← Retour

Poésies Complètes - Tome 2

16px
100%

EN PASSANT A VERGARA
No vaya usted a ver eso, que le dara gana de remitar.

Nous avions avec nous une jeune Espagnole,

A l'allure hardie, à la toilette folle,

Au grand front éclatant comme un marbre poli,

Où la réflexion n'a jamais fait un pli,

Encadré de cheveux qui venaient en désordre

Sur un col satiné nonchalamment se tordre;

Des sourcils de velours avec de grands yeux noirs

Renvoyant des éclairs comme un piége à miroirs;

Un rire éblouissant, épanoui, sonore,

Belle fleur de gaîté qu'un seul mot fait éclore;

Des dents de jeune loup, pures comme du lait,

Dont l'émail insolent sans trêve étincelait;

Une taille cambrée en cavale andalouse;

Des pieds mignons à rendre une reine jalouse;

Et puis sur tout cela je ne sais quoi de fou,

Des mouvements d'oiseau dans les poses du cou,

De petits airs penchés, des tournures de hanches

De certaines façons de porter ses mains blanches,

Comme dans les tableaux où le vieux Zurbaran,

Sous le nom d'une sainte, en habit sévillan,

Représente une dame avec des pendeloques,

Des plumes, du clinquant et des modes baroques.

Or, pendant que j'errais dans la vaste fonda,

Attendant qu'on servit la olla podrida,

Et que je regardais, ardent à tout connaître,

La cage du grillon pendue à la fenêtre,

Un mort passa,—partant pour le royaume noir,

Et comme je voulais descendre pour le voir

(Car sur le front des morts le rêveur cherche à lire

Ce terrible secret qu'aucun d'eux n'a pu dire),

L'Espagnole, posant ses doigts blancs sur mon bras,

Me retint et me dit:—Oh! ne descendez pas,

Cela vous donnerait, à coup sûr, la nausée!—

Elle jeta ces mots vaguement, sans pensée,

De cet air de dégoût mêlé d'un peu d'effroi

Qu'on aurait en parlant d'un reptile au corps froid.

Ce spectacle, effrayant pour le héros lui-même,

Qui fait pâlir encor le front du chartreux blême

Après vingt ans de jeûne et d'angoisses passés,

Un crâne sous la main, entre des murs glacés,

La mort n'a donc pour toi ni leçon ni tristesse?

Et parce que tu bois le vin de ta jeunesse,

Que tes cheveux sont noirs et tes regards ardents,

Qu'il n'est pas une tache aux perles de tes dents,

Tu crois vivre toujours, sans qu'à ton front splendide

Le temps avec son ongle ose écrire une ride?

Et tu méprises fort, dans ton éclat vermeil,

Le cadavre au teint vert qui dort le grand sommeil?

Et pourtant ce débris fut le temple d'une âme;

Ce néant a vécu; cette lampe sans flamme,

Que la bouche inconnue a soufflée en passant,

Naguère eut le rayon qui t'éclaire à présent.—

Sans doute; mais pourquoi plonger dans ces mystères?

Laissons rêver les morts dans leurs lits solitaires,

En conversation avec le ver impur!

A nous la vie, à nous le soleil et l'azur,

A nous tout ce qui chante, à nous tout ce qui brille,

Les courses de taureaux dans Madrid ou Séville,

Les pesants picadors et les légers chulos,

Les mules secouant leurs grappes de grelots,

Les chevaux éventrés, et le taureau qui râle

Fondant, l'épée au cou, sur le matador pâle!

A nous la castagnette, à nous le pandéro,

La cachucha lascive et le gai boléro;

Le jeu de l'éventail, le soir, aux promenades,

Et sous le balcon d'or les molles sérénades!

Les vivants sont charmants et les morts sont affreux.—

Oui;—mais le ver un jour rongera ton œil creux,

Et comme un fruit gâté, superbe créature,

Ton beau corps ne sera que cendre et pourriture;

Et le mort outragé, se levant à demi,

Dira, le regard lourd d'avoir longtemps dormi:

—Dédaigneuse! à ton tour tu donnes la nausée,

Ta figure est déjà bleue et décomposée,

Tes parfums sont changés en fétides odeurs,

Et tu n'es qu'un ramas d'effroyables laideurs!

Vergara, 1841.

LES YEUX BLEUS DE LA MONTAGNE

On trouve dans les monts des lacs de quelques toises,

Purs comme des cristaux, bleus comme des turquoises,

Joyaux tombés du doigt de l'ange Ithuriel,

Où, le chamois craintif, lorsqu'il vient pour y boire,

S'imagine, trompé par l'optique illusoire,

Laper l'azur du ciel.

Ces limpides bassins, quand le jour s'y reflète,

Ont comme la prunelle une humide paillette;

Et ce sont les yeux bleus, au regard calme et doux,

Par lesquels la montagne en extase contemple,

Forgeant quelque soleil dans le fond de son temple,

Dieu, l'ouvrier jaloux!

Guadarrama, 1840.

LA PETITE FLEUR ROSE

Du haut de la montagne,

Près de Guadarrama,

On découvre l'Espagne

Comme un panorama.

A l'horizon sans borne,

Le grave Escurial

Lève son dôme morne,

Noir de l'ennui royal;

Et l'on voit dans l'estompe

Du brouillard cotonneux,

Si loin que l'œil s'y trompe,

Madrid, point lumineux!

La montagne est si haute,

Que ses flancs de granit

N'ont que l'aigle pour hôte,

Pour maison que son nid;

Car l'hiver pâle assiége

Les pics étincelants,

Tout argentés de neige,

Comme des vieillards blancs.

J'aime leur crête pure,

Même aux tièdes saisons

D'une froide guipure

Bordant les horizons;

Les nuages sublimes,

Ainsi que d'un turban

Chaperonnant leurs cimes

De pluie et d'ouragan;

Le pin, dont les racines,

Comme de fortes mains,

Déchirent les ravines

Sur le flanc des chemins,

Et l'eau diamantée

Qui, sous l'herbe courant,

D'un caillou tourmentée,

Chuchote un nom bien grand!

Mais, avant toute chose,

J'aime, au cœur du rocher,

La petite fleur rose,

La fleur qu'il faut chercher!

Guadarrama, 1840.

A MADRID

Dans le boudoir ambré d'une jeune marquise,

Grande d'Espagne, belle, et d'une grâce exquise,

Au milieu de la table, à la place des fleurs,

Frais groupe mariant et parfums et couleurs,

Grimaçait sur un plat une tête coupée,

Sculptée en bois et peinte, et dans le sang trempée,

Le front humide encor des suprêmes sueurs,

L'œil vitreux et blanchi de ces pâles lueurs

Dont la lampe de l'âme en s'éteignant scintille;

Chef-d'œuvre affreux, signé Montañès de Séville,

D'une vérité telle et d'un si fin travail,

Qu'un bourreau n'aurait su reprendre un seul détail.

La marquise disait:—Voyez donc quel artiste!

Nul sculpteur n'a jamais fait les saint Jean-Baptiste

Et rendu les effets du damas sur un col

Comme ce Sévillan, Michel-Ange espagnol!

Quelle imitation dans ces veines tranchées,

Où le sang perle encore en gouttes mal séchées!

Et comme dans la bouche on sent le dernier cri

Sons le fer jaillissant de ce gosier tari!—

En me disant cela d'une voix claire et douce,

Sur l'atroce sculpture elle passait son pouce,

Coquette, souriant d'un sourire charmant,

L'œil humide et lustré comme pour un amant.

Madrid, 1843.

SÉGUIDILLE

Un jupon serré sur les hanches,

Un peigne énorme à son chignon

Jambe nerveuse et pied mignon.

Œil de feu, teint pâle et dents blanches.

Alza! olà!

Voilà

La véritable Manola.

Gestes hardis, libre parole,

Sel et piment à pleine main,

Oubli parfait du lendemain,

Amour fantasque et grâce folle,

Alza! olà!

Voilà

La véritable Manola.

Chanter, danser aux castagnettes,

Et, dans les courses de taureaux,

Juger les coups des toreros,

Tout en fumant des cigarettes;

Alza! olà!

Voilà

La véritable Manola.

1843.

SUR LE PROMÉTHÉE DU MUSÉE DE MADRID
SONNET

Hélas! il est cloué sur les croix du Caucase,

Le Titan qui, pour nous, dévalisa les cieux!

Du haut de son calvaire il insulte les dieux,

Raillant l'Olympien dont la foudre l'écrase.

Mais du moins, vers le soir, s'accoudant à la base

Du rocher où se tord le grand audacieux,

Les nymphes de la mer, des larmes dans les yeux,

Échangent avec lui quelque plaintive phrase.

Toi, cruel Ribeira, plus dur que Jupiter,

Tu fais de ses flancs creux, par d'affreuses entailles,

Couler à flots de sang des cascades d'entrailles!

Et tu chasses le chœur des filles de la mer;

Et tu laisses hurler, seul dans l'ombre profonde,

Le sublime voleur de la flamme féconde!

Madrid, 1843.

RIBEIRA

Il est des cœurs épris du triste amour du laid.

Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse

Que Naple a salué du nom d'Espagnolet.

Rien ne put amollir ton âpreté féroce,

Et le splendide azur du ciel italien

N'a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.

Chez toi, l'on voit toujours le noir Valencien,

Paysan hasardeux, mendiant équivoque,

More que le baptême à peine a fait chrétien.

Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque:

Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux,

Étalant un ulcère à côté d'une loque;

Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux,

Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise;

Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.

Tu ne dédaignes rien de ce que l'on méprise;

Nul haillon, Ribeira, par toi n'est rebuté:

Le vrai, toujours le vrai, c'est ta seule devise!

Et tu sais revêtir d'une étrange beauté

Ces trois monstres abjects, effroi de l'art antique,

La Douleur, la Misère et la Caducité.

Pour toi, pas d'Apollon, pas de Vénus pudique;

Tu n'admets pas un seul de ces beaux rêves blancs

Taillés dans le paros ou dans le pentélique.

Il te faut des sujets sombres et violents

Où l'ange des douleurs vide ses noirs calices,

Où la hache s'émousse aux billots ruisselants.

Tu sembles enivré par le vin des supplices,

Comme un César romain dans sa pourpre insulté,

Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.

Avec quelle furie et quelle volupté

Tu retournes la peau du martyr qu'on écorche,

Pour nous en faire voir l'envers ensanglanté!

Aux pieds des patients comme tu mets la torche!

Dans le flanc de Caton comme tu fais crier

La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche!

D'où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier?

Quelle dent t'a mordu, qui te donne la rage,

Pour tordre ainsi l'espèce humaine et la broyer?

Que t'a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage,

Quel ennemi secret, de tes coups poursuis-tu?

Pour tant de sang versé quel était donc l'outrage?

Ce martyr, c'est le corps d'un rival abattu;

Et ce n'est pas toujours au cœur de Prométhée

Que fouille l'aigle fauve avec son bec pointu.

De quelle ambition du ciel précipitée,

De quel espoir traîné par des coursiers sans frein,

Ton âme de démon était-elle agitée?

Qu'avais-tu donc perdu pour être si chagrin?

De quels amours tournés se composaient tes haines,

Et qui jalousais-tu, toi peintre souverain?

Les plus grands cœurs, hélas! ont les plus grandes peines;

Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs;

Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.

Un jour, las de l'horrible et des noires couleurs,

Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige,

Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,

Des nymphes dans les bois que le satyre assiége,

Des amours endormis sur un sein frémissant,

Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrége;

Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang,

Et quand du haut des cieux, apportant l'auréole,

Sur le front de tes saints l'ange de Dieu descend,

En détournant les yeux, il la pose et s'envole!

Madrid, 1844.

L'ESCURIAL

Posé comme un défi tout près d'une montagne,

L'on aperçoit de loin dans la morne campagne

Le sombre Escurial, à trois cents pieds du sol,

Soulevant sur le coin de son épaule énorme,

Éléphant monstrueux, la coupole difforme,

Débauche de granit du Tibère espagnol.

Jamais vieux pharaon, aux flancs d'un mont d'Égypte,

Ne fit pour sa momie une plus noire crypte;

Jamais sphinx au désert n'a gardé plus d'ennui;

La cicogne s'endort au bout des cheminées;

Partout l'herbe verdit les cours abandonnées;

Moines, prêtres, soldats, courtisans, tout a fui!

Et tout semblerait mort, si du bord des corniches,

Des mains des rois sculptés, des frontons et des niches

Avec leurs cris charmants et leur folle gaîté,

Il ne s'envolait pas des essaims d'hirondelles,

Qui, pour le réveiller, agacent à coups d'ailes

Le géant assoupi qui rêve éternité!...

Escurial, 1840.

LE ROI SOLITAIRE

Je vis cloîtré dans mon âme profonde,

Sans rien d'humain, sans amour, sans amis,

Seul comme un dieu, n'ayant d'égaux au monde

Que mes aïeux sous la tombe endormis!

Hélas! grandeur veut dire solitude.

Comme une idole au geste surhumain,

Je reste là, gardant mon attitude,

La pourpre au dos, le monde dans la main.

Comme Jésus, j'ai le cercle d'épines;

Les rayons d'or du nimbe sidéral

Percent ma peau comme des javelines,

Et sur mon front perle mon sang royal.

Le bec pointu du vautour héraldique

Fouille mon flanc en proie aux noirs soucis:

Sur son rocher, le Prométhée antique

N'était qu'un roi sur son fauteuil assis.

De mon olympe entouré de mystère,

Je n'entends rien que la voix des flatteurs;

C'est le seul bruit qui des bruits de la terre

Puisse arriver à de telles hauteurs,

Et si parfois mon peuple, qu'on outrage,

En gémissant entre-choque ses fers:

—Sire! dormez, me dit-on, c'est l'orage,

Les cieux bientôt vont devenir plus clairs.

Je puis tout faire, et je n'ai plus d'envie.

Ah! si j'avais seulement un désir!

Si je sentais la chaleur de la vie!

Si je pouvais partager un plaisir!

Mais le soleil va toujours sans cortége;

Les plus hauts monts sont aussi les plus froids;

Et nul été ne peut fondre la neige

Sur les sierras et dans le cœur des rois!

Escurial, 1841.

LA VIERGE DE TOLÈDE

On vénère à Tolède une image de Vierge,

Devant qui toujours tremble une lueur de cierge;

Poupée étincelante en robe de brocart,

Comme si l'or était plus précieux que l'art!

Et sur cette statue on raconte une histoire

Qu'un enfant de six mois refuserait de croire,

Mais que doit accepter comme une vérité

Tout poëte amoureux de la sainte beauté.

Quand la Reine des cieux, au grand saint Ildefonse,

Pour le récompenser de la grande réponse,

Quittant sa tour d'ivoire au paradis vermeil,

Apporta la chasuble en toile de soleil,

Par curiosité, par caprice de femme,

Elle alla regarder la belle Notre-Dame,

Ouvrage merveilleux dans l'Espagne cité,

Rêve d'ange amoureux, à deux genoux sculpté,

Et devant ce portrait resta toute pensive

Dans un ravissement de surprise naïve.

Elle examina tout:—le marbre précieux;

Le travail patient, chaste et minutieux;

La jupe roide d'or comme une dalmatique;

Le corps mince et fluet dans sa grâce gothique;

Le regard virginal tout baigné de langueur,

Et le petit Jésus endormi sur son cœur.

Elle se reconnut et se trouva si belle,

Qu'entourant de ses bras la sculpture fidèle,

Elle mit, au moment de remonter aux cieux,

Au front de son image un baiser radieux.

Ah! que de tels récits, dont la raison s'étonne

Dans ce siècle trop clair pour que rien y rayonne,

Au temps de poésie où chacun y croyait,

Devait calmer le cœur de l'artiste inquiet!

Faire admirer au ciel l'ouvrage de la terre,

Cet espoir étoilait l'atelier solitaire,

Et le ciseau pieux longtemps avec amour

Pour le baiser divin caressait le contour.

Si la Vierge, à Paris, avec son auréole,

Sur les autels païens de notre âge frivole

Descendait et venait visiter son portrait,

Croyez-vous, ô sculpteurs, qu'elle s'embrasserait?

Tolède, 1841.

IN DESERTO

Les pitons des sierras, les dunes du désert,

Où ne pousse jamais un seul brin d'herbe vert;

Les monts aux flancs zébrés de tuf, d'ocre et de marne,

Et que l'éboulement de jour en jour décharne,

Le grès plein de micas papillotant aux yeux,

Le sable sans profit buvant les pleurs des cieux,

Le rocher refrogné dans sa barbe de ronce,

L'ardente solfatare avec la pierre-ponce,

Sont moins secs et moins morts aux végétations

Que le roc de mon cœur ne l'est aux passions.

Le soleil de midi, sur le sommet aride,

Répand à flots plombés sa lumière livide,

Et rien n'est plus lugubre et désolant à voir

Que ce grand jour frappant sur ce grand désespoir.

Le lézard pâmé bâille, et parmi l'herbe cuite

On entend résonner les vipères en fuite.

Là, point de marguerite au cœur étoilé d'or,

Point de muguet prodigue égrenant son trésor;

Là, point de violette ignorée et charmante,

Dans l'ombre se cachant comme une pâle amante,

Mais la broussaille rousse et le tronc d'arbre mort,

Que le genou du vent, comme un arc, plie et tord:

Là, pas d'oiseau chanteur, ni d'abeille en voyage,

Pas de ramier plaintif déplorant son veuvage;

Mais bien quelque vautour, quelque aigle montagnard,

Sur le disque enflammé fixant son œil hagard,

Et qui, du haut du pic où son pied prend racine,

Dans l'or fauve du soir durement se dessine.

Tel était le rocher que Moïse, au désert,

Toucha de sa baguette, et dont le flanc ouvert,

Tressaillant tout à coup, fit jaillir en arcade

Sur les lèvres du peuple une fraîche cascade.

Ah! s'il venait à moi, dans mon aridité,

Quelque reine des cœurs, quelque divinité,

Une magicienne, un Moïse femelle,

Traînant dans le désert les peuples après elle,

Qui frappât le rocher dans mon cœur endurci,

Comme de l'autre roche, on en verrait aussi

Sortir en jets d'argent des eaux étincelantes,

Où viendraient s'abreuver les racines des plantes;

Où les pâtres errants conduiraient leurs troupeaux

Pour se coucher à l'ombre et prendre le repos;

Où, comme en un vivier, les cigognes fidèles

Plongeraient leurs grands becs et laveraient leurs ailes.

La Guardia.

STANCES

Maintenant,—dans la plaine ou bien dans la montagne,

Chêne ou sapin, un arbre est en train de pousser,

En France, en Amérique, en Turquie, en Espagne,

Un arbre sous lequel un jour je puis passer.

Maintenant,—sur le seuil d'une pauvre chaumière,

Une femme, du pied agitant un berceau,

Sans se douter qu'elle est la parque filandière,

Allonge entre ses doigts l'étoupe d'un fuseau.

Maintenant,—loin du ciel à la splendeur divine,

Comme une taupe aveugle en son étroit couloir,

Pour arracher le fer au ventre de la mine,

Sous le sol des vivants plonge un travailleur noir.

Maintenant,—dans un coin du monde que j'ignore,

Il existe une place où le gazon fleurit,

Où le soleil joyeux boit les pleurs de l'aurore,

Où l'abeille bourdonne, où l'oiseau chante et rit.

Cet arbre qui soutient tant de nids sur ses branches,

Cet arbre épais et vert, frais et riant à l'œil,

Dans son tronc renversé l'on taillera des planches,

Les planches dont un jour on fera mon cercueil!

Cette étoupe qu'on file et qui, tissée en toile,

Donne une aile au vaisseau dans le port engourdi,

A l'orgie une nappe, à la pudeur un voile,

Linceul, revêtira mon cadavre verdi!

Ce fer que le mineur cherche au fond de la terre

Aux brumeuses clartés de son pâle fanal,

Hélas! le forgeron quelque jour en doit faire

Le clou qui fermera le couvercle fatal!

A cette même place où mille fois peut-être

J'allai m'asseoir, le cœur plein de rêves charmants,

S'entr'ouvrira le gouffre où je dois disparaître,

Pour descendre au séjour des épouvantements!

Manche, 1843.

EN PASSANT PRÈS D'UN CIMETIÈRE

Qu'est-ce que le tombeau?—Le vestiaire où l'âme,

Au sortir du théâtre et son rôle joué,

Dépose ses habits d'enfant, d'homme ou de femme,

Comme un masque qui rend un costume loué!

Manche, 1844.

LES TROIS GRACES DE GRENADE

A vous, Martirio, Dolorès, Gracia,

Sœurs de beauté, bouquet de la tertulia,

Que tout fin cavalier nomme à la promenade

Les Nymphes du Jénil, les perles de Grenade,

A vous ces vers écrits en langage inconnu

Par l'étranger de France à l'Alhambra venu,

Où votre nom, seul mot que vous y saurez lire,

Attirera vos yeux et vous fera sourire,

Si, franchissant flots bleus et monts aux blonds sommets,

Ce livre jusqu'à vous peut arriver jamais.

Douce Martirio, je crois te voir encore,

Fraîche à faire jaunir les roses de l'aurore,

Dans ton éclat vermeil, dans ta fleur de beauté,

Comme une pêche intacte au duvet velouté,

Avec tes yeux nacrés, ciel aux astres d'ébène,

Et ta bouche d'œillet épanouie à peine,

Si petite vraiment qu'on n'y saurait poser,

Même quand elle rit, que le quart d'un baiser.

Je te vois déployant ta chevelure brune,

Et nous questionnant pour savoir si quelqu'une

Dans notre France avait les cheveux assez longs,

Pour filer d'un seul jet de la nuque aux talons.

Et toi qui demeurais, ainsi qu'une sultane,

Dans un palais moresque aux murs de filigrane,

Dolorès, belle enfant à l'œil déjà rêveur,

Que nous reconduisions,—ô la douce faveur!

Sans duègne revêche et sans parents moroses,

Prés du Généralife où sont les lauriers-roses,

Te souvient-il encor de ces deux étrangers

Qui demandaient toujours à voir les orangers,

Les boleros dansés au son des séguidilles,

Les basquines de soie et les noires mantilles?

Nous parlions l'espagnol comme toi le français,

Nous commencions les mots et tu les finissais,

Et, malgré notre accent au dur jota rebelle,

Tu comprenais très-bien que nous te trouvions belle.

Quoiqu'il fît nuit, le ciel brillait d'un éclat pur,

Cent mille astres, fleurs d'or, s'entr'ouvraient dans l'azur

Et, de son arc d'argent courbant les cornes blanches,

La lune décochait ses flèches sous les branches;

La neige virginale et qui ne fond jamais

Scintillait vaguement sur les lointains sommets,

Et du ciel transparent tombait un jour bleuâtre

Qui, baignant ton front pur des pâleurs de l'albâtre,

Te faisait ressembler à la jeune péri

Revenant visiter son Alhambra chéri.

Pour toi les derniers vers, toi que j'aurais aimée,

Gracia, tendre fleur dont mon âme charmée,

Pour l'avoir respirée un moment, gardera

Un long ressouvenir qui la parfumera.

Comment peindre tes yeux aux paupières arquées,

Tes tempes couleur d'or, de cheveux noirs plaquées.

Ta bouche de grenade où luit le feu vermeil

Que dans le sang du More alluma le soleil?

L'Orient tout entier dans tes regards rayonne,

Et bien que Gracia soit le nom qu'on te donne,

Et que jamais objet n'ait été mieux nommé,

Tu devrais t'appeler Zoraïde ou Fatmé!

Grenade, 1842.

J'ÉTAIS MONTÉ PLUS HAUT.....

J'étais monté plus haut que l'aigle et le nuage;

Sous mes pieds s'étendait un vaste paysage,

Cerclé d'un double azur par le ciel et la mer;

Et les crânes pelés des montagnes géantes

En foule jaillissaient des profondeurs béantes,

Comme de blancs écueils sortant du gouffre amer.

C'était un vaste amas d'éboulements énormes,

Des rochers grimaçant dans des poses difformes,

Des pics dont l'œil à peine embrasse la hauteur,

Et, la neige faisant une écume à leur crête;

On eût dit une mer prise un jour de tempête,

Un chaos attendant le mot du Créateur.

Là dorment les débris des races disparues,

Le vieux monde noyé sous les ondes accrues,

Le Béhémot biblique et le Léviathan.

Chaque mont de la chaîne, immense cimetière,

Cache un corps monstrueux dans son ventre de pierre,

Et ses blocs de granit sont des os de Titan!

Sierra-Nevada.

CONSOLATION

Ne sois pas étonné si la foule, ô poëte,

Dédaigne de gravir ton œuvre jusqu'au faîte;

La foule est comme l'eau qui fuit les hauts sommets:

Où le niveau n'est pas, elle ne vient jamais.

Donc, sans prendre à lui plaire une peine perdue,

Ne fais pas d'escalier à ta pensée ardue:

Une rampe aux boîteux ne rend pas le pied sûr.

Que le pic solitaire escalade l'azur,

L'aigle saura l'atteindre avec un seul coup d'aile,

Et posera son pied sur la neige éternelle,

La neige immaculée, au pur reflet d'argent,

Pour que Dieu, dans son œuvre allant et voyageant,

Comprenne que toujours on fréquente les cimes

Et qu'on monte au sommet des poëmes sublimes.

Sierra-Nevada, 1841.

DANS LA SIERRA

J'aime d'un fol amour les monts fiers et sublimes!

Les plantes n'osent pas poser leurs pieds frileux

Sur le linceul d'argent qui recouvre leurs cimes;

Le soc s'émousserait à leurs pics anguleux.

Ni vigne aux bras lascifs, ni blés dorés, ni seigles;

Rien qui rappelle l'homme et le travail maudit.

Dans leur air libre et pur nagent des essaims d'aigles,

Et l'écho du rocher siffle l'air du bandit.

Ils ne rapportent rien et ne sont pas utiles;

Ils n'ont que leur beauté, je le sais, c'est bien peu;

Mais, moi, je les préfère aux champs gras et fertiles,

Qui sont si loin du ciel qu'on n'y voit jamais Dieu!

Sierra-Nevada, 1840.

LE POËTE ET LA FOULE

La plaine un jour disait à la montagne oisive:

—Rien ne vient sur ton front des vents toujours battu!

Au poëte, courbé sur sa lyre pensive,

La foule aussi disait:—Rêveur, à quoi sers-tu?

La montagne en courroux répondit à la plaine:

—C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol;

Du midi dévorant je tempère l'haleine,

J'arrête dans les cieux les nuages au vol!

Je pétris de mes doigts la neige en avalanches,

Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers,

Et je verse, du bout de mes mamelles blanches,

En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers.

Le poëte, à son tour, répondit à la foule:

—Laissez mon pâle front s'appuyer sur ma main.

N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule,

Fait jaillir une source où boit le genre humain?

Sierra-Nevada.

LE CHASSEUR

Je suis enfant de la montagne,

Comme l'isard, comme l'aiglon,

Je ne descends dans la campagne

Que pour ma poudre et pour mon plomb

Puis je reviens, et de mon aire

Je vois en bas l'homme ramper,

Si haut placé que le tonnerre

Remonterait pour me frapper.

Je n'ai pour boire, après ma chasse,

Que l'eau du ciel dans mes deux mains;

Mais le sentier par où je passe

Est vierge encor de pas humains.

Dans mes poumons nul souffle immonde!

En liberté je bois l'air bleu,

Et nul vivant en ce bas monde

Autant que moi n'approche Dieu.

Pour mon berceau j'eus un nid d'aigle

Comme un héros ou comme un roi,

Et j'ai vécu sans frein ni règle,

Plus haut que l'homme et que la loi.

Après ma mort une avalanche

De son linceul me couvrira,

Et sur mon corps la neige blanche,

Tombeau d'argent, s'élèvera.

Sierra-Nevada.

L'ÉCHELLE D'AMOUR
SÉRÉNADE

Sur le balcon où tu te penches

Je veux monter... efforts perdus!

Il est trop haut, et tes mains blanches

N'atteignent pas mes bras tendus.

Pour déjouer ta duègne avare,

Jette un collier, un ruban d'or;

Ou des cordes de ta guitare

Tresse une échelle, ou bien encor...

Ote tes fleurs, défais ton peigne,

Penche sur moi tes cheveux longs,

Torrent de jais dont le flot baigne

Ta jambe ronde et tes talons.

Aidé par cette échelle étrange,

Légèrement je gravirai,

Et jusqu'au ciel, sans être un ange,

Dans les parfums je monterai!

1841.

J'AI DANS MON CŒUR ....

J'ai dans mon cœur, dont tout voile s'écarte,

Deux bancs d'ivoire, une table en cristal,

Où sont assis, tenant chacun leur carte,

Ton faux amour et mon amour loyal.

J'ai dans mon cœur, dans mon cœur diaphane

Ton nom chéri qu'enferme un coffret d'or;

Prends-en la clef, car nulle main profane

Ne doit l'ouvrir ni ne l'ouvrit encor.

Fouille mon cœur, ce cœur que tu dédaignes

Et qui pourtant n'est peuplé que de toi,

Et tu verras, mon amour, que tu règnes

Sur un pays dont nul homme n'est roi!

Grenade, 1841.

LE LAURIER DU GÉNÉRALIFE

Dans le Généralife, il est un laurier-rose,

Gai comme la victoire, heureux comme l'amour.

Un jet d'eau, son voisin, l'enrichit et l'arrose:

Une perle reluit dans chaque fleur éclose,

Et le frais émail vert se rit des feux du jour.

Il rougit dans l'azur comme une jeune fille;

Ses fleurs, qui semblent vivre, ont des teintes de chair

On dirait, à le voir sous l'onde qui scintille,

Une odalisque nue attendant qu'on l'habille,

Cheveux en pleurs, au bord du bassin au flot clair.

Le laurier, je l'aimais d'une amour sans pareille;

Chaque soir, près de lui, j'allais me reposer;

A l'une de ses fleurs, bouche humide et vermeille,

Je suspendais ma lèvre, et parfois, ô merveille!

J'ai cru sentir la fleur me rendre mon baiser...

Généralife, 1843.

LA LUNE ET LE SOLEIL

Le soleil dit à la lune:

—Que fais-tu sur l'horizon?

Il est bien tard, à la brune,

Pour sortir de sa maison.

L'honnête femme, à cette heure,

Défile son chapelet,

Couche son enfant qui pleure,

Et met la barre au volet.

Le follet court sur la dune;

Gitanas, chauves-souris,

Rôdent en cherchant fortune;

Noirs ou blancs, tous chats sont gris.

Des planètes équivoques

Et des astres libertins,

Croyant que tu les provoques,

Suivront tes pas clandestins.

La nuit, dehors on s'enrhume.

Vas-tu prendre encor ce soir

Le brouillard pour lit de plume

Et l'eau du lac pour miroir?

Réponds-moi.—J'ai cent retraites

Sur la terre et dans les cieux,

Monsieur mon frère; et vous êtes

Un astre bien curieux!

Généralife, 1844.

LETRILLA

Enfant, pourquoi tant de parure,

Sur ton sein ces rouges colliers,

Ta clef d'argent à ta ceinture,

Ces beaux rubans à tes souliers?

—La neige fond sur la montagne;

L'œil bleu du printemps nous sourit.

Je veux aller à la campagne

Savoir si le jasmin fleurit.—

Pour moi ni printemps ni campagne;

Pour moi pas de jasmin en fleur;

Car une peine m'accompagne,

Car un chagrin me tient au cœur.

Grenade.

J'ALLAIS PARTIR.....

J'allais partir; doña Balbine

Se lève et prend à sa bobine

Un long fil d'or;

A mon bouton elle le noue,

Et puis me dit, baisant ma joue

—Restez encor!

Par l'un des bouts ce fil, trop frêle

Pour retenir un infidèle,

Tient à mon cœur...

Si vous partez, mon cœur s'arrache:

Un nœud si fort à vous m'attache,

O mon vainqueur!

—Pourquoi donc prendre à ta bobine

Pour me fixer, doña Balbine,

Un fil doré?

A ton lit qu'un cheveu m'enchaîne,

Se brisât-il, sois-en certaine,

Je resterai!

Grenade.

J'AI LAISSÉ DE MON SEIN DE NEIGE.....

J'ai laissé de mon sein de neige

Tomber un œillet rouge à l'eau

Hélas! comment le reprendrai-je

Mouillé par l'onde du ruisseau?

Voilà le courant qui l'entraîne!

Bel œillet aux vives couleurs,

Pourquoi tomber dans la fontaine?

Pour t'arroser j'avais mes pleurs!

Grenade.

LE SOUPIR DU MORE

Ce cavalier qui court vers la montagne,

Inquiet, pâle au moindre bruit,

C'est Boabdil, roi des Mores d'Espagne,

Qui pouvait mourir, et qui fuit!

Aux Espagnols Grenade s'est rendue;

La croix remplace le croissant,

Et Boabdil pour sa ville perdue

N'a que des pleurs et pas de sang...

Sur un rocher nommé Soupir-du-More,

Avant d'entrer dans la Sierra,

Le fugitif s'assit, pour voir encore

De loin Grenade et l'Alhambra:

«Hier, dit-il, j'étais calife;

Comme un dieu vivant adoré,

Je passais du Généralife

A l'Alhambra peint et doré!

J'avais, loin des regards profanes,

Des bassins aux flots diaphanes

Où se baignaient trois cents sultanes;

Mon nom partout jetait l'effroi!

Hélas! ma puissance est détruite;

Ma vaillante armée est en fuite,

Et je m'en vais sans autre suite

Que mon ombre derrière moi!

«Fondez, mes yeux, fondez en larmes!

Soupirs profonds venus du cœur,

Soulevez l'acier de mes armes:

Le Dieu des chrétiens est vainqueur!

Je pars, adieu, beau ciel d'Espagne,

Darro, Jénil, verte campagne,

Neige rose de la montagne;

Adieu, Grenade, mes amours!

Riant Alhambra, tours vermeilles,

Frais jardins remplis de merveilles,

Dans mes rêves et dans mes veilles,

Absent, je vous verrai toujours!»

Sierra d'Elvire, 1844.

DEUX TABLEAUX DE VALDÈS LÉAL

Après l'autel sculpté, le Moïse célèbre,

Et le saint Jean de Dieu sous sa charge funèbre,

A Séville on fait voir, dans le grand hôpital,

Deux tableaux singuliers de Juan Valdès Léal.

Ce Valdès possédait, Young de la peinture,

Les secrets de la mort et de la sépulture,

Comme le Titien les splendides couleurs,

Il aimait les tons verts, les blafardes pâleurs,

Le sang de la blessure et le pus de la plaie,

Les martyrs en lambeaux étalés sur la claie,

Les cadavres pourris, et dans des plats d'argent,

Parmi du sang caillé, les têtes de saint Jean;

—Un vrai peintre espagnol, catholique et féroce,

Par la laideur terrible et la souffrance atroce,

Redoublant dans le cœur de l'homme épouvanté

L'angoisse de l'enfer et de l'éternité.

Le premier,—toile étrange où manquent les figures.—

N'est qu'un vaste fouillis d'étoffes, de dorures,

De vases, d'objets d'art, de brocarts opulents,

Miroités de lumière et de rayons tremblants.

Tous les trésors du monde et toutes les richesses:

Les coffres-forts des juifs, les écrins des duchesses,

Sur de beaux tapis turcs de grandes fleurs brodés,

Rompant leur ventre d'or, semblent s'être vidés.

Ce ne sont que ducats, quadruples et cruzades,

Un Pactole gonflé débordant en cascades,

Une mine livrant aux regards éblouis

Ses diamants en fleur dans l'ombre épanouis;

L'éventail pailleté comme un papillon brille;

Sur la guitare encor vibre une séguidille;

Et, parmi les flacons, un coquet masque noir

De ses yeux de velours semble rire au miroir;

Des bracelets rompus les perles défilées

S'égrènent au hasard avec les fleurs mêlées,

Et l'on voit s'échapper les billets et les vers

Des cassettes de laque aux tiroirs entr'ouverts.

En prodiguant ainsi les attributs de fête,

Quelle noire antithèse avais-tu dans la tête?

Quel sombre épouvantail ton pinceau sépulcral

Voulait-il évoquer, pâle Valdès Léal?

Pour te montrer si gai, si clair, si coloriste,

Il fallait, à coup sûr, que tu fusses bien triste;

Car tu n'as pas pour but de faire luire aux yeux

Un bouquet de palette, un prisme radieux,

Comme un Vénitien qui, dans sa folle joie,

Verse à flots le velours et chiffonne la soie.

Tu voulais, au milieu de ce luxe éperdu,

Faire surgir plus morne et plus inattendu

Le convive importun, l'affamé parasite,

Dont nul amphitryon n'élude la visite.

En effet,—le voici, l'œil cave et le front ras,

Qui dans la fête arrive, un cercueil sous le bras,

Ricane affreusement de sa bouche élargie,

Et met, brusque éteignoir, sa main sur la bougie.

Les heureux, les puissants, les sages et les fous,

Ainsi la maigre main doit nous éteindre tous!

Hélas! depuis le temps que le vieux monde dure,

Nous la savons assez, cette vérité dure,

Sans nous montrer, Valdès, ce cauchemar affreux,

Ce masque au nez de trèfle, aux grands orbites creux,

Trous ouverts sur le vide, et qui font voir dans l'ombre

Les abîmes béants de l'éternité sombre!

Un autre eût borné là sa terrible leçon

Et se fût contenté de ce premier frisson,

Mais Valdès te connaît, bienheureuse Séville,

De l'Espagne moresque ô la plus belle fille!

Toi, dont le petit pied trempe au Guadalquivir,

Et qui reçus du ciel tout ce qui peut ravir:

Les orangers vermeils et les frais lauriers-roses,

Le plaisir nonchalant, l'oubli de toutes choses,

L'amour et la beauté sous un soleil de feu,

Les plus riches présents qu'à la terre ait faits Dieu!

Il sait que, pour jeter à ton âme distraite

La morose pensée et l'angoisse secrète,

Pour faire dans ta joie apparaître la mort,

Il faut crier bien haut, il faut frapper bien fort!

Dans la seconde toile, où d'une lampe avare

Tombe sinistrement une lumière rare,

Des cercueils tout ouverts sont par file rangés,

Avec leurs habitants gravement allongés.

D'abord, c'est un évêque ayant encor sa mitre,

Qui semble présider le lugubre chapitre;

D'un geste machinal il bénit vaguement

Tout le peuple livide autour de lui dormant.

Son front luit comme un os, et, dans ses dures pinces,

L'agonie a serré son nez aux ailes minces;

Aux angles de sa bouche, aux plis de son menton,

Déjà la moisissure a jeté son coton;

Le ver ourdit sa toile au fond de ses yeux caves,

Et, marquant leur chemin par l'argent de leurs baves,

Les hideux travailleurs de la destruction

Font sur ce maigre corps leur plaie ou leur sillon;

Par ses gants décousus entre la mouche noire,

Et le gusano court sur ses habits de moire.

Tous ces affreux détails sont peints complaisamment,

Comme un portrait chéri tracé par un amant,

Et nul Italien rêvant de sa madone,

Dans l'outremer limpide et dans l'air qui rayonne,

Plus amoureusement n'a caressé les traits

De quelque Fornarine aux célestes attraits.

Plus loin, c'est un bravache à la moustache épaisse,

Armé de pied en cap en son étroite caisse.

La putréfaction qui lui gonfle les chairs

Au bistre de son teint a mêlé des tons verts;

Sa tête va rouler comme une orange mûre,

Car le ver a trouvé le joint de son armure.

Hélas! fier capitan, le maigre spadassin

A sa botte secrète et son coup assassin!

Fût-on prévôt de salle ou maître en fait d'escrime,

Dans ce duel suprême on est toujours victime.

Au dernier plan, couverts de linceuls en lambeaux,

Des morts de tout état, jadis jeunes et beaux,

Élégants cavaliers, superbes courtisanes,

Dont un jaune rayon fait reluire les crânes,

Cauchemars grimaçants, monstrueuses laideurs,

Du sinistre caveau peuplent les profondeurs.

Jamais ce lourd sommeil, plein de rêves étranges,

Qui fait voir aux dormeurs les démons ou les anges;

Cette attitude morne et cet abattement

Du pécheur sans espoir qui pense au jugement;

Cet ennui de la mort qui regrette la vie,

Le soleil, le ciel bleu, la lumière ravie,

N'ont été mieux rendus qu'en ce dernier tableau,

Qui fait Valdès Réal rival de Murillo.

Pour que l'allégorie aux yeux n'offre aucun doute,

Perçant dans un éclair les ombres de la voûte,

La main de l'inconnu, la main que Balthazar

Vit écrire à son mur des mots compris trop tard,

Apparaît soutenant des balances égales:

Un des plateaux chargé de tiares papales,

De couronnes de rois, de sceptres, d'écussons;

L'autre, de vils rebuts, d'ordure et de tessons.

Tout a le même poids aux balances suprêmes.

Voilà donc votre sens, mystérieux emblèmes!

Et vous nous promettez, pour consolation,

La triste égalité de la corruption!

Séville, 1841.

A ZURBARAN

Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l'ombre,

Glissez silencieux sur les dalles des morts,

Murmurant des Pater et des Ave sans nombre,

Quel crime expiez-vous par de si grands remords?

Fantômes tonsurés, bourreaux à face blême,

Pour le traiter ainsi, qu'a donc fait votre corps?

Votre corps, modelé par le doigt de Dieu même,

Que Jésus-Christ, son fils, a daigné revêtir,

Vous n'avez pas le droit de lui dire: Anathème!

Je conçois les tourments et la foi du martyr,

Les jets de plomb fondu, les bains de poix liquide,

La gueule des lions prête à vous engloutir,

Sur un rouet de fer les boyaux qu'on dévide,

Toutes les cruautés des empereurs romains;

Mais je ne comprends pas ce morne suicide!

Pourquoi donc, chaque nuit, pour vous seuls inhumains,

Déchirer votre épaule à coups de discipline,

Jusqu'à ce que le sang ruisselle sur vos reins?

Pourquoi ceindre toujours la couronne d'épine,

Que Jésus sur son front ne mit que pour mourir,

Et frapper à plein poing votre maigre poitrine?

Croyez-vous donc que Dieu s'amuse à voir souffrir,

Et que ce meurtre lent, cette froide agonie,

Fasse pour vous le ciel plus facile à s'ouvrir?

Cette tête de mort entre vos doigts jaunie,

Pour ne plus en sortir, qu'elle rentre au charnier;

Que votre fosse soit par un autre finie.

L'esprit est immortel, on ne peut le nier;

Mais dire, comme vous, que la chair est infâme,

Statuaire divin, c'est te calomnier!

Pourtant quelle énergie et quelle force d'âme

Ils avaient, ces chartreux, sous leur pâle linceul,

Pour vivre, sans amis, sans famille et sans femme,

Tout jeunes, et déjà plus glacés qu'un aïeul,

N'ayant pour horizon qu'un long cloître en arcades,

Avec une pensée, en face de Dieu seul!

Tes moines, Lesueur, près de ceux-là sont fades.

Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi

Leurs yeux plombés d'extase et leurs têtes malades,

Le vertige divin, l'enivrement de foi

Qui les fait rayonner d'une clarté fiévreuse,

Et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi.

Comme son dur pinceau les laboure et les creuse!

Aux pleurs du repentir comme il ouvre des lits

Dans les rides sans fond de leur face terreuse!

Comme du froc sinistre il allonge les plis;

Comme il sait lui donner les pâleurs du suaire.

Si bien que l'on dirait des morts ensevelis!

Qu'il vous peigne en extase au fond du sanctuaire,

Du cadavre divin baisant les pieds sanglants,

Fouettant votre dos bleu comme un fléau bat l'aire,

Vous promenant rêveurs le long des cloîtres blancs,

Par file assis à table au frugal réfectoire,

Toujours il fait de vous des portraits ressemblants.

Deux teintes seulement, clair livide, ombre noire;

Deux poses, l'une droite et l'autre à deux genoux,

A l'artiste ont suffi pour peindre votre histoire.

Forme, rayon, couleur, rien n'existe pour vous,

A tout objet réel vous êtes insensibles,

Car le ciel vous enivre et la croix vous rend fous;

Et vous vivez muets, inclinés sur vos bibles,

Croyant toujours entendre aux plafonds entr'ouverts

Éclater brusquement les trompettes terribles!

Ô moines! maintenant, en tapis frais et verts,

Sur les fosses par vous à vous-mêmes creusées,

L'herbe s'étend:—Eh bien! que dites-vous aux vers?

Quels rêves faites-vous? quelles sont vos pensées?

Ne regrettez-vous pas d'avoir usé vos jours

Entre ces murs étroits, sous ces voûtes glacées?

Ce que vous avez fait, le feriez-vous toujours?...

Séville, 1844.

PERSPECTIVE
SONNET

Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,

Quand l'œil à l'horizon se tourne avec regret,

Les dômes, les clochers font comme une forêt;

A chaque tour de roue il surgit une aiguille.

D'abord la Giralda, dont l'ange d'or scintille,

Rose dans le ciel bleu, darde son minaret;

La cathédrale énorme à son tour apparaît

Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville.

De près, l'on n'aperçoit que des fragments d'arceaux

Un pignon biscornu, l'angle d'un mur maussade

Cache la flèche ouvrée et la riche façade.

Grands hommes, obstrués et masqués par les sots,

Comme les hautes tours par les toits de la ville,

De loin vos fronts grandis montent dans l'air tranquille!

Sur le Guadalquivir, 1844.

AU BORD DE LA MER

La lune de ses mains distraites

A laissé choir, du haut de l'air,

Son grand éventail à paillettes

Sur le bleu tapis de la mer.

Pour le ravoir elle se penche

Et tend son beau bras argenté,

Mais l'éventail fuit sa main blanche,

Par le flot qui passe emporté.

Au gouffre amer pour te le rendre,

Lune, j'irais bien me jeter,

Si tu voulais du ciel descendre,

Au ciel si je pouvais monter!

Malaga, 1841.

SAINT CHRISTOPHE D'ECIJA

J'ai vu dans Ecija, vieille ville moresque,

Aux clochers de faïence, aux palais peints à fresque,

Sous les rayons de plomb du soleil étouffant,

Un colosse doré qui portait un enfant.

Un pilier de granit, d'ordre salomonique,

Servait de piédestal au vieillard athlétique;

Sa colossale main sur un tronc de palmier

S'appuyait largement et le faisait plier;

Et tous ses nerfs roidis par un effort étrange,

Comme ceux de Jacob dans sa lutte avec l'ange,

Semblaient suffire à peine à soutenir le poids

De ce petit enfant qui tenait une croix!

—Quoi! géant aux bras forts, à la poitrine large,

Tu te courbes vaincu par cette faible charge,

Et ta dorure, où tremble une fauve lueur,

Semble fondre et couler sur ton corps en sueur!

—Ne sois pas étonné si mes genoux chancellent,

Si mes nerfs sont roidis, si mes tempes ruissellent.

Certes, je suis de bronze et taillé de façon

A passer les vigueurs d'Hercule et de Samson!

Mon poignet vaut celui du vieux Crotoniate;

Il n'est pas de taureau que d'un coup je n'abatte,

Et je fends les lions avec mes doigts nerveux;

Car nulle Dalila n'a touché mes cheveux.

Je pourrais, comme Atlas, poser sur mes épaules

La corniche du ciel et les essieux des pôles;

Mais je ne puis porter cet enfant de six mois

Avec son globe bleu surmonté d'une croix;

Car c'est le fruit divin de la Vierge féconde,

L'enfant prédestiné, le rédempteur du monde;

C'est l'esprit triomphant, le Verbe souverain:

Un tel poids fait plier même un géant d'airain!

Ecija, 1841.

PENDANT LA TEMPÊTE

La barque est petite et la mer immense;

La vague nous jette au ciel en courroux,

Le ciel nous renvoie au flot en démence:

Près du mât rompu prions à genoux!

De nous à la tombe il n'est qu'une planche.

Peut-être ce soir, dans un lit amer,

Sous un froid linceul fait d'écume blanche,

Irons-nous dormir, veillés par l'éclair!

Fleur du paradis, sainte Notre-Dame,

Si bonne aux marins en péril de mort,

Apaise le vent, fais taire la lame,

Et pousse du doigt notre esquif au port.

Nous te donnerons, si tu nous délivres,

Une belle robe en papier d'argent,

Un cierge à festons pesant quatre livres,

Et, pour ton Jésus, un petit saint Jean.

Cadix, 1844.

LES AFFRES DE LA MORT
(SUR LES MURS D'UNE CHARTREUSE)

O toi qui passes par ce cloître,

Songe à la mort!—Tu n'es pas sûr

De voir s'allonger et décroître,

Une autre fois, ton ombre au mur.

Frère, peut-être cette dalle

Qu'aujourd'hui, sans songer aux morts,

Tu soufflettes de ta sandale,

Demain pèsera sur ton corps!

La vie est un plancher qui couvre

L'abîme de l'éternité:

Une trappe soudain s'entr'ouvre

Sous le pécheur épouvanté;

Le pied lui manque, il tombe, il glisse:

Que va-t-il trouver? le ciel bleu

Ou l'enfer rouge? le supplice

Ou la palme? Satan ou Dieu?...

Souvent sur cette idée affreuse

Fixe ton esprit éperdu:

Le teint jaune et la peau terreuse,

Vois-toi sur un lit étendu.

Vois-toi brûlé, transi de fièvre,

Tordu comme un bois vert au feu,

Le fiel crevé, l'âme à la lèvre,

Sanglotant le suprême adieu,

Entre deux draps, dont l'un doit être

Le linceul où l'on te coudra;

Triste habit que nul ne veut mettre,

Et que pourtant chacun mettra.

Représente-toi bien l'angoisse

De ta chair flairant le tombeau,

Tes pieds crispés, ta main qui froisse

Tes couvertures en lambeau.

En pensée, écoute le râle,

Bramant comme un cerf aux abois,

Pousser sa note sépulcrale

Par ton gosier rauque et sans voix.

Le sang quitte tes jambes roides,

Les ombres gagnent ton cerveau,

Et sur ton front les perles froides

Coulent comme aux murs d'un caveau.

Les prêtres à soutane noire,

Toujours en deuil de nos péchés,

Apportent l'huile et le ciboire,

Autour de ton grabat penchés.

Tes enfants, ta femme et tes proches

Pleurent en se tordant les bras,

Et déjà le sonneur aux cloches

Se suspend pour sonner ton glas.

Le fossoyeur a pris sa bêche

Pour te creuser ton dernier lit,

Et d'une terre brune et fraîche

Bientôt ta fosse se remplit.

Ta chair délicate et superbe

Va servir de pâture aux vers,

Et tu feras pousser de l'herbe

Plus drue avec des brins plus verts.

Donc, pour n'être pas surpris, frère,

Aux transes du dernier moment,

Réfléchis!—La mort est amère

A qui vécut trop doucement.

Sur ce, frère, que Dieu t'accorde

De trépasser en bon chrétien,

Et te fasse miséricorde;

Ici-bas, nul ne peut plus rien!

1843.

ADIEUX A LA POÉSIE
SONNET

Allons, ange déchu, ferme ton aile rose;

Ote ta robe blanche et tes beaux rayons d'or;

Il faut, du haut des cieux où tendait ton essor,

Filer comme une étoile, et tomber dans la prose.

Il faut que sur le sol ton pied d'oiseau se pose.

Marche au lieu de voler: il n'est pas temps encor;

Renferme dans ton cœur l'harmonieux trésor;

Que ta harpe un moment se détende et repose.

O pauvre enfant du ciel, tu chanterais en vain:

Ils ne comprendraient pas ton langage divin;

A tes plus doux accords leur oreille est fermée!

Mais, avant de partir, mon bel ange à l'œil bleu,

Va trouver de ma part ma pâle bien-aimée,

Et pose sur son front un long baiser d'adieu!

1844.

164

POÉSIES NOUVELLES
POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES
—1831-1872—

167

POÉSIES NOUVELLES
POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES
—1831-1872—

A JEAN DUSEIGNEUR
SCULPTEUR
ODE

I

Oh! mon Jean Duseigneur, que le siècle où nous sommes

Est mauvais pour nous tous, oseurs et jeunes hommes,

Religieux de l'art que l'on nous a gâté!

L'on ne croit plus à rien;—le stylet du sarcasme

A tué tout amour et tout enthousiasme;

Le présent est désenchanté.

L'on cherche, l'on raisonne; au fond de chaque chose

On fouille avidement, jusqu'à trouver la prose,

Comme si l'on voulait se prouver son néant.

Tout est grêle et mesquin dans cette époque étroite

Où Victor Hugo, seul, porte sa tête droite

Et crève les plafonds de son crâne géant.

L'avenir menaçant, dans ses noires ténèbres,

Ne présente à nos yeux que visions funèbres,

Un aveugle destin au gouffre nous conduit;

Pour guider notre esquif sur cette mer profonde,

Dont tous les vents ligués fouettent, en grondant, l'onde,

Pas une étoile dans la nuit!

L'art et les dieux s'en vont.—La jeune poésie

Fait de la terre au ciel voler sa fantaisie

Et plie à tous les tons sa pure et chaste voix.

On ne l'écoute pas.—Ses chants que rien n'égale

Sont perdus comme ceux de la pauvre cigale,

Du grillon du foyer ou de l'oiseau des bois.

Craignant le temps rongeur pour son œuvre fragile,

Le sculpteur veut changer son plâtre et son argile

A l'airain de Corinthe, au marbre de Paros:

Le riche, gorgé d'or, marchande son salaire,

Hésite, et n'ose pas lui jeter de quoi faire

L'éternité de ses héros.

Le peintre, tourmentant sa palette féconde,

D'un pinceau créateur fait entrer tout un monde

Dans quelques pieds de toile, et, vrai comme un miroir,

A chaque objet doublé redonne une autre vie.

—Par d'ignobles pensers la foule poursuivie,

Sans avoir compris rien, retourne à son comptoir.

II

Qu'est devenu ce temps où, dans leur gloire étrange,

Le jeune Raphaël et le vieux Michel-Ange

Éblouissaient l'époque à genoux devant eux,

Où, comme les autels, la peinture était sainte?

L'artiste conservait à son front une teinte

Du nimbe de ses bienheureux.

Et Jules-Deux régnait, nature riche et large

Qui portait tout un siècle et jouait sous la charge;

Il ployait Michel-Ange avec son bras de fer,

Et, le voyant trembler, sachant qu'il n'était qu'homme,

Au dôme colossal de Saint-Pierre de Rome

Le traînait, en jurant, allumer son enfer.

Tout était grand alors comme l'âme du maître;

Car il avait au cœur—ce Bonaparte prêtre—

Des choses que n'ont point les rois de ce temps-ci;

De tout homme ici-bas il pressentait le rôle,

Et disait à chacun, lui frappant sur l'épaule:

«Marche! ta gloire est par ici!»

III

Et puis, là-bas, à Rome, au pied des sept collines,

Parmi ces ponts, ces arcs, immortelles ruines,

Ces marbres animés par de puissantes mains,

Ces vases, ces tableaux, ces bronzes et ces fresques,

Ces édifices grecs, latins, goths ou mauresques,

Ces chefs-d'œuvre de l'art qui pavent les chemins,

Tout dans ce beau climat offre une poésie

Dont, si rude qu'on soit, on a l'âme saisie.

Qui ne serait poëte en face de ce ciel,

Baldaquin de saphir, coupole transparente,

Où, par les citronniers la tiède brise errante,

Ressemble aux chansons d'Ariel?...

Quel plaisir! quel bonheur!—Une lumière nette

Découpe au front des tours la moindre colonnette;

Les palais, les villas, les couvents dans le bleu

Profilent hardiment leur silhouette blanche;

Une fleur, un oiseau pendent de chaque branche,

Chaque prunelle roule un diamant de feu.

Le petit chevrier hâlé de la Sabine,

Le bandit de l'Abruzze avec sa carabine,

Le moine à trois mentons qui dit son chapelet,

Le chariot toscan, traîné de bœufs difformes

Qui fixent gravement sur vous leurs yeux énormes,

Le pêcheur drapé d'un filet;

La vieille mendiante au pied de la Madone,

L'enfant qui joue auprès, tout pose, tout vous donne

Des formes et des tons qui ne sont point ailleurs.

Baigné du même jour qui fit Paul Véronèse

Le coloriste fier doit se sentir à l'aise,

Loin du public bourgeois, loin des écrivailleurs.

Partout de l'harmonie! En ce pays de fées,

La voix ne connaît pas de notes étouffées;

Tout vibre et retentit, les mots y sont des chants,

La musique est dans l'air,—parler bientôt s'oublie:

Comme ailleurs on respire, on chante en Italie;

Le grand opéra court les champs.

C'est là, mon Duseigneur, qu'on peut aimer et vivre.

Oh! respirer cet air si doux qu'il vous enivre,

Ce parfum d'oranger, de femme et de soleil,

Près de la mer d'azur aux bruissements vagues,

Dont le vent frais des nuits baise en passant les vagues,

Se sentir en aller dans un demi-sommeil!

Oh! sur le fût brisé d'une colonne antique,

Sous le pampre qui grimpe au long du blanc portique,

Avoir à ses genoux une comtadina

Au collier de corail, à la jupe écarlate,

Cheveux de jais, œil brun où la pensée éclate,

Une sœur de Fornarina!

IV

Tout cela, c'est un rêve.—Il nous faut, dans la brume

De ce Paris grouillant qui bourdonne et qui fume,

Traîner des jours éteints, dès leur aube ternis;

Pour perspective avoir des façades blafardes,

Ouïr le bruit des chars et ces plaintes criardes

De l'ouragan qui bat à nos carreaux jaunis!

Voir sur le ciel de plomb courir les pâles nues,

Les grêles marronniers bercer leurs cimes nues

Longtemps avant le soir, derrière les toits gris,

Le soleil s'enfoncer comme un vaisseau qui sombre,

Et le noir crépuscule ouvrir son aile sombre,

Son aile de chauve-souris...

Et jamais de rayon qui brille dans l'ondée!

Dans cette vie abstraite et d'ombres inondée,

Jamais de point de feu, de paillette de jour;

C'est un intérieur de Rembrandt dont on voile

La dalle lumineuse et la mystique étoile;

C'est une nuit profonde où se perd tout contour!

V

Pourtant l'ange aux yeux bleus, aux ailes roses, l'ange

De l'inspiration, sur les chemins de fange,

Pour arriver à toi, pose ses beaux pieds blancs,

Et l'auréole d'or qui couronne sa tête

Dans ses cils diaprés des sept couleurs, projette

Des fantômes étincelants.

Alors, devant les yeux de ton âme en extase,

Chatoyante d'or faux, toute folle de gaze,

Comme aux pages d'Hugo ton cœur la demanda,

Avec ses longs cheveux que le vent roule et crêpe,

Jambe fine, pied leste et corsage de guêpe,

Vrai rêve oriental, passe l'Esméralda.

Roland le paladin, qui, l'écume à la bouche,

Sous un sourcil froncé, roule un œil fauve et louche,

Et sur les rocs aigus qu'il a déracinés,

Nud, enragé d'amour, du feu dans la narine,

Fait saillir les grands os de sa forte poitrine

Et tord ses membres enchaînés.

Puis la tête homérique et napoléonienne

De notre roi Victor!—que sais-je, moi? la mienne,

Celle de mon Gérard et de Pétrus Borel,

Et d'autres qu'en jouant tu fais, d'un doigt agile,

Palpiter dans la cire et vivre dans l'argile;

—Assez pour, autrefois, rendre un nom immortel!

Si trois cents ans plus tôt Dieu nous avait fait naître,

Parmi tous ces hauts noms, l'on en eût mis peut-être

D'autres qui maintenant meurent désavoués;

Car nous n'étions pas faits pour cette époque immonde

Et nous avons manqué notre entrée en ce monde,

Où nos rôles étaient joués...

Septembre 1831.

ÉPIGRAPHE
PLACÉE EN TÊTE DE: SOUS LA TABLE
(Dans les Jeunes-France)

Qu'est-ce que la vertu? Rien, moins que rien, un mot

A rayer de la langue. Il faudrait être sot

Comme un provincial débarqué par le coche,

Pour y croire. Un filou, la main dans votre poche,

Concourra pour le prix Monthyon. Chaude encor

D'adultères baisers payés au poids de l'or,

Votre femme dira: Je suis honnête femme.

Mentez, pillez, tuez, soyez un homme infâme,

Ne croyez pas en Dieu, vous serez marguillier;

Et, quand vous serez mort, un joyeux héritier,

Ponctuant chaque mot de larmes ridicules,

Fera, sur votre tombe, en lettres majuscules

Ecrire: Bon ami, bon père, bon époux,

Excellent citoyen, et regretté de tous.

La vertu! c'était bon quand on était dans l'arche.

La mode en est passée, et le siècle qui marche

Laisse au bord du chemin, ainsi que des haillons,

Toutes les vieilles lois des vieilles nations.

Donc, sans nous soucier de la morale antique,

Nous tous, enfants perdus de cet âge critique,

Au bruit sourd du passé qui s'écroule au néant,

Dansons gaîment au bord de l'abîme béant,

Voici le punch qui bout et siffle dans la coupe:

Que la bande joyeuse autour du bol se groupe!

En avant les viveurs! Usons bien nos beaux ans;

Faisons les lords Byrons et les petits dons Juans;

Fumons notre cigare, embrassons nos maîtresses;

Enivrons-nous, amis, de toutes les ivresses,

Jusqu'à ce que la Mort, cette vieille catin,

Nous tire par la manche au sortir d'un festin,

Et, nous amadouant de sa voix douce et fausse,

Nous fasse aller cuver notre vin dans la fosse.

(La Farce du Monde, Moralité.)

ÉPIGRAPHES
PLACÉES EN TÊTE DE DANIEL JOVARD
(Dans les Jeunes-France)

I

Quel saint transport m'agite, et quel est mon délire!

Un souffle a fait vibrer les cordes de ma lyre;

O Muses, chastes sœurs, et toi, grand Apollon,

Daignez guider mes pas dans le sacré vallon!

Soutenez mon essor, faites couler ma veine,

Je veux boire à longs traits les eaux de l'Hyppocrène,

Et, couché sur leurs bords, au pied des myrtes verts,

Occuper les échos à redire mes vers.

Daniel Jovard, avant sa conversion.

II

Par l'enfer! je me sens un immense désir

De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,

Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,

Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte.

Le même Daniel Jovard, après sa conversion.

WLADISLAS III
SURNOMMÉ LE VARNÉNIEN (1424-1444)
CHANT HISTORIQUE
(Traduit littéralement du polonais)

En quelque sorte que ce soit, il ne lui fut jamais possible de faire retourner le Roy; car il estimoit trop indigne du lieu qu'il tenoit et du sang dont il estoit sorty, qu'on l'eust veu desmarcher un seul pas en arrière.

Tout que vers le soir son cheval ayant par les janissaires esté tué sous luy, fut à la fin mis à mort ce très-valeureux et invincible Prince, digne certes d'une plus longue vie.

(Blaise de Vigenère, Les Chroniques et Annales de Pologne, 1573)

Une grande journée en Pologne connue,

Ce fut lorsque naquit à Jagellon un fils:

Toute la nation célébra sa venue

Avec de joyeux cris.

En ce temps-là Witold, achevant de soumettre

Les Russiens du Wolga combattus vaillamment.

Revint, et salua le jeune roi son maître

D'un tendre embrassement.

Soulevant hautement l'enfant à tête blonde,

Il dit ceci: «Seigneur de la terre et des cieux,

Faites que ce cher prince en tous pays du monde

Devienne glorieux.»

Ici l'on apporta des cadeaux de baptême.

Witold donna les siens: et puis dans un berceau

Coulé de pur argent, il déposa lui-même

Le petit roi nouveau.

Il l'élevait à bien défendre la patrie;

Mais la mort, quand l'enfant eut douze ans, l'emporta.

Et Jagellon le vieux s'en allant de la vie,

Sur son trône il monta.

Des viles passions il évita l'empire,

De Chobry dignement il suivit le chemin;

Il tint l'état en bride, et le sut bien conduire

Avec sa forte main.

Ceux de Poméranie, et ceux de Moldavie,

Et ceux de Valachie, en foule accouraient tous

Comme à leur roi, devant son trône, à Varsovie,

Plier les deux genoux.

Voyant comme c'était un prince grand et brave,

Pour avoir son appui, le peuple des Hongrois

Lui fit porter en pompe, ainsi qu'un humble esclave,

La couronne des rois.

Son pouvoir s'affermit; et lorsque dans Byzance

Le trône des Césars chancelle, prés de choir,

Rome et le monde entier dans sa seule vaillance

Mettent tout leur espoir.

Son nom roule et grossit ainsi qu'une avalanche,

Aux Turcomans domptés il fait mordre le sol,

Devant ses pas vainqueurs avec lui l'aigle blanche

Porte en tous lieux son vol.

Quand il prit son chemin par le pays des Slaves,

Ceux-ci voyant pareils leur langage et leur foi,

Sous le joug étranger fatigués d'être esclaves,

Le saluèrent roi.

Trop heureux si, content de régner avec gloire,

Sur les peuples nombreux à son trône soumis,

Il eût su maîtriser ses ardeurs de victoire

Comme ses ennemis.

Le fidèle conseil souvent lui disait: «Sire,

Assez comme cela, c'est assez de hauts faits.

Vaincre est beau; mais la gloire est plus grande, à vrai dire,

Qu'on gagne dans la paix.»

Mais Rome parlait haut à couvrir ce langage;

Le monde l'appelait; et, de tout oublieux,

Il part, et, sous Varna, contre les Turcs engage

Un combat périlleux.

Les plus terribles coups, épouvante et mort pâle

Allaient dans la mêlée où son glaive avait lui,

Et tous ceux que touchait sa cuirasse royale

Tombaient fauchés par lui.

Pour finir le combat que sa valeur prolonge,

Les Spahis, à grands cris, contre lui fondent tous,

Et dans son front privé du casque la mort plonge

Avec leurs mille coups.

Wladislas est tombé. Sous sa pesante armure

La terre pousse un triste et sourd gémissement

Mort, la menace vit encor sur sa figure

Crispée horriblement

Comme le Marcellus d'Auguste et de Livie,

Qui ne fit que briller sur le monde et mourut,

Notre Varnénien, dans l'avril de sa vie,

Brilla, puis disparut.

Avril 1834.

PERPLEXITÉ

J'ai donné ma parole.—Allez, fermez la porte;

Attachez-moi les pieds de peur que je ne sorte,

Et dites qu'on me donne une tasse de thé.

S'il vient un créancier,—vous les devez connaître,—

Il le faut avec soin jeter par la fenêtre,

Car je veux aujourd'hui rêver en liberté.

Si quelque femme vient, petit pied, main petite,

Qu'elle s'appelle Anna, Lisette ou Marguerite,

Ouvrez:—Qui fermerait sa porte à la beauté?

Chastes muses,—ô vous qui savez toutes choses,

Ce qui fait l'incarnat des vierges et des roses,

Ce qui fait la pâleur des lis et des amants;

Vous qui savez de quoi les petits enfants rêvent,

Quel sens ont les soupirs qui dans les bois s'élèvent,

Et cent mille secrets on ne peut plus charmants;

O muses!—savez-vous ce que je m'en vais dire?

Je n'ai ni violon, ni guitare, ni lyre,

Et n'entends pas grand'chose au style des romans;

Et cependant il faut, car l'éditeur y compte,

Tirer de ma cervelle une ballade, un conte,

Je ne sais quoi de beau, de neuf et de galant.

Ce sont des doigts d'ivoire, et de beaux ongles roses,

Qui froissent ces feuillets, dans les heures moroses

Où le temps ennuyé chemine d'un pied lent.

C'est dans votre boudoir, ô lectrice adorable,

Sur un beau guéridon de citron ou d'érable,

Qu'ira ce que j'écris, et j'y songe en tremblant,

Car vous avez le goût dédaigneux et superbe,

Et vous trouvez fort bien le chardon dans la gerbe

Au milieu des bluets et des coquelicots.

Madame,—excusez-moi, je ne suis pas poëte;

Mon nom n'est pas de ceux qu'un siècle à l'autre jette,

Et qui dans tous les cœurs éveillent les échos.

Hélas!—Je voudrais bien vous conter une histoire,

Comme vous les aimez,—bien terrible et bien noire,—

Avec enlèvements, duels et quiproquos;

—Une intrigue d'amour, charmante et romanesque,

Où j'aurais, nuançant ma phrase pittoresque,

Pris sa pourpre à la rose, et leur azur aux cieux,

Au marbre de Paros, sa candeur virginale,

Leur neige aux Apennins, son reflet à l'opale,

A l'ambre son parfum faible et délicieux;

Où j'aurais, pour parer ma frêle créature,

Prodiguement vidé l'écrin de la nature,

Et créé deux soleils pour lui faire des yeux.

Je ne sais pas d'histoire et n'ai pas de maîtresse,

—Pas même un conte bleu,—pas même une duchesse,

Je n'ai pas voyagé,—que vous dirai-je donc?

Si le diable venait, en vérité, madame,

Pour un conte inédit je lui vendrais mon âme:

Ma faute est, je l'avoue, indigne de pardon.

Eh quoi? pas un seul mot!—pas une seule phrase!

Par l'eau de Castalie et l'aile de Pégase,

Clio, tu me paîras un si lâche abandon!

Le menton dans la main, les talons dans la braise,

Je suis là, l'œil en l'air, renversé sur ma chaise,

J'ai bien tout ce qu'il faut,—la plume et le papier,—

Il ne me manque rien,—presque rien,—une idée!—

Mon brouillon, de dessins a la marge brodée:

Ariel aujourd'hui se fait longtemps prier.

Ainsi qu'au bord d'un puits un pigeon qui veut boire,

Ma muse tord son col aux beaux reflets de moire,

Et n'ose pas tremper son bec dans l'encrier.

—Je n'imagine rien de sublime et de rare,

Sinon:—c'est une femme avec une guitare [1],

Et puis un cavalier penché sur un fauteuil.

Vous le voyez fort bien sans que je vous le dise.—

Quand on a regardé, quel besoin qu'on me lise?

Au burin du graveur je soumets mon orgueil.

Mais peut-être—après tout—me faut-il rendre grâce,

Car j'aurais pu, suivant nos auteurs à la trace,

De galantes horreurs tacher ce frais recueil.

Songez-y;—j'aurais pu faire, avec jalousie,

Très-convenablement rimer Andalousie,

Et vous cribler le cœur à grands coups de stylet:

J'aurais pu vous mener à Venise en gondole,

Depuis le masque noir jusqu'à la barcarolle,

Déployer à vos yeux le bagage complet;

Et les jurons du temps, et la couleur locale,

Je vous épargne tout;—ô faveur sans égale.—

Sur ce je vous salue, et suis votre valet.

1834.

PROPOS DU CHANT DU CYGNE
DERNIERS VERS DE NOURRIT

Le Cygne, lorsqu'il sent venir l'heure suprême,

En chants mélodieux

A la blonde lumière, au beau fleuve qu'il aime,

Soupire ses adieux!

Ainsi cette pauvre âme, à la rive lointaine,

Lasse de trop souffrir,

S'exhalait en doux chants et déplorait sa peine

Au moment de mourir!

1839.

LA TULIPE
SONNET

Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande,

Et telle est ma beauté, que l'avare flamand

Paye un de mes oignons plus cher qu'un diamant,

Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.

Mon air est féodal, et comme une Yolande

Dans sa jupe à longs plis étoffée amplement,

Je porte des blasons peints sur mon vêtement,

Gueules fascé d'argent, or avec pourpre en bande.

Le jardinier divin a filé de ses doigts

Les rayons du soleil et la pourpre des rois

Pour me faire une robe à trame douce et fine.

Nulle fleur du jardin n'égale ma splendeur,

Mais la nature, hélas! n'a pas versé d'odeur

Dans mon calice fait comme un vase de Chine.

1839.

LE 28 JUILLET 1840

I

Sous le regard de Dieu, ce témoin taciturne,

Dix ans,—déjà dix ans! ont renversé leur urne

Dans ce tonneau sans fond qu'on nomme éternité,

Depuis que, délaissés dans leur tombe anonyme,

A tous les carrefours, sous le pavé sublime,

Gisent les saints martyrs morts pour la liberté!

Une terre jetée à la hâte les couvre.

Ceux-ci, gardiens muets, sont restés près du Louvre

Au Champ-de-Mars lointain, ceux-là sont en exil,

Le reste dort couché dans la fange des halles,

Et la foule enrouée, aux clameurs triviales,

Étourdit leur sommeil avec son vain babil.

Quand minuit fait tinter ses notes solennelles,

Ils se disent, cherchant les cendres fraternelles,

Et tendant leurs bras d'ombre à quelque cher lambeau:

«Puisque nous n'avions tous qu'une même pensée,

«Foule vers un seul but par un seul vœu poussée.

«Pourquoi donc séparer nos corps dans le tombeau?

«Ah! comme il serait doux pour notre âme ravie

D'être unis dans la mort ainsi que dans la vie,

De conserver nos rangs comme au jour du combat

Et de sentir encore, au contact électrique

D'une poussière aimée ou d'un crâne héroïque,

Notre cœur desséché qui revit et qui bat!

«Le soleil de Juillet, le soleil tricolore,

Dans le ciel triomphal va rayonner encore:

Réunissez nos os pour ce jour solennel!

Qu'on nous donne un tombeau digne de Babylone,

Tout bronze et tout granit, quelque haute colonne

Avec nos noms gravés, et le chiffre immortel!

«Car il ne fut jamais de plus noble victoire,

Et toute gloire est terne auprès de notre gloire!

Phalange au cœur stoïque et désintéressé;

Contre le fait brutal, contre la force injuste,

Nous soutenions les droits de la pensée auguste,

Soldats de l'avenir combattant le passé!»

II

Soyez satisfaits, morts illustres,

Votre jour sera bien fêté,

Vous pouviez attendre deux lustres,

Ayant à vous l'éternité!

Mais la France a bonne mémoire;

Sa main fidèle, à toute gloire

Garde du marbre et de l'airain;

Et les corps criblés de mitrailles

Ont de plus riches funérailles

Que n'en aurait un souverain!

La France est grande et magnanime;

Elle a sur ses autels pieux,

Impartialité sublime,

Une place pour tous ses dieux!

Et, sans avoir peur d'aucune ombre,

D'aucun nom rayonnant ou sombre,

Elle accorde à tous un linceul.

Pour vous un sépulcre se fonde,

Et l'on va prendre au bout du monde

L'empereur, lassé d'être seul!

A l'endroit où fut la Bastille,

Sol sacré bien doux pour vos os,

Vous irez dormir en famille,

Nobles enfants des vieux héros!

Aux yeux de la foule en extase,

Qui pleure et qui prie à la base,

S'élève votre Panthéon!

Une colonne fière et haute,

Airain digne d'avoir pour hôte

Trajan ou bien Napoléon.

Sur le socle accroupi grommèle

Le grand lion zodiacal;

A son rugissement se mêle

Le chant du coq national;

Et, couronnement magnifique,

Une liberté symbolique,

Toujours prête à prendre l'essor,

Dans la lumière qui la noie,

Comme un oiseau divin, déploie

Son immense envergure d'or!

Dans des fêtes patriotiques,

A vos carrefours glorieux

L'on ira chercher vos reliques,

Qu'attend le caveau radieux,

Dans leurs chants sacrés, les poëtes,

Par qui toutes gloires sont faites,

Rendront votre nom éternel!

Pour qui meurt en donnant l'exemple,

Le sépulcre devient un temple,

Et le cercueil est un autel!

III

Sur cette tombe, autel de la nouvelle France,

Poëte, je me plais à voir en espérance

Déposer un berceau, de tant d'éclat surpris;

Le berceau de l'enfant qui n'est encor qu'un ange,

Sur le sein maternel jouant avec la frange

De l'épée en or fin que lui donna Paris!

Au poëte, au tribun, cette union doit plaire,

Du berceau dynastique au tombeau populaire!

Car le peuple à présent fait et sacre les rois!

La liberté, voilà leur plus sûre patronne,

Et la plus ferme base à mettre sous un trône,

Ce sont les corps tombés pour défendre les lois!

De ce sang précieux, plus pur que le vieux chrême,

Mélangez une goutte aux flots saints du baptême,

Afin d'oindre à la fois le prince et le chrétien.

Sous l'invocation des tombes triomphales,

Allez, au jour fixé, bénir les eaux lustrales

Qui font un catholique, et font un citoyen!

Car l'on est plus sévère, en ce siècle où nous sommes,

Envers les pauvres rois qu'envers les autres hommes!

On leur demande tout, on leur accorde peu;

Et, pour qu'ils trouvent grâce au bout de leur journée,

Il leur faut recevoir, sur leur tête inclinée,

Le baptême du peuple avec celui de Dieu!

Celui que l'on nomma depuis le Fils de l'Homme,

Tout d'abord fut sacré du nom de roi de Rome,

Comme un jeune empereur, comme un fils de César!

Ses langes étaient faits de pourpre impériale,

L'aigle étendait sur lui son aile triomphale;

Des béliers aux pieds d'or le traînaient dans un char!

Certes, s'il fut jamais existence inouïe,

Gloire à faire baisser la paupière éblouie,

Vertigineux éclat, ciel étoilé de feux,

Immense entassement, Babel invraisemblable,

C'est ce règne éclipsé qui nous semble une fable,

Et dont tous les acteurs sont déjà demi-dieux!

Cet enfant, pour hochet, eut la boule du monde,

Et le Titan son père, en sa tête profonde,

Lui rêvait un empire, un règne surhumain.

Hélas! tout a passé comme l'ombre d'un rêve,

Comme le flot tari qui déserte la grève,

Et ce jour radieux n'eut pas de lendemain!

Un autre, pauvre enfant, sur la terre étrangère,

Privé des doux baisers de la France sa mère,

S'en va, puni d'erreurs dont il est innocent.

Sur la tige des lis, fleur nouvelle, âme blanche,

Il devait rajeunir et relever la branche,

Et tout semblait sourire à son destin naissant.

Mais, négligence folle, aveuglement suprême,

L'on avait oublié d'inviter au baptême

Une magicienne au merveilleux pouvoir,

Dont les plaintes en vain ne sont pas étouffées,

Et qui dote les rois de tous les dons des fées

La sage Liberté, fille du saint devoir!

IV

Enfant, une telle marraine

Protège un roi de tout péril,

Et sa baguette souveraine

Conjure la chute et l'exil.

Comme au temple un nid de colombe,

Le berceau posé sur la tombe

Attire le divin rayon;

Le monde attend, la France espère,

Et déjà l'avenir prospère

Vit en germe dans le sillon.

De cette France glorieuse

Sans doute un jour tu seras roi!

De notre œuvre laborieuse

Les fruits tardifs seront pour toi!

Sous la terre, encore enfermée,

La moisson, par nos mains semée,

Te donnera des épis mûrs,

L'arbre, pour nous privé d'ombrage,

Te couvrira d'un vert feuillage,

Nos pierres te feront des murs!

Tu finiras les édifices

Dont nous jetons les fondements.

Au prix de tant de sacrifices,

Sur des débris encor fumants!

Surtout laisse toujours l'idée,

A ton oreille non gardée,

Chuchoter le verbe nouveau;

C'est par le verbe qu'on gouverne,

Et le diadème moderne

N'est que le cercle d'un cerveau!

Que le sculpteur et le poëte

Avec le marbre, avec le vers,

D'une forme noble et parfaite,

Parent le nouvel univers!

Que palais, tours, dômes, églises,

Sur le ciel des villes surprises,

Tracent, en lettres de granit,

Les symboles et les pensées

Des générations poussées

Sur le vieux monde rajeuni.

Du haut de ta gloire étoilée,

Songe à ceux qui souffrent en bas,

Secours la misère voilée,

Au génie obscur tends les bras!

Sois le monarque et le pontife,

Et rends l'antique hiéroglyphe

Pour tous intelligible et clair;

Que sur ta tête la tiare

Brille dans l'ombre, comme un phare,

Au bord du peuple,—cette mer!

Mais ce beau jour n'est qu'une aurore,

Un rêve où l'âme se complaît;

L'homme n'est qu'un enfant encore,

Bouche rose, blanche de lait;

Son sceptre est un hochet d'ivoire,

Sa pourpre, une robe de moire,

Il dort, et sourit sans effroi;

Ne pouvant pas encor comprendre,

Oh! pur bonheur de l'âge tendre,

Qu'il est marqué pour être roi!

LA PÉRI

Toujours les Paradis ont été monotones

La douleur est immense et le plaisir borne,

Et Dante Alighieri n'a rien imaginé

Que de longs anges blancs avec des nimbes jaunes.

Les musulmans ont fait du ciel un grand sérail,

Mais il faut être Turc pour un pareil travail!

Une Péri là-haut s'ennuyait, quoique belle,

C'est être malheureux que d'être heureux toujours.

Elle eût voulu goûter nos plaisirs, nos amours,

Être femme et souffrir, ainsi qu'une mortelle.

L'éternité, c'est long!—Qu'en faire, à moins d'aimer?

Elle s'éprit d'Achmet: qui pourrait l'en blâmer?

1843.

LE LION DE L'ATLAS

Dans l'Atlas,—je ne sais si cette histoire est vraie,—

Il existe, dit-on, de vastes blocs de craie,

Mornes escarpements par le soleil brûlés,

Sur leurs flancs, les ravins font des plis de suaire,

A leur base s'étend un immense ossuaire,

De carcasses à jour et de crânes pelés.

Car le lion rusé, pour attirer le pâtre,

Le Kabyle perdu dans ce désert de plâtre,

Contre le roc blafard frotte son mufle roux.

Fauve comédien, il farde sa crinière,

Et, s'inondant à flots de la pâle poussière,

Se revêt de blancheur ainsi que d'un burnous;

Puis, au bord du chemin il rampe, il se lamente,

Et de ses crins menteurs fait ondoyer la mante,

Comme un homme blessé qui demande secours.

Croyant voir un mourant se tordre sur la roche,

A pas précipités le voyageur s'approche

Du monstre travesti qui hurle et geint toujours.

Quand il est assez près, la main se change en griffe,

Un long rugissement suit la plainte apocryphe,

Et vingt crocs dans les chairs enfoncent leurs poignards.

—N'as-tu pas honte, Atlas, montagne aux nobles cimes,

De voir tes grands lions, jadis si magnanimes,

Descendre maintenant à des tours de renards?

1846.

LE BÉDOUIN ET LA MER

Pour la première fois, voyant la mer à Bone,

Un Bédouin du désert, venu d'El-Kantara,

Comparait cet azur à l'immensité jaune,

Que piquent de points blancs Tuggurt et Biskara,

Et disait, étonné, devant l'humide plaine:

«Cet espace sans borne, est-ce un Sahara bleu,

Plongé, comme l'on fait d'un vêtement de laine,

Dans la cuve du ciel par un teinturier dieu?»

Puis, s'approchant du bord, où, lasses de leurs luttes,

Les vagues, retombant sur le sable poli,

Comme un chapiteau grec contournaient leurs volutes

Et d'un feston d'argent s'ourlaient à chaque pli:

«C'est de l'eau! cria-t-il; qui jamais l'eût pu croire?

Ici, là-bas, plus loin, de l'eau, toujours, encor!

Toutes les soifs du monde y trouveraient à boire

Sans rien diminuer du transparent trésor;

«Quand même le chameau, tendant son col d'autruche,

La cavale, dans l'auge enfonçant ses naseaux,

Et la vierge noyant les flancs blonds de sa cruche,

Puiseraient à la fois au saphir de ses eaux!»

Et le Bédouin, ravi, voulut tremper sa lèvre

Dans le cristal salé de la coupe des mers:

«C'était trop beau, dit-il; d'un tel bien Dieu nous sèvre,

Et ces flots sont trop purs pour n'être pas amers!»

1846.

ÉBAUCHE DE PIERROT POSTHUME
EN VERS LIBRES

SCÈNE PREMIÈRE
ARLEQUIN.—COLOMBINE.

ARLEQUIN.

Un mot, de grâce, Colombine!

COLOMBINE.

Que me veut le sieur Arlequin?

ARLEQUIN.

Vous offrir un cadeau qui n'a rien de mesquin.

COLOMBINE.

Un cadeau? Je m'arrête.—Est-ce une perle fine,

Un diamant, ou bien encor

La chaîne de Venise en or

Dont j'eus tant d'envie à la foire?

Votre galanterie, en l'achetant pour moi,

A fait un acte méritoire

Et dont je garderai mémoire,

Allons vite, donnez....

ARLEQUIN.

Eh quoi!

La chaîne de Venise! Ah! fi donc!

COLOMBINE.

Alors, qu'est-ce?

ARLEQUIN.

Oh! mille fois mieux que cela!

Un présent de bon goût; il est enfermé là.

COLOMBINE.

Là! dans cette petite caisse?

ARLEQUIN.

Oui; regardez!

COLOMBINE.

Grands dieux! que vois-je? une souris!

ARLEQUIN.

A votre intention cette nuit je l'ai prise.

Ce n'est point une souris grise,

Une souris de peu de prix;

Elle est blanche comme l'hermine,

Vive, spirituelle et fine,

Et je lui trouve, moi, beaucoup de votre mine.

COLOMBINE.

Les régals qui par vous sont aux dames offerts

Ont du moins l'agrément de n'être pas très-chers,

Et ce n'est pas ainsi qu'un galant se ruine

Vous volez vos cadeaux aux chats

Et pour écrins donnez des souricières;

Je vous en avertis, ce sont là des manières

A ne réussir point près des cœurs délicats!

ARLEQUIN.

Cette souris dans cette boîte,

C'est mon âme, en prison étroite

Mise par vos divins appas!

Comme elle, prenez-la, Colombine fantasque,

Car je pâlis d'amour sous le noir de mon masque

Et votre œil seul ne le voit pas.

Acceptez cet hommage, ô beauté sans seconde!

De l'Arlequin le plus épris du monde

C'en est fait, Cupidon m'a saisi dans ses lacs!

Les moulins que Montmartre offre aux yeux sur sa butte,

Ne tournent plus qu'au vent de mes soupirs;

Et sous votre balcon chaque jour j'exécute,

Pour sérénade, une culbute,

Timide expression de mes brûlants désirs!

COLOMBINE.

Ah! monsieur Arlequin, prolonger ce langage

A ma pudicité serait faire un outrage!

Qui vous rend si hardi de me faire la cour?

Je suis honnête et mariée.

ARLEQUIN.

A peine;

Auprès de vous Pierrot ne resta qu'un seul jour,

Il lui fallut quitter aussitôt ce séjour,

Car l'habitation des rives de la Seine

Décidément lui devenait malsaine,

En proie aux curiosités

De certains juges entêtés

A s'occuper de ses affaires,

Il partit pour l'Espagne et fut pris des corsaires!

COLOMBINE.

Hélas! pris et pendu! car le pauvre garçon

N'avait pas dans l'escarcelle

De quoi payer sa rançon;

Alors ils ont occis des époux le modèle!

Mais c'est assez; plus un mot,

Car la femme de Pierrot

Ne doit pas être soupçonnée!

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

1847.

LE GLAS INTÉRIEUR

Comme autrefois pâle et serein

Je vis, du moins on peut le croire,

Car sous ma redingote noire

J'ai boutonné mon noir chagrin.

Sans qu'un mot de mes lèvres sorte,

Ma peine en moi pleure tout bas;

Et toujours sonne comme un glas

Cette phrase: Ta mère est morte!

Au bois de Boulogne on me voit,

Comme un dandy que rien n'occupe,

Suivre à cheval un pli de jupe

Sous l'ombre du sentier étroit.

Même quand le galop m'emporte,

Ma peine vole sur mes pas,

Et toujours sonne comme un glas

Cette phrase: Ta mère est morte!

A l'Opéra, comme autrefois,

Je tiens au bout de ma lorgnette

La Carlotta qui pirouette

Ou Duprez qui poursuit sa voix.

A la musique douce ou forte

Ma peine mêle son hélas!

Et toujours sonne comme un glas

Cette phrase: Ta mère est morte!

1848.

LA NEIGE
FANTAISIE D'HIVER

La bruine toujours pleure

Sur notre sol consterné;

Le soleil piteux demeure

De brouillards enfariné.

La neige, fourrure blanche,

Ourle le rebord des toits;

Elle poudre chaque branche

De la perruque des bois.

Sous son linceul, elle enferme

Les plus lointains horizons;

A la barbe du dieu Terme

Elle suspend des glaçons.

Dans ses rêts froids et tenaces,

Au vol elle abat l'oiseau,

Et se durcissant en glaces,

Fige le poisson dans l'eau.

Sur la vitre des mansardes

Elle étale ses pâleurs,

Et fait aux lunes blafardes

Un teint de pâles couleurs.

Des Vénus trop court vêtues

En cachant la nudité,

La neige tisse aux statues

Un voile de chasteté.

Bonne en ces heures maussades,

En ces mortelles saisons,

Elle fournit des glissades

Pour le jeu des polissons!

Elle coiffe la montagne

D'un cimier fol et changeant,

Et jette sur la campagne

Son manteau de vif-argent.

Sous les pieds de la fillette

Elle étend son blanc tapis,

Et pour l'amant qui la guette

Rend ses pas plus assoupis.

Elle attache la pituite

Au nez transi des bourgeois;

Mais au rêveur qui médite

Elle dit, trouvant la voix:

«C'est moi qui suis ta Giselle,

Ta vaporeuse willi;

Je suis jeune, je suis belle,

J'ai froid;—ouvre-moi ton lit?

Déposant ma houppelande

Et mes gants en peau de daim,

Je te dirai la légende

Du grand paradis d'Odin.»

Or, un poëte un peu tendre

Et qui chez lui fait du feu,

Ne peut jamais faire attendre

Une fillette à l'œil bleu!

1er janvier 1850.

SONNET

Parfois une Vénus, de notre sol barbare,

Fait jaillir son beau corps des siècles respecté,

Pur, comme s'il sortait, dans sa jeune beauté,

De vos veines de neige, ô Paros, ô Carrare!

Parfois, quand le feuillage à propos se sépare,

Dans la source des bois luit un dos argenté;

De sa blancheur subite une divinité

Droite et nue, éblouit le chasseur qui s'égare.

A Stamboul la jalouse, un voile bien fermé

Parfois s'ouvre, et trahit sous l'ombre diaphane

La cadine aux longs yeux que brunit le surmé.

Mais toi, le même soir, sur ton lit parfumé,

Tu m'as fait voir Vénus, Zoraïde et Diane,

Corps de déesse grecque, à tête de sultane!

1850.

MODES ET CHIFFONS
SONNET

Si comme Pétrarque et le vieux Ronsard,

Viole d'amour ou lyre païenne,

De fins concettis à l'italienne,

Je savais orner un sonnet plein d'art;

Je vous en ferais, fée au bleu regard,

Dans le pur toscan que l'on parle à Sienne,

Ou dans un gaulois de saveur ancienne,

Sur votre arrivée ou votre départ;

Sur vos gilets blancs et vos amazones,

Sur les frais chapeaux, roses, noirs ou jaunes,

Que fleurit pour vous madame Royer,

Sur le Chantilly bordant vos mantilles,

Sur vos peppermints et sur vos manilles;

Mais je n'en fais qu'un—pour te l'envoyer.

1851.

LES LIONS DE L'ARSENAL, A VENISE
(IMITÉ DE GŒTHE)

Deux grands lions, rapportés de l'Attique,

Font sentinelle aux murs de l'Arsenal,

Paisiblement;—et près du couple antique

Tout est petit: porte, tour et canal.

Ils semblent faits pour le char de Cybèle,

Tant ils sont fiers; et la mère des Dieux

Voudrait au joug ployer leur cou rebelle,

Si pour la terre elle quittait les cieux.

Mais maintenant ils gardent la poterne,

Tristes, sans gloire; et l'on entend ici

Miauler partout le chat ailé moderne,

Que pour patron Venise s'est choisi!

1851.

FRAGMENTS
Intercalés dans l'opéra: Maître Wolfram.

I

WOLFRAM

Lorsque la solitude et la mélancolie

De leurs vagues tourments torturent ma langueur,

Et me font souvenir de tout ce qui m'oublie

En murmurant tout bas: Amour, gloire et bonheur.

Comme avec un ami qui comprend votre peine

Et dont le cœur ému bat en vous répondant,

Mon chagrin, ignoré de Wilhelm et d'Hélène,

S'épanche et se console avec ce confident.

(Montrant l'orgue.)

Douce harmonie,

O voix de Dieu bénie,

Comme un génie,

Tu calmes mes tourments;

Ta voix à mon oreille,

Lorsque le jour s'éveille,

Efface de ma veille

Les plus cruels moments.

II

HÉLÈNE

COUPLETS

1

Je crois ouïr dans les bois

Une voix,

Le vent me parle à l'oreille,

La fleur me dit ses secrets

Les plus frais,

Et le ramier me conseille;

Ah! c'est mon cœur qui s'éveille!

2

Je me sens une langueur

Dans le cœur,

Je deviens pâle ou vermeille,

Gaie ou rêveuse en un jour

Tour à tour,

Un songe éblouit ma veille,

Ah! c'est mon cœur qui s'éveille!

1854.

NATIVITÉ

Au vieux palais des Tuileries,

Chargé déjà d'un grand destin,

Parmi le luxe et les féeries

Un Enfant est né ce matin.

Aux premiers rayons de l'aurore,

Dans les rougeurs de l'Orient,

Quand la ville dormait encore,

Il est venu, frais et riant,

Faisant oublier à sa mère

Les croix de la maternité,

Et réalisant la chimère

Du pouvoir et de la beauté.

Les cloches à pleines volées

Chantent aux quatre points du ciel;

Joyeusement leurs voix ailées

Disent aux vents: Noël, Noël!

Et le canon des Invalides,

Tonnerre mêlé de rayons,

Fait partout aux foules avides

Compter ses détonations.

Au bruit du fracas insolite

Qui fait trembler son piédestal,

S'émeut le glorieux stylite

Sur son bronze monumental.

Les aigles du socle s'agitent,

Essayant de prendre leur vol,

Et leurs ailes d'airain palpitent

Comme au jour de Sébastopol.

Mais ce n'est pas une victoire

Que chantent cloches et canons,

Sur l'Arc de Triomphe, l'Histoire

Ne sait plus où graver des noms!

C'est un Jésus à tête blonde

Qui porte en sa petite main,

Pour globe bleu la paix du monde,

Et le bonheur du genre humain.

Sa crèche est faite en bois de rose,

Ses rideaux sont couleur d'azur;

Paisible en sa conque il repose,

Car: Fluctuat nec mergitur.

Sur lui la France étend son aile;

A son nouveau-né, pour berceau,

Délicatesse maternelle,

Paris a prêté son vaisseau.

Qu'un bonheur fidèle accompagne

L'Enfant impérial qui dort,

Blanc comme les jasmins d'Espagne,

Blond comme les abeilles d'or!

Oh! quel avenir magnifique

Pour son enfant a préparé

Le Napoléon pacifique,

Par le vœu du peuple sacré!

Jamais les discordes civiles

N'y feront, pour des plans confus,

Sur l'inégal pavé des villes

Des canons sonner les affûts.

Car la France, Reine avouée

Parmi les peuples, a repris

Le nom de «France la louée,»

Que lui donnaient les vieux écrits.

Futur César, quelles merveilles

Surprendront tes yeux éblouis,

Que cherchaient en vain dans leurs veilles

François, Henri-Quatre et Louis!

A ton premier regard, le Louvre,

Profil toujours inachevé,

En perspective se découvre;

Tu verras ce qu'on a rêvé!

Paris, l'égal des Babylones,

Dentelant le manteau des cieux

De dômes, de tours, de pylônes,

Entassement prodigieux,

Au centre d'une roue immense

De chemins de fer rayonnants,

Où tout finit et tout commence,

Mecque des peuples bourdonnants!

Civilisation géante,

Oh! quels miracles tu feras

Dans la cité toujours béante

Avec l'acier de tes cent bras!

Isis, laissant lever ses voiles,

N'aura plus de secrets pour nous,

La Paix, au front cerclé d'étoiles,

Bercera l'Art sur ses genoux;

L'Ignorance, aux longues oreilles,

Bouchant ses yeux pour ne pas voir,

Devant ces splendeurs non pareilles

Se verra réduite à savoir,;

Et Toi, dans l'immensité sombre,

Avec un respect filial,

Au milieu des soleils sans nombre

Cherche au ciel l'astre impérial;

Suis bien le sillon qu'il te marque,

Et vogue, fort du souvenir,

Dans ton berceau devenu barque

Sur l'océan de l'avenir!

16 mars 1856, midi.

LES JOYEUSETÉS DU TRÉPAS

De son destrier qui se cabre

Il jette à bas le chevalier,

Qu'il pousse à la danse macabre

En retournant le sablier.

Avec un crâne joue aux quilles

Aux tonnelles des cabarets,

Du boîteux casse les béquilles,

Du coureur coupe les jarrets!

Pour modèle offrant son squelette,

Pose en vernis dans l'atelier.

Arrache au peintre sa palette,

Fier comme Job sur son fumier!

Pousse une botte au maître d'armes,

—Botte secrète et bien à fond,—

Prend l'enfant à la mère en larmes,

Ote sa marotte au bouffon;

Avec le camail du chanoine

Encadre son masque camus,

S'asseoit dans la stalle du moine

Dont il interrompt l'Oremus.

Pour s'y mettre il chasse du trône

L'Empereur tout pâle d'effroi,

Et pose sur son crâne jaune

La couronne arrachée au roi.

Malgré les clefs et la tiare

Il prend le Pape au Vatican,

Et, railleur, au ballet bizarre

Il lui fait danser le cancan!

1857.

CHANSON A BOIRE

A Bacchus, biberon insigne,

Crions: «Masse!» et chantons en chœur:

Vive le pur sang de la vigne

Qui sort des grappes qu'on trépigne!

Vive ce rubis en liqueur!

Nous autres prêtres de la treille,

Du vin nous portons les couleurs.

Notre fard est dans la bouteille

Qui nous fait la trogne vermeille

Et sur le nez nous met des fleurs.

Honte à qui d'eau claire se mouille

Au lieu de boire du vin frais.

Devant les brocs qu'il s'agenouille!

Ou soit mué d'homme en grenouille

Et barbotte dans les marais!

1863.

LES RODEURS DE NUIT

Minuit résonne au beffroi sombre;

Débauchés, voleurs et hiboux,

Peuple furtif qu'éveille l'ombre,

Joyeusement quittent leurs trous.

On voit courir aux aventures

Les gentilshommes de la nuit.

Les bourgeois, sous leurs couvertures,

Se blottissent, tremblant au bruit.

Ce sont des duels sous les lanternes,

Des cris de ribaudes qu'on bat,

Des pots cassés dans les tavernes,

Et des chants, échos du sabbat.

.... Tout se tait.—La patrouille passe,

Rhythmant son pas sur le pavé.

Le noir essaim fuit dans l'espace....

Le matin honnête est levé!

1864.

LE PROFIL PERDU
STANCES SUR UNE AQUARELLE DE LA PRINCESSE M***

Qu'elle me plaît, en son costume antique,

Cette beauté, blanche sur un fond noir,

Rêve d'amour qu'un pinceau poétique

Cache à demi, pour mieux la faire voir!

On n'aperçoit de toute la figure

Qu'un bras superbe et qu'un profil perdu;

Mais si charmant, si parfait, qu'on augure

Bien des trésors dans ce sous-entendu!

Un lourd chignon baigne la nuque blonde,

Flots d'or où luit un peigne en diamants;

Vénus ainsi, dut, au sortir de l'onde,

Tordre et nouer ses cheveux écumants.

A l'art exquis, s'ajoute le mystère,

Le Sphynx coquet irrite le désir,

Mais il dit tout en paraissant se taire;

S'il se tournait, nous mourrions de plaisir!

22 mai 1865.

A ERNEST HÉBERT
SUR SON TABLEAU
LE BANC DE PIERRE

Au fond du parc, dans une ombre indécise,

Il est un banc, solitaire et moussu,

Où l'on croit voir la Rêverie assise,

Triste et songeant à quelque amour déçu.

Le souvenir dans les arbres murmure,

Se racontant les bonheurs expiés,

Et, comme un pleur, de la grêle ramure

Une feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s'enlace,

Aux yeux jaloux tous deux se dérobant,

Et réveillaient, pour s'asseoir à sa place,

Le clair de lune endormi sur le banc.

Ce qu'ils disaient, la maîtresse l'oublie;

Mais l'amoureux, cœur blessé, s'en souvient,

Et, dans le bois, avec mélancolie,

Au rendez-vous, tout seul, revient.

Pour l'œil qui sait voir les larmes des choses,

Ce banc désert regrette le passé,

Les longs baisers et le bouquet de roses,

Comme un signal à son angle placé.

Sur lui la branche à l'abandon retombe,

La mousse est jaune et la fleur sans parfum;

La pierre grise a l'aspect de la tombe

Qui recouvre l'amour défunt!....

1865.

TRADUCTION LITTÉRALE
Des fragments en vers qui se trouvent dans
L'ÉPICURIEN [2]

I

Sur l'eau pure du lac, dans la lueur du soir,

Le reflet d'un temple s'allonge.

La fille de Corinthe y vient, et va s'asseoir

A l'escalier qui dans l'eau plonge.

Elle feuillette un livre et se penche en rêvant.

Placé près d'elle, un jeune sage

Écarte ses cheveux dénoués, dont le vent

Fait flotter l'ombre sur la page.

Chargement de la publicité...