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Poésies Complètes - Tome 2

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The Project Gutenberg eBook of Poésies Complètes - Tome 2

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Title: Poésies Complètes - Tome 2

Author: Théophile Gautier

Release date: June 5, 2014 [eBook #45886]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POÉSIES COMPLÈTES - TOME 2 ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

I

THÉOPHILE GAUTIER


POÉSIES
COMPLÈTES


TOME SECOND


PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11


1890

II

POÉSIES COMPLÈTES
DE
THÉOPHILE GAUTIER
II

1

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 chaque volume

Poésies complètes 2 vol.
Émaux et Camées. Édition définitive, ornée d'un Portrait à l'eau-forte par J. Jacquemart 1 vol.
Mademoiselle de Maupin 1 vol.
Le Capitaine Fracasse 2 vol.
Le Roman de la Momie 1 vol.
Spirite, nouvelle fantastique 1 vol.
Voyage en Italie. (Nouvelle édition) 1 vol.
Voyage en Espagne (Tra los montes) 1 vol.
Voyage en Russie 1 vol.
Romans et Contes (Avatar.—Jettatura, etc.) 1 vol.
Nouvelles (La Morte amoureuse.—Fortunio, etc.) 1 vol.
Tableaux de Siège.—(Paris, 1870-1871) 1 vol.
Théâtre (Mystère, Comédies et Ballets) 1 vol.
Les Jeunes-France, suivis de Contes humouristiques 1 vol.
Histoire du Romantisme, suivie de Notices romantiques et d'une Étude sur les Progrès de la Poésie française (1830-1868) 1 vol.
Portraits contemporains (littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques), avec un portrait de Th. Gautier, d'après une gravure à l'eau-forte par lui-même, vers 1833. 1 vol.
L'Orient 2 vol.
Le Capitaine Fracasse, illustré de 60 dessins par G. Doré, gravés sur bois par les premiers artistes. 1 vol. grand in-18 24 fr.

Paris.—Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.—24939

LA
COMÉDIE DE LA MORT
1838

LA COMÉDIE DE LA MORT

PORTAIL

Ne trouve pas étrange, homme du monde, artiste,

Qui que tu sois, de voir par un portail si triste

S'ouvrir fatalement ce volume nouveau.

Hélas! tout monument qui dresse au ciel son faîte,

Enfonce autant les pieds qu'il élève la tête.

Avant de s'élancer tout clocher est caveau:

En bas, l'oiseau de nuit, l'ombre humide des tombes;

En haut, l'or du soleil, la neige des colombes,

Des cloches et des chants sur chaque soliveau;

En haut, les minarets et les rosaces frêles,

Où les petits oiseaux s'enchevêtrent les ailes,

Les anges accoudés portant des écussons;

L'acanthe et le lotus ouvrant sa fleur de pierre

Comme un lys séraphique au jardin de lumière;

En bas, l'arc surbaissé, les lourds piliers saxons;

Les chevaliers couchés de leur long, les mains jointes,

Le regard sur la voûte et les deux pieds en pointes;

L'eau qui suinte et tombe avec de sourds frissons.

Mon œuvre est ainsi faite, et sa première assise

N'est qu'une dalle étroite et d'une teinte grise

Avec des mots sculptés que la mousse remplit.

Dieu fasse qu'en passant sur cette pauvre pierre,

Les pieds des pèlerins n'effacent pas entière

Cette humble inscription et ce nom qu'on y lit.

Pâles ombres des morts, j'ai pour vos promenades,

Filé patiemment la pierre en colonnades;

Dans mon Campo-Santo je vous ai fait un lit!

Vous avez près de vous, pour compagnon fidèle,

Un ange qui vous fait un rideau de son aile,

Un oreiller de marbre et des robes de plomb.

Dans le jaspe menteur de vos tombes royales,

On voit s'entre-baiser les sœurs théologales

Avec leur auréole et leur vêtement long.

De beaux enfants tout nus, baissant leur torche éteinte,

Poussent autour de vous leur éternelle plainte;

Un lévrier sculpté vous lèche le talon.

L'arabesque fantasque, après les colonnettes,

Enlace ses rameaux et suspend ses clochettes

Comme après l'espalier fait une vigne en fleur.

Aux reflets des vitraux la tombe réjouie,

Sous cette floraison toujours épanouie,

D'un air doux et charmant sourit à la douleur.

La mort fait la coquette et prend un ton de reine,

Et son front seulement sous ses cheveux d'ébène,

Comme un charme de plus garde un peu de pâleur.

Les émaux les plus vifs scintillent sur les armes,

L'albâtre s'attendrit et fond en blanches larmes;

Le bronze semble avoir perdu sa dureté.

Dans leurs lits les époux sont arrangés par couples,

Leurs têtes font ployer les coussins doux et souples,

Et leur beauté fleurit dans le marbre sculpté.

Ce ne sont que festons, dentelles et couronnes,

Trèfles et pendentifs et groupes de colonnes

Où rit la fantaisie en toute liberté.

Aussi bien qu'un tombeau, c'est un lit de parade,

C'est un trône, un autel, un buffet, une estrade;

C'est tout ce que l'on veut selon ce qu'on y voit.

Mais pourtant si, poussé de quelque vain caprice,

Dans la nef, vers minuit, par la lune propice,

Vous alliez soulever le couvercle du doigt,

Toujours vous trouveriez, sous cette architecture,

Au milieu de la fange et de la pourriture,

Dans le suaire usé le cadavre tout droit,

Hideusement verdi, sans rayon de lumière,

Sans flamme intérieure illuminant la bière,

Ainsi que l'on en voit dans les Christs aux tombeaux.

Entre ses maigres bras, comme une tendre épouse,

La mort les tient serrés sur sa couche jalouse

Et ne lâcherait pas un seul de leurs lambeaux.

A peine, au dernier jour, lèveront-ils la tête

Quand les cieux trembleront au cri de la trompette,

Et qu'un vent inconnu soufflera les flambeaux.

Après le jugement, l'ange, en faisant sa ronde,

Retrouvera leurs os sur les débris du monde;

Car aucun de ceux-là ne doit ressusciter.

Le Christ lui-même irait, comme il fit au Lazare,

Leur dire: Levez-vous! que le sépulcre avare

Ne s'entr'ouvrirait pas pour les laisser monter.

Mes vers sont les tombeaux tout brodés de sculptures;

Ils cachent un cadavre, et sous leurs fioritures

Ils pleurent bien souvent en paraissant chanter.

Chacun est le cercueil d'une illusion morte;

J'enterre là les corps que la houle m'apporte

Quand un de mes vaisseaux a sombré dans la mer;

Beaux rêves avortés, ambitions déçues,

Souterraines ardeurs, passions sans issues,

Tout ce que l'existence a d'intime et d'amer.

L'Océan tous les jours me dévore un navire;

Un récif, près du bord, de sa pointe déchire

Leurs flancs doublés de cuivre et leur quille de fer.

Combien j'en ai lancé plein d'ivresse et de joie,

Si beaux et si coquets sous leurs flammes de soie,

Que jamais dans le port mes yeux ne reverront!

Quels passagers charmants, têtes fraîches et rondes,

Désirs aux seins gonflés, espoirs, chimères blondes!

Que d'enfants de mon cœur entassés sur le pont!

Le flot a tout couvert de son linceul verdâtre,

Et les rougeurs de rose, et les pâleurs d'albâtre,

Et l'étoile et la fleur éclose à chaque front.

Le flux jette à la côte entre le corps du phoque,

Et les débris de mâts que la vague entre-choque,

Mes rêves naufragés tout gonflés et tout verts;

Pour ces chercheurs d'un monde étrange et magnifique,

Colombs qui n'ont pas su trouver leur Amérique,

En funèbres caveaux creusez-vous, ô mes vers!

Puis montez hardiment comme les cathédrales,

Allongez-vous en tours, tordez-vous en spirales,

Enfoncez vos pignons au cœur des cieux ouverts.

Vous, oiseaux de l'amour et de la fantaisie,

Sonnets, ô blancs ramiers du ciel de poésie,

Posez votre pied rose au toit de mon clocher.

Messagères d'avril, petites hirondelles,

Ne fouettez pas ainsi les vitres à coups d'ailes,

J'ai dans mes bas-reliefs des trous où vous nicher:

Mes vierges vous prendront dans un pli de leur robe,

L'empereur tout exprès laissera choir son globe,

Le lotus ouvrira son cœur pour vous cacher.

J'ai brodé mes réseaux des dessins les plus riches,

Évidé mes piliers, mis des saints dans mes niches,

Posé mon buffet d'orgue et peint ma voûte en bleu.

J'ai prié saint Éloi de me faire un calice:

Le roi mage Gaspard, pour le saint sacrifice,

M'a donné le cinname et le charbon de feu.

Le peuple est à genoux, le chapelain s'affuble

Du brocart radieux de la lourde chasuble;

L'église est toute prête; y viendrez-vous, mon Dieu?

LA VIE DANS LA MORT

I

C'était le jour des Morts: une froide bruine

Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,

Tendait ses filets gris;

Un vent de nord sifflait; quelques feuilles rouillées

Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées

Des ormes rabougris;

Et chacun s'en allait dans le grand cimetière,

Morne, s'agenouiller sur le coin de la pierre

Qui recouvre les siens,

Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles,

Remplacer en pleurant les pâles immortelles

Et les bouquets anciens.

Moi, qui ne connais pas cette douleur amère,

D'avoir couché là-bas ou mon père ou ma mère

Sous les gazons flétris,

Je marchais au hasard, examinant les marbres,

Ou, par une échappée, entre les branches d'arbres,

Les dômes de Paris;

Et comme je voyais bien des croix sans couronne,

Bien des fosses dont l'herbe était haute, où personne

Pour prier ne venait,

Une pitié me prit, une pitié profonde

De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde

Nul ne se souvenait.

Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées,

Cependant, et des noms de veuves désolées,

D'époux désespérés,

Sans qu'un gramen voilât leurs majuscules noires,

Étalaient hardiment leurs mensonges notoires

A tous les yeux livrés.

Ce spectacle me fit sourdre au cœur une idée

Dont j'ai, depuis ce temps, toujours l'âme obsédée.

Si c'était vrai, les morts

Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière

Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre

D'incroyables efforts!

Peut-être le tombeau n'est-il pas un asile

Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille

Dormir l'éternité,

Dans un oubli profond de toute chose humaine,

Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine

D'être ou d'avoir été.

Peut-être n'a-t-on pas sommeil; et quand la pluie

Filtre jusques à vous, l'on a froid, l'on s'ennuie

Dans sa fosse tout seul.

Oh! que l'on doit rêver tristement dans ce gîte

Où pas un mouvement, pas une onde n'agite

Les plis droits du linceul!

Peut-être aux passions qui nous brûlaient, émue,

La cendre de nos cœurs vibre encore et remue

Par delà le tombeau,

Et qu'un ressouvenir de ce monde dans l'autre,

D'une vie autrefois enlacée à la nôtre,

Traîne quelque lambeau.

Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes,

Quelque chose de cher et d'intime; des âmes

Pour y verser la leur:

S'ils étaient éveillés au fond de cette tombe,

Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe,

Quelle affreuse douleur!

Sentir qu'on a passé sans laisser plus de marque

Qu'au dos de l'Océan le sillon d'une barque,

Que l'on est mort pour tous;

Voir que vos mieux aimés si vile vous oublient,

Et qu'un saule pleureur aux longs bras qui se plient

Seul se plaigne sur vous.

Au moins, si l'on pouvait, quand la lune blafarde,

Ouvrant ses yeux sereins aux cils d'argent, regarde

Et jette un reflet bleu

Autour du cimetière, entre les tombes blanches,

Avec le feu follet dans l'herbe et sous les branches,

Se promener un peu!

S'en revenir chez soi, dans la maison, théâtre

De sa première vie, et frileux, près de l'âtre,

S'asseoir dans son fauteuil,

Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre

Jusqu'au moment où l'aube, illuminant la vitre,

Vous renvoie au cercueil!

Mais non; il faut rester sur son lit mortuaire,

N'ayant pour se couvrir que le lin du suaire,

N'entendant aucun bruit,

Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine

Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine,

Ne voyant que la nuit.

Puis, s'ils étaient jaloux, les morts, tout ce que Dante

A placé de tourments dans sa spirale ardente,

Près des leurs seraient doux.

Amants, vous qui savez ce qu'est la jalousie,

Ce qu'on souffre de maux à cette frénésie:

Un cadavre jaloux!

Impuissance et fureur! Être là, dans sa fosse,

Quand celle qu'on aimait de tout son amour, fausse

Aux beaux serments jurés,

En se raillant de vous, dans d'autres bras répète

Ce qu'elle vous disait, rouge et penchant la tête,

Avec des mots sacrés;

Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,

Pendant qu'elle est au bal, se tapir dans sa chambre,

Et lorsque, de retour,

Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,

Dans un cristal profond réfléchir son squelette

Et sa poitrine à jour,

Riant affreusement d'un rire sans gencive,

Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,

Et, tenaillant sa main,

Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,

Faire râler ces mots d'une voix caverneuse

Qui n'a plus rien d'humain:

«Femme, vous m'avez fait des promesses sans nombre,

Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,

Moi, je me ressouviens.

Vous avez dit, à l'heure où la mort me vint prendre,

Que vous me suivriez bientôt; lassé d'attendre,

Pour vous chercher je viens!»

Dans un repli de moi, cette pensée étrange

Est là comme un cancer qui m'use et qui me mange,

Mon œil en devient creux;

Sur mon front nuager de nouveaux plis se fouillent

De cheveux et de chair mes tempes se dépouillent,

Car ce serait affreux!

La mort ne serait plus le remède suprême;

L'homme, contre le sort, dans la tombe elle-même

N'aurait pas de recours,

Et l'on ne pourrait plus se consoler de vivre,

Par l'espoir tant fêté du calme qui doit suivre

L'orage de nos jours.

II

Dans le fond de mon âme agitant ma pensée,

Je restais là rêveur et la tête baissée

Debout contre un tombeau.

C'était un marbre neuf, et, sur la blanche épaule

D'un génie éploré, les longs cheveux d'un saule

Tombaient comme un manteau.

La bise feuille à feuille emportait la couronne

Dont les débris jonchaient le fût de la colonne;

On aurait dit les pleurs

Que sur la jeune fille, au printemps moissonnée,

Pauvre fleur du matin, avant midi fanée,

Versaient les autres fleurs.

La lune entre les ifs faisait luire sa corne;

De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne

Et passaient par devant;

Les feux follets valsaient autour du cimetière,

Et le saule pleureur secouait sa crinière

Éparpillée au vent.

On entendait des bruits venus de l'autre monde,

Des soupirs de terreur et d'angoisse profonde,

Des voix qui demandaient

Quand donc à leurs tombeaux l'on mettrait des fleurs neuves

Comment allait la terre, et pourquoi donc leurs veuves

Aussi longtemps tardaient?

Tout à coup... j'ose à peine en croire mon oreille,

Sous le marbre entr'ouvert, ô terreur! ô merveille!

J'entendis qu'on parlait.

C'était un dialogue, et, du fond de la fosse,

A la première voix, une voix aigre et fausse

Par instant se mêlait.

Le froid me prit. Mes dents d'épouvante claquèrent;

Mes genoux chancelants sous moi s'entre-choquèrent,

Je compris que le ver

Consommait son hymen avec la trépassée,

Éveillée en sursaut dans sa couche glacée,

Par cette nuit d'hiver.

LA TRÉPASSÉE.

Est-ce une illusion? Cette nuit tant rêvée,

La nuit du mariage, elle est donc arrivée?

C'est le lit nuptial.

Voici l'heure où l'époux, jeune et parfumé, cueille

La beauté de l'épouse, et sur son front effeuille

L'oranger virginal.

LE VER.

Cette nuit sera longue, ô blanche trépassée!

Avec moi, pour toujours, la mort t'a fiancée;

Ton lit, c'est le tombeau.

Voici l'heure où le chien contre la lune aboie,

Où le pâle vampire erre et cherche sa proie,

Où descend le corbeau.

LA TRÉPASSÉE.

Mon bien-aimé, viens donc! l'heure est déjà passée.

Oh! tiens-moi sur ton cœur, entre tes bras pressée.

J'ai bien peur, j'ai bien froid.

Réchauffe à tes baisers ma bouche qui se glace.

Oh! viens, je tâcherai de te faire une place,

Car le lit est étroit!

LE VER.

Cinq pieds de long sur deux de large. La mesure

Est prise exactement; cette couche est trop dure:

L'époux ne viendra pas.

Il n'entend pas tes cris. Il rit dans quelque fête.

Allons, sur ton chevet repose en paix ta tête

Et recroise tes bras.

LA TRÉPASSÉE.

Quel est donc ce baiser humide et sans haleine?

Cette bouche sans lèvre, est-ce une bouche humaine,

Est-ce un baiser vivant?

O prodige! A ma droite, à ma gauche, personne.

Mes os craquent d'horreur, toute ma chair frissonne

Comme un tremble au grand vent.

LE VER.

Ce baiser, c'est le mien: je suis le ver de terre;

Je viens pour accomplir le solennel mystère.

J'entre en possession.

Me voilà ton époux, je te serai fidèle.

Le hibou tout joyeux fouettant l'air de son aile

Chante notre union.

LA TRÉPASSÉE.

Oh! si quelqu'un passait auprès du cimetière!

J'ai beau heurter du front les planches de ma bière,

Le couvercle est trop lourd!

Le fossoyeur dort mieux que les morts qu'il enterre.

Quel silence profond! la route est solitaire:

L'écho lui-même est sourd;

LE VER.

A moi tes bras d'ivoire, à moi ta gorge blanche,

A moi tes flancs polis avec ta belle hanche

A l'ondoyant contour;

A moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche,

Et ce premier baiser que ta pudeur farouche

Refusait à l'amour.

LA TRÉPASSÉE.

C'en est fait! c'en est fait! Il est là! sa morsure

M'ouvre au flanc une large et profonde blessure;

Il me ronge le cœur.

Quelle torture! O Dieu, quelle angoisse cruelle!

Mais que faites-vous donc lorsque je vous appelle,

O ma mère, ô ma sœur?

LE VER.

Dans leur âme déjà ta mémoire est fanée,

Et pourtant sur ta fosse, ô pauvre abandonnée,

L'oranger est tout frais.

La tenture funèbre à peine repliée,

Comme un songe d'hier elles t'ont oubliée,

Oubliée à jamais.

LA TRÉPASSÉE.

L'herbe pousse plus vite au cœur que sur la fosse;

Une pierre, une croix, le terrain qui se hausse,

Disent qu'un mort est là.

Mais quelle croix fait voir une tombe dans l'âme?

Oubli! seconde mort, néant que je réclame,

Arrivez, me voilà!

LE VER.

Console-toi.—La mort donne la vie.—Éclose

A l'ombre d'une croix, l'églantine est plus rose

Et le gazon plus vert.

La racine des fleurs plongera sous tes côtes;

A la place où tu dors les herbes seront hautes;

Aux mains de Dieu tout sert!

Un mort qu'ils réveillaient les pria de se taire;

Un pâle éclair parti non du ciel, mais de terre,

Me fit dans leurs tombeaux

Voir tous les trépassés cadavres ou squelettes,

Avec leurs os jaunis ou leurs chairs violettes,

S'en allant par lambeaux;

Les jeunes et les vieux, peuple du cimetière,

Pauvres morts oubliés n'entendant sur leur pierre

Gémir que l'ouragan,

Et, dévorés d'ennui dans leur froide demeure,

De leurs yeux sans regard cherchant à savoir l'heure

A l'éternel cadran.

Puis tout devint obscur, et je repris ma route,

Pâle d'avoir tant vu, plein d'horreur et de doute,

L'esprit et le corps las;

Et, me suivant partout, mille cloches fêlées,

Comme des voix de mort, me jetaient par volées

Les râlements du glas.

III

Et je rentrai chez moi.—De lugubres pensées

Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées

Et me rasaient le front,

Comme on voit sur le soir, autour des cathédrales,

Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales

Et voltiger en rond.

Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière,

Tout prenait une forme horrible et singulière,

Un aspect effrayant.

Mon lit était la bière et ma lampe le cierge,

Mon manteau déployé le drap noir qu'on asperge

Sous la porte en priant.

Dans son cadre terni, le pâle Christ d'ivoire,

Cloué les bras en croix sur son étoffe noire,

Redoublait de pâleur;

Et comme au Golgotha, dans sa dure agonie,

Les muscles en relief de sa face jaunie

Se tordaient de douleur.

Les tableaux ravivant leurs nuances éteintes,

Aux reflets du foyer prenaient d'étranges teintes,

Et, d'un air curieux,

Comme des spectateurs aux loges d'un théâtre,

Vieux portraits enfumés, pastels aux tons de plâtre,

Ouvraient tout grands leurs yeux.

Une tête de mort sur nature moulée

Se détachait en blanc, grimaçante et pelée,

Sous un rayon blafard.

Je la vis s'avancer au bord de la console;

Ses mâchoires semblaient rechercher leur parole

Et ses yeux leur regard.

De ses orbites noirs où manquaient les prunelles,

Jaillirent tout à coup de fauves étincelles,

Comme d'un œil vivant.

Une haleine passa par ses dents déchaussées...

Les rideaux, à plis droits tombaient sur les croisées;

Ce n'était pas le vent.

Faible comme ces voix que l'on entend en rêve,

Triste comme un soupir des vagues sur la grève,

J'entendis une voix.

Or, comme ce jour-là j'avais vu tant de choses,

Tant d'effets merveilleux dont j'ignorais les causes,

J'eus moins peur cette fois:

RAPHAEL.

Je suis le Raphaël, le Sanzio, le grand maître!

O frère, dis-le moi, peux-tu me reconnaître

Dans ce crâne hideux?

Car je n'ai rien, parmi ces plâtres et ces masques,

Tous ces crânes luisants, polis comme des casques,

Qui me distingue d'eux.

Et pourtant c'est bien moi! moi, le divin jeune homme,

Le roi de la beauté, la lumière de Rome,

Le Raphaël d'Urbin!

L'enfant aux cheveux bruns qu'on voit aux galeries,

Mollement accoudé, suivre ses rêveries,

La tête dans sa main!

O ma Fornarina! ma blanche bien-aimée,

Toi qui dans un baiser pris mon âme pâmée

Pour la remettre au ciel,

Voilà donc ton amant, le beau peintre au nom d'ange,

Cette tête qui fait une grimace étrange:

Eh bien! c'est Raphaël!

Si ton ombre endormie au fond de la chapelle

S'éveillait et venait à ma voix qui t'appelle,

Oh! je te ferais peur!

Que le marbre entr'ouvert sur ta tête retombe.

Ne viens pas! ne viens pas et garde dans ta tombe

Le rêve de ton cœur!

Analyseurs damnés, abominable race,

Hyènes qui suivez le cortége à la trace

Pour déterrer le corps;

Aurez-vous bientôt fait de déclouer les bières,

Pour mesurer nos os et peser nos poussières?

Laissez dormir les morts!

Mes maîtres, savez-vous, qui donc a pu le dire?

Ce qu'on sent quand la scie, avec ses dents déchire

Nos lambeaux palpitants?

Savez-vous si la mort n'est pas une autre vie,

Et si, quand leur dépouille à la tombe est ravie,

Les aïeux sont contents?

Ah! vous venez fouiller de vos ongles profanes

Nos tombeaux violés, pour y prendre nos crânes,

Vous êtes bien hardis.

Ne craignez-vous donc pas qu'un beau jour, pâle et blême,

Un trépassé se lève et vous dise: Anathème!

Comme je vous le dis.

Vous imaginez donc, dans cette pourriture,

Surprendre les secrets de la mère nature

Et le travail de Dieu?

Ce n'est pas par le corps qu'on peut comprendre l'âme.

Le corps n'est que l'autel, le génie est la flamme;

Vous éteignez le feu!

O mes Enfants-Jésus! ô mes brunes madones!

O vous qui me devez vos plus fraîches couronnes,

Saintes du paradis!

Les savants font rouler mon crâne sur la terre,

Et vous souffrez cela sans prendre le tonnerre,

Sans frapper ces maudits!

Il est donc vrai! le ciel a perdu sa puissance.

Le Christ est mort, le siècle a pour dieu la science,

Pour foi la liberté.

Adieu les doux parfums de la rose mystique;

Adieu l'amour; adieu la poésie antique;

Adieu sainte beauté!

Vos peintres auront beau, pour voir comme elle est faite,

Tourner entre leurs mains et retourner ma tête,

Mon secret est à moi.

Ils copieront mes tons, ils copieront mes poses,

Mais il leur manquera ce que j'avais, deux choses,

L'amour avec la foi!

Dites qui d'entre vous, fils de ce siècle infâme,

Peut rendre saintement la beauté de la femme?

Aucun, hélas! aucun.

Pour vos petits boudoirs il faut des priapées;

Qui vous jette un regard, ô mes vierges drapées,

O mes saintes? Pas un.

L'aiguille a fait son tour. Votre tâche est finie;

Comme un pâle vieillard le siècle à l'agonie

Se lamente et se tord.

L'ange du jugement embouche la trompette,

Et la voix va crier: Que justice soit faite,

Le genre humain est mort!

Je n'entendis plus rien. L'aube aux lèvres d'opale,

Tout endormie encor, sur le vitrage pâle

Jetait un froid rayon,

Et je vis s'envoler, comme on voit quelque orfraie,

Que sous l'arceau gothique une lueur effraie,

L'étrange vision!

LA MORT DANS LA VIE

IV

La mort est multiforme, elle change de masque

Et d'habit plus souvent qu'une actrice fantasque;

Elle sait se farder,

Et ce n'est pas toujours cette maigre carcasse,

Qui vous montre les dents et vous fait la grimace

Horrible à regarder.

Ses sujets ne sont pas tous dans le cimetière,

Ils ne dorment pas tous sur des chevets de pierre

A l'ombre des arceaux;

Tous ne sont pas vêtus de la pâle livrée,

Et la porte sur tous n'est pas encor murée

Dans la nuit des caveaux.

Il est des trépassés de diverse nature:

Aux uns la puanteur avec la pourriture,

Le palpable néant,

L'horreur et le dégoût, l'ombre profonde et noire

Et le cercueil avide entr'ouvrant sa mâchoire

Comme un monstre béant;

Aux autres, que l'on voit sans qu'on s'en épouvante

Passer et repasser dans la cité vivante

Sous leur linceul de chair,

L'invisible néant, la mort intérieure

Que personne ne sait, que personne ne pleure,

Même votre plus cher.

Car, lorsque l'on s'en va dans les villes funèbres

Visiter les tombeaux inconnus ou célèbres,

De marbre ou de gazon;

Qu'on ait ou qu'on n'ait pas quelque paupière amie

Sous l'ombrage des ifs à jamais endormie,

Qu'on soit en pleurs ou non,

On dit: Ceux-là sont morts. La mousse étend son voile

Sur leurs noms effacés; le ver file sa toile

Dans le trou de leurs yeux;

Leurs cheveux ont percé les planches de la bière;

A côté de leurs os, leur chair tombe en poussière

Sur les os des aïeux.

Leurs héritiers, le soir, n'ont plus peur qu'ils reviennent;

C'est à peine à présent si leurs chiens s'en souviennent;

Enfumés et poudreux,

Leurs portraits adorés traînent dans les boutiques;

Leurs jaloux d'autrefois font leurs panégyriques;

Tout est fini pour eux.

L'ange de la douleur, sur leur tombe en prière,

Est seul à les pleurer dans ses larmes de pierre;

Comme le ver leur corps,

L'oubli ronge leur nom avec sa lime sourde;

Ils ont pour drap de lit six pieds de terre lourde.

Ils sont morts, et bien morts!

Et peut-être une larme, à votre âme échappée,

Sur leur cendre, de pluie et de neige trempée,

Filtre insensiblement,

Qui les va réjouir dans leur triste demeure;

Et leur cœur desséché, comprenant qu'on les pleure,

Retrouve un battement.

Mais personne ne dit, voyant un mort de l'âme:

Paix et repos sur toi! L'on refuse à la lame

Ce qu'on donne au fourreau;

L'on pleure le cadavre et l'on panse la plaie,

L'âme se brise et meurt sans que nul s'en effraie

Et lui dresse un tombeau.

Et cependant il est d'horribles agonies

Qu'on ne saura jamais, des douleurs infinies

Que l'on n'aperçoit pas.

Il est plus d'une croix au calvaire de l'âme

Sans l'auréole d'or, et sans la blanche femme

Échevelée au bas.

Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses;

Des cadavres hideux dans des figures roses

Dorment ensevelis.

On retrouve toujours les larmes sous le rire,

Les morts sous les vivants, et l'homme est à vrai dire

Une Nécropolis.

Les tombeaux déterrés des vieilles cités mortes,

Les chambres et les puits de la Thèbe aux cent portes

Ne sont pas si peuplés;

On n'y rencontre pas de plus affreux squelettes.

Un plus vaste fouillis d'ossements et de têtes

Aux ruines mêlés.

L'on en voit qui n'ont pas d'épitaphe à leurs tombes,

Et de leurs trépassés font comme aux catacombes

Un grand entassement;

Dont le cœur est un champ uni, sans croix ni pierres,

Et que l'aveugle Mort de diverses poussières

Remplit confusément.

D'autres, moins oublieux, ont des caves funèbres

Où sont rangés leurs morts, comme celles des Guèbres

Ou des Égyptiens;

Tout autour de leur cœur sont debout les momies,

Et l'on y reconnaît les figures blémies

De leurs amours anciens.

Dans un pur souvenir chastement embaumée

Ils gardent au fond d'eux l'âme qu'ils ont aimée;

Triste et charmant trésor!

La mort habite en eux au milieu de la vie;

Ils s'en vont poursuivant la chère ombre ravie

Qui leur sourit encor.

Où ne trouve-t-on pas, en fouillant, un squelette?

Quel foyer réunit la famille complète

En cercle chaque soir?

Et quel seuil, si riant et si beau qu'il puisse être,

Pour ne pas revenir n'a vu sortir le maître

Avec un manteau noir?

Cette petite fleur, qui, toute réjouie,

Fait baiser au soleil sa bouche épanouie,

Est fille de la mort.

En plongeant sous le sol, peut-être sa racine

Dans quelque cendre chère a pris l'odeur divine

Qui vous charme si fort.

O fiancés d'hier, encore amants, l'alcôve

Où nichent vos amours, à quelque vieillard chauve

A servi comme à vous;

Avant vos doux soupirs elle a redit son râle,

Et son souvenir mêle une odeur sépulcrale

A vos parfums d'époux!

Où donc poser le pied qu'on ne foule une tombe?

Ah! lorsque l'on prendrait son aile à la colombe,

Ses pieds au daim léger;

Qu'on irait demander au poisson sa nageoire,

On trouvera partout l'hôtesse blanche et noire

Prête à vous héberger.

Cessez donc, cessez donc, ô vous, les jeunes mères

Berçant vos fils aux bras des riantes chimères,

De leur rêver un sort;

Filez-leur un suaire avec le lin des langes.

Vos fils, fussent-ils purs et beaux comme les anges,

Sont condamnés à mort!

V

A travers les soupirs, les plaintes et le râle

Poursuivons jusqu'au bout la funèbre spirale

De ses détours maudits.

Notre guide n'est pas Virgile le poëte,

La Béatrix vers nous ne penche pas la tête

Du fond du paradis.

Pour guide nous avons une vierge au teint pâle

Qui jamais ne reçut le baiser d'or du hâle

Des lèvres du soleil.

Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,

Le bouton de sa gorge est blanc comme l'albâtre,

Au lieu d'être vermeil.

Un souffle fait plier sa taille délicate;

Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l'agate,

Pendent languissamment;

Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,

Et, ployée à son dos, son aile diaphane

Reste sans mouvement.

Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre,

Sous leur sourcil d'ébène et leur longue paupière

Luisent ses deux grands yeux,

Comme l'eau du Léthé qui va muette et noire,

Ses cheveux débordés baignent sa chair d'ivoire

A flots silencieux.

Des feuilles de ciguë avec des violettes

Se mêlent sur son front aux blanches bandelettes,

Chaste et simple ornement;

Quant au reste, elle est nue, et l'on rit et l'on tremble

En la voyant venir; car elle a tout ensemble

L'air sinistre et charmant.

Quoiqu'elle ait mis le pied dans tous les lits du monde,

Sous sa blanche couronne elle reste inféconde

Depuis l'éternité.

L'ardent baiser s'éteint sur sa lèvre fatale,

Et personne n'a pu cueillir la rose pâle

De sa virginité.

C'est par elle qu'on pleure et qu'on se désespère:

C'est elle qui ravit au giron de la mère

Son doux et cher souci;

C'est elle qui s'en va se coucher, la jalouse,

Entre les deux amants, et qui veut qu'on l'épouse

A son tour elle aussi.

Elle est amère et douce, elle est méchante et bonne;

Sur chaque front illustre elle met la couronne

Sans peur ni passion.

Amère aux gens heureux et douce aux misérables,

C'est la seule qui donne aux grands inconsolables

Leur consolation.

Elle prête des lits à ceux qui, sur le monde,

Comme le Juif errant, font nuit et jour leur ronde

Et n'ont jamais dormi.

A tous les parias elle ouvre son auberge,

Et reçoit aussi bien la Phryné que la vierge,

L'ennemi que l'ami.

Sur le pas de ce guide au visage impassible,

Nous marchons en suivant la spirale terrible

Vers le but inconnu,

Par un enfer vivant sans caverne ni gouffre,

Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre,

Sans Belzébuth cornu.

Voici, contre un carreau, comme un reflet de lampe

Avec l'ombre d'un homme. Allons, montons la rampe,

Approchons et voyons.

Ah! c'est toi, docteur Faust! dans la même posture

Du sorcier de Rembrandt sur la noire peinture

Aux flamboyants rayons.

Quoi! tu n'as pas brisé tes fioles d'alchimiste,

Et tu penches toujours ton grand front chauve et triste

Sur quelque manuscrit!

Dans ton livre, aux lueurs de ce soleil mystique

Quoi! tu cherches encor le mot cabalistique

Qui fait venir l'Esprit!

Eh bien! Scientia, ta maîtresse adorée,

A tes chastes désirs s'est-elle enfin livrée?

Ou, comme au premier jour,

N'en es-tu qu'à baiser sa robe ou sa pantoufle,

Ta poitrine asthmatique a-t-elle encor du souffle

Pour un soupir d'amour?

Quel sable, quel corail a ramené ta sonde?

As-tu touché le fond des sagesses du monde?

En puisant à ton puits,

Nous as-tu dans ton seau fait monter toute nue

La blanche Vérité jusqu'ici méconnue?

Arbre, où sont donc tes fruits?

FAUST.

J'ai plongé dans la mer, sous le dôme des ondes;

Les grands poissons jetaient leurs ondes vagabondes

Jusques au fond des eaux;

Léviathan fouettait l'abîme de sa queue,

Les sirènes peignaient leur chevelure bleue

Sur les bancs de coraux.

La seiche horrible à voir, le polype difforme,

Tendaient leurs mille bras; le requin, l'orque énorme

Roulaient leurs gros yeux verts;

Mais je suis remonté, car je manquais d'haleine;

C'est un manteau bien lourd pour une épaule humaine

Que le manteau des mers!

Je n'ai pu de mon puits tirer que de l'eau claire;

Le Sphinx interrogé continue à se taire;

Si chauve et si cassé,

Hélas! j'en suis encore à peut-être, et que sais-je?

Et les fleurs de mon front ont fait comme une neige

Aux lieux où j'ai passé.

Malheureux que je suis d'avoir sans défiance

Mordu les pommes d'or de l'arbre de science!

La science est la mort.

Ni l'upas de Java, ni l'euphorbe d'Afrique,

Ni le mancenillier au sommeil magnétique,

N'ont un poison plus fort.

Je ne crois plus à rien. J'allais, de lassitude,

Quand vous êtes venus, renoncer à l'étude

Et briser mes fourneaux.

Je ne sens plus en moi palpiter une fibre,

Et comme un balancier seulement mon cœur vibre

A mouvements égaux.

Le néant! Voilà donc ce que l'on trouve au terme!

Comme une tombe un mort, ma cellule renferme

Un cadavre vivant.

C'est pour arriver là que j'ai pris tant de peine,

Et que j'ai sans profit, comme on fait d'une graine,

Semé mon âme au vent.

Un seul baiser, ô douce et blanche Marguerite,

Pris sur ta bouche en fleur, si fraîche et si petite,

Vaut mieux que tout cela.

Ne cherchez pas un mot qui n'est pas dans le livre;

Pour savoir comme on vit n'oubliez pas de vivre:

Aimez, car tout est là!

VI

La spirale sans fin dans le vide s'enfonce;

Tout autour, n'attendant qu'une fausse réponse

Pour vous pomper le sang,

Sur leurs grands piédestaux semés d'hiéroglyphes,

Des Sphinx aux seins pointus, aux doigts armés de griffes,

Roulent leur œil luisant.

En passant devant eux, à chaque pas l'on cogne

Des os demi-rongés, des restes de charogne,

Des crânes sonnant creux.

On voit de chaque trou sortir des jambes raides;

Des apparitions monstrueusement laides

Fendent l'air ténébreux.

C'est ici que l'énigme est encor sans Œdipe,

Et qu'on attend toujours le rayon qui dissipe

L'antique obscurité.

C'est ici que la Mort propose son problème,

Et que le voyageur, devant sa face blême,

Recule épouvanté.

Ah! que de nobles cœurs et que d'âmes choisies,

Vainement, à travers toutes les poésies,

Toutes les passions,

Ont poursuivi le mot de la page fatale,

Dont les os gisent là sans pierre sépulcrale

Et sans inscriptions!

Combien, dons Juans obscurs, ont leurs listes remplies

Et qui cherchent encor! Que de lèvres pâlies

Sous les plus doux baisers,

Et qui n'ont jamais pu se joindre à leur chimère!

Que de désirs au ciel sont remontés de terre

Toujours inapaisés!

Il est des écoliers qui voudraient tout connaître,

Et qui ne trouvent pas pour valet et pour maître

De Méphistophélès.

Dans les greniers, il est des Faust sans Marguerite,

Dont l'enfer ne veut pas et que Dieu déshérite;

Tous ceux-là, plaignez-les!

Car ils souffrent un mal, hélas! inguérissable;

Ils mêlent une larme à chaque grain de sable

Que le temps laisse choir.

Leur cœur, comme une orfraie au fond d'une ruine,

Râle piteusement dans leur maigre poitrine

L'hymne du désespoir.

Leur vie est comme un bois à la fin de l'automne.

Chaque souffle qui passe arrache à leur couronne

Quelque reste de vert,

Et leurs rêves en pleurs s'en vont fendant les nues,

Silencieux, pareils à des files de grues

Quand approche l'hiver.

Leurs tourments ne sont point redits par le poëte

Martyrs de la pensée, ils n'ont pas sur leur tête

L'auréole qui luit;

Par les chemins du monde ils marchent sans cortége,

Et sur le sol glacé tombent comme la neige

Qui descend dans la nuit.

Comme je m'en allais, ruminant ma pensée,

Triste, sans dire mot, sous la voûte glacée,

Par le sentier étroit;

S'arrêtant tout à coup, ma compagne blafarde

Me dit en étendant sa main frêle: Regarde

Du côté de mon doigt.

C'était un cavalier avec un grand panache,

De longs cheveux bouclés, une noire moustache

Et des éperons d'or;

Il avait le manteau, la rapière et la fraise

Ainsi qu'un raffiné du temps de Louis Treize,

Et semblait jeune encor.

Mais en regardant bien je vis que sa perruque

Sous ses faux cheveux bruns laissait près de sa nuque

Passer des cheveux blancs;

Son front, pareil au front de la mer soucieuse,

Se ridait à longs plis; sa joue était si creuse

Que l'on comptait ses dents.

Malgré le fard épais dont elle était plâtrée,

Comme un marbre couvert d'une gaze pourprée

Sa pâleur transperçait;

A travers le carmin qui colorait sa lèvre,

Sons son rire d'emprunt on voyait que la fièvre

Chaque nuit le baisait.

Ses yeux sans mouvement semblaient des yeux de verre.

Ils n'avaient rien des yeux d'un enfant de la terre,

Ni larme ni regard.

Diamant enchâssé dans sa morne prunelle,

Brillait d'un éclat fixe une froide étincelle.

C'était bien un vieillard!

Comme l'arche d'un pont son dos faisait la voûte;

Ses pieds endoloris, tout gonflés par la goutte,

Chancelaient sous son poids.

Ses mains pâles tremblaient,—ainsi tremblent les vagues

Sous les baisers du Nord,—et laissaient fuir leurs bagues,

Trop larges pour ses doigts.

Tout ce luxe, ce fard sur cette face creuse,

Formaient une alliance étrange et monstrueuse.

C'était plus triste à voir

Et plus laid qu'un cercueil chez des filles de joie,

Qu'un squelette paré d'une robe de soie,

Qu'une vieille au miroir.

Confiant à la nuit son amoureuse plainte,

Il attendait devant une fenêtre éteinte,

Sous un balcon désert.

Nul front blanc ne venait s'appuyer au vitrage,

Nul soleil de beauté ne montrait son visage

Au fond du ciel ouvert.

Dis, que fais-tu donc là, vieillard, dans les ténèbres,

Par une de ces nuits où les essaims funèbres

S'envolent des tombeaux?

Que vas-tu donc chercher si loin, si tard, à l'heure

Où l'Ange de minuit au beffroi chante et pleure,

Sans page et sans flambeaux?

Tu n'as plus l'âge où tout vous rit et vous accueille;

Où la vierge répand à vos pieds, feuille à feuille,

La fleur de sa beauté;

Et ce n'est plus pour toi que s'ouvrent les fenêtres;

Tu n'es bon qu'à dormir auprès de tes ancêtres

Sous un marbre sculpté.

Entends-tu le hibou qui jette ses cris aigres?

Entends-tu dans les bois hurler les grands loups maigres?

O vieillard sans raison!

Rentre, c'est le moment où la lune réveille

Le vampire blafard sur sa couche vermeille;

Rentre dans la maison.

Le vent moqueur a pris ta chanson sur son aile,

Personne ne t'écoute, et ta cape ruisselle

Des pleurs de l'ouragan...

Il ne me répond rien; dites, quel est cet homme,

O Mort, et savez-vous le nom dont on le nomme?

—Cet homme, c'est don Juan.

VII

DON JUAN.

Heureux adolescents, dont le cœur s'ouvre à peine

Comme une violette à la première haleine

Du printemps qui sourit,

Ames couleur de lait, frais buissons d'aubépine

Où, sous le pur rayon, dans la pluie argentine

Tout gazouille et fleurit;

O vous tous qui sortez des bras de votre mère

Sans connaître la vie et la science amère,

Et qui voulez savoir,

Poëtes et rêveurs, plus d'une fois sans doute,

Aux lisières des bois, en suivant votre route

Dans la rougeur du soir,

A l'heure enchanteresse, où sur le bout des branches

On voit se becqueter les tourterelles blanches

Et les bouvreuils au nid,

Quand la nature lasse en s'endormant soupire,

Et que la feuille au vent vibre comme une lyre

Après le chant fini.

Quand le calme et l'oubli viennent à toutes choses,

Et que le sylphe rentre au pavillon des roses

Sous les parfums plié;

Émus de tout cela, pleins d'ardeurs inquiètes,

Vous avez souhaité ma liste et mes conquêtes;

Vous m'avez envié

Les festins, les baisers sur les épaules nues,

Toutes ces voluptés à votre âge inconnues,

Aimable et cher tourment!

Zerline, Elvire, Anna, mes Romaines jalouses,

Mes beaux lis d'Albion, mes brunes Andalouses,

Tout mon troupeau charmant.

Et vous vous êtes dit par la voix de vos âmes:

Comment faisais-tu donc pour avoir plus de femmes

Que n'en a le sultan?

Comment faisais-tu donc, malgré verrous et grilles

Pour te glisser au lit des belles jeunes filles,

Heureux, heureux don Juan!

Conquérant oublieux, une seule de celles

Que tu n'inscrivais pas, une entre tes moins belles,

Ta plus modeste fleur,

Oh! combien et longtemps nous l'eussions adorée!

Elle aurait embelli, dans une urne dorée,

L'autel de notre cœur.

Elle aurait parfumé, cette humble violette

Dont sous l'herbe ton pied a fait ployer la tête,

Notre pâle printemps;

Nous l'aurions recueillie, et de nos pleurs trempée,

Cette étoile aux yeux bleus, dans le bal échappée

A tes doigts inconstants.

Adorables frissons de l'amoureuse fièvre,

Ramiers qui descendez du ciel sur une lèvre,

Baisers âcres et doux,

Chutes du dernier voile, et vous, cascades blondes,

Cheveux d'or inondant un dos brun de vos ondes,

Quand vous connaîtrons-nous?

Enfants, je les connais tous ces plaisirs qu'on rêve;

Autour du tronc fatal l'antique serpent d'Ève

Ne s'est pas mieux tordu.

Aux yeux mortels, jamais dragon à tête d'homme

N'a d'un plus vif éclat fait reluire la pomme

De l'arbre défendu.

Souvent, comme des nids de fauvettes farouches,

Tout prêts à s'envoler, j'ai surpris sur des bouches

Des nids d'aveux tremblants;

J'ai serré dans mes bras de ravissants fantômes,

Bien des vierges en fleur m'ont versé les purs baumes

De leurs calices blancs.

Pour en avoir le mot, courtisanes rusées,

J'ai pressé, sous le fard, vos lèvres plus usées

Que le grès des chemins.

Égouts impurs où vont tous les ruisseaux du monde,

J'ai plongé sous vos flots; et toi, débauche immonde,

J'ai vu tes lendemains.

J'ai vu les plus purs fronts rouler après l'orgie,

Parmi les flots de vin, sur la nappe rougie;

J'ai vu les fins de bal

Et la sueur des bras, et la pâleur des têtes

Plus mornes que la Mort sous leurs boucles défaites

Au soleil matinal.

Comme un mineur qui suit une veine inféconde,

J'ai fouillé nuit et jour l'existence profonde

Sans trouver le filon.

J'ai demandé la vie à l'amour qui la donne,

Mais vainement; je n'ai jamais aimé personne

Ayant au monde un nom.

J'ai brûlé plus d'un cœur dont j'ai foulé la cendre,

Mais je restai toujours, comme la salamandre,

Froid au milieu du feu.

J'avais un idéal frais comme la rosée,

Une vision d'or, une opale irisée

Par le regard de Dieu;

Femme comme jamais sculpteur n'en a pétrie,

Type réunissant Cléopâtre et Marie,

Grâce, pudeur, beauté;

Une rose mystique, où nul ver ne se cache;

Les ardeurs du volcan et la neige sans tache

De la virginité!

Au carrefour douteux, Y grec de Pythagore,

J'ai pris la branche gauche, et je chemine encore

Sans arriver jamais.

Trompeuse volupté, c'est toi que j'ai suivie,

Et peut-être, ô vertu! l'énigme de la vie,

C'est toi qui la savais.

Que n'ai-je, comme Faust, dans ma cellule sombre,

Contemplé sur le mur la tremblante pénombre

Du microcosme d'or!

Que n'ai-je, feuilletant cabales et grimoires,

Auprès de mon fourneau, passé les heures noires

A chercher le trésor!

J'avais la tête forte, et j'aurais lu ton livre

Et bu ton vin amer, Science, sans être ivre

Comme un jeune écolier!

J'aurais contraint Isis à relever son voile,

Et du plus haut des cieux fait descendre l'étoile

Dans mon noir atelier.

N'écoutez pas l'Amour, car c'est un mauvais maître;

Aimer, c'est ignorer, et vivre, c'est connaître.

Apprenez, apprenez;

Jetez et rejetez à toute heure la sonde,

Et plongez plus avant sous cette mer profonde

Que n'ont fait vos aînés.

Laissez Léviathan souffler par ses narines,

Laissez le poids des mers au fond de vos poitrines

Presser votre poumon.

Fouillez les noirs écueils qu'on n'a pu reconnaître,

Et dans son coffre d'or vous trouverez peut-être

L'anneau de Salomon!

VIII

Ainsi parla don Juan, et sous la froide voûte,

Las, mais voulant aller jusqu'au bout de la route,

Je repris mon chemin.

Enfin je débouchai dans une plaine morne

Qu'un ciel en feu fermait à l'horizon sans borne

D'un cercle de carmin.

Le sol de cette plaine était d'un blanc d'ivoire,

Un fleuve la coupait comme un ruban de moire

Du rouge le plus vif.

Tout était ras; ni bois, ni clocher, ni tourelle,

Et le vent ennuyé, la balayait de l'aile

Avec un ton plaintif.

J'imaginai d'abord que cette étrange teinte,

Cette couleur de sang dont cette onde était peinte,

N'était qu'un vain reflet;

Que la craie et le tuf formaient ce blanc d'ivoire,

Mais je vis que c'était (me penchant pour y boire)

Du vrai sang qui coulait.

Je vis que d'os blanchis la terre était couverte,

Froide neige de morts, où nulle plante verte,

Nulle fleur ne germait;

Que ce sol n'était fait que de poussière d'homme,

Et qu'un peuple à remplir Thèbes, Palmyre et Rome,

Était là qui dormait.

Une ombre, dos voûté, front penché, dans la brise

Passa. C'était bien lui, la redingote grise

Et le petit chapeau.

Une aigle d'or planait sur sa tête sacrée,

Cherchant, pour s'y poser, inquiète, effarée,

Un bâton de drapeau.

Les squelettes tâchaient de rajuster leurs têtes,

Le spectre du tambour agitait ses baguettes

A son pas souverain;

Une immense clameur volait sur son passage,

Et cent mille canons lui chantaient dans l'orage

Leur fanfare d'airain.

Lui ne paraissait pas entendre ce tumulte,

Et, comme un Dieu de marbre, insensible à son culte,

Marchait silencieux;

Quelquefois seulement, comme à la dérobée,

Pour retrouver au ciel son étoile tombée

Il relevait les yeux.

Mais le ciel empourpré d'un reflet d'incendie

N'avait pas une étoile, et la flamme agrandie

Montait, montait toujours.

Alors, plus pâle encor qu'aux jours de Sainte-Hélène,

Il refermait ses bras sur sa poitrine, pleine

De gémissements sourds.

Quand il fut devant nous: Grand empereur, lui dis-je,

Ce mot mystérieux que mon destin m'oblige

A chercher ici-bas,

Ce mot perdu que Faust demandait à son livre,

Et don Juan à l'amour, pour mourir ou pour vivre,

Ne le sauriez-vous pas?

—O malheureux enfant! dit l'ombre impériale,

Retourne-t'en là-haut, la bise est glaciale,

Et je suis tout transi.

Tu ne trouverais pas, sur la route, d'auberge

Où réchauffer tes pieds, car la Mort seule héberge

Ceux qui passent ici.

Regarde... C'en est fait. L'étoile est éclipsée,

Un sang noir pleut du flanc de mon aigle, blessée

Au milieu de son vol.

Avec les blancs flocons de la neige éternelle,

Du haut du ciel obscur, les plumes de son aile

Descendent sur le sol.

Hélas! je ne saurais contenter ton envie;

J'ai vainement cherché le mot de cette vie,

Comme Faust et don Juan,

Je ne sais rien de plus qu'au jour de ma naissance,

Et pourtant je faisais dans ma toute-puissance

Le calme et l'ouragan.

Pourtant l'on me nommait par excellence L'HOMME:

L'on portait devant moi l'aigle et les faisceaux, comme

Aux vieux Césars romains;

Pourtant j'avais dix rois pour me tenir ma robe,

J'étais un Charlemagne emprisonnant le globe

Dans une de mes mains.

Je n'ai rien vu de plus du haut de la colonne

Où ma gloire, arc-en-ciel tricolore, rayonne,

Que vous autres d'en bas.

En vain de mon talon j'éperonnais le monde,

Toujours le bruit des camps et du canon qui gronde,

Des assauts, des combats.

Toujours des plats d'argent avec des clefs de villes,

Un concert de clairons et de hourras serviles,

Des lauriers, des discours;

Un ciel noir, dont la pluie était de la mitraille,

Des morts à saluer sur un champ de bataille;

Ainsi passaient mes jours.

Que ton doux nom de miel, Lætitia, ma mère,

Mentait cruellement à ma fortune amère!

Que j'étais malheureux!

Je promenais partout ma peine vagabonde,

J'avais rêvé l'empire, et la boule du monde

Dans ma main sonnait creux.

Ah! le sort des bergers, et le hêtre où Tityre

Dans la chaleur du jour à l'écart se retire

Et chante Amaryllis,

Le grelot qui résonne et le troupeau qui bêle,

Le lait pur ruisselant d'une blanche mamelle

Entre des doigts de lis;

Le parfum du foin vert et l'odeur de l'étable,

Le pain bis des pasteurs, quelques noix sur la table,

Une écuelle de bois;

Une flûte à sept trous jointe avec de la cire,

Et six chèvres, voilà tout ce que je désire,

Moi, le vainqueur des rois.

Une peau de mouton couvrira mes épaules,

Galatée en riant s'enfuira sous les saules,

Et je l'y poursuivrai:

Mes vers seront plus doux que la douce ambroisie,

Et Daphnis deviendra pâle de jalousie

Aux airs que je jouerai.

Ah! je veux m'en aller dans mon île de Corse,

Par le bois dont la chèvre en passant mord l'écorce,

Par le ravin profond,

Le long du sentier creux où chante la cigale,

Suivre nonchalamment en sa marche inégale

Mon troupeau vagabond.

Le Sphinx est sans pitié pour quiconque se trompe,

Imprudent, tu veux donc qu'il t'égorge et te pompe

Le pur sang de ton cœur!

Le seul qui devina cette énigme funeste

Tua Laïus son père, et commit un inceste:

Triste prix du vainqueur!

IX

Me voilà revenu de ce voyage sombre,

Où l'on n'a pour flambeaux et pour astre dans l'ombre

Que les yeux du hibou;

Comme, après tout un jour de labourage, un buffle

S'en retourne à pas lents, morne et baissant le mufle,

Je vais ployant le cou.

Me voilà revenu du pays des fantômes;

Mais je conserve encor, loin des muets royaumes,

Le teint pâle des morts.

Mon vêtement, pareil au crêpe funéraire

Sur une urne jeté, de mon dos jusqu'à terre

Pend au long de mon corps.

Je sors d'entre les mains d'une Mort plus avare

Que celle qui veillait au tombeau de Lazare;

Elle garde son bien:

Elle lâche le corps, mais elle retient l'âme:

Elle rend le flambeau, mais elle éteint la flamme,

Et Christ n'y pourrait rien.

Je ne suis plus, hélas! que l'ombre de moi-même,

Que la tombe vivante où gît tout ce que j'aime,

Et je me survis seul;

Je promène avec moi les dépouilles glacées

De mes illusions, charmantes trépassées

Dont je suis le linceul.

Je suis trop jeune encor, je veux aimer et vivre,

O Mort... et je ne puis me résoudre à te suivre

Dans le sombre chemin;

Je n'ai pas eu le temps de bâtir la colonne

Où la Gloire viendra suspendre ma couronne;

O Mort, reviens demain!

Vierge aux beaux seins d'albâtre, épargne ton poëte,

Souviens-toi que c'est moi, qui le premier, t'ai faite

Plus belle que le jour;

J'ai changé ton teint vert en pâleur diaphane,

Sous de beaux cheveux noirs j'ai caché ton vieux crâne,

Et je t'ai fait la cour.

Laisse-moi vivre encor, je dirai tes louanges;

Pour orner tes palais, je sculpterai des anges,

Je forgerai des croix;

Je ferai, dans l'église et dans le cimetière,

Fondre le marbre en pleurs et se plaindre la pierre

Comme au tombeau des rois!

Je te consacrerai mes chansons les plus belles:

Pour toi j'aurai toujours des bouquets d'immortelles

Et des fleurs sans parfum.

J'ai planté mon jardin, ô Mort, avec tes arbres;

L'if, le buis, le cyprès y croisent sur les marbres

Leurs rameaux d'un vert brun.

J'ai dit aux belles fleurs, doux honneur du parterre,

Au lis majestueux ouvrant son blanc cratère,

A la tulipe d'or,

A la rose de mai que le rossignol aime,

J'ai dit au dahlia, j'ai dit au chrysanthème,

A bien d'autres encor:

Ne croissez pas ici! cherchez une autre terre,

Frais amours du printemps; pour ce jardin austère

Votre éclat est trop vif;

Le houx vous blesserait de ses pointes aiguës,

Et vous boiriez dans l'air le poison des ciguës,

L'odeur âcre de l'if.

Ne m'abandonne pas, ô ma mère, ô Nature,

Tu dois une jeunesse à toute créature,

A toute âme un amour;

Je suis jeune et je sens le froid de la vieillesse,

Je ne puis rien aimer. Je veux une jeunesse,

N'eût-elle qu'un seul jour!

Ne me sois pas marâtre, ô Nature chérie,

Redonne un peu de séve à la plante flétrie

Qui ne veut pas mourir;

Les torrents de mes yeux ont noyé sous leur pluie

Son bouton tout rongé que nul soleil n'essuie

Et qui ne peut s'ouvrir.

Air vierge, air de cristal, eau, principe du monde,

Terre qui nourris tout, et toi, flamme féconde,

Rayon de l'œil de Dieu,

Ne laissez pas mourir, vous qui donnez la vie,

La pauvre fleur qui penche et qui n'a d'autre envie

Que de fleurir un peu!

Étoiles, qui d'en haut voyez valser les mondes,

Faites pleuvoir sur moi, de vos paupières blondes,

Vos pleurs de diamant;

Lune, lis de la nuit, fleur du divin parterre,

Verse-moi tes rayons, ô blanche solitaire,

Du fond du firmament!

Œil ouvert sans repos au milieu de l'espace,

Perce, soleil puissant, ce nuage qui passe!

Que je te voie encor,

Aigles, vous qui fouettez le ciel à grands coups d'ailes,

Griffons au vol de feu, rapides hirondelles,

Prêtez-moi votre essor!

Vents, qui prenez aux fleurs leurs âmes parfumées

Et les aveux d'amour aux bouches bien-aimées;

Air sauvage des monts,

Encor tout imprégné des senteurs du mélèze,

Brise de l'Océan où l'on respire à l'aise,

Emplissez mes poumons!

Avril, pour m'y coucher, m'a fait un tapis d'herbe;

Le lilas sur mon front s'épanouit en gerbe,

Nous sommes au printemps.

Prenez-moi dans vos bras, doux rêves du poëte,

Entre vos seins polis posez ma pauvre tête

Et bercez-moi longtemps.

Loin de moi, cauchemars, spectres des nuits! Les roses,

Les femmes, les chansons, toutes les belles choses

Et tous les beaux amours,

Voilà ce qu'il me faut. Salut, ô muse antique,

Muse au frais laurier vert, à la blanche tunique,

Plus jeune tous les jours!

Brune aux yeux de lotus, blonde à paupière noire,

O Grecque de Milet, sur l'escabeau d'ivoire

Pose tes beaux pieds nus,

Que d'un nectar vermeil la coupe se couronne!

Je bois à ta beauté d'abord, blanche Théone,

Puis aux dieux inconnus.

Ta gorge est plus lascive et plus souple que l'onde;

Le lait n'est pas si pur et la pomme est moins ronde,

Allons, un beau baiser!

Hâtons-nous, hâtons-nous! Notre vie, ô Théone,

Est un cheval ailé que le Temps éperonne;

Hâtons-nous d'en user.

Chantons Io, Péan!... Mais quelle est cette femme

Si pâle sous son voile? Ah! c'est toi, vieille infâme!

Je vois ton crâne ras,

Je vois tes grands yeux creux, prostituée immonde,

Courtisane éternelle environnant le monde

Avec tes maigres bras!

50

POÉSIES DIVERSES
1838-1845

52

POÉSIES DIVERSES
1838-1845

SUR UN ALBUM

Vous voulez de mes vers, reine aux yeux fiers et doux!

Hélas! vous savez bien qu'avec les chiens jaloux,

Les critiques hargneux, aux babines froncées,

Qui traînent par lambeaux les strophes dépecées,

Toute la pâle race au front jauni de fiel,

Dont le bonheur d'autrui fait le deuil éternel,

J'aboie à pleine gueule, et plus fort que les autres.

O poëtes divins, je ne suis plus des vôtres!

On m'a fait une niche où je veille tapi,

Dans le bas du journal comme un dogue accroupi;

Et j'ai pour bien longtemps, sur l'autel de mon âme,

Renversé l'urne d'or où rayonnait la flamme.

Pour moi plus de printemps, plus d'art, plus de sommeil;

Plus de blonde chimère au sourire vermeil,

De colombe privée, au col blanc, au pied rose,

Qui boive dans ma coupe et sur mon doigt se pose.

Ma poésie est morte, et je ne sais plus rien,

Sinon que tout est laid, sinon que rien n'est bien.

Je trouve, par état, le mal dans toute chose,

Les taches du soleil, le ver de chaque rose;

Triste infirmier, je vois l'ossement sous la peau,

La coulisse en dedans et l'envers du rideau.

Ainsi je vis.—Comment la belle Muse antique,

Droite sous les longs plis de sa blanche tunique,

Avec ses cheveux noirs en deux flots déroulés,

Comme le firmament de fleurs d'or étoilés,

Sans se blesser la plante à ces tessons de verre,

Pourrait-elle descendre auprès de moi sur terre?

Mais les belles toujours sont puissantes sur nous:

Les lions sur leurs pieds posent leurs mufles roux.

Ce que ne ferait pas la Muse aux grandes ailes,

La Vierge aonienne aux grâces éternelles,

Avec son doux baiser et la gloire pour prix,

Vous le faites, ô reine! et dans mon cœur surpris

Je sens germer les vers, et toute réjouie,

S'ouvrir comme une fleur la rime épanouie!

1841.

A LA PRINCESSE BATHILDE

La cloche matinale enfin a sonné l'heure

Où les pâles Wilis, qu'un jour trop vif effleure,

Près du sylphe qui dort vont se glisser sans bruit

Au cœur des nénufars et des belles de nuit;

Giselle défaillante avec de molles poses

Lentement disparaît sous son linceul de roses,

Et l'on n'aperçoit plus du fantôme charmant

Qu'une petite main tendue à son amant.

—Alors vous paraissez, chasseresse superbe,

Traînant votre velours sur le velours de l'herbe,

Un sourire à la bouche, un rayon dans les yeux,

Plus fraîche que l'aurore éclose au bord des cieux;

Belle au regard d'azur, à la tresse dorée,

Que sur ses blancs autels la Grèce eût adorée;

Pur marbre de Paros, que les Grâces, en chœur,

Dans leur groupe admettraient pour quatrième sœur.

—De la forêt magique illuminant la voûte,

Une vive clarté se répand,—et l'on doute

Si le jour, qui renaît dans son éclat vermeil,

Vient de votre présence ou s'il vient du soleil!

Giselle meurt; Albert éperdu se relève,

Et la réalité fait envoler le rêve;

Mais en attraits divins, en chaste volupté,

Quel rêve peut valoir votre réalité!

1845.

OUI, FORSTER, J'ADMIRAIS....

Oui, Forster, j'admirais ton oreille divine;

Tu m'avais bien compris, l'éloge se devine:

Qu'elle est charmante à voir sur les bandeaux moirés

De tes cheveux anglais si richement dorés!

Jamais Benvenuto, dieu de la ciselure,

N'a tracé sur l'argent plus fine niellure,

Ni dans l'anse d'un vase enroulé d'ornement

D'un tour plus gracieux et d'un goût plus charmant!

Épanouie au coin de la tempe bleuâtre,

Elle semble, au milieu de la blancheur d'albâtre,

Une fleur qui vivrait, une rose de chair,

Une coquille ôtée à l'écrin de la mer!

Comme en un marbre grec, elle est droite et petite,

Et le moule en est pris sur celle d'Aphrodite.

Bienheureux le bijou qui de ses lèvres d'or

Baise son lobe rose,—et plus heureux encor

Celui qui peut verser, ô faveur sans pareille!

Dans les contours nacrés de sa conque vermeille,

Tremblant d'émotion, pâlissant, éperdu,

Un mot mystérieux, d'elle seule entendu!

1841.

PRIÈRE

Comme un ange gardien prenez-moi sous votre aile;

Tendez, en souriant et daignant vous pencher,

A ma petite main votre main maternelle,

Pour soutenir mes pas et me faire marcher!

Car Jésus le doux maître, aux célestes tendresses,

Permettait aux enfants de s'approcher de lui;

Comme un père indulgent il souffrait leurs caresses,

Et jouait avec eux sans témoigner d'ennui.

O vous qui ressemblez à ces tableaux d'église

Où l'on voit, sur fond d'or, l'auguste Charité

Préservant de la faim, préservant de la bise

Un groupe frais et blond dans sa robe abrité;

Comme le nourrisson de la mère divine,

Par pitié, laissez-moi monter sur vos genoux,

Moi pauvre jeune fille, isolée, orpheline,

Qui n'ai d'espoir qu'en Dieu, qui n'ai d'espoir qu'en vous!

A UNE JEUNE ITALIENE

Février grelottait blanc de givre et de neige;

La pluie, à flots soudains, fouettait l'angle des toits;

Et déjà tu disais:—O mon Dieu! quand pourrai-je

Aller cueillir enfin la violette au bois?

Notre ciel est pleureur, et le printemps de France,

Frileux comme l'hiver, s'assied près des tisons;

Paris est dans la boue au beau mois où Florence

Égrène ses trésors sous l'émail des gazons.

Vois, les arbres noircis contournent leurs squelettes;

Ton âme s'est trompée à sa douce chaleur:

Tes yeux bleus sont encor les seules violettes,

Et le printemps ne rit que sur ta joue en fleur!

1843.

A TROIS PAYSAGISTES
SALON DE 1839

C'est un bonheur pour nous, hommes de la critique,

Qui, le collier au cou, comme l'esclave antique,

Sans trêve et sans repos, dans le moulin banal

Tournons aveuglément la meule du journal,

Et qui vivons perdus dans un désert de plâtre,

N'ayant d'autre soleil qu'un lustre de théâtre;

Qu'un grand paysagiste, un poëte inspiré,

Au feuillage abondant, au beau ciel azuré,

Déchire d'un rayon la nuit qui nous inonde

Et nous fasse un portrait de la beauté du monde,

Pour nous montrer qu'il est encor loin des cités,

Malgré les feuilletons, de sévères beautés

Que du livre de Dieu la main de l'homme efface;

De l'air, de l'eau, du ciel, des arbres, de l'espace,

Et des prés de velours, qu'avril étoile encor

De paillettes d'argent et d'étincelles d'or.

—Enfants déshérités, hélas! sans la peinture,

Nous pourrions oublier notre mère nature;

Nous pourrions, assourdis du vain bourdonnement

Que fait la presse autour de tout événement,

Le cœur envenimé de futiles querelles,

Perdre le saint amour des choses éternelles,

Et ne plus rien comprendre à l'antique beauté,

A la forme, manteau sur le monde jeté,

Comme autour d'une vierge une souple tunique,

Ne voilant qu'à demi sa nudité pudique!

Merci donc, ô vous tous, artistes souverains!

Amants des chênes verts et des rouges terrains,

Que Rome voit errer dans sa morne campagne,

Dessinant un arbuste, un profil de montagne,

Et qui nous rapportez la vie et le soleil

Dans vos toiles qu'échauffe un beau reflet vermeil!

Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages,

Nous errons, à Paris, dans mille paysages;

Nous nageons dans les flots de l'immuable azur,

Et vos tableaux, faisant une trouée au mur,

Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes,

Par où nous regardons les grandes plaines vertes,

Les moissons d'or, le bois que l'automne a jauni,

Les horizons sans borne et le ciel infini!

Ainsi nous vous voyons, austères solitudes,

Ou l'âme endort sa peine et ses inquiétudes!

Grottes de Cervara, que d'un pinceau certain

Creusa profondément le sévère Bertin,

Ainsi nous vous voyons avec vos blocs rougeâtres

Aux flancs tout lézardés, où les chèvres des pâtres

Se pendent à midi sous le soleil ardent,

Sans trouver un bourgeon à ronger de la dent,

Avec votre chemin poudroyant de lumière,

De son ruban crayeux rayant le sol de pierre,

Bien rarement foulé par le talon humain,

Et se perdant au fond parmi le champ romain.

—Les grands arbres fluets, au feuille sobre et rare.

A peine noircissant leurs pieds d'une ombre avare,

Montent comme la flèche et vont baigner leur front

Dans la limpidité du ciel clair et profond;

Comme s'ils dédaignaient les plaisirs de la terre,

Pour cacher une nymphe ils manquent de mystère,

Leurs branches, laissant trop filtrer d'air et de jour,

Éloignent les désirs et les rêves d'amour;

Sous leur grêle ramure un maigre anachorète

Pourrait seul s'abriter et choisir sa retraite.

Nulle fleur n'adoucit cette sévérité;

Nul ton frais ne se mêle à la fauve clarté;

Des blessures du roc, ainsi que des vipères

Qui sortent à demi le corps de leurs repaires,

De pâles filaments d'un aspect vénéneux

S'allongent au soleil en enlaçant leurs nœuds;

Et l'oiseau pour sa soif n'a d'autre eau que les gouttes.—

Pleurs amers du rocher,—qui suintent des voûtes.

Cependant ce désert a de puissants attraits

Que n'ont point nos climats et nos sites plus frais.

Où l'ombrage est opaque, où dans des vagues d'herbes

Nagent à plein poitrail les génisses superbes:

C'est que l'œil éternel brille dans ce ciel bleu,

Et que l'homme est si loin qu'on se sent près de Dieu.

O mère du génie! ô divine nourrice!

Des grands cœurs méconnus pâle consolatrice,

Solitude! qui tends tes bras silencieux

Aux ennuyés du monde, aux aspirants des cieux,

Quand pourrai-je avec toi, comme le vieil ermite,

Sur le livre pencher ma tête qui médite!

Plus loin c'est Aligny, qui, le crayon en main,

Comme Ingres le ferait pour un profil humain,

Recherche l'idéal et la beauté d'un arbre,

Et cisèle au pinceau sa peinture de marbre.

Il sait, dans la prison d'un rigide contour,

Enfermer des flots d'air et des torrents de jour,

Et dans tous ses tableaux, fidèle au nom qu'il signe,

Sculpteur athénien, il caresse la ligne,

Et, comme Phidias le corps de sa Vénus,

Polit avec amour le flanc des rochers nus.

Voici la Madeleine.—Une dernière étoile

Luit comme une fleur d'or sur la céleste toile:

La grande repentie, au fond de son désert,

En extase, à genoux, écoute le concert

Que dès l'aube lui donne un orchestre angélique,

Avec le kinnar juif et le rebec gothique.

Un rayon curieux, perçant le dôme épais,

Où les petits oiseaux dorment encore en paix,

Allume une auréole aux blonds cheveux des anges,

Illuminés soudain de nuances étranges,

Tandis que leur tunique et le bout de leurs pieds

Dans l'ombre du matin sont encore noyés.

—Fauve et le teint hâlé comme Cérès la blonde,

La campagne de Rome, embrasée et féconde,

En sillons rutilants jusques à l'horizon

Roule l'océan d'or de sa riche moisson.

Comme d'un encensoir la vapeur embaumée,

Dans le lointain tournoie et monte une fumée,

Et le ciel est si clair, si cristallin, si pur,

Que l'on voit l'infini derrière son azur.

Au-devant, près d'un mur réticulaire, en briques,

Sont quelques laboureurs dans des poses antiques,

Avec leur chien couché, haletant de chaleur,

Cherchant contre le sol un reste de fraîcheur;

Un groupe simple et beau dans sa grâce tranquille,

Que Poussin avoûrait et qu'eût aimé Virgile.

Mais voici que le soir du haut des monts descend:

L'ombre devient plus grise et va s'élargissant;

Le ciel vert a des tons de citron et d'orange.

Le couchant s'amincit et va plier sa frange,

La cigale se tait, et l'on n'entend de bruit

Que le soupir de l'eau qui se divise et fuit.

Sur le monde assoupi les heures taciturnes

Tordent leurs cheveux bruns mouillés des pleurs nocturnes

A peine reste-t-il assez de jour pour voir,

Corot, ton nom modeste écrit dans un coin noir.

Nous voici replongés dans la brume et la pluie,

Sur un pavé de boue et sous un ciel de suie,

Ne voyant plus, au lieu de ces beaux horizons,

Que des angles de murs ou des toits de maisons;

Le vent pleure, la nuit s'étoile de lanternes,

Les ruisseaux miroitants lancent des reflets ternes,

Partout des bruits de char, des chants, des voix, des cris.

Blonde Italie, adieu!—Nous sommes à Paris!

1839.

FATUITÉ

Je suis jeune; la pourpre en mes veines abonde;

Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu,

Et, sans gravier ni toux, ma poitrine profonde

Aspire à pleins poumons l'air du ciel, l'air de Dieu.

Aux vents capricieux qui soufflent de Bohème,

Sans les compter, je jette et mes nuits et mes jours,

Et, parmi les flacons, souvent l'aube au teint blême

M'a surpris dénouant un masque de velours.

Plus d'une m'a remis la clef d'or de son âme,

Plus d'une m'a nommé son maître et son vainqueur,

J'aime, et parfois un ange avec un corps de femme

Le soir descend du ciel pour dormir sur mon cœur.

On sait mon nom; ma vie est heureuse et facile:

J'ai plusieurs ennemis et quelques envieux;

Mais l'amitié chez moi toujours trouve un asile.

Et le bonheur d'autrui n'offense pas mes yeux.

1843.

LES MATELOTS

Sur l'eau bleue et profonde

Nous allons voyageant,

Environnant le monde

D'un sillage d'argent,

Des îles de la Sonde,

De l'Inde au ciel brûlé,

Jusqu'au pôle gelé...

Les petites étoiles

Montrent de leur doigt d'or

De quel côté les voiles

Doivent prendre l'essor;

Sur nos ailes de toiles,

Comme de blancs oiseaux,

Nous effleurons les eaux.

Nous pensons à la terre

Que nous fuyons toujours

A notre vieille mère,

A nos jeunes amours;

Mais la vague légère

Avec son doux refrain

Endort notre chagrin.

Le laboureur déchire

Un sol avare et dur;

L'éperon du navire

Ouvre nos champs d'azur,

Et la mer sait produire,

Sans peine ni travail,

La perle et le corail.

Existence sublime!

Bercés par notre nid,

Nous vivons sur l'abîme

Au sein de l'infini,

Des flots rasant la cime,

Dans le grand désert bleu

Nous marchons avec Dieu!

1841.

LA FUITE

KADIDJA.

Au firmament sans étoile,

La lune éteint ses rayons;

La nuit nous prête son voile;

Fuyons! fuyons!

AHMED.

Ne crains-tu pas la colère

De tes frères insolents,

Le désespoir de ton père,

De ton père aux sourcils blancs?

KADIDJA.

Que m'importent mépris, blâme,

Dangers, malédictions!

C'est dans toi que vit mon âme.

Fuyons! fuyons!

AHMED.

Le cœur me manque; je tremble,

Et, dans mon sein traversé,

De leur kandjar il me semble

Sentir le contact glacé!

KADIDJA.

Née au désert, ma cavale

Sur les blés, dans les sillons,

Volerait, des vents rivale.

Fuyons! fuyons!

AHMED.

Au désert infranchissable,

Sans parasol, pour jeter

Un peu d'ombre sur la table,

Sans tente pour m'abriter...

KADIDJA.

Mes cils te feront de l'ombre,

Et, la nuit, nous dormirons

Sous mes cheveux, tente sombre.

Fuyons! fuyons!

AHMED.

Si le mirage illusoire

Nous cachait le vrai chemin,

Sans vivres, sans eau pour boire,

Tous deux nous mourrions demain.

KADIDJA.

Sous le bonheur mon cœur ploie;

Si l'eau manque aux stations,

Bois les larmes de ma joie.

Fuyons! fuyons!

1845.

GAZHEL

Dans le bain, sur les dalles,

A mon pied négligent

J'aime à voir des sandales

De cuir jaune et d'argent.

En quittant ma baignoire,

Il me plaît qu'une noire

Fasse mordre à l'ivoire

Mes cheveux, manteau brun,

Et, versant l'eau de rose,

Sur mon sein qu'elle arrose,

Comme l'aube et la rose,

Mêle perle et parfum.

J'aime aussi l'odeur fine

De la fleur des Houris;

Sur un plat de la Chine

Des sorbets d'ambre gris,

L'opium, ciel liquide,

Poison doux et perfide,

Qui remplit l'âme vide

D'un bonheur étoilé:

Et, sur l'eau qui réplique,

Un doux bruit de musique

S'échappant d'un caïque

De falots constellé.

J'aime un fez écarlate

De sequins bruissant,

Où partout l'or éclate,

Où reluit le croissant.

L'arbre en fleur où se pose

L'oiseau cher à la rose,

La fontaine où l'eau cause,

Tout me plaît tour à tour;

Mais, au ciel et sur terre,

Le trésor que préfère

Mon cœur jeune et sincère.

C'est amour pour amour!

1845.

DANS UN BAISER, L'ONDE.....

Dans un baiser, l'onde au rivage

Dit ses douleurs;

Pour consoler la fleur sauvage,

L'aube a des pleurs;

Le vent du soir conte sa plainte

Au vieux cyprès,

La tourterelle au térébinthe

Ses longs regrets.

Aux flots dormants, quand tout repose,

Hors la douleur,

La lune parle, et dit la cause

De sa pâleur.

Ton dôme blanc, Sainte-Sophie,

Parle au ciel bleu,

Et, tout rêveur, le ciel confie

Son rêve à Dieu.

Arbre ou tombeau, colombe ou rose,

Onde ou rocher,

Tout, ici-bas, a quelque chose

Pour s'épancher...

Moi, je suis seule, et rien au monde

Ne me répond,

Rien que ta voix morne et profonde,

Sombre Hellespont!

1845.

SULTAN MAHMOUD

Dans mon harem se groupe,

Comme un bouquet

Débordant d'une coupe

Sur un banquet,

Tout ce que cherche ou rêve,

D'opium usé,

En son ennui sans trêve,

Un cœur blasé;

Mais tous ces corps sans âmes

Plaisent un jour.

Hélas! j'ai six cents femmes,

Et pas d'amour!

La biche et l'antilope,

J'ai tout ici,

Asie, Afrique, Europe,

En raccourci;

Teint vermeil, teint d'orange,

Œil noir ou bleu,

Le charmant et l'étrange,

De tout un peu;

Mais tous ces corps sans âmes

Plaisent un jour...

Hélas! j'ai six cents femmes,

Et pas d'amour!

Ni la vierge de Grèce,

Marbre vivant;

Ni la fauve négresse,

Toujours rêvant;

Ni la vive Française,

A l'air vainqueur;

Ni la plaintive Anglaise,

N'ont pris mon cœur!

Tous ces beaux corps sans âmes

Plaisent un jour...

Hélas! j'ai six cents femmes,

Et pas d'amour!

1845.

LE PUITS MYSTÉRIEUX

A travers la forêt de folles arabesques

Que le doigt du sommeil trace au mur de mes nuits,

Je vis, comme l'on voit les Fortunes des fresques,

Un jeune homme penché sur la bouche d'un puits.

Il jetait, par grands tas, dans cette gueule noire

Perles et diamants, rubis et sequins d'or,

Pour faire arriver l'eau jusqu'à sa lèvre, et boire;

Mais le flot flagellé ne montait pas encor.

Hélas! que d'imprudents s'en vont aux puits sans corde,

Sans urne pour puiser le cristal souterrain,

Enfouir leur trésor afin que l'eau déborde,

Comme fit le corbeau dans le vase d'airain!

Hélas! et qui n'a pas, épris de quelque femme,

Pour faire monter l'eau du divin sentiment,

Jeté l'or de son cœur au puits sans fond d'une âme,

Sur l'abîme muet penché stupidement!

1840.

L'ESCLAVE

Captive et peut-être oubliée,

Je songe à mes jeunes amours,

A mes beaux jours,

Et par la fenêtre grillée

Je regarde l'oiseau joyeux,

Fendant les cieux.

Douce et pâle consolatrice,

Espérance, rayon d'en haut,

Dans mon cachot,

Fais-moi, sous ta clarté propice,

A ton miroir faux et charmant

Voir mon amant!

Auprès de lui, belle Espérance,

Porte-moi sur tes ailes d'or,

S'il m'aime encor,

Et, pour endormir ma souffrance,

Suspends mon âme sur son cœur

Comme une fleur!

1840.

LES TACHES JAUNES

Seul, le coude dans la plume,

J'ai froissé jusqu'au matin

Les feuillets d'un gros volume

Plein de grec et de latin;

Car nulle étroite pantoufle

Ne traîne au pied de mon lit,

Et mon chevet n'a qu'un souffle

Sous ma lampe qui pâlit.

Cependant des meurtrissures

Marbrent mon corps, que n'a pas

Tatoué de ses morsures

Un vampire aux blancs appas.

S'il faut croire un conte sombre,

Les morts aimés autrefois

Nous marquent ainsi, dans l'ombre,

Du sceau de leurs baisers froids.

A leurs places, dans nos couches,

Ils s'allongent sous les draps,

Et signent avec leurs bouches

Leur visite sur nos bras.

Seule, une de mes aimées,

Dans son lit noirâtre et frais,

Dort les paupières fermées

Pour ne les rouvrir jamais.

—Soulevant de ta main frêle

Le couvercle du cercueil,

Est-ce toi, dis, pauvre belle,

Qui, la nuit, franchis mon seuil,

Toi qui, par un soir de fête,

A la fin d'un carnaval,

Laissas choir, pâle et muette,

Ton masque et tes fleurs de bal?

O mon amour la plus tendre,

De ce ciel où je te crois,

Reviendrais-tu pour me rendre

Les baisers que tu me dois?

1844.

L'ONDINE ET LE PÊCHEUR

Tous les jours, écartant les roseaux et les branches,

Près du fleuve où j'habite un pêcheur vient s'asseoir,

—Car sous l'onde il a vu glisser des formes blanches,—

Et reste là rêveur, du matin jusqu'au soir.

L'air frémit, l'eau soupire et semble avoir une âme;

Un œil bleu s'ouvre et brille au cœur des nénufars;

Un poisson se transforme et prend un corps de femme,

Et des bras amoureux, et de charmants regards.

«Pêcheur, suis-moi; je t'aime.

Tu seras roi des eaux,

Avec un diadème

D'iris et de roseaux!

Perçant sous l'eau dormante,

Des joncs la verte mante,

Auprès de ton amante

Plonge sans t'effrayer:

A l'autel de rocailles,

Prêt pour nos fiançailles,

Un prêtre à mains d'écailles

Viendra nous marier.

Pêcheur, suis-moi; je t'aime.

Tu seras roi des eaux,

Avec un diadème

D'iris et de roseaux!»

Et déjà le pêcheur a mis le pied dans l'onde

Pour suivre le fantôme au regard fascinant:

L'eau murmure, bouillonne et devient plus profonde,

Et sur lui se ferme en tournant...

«De ma bouche bleuâtre,

Viens, je veux t'embrasser,

Et de mes bras d'albâtre

T'enlacer,

Te bercer,

Te presser!

Sous les eaux, de sa flamme

L'amour sait m'embraser.

Je veux, buvant ton âme,

D'un baiser

M'apaiser,

T'épuiser!...»

1841.

J'AI TOUT DONNÉ POUR RIEN

Or çà, la belle fille,

Ouvrez cette mantille,

C'est trop de cruauté;

Faites-nous cette joie

Que pleinement on voie

Toute votre beauté.

Apprenez-le, mignonne,

Quand le bon Dieu vous donne

Un corps aussi parfait,

C'est afin qu'on le sache,

Et c'est péché qu'on cache

Le présent qu'il a fait.

Aime-moi, je suis riche

Comme un joueur qui triche,

Comme un juif usurier:

On peut m'aimer sans honte,

La couronne de comte

Rayonne à mon cimier.

Je suis, comme doit faire

Tout fils de noble père,

Les usages anciens:

On m'encense à ma place,

Mon prêtre, avant la chasse,

Dit la messe à mes chiens.

J'ai de beaux équipages,

Des valets et des pages

A n'en savoir le nom:

J'ai des vassaux sans nombre

Qui vont baisant mon ombre

Et portent mon pennon.

Soupèse un peu, la belle,

Cette lourde escarcelle,

Hé bien, elle est à toi!

Je veux que ma maîtresse

Fasse envie, en richesse,

A la femme d'un roi.

Tu rejettes mes offres?

Allons, vide tes coffres,

Argentier de Satan!

Fais vite, ou je dépêche,

Juif, ta carcasse sèche

Au diable qui l'attend.

Des robes qu'on déploie,

De velours ou de soie,

Quelle est celle à ton goût?

Ces riches pendeloques,

Qu'entre les doigts tu choques,

Prends, je te donne tout:

Colliers, dont chaque maille,

De cent couleurs s'émaille,

Magnifiques habits,

Beaux satins, fines toiles,

Brocarts semés d'étoiles,

Diamants et rubis!

Oui, pour t'avoir, la belle,

Si tu fais la rebelle,

J'engagerais mon bien...

—Merci, mon gentilhomme,

Reprenez votre somme,

J'ai tout donné pour rien.

1833.

A DES AMIS QUI PARTAIENT
SONNET

Vous partez, chers amis; la brise ride l'onde,

Un beau reflet ambré dore le front du jour;

Comme un sein virginal sous un baiser d'amour,

La voile sous le vent palpite et se fait ronde.

Une écume d'argent brode la vague blonde,

La rive fuit.—Voici Mante et sa double tour,

Puis cent autres clochers qui filent tour à tour;

Puis Rouen la gothique et l'Océan qui gronde.

Au dos du vieux lion, terreur des matelots,

Vous allez confier votre barque fragile,

Et flatter de la main sa crinière de flots.

Horace fit une ode au vaisseau de Virgile:

Moi, j'implore pour vous, dans ces quatorze vers,

Les faveurs de Thétis, la déesse aux yeux verts.

1842.

AMBITION
SONNET

Poëte, dans les cœurs mettre un écho sonore,

Remuer une foule avec ses passions,

Écrire sur l'airain ses moindres actions,

Faire luire son nom sur tous ceux qu'on adore;

Courir en quatre pas du couchant à l'aurore,

Avoir un peuple fait de trente nations,

Voir la terre manquer à ses ambitions,

Être Napoléon, être plus grand encore!

Que sais-je? être Shakspeare, être Dante, être Dieu!

Quand on est tout cela, tout cela, c'est bien peu:

Le monde est plein de vous, le vide est dans votre âme...

Mais qui donc comblera l'abîme de ton cœur?

Que veux-tu qu'on y jette, ô poëte! ô vainqueur?

—Un mot d'amour tombé d'une bouche de femme!

1844.

ESPAÑA
1845

88

ESPAÑA
1845

DÉPART

Avant d'abandonner à tout jamais ce globe,

Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe,

Et de faire à mon tour au pays inconnu

Ce voyage dont nul n'est encor revenu,

J'ai voulu visiter les cités et les hommes,

Et connaître l'aspect de ce monde où nous sommes.

Depuis mes jeunes ans d'un grand désir épris,

J'étouffais à l'étroit dans ce vaste Paris;

Une voix me parlait et me disait:—«C'est l'heure;

«Va, déracine-toi du seuil de ta demeure,

«L'arbre pris par le pied, le minéral pesant,

«Sont jaloux de l'oiseau, sont jaloux du passant;

«Et puisque Dieu t'a fait de nature mobile,

«Qu'il t'a donné la vie, et le sang et la bile,

«Pourquoi donc végéter et te cristalliser

«A regarder les jours sous ton arche passer?

«Il est au monde, il est des spectacles sublimes,

«Des royaumes qu'on voit en gravissant les cimes,

«De noirs Escurials, mystérieux granits,

«Et de bleus océans, visibles infinis.

«Donc, sans t'en rapporter à son image ronde,

«Par toi-même connais la figure du monde.»

Tout bas à mon oreille ainsi la voix chantait,

Et le désir ému dans mon cœur palpitait.

Comme au jour du départ on voit parmi les nues

Tournoyer et crier une troupe de grues,

Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol,

Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol;

Au colombier, le soir, ils rentraient à grand'peine,

Et, des hôtes pensifs qui hantent l'âme humaine,

Il ne s'asseyait plus à mon triste foyer

Que l'ennui, ce fâcheux qu'on ne peut renvoyer!

L'amour aux longs tourments, aux plaisirs éphémères,

L'art et la fantaisie aux fertiles chimères,

L'entretien des amis et les chers compagnons

Intimes dont souvent on ignore les noms,

La famille sincère où l'âme se repose,

Ne pouvaient plus suffire à mon esprit morose;

Et sur l'âpre rocher où descend le vautour

Je me rongeais le foie en attendant le jour.

Je sentais le désir d'être absent de moi-même;

Loin de ceux que je hais et loin de ceux que j'aime,

Sur une terre vierge et sous un ciel nouveau,

Je voulais écouter mon cœur et mon cerveau,

Et savoir, fatigué de stériles études,

Quels baumes contenait l'urne des solitudes,

Quels mots balbutiait avec ses bruits confus,

Dans la rumeur des flots et des arbres touffus,

La nature, ce livre où la plume divine

Écrit le grand secret que nul œil ne devine!

Je suis parti, laissant sur le seuil inquiet,

Comme un manteau trop vieux que l'on quitte à regret

Cette lente moitié de la nature humaine,

L'habitude au pied sûr qui toujours y ramène,

Les pâles visions, compagnes de mes nuits,

Mes travaux, mes amours et tous mes chers ennuis.

La poitrine oppressée et les yeux tout humides,

Avant d'être emporté par les chevaux rapides,

J'ai retourné la tête à l'angle du chemin,

Et j'ai vu, me faisant des signes de la main,

Comme un groupe plaintif d'amantes délaissées,

Sur la porte debout ma vie et mes pensées.

Hélas! que vais-je faire et que vais-je chercher?

L'horizon charme l'œil: à quoi bon le toucher?

Pourquoi d'un pied réel fouler les blondes grèves

Et les rivages d'or de l'univers des rêves?

Poëte, tu sais bien que la réalité

A besoin, pour couvrir sa triste nudité,

Du manteau que lui file à son rouet d'ivoire

L'imagination, menteuse qu'il faut croire;

Que tout homme en son cœur porte son Chanaan,

Et son Eldorado par delà l'Océan.

N'as-tu pas dans tes mains assez crevé de bulles,

De rêves gonflés d'air et d'espoirs ridicules?

Plongeur, n'as-tu pas vu sous l'eau du lac d'azur

Les reptiles grouiller dans le limon impur?

L'objet le plus hideux, que le lointain estompe,

Prend une belle forme où le regard se trompe.

Le mont chauve et pelé doit à l'éloignement

Les changeantes couleurs de son beau vêtement;

Approchez, ce n'est plus que rocs noirs et difformes,

Escarpements abrupts, entassements énormes,

Sapins échevelés, broussailles aux poils roux,

Gouffres vertigineux et torrents en courroux.

Je le sais, je le sais. Déception amère!

Hélas! j'ai trop souvent pris au vol ma chimère!

Je connais quels replis terminent ces beaux corps,

Et la sirène peut m'étaler ses trésors:

A travers sa beauté je vois, sous les eaux noires,

Frétiller vaguement sa queue et ses nageoires.

Aussi ne vais-je pas, de vains mots ébloui,

Chercher sous d'autres cieux mon rêve épanoui;

Je ne crois pas trouver devant moi, toutes faites,

Au coin des carrefours les strophes des poëtes,

Ni pouvoir en passant cueillir à pleines mains

Les fleurs de l'idéal aux chardons des chemins.

Mais je suis curieux d'essayer de l'absence,

Et de voir ce que peut cette sourde puissance;

Je veux savoir quel temps, sans être enseveli,

Je flotterai sur l'eau qui ne garde aucun pli,

Et dans combien de jours, comme un peu de fumée,

Des cœurs éteints s'envole une mémoire aimée.

Le voyage est un maître aux préceptes amers;

Il vous montre l'oubli dans les cœurs les plus chers,

Et vous prouve,—ô misère et tristesse suprême!—

Qu'ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même!

Pauvre atome perdu, point dans l'immensité,

Vous apprenez ainsi votre inutilité.

Votre départ n'a rien dérangé dans le monde;

Déjà votre sillon s'est refermé sur l'onde.

Oublié par les uns, aux autres inconnu,

Dans des lieux ou jamais votre nom n'est venu,

Parmi des yeux distraits et des visages mornes,

Vous allez sur la terre et sur la mer sans bornes.

Par l'absence à la mort vous vous accoutumez.

Cependant l'araignée à vos volets fermés

Suspend sa toile ronde, et la maison déserte

Semble n'avoir plus d'âme et pleurer votre perte,

Et le chien qui s'ennuie et voudrait vous revoir

Au détour du chemin va hurler chaque soir.

1841.

LE PIN DES LANDES

On ne voit en passant par les Landes désertes,

Vrai Saharah français, poudré de sable blanc,

Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes

D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc;

Car, pour lui dérober ses larmes de résine,

L'homme, avare bourreau de la création,

Qui ne vit qu'aux dépens de ceux qu'il assassine,

Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon!

Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte,

Le pin verse son baume et sa séve qui bout,

Et se tient toujours droit sur le bord de la route,

Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.

Le poëte est ainsi dans les Landes du monde;

Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor.

Il faut qu'il ait au cœur une entaille profonde

Pour épancher ses vers, divines larmes d'or!

1840.

L'HORLOGE
Vulnerant omnes, ultima necat.

La voiture fit halte à l'église d'Urrugne,

Nom rauque, dont le son à la rime répugne,

Mais qui n'en est pas moins un village charmant,

Sur un sol montueux perché bizarrement.

C'est un bâtiment pauvre, en grosses pierres grises,

Sans archanges sculptés, sans nervures ni frises,

Qui n'a pour ornement que le fer de sa croix,

Une horloge rustique et son cadran de bois,

Dont les chiffres romains, épongés par la pluie,

Ont coulé sur le fond que nul pinceau n'essuie.

Mais sur l'humble cadran regardé par hasard,

Comme les mots de flamme aux murs de Balthazar,

Comme l'inscription de la porte maudite,

En caractères noirs une phrase est écrite;

Quatre mots solennels, quatre mots de latin,

Où tout homme en passant peut lire son destin:

«Chaque heure fait sa plaie et la dernière achève!»

Oui, c'est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,

Un combat inégal contre un lutteur caché,

Qui d'aucun de nos coups ne peut-être touché;

Et dans nos cœurs criblés, comme dans une cible,

Tremblent les traits lancés par l'archer invisible.

Nous sommes condamnés, nous devons tous périr;

Naître, c'est seulement commencer à mourir,

Et l'enfant, hier encor chérubin chez les anges,

Par le ver du linceul est piqué sous ses langes.

Le disque de l'horloge est le champ du combat,

Où la Mort de sa faux par milliers nous abat;

La Mort, rude joùteur qui suffit pour défendre

L'éternité de Dieu, qu'on voudrait bien lui prendre.

Sur le grand cheval pâle, entrevu par saint Jean,

Les Heures, sans repos, parcourent le cadran;

Comme ces inconnus des chants du moyen âge,

Leurs casques sont fermés sur leur sombre visage,

Et leurs armes d'acier deviennent tour à tour

Noires comme la nuit, blanches comme le jour.

Chaque sœur à l'appel de la cloche s'élance,

Prend aussitôt l'aiguille ouvrée en fer de lance,

Et toutes, sans pitié, nous piquent en passant,

Pour nous tirer du cœur une perle de sang,

Jusqu'au jour d'épouvante où paraît la dernière

Avec le sablier et la noire bannière;

Celle qu'on n'attend pas, celle qui vient toujours,

Et qui se met en marche au premier de nos jours!

Elle va droit à vous, et, d'une main trop sûre,

Vous porte dans le flanc la suprême blessure,

Et remonte à cheval, après avoir jeté

Le cadavre au néant, l'âme à l'éternité!

Urrugne, 1841.

A LA BIDASSOA.....

A la Bidassoa, près d'entrer en Espagne,

Je descendis, voulant regarder la campagne,

Et l'île des Faisans, et l'étrange horizon,

Pendant qu'on nous timbrait d'un nouvel écusson.

Et je vis, en errant à travers le village,

Un homme qui mettait des balles hors d'usage,

Avec un gros marteau, sur un quartier de grès,

Pour en faire du plomb et le revendre après.

Car la guerre a versé sur ces terres fatales

De son urne d'airain une grêle de balles,

Une grêle de mort que nul soleil ne fond.

Hélas! ce que Dieu fait, les hommes le défont!

Sur un sol qui n'attend qu'une bonne semaille

De leurs sanglantes mains ils sèment la mitraille!

Aussi les laboureurs vendent, au lieu de blé,

Des boulets recueillis dans leur champ constellé.

Mais du ciel épuré descend la Paix sereine,

Qui répand de sa corne une meilleure graine,

Fait taire les canons à ses pieds accroupis,

Et presse sur son cœur une gerbe d'épis.

Behobie, 1840.

SAINTE CASILDA
SONNET

A Burgos, dans un coin de l'église déserte,

Un tableau me surprit par son effet puissant:

Un ange, pâle et fier, d'un ciel fauve descend,

A sainte Casilda portant la palme verte.

Pour l'œuvre des bourreaux la vierge découverte

Montre sur sa poitrine, albâtre éblouissant,

A la place des seins, deux ronds couleur de sang,

Distillant un rubis par chaque veine ouverte.

Et les seins déjà morts, beaux lis coupés en fleur,

Blancs comme les morceaux d'une Vénus de marbre,

Dans un bassin d'argent gisent au pied d'un arbre.

Mais la sainte en extase, oubliant sa douleur,

Comme aux bras d'un amant, de volupté se pâme,

Car aux lèvres du Christ elle suspend son âme!

Burgos.

EN ALLANT A LA CHARTREUSE DE MIRAFLORES

Oui, c'est une montée âpre, longue et poudreuse,

Un revers décharné, vrai site de Chartreuse.

Les pierres du chemin, qui croulent sous les pieds,

Trompent à chaque instant les pas mal appuyés.

Pas un brin d'herbe vert, pas une teinte fraîche;

On ne voit que des murs bâtis en pierre sèche,

Des groupes contrefaits d'oliviers rabougris,

Au feuillage malsain couleur de vert-de-gris,

Des pentes au soleil, que nulle fleur n'égaie,

Des roches de granit et des ravins de craie,

Et l'on se sent le cœur de tristesse serré...

Mais, quand on est en haut, coup d'œil inespéré!

L'on aperçoit là-bas, dans le bleu de la plaine,

L'église où dort le Cid près de doña Chimène!

Cartuja de Miraflores, 1841.

LA FONTAINE DU CIMETIÈRE

A la morne Chartreuse, entre des murs de pierre,

En place du jardin l'on voit un cimetière,

Un cimetière nu comme un sillon fauché,

Sans croix, sans monument, sans tertre qui se hausse:

L'oubli couvre le nom, l'herbe couvre la fosse;

La mère ignorerait où son fils est couché.

Les végétations maladives du cloître

Seules sur ce terrain peuvent germer et croître,

Dans l'humidité froide à l'ombre des longs murs;

Des morts abandonnés douces consolatrices,

Les fleurs n'oseraient pas incliner leurs calices

Sur le vague tombeau de ces dormeurs obscurs.

Au milieu, deux cyprès à la noire verdure

Profilent tristement leur silhouette dure,

Longs soupirs de feuillage élancés vers les cieux,

Pendant que du bassin d'une avare fontaine

Tombe en frange effilée une nappe incertaine,

Comme des pleurs furtifs qui débordent des yeux.

Par les saints ossements des vieux moines filtrée,

L'eau coule à flots si clairs dans la vasque éplorée,

Que pour en boire un peu je m'approchai du bord.

Dans le cristal glacé quand je trempai ma lèvre,

Je me sentis saisi par un frisson de fièvre:

Cette eau de diamant avait un goût de mort!

Cartuja de Miraflores, 1841.

LE CID ET LE JUIF
IMITÉ DE SEPULVEDA

Le Cid, ce gagneur de batailles,

Ce géant plus grand que nos tailles,

A San-Pedro de Cardena,

—Don Alfonse ainsi l'ordonna,—

Conservé par un puissant baume,

Bardé de fer, coiffé du heaume,

Repose en un riche tombeau,

Ayant pour siége un escabeau;

Sur sa cuirasse, en nappe blanche,

Sa barbe de neige s'épanche

Avec ampleur et majesté.

Pour le défendre, à son côté

Pend Tisona, sa bonne épée,

Au sang more et chrétien trempée.

A le voir assis, quoique mort,

On dirait d'un vivant qui dort.

Depuis sept ans dans cette pose,

De ses exploits il se repose;

Et pour voir son corps vénéré,

Tous les ans, au jour consacré,

A San-Pedro la foule abonde.

—Une fois, que la nef profonde

Était déserte, et qu'au saint lieu

Le Cid, resté seul avec Dieu,

Rêvait dans son tombeau sans garde,

Un juif arrive et le regarde,

Et parlant en soi-même ainsi,

Il se dit tout pensif: «Ceci

Est le corps du Cid, du grand homme,

Du vainqueur que partout on nomme!

On m'a raconté bien souvent

Que nul n'eût osé lui vivant,

Se risquer dans cette entreprise

De toucher à sa barbe grise.

Maintenant, il gît morne et froid;

Son bras, qui répandait l'effroi,

La mort le désarme et l'attache:

Je vais lui toucher la moustache,

Nous verrons s'il se fâchera

Et quelle mine il nous fera;

Le monde est loin, rien ne m'empêche

De tirer à moi cette mèche.»

—Afin d'accomplir son dessein,

Le juif sordide étend la main...

Mais, avant que la barbe sainte

Par ses doigts crochus soit atteinte,

Le noble époux de Ximena,

A plein poing prenant Tisona.

Sort du fourreau deux pieds de lame...

Le juif, l'épouvante dans l'âme,

Tombe le front sur le pavé,

Et, par les moines relevé,

Raconte l'aventure étrange;

Puis de religion il change,

Et sous le nom de Diego Gil

Entre au couvent.—Ainsi soit-il.

San-Pedro de Cardeno, 1843.

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