur troupe qui s'enfuit ne veut pas l'inspirer.
15Qu'un amant les invoque, et sa voix les attire.
C'est ainsi que toujours elles montent ma lyre.
Si je chante les dieux, ou les héros, soudain
Ma langue balbutie et se travaille en vain.
Si je chante l'amour, ma chanson d'elle-même
20S'écoule de ma bouche et vole à ce que j'aime.'
XXI
A VESPER
O quel que soit ton nom, soit Vesper, soit Phosphore,
Messager de la nuit, messager de l'aurore,
Cruel astre au matin, le soir astre si doux!
Phosphore, le matin, loin de nos bras jaloux,
5Ta fais fuir nos amours tremblantes, incertaines,
Mais le soir, en secret, Vesper, tu les ramènes,
La vierge qu'à l'hymen la nuit doit présenter
Redoute que Vesper se hâte d'arriver.
Puis, au bras d'un époux, elle accuse Phosphore
10De rallumer trop tôt les flambeaux de l'aurore,
Brillante étoile, adieu, le jour s'avance, cours,
Ramène-moi bientôt la nuit et mes amours.
XXII
Blanche et douce colombe, aimable prisonnière,
Quel injuste ennemi te cache à la lumière?
Je t'ai vue aujourd'hui (que le ciel était beau!)
Te promener longtemps sur le bord du ruisseau,
5Au hasard, en tous lieux, languissante, muette,
Tournant tes doux regards et tes pas et ta tête.
Caché dans le feuillage, et n'osant l'agiter,
D'un rameau sur un autre à peine osant sauter,
J'avais peur que le vent décelât mon asile.
10Tout seul je gémissais, sur moi-même immobile,
De ne pouvoir aller, le ciel était si beau!
Promener avec toi sur le bord du ruisseau.
Car, si j'avais osé, sortant de ma retraite,
Près de ta tête amie aller porter ma tête,
15Avec toi murmurer et fouler sous mes pas
Le même pré foulé sous tes pieds délicats,
Mes ailes et ma voix auraient frémi de joie,
Et les noirs ennemis, les deux oiseaux de proie,
Ces gardiens envieux qui te suivent toujours,
20Auraient connu soudain que tu fais mes amours.
Tous les deux à l'instant, timide prisonnière,
T'auraient, dans ta prison, ravie à la lumière,
Et tu ne viendrais plus, quand le ciel sera beau,
Te promener encor sur le bord du ruisseau.
25Blanche et douce brebis à la voix innocente,
Si j'avais, pour toucher ta laine obéissante,
Osé sortir du bois et bondir avec toi,
Te bêler mes amours et t'appeler à moi,
Les deux loups soupçonneux qui marchaient à ta suite
30M'auraient vu. Par leurs cris ils t'auraient mise en fuite,
Et pour te dévorer eussent fondu sur toi
Plutôt que te laisser un moment avec moi.
XXIII
LE SATYRE ET LA FLÛTE
Toi, de Mopsus ami! Non loin de Bérécynthe,
Certain satyre, un jour, trouva la flûte sainte
Dont Hyagnis calmait ou rendait furieux
Le cortège énervé de la mère des dieux.
5Il appelle aussitôt du Sangar au Méandre
Les nymphes de l'Asie, et leur dit de l'entendre;
Que tout l'art d'Hyagnis n'était que dans ce bui;
Qu'il a, grâce au destin, des doigts tout comme lui.
On s'assied. Le voilà qui se travaille et sue,
10Souffle, agite ses doigts, tord sa lèvre touffue,
Enfle sa joue épaisse, et fait tant qu'à la fin
Le buis résonne et pousse un cri rauque et chagrin.
L'auditoire étonné se lève, non sans rire,
Les éloges railleurs fondent sur le satyre,
15Qui pleure, et des chiens même, en fuyant vers le bois,
Évite comme il peut les dents et les abois.
XXIV
De nuit, la nymphe errante à travers le bois sombre
Aperçoit le satyre; et, le fuyant dans l'ombre,
De loin, d'un cri perfide, elle va l'appelant.
Le pied-de-chèvre accourt, sur sa trace volant,
5Et dans une eau stagnante, à ses pas opposée,
Tombe, et sa plainte amère excite leur risée.
XXV
L'impur et fier époux que la chèvre désire
Baisse le front, se dresse et cherche le satyre.
Le satyre, averti de cette inimitié,
Affermit sur le sol la corne de son pié;
5Et leurs obliques fronts, lancés tous deux ensemble, 5
Se choquent; l'air frémit, le bois s'agite et tremble.
XXVI
Ma Muse fuit les champs abreuvés de carnage,
Et ses pieds innocents ne se poseront pas
Où la cendre des morts gémirait sous ses pas.
Elle pâlit d'entendre et le cri des batailles,
5Et les assauts tonnants qui frappent les murailles,
Et le sang qui jaillit sous les pointes d'airain
Souillerait la blancheur de sa robe de lin.
(Traduit de Gessner.)
XXVII
Un berger poète dira:
Mes chants savent tout peindre; accours, viens les entendre.
Ma voix plaît, Astérie, elle est flexible et tendre.
Philomèle, les bois, les eaux, les pampres verts,
Les muses, le printemps, habitent dans mes vers.
5Le baiser dans mes vers étincelle et respire.
La source aux pieds d'argent qui m'arrête et m'inspire
Y roule en murmurant son flot léger et pur.
Souvent avec les cieux il se pare d'azur.
Le souffle insinuant, qui frémit sous l'ombrage,
10Voltige dans mes vers comme dans le feuillage.
Mes vers sont parfumés et de myrte et de fleurs,
Soit les fleurs dont l'été ranime les couleurs,
Soit celles que seize ans, été plus doux encore,
Sur une belle joue ont l'art de faire éclore.
XXVIII
Le lys est le plus beau des enfants du zéphire,
Il lève un front superbe et demande l'empire.
Des suaves esprits dans sa coupe formés,
L'air, les eaux, le bocage, au loin sont embaumés.
5Sous l'herbe, loin des yeux, plus aimable et moins belle,
La violette fuit. Son parfum la révèle,
Avertit qu'elle est là; que, voulant se cacher
Là, pour le sein qu'on aime, il faut l'aller chercher.
XXIX
A L'HIRONDELLE
Fille de Pandion, ô jeune Athénienne,
La cigale est ta proie, hirondelle inhumaine,
Et nourrit tes petits qui, débiles encor,
Nus, tremblants, dans les airs n'osent prendre l'essor.
5Tu voles; comme toi la cigale a des ailes.
Tu chantes; elle chante. À vos chansons fidèles
Le moissonneur s'égaye, et l'automne orageux
En des climats lointains vous chasse toutes deux.
Oses-tu donc porter dans ta cruelle joie
10A ton nid sans pitié cette innocente proie?
Et faut-il voir périr un chanteur sans appui
Sous la morsure, hélas! d'un chanteur comme lui!
(Trad. d'Événus de Paros.)
XXX
Ah! prends un coeur humain, laboureur trop avide,
Lorsque d'un pas tremblant l'indigence timide
De tes larges moissons vient, le regard confus,
Recueillir après toi les restes superflus.
5Souviens-toi que Cybèle est la mère commune.
Laisse la probité que trahit la fortune.
Comme l'oiseau du ciel, se nourrir à tes pieds
De quelques grains épars sur la terre oubliés.
(Tiré de Thomson.)
XXXI
Fille du vieux pasteur, qui d'une main agile
Le soir emplis de lait trente vases d'argile,
Crains la génisse pourpre, au farouche regard,
Qui marche toujours seule et qui paît à l'écart.
5Libre, elle lutte et fuit, intraitable et rebelle.
Tu ne presseras point sa féconde mamelle,
A moins qu'avec adresse un de ses pieds lié
Sous un cuir souple et lent ne demeure plié.
(Vu et fait à Catillon, près Forges, le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain.)
XXXII
Toujours ce souvenir m'attendrit et me touche,
Quand lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m'asseyant sur lui, près de son coeur,
M'appelant son rival et déjà son vainqueur,
5Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
A souffler une haleine harmonieuse et pure;
Et ses savantes mains prenaient mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
10A fermer tour à tour les trous du buis sonore.
XXXIII
MNAÏS
'Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde,
La brebis se traînant sous sa laine féconde,
Au dos de la colline accompagnent les pas,
A la jeune Mnaïs rendez, rendez, hélas!
5Par Cérès, par sa fille et la Terre sacrée,
Une grâce légère, autant que désirée.
Ah! près de vous, jadis, elle avait son berceau,
Et sa vingtième année a trouvé le tombeau.
Que vos agneaux du moins viennent près de ma cendre
10Me bêler les accents de leur voix douce et tendre,
Et paître au pied d'un roc où d'un son enchanteur
La flûte parlera sous les doigts du pasteur.
Qu'au retour du printemps, dépouillant la prairie,
Des dons du villageois ma tombe soit fleurie;
15Puis d'une brebis mère et docile à sa main
En un vase d'argile il pressera le sein;
Et sera chaque jour d'un lait pur arrosée
La pierre en ce tombeau sur mes mânes posée.
Morts et vivants, il est encor pour nous unir
20Un commerce d'amour et de doux souvenir.'
C'est en songe que la jeune Mnaïs est venue leur dire cela.
(Trad. de Léonidas de Tarente.)
XXXIV
LES JARDINS
Secrets observateurs, leur studieuse main
En des vases d'argile et de verre et d'airain
Enferme la nature et les riches campagnes.
Ce sont là leurs vallons, leurs forêts, leurs montagnes.
5Barbares possesseurs, Procustes furieux,
Sous le niveau jaloux leur fer injurieux
Mutile sans pitié les plaintives dryades.
Le plomb, les murs de pierre enchaînant les naïades,
De bassins en bassins, de degrés en degrés,
10Guident leur chute esclave et leurs pas mesurés,
Là, quelle muse libre et naïve et fidèle
Peut naître? Loin du bois, comme si Philomèle,
Sous leurs treillages peints dont la main du sculpteur
A ciselé l'acanthe ou le lierre imposteur,
15Allait chercher ces sons dont le printemps s'honore,
Délices de la nuit, délices de l'aurore!
XXXV
INVOCATION A LA POÉSIE
Nymphe tendre et vermeille, ô jeune Poésie!
Quel bois est aujourd'hui ta retraite choisie?
Quelles fleurs, près d'une onde où s'égarent tes pas,
Se courbent mollement sous tes pieds délicats?
5Où te faut-il chercher? Vois la saison nouvelle:
Sur son visage blanc quelle pourpre étincelle!
L'hirondelle a chanté; Zéphir est de retour:
Il revient en dansant; il ramène l'amour.
L'ombre, les prés, les fleurs, c'est sa douce famille,
10Et Jupiter se plaît à contempler sa fille,
Cette terre où partout, sous tes doigts gracieux,
S'empressent de germer des vers mélodieux.
Le fleuve qui s'étend dans les vallons humides
Roule pour toi des vers doux, sonores, liquides.
15Des vers, s'ouvrant en foule aux regards du soleil,
Sont ce peuple de fleurs au calice vermeil.
Et les monts, en torrents qui blanchissent leurs cimes,
Lancent des vers brillants dans le fond des abîmes.
XXXVI
A LA SANTÉ
Allons, muse rustique, enfant de la nature,
Détache ces cheveux, ceins ton front de verdure,
Va de mon cher de Pange égayer les loisirs.
Rassemble autour de toi tes champêtres plaisirs;
5Ton cortège dansant de légères dryades,
De nymphes au sein blanc, de folâtres ménades.
Entrez dans son asile aux muses consacré,
Où de sphères, d'écrits, de beaux-arts entouré,
Sur les doctes feuillets sa jeunesse prudente
10Pâlit au sein des nuits près d'une lampe ardente.
Hélas! de tous les dieux il n'eut point les faveurs.
Souvent son corps débile est en proie aux douleurs.
Muse, implore pour lui la Santé secourable,
Cette reine des dieux sans qui rien n'est aimable,
15Qui partout fait briller le sourire, les jeux,
Les grâces, le printemps. Qu'indulgente à tes voeux,
Le dictame à la main, près de lui descendue,
Elle vienne avec toi présenter à sa vue
Cette jeunesse en fleur, et ce teint pur et frais,
20Et le baume et la vie épars dans tous ses traits.
Dis-lui: 'Belle Santé, déesse des déesses,
Toi sans qui rien ne plaît, ni grandeurs, ni richesses,
Ni chansons, ni festins, ni caresses d'amours,
Viens, d'un mortel aimé viens embellir les jours.
25Touche-le de ta main qui répand l'ambroisie.
Ainsi tu nous verras, troupe agreste et choisie,
Les hymnes à la bouche, entourer tes autels,
Santé, reine des dieux, nourrice des mortels.'
ÉLÉGIES
FRAGMENTS D'ÉLÉGIES
I
Jeune fille, ton coeur avec nous veut se taire.
Tu fuis, tu ne ris plus; rien ne saurait te plaire.
La soie à tes travaux offre en vain des couleurs;
L'aiguille sous tes doigts n'anime plus des fleurs.
5Tu n'aimes qu'à rêver, muette, seule, errante,
Et la rose pâlit sur ta bouche expirante.
Ah! mon oeil est savant et depuis plus d'un jour;
Et ce n'est pas à moi qu'on peut cacher l'amour.
Les belles font aimer; elles aiment. Les belles
10Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d'elles!
Sois tendre, même faible; on doit l'être un moment;
Fidèle, si tu peux. Mais conte-moi comment,
Quel jeune homme aux yeux bleus, empressé, sans audace,
Aux cheveux noirs, au front plein de charme et de grâce...
15Tu rougis? On dirait que je t'ai dit son nom.
Je le connais pourtant. Autour de ta maison
C'est lui qui va, qui vient; et, laissant ton ouvrage,
Tu vas, sans te montrer, épier son passage.
Il fuit vite; et ton oeil, sur sa trace accouru,
20Le suit encor longtemps quand il a disparu.
Certe, en ce bois voisin où trois fêtes brillantes
Font courir au printemps nos nymphes triomphantes,
Nul n'a sa noble aisance et son habile main
A soumettre un coursier aux volontés du frein.
II
Ah! je les reconnais, et mon coeur se réveille.
O sons! ô douces voix chères à mon oreille!
O mes Muses, c'est vous; vous mon premier amour,
Vous qui m'avez aimé dès que j'ai vu le jour!
5Leurs bras, à mon berceau dérobant mon enfance,
Me portaient sous la grotte où Virgile eut naissance,
Où j'entendais le bois murmurer et frémir,
Où leurs yeux dans les fleurs me regardaient dormir.
Ingrat! ô de l'amour trop coupable folie!
10Souvent je les outrage et fuis et les oublie;
Et sitôt que mon coeur est en proie au chagrin,
Je les vois revenir le front doux et serein.
J'étais seul, je mourais. Seul, Lycoris absente
De soupçons inquiets m'agite et me tourmente.
15Je vois tous ses appas et je vois mes dangers;
Ah! je la vois livrée à des bras étrangers.
Elles viennent! leurs voix, leur aspect me rassure:
Leur chant mélodieux assoupit ma blessure;
Je me fuis, je m'oublie, et mes esprits distraits
20Se plaisent à les suivre et retrouvent la paix.
Par vous, Muses, par vous, franchissant les collines,
Soit que j'aime l'aspect des campagnes sabines,
Soit Catile ou Falerne et leurs riches coteaux,
Ou l'air de Blandusie et l'azur de ses eaux:
25Par vous de l'Anio j'admire le rivage,
Par vous de Tivoli le poétique ombrage,
Et de Bacchus, assis sous des antres profonds,
La nymphe et le satyre écoutant les chansons.
Par vous la rêverie errante, vagabonde,
30Livre à vos favoris la nature et le monde;
Par vous mon âme, au gré de ses illusions,
Vole et franchit les temps, les mers, les nations,
Va vivre en d'autres corps, s'égare, se promène,
Est tout ce qu'il lui plaît, car tout est son domaine.
35Ainsi, bruyante abeille, au retour du matin,
Je vais changer en miel les délices du thym.
Rose, un sein palpitant est ma tombe divine.
Frêle atome d'oiseau, de leur molle étamine
Je vais sous d'autres cieux dépouiller d'autres fleurs.
40Le papillon plus grand offre moins de couleurs;
Et l'Orénoque impur, la Floride fertile
Admirent qu'un oiseau si tendre, si débile,
Mêle tant d'or, de pourpre, en ses riches habits,
Et pensent dans les airs voir nager des rubis.
45Sur un fleuve souvent l'éclat de mon plumage
Fait à quelque Léda souhaiter mon hommage.
Souvent, fleuve moi-même, en mes humides bras
Je presse mollement des membres délicats,
Mille fraîches beautés que partout j'environne;
50Je les tiens, les soulève, et murmure et bouillonne.
Mais surtout, Lycoris, Protée insidieux,
Partout autour de toi je veille, j'ai des yeux,
Partout, sylphe ou zéphyr, invisible et rapide,
Je te vois. Si ton coeur complaisant et perfide
55Livre à d'autres baisers une infidèle main,
Je suis là. C'est moi seul dont le transport soudain,
Agitant tes rideaux ou ta porte secrète,
Par un bruit imprévu t'épouvante et t'arrête.
C'est moi, remords jaloux, qui rappelle en ton coeur
60Mon nom et tes serments et ma juste fureur...
Mais périsse l'amant que satisfait la crainte!
Périsse la beauté qui m'aime par contrainte,
Qui voit dans ses serments une pénible loi,
Et n'a point de plaisir à me garder sa foi!
III
AUX FRÈRES DE PANGE
Aujourd'hui qu'au tombeau je suis prêt à descendre,
Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre.
Je ne veux point, couvert d'un funèbre linceul,
Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
5Appelés aux accents de l'airain lent et sombre,
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
Et sous des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Eh! qui peut sans horreur, à ses heures dernières,
10Se voir au loin périr dans des mémoires chères?
L'espoir que des amis pleureront notre sort
Charme l'instant suprême et console la mort.
Vous-même choisirez à mes jeunes reliques
Quelque bord fréquenté des pénates rustiques,
15Des regards d'un beau ciel doucement animé,
Des fleurs et de l'ombrage, et tout ce que j'aimai.
C'est là près d'une eau pure, au coin d'un bois tranquille,
Qu'à mes mânes éteints je demande un asile,
Afin que votre ami soit présent à vos yeux,
20Afin qu'au voyageur amené dans ces lieux
La pierre, par vos mains de ma fortune instruite,
Raconte en ce tombeau quel malheureux habite;
Quels maux ont abrégé ses rapides instants;
Qu'il fut bon, qu'il aima, qu'il dut vivre longtemps.
25Ah! le meurtre jamais n'a souillé mon courage.
Ma bouche du mensonge ignora le langage,
Et jamais, prodiguant un serment faux et vain,
Ne trahit le secret recélé dans mon sein.
Nul forfait odieux, nul remords implacable
30Ne déchire mon âme inquiète et coupable.
Vos regrets la verront pure et digne de pleurs,
Oui, vous plaindrez sans doute, en mes longues douleurs,
Et ce brillant midi qu'annonçait mon aurore,
Et ces fruits dans leur germe éteints avant d'éclore,
35Que mes naissantes fleurs auront en vain promis.
Oui, je vais vivre encore au sein de mes amis.
Souvent à vos festins qu'égaya ma jeunesse,
Au milieu des éclats d'une vive allégresse,
Frappés d'un souvenir, hélas! amer et doux,
40Sans doute vous direz: 'Que n'est-il avec nous!'
Je meurs. Avant le soir j'ai fini ma journée.
A peine ouverte au jour, ma rose s'est fanée.
La vie eut bien pour moi de volages douceurs;
Je les goûtais à peine, et voilà que je meurs.
45Mais, oh! que mollement reposera ma cendre,
Si parfois, un penchant impérieux et tendre
Vous guidant vers la tombe où je suis endormi,
Vos yeux en approchant pensent voir leur ami!
Si vos chants de mes feux vont redisant l'histoire;
50Si vos discours flatteurs, tout pleins de ma mémoire,
Inspirent à vos fils, qui ne m'ont point connu,
L'ennui de naître à peine et de m'avoir perdu!
Qu'à votre belle vie ainsi ma mort obtienne
Tout l'âge, tous les biens dérobés à la mienne;
55Que jamais les douleurs, par de cruels combats,
N'allument dans vos flancs un pénible trépas;
Que la joie en vos coeurs ignore les alarmes;
Que les peines d'autrui causent seules vos larmes;
Que vos heureux destins, les délices du ciel,
60Coulent toujours trempés d'ambroisie et de miel,
Et non sans quelque amour paisible et mutuelle;
Et quand la mort viendra, qu'une amante fidèle,
Près de vous désolée, en accusant les dieux,
Pleure, et veuille vous suivre, et vous ferme les yeux.
IV
AU CHEVALIER DE PANGE
Quand la feuille en festons a couronné les bois,
L'amoureux rossignol n'étouffe point sa voix.
Il serait criminel aux yeux de la nature
Si, de ses dons heureux négligeant la culture,
5Sur son triste rameau, muet dans ses amours,5
Il laissait sans chanter expirer les beaux jours.
Et toi, rebelle aux dons d'une si tendre mère,
Dégoûté de poursuivre une muse étrangère
Dont tu choisis la cour trop bruyante pour toi,
10Tu t'es fait du silence une coupable loi!
Tu naquis rossignol. Pourquoi, loin du bocage
Où des jeunes rosiers le balsamique ombrage
Eût redit tes doux sons sans murmure écoutés,
T'en allais-tu chercher la muse des cités,
15Cette muse, d'éclat, de pourpre environnée,
Qui, le glaive à la main, du diadème ornée,
Vient au peuple assemblé, d'une dolente voix,
Pleurer les grands malheurs, les empires, les rois?
Que n'étais-tu fidèle à ces muses tranquilles
20Qui cherchent la fraîcheur des rustiques asiles,
Le front ceint de lilas et de jasmins nouveaux,
Et vont sur leurs attraits consulter les ruisseaux?
Viens dire à leurs concerts la beauté qui te brûle.
Amoureux, avec l'âme et la voix de Tibulle
25Fuirais-tu les hameaux, ce séjour enchanté
Qui rend plus séduisant l'éclat de la beauté?
L'amour aime les champs, et les champs l'ont vu naître.
La fille d'un pasteur, une vierge champêtre,
Dans le fond d'une rose, un matin du printemps,
30Le trouva nouveau-né....
Le sommeil entr'ouvrait ses lèvres colorées.
Elle saisit le bout de ses ailes dorées,
L'ôta de son berceau d'une timide main,
Tout trempé de rosée, et le mit dans son sein.
35Tout, mais surtout les champs sont restés son empire.
Là tout aime, tout plaît, tout jouit, tout soupire;
Là de plus beaux soleils dorent l'azur des cieux;
Là les prés, les gazons, les bois harmonieux,
De mobiles ruisseaux la colline animée,
40L'âme de mille fleurs dans les zéphyrs semée;
Là parmi les oiseaux l'amour vient se poser;
Là sous les antres frais habite le baiser.
Les muses et l'amour ont les mêmes retraites.
L'astre qui fait aimer est l'astre des poètes.
45Bois, écho, frais zéphyrs, dieux champêtres et doux,
Le génie et les vers se plaisent parmi vous.
J'ai choisi parmi vous ma muse jeune et chère;
Et, bien qu'entre ses soeurs elle soit la dernière,
Elle plaît. Mes amis, vos yeux en sont témoins.
50Et puis une plus belle eût voulu plus de soins;
Délicate et craintive, un rien la décourage,
Un rien sait l'animer. Curieuse et volage,
Elle va parcourant tous les objets flatteurs
Sans se fixer jamais, non plus que sur les fleurs
55Les zéphyrs vagabonds, doux rivaux des abeilles, 55
Ou le baiser ravi sur des lèvres vermeilles.
Une source brillante, un buisson qui fleurit,
Tout amuse ses yeux; elle pleure, elle rit.
Tantôt à pas rêveurs, mélancolique et lente,
60Elle erre avec une onde et pure et languissante;
Tantôt elle va, vient, d'un pas léger et sûr
Poursuit le papillon brillant d'or et d'azur,
Ou l'agile écureuil, ou dans un nid timide
Sur un oiseau surpris pose une main rapide.
65Quelquefois, gravissant la mousse du rocher,
Dans une touffe épaisse elle va se cacher,
Et sans bruit épier, sur la grotte pendante,
Ce que dira le faune à la nymphe imprudente
Qui, dans cet antre sourd et des faunes ami,
70Refusait de le suivre, et pourtant l'a suivi.
Souvent même, écoutant de plus hardis caprices,
Elle ose regarder au fond des précipices,
Où sur le roc mugit le torrent effréné
Du droit sommet d'un mont tout à coup déchaîné.
75Elle aime aussi chanter à la moisson nouvelle,
Suivre les moissonneurs et lier la javelle.
L'Automne au front vermeil, ceint de pampres nouveaux,
Parmi les vendangeurs l'égaré en des coteaux;
Elle cueille la grappe, ou blanche, ou purpurine;
80Le doux jus des raisins teint sa bouche enfantine;
Ou, s'ils pressent leurs vins, elle accourt pour les voir,
Et son bras avec eux fait crier le pressoir.
Viens, viens, mon jeune ami; viens, nos muses t'attendent;
Nos fêtes, nos banquets, nos courses te demandent;
85Viens voir ensemble et l'antre et l'onde et les forêts.
Chaque soir une table aux suaves apprêts
Assoira près de nous nos belles adorées,
Ou, cherchant dans le bois des nymphes égarées,
Nous entendrons les ris, les chansons, les festins;
90Et les verres emplis sous les bosquets lointains
Viendront animer l'air, et, du sein d'une treille,
De leur voix argentine égayer notre oreille.
Mais si, toujours ingrat à ces charmantes soeurs,
Ton front rejette encore leurs couronnes de fleurs;
95Si de leurs soins pressants la douce impatience
N'obtient que d'un refus la dédaigneuse offense;
Qu'à ton tour la beauté dont les yeux t'ont soumis
Refuse à tes soupirs ce qu'elle t'a promis;
Qu'un rival loin de toi de ses charmes dispose;
100Et, quand tu lui viendras présenter une rose,
Que l'ingrate étonnée, en recevant ce don,
Ne t'ait vu de sa vie et demande ton nom.
V
O muses, accourez; solitaires divines,
Amantes des ruisseaux, des grottes, des collines!
Soit qu'en ses beaux vallons Nîme égare vos pas;
Soit que de doux pensers, en de riants climats,
5Vous retiennent aux bords de Loire ou de Garonne;
Soit que parmi les choeurs de ces nymphes da Rhône,
La lune sur les prés, où son flambeau vous luit,
Dansantes vous admire au retour de la nuit;
Venez. J'ai fui la ville aux muses si contraire,
10Et l'écho fatigué des clameurs du vulgaire.
Sur les pavés poudreux d'un bruyant carrefour
Les poétiques fleurs n'ont jamais vu le jour.
Le tumulte et les cris font fuir avec la lyre
L'oisive rêverie au suave délire;
15Et les rapides chars et leurs cercles d'airain
Effarouchent les vers qui se taisent soudain.
Venez. Que vos bontés ne me soient point avares.
Mais, oh! faisant de vous mes pénates, mes lares,
Quand pourrai-je habiter un champ qui soit à moi,
20Et, villageois tranquille, ayant pour tout emploi
Dormir et ne rien faire, inutile poète,
Goûter le doux oubli d'une vie inquiète?
Vous savez si toujours, dès mes plus jeunes ans,
Mes rustiques souhaits m'ont porté vers les champs;
25Si mon coeur dévorait vos champêtres histoires,
Cet âge d'or si cher à vos doctes mémoires,
Ces fleuves, ces vergers, Éden aimé des cieux
Et du premier humain berceau délicieux;
L'épouse de Booz, chaste et belle indigente,
30Qui suit d'un pas tremblant la moisson opulente;
Joseph, qui dans Sichem cherche et retrouve, hélas!
Ses dix frères pasteurs qui ne l'attendaient pas;
Rachel, objet sans prix qu'un amoureux courage
N'a pas trop acheté de quinze ans d'esclavage.
35Oh! oui, je veux un jour en des bords retirés,
Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,
Avoir un humble toit, une source d'eau vive
Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive
Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux.
40Là, je veux, ignorant le monde et ses travaux,
Loin du superbe ennui que l'éclat environne,
Vivre comme jadis, aux champs de Babylone,
Ont vécu, nous dit-on, ces pères des humains
Dont le nom aux autels remplit nos fastes saints;
45Avoir amis, enfants, épouse belle et sage;
Errer, un livre en main, de bocage en bocage;
Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs,
Une paix dont nul bien n'égale les plaisirs.
Douce mélancolie! aimable mensongère,
50Des antres, des forêts déesse tutélaire,
Qui vient d'une insensible et charmante langueur
Saisir l'ami des champs et pénétrer son coeur,
Quand, sorti vers le soir des grottes reculées,
Il s'égare à pas lents au penchant des vallées,
55Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
Et sur les monts lointains un beau jour expirer,
Dans sa volupté sage, et pensive et muette,
Il s'assied, sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur
60Du fleuve, qui s'étend comme lui calme et pur,
Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages,
Et la pourpre en festons couronnant les nuages.
Il revoit près de lui, tout à coup animés,
Ces fantômes si beaux à nos pleurs tant aimés,
65Dont la troupe immortelle habite sa mémoire:
Julie, amante faible et tombée avec gloire;
Clarisse, beauté sainte où respire le ciel,
Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,
Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure;
70Clémentine adorée, âme céleste et pure,
Qui, parmi les rigueurs d'une injuste maison,
Ne perd point l'innocence en perdant la raison;
Mânes aux yeux charmants, vos images chéries
Accourent occuper ses belles rêveries;
75Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous
Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.
A vos persécuteurs il reproche leur crime.
Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.
Mais tout à coup il pense, ô mortels déplaisirs!
80Que ces touchants objets de pleurs et de soupirs
Ne sont peut-être, hélas! que d'aimables chimères.
De l'âme et du génie enfants imaginaires.
Il se lève, il s'agite à pas tumultueux;
En projets enchanteurs il égare ses voeux.
85Il ira, le coeur plein d'une image divine,
Chercher si quelques lieux ont une Clémentine,
Et dans quelque désert, loin des regards jaloux,
La servir, l'adorer et vivre à ses genoux.
VI
O jours de mon printemps, jours couronnés de rose,
A votre fuite en vain un long regret s'oppose,
Beaux jours, quoique souvent obscurcis de mes pleurs,
Vous dont j'ai su jouir même au sein des douleurs,
5Sur ma tête bientôt vos fleurs seront fanées,
Hélas! bientôt le flux des rapides années
Vous aura loin de moi fait voler sans retour.
Oh! si du moins alors je pouvais à mon tour,
Champêtre possesseur, dans mon humble chaumière
10Offrir à mes amis une ombre hospitalière;
Voir mes lares charmés, pour les bien recevoir,
A de joyeux banquets la nuit les faire asseoir;
Et là nous souvenir, au milieu de nos fêtes,
Combien chez eux longtemps, dans leurs belles retraites,
15Soit sur ces bords heureux, opulents avec choix,
Où Montigny s'enfonce en ses antiques bois,
Soit où la Marne lente, en un long cercle d'îles,
Ombrage de bosquets l'herbe et les prés fertiles,
J'ai su, pauvre et content, savourer à longs traits
20Les muses, les plaisirs, et l'étude et la paix!
Qui ne sait être pauvre est né pour l'esclavage.
Qu'il serve donc les grands, les flatte, les ménage;
Qu'il plie, en approchant de ces superbes fronts,
Sa tête à la prière, et son âme aux affronts,
25Pour qu'il puisse, enrichi de ces affronts utiles,
Enrichir à son tour quelques têtes serviles.
De ses honteux trésors je ne suis point jaloux.
Une pauvreté libre est un trésor si doux!
Il est si doux, si beau de s'être fait soi-même;
30De devoir tout à soi, tout aux beaux-arts qu'on aime;
Vraie abeille en ses dons, en ses soins, en ses moeurs,
D'avoir su se bâtir, des dépouilles des fleurs,
Sa cellule de cire, industrieux asile
Où l'on coule une vie innocente et facile;
35De ne point vendre aux grands ses hymnes avilis;
De n'offrir qu'aux talents de vertus ennoblis,
Et qu'à l'amitié douce et qu'aux douces faiblesses,
D'un encens libre et pur les honnêtes caresses!
Ainsi l'on dort tranquille, et, dans son saint loisir,
40Devant son propre coeur on n'a point à rougir.
Si le sort ennemi m'assiège et me désole,
On pleure; mais bientôt la tristesse s'envole,
Et les arts, dans un coeur de leur amour rempli,
Versent de tous les maux l'indifférent oubli.
45Les délices des arts ont nourri mon enfance.
Tantôt, quand d'un ruisseau, suivi dès sa naissance,
La nymphe aux pieds d'argent a sous de longs berceaux
Fait serpenter ensemble et mes pas et ses eaux,
Ma main donne au papier, sans travail, sans étude,
50Des vers fils de l'amour et de la solitude.
Tantôt de mon pinceau les timides essais
Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succès.
Ma toile avec Sapho s'attendrit et soupire;
Elle rit et s'égaye aux danses du satyre;
55Ou l'aveugle Ossian y vient pleurer ses yeux,
Et pense voir et voit ses antiques aïeux
Qui, dans l'air appelés à ses hymnes sauvages,
Arrêtent près de lui leurs palais de nuages.
Beaux-arts, ô de la vie aimables enchanteurs,
60Des plus sombres ennuis riants consolateurs,
Amis sûrs dans la peine et constantes maîtresses,
Dont l'or n'achète point l'amour ni les caresses,
Beaux-arts, dieux bienfaisants, vous que vos favoris
Par un indigne usage ont tant de fois flétris,
65Je n'ai point partagé leur honte trop commune.
Sur le front des époux de l'aveugle fortune
Je n'ai point fait ramper vos lauriers trop jaloux;
J'ai respecté les dons que j'ai reçus de vous.
Je ne vais point, à prix de mensonges serviles,
70Vous marchander au loin des récompenses viles,
Et partout, de mes vers ambitieux lecteur,
Faire trouver charmant mon luth adulateur.
Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère,
Ces vieilles amitiés de l'enfance première,
75Quand tous quatre, muets, sous un maître inhumain,
Jadis au châtiment nous présentions la main;
Et mon frère et Lebrun, les muses elles-mêmes;
De Pange, fugitif de ces neuf soeurs qu'il aime:
Voilà le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
80A des vers non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.
Puissé-je ainsi toujours dans cette troupe chère
Me revoir, chaque fois que mes avides yeux
Auront porté longtemps mes pas de lieux en lieux,
85Amant des nouveautés compagnes de voyage;
Courant partout, partout cherchant à mon passage
Quelque ange aux yeux divins qui veuille me charmer,
Qui m'écoute ou qui m'aime, ou qui se laisse aimer!
VII
L'art, des transports de l'âme est un faible interprète:
L'art ne fait que des vers; le coeur seul est poète.
Sous sa fécondité le génie opprimé
Ne peut garder l'ouvrage en sa tête formé.
5Malgré lui, dans lui-même, un vers sûr et fidèle
Se teint de sa pensée et s'échappe avec elle.
Son coeur dicte; il écrit. A ce maître divin
Il ne fait qu'obéir et que prêter sa main.
S'il est aimé, content, si rien ne le tourmente,
10Si la folâtre joie et la jeunesse ardente
Étalent sur son teint l'éclat de leurs couleurs,
Ses vers, frais et vermeils, pétris d'ambre et de fleurs,
Brillants de la santé qui luit sur son visage,
Trouvent doux d'être au monde et que vieillir est sage.
15Si, pauvre et généreux, son coeur vient de souffrir
Aux cris d'un indigent qu'il n'a pu secourir;
Si la beauté qu'il aime, inconstante et légère,
L'oublie en écoutant une amour étrangère;
De sables douloureux si ses flancs sont brûlés,
20Ses tristes vers en deuil, d'un long crêpe voilés,
Ne voyant que des maux sur la terre où nous sommes,
Jugent qu'un prompt trépas est le seul bien des hommes.
Toujours vrai, son discours souvent se contredit.
Comme il veut, il s'exprime; il blâme, il applaudit.
25Vainement la pensée est rapide et volage:
Quand elle est prête à fuir, il l'arrête au passage.
Ainsi, dans ses écrits partout se traduisant,
Il fixe le passé pour lui toujours présent,
Et sait, de se connaître ayant la sage envie,
30Refeuilleter sans cesse et son âme et sa vie.
VIII
Reste, reste avec nous, ô père des bons vins!
Dieu propice, ô Bacchus! toi dont les flots divins
Versent le doux oubli de ces maux qu'on adore;
Toi, devant qui I'amour s'enfuit et s'évapore,
5Comme de ce cristal aux mobiles éclairs
Tes esprits odorants s'exhalent dans les airs.
Eh bien! mes pas ont-ils refusé de vous suivre?
'Nous venons, disiez-vous, te conseiller de vivre.
Au lieu d'aller gémir, mendier des dédains,
10Suis-nous, si tu le peux. La joie à nos festins
T'appelle. Viens, les fleurs ont couronné la table:
Viens, viens y consoler ton âme inconsolable.'
Vous voyez, mes amis, si de ce noble soin
Mon coeur tranquille et libre avait aucun besoin.
15Camille dans mon coeur ne trouve plus des armes,
Et je l'entends nommer sans trouble, sans alarmes;
Ma pensée est loin d'elle, et je n'en parle plus;
Je crois la voir muette et le regard confus,
Pleurante. Sa beauté présomptueuse et vaine
20Lui disait qu'un captif, une fois dans sa chaîne,
Ne pouvait songer... Mais, que nous font ses ennuis?
Jeune homme, apporte-nous d'autres fleurs et des fruits.
Qu'est-ce, amis? nos éclats, nos jeux se ralentissent?
Que des verres plus grands dans nos mains se remplissent!
25Pourquoi vois-je languir ces vins abandonnés,
Sous le liège tenace encore emprisonnés?
Voyons si ce premier, fils de l'Andalousie,
Vaudra ceux dont Madère a formé l'ambroisie,
Ou ceux dont la Garonne enrichit ses coteaux,
30Ou la vigne foulée aux pressoirs de Cîteaux.
Non, rien n'est plus heureux que le mortel tranquille
Qui, cher à ses amis, à l'amour indocile,
Parmi les entretiens, les jeux et les banquets,
Laisse couler la vie et n'y pense jamais.
35Ah! qu'un front et qu'une âme à la tristesse en proie
Feignent malaisément et le rire et la joie!
Je ne sais, mais partout je l'entends, je la voi;
Son fantôme attrayant est partout devant moi;
Son nom, sa voix absente errent dans mon oreille.
40Peut-être aux feux du vin que l'amour se réveille:
Sous les bosquets de Chypre, à Vénus consacrés,
Bacchus mûrit l'azur de ses pampres dorés.
J'ai peur que, pour tromper ma haine et ma vengeance,
Tous ces dieux malfaisants ne soient d'intelligence.
45Du moins il m'en souvient, quand autrefois, auprès
De cette ingrate aimée, en nos festins secrets,
Je portais à la hâte à ma bouche ravie
La coupe demi-pleine à ses lèvres saisie,
Ce nectar, de l'amour ministre insidieux,
50Bien loin de les éteindre, aiguillonnait mes feux.
Ma main courait saisir, de transports chatouillée,
Sa tête noblement folâtre, échevelée.
Elle riait; et moi, malgré ses bras jaloux,
J'arrivais à sa bouche, à ses baisers si doux;
55J'avais soin de reprendre, utile stratagème!
Les fleurs que sur son sein j'avais mises moi-même;
Et sur ce sein, mes doigts égarés, palpitants,
Les cherchaient, les suivaient, et les ôtaient longtemps.
Ah! je l'aimais alors! Je l'aimerais encore,
60Si de tout conquérir la soif qui la dévore
Eût flatté mon orgueil au lieu de l'outrager,
Si mon amour n'avait qu'un outrage à venger,
Si vingt crimes nouveaux n'avaient trop su l'éteindre,
Si je ne l'abhorrais! Ah! qu'un coeur est à plaindre
65De s'être à son amour longtemps accoutumé,
Quand il faut n'aimer plus ce qu'on a tant aimé!
Pourquoi, grands dieux! pourquoi la fîtes-vous si belle?
Mais ne me parlez plus, amis, de l'infidèle:
Que m'importe qu'un autre adore ses attraits,
70Qu'un autre soit le roi de ses festins secrets;
Que tous deux en riant ils me nomment peut-être;
De ses cheveux épars qu'un autre soit le maître;
Qu'un autre ait ses baisers, son coeur; qu'une autre main
Poursuive lentement des bouquets sur son sein?
75Un autre! Ah! je ne puis en souffrir la pensée!
Riez, amis; nommez ma fureur insensée.
Vous n'aimez pas, et j'aime, et je brûle, et je pars
Me coucher sur sa porte, implorer ses regards;
Elle entendra mes pleurs, elle verra mes larmes;
80Et dans ses yeux divins, pleins de grâces, de charmes,
Le sourire ou la haine, arbitres de mon sort,
Vont ou me pardonner, ou prononcer ma mort.
IX
Tel j'étais autrefois et tel je suis encor.
Quand ma main imprudente a tari mon trésor,
Ou la nuit, accourant au sortir de la table,
Si Laure m'a fermé le seuil inexorable,
5Je regagne mon toit. Là, lecteur studieux,
Content et sans désirs, je rends grâces aux dieux.
Je crie: O soins de l'homme, inquiétudes vaines!
Oh! que de vide, hélas! dans les choses humaines!
Faut-il ainsi poursuivre au hasard emportés
10Et l'argent et l'amour, aveugles déités!
Mais si Plutus revient, de sa source dorée,
Conduire dans mes mains quelque veine égarée;
A mes signes, du fond de son appartement,
Si ma blanche voisine a souri mollement:
15Adieu les grands discours, et le volume antique,
Et le sage Lycée, et l'auguste Portique;
Et reviennent en foule et soupirs et billets,
Soins de plaire, parfums et fêtes et banquets,
Et longs regards d'amour et molles élégies,
20Et jusques au matin amoureuses orgies.
X
Fumant dans le cristal, que Bacchus à longs flots
Partout aille à la ronde éveiller les bons mots.
Reine de mes banquets, que Lycoris y vienne;
Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne;
5Pour enivrer mes sens, que le feu de ses yeux
S'unisse à la vapeur des vins délicieux.
Amis, que ce bonheur soit notre unique étude;
Nous en perdrons sitôt la charmante habitude!
Hâtons-nous, l'heure fuit. Hâtons-nous de saisir
10L'instant, le seul instant donné pour le plaisir.
Un jour, tel est du sort l'arrêt inexorable,
Vénus, qui pour les dieux fit le bonheur durable,
A nos cheveux blanchis refusera des fleurs,
Et le printemps pour nous n'aura plus de couleurs.
15Qu'un sein voluptueux, des lèvres demi-closes
Respirent près de nous leur haleine de roses;
Que Phryné sans réserve abandonne à nos yeux
De ses charmes secrets les contours gracieux.
Quand l'âge aura sur nous mis sa main flétrissante,
20Que pourra la beauté, quoique toute-puissante?
Vainement exposée à nos regards confus,
Nos coeurs en la voyant ne palpiteront plus.
Il faudra bien qu'armés de la philosophie,
Oubliant le plaisir alors qu'il nous oublie,
25La science nous offre un utile secours
Qui dispute à l'ennui le reste de nos jours.
C'est alors qu'exilé dans mon champêtre asile,
De l'antique sagesse admirateur tranquille,
Du mobile univers interrogeant la voix,
30J'irai de la nature étudier les lois:
Par quelle main sur soi la terre suspendue
Voit mugir autour d'elle Amphitrite étendue;
Quel Titan foudroyé respire avec effort
Des cavernes d'Etna la ruine et la mort;
35Quel bras guide les cieux; à quel ordre enchaîné
Le soleil bienfaisant nous ramène l'année;
Quel signe aux ports lointains arrête l'étranger;
Quel autre sur la mer conduit le passager,
Quand sa patrie absente et longtemps appelée
40Lui fait tenter l'Euripe et les flots de Malée;
Et quel, de l'abondance heureux avant-coureur,
Arme d'un aiguillon la main du laboureur.
Cependant jouissons; l'âge nous y convie.
Avant de la quitter, il faut user la vie.
45Le moment d'être sage est voisin du tombeau.
Allons, jeune homme, allons, marche; prends ce flambeau.
Marche, allons. Mène-moi chez ma belle maîtresse.
J'ai pour elle aujourd'hui mille fois plus d'ivresse.
Je veux que des baisers plus doux, plus dévorants,
50N'aient jamais vers le ciel tourné ses yeux mourants.
XI
Souffre un moment encor; tout n'est que changement;
L'axe tourne, mon coeur; souffre encore un moment.
La vie est-elle toute aux ennuis condamnée?
L'hiver ne glace point tous les mois de l'année,
5L'Eurus retient souvent ses bonds impétueux;
Le fleuve, emprisonné dans des rocs tortueux,
Lutte, s'échappe, et va, par des pentes fleuries,
S'étendre mollement sur l'herbe des prairies.
C'est ainsi que, d'écueils et de vagues pressé,
10Pour mieux goûter le calme, il faut avoir passé,
Des pénibles détroits d'une vie orageuse,
Dans une vie enfin plus douce et plus heureuse.
La Fortune, arrivant à pas inattendus,
Frappe, et jette en vos mains mille dons imprévus:
15On le dit. Sur mon seuil jamais cette volage
N'a mis le pied. Mais quoi! son opulent passage,
Moi qui l'attends plongé dans un profond sommeil,
Viendra, sans que j'y pense, enrichir mon réveil.
Toi, qu'aidé de l'aimant plus sûr que les étoiles,
20Le nocher sur la mer poursuit à pleines voiles;
Qui sais de ton palais, d'esclaves abondant,
De diamants, d'azur, d'émeraudes ardent,
Aux gouffres du Potose, aux antres de Golconde,
Tenir les rênes d'or qui gouvernent le monde,
25Brillante déité! tes riches favoris
Te fatiguent sans cesse et de voeux et de cris:
Peu satisfait le pauvre. O belle souveraine!
Peu; seulement assez pour que, libre de chaîne,
Sur les bords où, malgré ses rides, ses revers,
30Belle encor l'Italie attire l'univers,
Je puisse au sein des arts vivre et mourir tranquille!
C'est là que mes désirs m'ont promis un asile;
C'est là qu'un plus beau ciel peut-être dans mes flancs
Éteindra les douleurs et les sables brûlants.
35Là j'irai t'oublier, rire de ton absence;
Là, dans un air plus pur respirer, en silence
Et nonchalant du terme où finiront mes jours,
La santé, le repos, les arts et les amours.
XII
Non, je ne l'aime plus; un autre la possède.
On s'accoutume au mal que l'on voit sans remède.
De ses caprices vains je ne veux plus souffrir:
Mon élégie en pleurs ne sait plus l'attendrir.
5Allez, Muses, partez. Votre art m'est inutile;
Que me font vos lauriers? vous laissez fuir Camille.
Près d'elle je voulais vous avoir pour soutien.
Allez, Muses, partez, si vous n'y pouvez rien.
Voilà donc comme on aime! On vous tient, vous caresse,
10Sur les lèvres toujours on a quelque promesse!
Et puis... Ah! laissez-moi, souvenirs ennemis,
Projets, attente, espoir, qu'elle m'avait permis.
'Nous irons au hameau. Loin, bien loin de la ville,
Ignorés et contents, un silence tranquille
15Ne montrera qu'au ciel notre asile écarté.
Là son âme viendra m'aimer en liberté.
Fuyant d'un luxe vain l'entrave impérieuse,
Sans suite, sans témoins, seule et mystérieuse,
Jamais d'un oeil mortel un regard indiscret
20N'osera la connaître et savoir son secret.
Seul je vivrai pour elle, et mon âme empressée
Épiera ses désirs, ses besoins, sa pensée.
C'est moi qui ferai tout; moi qui de ses cheveux
Sur sa tête le soir assemblerai les noeuds.
25Sa table par mes mains sera prête et choisie;
L'eau pure, de ma main, lui sera l'ambroisie.
Seul, c'est moi qui serai partout, à tout moment,
Son esclave fidèle et son fidèle amant.'
Tels étaient mes projets qu'insensés et volages
30Le vent a dissipés parmi de vains nuages!
Ah! quand d'un long espoir on flatta ses désirs,
On n'y renonce point sans peine et sans soupirs.
Que de fois je t'ai dit: 'Garde d'être inconstante,
Le monde entier déteste une parjure amante;
35Fais-moi plutôt gémir sous des glaives sanglants,
Avec le feu plutôt déchire-moi les flancs.'
O honte! A deux genoux j'exprimais ces alarmes;
J'allais couvrant tes pieds de baisers et de larmes,
Tu me priais alors de cesser de pleurer:
40En foule tes serments venaient me rassurer,
Mes craintes t'offensaient; tu n'étais pas de celles
Qui font jeu de courir à des flammes nouvelles:
Mille sceptres offerts pour ébranler ta foi,
Eût-ce été rien au prix du bonheur d'être à moi?
45Avec de tels discours, ah! tu m'aurais fait croire
Aux clartés du soleil dans la nuit la plus noire.
Tu pleurais même; et moi, lent à me défier,
J'allais avec le lin dans tes yeux essuyer
Ces larmes lentement et malgré toi séchées;
50Et je baisais ce lin qui les avait touchées.
Bien plus, pauvre insensé! j'en rougis: mille fois
Ta louange a monté ma lyre avec ma voix.
Je voudrais que Vulcain, et l'onde où tout s'oublie,
Eût consumé ces vers témoins de ma folie.
55La même lyre encor pourrait bien me venger,
Perfide! Mais, non, non, il faut n'y plus songer.
Quoi! toujours un soupir vers elle me ramène!
Allons! Haïssons-la, puisqu'elle veut ma haine.
Oui, je la hais. Je jure... Eh! serments superflus!
60N'ai-je pas dit assez que je ne l'aimais plus?
XIII
O nécessité dure! ô pesant esclavage!
O sort! je dois donc voir, et dans mon plus bel âge,
Flotter mes jours, tissus de désirs et de pleurs,
Dans ce flux et reflux d'espoir et de douleurs!
5Souvent, las d'être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l'on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité;
Je souris à la mort volontaire et prochaine;
10Je me prie, en pleurant, d'oser rompre ma chaîne;
Déjà le doux poignard qui percerait mon sein
Se présente à mes yeux et frémit sous ma main;
Et puis mon coeur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse:
Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse,
15Mes écrits imparfaits; car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux.
A quelque noir destin qu'elle soit asservie,
D'une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
20Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souffert, il souffre: aveugle d'espérance,
Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance,
Et la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous.
XIV
AUX DEUX FRÈRES TRUDAINE
Amis, couple chéri, coeurs formés pour le mien,
Je suis libre. Camille à mes yeux n'est plus rien.
L'éclat de ses yeux noirs n'éblouit plus ma vue;
Mais cette liberté sera bientôt perdue.
5Je me connais. Toujours je suis libre et je sers;
Être libre pour moi n'est que changer de fers.
Autant que l'univers a de beautés brillantes,
Autant il a d'objets de mes flammes errantes.
Mes amis, sais-je voir d'un oeil indifférent
10Ou l'or des blonds cheveux sur l'albâtre courant,
Ou d'un flanc délicat l'élégante noblesse,
Ou d'un luxe poli la savante richesse?
Sais-je persuader à mes rêves flatteurs
Que les yeux les plus doux peuvent être menteurs?
15Qu'une bouche où la rose, où le baiser respire,
Peut cacher un serpent à l'ombre d'un sourire?
Que sous les beaux contours d'un sein délicieux
Peut habiter un coeur faux, parjure, odieux?
Peu fait à soupçonner le mal qu'on dissimule,
20Dupe de mes regards, à mes désirs crédule,
Elles trouvent mon coeur toujours prêt à s'ouvrir,
Toujours trahi, toujours je me laisse trahir.
Je leur crois des vertus dès que je les vois belles,
Sourd à tous vos conseils, ô mes amis fidèles!
25Relevé d'une chute, une chute m'attend;
De Charybde à Scylla toujours vague et flottant,
Et toujours loin du bord jouet de quelque orage,
Je ne sais que périr de naufrage en naufrage.
Ah! je voudrais n'avoir jamais reçu le jour
30Dans ces vaines cités que tourmente l'amour,
Où les jeunes beautés, par une longue étude,
Font un art des serments et de l'ingratitude,
Heureux loin de ces lieux éclatants et trompeurs,
Eh! qu'il eût mieux valu naître un de ces pasteurs
35Ignorés dans le sein de leurs Alpes fertiles,
Que nos yeux ont connus fortunés et tranquilles!
Oh! que ne suis-je enfant de ce lac enchanté
Où trois pâtres héros ont à la liberté
Rendu tous leurs neveux et l'Helvétie entière!
40Faible, dormant encor sur le sein de ma mère,
Oh! que n'ai-je entendu ces bondissantes eaux,
Ces fleuves, ces torrents, qui de leurs froids berceaux
Viennent du bel Hasly nourrir les doux ombrages!
Hasly! frais Élysée! honneur des pâturages!
45Lieu qu'avec tant d'amour la nature a formé,
Où l'Aar roule un or pur en son onde semé.
Là, je verrais, assis dans ma grotte profonde,
La génisse traînant sa mamelle féconde,
Prodiguant à ses fils ce trésor indulgent,
50A pas lents agiter sa cloche au son d'argent,
Promener près des eaux sa tête nonchalante.
Ou de son large flanc presser l'herbe odorante.
Le soir, lorsque plus loin, s'étend l'ombre des monts,
Ma conque, rappelant mes troupeaux vagabonds,
55Leur chanterait cet air si doux à ces campagnes,
Cet air que d'Appenzell répètent les montagnes.
Si septembre, cédant au long mois qui le suit,
Marquait de froids zéphirs l'approche de la nuit,
Dans ses flancs colorés une luisante argile
60Garderait sous mon toit un feu lent et tranquille,
Ou, brûlant sur la cendre à la fuite du jour,
Un mélèze odorant attendrait mon retour.
Une rustique épouse et soigneuse et zélée,
Blanche (car sous l'ombrage au sein de la vallée
65Les fureurs du soleil n'osent les outrager),
M'offrirait le doux miel, les fruits de mon verger,
Le lait, enfant des sels de ma prairie humide,
Tantôt breuvage pur et tantôt mets solide,
En un globe fondant sous ses mains épaissi,
70En disque savoureux à la longue durci;
Et cependant sa voix simple et douce et légère
Me chanterait les airs que lui chantait sa mère.
Hélas! aux lieux amers où je suis enchaîné,
Ce repos à mes jours ne fut point destiné.
75J'irai: Je veux jamais ne revoir ce rivage.
Je veux, accompagné de ma muse sauvage,
Revoir le Rhin tomber en des gouffres profonds,
Et le Rhône grondant sous d'immenses glaçons,
Et d'Arve aux flots impurs la nymphe injurieuse.
80Je vole, je parcours la cime harmonieuse
Où souvent de leurs cieux les anges descendus,
En des nuages d'or mollement suspendus,
Emplissent l'air des sons de leur voix éthérée.
O lac, fils des torrents! ô Thun, onde sacrée!
85Salut, monts chevelus, verts et sombres remparts
Qui contenez ses flots pressés de toutes parts!
Salut, de la nature admirables caprices,
Où les bois, les cités, pendent en précipices!
Je veux, je veux courir sur vos sommets touffus;
90Je veux, jouet errant de vos sentiers confus,
Foulant de vos rochers la mousse insidieuse,
Suivre de mes chevreaux la trace hasardeuse;
Et toi, grotte escarpée et voisine des cieux,
Qui d'un ami des saints fus l'asile pieux,
95Voûte obscure où s'étend et chemine en silence
L'eau qui de roc en roc bientôt fuit et s'élance,
Ah! sous tes murs, sans doute, un coeur trop agité
Retrouvera la joie et la tranquillité!
XV
O délices d'amour! et toi, molle paresse,
Vous aurez donc usé mon oisive jeunesse!
Les belles sont partout. Pour chercher les beaux-arts,
Des Alpes vainement j'ai franchi les remparts;
5Rome d'amours en foule assiège mon asile,
Sage vieillesse, accours! Ô déesse tranquille,
De ma jeune saison éteins ces feux brûlants,
Sage vieillesse! Heureux qui, dès ses premiers ans,
A senti de son sang, dans ses veines stagnantes,
10Couler d'un pas égal les ondes languissantes;
Dont les désirs jamais n'ont troublé la raison;
Pour qui les yeux n'ont point de suave poison;
Au sein de qui jamais une absente perdue
N'a laissé l'aiguillon d'une trop belle vue;
15Qui, s'il regarde et loue un front si gracieux,
Ne le voit plus, sitôt qu'il n'est plus sous ses yeux!
Doux et cruels tyrans, brillantes héroïnes,
Femmes, de ma mémoire habitantes divines,
Fantômes enchanteurs, cessez de m'égarer.
20O mon coeur! ô mes sens! laissez-moi respirer.
Laissez-moi dans la paix de l'ombre solitaire
Travailler à loisir quelque oeuvre noble et fière
Qui, sur l'amas des temps propre à se maintenir,
Me recommande aux yeux des âges à venir.
25Mais, non! j'implore en vain un repos favorable;
Je t'appartiens, Amour, Amour inexorable!
XVI
Souvent le malheureux sourit parmi ses pleurs,
Et voit quelque plaisir naître au sein des douleurs.
Sous ses hauts monts ainsi l'Allobroge recèle,
Sous ses monts, de l'hiver la patrie éternelle,
5Et les fleurs du printemps et les biens de l'été.
Sur leurs arides fronts le voyageur porté
S'étonne. Auprès des rocs d'âge en âge entassée,
En flots âpres et durs brille une mer glacée.
A peine sur le dos de ces sentiers luisants
10Un bois armé de fer soutient ses pas glissants.
Il entend retentir la voix du précipice.
Il se tourne et partout un amas se hérisse
De sommets ou brûlés ou de glace épaissis,
Fils du vaste mont Blanc sur leurs têtes assis,
15Et qui s'élève autant au-dessus de leurs cimes
Qu'ils s'élèvent eux-mêmes au-dessus des abîmes.
Mais bientôt à leurs pieds qu'il descende; à ses yeux
S'étendent mollement vallons délicieux,
Pâturages et prés, doux enfants des rosées,
20Trient, Cluses, Magland, humides Élysées,
Frais coteaux, où partout sur des flots vagabonds
Pend le mélèze altier, vieil habitant des monts.
XVII
Je t'indique le fruit qui m'a rendu malade;
Je te crie en quel lieu, sous la route, est caché
Un abîme, où déjà mes pas ont trébuché.
D'un mutuel amour combien doux est l'empire!
5Heureux, et plus heureux que je ne saurais dire,
Deux coeurs qui ne font qu'un, dont la vie et l'amour
N'auront, dans un long temps, qu'un même dernier jour!
Mais bien peu, qu'ont séduits de si douces chimères,
Out fui le repentir et les larmes amères.
10O poètes amants! conseillers dangereux,
Qui vantez la douceur des tourments amoureux,
Votre miel déguisait de funestes breuvages;
Sur les rochers d'Eubée, entourés de naufrages,
Allumant dans la nuit d'infidèles flambeaux,
15Vous avez égaré mes crédules vaisseaux.
Mais que dis-je? vos vers sont tout trempés de larmes.
Ce n'est pas vous qui m'avez perdu... Si je vous avais cru... C'est moi-même; c'est elle et ses yeux... et sa blancheur... et ses artifices et ma... et ma...
XVIII
Tout homme a ses douleurs. Mais aux yeux de ses frères
Chacun d'un front serein déguise ses misères.
Chacun ne plaint que soi. Chacun dans son ennui
Envie un autre humain qui se plaint comme lui,
5Nul des autres mortels ne mesure les peines,
Qu'ils savent tous cacher comme il cache les siennes;
Et chacun, l'oeil en pleurs, en son coeur douloureux
Se dit: 'Excepté moi, tout le monde est heureux,'
Ils sont tous malheureux. Leur prière importune
10Crie et demande au ciel de changer leur fortune,
Ils changent; et bientôt, versant de nouveaux pleurs,
Ils trouvent qu'ils n'ont fait que changer de malheurs.
XIX
Ainsi, lorsque souvent le gouvernail agile
De Douvre ou de Tanger fend la route mobile,
Au fond du noir vaisseau sur la vague roulant
Le passager languit malade et chancelant.
5Son regard obscurci meurt. Sa tête pesante
Tourne comme le vent qui souffle la tourmente,
Et son coeur nage et flotte en son sein agité
Comme de bonds en bonds le navire emporté.
Il croit sentir sous lui fuir la planche légère.
10Triste et pâle, il se couche, et la nausée amère
Soulève sa poitrine, et sa bouche à longs flots
Inonde les tapis destinés au repos.
Il verrait sans chagrin la mort et le naufrage:
Stupide, il a perdu sa force et son courage.
15Il ne retrouve plus ses membres engourdis.
Il ne peut secourir son ami ni son fils,
Ni soutenir son père, et sa main faible et lente
Ne peut serrer la main de sa femme expirante.
Fait en partie dans le vaisseau, en allant à Douvres couché et souffrant, le 6. Ecrit à Londres, le 10 décembre 1787.
XX
Sans parents, sans amis et sans concitoyens,
Oublié sur la terre et loin de tous les miens,
Par les vagues jeté sur cette île farouche,
Le doux nom de la France est souvent sur ma bouche.
5Auprès d'un noir foyer, seul, je me plains du sort.
Je compte les moments, je souhaite la mort;
Et pas un seul ami dont la voix m'encourage,
Qui près de moi s'asseye, et, voyant mon visage
Se baigner de mes pleurs et tomber sur mon sein;
10Me dise: 'Qu'as-tu donc?' et me presse la main. 10
Londres, décembre 1787.
XXI
Le doux sommeil habite où sourit la fortune,
Pareil aux faux amis, le malheur l'importune.
Il vole se poser, loin des cris de douleurs,
Sur des yeux que jamais n'ont altérés les pleurs.
XXII
SUR LA MORT D'UN ENFANT
L'innocente victime, au terrestre séjour,
N'a vu que le printemps qui lui donna le jour.
Rien n'est resté de lui qu'un nom, un vain nuage,
Un souvenir, un songe, une invisible image.
5Adieu, fragile enfant échappé de nos bras:
Adieu, dans la maison d'où l'on ne revient pas.
Nous ne te verrons plus, quand de moissons couverte
La campagne d'été rend la ville déserte;
Dans l'enclos paternel nous ne te verrons plus,
10De tes pieds, de tes mains, de tes flancs demi-nus,
Presser l'herbe et les fleurs dont les nymphes de Seine
Couronnent tous les ans les coteaux de Lucienne.
L'axe de l'humble char à tes jeux destiné,
Par de fidèles mains avec toi promené,
15Ne sillonnera plus les prés et le rivage.
Tes regards, ton murmure, obscur et doux langage,
N'inquiéteront plus nos soins officieux;
Nous ne recevrons plus avec des cris joyeux
Les efforts impuissants de ta bouche vermeille
20A bégayer les sons offerts à ton oreille.
Adieu, dans la demeure où nous nous suivrons tous,
Où ta mère déjà tourne ses yeux jaloux.
XXIII
Le courroux d'un amant n'est point inexorable.
Ah! si tu la voyais, cette belle coupable,
Rougir et s'accuser, et se justifier,
Sans implorer sa grâce et sans s'humilier.
5Pourtant de l'obtenir doucement inquiète,
Et, les cheveux épars, immobile, muette,
Les bras, la gorge nue, en un mol abandon,
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon!
Crois qu'abjurant soudain le reproche farouche,
10Tes baisers porteraient son pardon sur sa bouche. 10
XXIV
Allez, mes vers, allez; je me confie en vous;
Allez fléchir son coeur, désarmer son courroux;
Suppliez, gémissez, implorez sa clémence,
Tant qu'elle vous admette enfin à sa présence.
5Entrez: à ses genoux prosternez vos douleurs,
Le deuil peint sur le front, abattus, tout en pleurs;
Et ne revoyez point mon seuil triste et farouche,
Que vous ne m'apportiez un pardon de sa bouche.
XXV
Eh bien! je le voulais. J'aurais bien dû me croire!
Tant de fois à ses torts je cédai la victoire!
Je devais une fois du moins, pour la punir,
Tranquillement l'attendre et la laisser venir.
5Non. Oubliant quels cris, quelle aigre impatience
Hier sut me contraindre à la fuite, au silence,
Ce matin, de mon coeur trop facile bonté!
Je veux la ramener sans blesser sa fierté;
J'y vole; contre moi je lui cherche une excuse.
10Je viens lui pardonner, et c'est moi qu'elle accuse.
C'est moi qui suis injuste, ingrat, capricieux:
Je prends sur sa faiblesse un empire odieux.
Et sanglots et fureurs, injures menaçantes,
Et larmes, à couler toujours obéissantes!
15Et pour la paix il faut, loin d'avoir eu raison,
Confus et repentant, demander mon pardon.
ÉPITRES
I
A LE BRUN ET AU MARQUIS DE BRAZAIS
Le Brun, qui nous attends aux rives de la Seine,
Quand un destin jaloux loin de toi nous enchaîne;
Toi, Brazais, comme moi sur ces bords appelé,
Sans qui de l'univers je vivrais exilé;
5Depuis que de Pandore un regard téméraire
Versa sur les humains un trésor de misère,
Pensez-vous que du ciel l'indulgente pitié
Leur ait fait un présent plus beau que l'amitié?
Ah! si quelque mortel est né pour la connaître.
10C'est nous, âmes de feu, dont l'Amour est le maître.
Le cruel trop souvent empoisonne ses coups;
Elle garde à nos coeurs ses baumes les plus doux.
Malheur au jeune enfant seul, sans ami, sans guide,
Qui près de la beauté rougit et s'intimide,
15Et, d'un pouvoir nouveau lentement dominé,
Par l'appât du plaisir doucement entraîné,
Crédule, et sur la foi d'un sourire volage,
A cette mer trompeuse et se livre et s'engage!
Combien de fois, tremblant et les larmes aux yeux,
20Ses cris accuseront l'inconstance des dieux!
Combien il frémira d'entendre sur sa tête
Gronder les aquilons et la noire tempête,
Et d'écueils en écueils portera ses douleurs
Sans trouver une main pour essuyer ses pleurs!
25Mais heureux dont le zèle, au milieu du naufrage,
Viendra le recueillir, le pousser au rivage;
Endormir dans ses flancs le poison ennemi;
Réchauffer dans son sein le sein de son ami,
Et de son fol amour étouffer la semence,
30Ou du moins dans son coeur ranimer l'espérance!
Qu'il est beau de savoir, digne d'un tel lien,
Au repos d'un ami sacrifier le sien!
Plaindre de s'immoler l'occasion ravie,
Être heureux de sa joie et vivre de sa vie!
35Si le ciel a daigné d'un regard amoureux
Accueillir ma prière et sourire à mes voeux,
Je ne demande point que mes sillons avides
Boivent l'or du Pactole et ses trésors liquides;
Ni que le diamant, sur la pourpre enchaîné,
40Pare mon coeur esclave au Louvre prosterné;
Ni même, voeu plus doux! que la main d'Uranie
Embellisse mon front des palmes du génie;
Mais que beaucoup d'amis, accueillis dans mes bras,
Se partagent ma vie et pleurent mon trépas;
45Que ces doctes héros, dont la main de la Gloire
A consacré les noms au temple de Mémoire,
Plutôt que leurs talents, inspirent à mon coeur
Les aimables vertus qui firent leur bonheur;
Et que de l'amitié ces antiques modèles
50Reconnaissent mes pas sur leurs traces fidèles.
Si le feu qui respire en leurs divins écrits
D'une vive étincelle échauffa nos esprits;
Si leur gloire en nos coeurs souffle une noble envie,
Oh! suivons donc aussi l'exemple de leur vie:
55Gardons d'en négliger la plus belle moitié;
Soyons heureux comme eux au sein de l'amitié.
Horace, loin des flots qui tourmentent Cythère,
Y retrouvait d'un port l'asile salutaire;
Lui-même au doux Tibulle, à ses tristes amours,
60Prêta de l'amitié les utiles secours.
L'amitié rendit vains tous les traits de Lesbie;
Elle essuya les yeux que fit pleurer Cynthie.
Virgile n'a-t-il pas, d'un vers doux et flatteur,
De Gallus expirant consolé le malheur?
65Voilà l'exemple saint que mon coeur leur demande.
Ovide, ah! qu'à mes yeux ton infortune est grande!
Non pour n'avoir pu faire aux tyrans irrités
Agréer de tes vers les lâches faussetés;
Je plains ton abandon, ta douleur solitaire.
70Pas un coeur qui, du tien zélé dépositaire,
Vienne adoucir ta plaie, apaiser ton effroi,
Et consoler tes pleurs, et pleurer avec toi!
Ce n'est pas nous, amis, qu'un tel foudre menace.
Que des dieux et des rois l'éclatante disgrâce
75Nous frappe: leur tonnerre aura trompé leurs mains;
Nous resterons unis en dépit des destins.
Qu'ils excitent sur nous la fortune cruelle;
Qu'elle arme tous ses traits: nous sommes trois contre elle.
Nos coeurs peuvent l'attendre, et, dans tous ses combats,
80L'un sur l'autre appuyés, ne chancelleront pas.
Oui, mes amis, voilà le bonheur, la sagesse.
Que nous importe alors si le dieu du Permesse
Dédaigne de nous voir, entre ses favoris,
Charmer de l'Hélicon les bocages fleuris?
85Aux sentiers où leur vie offre un plus doux exemple,
Où la félicité les reçut dans son temple,
Nous les aurons suivis, et, jusques au tombeau,
De leur double laurier su ravir le plus beau.
Mais nous pouvons, comme eux, les cueillir l'un et l'autre.
90Ils reçurent du ciel un coeur tel que le nôtre;
Ce coeur fut leur génie; il fut leur Apollon,
Et leur docte fontaine, et leur sacré vallon.
Castor charme les dieux, et son frère l'inspire.
Loin de Patrocle, Achille aurait brisé sa lyre.
95C'est près de Pollion, dans les bras de Varus,
Que Virgile envia le destin de Nisus.
Que dis-je? ils t'ont transmis ce feu qui les domine.
N'ai-je pas vu ta muse au tombeau de Racine,
Le Brun, faire gémir la lyre de douleurs
100Que jadis Simonide anima de ses pleurs?
Et toi, dont le génie, amant de la retraite,
Et des leçons d'Ascra studieux interprète,
Accompagnant l'année en ses douze palais,
Étale sa richesse et ses vastes bienfaits;
105Brazais, que de tes chants mon âme est pénétrée,
Quand ils vont couronner cette vierge adorée
Dont par la main du temps l'empire est respecté,
Et de qui la vieillesse augmente la beauté!
L'homme insensible et froid en vain s'attache à peindre
110Ces sentiments du coeur que l'esprit ne peut feindre;
De ses tableaux fardés les frivoles appas
N'iront jamais au coeur dont ils ne viennent pas.
Eh! comment me tracer une image fidèle
Des traits dont votre main ignore le modèle?
115Mais celui qui, dans soi descendant en secret,
Le contemple vivant, ce modèle parfait,
C'est lui qui nous enflamme au feu qui le dévore;
Lui qui fait adorer la vertu qu'il adore;
Lui qui trace, en un vers des Muses agréé,
120Un sentiment profond que son coeur a créé.
Aimer, sentir, c'est là cette ivresse vantée
Qu'aux célestes foyers déroba Prométhée.
Calliope jamais daigna-t-elle enflammer
Un coeur inaccessible à la douceur d'aimer?
125Non: l'amour, l'amitié, la sublime harmonie,
Tous ces dons précieux n'ont qu'un même génie;
Même souffle anima le poète charmant,
L'ami religieux et le parfait amant;
Ce sont toutes vertus d'une âme grande et fière.
130Bavius et Zoïle, et Gacon et Linière,
Aux concerts d'Apollon ne furent point admis,
Vécurent sans maîtresse, et n'eurent point d'amis.
Et ceux qui, par leurs moeurs dignes de plus d'estime,
Ne sont point nés pourtant sous cet astre sublime,
135Voyez-les, dans des vers divins, délicieux,
Vous habiller l'amour d'un clinquant précieux;
Badinage insipide où leur ennui se joue,
Et qu'autant que l'amour le bon sens désavoue.
Voyez si d'une belle un jeune amant épris
140A tressailli jamais en lisant leurs écrits;
Si leurs lyres jamais, froides comme leurs âmes,
De la sainte amitié respirèrent les flammes.
O peuples de héros, exemples des mortels!
C'est chez vous que l'encens fuma sur ses autels;
145C'est aux temps glorieux des triomphes d'Athène,
Aux temps sanctifiés par la vertu romaine;
Quand l'âme de Lélie animait Scipion,
Quand Nicoclès mourait au sein de Phocion;
C'est aux murs où Lycurgue a consacré sa vie,
150Où les vertus étaient les lois de la patrie.
O demi-dieux amis! Atticus, Cicéron,
Caton, Brutus, Pompée, et Sulpice, et Varron!
Ces héros, dans le sein de leur ville perdue,
S'assemblaient pour pleurer la liberté vaincue.
155Unis par la vertu, la gloire, le malheur,
Les arts et l'amitié consolaient leur douleur.
Sans l'amitié, quel antre ou quel sable infertile
N'eût été pour le sage un désirable asile,
Quand du Tibre avili le spectre ensanglanté
160Armait la main du vice et la férocité;
Quand d'un vrai citoyen l'éclat et le courage
Réveillaient du tyran la soupçonneuse rage;
Quand l'exil, la prison, le vol, l'assassinat,
Étaient pour l'apaiser l'offrande du Sénat!
165Thraséas, Soranus, Sénécion, Rustique,
Vous tous, dignes enfants de la patrie antique,
Je vous vois tous amis, entourés de bourreaux,
Braver du scélérat les indignes faisceaux,
Du lâche délateur l'impudente richesse,
170Et du vil affranchi l'orgueilleuse bassesse.
Je vous vois, au milieu des crimes, des noirceurs,
Garder une patrie, et des lois, et des moeurs;
Traverser d'un pied sûr, sans tache, sans souillure,
Les flots contagieux de cette mer impure;
175Vous créer, au flambeau de vos mâles aïeux,
Sur ce monde profane un monde vertueux.
Oh! viens rendre à leurs noms nos âmes attentives,
Amitié! de leur gloire ennoblis nos archives.
Viens, viens: que nos climats, par ton souffle épurés,
180Enfantent des rivaux à ces hommes sacrés.
Rends-nous hommes comme eux. Fais sur la France heureuse
Descendre des Vertus la troupe radieuse,
De ces filles du ciel qui naissent dans ton sein,
Et toutes sur tes pas se tiennent par la main.
185Ranime les beaux-arts, éveille leur génie,
Chasse de leur empire et la haine et l'envie:
Loin de toi dans l'opprobre ils meurent avilis;
Pour conserver leur trône ils doivent être unis.
Alors de l'univers ils forcent les hommages:
190Tout, jusqu'à Plutus même, encense leurs images;
Tout devient juste alors; et le peuple et les grands,
Quand l'homme est respectable, honorent les talents.
Ainsi l'on vit les Grecs prôner d'un même zèle
La gloire d'Alexandre et la gloire d'Apelle;
195La main de Phidias créa des immortels,
Et Smyrne à son Homère éleva des autels.
Nous, amis, cependant, de qui la noble audace
Veut atteindre aux lauriers de l'antique Parnasse,
Au rang de ces grands noms nous pouvons être admis;
200Soyons cités comme eux entre les vrais amis.
Qu'au-delà du trépas notre âme mutuelle
Vive et respire encor sur la lyre immortelle.
Que nos noms soient sacrés, que nos chants glorieux
Soient pour tous les amis un code précieux.
205Qu'ils trouvent dans nos vers leur âme et leurs pensées;
Qu'ils raniment encor nos muses éclipsées,
Et qu'en nous imitant ils s'attendent un jour
D'être chez leurs neveux imités à leur tour.
(1782.)
II
Ami, chez nos Français ma muse voudrait plaire;
Mais j'ai fui la satire à leurs regards si chère.
Le superbe lecteur, toujours content de lui,
Et toujours plus content s'il peut rire d'autrui,
5Veut qu'un nom imprévu, dont l'aspect le déride,
Égayé au bout du vers une rime perfide;
Il s'endort si quelqu'un ne pleure quand il rit.
Mais qu'Horace et sa troupe irascible d'esprit
Daignent me pardonner, si jamais ils pardonnent:
10J'estime peu cet art, ces leçons qu'ils nous donnent
D'immoler bien un sot qui jure en son chagrin,
Au rire âcre et perçant d'un caprice malin.
Le malheureux déjà me semble assez à plaindre
D'avoir, même avant lui, vu sa gloire s'éteindre
15Et son livre au tombeau lui montrer le chemin,
Sans aller, sous la terre au trop fertile sein,
Semant sa renommée et ses tristes merveilles,
Faire à tous les roseaux chanter quelles oreilles
Sur sa tête ont dressé leurs sommets et leurs poids.
20Autres sont mes plaisirs. Soit, comme je le crois,
Que d'une débonnaire et généreuse argile
On ait pétri mon âme innocente et facile;
Soit, comme ici, d'un oeil caustique et médisant,
En secouant le front, dira quelque plaisant,
25Que le ciel, moins propice, enviât à ma plume
D'un sel ingénieux la piquante amertume,
J'en profite à ma gloire, et je viens devant toi
Mépriser les raisins qui sont trop hauts pour moi.
Aux reproches sanglants d'un vers noble et sévère
30Ce pays toutefois offre une ample matière:
Soldats tyrans du peuple obscur et gémissant,
Et juges endormis aux cris de l'innocent;
Ministres oppresseurs, dont la main détestable
Plonge au fond des cachots la vertu redoutable.
35Mais, loin qu'ils aient senti la fureur de nos vers,
Nos vers rampent en foule aux pieds de ces pervers,
Qui savent bien payer d'un mépris légitime
Le lâche qui pour eux feint d'avoir quelque estime.
Certe, un courage ardent qui s'armerait contre eux
40Serait utile au moins s'il était dangereux;
Non d'aller, aiguisant une vaine satire,
Chercher sur quel poète on a droit de médire;
Si tel livre deux fois ne s'est pas imprimé,
Si tel est mal écrit, tel autre mal rimé.
45Ainsi donc, sans coûter de larmes à personne,
A mes goûts innocents, ami, je m'abandonne.
Mes regards vont errant sur mille et mille objets.
Sans renoncer aux vieux, plein de nouveaux projets,
Je les tiens; dans mon camp partout je les rassemble,
50Les enrôle, les suis, les pousse tous ensemble.
S'égarant à son gré, mon ciseau vagabond
Achève à ce poème ou les pieds ou le front,
Creuse à l'autre les flancs, puis l'abandonne et vole
Travailler à cet autre ou la jambe ou l'épaule.
55Tous, boiteux, suspendus, traînent; mais je les vois
Tous bientôt sur leurs pieds se tenir à la fois.
Ensemble lentement tous couvés sous mes ailes,
Tous ensemble quittant leurs coques maternelles,
Sauront d'un beau plumage ensemble se couvrir,
60Ensemble sous le bois voltiger et courir.
Peut-être il vaudrait mieux, plus constant et plus sage,
Commencer, travailler, finir un seul ouvrage.
Mais quoi! cette constance est un pénible ennui.
'Eh bien! nous lirez-vous quelque chose aujourd'hui?
65Me dit un curieux qui s'est toujours fait gloire
D'honorer les neuf Soeurs, et toujours, après boire,
Étendu dans sa chaise et se chauffant les piés,
Aime à dormir au bruit des vers psalmodiés.
—Qui, moi? Non, je n'ai rien. D'ailleurs je ne lis guère.
70—Certe, un tel nous lut hier une épître!... et son frère
Termina par une ode où j'ai trouvé des traits!...
—Ces messieurs plus féconds, dis-je, sont toujours prêts.
Mais moi, que le caprice et le hasard inspire,
Je n'ai jamais sur moi rien qu'on puisse vous lire.
75—Bon! bon! Et cet HERMÈS, dont vous ne parlez pas,
Que devient-il?—Il marche, il arrive à grands pas.
—Oh! je m'en fie à vous.—Hélas! trop, je vous jure.
—Combien de chants de faits?—Pas un, je vous assure.
—Comment?—Vous avez vu sous la main d'un fondeur
80Ensemble se former, diverses en grandeur,
Trente cloches d'airain, rivales du tonnerre?
Il achève leur moule enseveli sous terre;
Puis, par un long canal en rameaux divisé,
Y fait couler les flots de l'airain embrasé;
85Si bien qu'au même instant, cloches, petite et grande,
Sont prêtes, et chacune attend et ne demande
Qu'à sonner quelque mort, et du haut d'une tour
Réveiller la paroisse à la pointe du jour.
Moi, je suis ce fondeur: de mes écrits en foule
90Je prépare longtemps et la forme et le moule;
Puis, sur tous à la fois je fais couler l'airain:
Rien n'est fait aujourd'hui, tout sera fait demain.'
Ami, Phoebus ainsi me verse ses largesses.
Souvent des vieux auteurs j'envahis les richesses.
95Plus souvent leurs écrits, aiguillons généreux,5
M'embrasent de leur flamme, et je crée avec eux.
Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,
Tout à coup à grands cris dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant,
100Il s'admire et se plaît de se voir si savant.
Que ne vient-il vers moi? je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être.
Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l'instant
La couture invisible et qui va serpentant
105Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère.
Je lui montrerai l'art, ignoré du vulgaire,
De séparer aux yeux, en suivant leur lien,
Tous ces métaux unis dont j'ai formé le mien.
Tout ce que des Anglais la muse inculte et brave,
110Tout ce que des Toscans la voix fière et suave,
Tout ce que les Romains, ces rois de l'univers,
M'offraient d'or et de soie, est passé dans mes vers.
Je m'abreuve surtout des flots que le Permesse
Plus féconds et plus purs fit couler dans la Grèce;
115Là, Prométhée ardent, je dérobe les feux
Dont j'anime l'argile et dont je fais des dieux.
Tantôt chez un auteur j'adopte une pensée,
Mais qui revêt, chez moi, souvent entrelacée,
Mes images, mes tours, jeune et frais ornement;
120Tantôt je ne retiens que les mots seulement:
J'en détourne le sens, et l'art sait les contraindre
Vers des objets nouveaux qu'ils s'étonnent de peindre.
La prose plus souvent vient subir d'autres lois,
Et se transforme, et fuît mes poétiques doigts;
125De rimes couronnée, et légère et dansante,
En nombres mesurés elle s'agite et chante.
Des antiques vergers ces rameaux empruntés
Croissent sur mon terrain mollement transplantés;
Aux troncs de mon verger ma main avec adresse
130Les attache, et bientôt même écorce les presse.
De ce mélange heureux l'insensible douceur
Donne à mes fruits nouveaux une antique saveur.
Dévot adorateur de ces maîtres antiques,
Je veux m'envelopper de leurs saintes reliques.
135Dans leur triomphe admis, je veux le partager,
Ou bien de ma défense eux-mêmes les charger.
Le critique imprudent, qui se croit bien habile,
Donnera sur ma joue un soufflet à Virgile.
Et ceci (tu peux voir si j'observe ma loi),
140Montaigne, il t'en souvient, l'avait dit avant moi.