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Poésies choisies de André Chénier

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V

HYLAS

Au chevalier de Pange.

Le navire éloquent, fils des bois du Pénée,

Qui portait à Colchos la Grèce fortunée,

Craignant près de l'Euxin les menaces du Nord,

S'arrête, et se confie au doux calme d'un port.

5

Aux regards des héros le rivage est tranquille;

Ils descendent. Hylas prend un vase d'argile,

Et va, pour leurs banquets sur l'herbe préparés,

Chercher une onde pure en ces bords ignorés.

Reines, au sein d'un bois, d'une source prochaine,

10

Trois naïades l'ont vu s'avancer dans la plaine.

Elles ont vu ce front de jeunesse éclatant,

Cette bouche, ces yeux. Et leur onde à l'instant

Plus limpide, plus belle, un plus léger zéphire,

Un murmure plus doux l'avertit et soupire.

15

Il accourt. Devant lui l'herbe jette des fleurs;

Sa main errante suit l'éclat de leurs couleurs;

Elle oublie, à les voir, l'emploi qui la demande,

Et s'égare à cueillir une belle guirlande.

Mais l'onde encor soupire et sait le rappeler.

20

Sur l'immobile arène il l'admire couler,

Se courbe, et, s'appuyant à la rive penchante,

Dans le cristal sonnant plonge l'urne pesante.

De leurs roseaux touffus les trois nymphes soudain

Volent, fendent leurs eaux, l'entraînent par la main

25

En un lit de joncs frais et de mousses nouvelles.

Sur leur sein, dans leurs bras, assis au milieu d'elles,

Leur bouche, en mots mielleux où l'amour est vanté,

Le rassure et le loue et flatte sa beauté.

Leurs mains vont caressant sur sa joue enfantine

30

De la jeunesse en fleur la première étamine,

Ou sèchent en riant quelques pleurs gracieux

Dont la frayeur subite avait rempli ses yeux.

'Quand ces trois corps d'albâtre atteignaient le rivage,

D'abord j'ai cru, dit-il, que c'était mon image

35

Qui, de cent flots brisés prompte à suivre la loi,

Ondoyante, volait et s'élançait vers moi.'

Mais Alcide inquiet, que presse un noir augure,

Va, vient, le cherche, crie auprès de l'onde pure:

'Hylas! Hylas!' Il crie et mille et mille fois.

40

Le jeune enfant de loin croit entendre sa voix;

Et du fond des roseaux, pour le tirer de peine,

Lui répond une voix non entendue et vaine.

De Pange, c'est vers toi qu'à l'heure du réveil

Court cette jeune idylle au teint frais et vermeil.

45

Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,

Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,

L'eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants;

D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs;

Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,

50

Et sa flûte à la main, sa flûte qui s'apprête

A défier un jour les pipeaux de Segrais,

Seuls connus parmi nous aux nymphes des forêts.



VI

LA JEUNE TARENTINE



VII

SUR UN GROUPE DE JUPITER ET D'EUROPE

Des nymphes et des satyres chantent dans une grotte qu'il faut peindre bien romantique, pittoresque, divine, en soupant, avec des coupes ciselées; chacun chante le sujet représenté sur sa coupe. L'un: Étranger, ce taureau, etc.; l'autre: Pasiphaé; d'autres, d'autres...



VIII

PASIPHAÉ



IX

PANNYCHIS

Plusieurs jeunes files entourent un petit enfant... le caressent...

On dit que tu as fait une chanson pour Pannychis, ta cousine?

Oui, je l'aime, Pannychis... elle est belle. Elle a cinq ans comme moi... Nous avons arrondi en berceau ces buissons de roses... Nous nous promenons sous cet ombrage... On ne peut nous y troubler, car il est trop bas pour qu'on y puisse entrer. Je lui ai donné une statue de Vénus que mon père m'a faite avec du buis. Elle l'appelle sa fille, elle la couche sur des feuilles de rose dans une écorce de grenade... Tous les amants font toujours des chansons pour leur bergère... Et moi aussi, j'en ai fait une pour elle...

Eh bien, chante-nous ta chanson et nous te donnerons des raisins et des figues mielleuses...

Donnez-les-moi d'abord et puis je vais chanter... Il tend ses deux mains... on lui donne... et puis, d'une voix claire et douce, il se met à chanter:

Il s'en va bien baisé, bien caressé... Les jeunes beautés le suivent de loin. Arrivées aux rosiers, elles regardent par-dessus le berceau sous lequel elles les voient occupés à former avec des buissons de myrte et de roses un temple de verdure autour d'un petit autel, pour leur statue de Vénus; elles rient. Ils lèvent la tête, les voient et leur disent de s'en aller. On les embrasse... En s'en allant, la jeune Myro dit:... O heureux âge!... Mes compagnes, venez voir aussi chez moi les monuments de notre enfance... j'ai entouré d'une haie, pour le conserver, le jardin que j'avais alors... Une chèvre l'aurait brouté tout entier en une heure... C'est là que je vivais avec...; il m'appelait déjà sa femme et je l'appelais mon époux... Nous n'étions pas plus hauts que telle plante... Nous nous serions perdus dans une forêt de thym... Vous y verrez encore les romarins s'élever en berceau comme des cyprès autour du tombeau de marbre où sont écrits les vers d'Anyté... Mon bien-aimé m'avait donné une cigale et une sauterelle. Elles moururent, je leur élevai ce tombeau parmi le romarin. J'étais en pleurs... La belle Anyté passa, sa lyre à la main...

Qu'as-tu? me demanda-t-elle.

Ma cigale et ma sauterelle sont mortes...

Ah! me dit-elle, nous devons tous mourir (cinq ou six vers de morale)...

Puis elle écrivit sur la pierre:



X

DRYAS

'Tout est-il prêt? partons. Oui, le mât est dressé;

Adieu donc.' Sur les bancs le rameur est placé;

La voile, ouverte aux vents, s'enfle et s'agite et flotte;

Déjà le gouvernail tourne aux mains du pilote.

5

Insensé! vainement le serrant dans leurs bras,

Femme, enfants, tout se jette au-devant de ses pas;

Il monte, on lève l'ancre. Élevé sur la poupe,

Il remplit et couronne une écumante coupe,

Prie, et la verse aux dieux qui commandent aux flots.

10

Tout retentit de cris, adieux des matelots.

Sur sa famille en pleurs il tourne encor la vue,

Et des yeux et des mains longtemps il les salue.

Insensé! vainement une fois averti!

On détache le câble; il part; il est parti!

15

Car il ne voyait pas que bientôt sur sa tête

L'automne impétueux amassant la tempête

L'attendait au passage, et là, loin de tout bord,

Lui préparait bientôt le naufrage et la mort.

'Dieux de la mer Égée, ô vents, ô dieux humides,

20

Glaucus et Palémon, et blanches Néréides,

Sauvez, sauvez Dryas. Déjà voisin du port,

Entre la terre et moi je rencontre la mort.

Mon navire est brisé. Sous les ondes avares

Tous les miens ont péri. Dieux! rendez-moi mes lares!

25

Dieux! entendez les cris d'un père et d'un époux!

Sauvez, sauvez Dryas, il s'abandonne à vous.'

Il dit, plonge, et, perdant au sein de la tourmente

La planche, sous ses pieds fugitive et flottante,

Nage, et lutte, et ses bras et ses efforts nombreux...

30

Et la vague en roulant sur les sables pierreux,

Blême, expirant, couvert d'une écume salée,

Le vomit. Sa famille errante, échevelée,

Qui perçait l'air de cris et se frappait le sein,

Court, le saisit, l'entraîne, et, le fer à la main,

35

Rendant grâces aux flots d'avoir sauvé sa tête,

Offre une brebis noire à la noire tempête.



XI

BACCHUS



XII

LE CHÊNE DE CÉRÈS

(Tiré d'Ovide, Mét., viii.)



XIII

HERCULE



XIV

ÉRICHTHON

(Pris de Virgile.)



XV

NÉÈRE

Mais telle qu'à sa mort, pour la dernière fois,

Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,

De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,

Chante, avant de partir, ses adieux à la vie,

5

Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,

Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort:

'O vous, du Sébéthus naïades vagabondes,

Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes.

Adieu, mon Clinias! moi, celle qui te plus,

10

Moi, celle qui t'aimai, que tu ne verras plus. 10

O cieux, ô terre, ô mer, prés, montagnes, rivages,

Fleurs, bois mélodieux, vallons, grottes sauvages,

Rappelez-lui souvent, rappelez-lui toujours

Néère tout son bien, Néère ses amours;

15

Cette Néère, hélas! qu'il nommait sa Néère,

Qui, pour lui criminelle, abandonna sa mère;

Qui, pour lui fugitive, errant de lieux en lieux,

Aux regards des humains n'osa lever les yeux.

Oh! soit que l'astre pur des deux frères d'Hélène

20

Calme sous ton vaisseau la vague ionienne;

Soit qu'aux bords de Pæstum, sous ta soigneuse main,

Les roses deux fois l'an couronnent ton jardin;

Au coucher du soleil, si ton âme attendrie

Tombe en une muette et molle rêverie,

25

Alors, mon Clinias, appelle, appelle-moi.

Je viendrai, Clinias; je volerai vers toi.

Mon âme vagabonde, à travers le feuillage,

Frémira; sur les vents ou sur quelque nuage

Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,

30

S'élevant comme un songe, étinceler dans l'air,

Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive,

Caresser, en fuyant, ton oreille attentive.'



XVI

(Tiré du Cantique des cantiques.)



XVII



XVIII



XIX

CHANSON DES YEUX

(Le commencement est imité de Shakespeare, Henry IV.)



XX



XXI

A VESPER



XXII

Blanche et douce colombe, aimable prisonnière,

Quel injuste ennemi te cache à la lumière?

Je t'ai vue aujourd'hui (que le ciel était beau!)

Te promener longtemps sur le bord du ruisseau,

5

Au hasard, en tous lieux, languissante, muette,

Tournant tes doux regards et tes pas et ta tête.

Caché dans le feuillage, et n'osant l'agiter,

D'un rameau sur un autre à peine osant sauter,

J'avais peur que le vent décelât mon asile.

10

Tout seul je gémissais, sur moi-même immobile,

De ne pouvoir aller, le ciel était si beau!

Promener avec toi sur le bord du ruisseau.

Car, si j'avais osé, sortant de ma retraite,

Près de ta tête amie aller porter ma tête,

15

Avec toi murmurer et fouler sous mes pas

Le même pré foulé sous tes pieds délicats,

Mes ailes et ma voix auraient frémi de joie,

Et les noirs ennemis, les deux oiseaux de proie,

Ces gardiens envieux qui te suivent toujours,

20

Auraient connu soudain que tu fais mes amours.

Tous les deux à l'instant, timide prisonnière,

T'auraient, dans ta prison, ravie à la lumière,

Et tu ne viendrais plus, quand le ciel sera beau,

Te promener encor sur le bord du ruisseau.

25

Blanche et douce brebis à la voix innocente,

Si j'avais, pour toucher ta laine obéissante,

Osé sortir du bois et bondir avec toi,

Te bêler mes amours et t'appeler à moi,

Les deux loups soupçonneux qui marchaient à ta suite

30

M'auraient vu. Par leurs cris ils t'auraient mise en fuite,

Et pour te dévorer eussent fondu sur toi

Plutôt que te laisser un moment avec moi.



XXIII

LE SATYRE ET LA FLÛTE



XXIV



XXV



XXVI

(Traduit de Gessner.)



XXVII

Un berger poète dira:



XXVIII



XXIX

A L'HIRONDELLE

(Trad. d'Événus de Paros.)



XXX

(Tiré de Thomson.)



XXXI

(Vu et fait à Catillon, près Forges, le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain.)



XXXII



XXXIII

MNAÏS

C'est en songe que la jeune Mnaïs est venue leur dire cela.

(Trad. de Léonidas de Tarente.)



XXXIV

LES JARDINS



XXXV

INVOCATION A LA POÉSIE



XXXVI

A LA SANTÉ




ÉLÉGIES

FRAGMENTS D'ÉLÉGIES



I



II

Ah! je les reconnais, et mon coeur se réveille.

O sons! ô douces voix chères à mon oreille!

O mes Muses, c'est vous; vous mon premier amour,

Vous qui m'avez aimé dès que j'ai vu le jour!

5

Leurs bras, à mon berceau dérobant mon enfance,

Me portaient sous la grotte où Virgile eut naissance,

Où j'entendais le bois murmurer et frémir,

Où leurs yeux dans les fleurs me regardaient dormir.

Ingrat! ô de l'amour trop coupable folie!

10

Souvent je les outrage et fuis et les oublie;

Et sitôt que mon coeur est en proie au chagrin,

Je les vois revenir le front doux et serein.

J'étais seul, je mourais. Seul, Lycoris absente

De soupçons inquiets m'agite et me tourmente.

15

Je vois tous ses appas et je vois mes dangers;

Ah! je la vois livrée à des bras étrangers.

Elles viennent! leurs voix, leur aspect me rassure:

Leur chant mélodieux assoupit ma blessure;

Je me fuis, je m'oublie, et mes esprits distraits

20

Se plaisent à les suivre et retrouvent la paix.

Par vous, Muses, par vous, franchissant les collines,

Soit que j'aime l'aspect des campagnes sabines,

Soit Catile ou Falerne et leurs riches coteaux,

Ou l'air de Blandusie et l'azur de ses eaux:

25

Par vous de l'Anio j'admire le rivage,

Par vous de Tivoli le poétique ombrage,

Et de Bacchus, assis sous des antres profonds,

La nymphe et le satyre écoutant les chansons.

Par vous la rêverie errante, vagabonde,

30

Livre à vos favoris la nature et le monde;

Par vous mon âme, au gré de ses illusions,

Vole et franchit les temps, les mers, les nations,

Va vivre en d'autres corps, s'égare, se promène,

Est tout ce qu'il lui plaît, car tout est son domaine.

35

Ainsi, bruyante abeille, au retour du matin,

Je vais changer en miel les délices du thym.

Rose, un sein palpitant est ma tombe divine.

Frêle atome d'oiseau, de leur molle étamine

Je vais sous d'autres cieux dépouiller d'autres fleurs.

40

Le papillon plus grand offre moins de couleurs;

Et l'Orénoque impur, la Floride fertile

Admirent qu'un oiseau si tendre, si débile,

Mêle tant d'or, de pourpre, en ses riches habits,

Et pensent dans les airs voir nager des rubis.

45

Sur un fleuve souvent l'éclat de mon plumage

Fait à quelque Léda souhaiter mon hommage.

Souvent, fleuve moi-même, en mes humides bras

Je presse mollement des membres délicats,

Mille fraîches beautés que partout j'environne;

50

Je les tiens, les soulève, et murmure et bouillonne.

Mais surtout, Lycoris, Protée insidieux,

Partout autour de toi je veille, j'ai des yeux,

Partout, sylphe ou zéphyr, invisible et rapide,

Je te vois. Si ton coeur complaisant et perfide

55

Livre à d'autres baisers une infidèle main,

Je suis là. C'est moi seul dont le transport soudain,

Agitant tes rideaux ou ta porte secrète,

Par un bruit imprévu t'épouvante et t'arrête.

C'est moi, remords jaloux, qui rappelle en ton coeur

60

Mon nom et tes serments et ma juste fureur...

Mais périsse l'amant que satisfait la crainte!

Périsse la beauté qui m'aime par contrainte,

Qui voit dans ses serments une pénible loi,

Et n'a point de plaisir à me garder sa foi!



III

AUX FRÈRES DE PANGE

Aujourd'hui qu'au tombeau je suis prêt à descendre,

Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre.

Je ne veux point, couvert d'un funèbre linceul,

Que les pontifes saints autour de mon cercueil,

5

Appelés aux accents de l'airain lent et sombre,

De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,

Et sous des murs sacrés aillent ensevelir

Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.

Eh! qui peut sans horreur, à ses heures dernières,

10

Se voir au loin périr dans des mémoires chères?

L'espoir que des amis pleureront notre sort

Charme l'instant suprême et console la mort.

Vous-même choisirez à mes jeunes reliques

Quelque bord fréquenté des pénates rustiques,

15

Des regards d'un beau ciel doucement animé,

Des fleurs et de l'ombrage, et tout ce que j'aimai.

C'est là près d'une eau pure, au coin d'un bois tranquille,

Qu'à mes mânes éteints je demande un asile,

Afin que votre ami soit présent à vos yeux,

20

Afin qu'au voyageur amené dans ces lieux

La pierre, par vos mains de ma fortune instruite,

Raconte en ce tombeau quel malheureux habite;

Quels maux ont abrégé ses rapides instants;

Qu'il fut bon, qu'il aima, qu'il dut vivre longtemps.

25

Ah! le meurtre jamais n'a souillé mon courage.

Ma bouche du mensonge ignora le langage,

Et jamais, prodiguant un serment faux et vain,

Ne trahit le secret recélé dans mon sein.

Nul forfait odieux, nul remords implacable

30

Ne déchire mon âme inquiète et coupable.

Vos regrets la verront pure et digne de pleurs,

Oui, vous plaindrez sans doute, en mes longues douleurs,

Et ce brillant midi qu'annonçait mon aurore,

Et ces fruits dans leur germe éteints avant d'éclore,

35

Que mes naissantes fleurs auront en vain promis.

Oui, je vais vivre encore au sein de mes amis.

Souvent à vos festins qu'égaya ma jeunesse,

Au milieu des éclats d'une vive allégresse,

Frappés d'un souvenir, hélas! amer et doux,

40

Sans doute vous direz: 'Que n'est-il avec nous!'

Je meurs. Avant le soir j'ai fini ma journée.

A peine ouverte au jour, ma rose s'est fanée.

La vie eut bien pour moi de volages douceurs;

Je les goûtais à peine, et voilà que je meurs.

45

Mais, oh! que mollement reposera ma cendre,

Si parfois, un penchant impérieux et tendre

Vous guidant vers la tombe où je suis endormi,

Vos yeux en approchant pensent voir leur ami!

Si vos chants de mes feux vont redisant l'histoire;

50

Si vos discours flatteurs, tout pleins de ma mémoire,

Inspirent à vos fils, qui ne m'ont point connu,

L'ennui de naître à peine et de m'avoir perdu!

Qu'à votre belle vie ainsi ma mort obtienne

Tout l'âge, tous les biens dérobés à la mienne;

55

Que jamais les douleurs, par de cruels combats,

N'allument dans vos flancs un pénible trépas;

Que la joie en vos coeurs ignore les alarmes;

Que les peines d'autrui causent seules vos larmes;

Que vos heureux destins, les délices du ciel,

60

Coulent toujours trempés d'ambroisie et de miel,

Et non sans quelque amour paisible et mutuelle;

Et quand la mort viendra, qu'une amante fidèle,

Près de vous désolée, en accusant les dieux,

Pleure, et veuille vous suivre, et vous ferme les yeux.



IV

AU CHEVALIER DE PANGE

Quand la feuille en festons a couronné les bois,

L'amoureux rossignol n'étouffe point sa voix.

Il serait criminel aux yeux de la nature

Si, de ses dons heureux négligeant la culture,

5

Sur son triste rameau, muet dans ses amours,5

Il laissait sans chanter expirer les beaux jours.

Et toi, rebelle aux dons d'une si tendre mère,

Dégoûté de poursuivre une muse étrangère

Dont tu choisis la cour trop bruyante pour toi,

10

Tu t'es fait du silence une coupable loi!

Tu naquis rossignol. Pourquoi, loin du bocage

Où des jeunes rosiers le balsamique ombrage

Eût redit tes doux sons sans murmure écoutés,

T'en allais-tu chercher la muse des cités,

15

Cette muse, d'éclat, de pourpre environnée,

Qui, le glaive à la main, du diadème ornée,

Vient au peuple assemblé, d'une dolente voix,

Pleurer les grands malheurs, les empires, les rois?

Que n'étais-tu fidèle à ces muses tranquilles

20

Qui cherchent la fraîcheur des rustiques asiles,

Le front ceint de lilas et de jasmins nouveaux,

Et vont sur leurs attraits consulter les ruisseaux?

Viens dire à leurs concerts la beauté qui te brûle.

Amoureux, avec l'âme et la voix de Tibulle

25

Fuirais-tu les hameaux, ce séjour enchanté

Qui rend plus séduisant l'éclat de la beauté?

L'amour aime les champs, et les champs l'ont vu naître.

La fille d'un pasteur, une vierge champêtre,

Dans le fond d'une rose, un matin du printemps,

30

Le trouva nouveau-né....

Le sommeil entr'ouvrait ses lèvres colorées.

Elle saisit le bout de ses ailes dorées,

L'ôta de son berceau d'une timide main,

Tout trempé de rosée, et le mit dans son sein.

35

Tout, mais surtout les champs sont restés son empire.

Là tout aime, tout plaît, tout jouit, tout soupire;

Là de plus beaux soleils dorent l'azur des cieux;

Là les prés, les gazons, les bois harmonieux,

De mobiles ruisseaux la colline animée,

40

L'âme de mille fleurs dans les zéphyrs semée;

Là parmi les oiseaux l'amour vient se poser;

Là sous les antres frais habite le baiser.

Les muses et l'amour ont les mêmes retraites.

L'astre qui fait aimer est l'astre des poètes.

45

Bois, écho, frais zéphyrs, dieux champêtres et doux,

Le génie et les vers se plaisent parmi vous.

J'ai choisi parmi vous ma muse jeune et chère;

Et, bien qu'entre ses soeurs elle soit la dernière,

Elle plaît. Mes amis, vos yeux en sont témoins.

50

Et puis une plus belle eût voulu plus de soins;

Délicate et craintive, un rien la décourage,

Un rien sait l'animer. Curieuse et volage,

Elle va parcourant tous les objets flatteurs

Sans se fixer jamais, non plus que sur les fleurs

55

Les zéphyrs vagabonds, doux rivaux des abeilles, 55

Ou le baiser ravi sur des lèvres vermeilles.

Une source brillante, un buisson qui fleurit,

Tout amuse ses yeux; elle pleure, elle rit.

Tantôt à pas rêveurs, mélancolique et lente,

60

Elle erre avec une onde et pure et languissante;

Tantôt elle va, vient, d'un pas léger et sûr

Poursuit le papillon brillant d'or et d'azur,

Ou l'agile écureuil, ou dans un nid timide

Sur un oiseau surpris pose une main rapide.

65

Quelquefois, gravissant la mousse du rocher,

Dans une touffe épaisse elle va se cacher,

Et sans bruit épier, sur la grotte pendante,

Ce que dira le faune à la nymphe imprudente

Qui, dans cet antre sourd et des faunes ami,

70

Refusait de le suivre, et pourtant l'a suivi.

Souvent même, écoutant de plus hardis caprices,

Elle ose regarder au fond des précipices,

Où sur le roc mugit le torrent effréné

Du droit sommet d'un mont tout à coup déchaîné.

75

Elle aime aussi chanter à la moisson nouvelle,

Suivre les moissonneurs et lier la javelle.

L'Automne au front vermeil, ceint de pampres nouveaux,

Parmi les vendangeurs l'égaré en des coteaux;

Elle cueille la grappe, ou blanche, ou purpurine;

80

Le doux jus des raisins teint sa bouche enfantine;

Ou, s'ils pressent leurs vins, elle accourt pour les voir,

Et son bras avec eux fait crier le pressoir.

Viens, viens, mon jeune ami; viens, nos muses t'attendent;

Nos fêtes, nos banquets, nos courses te demandent;

85

Viens voir ensemble et l'antre et l'onde et les forêts.

Chaque soir une table aux suaves apprêts

Assoira près de nous nos belles adorées,

Ou, cherchant dans le bois des nymphes égarées,

Nous entendrons les ris, les chansons, les festins;

90

Et les verres emplis sous les bosquets lointains

Viendront animer l'air, et, du sein d'une treille,

De leur voix argentine égayer notre oreille.

Mais si, toujours ingrat à ces charmantes soeurs,

Ton front rejette encore leurs couronnes de fleurs;

95

Si de leurs soins pressants la douce impatience

N'obtient que d'un refus la dédaigneuse offense;

Qu'à ton tour la beauté dont les yeux t'ont soumis

Refuse à tes soupirs ce qu'elle t'a promis;

Qu'un rival loin de toi de ses charmes dispose;

100

Et, quand tu lui viendras présenter une rose,

Que l'ingrate étonnée, en recevant ce don,

Ne t'ait vu de sa vie et demande ton nom.



V

O muses, accourez; solitaires divines,

Amantes des ruisseaux, des grottes, des collines!

Soit qu'en ses beaux vallons Nîme égare vos pas;

Soit que de doux pensers, en de riants climats,

5

Vous retiennent aux bords de Loire ou de Garonne;

Soit que parmi les choeurs de ces nymphes da Rhône,

La lune sur les prés, où son flambeau vous luit,

Dansantes vous admire au retour de la nuit;

Venez. J'ai fui la ville aux muses si contraire,

10

Et l'écho fatigué des clameurs du vulgaire.

Sur les pavés poudreux d'un bruyant carrefour

Les poétiques fleurs n'ont jamais vu le jour.

Le tumulte et les cris font fuir avec la lyre

L'oisive rêverie au suave délire;

15

Et les rapides chars et leurs cercles d'airain

Effarouchent les vers qui se taisent soudain.

Venez. Que vos bontés ne me soient point avares.

Mais, oh! faisant de vous mes pénates, mes lares,

Quand pourrai-je habiter un champ qui soit à moi,

20

Et, villageois tranquille, ayant pour tout emploi

Dormir et ne rien faire, inutile poète,

Goûter le doux oubli d'une vie inquiète?

Vous savez si toujours, dès mes plus jeunes ans,

Mes rustiques souhaits m'ont porté vers les champs;

25

Si mon coeur dévorait vos champêtres histoires,

Cet âge d'or si cher à vos doctes mémoires,

Ces fleuves, ces vergers, Éden aimé des cieux

Et du premier humain berceau délicieux;

L'épouse de Booz, chaste et belle indigente,

30

Qui suit d'un pas tremblant la moisson opulente;

Joseph, qui dans Sichem cherche et retrouve, hélas!

Ses dix frères pasteurs qui ne l'attendaient pas;

Rachel, objet sans prix qu'un amoureux courage

N'a pas trop acheté de quinze ans d'esclavage.

35

Oh! oui, je veux un jour en des bords retirés,

Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,

Avoir un humble toit, une source d'eau vive

Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive

Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux.

40

Là, je veux, ignorant le monde et ses travaux,

Loin du superbe ennui que l'éclat environne,

Vivre comme jadis, aux champs de Babylone,

Ont vécu, nous dit-on, ces pères des humains

Dont le nom aux autels remplit nos fastes saints;

45

Avoir amis, enfants, épouse belle et sage;

Errer, un livre en main, de bocage en bocage;

Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs,

Une paix dont nul bien n'égale les plaisirs.

Douce mélancolie! aimable mensongère,

50

Des antres, des forêts déesse tutélaire,

Qui vient d'une insensible et charmante langueur

Saisir l'ami des champs et pénétrer son coeur,

Quand, sorti vers le soir des grottes reculées,

Il s'égare à pas lents au penchant des vallées,

55

Et voit des derniers feux le ciel se colorer,

Et sur les monts lointains un beau jour expirer,

Dans sa volupté sage, et pensive et muette,

Il s'assied, sur son sein laisse tomber sa tête.

Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur

60

Du fleuve, qui s'étend comme lui calme et pur,

Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages,

Et la pourpre en festons couronnant les nuages.

Il revoit près de lui, tout à coup animés,

Ces fantômes si beaux à nos pleurs tant aimés,

65

Dont la troupe immortelle habite sa mémoire:

Julie, amante faible et tombée avec gloire;

Clarisse, beauté sainte où respire le ciel,

Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,

Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure;

70

Clémentine adorée, âme céleste et pure,

Qui, parmi les rigueurs d'une injuste maison,

Ne perd point l'innocence en perdant la raison;

Mânes aux yeux charmants, vos images chéries

Accourent occuper ses belles rêveries;

75

Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous

Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.

A vos persécuteurs il reproche leur crime.

Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.

Mais tout à coup il pense, ô mortels déplaisirs!

80

Que ces touchants objets de pleurs et de soupirs

Ne sont peut-être, hélas! que d'aimables chimères.

De l'âme et du génie enfants imaginaires.

Il se lève, il s'agite à pas tumultueux;

En projets enchanteurs il égare ses voeux.

85

Il ira, le coeur plein d'une image divine,

Chercher si quelques lieux ont une Clémentine,

Et dans quelque désert, loin des regards jaloux,

La servir, l'adorer et vivre à ses genoux.



VI

O jours de mon printemps, jours couronnés de rose,

A votre fuite en vain un long regret s'oppose,

Beaux jours, quoique souvent obscurcis de mes pleurs,

Vous dont j'ai su jouir même au sein des douleurs,

5

Sur ma tête bientôt vos fleurs seront fanées,

Hélas! bientôt le flux des rapides années

Vous aura loin de moi fait voler sans retour.

Oh! si du moins alors je pouvais à mon tour,

Champêtre possesseur, dans mon humble chaumière

10

Offrir à mes amis une ombre hospitalière;

Voir mes lares charmés, pour les bien recevoir,

A de joyeux banquets la nuit les faire asseoir;

Et là nous souvenir, au milieu de nos fêtes,

Combien chez eux longtemps, dans leurs belles retraites,

15

Soit sur ces bords heureux, opulents avec choix,

Où Montigny s'enfonce en ses antiques bois,

Soit où la Marne lente, en un long cercle d'îles,

Ombrage de bosquets l'herbe et les prés fertiles,

J'ai su, pauvre et content, savourer à longs traits

20

Les muses, les plaisirs, et l'étude et la paix!

Qui ne sait être pauvre est né pour l'esclavage.

Qu'il serve donc les grands, les flatte, les ménage;

Qu'il plie, en approchant de ces superbes fronts,

Sa tête à la prière, et son âme aux affronts,

25

Pour qu'il puisse, enrichi de ces affronts utiles,

Enrichir à son tour quelques têtes serviles.

De ses honteux trésors je ne suis point jaloux.

Une pauvreté libre est un trésor si doux!

Il est si doux, si beau de s'être fait soi-même;

30

De devoir tout à soi, tout aux beaux-arts qu'on aime;

Vraie abeille en ses dons, en ses soins, en ses moeurs,

D'avoir su se bâtir, des dépouilles des fleurs,

Sa cellule de cire, industrieux asile

Où l'on coule une vie innocente et facile;

35

De ne point vendre aux grands ses hymnes avilis;

De n'offrir qu'aux talents de vertus ennoblis,

Et qu'à l'amitié douce et qu'aux douces faiblesses,

D'un encens libre et pur les honnêtes caresses!

Ainsi l'on dort tranquille, et, dans son saint loisir,

40

Devant son propre coeur on n'a point à rougir.

Si le sort ennemi m'assiège et me désole,

On pleure; mais bientôt la tristesse s'envole,

Et les arts, dans un coeur de leur amour rempli,

Versent de tous les maux l'indifférent oubli.

45

Les délices des arts ont nourri mon enfance.

Tantôt, quand d'un ruisseau, suivi dès sa naissance,

La nymphe aux pieds d'argent a sous de longs berceaux

Fait serpenter ensemble et mes pas et ses eaux,

Ma main donne au papier, sans travail, sans étude,

50

Des vers fils de l'amour et de la solitude.

Tantôt de mon pinceau les timides essais

Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succès.

Ma toile avec Sapho s'attendrit et soupire;

Elle rit et s'égaye aux danses du satyre;

55

Ou l'aveugle Ossian y vient pleurer ses yeux,

Et pense voir et voit ses antiques aïeux

Qui, dans l'air appelés à ses hymnes sauvages,

Arrêtent près de lui leurs palais de nuages.

Beaux-arts, ô de la vie aimables enchanteurs,

60

Des plus sombres ennuis riants consolateurs,

Amis sûrs dans la peine et constantes maîtresses,

Dont l'or n'achète point l'amour ni les caresses,

Beaux-arts, dieux bienfaisants, vous que vos favoris

Par un indigne usage ont tant de fois flétris,

65

Je n'ai point partagé leur honte trop commune.

Sur le front des époux de l'aveugle fortune

Je n'ai point fait ramper vos lauriers trop jaloux;

J'ai respecté les dons que j'ai reçus de vous.

Je ne vais point, à prix de mensonges serviles,

70

Vous marchander au loin des récompenses viles,

Et partout, de mes vers ambitieux lecteur,

Faire trouver charmant mon luth adulateur.

Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère,

Ces vieilles amitiés de l'enfance première,

75

Quand tous quatre, muets, sous un maître inhumain,

Jadis au châtiment nous présentions la main;

Et mon frère et Lebrun, les muses elles-mêmes;

De Pange, fugitif de ces neuf soeurs qu'il aime:

Voilà le cercle entier qui, le soir, quelquefois,

80

A des vers non sans peine obtenus de ma voix,

Prête une oreille amie et cependant sévère.

Puissé-je ainsi toujours dans cette troupe chère

Me revoir, chaque fois que mes avides yeux

Auront porté longtemps mes pas de lieux en lieux,

85

Amant des nouveautés compagnes de voyage;

Courant partout, partout cherchant à mon passage

Quelque ange aux yeux divins qui veuille me charmer,

Qui m'écoute ou qui m'aime, ou qui se laisse aimer!



VII

L'art, des transports de l'âme est un faible interprète:

L'art ne fait que des vers; le coeur seul est poète.

Sous sa fécondité le génie opprimé

Ne peut garder l'ouvrage en sa tête formé.

5

Malgré lui, dans lui-même, un vers sûr et fidèle

Se teint de sa pensée et s'échappe avec elle.

Son coeur dicte; il écrit. A ce maître divin

Il ne fait qu'obéir et que prêter sa main.

S'il est aimé, content, si rien ne le tourmente,

10

Si la folâtre joie et la jeunesse ardente

Étalent sur son teint l'éclat de leurs couleurs,

Ses vers, frais et vermeils, pétris d'ambre et de fleurs,

Brillants de la santé qui luit sur son visage,

Trouvent doux d'être au monde et que vieillir est sage.

15

Si, pauvre et généreux, son coeur vient de souffrir

Aux cris d'un indigent qu'il n'a pu secourir;

Si la beauté qu'il aime, inconstante et légère,

L'oublie en écoutant une amour étrangère;

De sables douloureux si ses flancs sont brûlés,

20

Ses tristes vers en deuil, d'un long crêpe voilés,

Ne voyant que des maux sur la terre où nous sommes,

Jugent qu'un prompt trépas est le seul bien des hommes.

Toujours vrai, son discours souvent se contredit.

Comme il veut, il s'exprime; il blâme, il applaudit.

25

Vainement la pensée est rapide et volage:

Quand elle est prête à fuir, il l'arrête au passage.

Ainsi, dans ses écrits partout se traduisant,

Il fixe le passé pour lui toujours présent,

Et sait, de se connaître ayant la sage envie,

30

Refeuilleter sans cesse et son âme et sa vie.



VIII

Reste, reste avec nous, ô père des bons vins!

Dieu propice, ô Bacchus! toi dont les flots divins

Versent le doux oubli de ces maux qu'on adore;

Toi, devant qui I'amour s'enfuit et s'évapore,

5

Comme de ce cristal aux mobiles éclairs

Tes esprits odorants s'exhalent dans les airs.

Eh bien! mes pas ont-ils refusé de vous suivre?

'Nous venons, disiez-vous, te conseiller de vivre.

Au lieu d'aller gémir, mendier des dédains,

10

Suis-nous, si tu le peux. La joie à nos festins

T'appelle. Viens, les fleurs ont couronné la table:

Viens, viens y consoler ton âme inconsolable.'

Vous voyez, mes amis, si de ce noble soin

Mon coeur tranquille et libre avait aucun besoin.

15

Camille dans mon coeur ne trouve plus des armes,

Et je l'entends nommer sans trouble, sans alarmes;

Ma pensée est loin d'elle, et je n'en parle plus;

Je crois la voir muette et le regard confus,

Pleurante. Sa beauté présomptueuse et vaine

20

Lui disait qu'un captif, une fois dans sa chaîne,

Ne pouvait songer... Mais, que nous font ses ennuis?

Jeune homme, apporte-nous d'autres fleurs et des fruits.

Qu'est-ce, amis? nos éclats, nos jeux se ralentissent?

Que des verres plus grands dans nos mains se remplissent!

25

Pourquoi vois-je languir ces vins abandonnés,

Sous le liège tenace encore emprisonnés?

Voyons si ce premier, fils de l'Andalousie,

Vaudra ceux dont Madère a formé l'ambroisie,

Ou ceux dont la Garonne enrichit ses coteaux,

30

Ou la vigne foulée aux pressoirs de Cîteaux.

Non, rien n'est plus heureux que le mortel tranquille

Qui, cher à ses amis, à l'amour indocile,

Parmi les entretiens, les jeux et les banquets,

Laisse couler la vie et n'y pense jamais.

35

Ah! qu'un front et qu'une âme à la tristesse en proie

Feignent malaisément et le rire et la joie!

Je ne sais, mais partout je l'entends, je la voi;

Son fantôme attrayant est partout devant moi;

Son nom, sa voix absente errent dans mon oreille.

40

Peut-être aux feux du vin que l'amour se réveille:

Sous les bosquets de Chypre, à Vénus consacrés,

Bacchus mûrit l'azur de ses pampres dorés.

J'ai peur que, pour tromper ma haine et ma vengeance,

Tous ces dieux malfaisants ne soient d'intelligence.

45

Du moins il m'en souvient, quand autrefois, auprès

De cette ingrate aimée, en nos festins secrets,

Je portais à la hâte à ma bouche ravie

La coupe demi-pleine à ses lèvres saisie,

Ce nectar, de l'amour ministre insidieux,

50

Bien loin de les éteindre, aiguillonnait mes feux.

Ma main courait saisir, de transports chatouillée,

Sa tête noblement folâtre, échevelée.

Elle riait; et moi, malgré ses bras jaloux,

J'arrivais à sa bouche, à ses baisers si doux;

55

J'avais soin de reprendre, utile stratagème!

Les fleurs que sur son sein j'avais mises moi-même;

Et sur ce sein, mes doigts égarés, palpitants,

Les cherchaient, les suivaient, et les ôtaient longtemps.

Ah! je l'aimais alors! Je l'aimerais encore,

60

Si de tout conquérir la soif qui la dévore

Eût flatté mon orgueil au lieu de l'outrager,

Si mon amour n'avait qu'un outrage à venger,

Si vingt crimes nouveaux n'avaient trop su l'éteindre,

Si je ne l'abhorrais! Ah! qu'un coeur est à plaindre

65

De s'être à son amour longtemps accoutumé,

Quand il faut n'aimer plus ce qu'on a tant aimé!

Pourquoi, grands dieux! pourquoi la fîtes-vous si belle?

Mais ne me parlez plus, amis, de l'infidèle:

Que m'importe qu'un autre adore ses attraits,

70

Qu'un autre soit le roi de ses festins secrets;

Que tous deux en riant ils me nomment peut-être;

De ses cheveux épars qu'un autre soit le maître;

Qu'un autre ait ses baisers, son coeur; qu'une autre main

Poursuive lentement des bouquets sur son sein?

75

Un autre! Ah! je ne puis en souffrir la pensée!

Riez, amis; nommez ma fureur insensée.

Vous n'aimez pas, et j'aime, et je brûle, et je pars

Me coucher sur sa porte, implorer ses regards;

Elle entendra mes pleurs, elle verra mes larmes;

80

Et dans ses yeux divins, pleins de grâces, de charmes,

Le sourire ou la haine, arbitres de mon sort,

Vont ou me pardonner, ou prononcer ma mort.



IX



X

Fumant dans le cristal, que Bacchus à longs flots

Partout aille à la ronde éveiller les bons mots.

Reine de mes banquets, que Lycoris y vienne;

Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne;

5

Pour enivrer mes sens, que le feu de ses yeux

S'unisse à la vapeur des vins délicieux.

Amis, que ce bonheur soit notre unique étude;

Nous en perdrons sitôt la charmante habitude!

Hâtons-nous, l'heure fuit. Hâtons-nous de saisir

10

L'instant, le seul instant donné pour le plaisir.

Un jour, tel est du sort l'arrêt inexorable,

Vénus, qui pour les dieux fit le bonheur durable,

A nos cheveux blanchis refusera des fleurs,

Et le printemps pour nous n'aura plus de couleurs.

15

Qu'un sein voluptueux, des lèvres demi-closes

Respirent près de nous leur haleine de roses;

Que Phryné sans réserve abandonne à nos yeux

De ses charmes secrets les contours gracieux.

Quand l'âge aura sur nous mis sa main flétrissante,

20

Que pourra la beauté, quoique toute-puissante?

Vainement exposée à nos regards confus,

Nos coeurs en la voyant ne palpiteront plus.

Il faudra bien qu'armés de la philosophie,

Oubliant le plaisir alors qu'il nous oublie,

25

La science nous offre un utile secours

Qui dispute à l'ennui le reste de nos jours.

C'est alors qu'exilé dans mon champêtre asile,

De l'antique sagesse admirateur tranquille,

Du mobile univers interrogeant la voix,

30

J'irai de la nature étudier les lois:

Par quelle main sur soi la terre suspendue

Voit mugir autour d'elle Amphitrite étendue;

Quel Titan foudroyé respire avec effort

Des cavernes d'Etna la ruine et la mort;

35

Quel bras guide les cieux; à quel ordre enchaîné

Le soleil bienfaisant nous ramène l'année;

Quel signe aux ports lointains arrête l'étranger;

Quel autre sur la mer conduit le passager,

Quand sa patrie absente et longtemps appelée

40

Lui fait tenter l'Euripe et les flots de Malée;

Et quel, de l'abondance heureux avant-coureur,

Arme d'un aiguillon la main du laboureur.

Cependant jouissons; l'âge nous y convie.

Avant de la quitter, il faut user la vie.

45

Le moment d'être sage est voisin du tombeau.

Allons, jeune homme, allons, marche; prends ce flambeau.

Marche, allons. Mène-moi chez ma belle maîtresse.

J'ai pour elle aujourd'hui mille fois plus d'ivresse.

Je veux que des baisers plus doux, plus dévorants,

50

N'aient jamais vers le ciel tourné ses yeux mourants.



XI

Souffre un moment encor; tout n'est que changement;

L'axe tourne, mon coeur; souffre encore un moment.

La vie est-elle toute aux ennuis condamnée?

L'hiver ne glace point tous les mois de l'année,

5

L'Eurus retient souvent ses bonds impétueux;

Le fleuve, emprisonné dans des rocs tortueux,

Lutte, s'échappe, et va, par des pentes fleuries,

S'étendre mollement sur l'herbe des prairies.

C'est ainsi que, d'écueils et de vagues pressé,

10

Pour mieux goûter le calme, il faut avoir passé,

Des pénibles détroits d'une vie orageuse,

Dans une vie enfin plus douce et plus heureuse.

La Fortune, arrivant à pas inattendus,

Frappe, et jette en vos mains mille dons imprévus:

15

On le dit. Sur mon seuil jamais cette volage

N'a mis le pied. Mais quoi! son opulent passage,

Moi qui l'attends plongé dans un profond sommeil,

Viendra, sans que j'y pense, enrichir mon réveil.

Toi, qu'aidé de l'aimant plus sûr que les étoiles,

20

Le nocher sur la mer poursuit à pleines voiles;

Qui sais de ton palais, d'esclaves abondant,

De diamants, d'azur, d'émeraudes ardent,

Aux gouffres du Potose, aux antres de Golconde,

Tenir les rênes d'or qui gouvernent le monde,

25

Brillante déité! tes riches favoris

Te fatiguent sans cesse et de voeux et de cris:

Peu satisfait le pauvre. O belle souveraine!

Peu; seulement assez pour que, libre de chaîne,

Sur les bords où, malgré ses rides, ses revers,

30

Belle encor l'Italie attire l'univers,

Je puisse au sein des arts vivre et mourir tranquille!

C'est là que mes désirs m'ont promis un asile;

C'est là qu'un plus beau ciel peut-être dans mes flancs

Éteindra les douleurs et les sables brûlants.

35

Là j'irai t'oublier, rire de ton absence;

Là, dans un air plus pur respirer, en silence

Et nonchalant du terme où finiront mes jours,

La santé, le repos, les arts et les amours.



XII

Non, je ne l'aime plus; un autre la possède.

On s'accoutume au mal que l'on voit sans remède.

De ses caprices vains je ne veux plus souffrir:

Mon élégie en pleurs ne sait plus l'attendrir.

5

Allez, Muses, partez. Votre art m'est inutile;

Que me font vos lauriers? vous laissez fuir Camille.

Près d'elle je voulais vous avoir pour soutien.

Allez, Muses, partez, si vous n'y pouvez rien.

Voilà donc comme on aime! On vous tient, vous caresse,

10

Sur les lèvres toujours on a quelque promesse!

Et puis... Ah! laissez-moi, souvenirs ennemis,

Projets, attente, espoir, qu'elle m'avait permis.

'Nous irons au hameau. Loin, bien loin de la ville,

Ignorés et contents, un silence tranquille

15

Ne montrera qu'au ciel notre asile écarté.

Là son âme viendra m'aimer en liberté.

Fuyant d'un luxe vain l'entrave impérieuse,

Sans suite, sans témoins, seule et mystérieuse,

Jamais d'un oeil mortel un regard indiscret

20

N'osera la connaître et savoir son secret.

Seul je vivrai pour elle, et mon âme empressée

Épiera ses désirs, ses besoins, sa pensée.

C'est moi qui ferai tout; moi qui de ses cheveux

Sur sa tête le soir assemblerai les noeuds.

25

Sa table par mes mains sera prête et choisie;

L'eau pure, de ma main, lui sera l'ambroisie.

Seul, c'est moi qui serai partout, à tout moment,

Son esclave fidèle et son fidèle amant.'

Tels étaient mes projets qu'insensés et volages

30

Le vent a dissipés parmi de vains nuages!

Ah! quand d'un long espoir on flatta ses désirs,

On n'y renonce point sans peine et sans soupirs.

Que de fois je t'ai dit: 'Garde d'être inconstante,

Le monde entier déteste une parjure amante;

35

Fais-moi plutôt gémir sous des glaives sanglants,

Avec le feu plutôt déchire-moi les flancs.'

O honte! A deux genoux j'exprimais ces alarmes;

J'allais couvrant tes pieds de baisers et de larmes,

Tu me priais alors de cesser de pleurer:

40

En foule tes serments venaient me rassurer,

Mes craintes t'offensaient; tu n'étais pas de celles

Qui font jeu de courir à des flammes nouvelles:

Mille sceptres offerts pour ébranler ta foi,

Eût-ce été rien au prix du bonheur d'être à moi?

45

Avec de tels discours, ah! tu m'aurais fait croire

Aux clartés du soleil dans la nuit la plus noire.

Tu pleurais même; et moi, lent à me défier,

J'allais avec le lin dans tes yeux essuyer

Ces larmes lentement et malgré toi séchées;

50

Et je baisais ce lin qui les avait touchées.

Bien plus, pauvre insensé! j'en rougis: mille fois

Ta louange a monté ma lyre avec ma voix.

Je voudrais que Vulcain, et l'onde où tout s'oublie,

Eût consumé ces vers témoins de ma folie.

55

La même lyre encor pourrait bien me venger,

Perfide! Mais, non, non, il faut n'y plus songer.

Quoi! toujours un soupir vers elle me ramène!

Allons! Haïssons-la, puisqu'elle veut ma haine.

Oui, je la hais. Je jure... Eh! serments superflus!

60

N'ai-je pas dit assez que je ne l'aimais plus?



XIII



XIV

AUX DEUX FRÈRES TRUDAINE

Amis, couple chéri, coeurs formés pour le mien,

Je suis libre. Camille à mes yeux n'est plus rien.

L'éclat de ses yeux noirs n'éblouit plus ma vue;

Mais cette liberté sera bientôt perdue.

5

Je me connais. Toujours je suis libre et je sers;

Être libre pour moi n'est que changer de fers.

Autant que l'univers a de beautés brillantes,

Autant il a d'objets de mes flammes errantes.

Mes amis, sais-je voir d'un oeil indifférent

10

Ou l'or des blonds cheveux sur l'albâtre courant,

Ou d'un flanc délicat l'élégante noblesse,

Ou d'un luxe poli la savante richesse?

Sais-je persuader à mes rêves flatteurs

Que les yeux les plus doux peuvent être menteurs?

15

Qu'une bouche où la rose, où le baiser respire,

Peut cacher un serpent à l'ombre d'un sourire?

Que sous les beaux contours d'un sein délicieux

Peut habiter un coeur faux, parjure, odieux?

Peu fait à soupçonner le mal qu'on dissimule,

20

Dupe de mes regards, à mes désirs crédule,

Elles trouvent mon coeur toujours prêt à s'ouvrir,

Toujours trahi, toujours je me laisse trahir.

Je leur crois des vertus dès que je les vois belles,

Sourd à tous vos conseils, ô mes amis fidèles!

25

Relevé d'une chute, une chute m'attend;

De Charybde à Scylla toujours vague et flottant,

Et toujours loin du bord jouet de quelque orage,

Je ne sais que périr de naufrage en naufrage.

Ah! je voudrais n'avoir jamais reçu le jour

30

Dans ces vaines cités que tourmente l'amour,

Où les jeunes beautés, par une longue étude,

Font un art des serments et de l'ingratitude,

Heureux loin de ces lieux éclatants et trompeurs,

Eh! qu'il eût mieux valu naître un de ces pasteurs

35

Ignorés dans le sein de leurs Alpes fertiles,

Que nos yeux ont connus fortunés et tranquilles!

Oh! que ne suis-je enfant de ce lac enchanté

Où trois pâtres héros ont à la liberté

Rendu tous leurs neveux et l'Helvétie entière!

40

Faible, dormant encor sur le sein de ma mère,

Oh! que n'ai-je entendu ces bondissantes eaux,

Ces fleuves, ces torrents, qui de leurs froids berceaux

Viennent du bel Hasly nourrir les doux ombrages!

Hasly! frais Élysée! honneur des pâturages!

45

Lieu qu'avec tant d'amour la nature a formé,

Où l'Aar roule un or pur en son onde semé.

Là, je verrais, assis dans ma grotte profonde,

La génisse traînant sa mamelle féconde,

Prodiguant à ses fils ce trésor indulgent,

50

A pas lents agiter sa cloche au son d'argent,

Promener près des eaux sa tête nonchalante.

Ou de son large flanc presser l'herbe odorante.

Le soir, lorsque plus loin, s'étend l'ombre des monts,

Ma conque, rappelant mes troupeaux vagabonds,

55

Leur chanterait cet air si doux à ces campagnes,

Cet air que d'Appenzell répètent les montagnes.

Si septembre, cédant au long mois qui le suit,

Marquait de froids zéphirs l'approche de la nuit,

Dans ses flancs colorés une luisante argile

60

Garderait sous mon toit un feu lent et tranquille,

Ou, brûlant sur la cendre à la fuite du jour,

Un mélèze odorant attendrait mon retour.

Une rustique épouse et soigneuse et zélée,

Blanche (car sous l'ombrage au sein de la vallée

65

Les fureurs du soleil n'osent les outrager),

M'offrirait le doux miel, les fruits de mon verger,

Le lait, enfant des sels de ma prairie humide,

Tantôt breuvage pur et tantôt mets solide,

En un globe fondant sous ses mains épaissi,

70

En disque savoureux à la longue durci;

Et cependant sa voix simple et douce et légère

Me chanterait les airs que lui chantait sa mère.

Hélas! aux lieux amers où je suis enchaîné,

Ce repos à mes jours ne fut point destiné.

75

J'irai: Je veux jamais ne revoir ce rivage.

Je veux, accompagné de ma muse sauvage,

Revoir le Rhin tomber en des gouffres profonds,

Et le Rhône grondant sous d'immenses glaçons,

Et d'Arve aux flots impurs la nymphe injurieuse.

80

Je vole, je parcours la cime harmonieuse

Où souvent de leurs cieux les anges descendus,

En des nuages d'or mollement suspendus,

Emplissent l'air des sons de leur voix éthérée.

O lac, fils des torrents! ô Thun, onde sacrée!

85

Salut, monts chevelus, verts et sombres remparts

Qui contenez ses flots pressés de toutes parts!

Salut, de la nature admirables caprices,

Où les bois, les cités, pendent en précipices!

Je veux, je veux courir sur vos sommets touffus;

90

Je veux, jouet errant de vos sentiers confus,

Foulant de vos rochers la mousse insidieuse,

Suivre de mes chevreaux la trace hasardeuse;

Et toi, grotte escarpée et voisine des cieux,

Qui d'un ami des saints fus l'asile pieux,

95

Voûte obscure où s'étend et chemine en silence

L'eau qui de roc en roc bientôt fuit et s'élance,

Ah! sous tes murs, sans doute, un coeur trop agité

Retrouvera la joie et la tranquillité!



XV



XVI



XVII

Ce n'est pas vous qui m'avez perdu... Si je vous avais cru... C'est moi-même; c'est elle et ses yeux... et sa blancheur... et ses artifices et ma... et ma...



XVIII



XIX

Fait en partie dans le vaisseau, en allant à Douvres couché et souffrant, le 6. Ecrit à Londres, le 10 décembre 1787.



XX

Londres, décembre 1787.



XXI

Le doux sommeil habite où sourit la fortune,

Pareil aux faux amis, le malheur l'importune.

Il vole se poser, loin des cris de douleurs,

Sur des yeux que jamais n'ont altérés les pleurs.



XXII

SUR LA MORT D'UN ENFANT



XXIII



XXIV



XXV




ÉPITRES



I

A LE BRUN ET AU MARQUIS DE BRAZAIS

Le Brun, qui nous attends aux rives de la Seine,

Quand un destin jaloux loin de toi nous enchaîne;

Toi, Brazais, comme moi sur ces bords appelé,

Sans qui de l'univers je vivrais exilé;

5

Depuis que de Pandore un regard téméraire

Versa sur les humains un trésor de misère,

Pensez-vous que du ciel l'indulgente pitié

Leur ait fait un présent plus beau que l'amitié?

Ah! si quelque mortel est né pour la connaître.

10

C'est nous, âmes de feu, dont l'Amour est le maître.

Le cruel trop souvent empoisonne ses coups;

Elle garde à nos coeurs ses baumes les plus doux.

Malheur au jeune enfant seul, sans ami, sans guide,

Qui près de la beauté rougit et s'intimide,

15

Et, d'un pouvoir nouveau lentement dominé,

Par l'appât du plaisir doucement entraîné,

Crédule, et sur la foi d'un sourire volage,

A cette mer trompeuse et se livre et s'engage!

Combien de fois, tremblant et les larmes aux yeux,

20

Ses cris accuseront l'inconstance des dieux!

Combien il frémira d'entendre sur sa tête

Gronder les aquilons et la noire tempête,

Et d'écueils en écueils portera ses douleurs

Sans trouver une main pour essuyer ses pleurs!

25

Mais heureux dont le zèle, au milieu du naufrage,

Viendra le recueillir, le pousser au rivage;

Endormir dans ses flancs le poison ennemi;

Réchauffer dans son sein le sein de son ami,

Et de son fol amour étouffer la semence,

30

Ou du moins dans son coeur ranimer l'espérance!

Qu'il est beau de savoir, digne d'un tel lien,

Au repos d'un ami sacrifier le sien!

Plaindre de s'immoler l'occasion ravie,

Être heureux de sa joie et vivre de sa vie!

35

Si le ciel a daigné d'un regard amoureux

Accueillir ma prière et sourire à mes voeux,

Je ne demande point que mes sillons avides

Boivent l'or du Pactole et ses trésors liquides;

Ni que le diamant, sur la pourpre enchaîné,

40

Pare mon coeur esclave au Louvre prosterné;

Ni même, voeu plus doux! que la main d'Uranie

Embellisse mon front des palmes du génie;

Mais que beaucoup d'amis, accueillis dans mes bras,

Se partagent ma vie et pleurent mon trépas;

45

Que ces doctes héros, dont la main de la Gloire

A consacré les noms au temple de Mémoire,

Plutôt que leurs talents, inspirent à mon coeur

Les aimables vertus qui firent leur bonheur;

Et que de l'amitié ces antiques modèles

50

Reconnaissent mes pas sur leurs traces fidèles.

Si le feu qui respire en leurs divins écrits

D'une vive étincelle échauffa nos esprits;

Si leur gloire en nos coeurs souffle une noble envie,

Oh! suivons donc aussi l'exemple de leur vie:

55

Gardons d'en négliger la plus belle moitié;

Soyons heureux comme eux au sein de l'amitié.

Horace, loin des flots qui tourmentent Cythère,

Y retrouvait d'un port l'asile salutaire;

Lui-même au doux Tibulle, à ses tristes amours,

60

Prêta de l'amitié les utiles secours.

L'amitié rendit vains tous les traits de Lesbie;

Elle essuya les yeux que fit pleurer Cynthie.

Virgile n'a-t-il pas, d'un vers doux et flatteur,

De Gallus expirant consolé le malheur?

65

Voilà l'exemple saint que mon coeur leur demande.

Ovide, ah! qu'à mes yeux ton infortune est grande!

Non pour n'avoir pu faire aux tyrans irrités

Agréer de tes vers les lâches faussetés;

Je plains ton abandon, ta douleur solitaire.

70

Pas un coeur qui, du tien zélé dépositaire,

Vienne adoucir ta plaie, apaiser ton effroi,

Et consoler tes pleurs, et pleurer avec toi!

Ce n'est pas nous, amis, qu'un tel foudre menace.

Que des dieux et des rois l'éclatante disgrâce

75

Nous frappe: leur tonnerre aura trompé leurs mains;

Nous resterons unis en dépit des destins.

Qu'ils excitent sur nous la fortune cruelle;

Qu'elle arme tous ses traits: nous sommes trois contre elle.

Nos coeurs peuvent l'attendre, et, dans tous ses combats,

80

L'un sur l'autre appuyés, ne chancelleront pas.

Oui, mes amis, voilà le bonheur, la sagesse.

Que nous importe alors si le dieu du Permesse

Dédaigne de nous voir, entre ses favoris,

Charmer de l'Hélicon les bocages fleuris?

85

Aux sentiers où leur vie offre un plus doux exemple,

Où la félicité les reçut dans son temple,

Nous les aurons suivis, et, jusques au tombeau,

De leur double laurier su ravir le plus beau.

Mais nous pouvons, comme eux, les cueillir l'un et l'autre.

90

Ils reçurent du ciel un coeur tel que le nôtre;

Ce coeur fut leur génie; il fut leur Apollon,

Et leur docte fontaine, et leur sacré vallon.

Castor charme les dieux, et son frère l'inspire.

Loin de Patrocle, Achille aurait brisé sa lyre.

95

C'est près de Pollion, dans les bras de Varus,

Que Virgile envia le destin de Nisus.

Que dis-je? ils t'ont transmis ce feu qui les domine.

N'ai-je pas vu ta muse au tombeau de Racine,

Le Brun, faire gémir la lyre de douleurs

100

Que jadis Simonide anima de ses pleurs?

Et toi, dont le génie, amant de la retraite,

Et des leçons d'Ascra studieux interprète,

Accompagnant l'année en ses douze palais,

Étale sa richesse et ses vastes bienfaits;

105

Brazais, que de tes chants mon âme est pénétrée,

Quand ils vont couronner cette vierge adorée

Dont par la main du temps l'empire est respecté,

Et de qui la vieillesse augmente la beauté!

L'homme insensible et froid en vain s'attache à peindre

110

Ces sentiments du coeur que l'esprit ne peut feindre;

De ses tableaux fardés les frivoles appas

N'iront jamais au coeur dont ils ne viennent pas.

Eh! comment me tracer une image fidèle

Des traits dont votre main ignore le modèle?

115

Mais celui qui, dans soi descendant en secret,

Le contemple vivant, ce modèle parfait,

C'est lui qui nous enflamme au feu qui le dévore;

Lui qui fait adorer la vertu qu'il adore;

Lui qui trace, en un vers des Muses agréé,

120

Un sentiment profond que son coeur a créé.

Aimer, sentir, c'est là cette ivresse vantée

Qu'aux célestes foyers déroba Prométhée.

Calliope jamais daigna-t-elle enflammer

Un coeur inaccessible à la douceur d'aimer?

125

Non: l'amour, l'amitié, la sublime harmonie,

Tous ces dons précieux n'ont qu'un même génie;

Même souffle anima le poète charmant,

L'ami religieux et le parfait amant;

Ce sont toutes vertus d'une âme grande et fière.

130

Bavius et Zoïle, et Gacon et Linière,

Aux concerts d'Apollon ne furent point admis,

Vécurent sans maîtresse, et n'eurent point d'amis.

Et ceux qui, par leurs moeurs dignes de plus d'estime,

Ne sont point nés pourtant sous cet astre sublime,

135

Voyez-les, dans des vers divins, délicieux,

Vous habiller l'amour d'un clinquant précieux;

Badinage insipide où leur ennui se joue,

Et qu'autant que l'amour le bon sens désavoue.

Voyez si d'une belle un jeune amant épris

140

A tressailli jamais en lisant leurs écrits;

Si leurs lyres jamais, froides comme leurs âmes,

De la sainte amitié respirèrent les flammes.

O peuples de héros, exemples des mortels!

C'est chez vous que l'encens fuma sur ses autels;

145

C'est aux temps glorieux des triomphes d'Athène,

Aux temps sanctifiés par la vertu romaine;

Quand l'âme de Lélie animait Scipion,

Quand Nicoclès mourait au sein de Phocion;

C'est aux murs où Lycurgue a consacré sa vie,

150

Où les vertus étaient les lois de la patrie.

O demi-dieux amis! Atticus, Cicéron,

Caton, Brutus, Pompée, et Sulpice, et Varron!

Ces héros, dans le sein de leur ville perdue,

S'assemblaient pour pleurer la liberté vaincue.

155

Unis par la vertu, la gloire, le malheur,

Les arts et l'amitié consolaient leur douleur.

Sans l'amitié, quel antre ou quel sable infertile

N'eût été pour le sage un désirable asile,

Quand du Tibre avili le spectre ensanglanté

160

Armait la main du vice et la férocité;

Quand d'un vrai citoyen l'éclat et le courage

Réveillaient du tyran la soupçonneuse rage;

Quand l'exil, la prison, le vol, l'assassinat,

Étaient pour l'apaiser l'offrande du Sénat!

165

Thraséas, Soranus, Sénécion, Rustique,

Vous tous, dignes enfants de la patrie antique,

Je vous vois tous amis, entourés de bourreaux,

Braver du scélérat les indignes faisceaux,

Du lâche délateur l'impudente richesse,

170

Et du vil affranchi l'orgueilleuse bassesse.

Je vous vois, au milieu des crimes, des noirceurs,

Garder une patrie, et des lois, et des moeurs;

Traverser d'un pied sûr, sans tache, sans souillure,

Les flots contagieux de cette mer impure;

175

Vous créer, au flambeau de vos mâles aïeux,

Sur ce monde profane un monde vertueux.

Oh! viens rendre à leurs noms nos âmes attentives,

Amitié! de leur gloire ennoblis nos archives.

Viens, viens: que nos climats, par ton souffle épurés,

180

Enfantent des rivaux à ces hommes sacrés.

Rends-nous hommes comme eux. Fais sur la France heureuse

Descendre des Vertus la troupe radieuse,

De ces filles du ciel qui naissent dans ton sein,

Et toutes sur tes pas se tiennent par la main.

185

Ranime les beaux-arts, éveille leur génie,

Chasse de leur empire et la haine et l'envie:

Loin de toi dans l'opprobre ils meurent avilis;

Pour conserver leur trône ils doivent être unis.

Alors de l'univers ils forcent les hommages:

190

Tout, jusqu'à Plutus même, encense leurs images;

Tout devient juste alors; et le peuple et les grands,

Quand l'homme est respectable, honorent les talents.

Ainsi l'on vit les Grecs prôner d'un même zèle

La gloire d'Alexandre et la gloire d'Apelle;

195

La main de Phidias créa des immortels,

Et Smyrne à son Homère éleva des autels.

Nous, amis, cependant, de qui la noble audace

Veut atteindre aux lauriers de l'antique Parnasse,

Au rang de ces grands noms nous pouvons être admis;

200

Soyons cités comme eux entre les vrais amis.

Qu'au-delà du trépas notre âme mutuelle

Vive et respire encor sur la lyre immortelle.

Que nos noms soient sacrés, que nos chants glorieux

Soient pour tous les amis un code précieux.

205

Qu'ils trouvent dans nos vers leur âme et leurs pensées;

Qu'ils raniment encor nos muses éclipsées,

Et qu'en nous imitant ils s'attendent un jour

D'être chez leurs neveux imités à leur tour.

(1782.)



II

Ami, chez nos Français ma muse voudrait plaire;

Mais j'ai fui la satire à leurs regards si chère.

Le superbe lecteur, toujours content de lui,

Et toujours plus content s'il peut rire d'autrui,

5

Veut qu'un nom imprévu, dont l'aspect le déride,

Égayé au bout du vers une rime perfide;

Il s'endort si quelqu'un ne pleure quand il rit.

Mais qu'Horace et sa troupe irascible d'esprit

Daignent me pardonner, si jamais ils pardonnent:

10

J'estime peu cet art, ces leçons qu'ils nous donnent

D'immoler bien un sot qui jure en son chagrin,

Au rire âcre et perçant d'un caprice malin.

Le malheureux déjà me semble assez à plaindre

D'avoir, même avant lui, vu sa gloire s'éteindre

15

Et son livre au tombeau lui montrer le chemin,

Sans aller, sous la terre au trop fertile sein,

Semant sa renommée et ses tristes merveilles,

Faire à tous les roseaux chanter quelles oreilles

Sur sa tête ont dressé leurs sommets et leurs poids.

20

Autres sont mes plaisirs. Soit, comme je le crois,

Que d'une débonnaire et généreuse argile

On ait pétri mon âme innocente et facile;

Soit, comme ici, d'un oeil caustique et médisant,

En secouant le front, dira quelque plaisant,

25

Que le ciel, moins propice, enviât à ma plume

D'un sel ingénieux la piquante amertume,

J'en profite à ma gloire, et je viens devant toi

Mépriser les raisins qui sont trop hauts pour moi.

Aux reproches sanglants d'un vers noble et sévère

30

Ce pays toutefois offre une ample matière:

Soldats tyrans du peuple obscur et gémissant,

Et juges endormis aux cris de l'innocent;

Ministres oppresseurs, dont la main détestable

Plonge au fond des cachots la vertu redoutable.

35

Mais, loin qu'ils aient senti la fureur de nos vers,

Nos vers rampent en foule aux pieds de ces pervers,

Qui savent bien payer d'un mépris légitime

Le lâche qui pour eux feint d'avoir quelque estime.

Certe, un courage ardent qui s'armerait contre eux

40

Serait utile au moins s'il était dangereux;

Non d'aller, aiguisant une vaine satire,

Chercher sur quel poète on a droit de médire;

Si tel livre deux fois ne s'est pas imprimé,

Si tel est mal écrit, tel autre mal rimé.

45

Ainsi donc, sans coûter de larmes à personne,

A mes goûts innocents, ami, je m'abandonne.

Mes regards vont errant sur mille et mille objets.

Sans renoncer aux vieux, plein de nouveaux projets,

Je les tiens; dans mon camp partout je les rassemble,

50

Les enrôle, les suis, les pousse tous ensemble.

S'égarant à son gré, mon ciseau vagabond

Achève à ce poème ou les pieds ou le front,

Creuse à l'autre les flancs, puis l'abandonne et vole

Travailler à cet autre ou la jambe ou l'épaule.

55

Tous, boiteux, suspendus, traînent; mais je les vois

Tous bientôt sur leurs pieds se tenir à la fois.

Ensemble lentement tous couvés sous mes ailes,

Tous ensemble quittant leurs coques maternelles,

Sauront d'un beau plumage ensemble se couvrir,

60

Ensemble sous le bois voltiger et courir.

Peut-être il vaudrait mieux, plus constant et plus sage,

Commencer, travailler, finir un seul ouvrage.

Mais quoi! cette constance est un pénible ennui.

'Eh bien! nous lirez-vous quelque chose aujourd'hui?

65

Me dit un curieux qui s'est toujours fait gloire

D'honorer les neuf Soeurs, et toujours, après boire,

Étendu dans sa chaise et se chauffant les piés,

Aime à dormir au bruit des vers psalmodiés.

—Qui, moi? Non, je n'ai rien. D'ailleurs je ne lis guère.

70

—Certe, un tel nous lut hier une épître!... et son frère

Termina par une ode où j'ai trouvé des traits!...

—Ces messieurs plus féconds, dis-je, sont toujours prêts.

Mais moi, que le caprice et le hasard inspire,

Je n'ai jamais sur moi rien qu'on puisse vous lire.

75

—Bon! bon! Et cet HERMÈS, dont vous ne parlez pas,

Que devient-il?—Il marche, il arrive à grands pas.

—Oh! je m'en fie à vous.—Hélas! trop, je vous jure.

—Combien de chants de faits?—Pas un, je vous assure.

—Comment?—Vous avez vu sous la main d'un fondeur

80

Ensemble se former, diverses en grandeur,

Trente cloches d'airain, rivales du tonnerre?

Il achève leur moule enseveli sous terre;

Puis, par un long canal en rameaux divisé,

Y fait couler les flots de l'airain embrasé;

85

Si bien qu'au même instant, cloches, petite et grande,

Sont prêtes, et chacune attend et ne demande

Qu'à sonner quelque mort, et du haut d'une tour

Réveiller la paroisse à la pointe du jour.

Moi, je suis ce fondeur: de mes écrits en foule

90

Je prépare longtemps et la forme et le moule;

Puis, sur tous à la fois je fais couler l'airain:

Rien n'est fait aujourd'hui, tout sera fait demain.'

Ami, Phoebus ainsi me verse ses largesses.

Souvent des vieux auteurs j'envahis les richesses.

95

Plus souvent leurs écrits, aiguillons généreux,5

M'embrasent de leur flamme, et je crée avec eux.

Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,

Tout à coup à grands cris dénonce vingt passages

Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant,

100

Il s'admire et se plaît de se voir si savant.

Que ne vient-il vers moi? je lui ferai connaître

Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être.

Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l'instant

La couture invisible et qui va serpentant

105

Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère.

Je lui montrerai l'art, ignoré du vulgaire,

De séparer aux yeux, en suivant leur lien,

Tous ces métaux unis dont j'ai formé le mien.

Tout ce que des Anglais la muse inculte et brave,

110

Tout ce que des Toscans la voix fière et suave,

Tout ce que les Romains, ces rois de l'univers,

M'offraient d'or et de soie, est passé dans mes vers.

Je m'abreuve surtout des flots que le Permesse

Plus féconds et plus purs fit couler dans la Grèce;

115

Là, Prométhée ardent, je dérobe les feux

Dont j'anime l'argile et dont je fais des dieux.

Tantôt chez un auteur j'adopte une pensée,

Mais qui revêt, chez moi, souvent entrelacée,

Mes images, mes tours, jeune et frais ornement;

120

Tantôt je ne retiens que les mots seulement:

J'en détourne le sens, et l'art sait les contraindre

Vers des objets nouveaux qu'ils s'étonnent de peindre.

La prose plus souvent vient subir d'autres lois,

Et se transforme, et fuît mes poétiques doigts;

125

De rimes couronnée, et légère et dansante,

En nombres mesurés elle s'agite et chante.

Des antiques vergers ces rameaux empruntés

Croissent sur mon terrain mollement transplantés;

Aux troncs de mon verger ma main avec adresse

130

Les attache, et bientôt même écorce les presse.

De ce mélange heureux l'insensible douceur

Donne à mes fruits nouveaux une antique saveur.

Dévot adorateur de ces maîtres antiques,

Je veux m'envelopper de leurs saintes reliques.

135

Dans leur triomphe admis, je veux le partager,

Ou bien de ma défense eux-mêmes les charger.

Le critique imprudent, qui se croit bien habile,

Donnera sur ma joue un soufflet à Virgile.

Et ceci (tu peux voir si j'observe ma loi),

140

Montaigne, il t'en souvient, l'avait dit avant moi.

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