Portraits et études; Lettres inédites de Georges Bizet
The Project Gutenberg eBook of Portraits et études; Lettres inédites de Georges Bizet
Title: Portraits et études; Lettres inédites de Georges Bizet
Author: Hugues Imbert
Georges Bizet
Release date: June 21, 2008 [eBook #25863]
Most recently updated: January 3, 2021
Language: French
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HUGUES IMBERT
PORTRAITS ET ÉTUDES
césar franck—c. m. widor—édouard colonne
jules garcin—charles lamoureux
faust, par robert schumann—le requiem de brahms
LETTRES INÉDITES
DE
GEORGES BIZET
Avec un portrait gravé à l'eau forte par E. Burney
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
(SOCIÉTÉ ANONYME)
33, RUE DE SEINE, 33
1894
Tous droits réservés
STRASBOURG, TYPOGRAPHIE DE G. FISCHBACH.—4187.
George Bizet
À MON AMI
THÉODORE DUBOIS
En souvenir de tant de bonnes heures
passées en compagnie de la Muse.
TABLE DES MATIÈRES
- César Franck
- Catalogue des œuvres de César Franck
- Charles-Marie Widor
- Édouard Colonne
- Jules Garcin
- Catalogue des œuvres de Jules Garcin
- Charles Lamoureux
- Faust. Scènes du poème de Goethe mises en musique par Robert Schumann
- Le Requiem Allemand de Johannès Brahms
- Lettres Inédites de Georges Bizet
- Lettres à Paul Lacombe.—Avant-Propos
- Lettres à Ernest Guiraud.—Proscenium
CÉSAR FRANCK
Quelle figure caractéristique à retracer que celle de cet artiste du XIXe siècle, dont le profil se détache en assez vive opposition sur le milieu français dans lequel il a vécu! Artiste d'un autre âge, dont l'œuvre fait songer, toute proportion gardé, à celui du grand Bach, il aura traversé la vie comme un rêveur, voyant peu ou point ce qui se passait autour de lui, pensant toujours à son art, et ne vivant que pour lui. Sorte d'hypnotisme auquel arrivent forcément les véritables artistes, les travailleurs acharnés qui trouvent dans le travail accompli la récompense de leurs efforts et, dans le labeur pur et simple de chaque journée nouvelle, une jouissance incomparable, sans avoir besoin de chercher un écho dans la foule, sans penser un seul instant à briguer ses faveurs, à abandonner, par une concession si minime qu'elle soit, ce qu'ils pensent être la Vérité et la Beauté.
Son œuvre n'est pas et ne sera jamais de nature à passionner le gros public... et son triomphe, rêvé par ses élèves et ses amis, aura des limites très bornées. Son genre de talent s'adresse aux raffinés en musique: admirateur des grands primitifs, il leur a dérobé une étincelle de leur génie, a vécu dans leur milieu, a chanté de préférence les louanges de la divinité, s'est entretenu plutôt avec les anges qu'avec les humains. Le Ciel a dû s'entrouvrir souvent pour lui laisser entendre les hosannas célestes. Si l'œuvre est quelquefois inégal, manquant de charmes, il s'y révèle une ligne immuable, bien caractéristique, qui ne s'inspire nullement du mouvement contemporain. Parmi les pages choisies, s'élevant à une très grande hauteur, il suffirait de citer, avant tout, les Béatitudes. Son admiration pour les primitifs, pour les pères de l'Église musicale ne l'empêcha pas d'admirer le génie des Beethoven, Gluck, Mozart, Méhul, Schumann, Schubert, Berlioz et Wagner. Mais ses tendances, ses tendresses allaient surtout aux vieux musiciens naïfs, dont il était le continuateur.
On a comparé la tête de César Franck à celle de Beethoven! Il faut une certaine dose de bon vouloir pour admettre une similitude entre ces deux masques si différents. Le seul artiste contemporain, dont la figure accuserait quelque ressemblance avec celle de Beethoven, est Antoine Rubinstein. Ce qui caractérisait, avant tout et à première vue, la physionomie de Beethoven c'étaient les yeux rayonnants majestueusement portés vers le ciel. Sa tête était remarquable entre celles de tous les musiciens: la chevelure était très abondante, mais désordonnée et rétive; le front, siège des idées puissantes, largement épanoui, la bouche toujours close, le nez un peu large, et le menton en coquille. L'ensemble présentait une force de concentration prodigieuse.
La tête de César Franck, bien que pétrie d'intelligence, n'accusait, pas plus que l'attitude du corps, du reste, aucune distinction, rien qui frappât au premier aspect. Le front large, les yeux petits, expressifs, pleins de vivacité, enfouis sous l'arcade sourcilière, le nez épais, la bouche prodigieusement large, le menton petit et, surtout, les bas côtés de la figure encadrés de favoris blancs lui donnaient plutôt l'apparence d'un petit avoué de province que celle d'un artiste. Son enveloppe terrestre, manquant d'idéal, paraissait être une rencontre de hasard pour son âme si haut placée.
Au point de vue moral, Beethoven était bourru, sombre, peu sociable, bien qu'il eût un amour profond pour l'humanité entière. Cet état d'âme, traversé rarement par quelques éclairs de grosse gaîté, doit être attribué, pour la plus large part, aux misères noires qui l'assaillirent, à la surdité surtout. La grande supériorité de son génie lui donnait souvent des allures hautaines et arrogantes, principalement lorsqu'il se trouvait transporté dans une société mondaine, qui ne savait peut-être pas l'apprécier à sa juste valeur. De là surgissait une extrême irritabilité qui se traduisait presque toujours par de violentes colères.
Chez César Franck, au contraire, le calme dominait, la bonté était grande; sa figure souriante, son accueil très ouvert accusait une bienveillance toujours égale, une sérénité d'âme que rien ne pouvait troubler. Il appartenait à cette catégorie de plus en plus rare de caractères qui considèrent la bonté comme ce qu'il y a de meilleur sur la terre. Sa tendresse pour les souffrants, pour les humbles n'avait point de bornes; au milieu de l'idéal où il vivait, des rêves poétiques qui le hantaient, il n'oubliait pas de descendre de son empyrée pour jeter un regard de commisération sur les malheureux.
On a dit de lui, également, qu'il était un Leconte de Lisle musical. Nous ignorons jusqu'à quel point la ressemblance entre l'œuvre poétique de l'auteur des «Poèmes barbares» et l'œuvre musical de l'auteur des «Béatitudes» peut être établie. Il y aurait là une étude toute particulière à faire du tempérament des deux grands artistes. Toutefois, ce qu'on ne peut nier c'est l'influence exercée par eux non pas sur tous leurs contemporains, mais sur un petit cénacle qu'ils ont fanatisé. Leur prestige a été si grand qu'ils ont inculqué à leur entourage leur manière de sentir en art et leurs procédés; ils n'auront rencontré, au contraire, parmi la foule qu'un accueil modéré et l'on peut affirmer que la disproportion est grande entre la situation modeste qu'ils occupent près du public et la place très élevée que leur ont attribuée certains artistes, les jeunes principalement.
En tant qu'initiateur à la haute culture musicale, César Franck apparut à une époque où le besoin se faisait sentir d'une étude toute particulière et plus approfondie de l'élément symphonique et de la polyphonie. L'initiation aux œuvres merveilleuses des grands maîtres de la Symphonie, qui avait pu être ébauchée dans l'enceinte des grands concerts, ouvrait une nouvelle voie aux jeunes compositeurs français et par suite imposait un enseignement spécial. César Franck, porté d'intuition vers la richesse et l'amplitude de la forme symphonique, arriva au moment psychologique pour être le maître de cette classe de rhétorique supérieure en musique. Avec une bonté qui faisait songer au «Sinite parvulos ad me venire», il devait attirer à lui cette génération contemporaine qui désirait et recherchait, dans l'union intime des instruments aux voix, dans une orchestration plus savante, sinon l'abandon des vieilles formules, tout au moins leur rajeunissement et l'adoption d'une forme plus en rapport avec les tendances «modernistes».
L'influence exercée par César Franck sur son milieu aura-t-elle été heureuse? Si le maître n'avait formé que certains élèves dont le métier est peut-être excellent, mais dont les idées heureuses sont encore à venir, ou qui, n'ayant pas su se dégager de la forme purement scolastique et de l'ascendant de certaine école, n'ont écrit jusqu'à ce jour que des compositions impersonnelles, il est hors de doute que son professorat pourrait être discuté. Mais, parmi ceux qui ont reçu ses leçons ou ses conseils, qui ont été ses disciples ou ses amis, il en est qui ont prouvé péremptoirement par leurs œuvres que l'influence de César Franck était loin de leur avoir été néfaste. Ne s'ingéniant pas à l'imiter servilement, ils ont gagné à son enseignement une merveilleuse technique et une grande habileté dans la manière de traiter l'orchestre. Leur talent n'a fait que croître et se fortifier sous l'impulsion de celui qui a lancé dans le monde musical une si grande profusion d'harmonies nouvelles. Il suffirait de citer les noms de Vincent d'Indy, Augusta Holmès, Samuel Rousseau, Pierné.... pour bien nettement établir la maîtrise du professorat de César Franck.
Science et poésie se révèlent en l'auteur des «Béatitudes». Mais la première l'emporte sur la seconde. Ceci viendrait à l'appui de la thèse soutenue par certains esprits, qui pensent qu'entre ces deux puissances il y a toujours lutte inégale et que l'épanouissement de l'une entraîne presque toujours l'annihilation de l'autre. Cette théorie est extrême: l'union de la science et de la poésie, en musique comme dans telle autre branche de l'art, est nécessaire; elle est une condition expresse de l'éclosion parfaite et de l'ascension du génie. Mais il ne faut pas que la première absorbe presque entièrement la seconde. Le propre de l'esprit poétique est de représenter, d'évoquer d'une manière vivante et colorée les phénomènes que la science ne peut traduire que par des formules. C'est probablement parce qu'il n'y a pas eu dans le cerveau de César Franck pondération exacte entre l'élément scientifique et l'élément poétique, entre la formule et le rêve, que l'on perçoit dans ses compositions des tendances plus marquées pour les procédés harmoniques que pour les idées mélodiques. Ce n'est pas affirmer que le don de la mélodie n'existait pas chez lui; maintes pages de son œuvre fournissent la preuve du contraire. Mais, affectionnant le contrepoint, visant à l'originalité harmonique, la prépondérance du côté scientifique devait se faire tout particulièrement sentir dans ses compositions.
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Ce fut un modeste, un désintéressé, un dévoué, un laborieux que César Franck. Aussi sa vie est-elle peu remplie de faits, d'anecdotes, mais entièrement vouée à l'idée.
Né le 10 décembre 1822 à Liège en Belgique[1], il fit ses premières études au Conservatoire de cette ville. Arrivé à Paris vers l'âge de quinze ans, il entra le 2 octobre 1837 au Conservatoire, que dirigeait alors Cherubini, dans la classe de contrepoint et fugue de Leborne et, le 25 octobre de la même année, dans la classe de piano de Zimmermann. Ses premiers triomphes furent, en 1838, un accessit de contrepoint et fugue, puis le premier prix de piano. Cette dernière récompense fut obtenue avec un succès rare dans les annales du Conservatoire. Le jeune Franck venait d'exécuter en perfection le morceau de concours, le concerto en la mineur d'Hummel, lorsqu'au moment d'attaquer la page que doivent déchiffrer à première vue les élèves, il la transposa immédiatement à la tierce inférieure et ce, sans hésitation aucune et avec un brio des plus remarquables. On devine l'enthousiasme que suscita dans la salle ce tour de force, qu'essayèrent depuis certains élèves, mais sans la même réussite. Le jury le mit immédiatement hors concours et lui décerna un premier prix d'honneur. Nous croyons que jamais pareil fait ne s'est représenté au Conservatoire de musique.
Admis le 6 octobre 1838 comme élève de composition lyrique dans la classe de Berton, il remporte, en 1839, le second prix et, en 1840, le premier prix de contrepoint et fugue. Son entrée dans la classe d'orgue de Benoist date du 7 octobre 1840 et un second prix pour cet instrument lui était décerné en 1841.
Les registres du Conservatoire font foi qu'il quitta volontairement ses classes le 22 avril 1842. Son père, dit-on, homme autoritaire, ne voulut pas qu'il concourût pour le prix de Rome; il le destinait à la carrière de virtuose. Son inspiration n'avait pas été heureuse! Mais son fils, n'ayant aucun goût pour les acrobaties des jeunes prodiges, allait se consacrer presque aussitôt à la composition et au professorat[2].
Trente ans environ après sa sortie du Conservatoire, le 1er février 1872, l'auteur des «Béatitudes» devait prendre possession de la chaire de la classe d'orgue à notre grande école de musique. L'arrêté ministériel, qui le nommait à ces fonctions, est daté du 31 janvier 1872. Autour de cet orgue du Conservatoire et de celui de l'église Sainte-Clotilde qu'il occupa pendant de si longues années, il groupa une phalange de disciples venus pour écouter la bonne parole. Parmi les plus marquants ou les plus zélés on pourrait citer Vincent d'Indy, Augusta Holmès, Pierné, Dallier, Samuel Rousseau, Chapuis, Galeotti, Camille Benoit, Ernest Chausson, Bordes, A. Coquard, de Bréville, Guy Ropartz, etc... Il est facile de se le représenter à l'orgue de Sainte-Clotilde, donnant à son petit cénacle la primeur de ses grandes pièces ou de ses motets, toujours remarquables par la richesse et la variété des combinaisons polyphoniques: son portrait, d'une admirable ressemblance, a, en effet, été pris sur le vif par Mlle Jeanne Rongier. Assis devant ses claviers, un peu penché en avant, il pose la main droite sur les touches et, de la gauche, tire un des registres de l'instrument. La tête est de trois quarts, les yeux mi-clos; le maître semble écouter des voix d'en haut lui soufflant ses chants mystiques. Ce qui captivait en lui, c'était non seulement la maîtrise de son enseignement, mais cette bonté d'âme, cet accueil bienveillant qui ne se démentirent jamais dans sa longue carrière du professorat. N'avait-il pas gagné cette affabilité, cette attitude un peu bénissante au contact du milieu ecclésiastique qu'il fréquenta, dans l'atmosphère de l'église sous les arceaux de laquelle il passa de si belles heures? Ne le vous seriez-vous pas figuré revêtu du surplis et de l'étole? N'aurait-il pas, dans les habits sacerdotaux, donné l'illusion du prêtre qui va monter à l'autel? Ce qu'il y a de certain c'est que ses élèves le respectaient à l'égal d'un saint et ont conservé pour lui une vénération touchante. Ils l'appelaient le brave père Franck; mais il n'y avait rien d'irrespectueux dans cette appellation familière. Ils se considéraient un peu comme ses enfants gâtés!
Nous avons dit ses admirations pour les primitifs; il ne goûtait pas moins les belles pages des maîtres symphonistes, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann. Son enthousiasme était aussi vif pour les grandes œuvres de l'art dramatique, qu'elles fussent signées par Gluck, Weber, Berlioz, Wagner, sans oublier les vieux musiciens français, Monsigny, Grétry et surtout Méhul. Oui! Méhul, dont il chantait avec transport le beau duo de la jalousie d'Euphrosine et Coradin. Au début de sa carrière, il composa deux grandes Fantaisies pour piano sur les motifs de Gulistan de Dalayrac (op. 11 et 12)!
Son esprit, accessible à toutes les beautés, ouvert à toutes les innovations, exempt de toute jalousie, accueillait très chaleureusement les compositions de ses contemporains, qui, plus heureux que lui, étaient arrivés au succès. Un de ceux qui le vénéraient et a publié sur lui, après sa mort et au moment même de l'exécution de Psyché aux concerts du Châtelet, une fort intéressante étude, M. Arthur Coquard, rappelle, à propos de sa bienveillance et de son équité envers les vivants, l'anecdote suivante:
«L'une des dernières paroles qu'il me dit concerne Saint-Saëns et je suis heureux de la reproduire fidèlement C'était le lundi soir, quatre jours avant sa mort. Il éprouvait un mieux relatif et je lui donnais des nouvelles du Théâtre lyrique, auquel il s'intéressait vivement. Je lui parlais naturellement de la soirée d'ouverture, de Samson et Dalila, qui avait obtenu un grand succès, et j'exprimai en passant mon admiration pour le chef-d'œuvre de M. Saint-Saëns. Je le vois encore tournant vers moi sa pauvre figure souffrante pour me dire vivement et presque joyeusement, de cet accent vibrant que ses amis connaissaient: «Très beau! très beau!». Ce trait peint admirablement un des côtés de cette attachante physionomie d'artiste.
Une autre particularité à signaler chez César Franck était une sorte de désintéressement des applaudissements de la foule. Le petit nombre venait à lui, le comprenait, le fêtait; l'audition de ses compositions, lorsqu'elles répondaient à l'idéal qu'il s'en était fait, le ravissait: cela lui suffisait. Il ne paraissait même pas s'apercevoir de l'indifférence que le public témoignait pour son œuvre; il en était trop éloigné pour qu'il y fît la moindre attention. L'art, rien que l'art, tel était son ciel.
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Sa place en musique, a-t-on dit, est à côté de Bach! Oui certes, et nous avons été parmi les premiers à proclamer que la figure de César Franck faisait songer à celle du vieux cantor de l'église Saint-Thomas de Leipzig. Mais cette ressemblance n'enlève-t-elle pas de son originalité à celui qui voulut faire revivre, avec des harmonies nouvelles, au XIXe siècle la musique du XVIIe? La réunion de la science et de l'inspiration constitue le Beau. Cette Beauté ne vient dans son plein épanouissement que lorsque l'artiste a su se dégager des formules des maîtres, ses prédécesseurs, qu'il affectionne. Leur dérober leur passionnante tendresse pour la nature et ses manifestations, mais se garder d'imiter leur style, tel doit être le but poursuivi par l'artiste. Car, en leur empruntant ce style, il court le risque de ne jamais arriver à posséder celui qu'il pourrait avoir, s'il se laissait aller à ses sensations propres. Les œuvres des pères de l'Église musicale sont des modèles, des exemples nécessaires à suivre; elles constituent une grammaire admirable que devront approfondir tous ceux qui se destinent à la carrière de compositeur; toutefois cette grammaire ne portera ses fruits que si ses adeptes, n'en retenant que les grandes lignes, la fécondent par un sentiment intense. Ainsi ont procédé les grands génies, successeurs de J. S. Bach. Ils se sont abreuvés à cette source intarissable; mais ils ont su rendre moins scolastiques, en un mot plus humaines les magnifiques formules du maître d'Eisenach. Le mot de Buffon: «Le style est l'homme même», sera toujours vrai, toujours neuf. C'est pour n'avoir pas su se dégager entièrement du faire du grand Bach que César Franck, malgré la haute valeur de telles ou telles pages de son œuvre, ne figurera peut-être pas au nombre des maîtres réellement originaux, de ceux qui ont été des inventeurs. Il en ira de même pour ceux qui, au XIXe siècle, frappés des grandes innovations apportées par Richard Wagner au drame musical, se seront approprié sa manière, sa formule sans avoir son génie et n'auront laissé trace d'aucune inspiration personnelle[3]. Cette appréciation, hâtons-nous de le dire, s'applique plus exactement à ces derniers qu'à César Franck, qui, malgré son inféodation à Jean-Sébastien Bach, a su révéler, souvent, une note bien à lui, notamment dans ses pièces symphoniques et dans sa musique de chambre.
L'analyse de l'œuvre de César Franck comporterait un développement qui ne rentre pas dans le cadre de cette étude. Nous avons cherché uniquement à esquisser les grandes lignes d'une figure aujourd'hui disparue, indiquer la place qu'elle occupe dans le mouvement musical contemporain et laisser percevoir son influence. Sa production a été relativement considérable et, depuis les trois premiers Trios (op. 1) jusqu'aux dernières créations on devine une ligne immuable. Toutefois, pour être véridique, il y aurait lieu de signaler, à titre de curiosité et comme s'éloignant du faire qui, plus tard, distinguera le maître, certaines compositions de jeunesse, dont le titre seul fait venir le sourire sur les lèvres. La plus curieuse, entre toutes, est ce chant national pour voix de basse et baryton, Les Trois Exilés, paroles du colonel Bernard Delafosse, dont la première page est ornée de trois portraits: Napoléon Ier, le Roi de Rome et Louis Bonaparte, avec l'aigle planant au milieu! Il est assez difficile de préciser l'époque à laquelle fut composée cette page dithyrambique; car, à l'exception de quelques-unes de ses premières tentatives, César Franck n'a pas donné de numéros à la grande majorité de ses compositions. Le classement par ordre chronologique ne peut donc être établi. En ce qui concerne Les Trois Exilés, nous savons cependant que le dépôt à la bibliothèque du Conservatoire fut fait en 1849. Le compositeur avait alors 27 ans. D'autres productions du même genre remontent à une époque plus ancienne, notamment le Premier Duo pour piano à quatre mains sur le God save the King, les deux Grandes Fantaisies pour piano sur les motifs de Gulistan de Dalayrac, portant les numéros 11 et 12 des œuvres et déposées à la bibliothèque du Conservatoire en l'année 1844[4]. Il faudrait encore citer diverses compositions se rattachant à la même période; mais nous préférons renvoyer le lecteur au catalogue placé à la fin de cette étude.
Attaché pendant plus de vingt-sept années au grand orgue de Sainte-Clotilde et pendant dix-huit ans à la classe d'orgue du Conservatoire, il devait fatalement se passionner pour la musique religieuse, vers laquelle il était attiré d'instinct. Il trouvait à l'église un débouché tout naturel pour faire jouer des œuvres sacrées, débouché qui ne se serait pas offert facilement à lui dans les théâtres ou les grands concerts pour l'exécution d'œuvres profanes. C'est ainsi qu'il fut amené à produire une foule de compositions remarquables pour orgue, des Motets, ou offertoires—Ave Maria, Veni Creator, O Salutaris, Panis Angelicus,—une Messe à trois voix seules,—et ces grandes pages pour chœur, soli et orchestre, répondant aux noms de Ruth, Rédemption, Rébecca, Les Béatitudes.
Plus tard il devait revenir à la musique de chambre par laquelle il avait débuté avec les trois Trios et il produisit successivement la Sonate en la pour piano et violon, le Quintette en fa mineur pour piano, deux violons, alto et violoncelle, le Quatuor pour instruments à cordes. La musique symphonique ne pouvait manquer de l'attirer à son tour: une Symphonie, des poèmes tels que Les Éolides, Les Djinns, Le Chasseur maudit, Psyché pour orchestre et chœur..... voilà un ensemble de compositions importantes qui attirèrent sur lui l'attention des artistes.
Dans son œuvre on trouve également nombre de mélodies séparées, dont quelques-unes ont été écrites pour chœur et sont de la meilleure venue; il suffirait de citer la Vierge à la crèche que la Société chorale l'Euterpe exécuta en perfection dans l'un de ses concerts.
Enfin, et, ceci est plus étonnant lorsque l'on connaît le tempérament musical de César Franck, il fut l'auteur de deux opéras ou drames lyriques, Hulda en quatre parties et un prologue, sur un livret de M. Charles Grandmougin, d'après une légende scandinave, et Ghisèle, sur un livret de M. Gilbert-Augustin Thierry, d'après un sujet mérovingien.
C'est principalement dans ses grandes pièces d'orgue que se révèle la parenté avec Jean-Sébastien Bach. Dans les sonate, quintette et quatuor, l'élément dramatique joue un rôle toujours prépondérant qui dépasse un peu le cadre de la musique de chambre. La note est puissante, mais toujours triste; les motifs, de courte envergure, reviennent avec persistance, ce qui produit forcément une teinte uniforme et de nature à engendrer quelquefois la fatigue chez l'auditeur, surtout chez celui qui n'y est pas préparé. La forme canonique lui était familière; peut-être en a-t-il parfois abusé. La richesse du coloris et de l'élément polyphonique donne toutefois une grande allure à l'ensemble de l'œuvre.
Les poèmes symphoniques, les compositions pour chœur, soli et orchestre, les Oratorios laissent entrevoir les mêmes qualités et les mêmes défauts. Le début est presque toujours heureux; des pages de beauté, de force, de concentration se font jour.—Malheureusement elles sont souvent noyées dans des longueurs qui enlèvent du charme à des compositions dans lesquelles le procédé, quoique fort remarquable, est trop visible.
Prenons, si vous le voulez bien, Psyché, poème symphonique pour orchestre et chœurs, une des dernières créations du maître, dont la première audition eut lieu aux concerts du Châtelet, sous la direction d'Édouard Colonne, le 23 février 1890. Dès les premières pages, l'auditeur est subjugué par la maîtrise de l'écriture et l'élévation des idées. Il admirera le Sommeil de Psyché, prélude d'une langueur mystérieuse, rappelant, non pas au point de vue du tissu musical, mais comme ligne, les idées wagnériennes; il reconnaîtra le talent du compositeur traduisant les bruits étranges qui précèdent l'enlèvement de Psyché par les zéphirs dans les jardins d'Eros; il trouvera exquise la tendresse se dégageant du thème nº 3 de Psyché reposant au milieu des fleurs et saluée comme une souveraine par la nature en fête; il reconnaîtra une certaine parenté entre le motif des voix chantant, dans les notes graves, à Psyché: «Souviens-toi que tu ne dois jamais de ton mystique époux connaître le visage»,—et celui de Lohengrin à Elsa: «Sans chercher à connaître quel pays m'a vu naître»; il retiendra encore comme bien venues plusieurs autres pages de la partition. Mais il regrettera le manque de variété et les longueurs qui enlèvent à ce poème musical le charme sans mélange qui devrait s'en dégager.
Les Béatitudes sont, nous l'avons dit, la création maîtresse de César Franck, celle qui n'engendre pas la monotonie ou la lassitude comme telles ou telles pages du maître, malgré son long développement. Splendide oratorio, de solide architecture, qui planera certes au-dessus de bien des œuvres qui ont eu, dès leur apparition, un succès rapide mais éphémère. Celle-là suffit à attester la belle et haute intelligence qu'il était.
Paraphrase poétique de l'Évangile par Mme Colomb, les Huit Béatitudes, avec un prologue, renferment des parties d'une surprenante élévation au point de vue musical. Voici les titres de chacune des Béatitudes:
| I. | Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des Cieux est à eux! |
| II. | Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre! |
| III. | Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés! |
| IV. | Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront ressuscités! |
| V. | Heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde! |
| VI. | Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu! |
| VII. | Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu! |
| VIII. | Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des Cieux est à eux! |
Satan, un Satan de proportion colossale, vaincu par le Christ,—l'Humanité, en proie à toutes les misères d'ici-bas, régénérée par le Rédempteur, telle est la maîtresse ligne de ce poème, auquel César Franck, par les plus heureux effets de contraste, par une orchestration merveilleuse, bien qu'un peu compacte et lourde, par une vérité étonnante de l'expression dramatique, par la richesse mélodique, par l'habile union des voix à l'orchestre, a donné une haute et superbe envergure.
Quels accents de tendresse, de pitié compatissante, dans cette voix du Christ, prêchant la bonne parole! Quelle âpreté dans celle de Satan luttant jusqu'à ce qu'il s'avoue vaincu et quelle intensité dramatique dans ses révoltes, notamment dans la Huitième Béatitude:
«À ma défaite
Mon pouvoir a survécu;
Je relève la tête.
Non! Non! je ne suis pas vaincu.»
Quels heureux effets l'auteur a tirés de la polyphonie orchestrale et vocale! Admirez la gradation habilement ménagée entre ces chœurs si remplis de tristesse et ceux pleins de véhémence! Et, lorsque le compositeur écrit ce fameux Quintette pour les voix «Les Pacifiques», dans la Septième Béatitude, comme son orchestre donne une intensité d'expression aux voix! N'est-ce pas un chef-d'œuvre que la Troisième Béatitude, dans laquelle cette mère pleure sur le berceau vide de son enfant, cet orphelin déplore sa misère, ces époux pleurent leur séparation, ces esclaves réclament la liberté? Et, toujours planant dans les régions sereines, la voix du Christ:
«Heureux ceux qui pleurent,
Car ils seront consolés.»
Puis, comme couronnement de l'édifice, l'hosanna grandiose qui termine la Huitième et dernière Béatitude![5]
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César Franck se montra toujours très enthousiaste pour sa patrie d'adoption: ses fils servirent sous les drapeaux à l'époque la plus critique de notre histoire contemporaine, en 1870! Lui-même, sous l'empire de son amour pour la France, écrivit, pendant les tristesses du siège de Paris, une page toute vibrante de patriotisme. C'est M. Arthur Coquard, à qui nous avons déjà fait un emprunt, qui raconte cet épisode: «Un jour, à cette heure bien fugitive où l'heureuse victoire de Coulmiers redonnait à tous l'espoir du succès final, le Figaro publia une sorte d'ode en prose intitulée Paris. Était-elle signée? Je ne m'en souviens plus. César Franck ne put lire ce morceau de sang-froid et les formes musicales lui arrivèrent si soudainement et d'une façon si irrésistible qu'il dut y céder. Le lendemain, comme nous rentrions à Paris, entre deux combats d'avant-garde, Henri Duparc et moi, nous voyons arriver le maître tout radieux, tenant à la main l'esquisse fraîche encore. Jamais nous n'oublierons de quel air inspiré il nous dit cette admirable page. Admirable n'a rien d'excessif; car Paris est d'une inspiration grandiose. Par malheur, les défaites qui survinrent ne permirent jamais l'exécution du chant triomphal....»
Travailleur acharné, il avait pu traverser la vie, grâce à sa robuste santé, sans misères physiques. Il eut une verte vieillesse et, lorsqu'un accident imprévu (une pleurésie pernicieuse) vint le frapper mortellement, il était encore en pleine force et entrait dans sa soixante-huitième année: ce fut le 8 novembre 1890.
Deuil profond pour ses amis et élèves qui ne pouvaient croire à la disparition subite de celui qui vécut pour ainsi dire de leur vie et leur donna l'exemple de la conscience artistique et du labeur infatigable! Aussi se pressèrent-ils en foule derrière le char funèbre qui le conduisit à sa dernière demeure[6]. À l'église Sainte-Clotilde, dont il avait été l'éminent organiste, ses obsèques eurent beaucoup d'éclat, grâce au concours de M. Édouard Colonne, qui vint, avec son puissant orchestre, rendre un dernier hommage au musicien, dont il avait fait exécuter plusieurs œuvres au Trocadéro et au Châtelet. Au milieu du sanctuaire entièrement tendu de draperies noires, M. le curé de Sainte-Clotilde tint à célébrer, dans un beau langage, les vertus de l'auteur des Béatitudes. À l'offertoire, M. Mazalbert chanta un Cantabile du maître et le Libera de M. Samuel Rousseau avec Fournets.
Enfin, au cimetière du Grand-Montrouge, Emmanuel Chabrier, au nom de la Société nationale de Musique, qui avait eu César Franck pour président, prononça l'allocution suivante:
«Je viens, au nom de la Société nationale de Musique, adresser un dernier adieu au maître disparu, à notre vénéré président.
«César Franck, Franck, le brave père Franck, comme nous disions encore hier, avec une familiarité respectueuse, comme nous dirons demain, toujours,—nous souvenant,—n'était pas seulement un admirable artiste, un des grands parmi les grands de l'immortelle famille, un de ces élus rares qui, calmes et forts, tranquilles et jamais las, sans se hâter ni s'attarder, passent presque silencieusement ici-bas avant d'aller rejoindre les grands-aïeux; il était encore le cher maître regretté, le plus modeste, le plus doux et le plus sage. Il était le modèle, il était l'exemple.
«Sa famille, ses élèves, l'art immortel, voilà toute sa vie. Vers la fin de l'automne, dès qu'il rentrait à Paris, nous lui demandions: «Eh bien, maître, qu'avez-vous fait, que nous rapportez-vous?»—«Vous verrez, répondait-il, en prenant un air mystérieux, vous verrez; je crois que vous serez contents.... J'ai beaucoup travaillé et bien travaillé.» Et il nous disait cela si simplement, avec une foi si naïvement sincère, de sa large voix expressive et grave, en vous prenant les mains, les gardant longtemps, presque sérieux, songeant à la fois aux chères joies qu'il avait éprouvées, lui, en composant, et au plaisir qu'il lui semblait bien que vous prendriez aussi à écouter l'œuvre nouvelle. Et c'étaient successivement l'admirable quintette, la sonate pour piano et violon, les Béatitudes, les Éolides; l'hiver dernier, il nous donnait un absolu chef-d'œuvre, le quatuor à cordes. Et, d'année en année, César Franck semblait se surpasser toujours.
«Adieu, maître et merci; car vous avez bien fait. C'est l'un des plus grands artistes de ce siècle que nous saluons en vous; c'est aussi le professeur incomparable dont l'enseignement merveilleux a fait éclore toute une génération de musiciens robustes, croyants et réfléchis, armés de toutes pièces pour les combats sévères, souvent longuement disputés. C'est aussi l'homme juste et droit, si humain et si désintéressé, qui ne donna jamais que le sûr conseil et la bonne parole. Adieu».
Ce chaud panégyrique fait honneur au maître comme à l'ami que fut pour lui Emmanuel Chabrier, notre gros et jovial Chabrier, comme nous l'appelions, nous aussi, dans les moments de familiarité expansive.
À quelle époque, maintenant, verra-t-on s'élever le monument que ses intimes doivent à sa mémoire, à son talent et pour lequel Augusta Holmès prit l'initiative d'une souscription?
Par sa capacité de travail, sa facilité prodigieuse, sa science profonde de l'harmonie, par le côté sévère et élevé de ses compositions, par sa foi dans l'art, qu'il n'abandonna jamais, César Franck est une figure attachante parmi les musiciens du XIXe siècle. Mais, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, cette figure ne restera pas comme type à un même degré que celle d'un Berlioz, d'un Wagner, ou même celle d'un Brahms!
des
ŒUVRES DE CÉSAR FRANCK
| Op. 1. 1er trio en fa ♯, pour piano, violon et violoncelle | Schuberth. | |
| Id. 2e trio en si ♭, pour piano, violon et violoncelle | Schuberth. | |
| Id. 3e trio en si mineur, pour piano, violon et violoncelle | Schuberth. | |
| Op. 2. 4e trio en si, pour piano, violon et violoncelle | Schuberth. | |
| Op. 3. Eglogue (Hirten-Gedicht), pr piano, dédiée à son élève la Baronne de Chabannes | Schlesinger. | |
| Op. 4. Premier duo, pour piano à quatre mains sur le God save the King | Schlesinger. | |
| Op. 5. Premier caprice, pour piano | Lemoine. | |
| Op. 6. Andantino quietoso, pour piano et violon | Lemoine. | |
| Op. 7. Souvenir d'Aix-la-Chapelle, pour piano | Schuberth. | |
| Op. 8. Quatre mélodies de François Schubert, transcrites pour piano | E. Challiot. 336, rue Saint-Honoré. | |
| Op. 11. Première Grande Fantaisie sur Gulistan de Dalayrac, pour piano (1844) | Richault. | |
| Op. 12. Deuxième Grande Fantaisie sur Gulistan de Dalayrac, pour piano (1844) | Richault. | |
| Op. 14. Gulistan, duo pour piano et violon sur l'opéra de Dalayrac | Richault. | |
| Op. 15. Fantaisie pour piano, sur deux airs polonais | Richault. | |
| Op. 16. Fantaisie pour grand orgue | Mayens-Couvreur. 40, rue du Bac. | |
| Op. 17. Grande pièce symphonique pour grand orgue | Mayens-Couvreur. | |
| Op. 18. Prélude, fugue, variations, pour grand orgue. | Mayens-Couvreur. | |
| Op. 19. Pastorale, pour grand orgue | Mayens-Couvreur. | |
| Op. 20. Prière, pour grand orgue | Mayens-Couvreur. | |
| Op. 21. Final, pour grand orgue | Mayens-Couvreur. | |
| Op. 22. Quasi Marcia, pièce pr harmonium | Parvy-Graff. | |
| Ruth, églogue biblique en 3 parties. Soli, chœur et orchestre | Hartmann. | |
| Rédemption, poème-symphonie en 2 parties (Ed. Blau). Soli, chœur et orchestre | Hartmann. | |
| Les Béatitudes, d'après l'Évangile, poème de Mme Colomb | Maquet. | |
| Les Éolides, poème symphonique | Enoch et Costallat. | |
| Les Djinns, poème symphonique | Enoch et Costallat. | |
| Le Chasseur maudit, poème symphonique, d'après la ballade de Burger (1884) | Grus. | |
| Psyché, poème symphonique pour orchestre et chœurs | Bruneau. | |
| Rébecca, scène biblique pour soli, chœur et piano (poème de M. Paul Collin) | Richault. | |
| Hulda, drame lyrique en 4 parties et un prologue, libretto de M. Charles Crandmougin, d'après un sujet scandinave | Bruneau. | |
| Ghisèle, opéra, libretto de M. Gilbert-Augustin Thierry, d'après un sujet mérovingien | ||
| Quintette en fa mineur, piano, 2 violons, alto et violoncelle | Hamelle. | |
| Quatuor pour instruments à cordes | Hamelle. | |
| Symphonie D moll | Hamelle. | |
| Sonate en la pour piano et violon | Hamelle. | |
| Variations symphoniquies pour orchestre et piano | Enoch et Costallat. | |
| Andantino pour violon, avec accompagnement de piano. | ||
| Messe à trois voix seules, chœur et orchestre | Bornemann. | |
| Nombre d'extraits ont été faits de cette messe, notamment le célèbre Panis angelicus. | ||
| Hymne, chœur à 4 voix d'hommes, poésie de Jean Racine (1883) | Hamelle. | |
| Cinq pièces pour harmonium | Parvy-Graff. | |
| 59 motets pour harmonium | Enoch et Costallat. | |
| 9 grandes pièces d'orgue | Durand et fils. | |
| 3 offertoires pour soli et chœurs (1861) | Bornemann. | |
| 4 motets | Parvy-Graff. | |
| Salui, contenant 3 motets avec accompagnement d'orgue (1865) | Regnier-Canaux. 80, rue Bonaparte. | |
| Veni Creator, duo pour ténor et basse (Écho des Maîtrises) 1876 | F. Schoen 42, boulevard Malesherbes. | |
| Ave Maria, chœur réduit à deux voix égales, par Ch. Bordes (1891) | O. Bornemann. | |
| O Salutaris, extrait de la messe solennelle pour basse solo | O. Bornemann. | |
| Chants d'église, harmonisés à 3 et 4 parties avec accompagnement d'orgue | ||
| (1er partie: Messes.—2e partie: Hymnes—3e partie: Chants pour le salut.) | ||
| Ballade pour piano. | ||
| Prélude, aria et final pour piano. | Hamelle. | |
| Prélude, choral et fugue pour piano | Enoch et Costallat. | |
| Transcriptions pr piano (ouvrages anciens) | Richault. | |
| Deuxième duo pour piano à 4 mains sur Lucile | Pacini-Bonoldi. | |
| Sonate pour piano | Schlesinger. | |
| Les Trois Exilés, chant national pour voix de basse et baryton | Edmond Mayaud. boulevard des Italiens. | |
| Paroles du colonel Bernard Delafosse, chanté par Mme Hermann-Léon. Avec 3 portraits sur la première feuille: Napoléon Ier, le roi de Rome et Louis Bonaparte (un aigle au milieu). «Quand l'étranger envahissant la France.» | ||
| Le Garde d'honneur, cantique an sacré cœur, paroles de Mme X. Mélodie | Regnier-Canaux. | |
| 6 duos pour voix égales, pouvant être chantés en chœur, avec accompagnement de piano (1889): 1º L'Ange gardien. 2º Aux petits enfants, poésie d'A. Daudet, dédiée à M. E. Pierné. 3º La Vierge à la crèche, poésie d'A. Daudet, dédiée à M. P. Roger. 4º Les danses de Lormont, poésie de Mme Desbordes Valmore. 5º Soleil, poésie de Guy Ropartz. 6º La chanson du Vannier, poésie d'A. Theuriet. | Enoch et Costallat. | |
| La procession, poésie de Brizeux pour orchestre et chant | Bruneau et A. Leduc. | |
| Les cloches du soir, poésie de Mme Desbordes-Valmore | Bruneau et A. Leduc. | |
| Le mariage des roses, poésie de E. David, pour baryton ou mezzo-soprano, dédié à Mme Trélat | Enoch et Costallat. | |
| L'ange et l'enfant, mélodie | Hamelle. | |
| Mélodies: | ||
| Robin Gray | Richault. | |
| Souvenance, poésie de Chateaubriand | Richault. | |
| Ninon, poésie d'A. de Musset pour ténor et soprano, dédiée au Dr F. Féréol | Richault. | |
| Passez, passez toujours, poésie de V. Hugo | Richault. | |
| Aimer, poésie de Méry, en la ♭ (baryton et piano) | Richault. | |
| L'émir de Bengador, poésie de Méry | Richault. | |
| Cloches du soir, poésie de Desbordes-Valmore | Bruneau. | |
| Roses et papillons, mélodie | Enoch et Costallat. | |
| Lied, mélodie | Enoch et Costallat. |
CHARLES-MARIE WIDOR
À côté du Luxembourg, à l'ombre de la vieille église Saint-Sulpice, dans un antique hôtel rue Garancière nº 8[7], réside l'aimable et savant organiste de Saint-Sulpice, Charles-Marie Widor. L'ensemble de l'immeuble, avec ses beaux pilastres et les volutes des chapiteaux formés de monumentales têtes de béliers sculptées en haut relief, présente un aspect des plus imposants et réveille les souvenirs de plusieurs époques.
L'hôtel fut bâti par le marquis de Garancière. Son gendre, le fameux marquis de Sourdéac, a été, avec Cambert et l'abbé Perrin, un des premiers directeurs de l'Opéra. Très passionné pour les arts, fort expert dans la connaissance de divers métiers, il se chargea de toute la machinerie de l'Académie royale de musique. Il construisit non seulement un petit théâtre dans cet hôtel de la rue Garancière, où il invitait les célébrités de l'époque, mais il fit établir au Château de Neubourg dans l'Eure une scène fort bien agencée, sur laquelle fut jouée pour la première fois, en 1660, La Toison d'or, mélodrame à grand spectacle de Pierre Corneille. Le marquis de Sourdéac avait comme collaborateurs pour les vers l'abbé Perrin, pour la musique La Grille et Cambert, organiste de l'église Saint-Honoré, maître et compositeur de la musique de la Reyne mère.
C'était un fier original. Dans le but d'acquérir une force et une agilité surprenantes, n'avait-il pas eu l'idée de se faire chasser par ses piqueurs et sa meute dans sa propriété de Neubourg, comme on chasse le cerf! N'eut-il pas, un jour, l'extravagance de grimper sur le cheval de bronze du Pont-Neuf, afin de pouvoir contempler les exploits des jeunes seigneurs, ses amis, détroussant les passants comme de simples bandits!
Les essais tentés sur le petit théâtre de l'hôtel Garancière furent donc, en quelque sorte, contemporains de ceux de l'Académie Royale de musique, qui avait fait ses premières armes, à la Salle d'Issy en 1659, avec l'abbé Perrin et Cambert.
Le petit théâtre de l'hôtel Garancière évoque encore une autre image, toute de charme, celle de cette Adrienne Lecouvreur, qui fut aimée du comte de Saxe et jeta un si vif éclat sur la scène. Arrivée à Paris, vers l'âge de douze ans, en 1702, et installée avec sa famille non loin de la Comédie, dans le faubourg Saint-Germain, elle organisa, afin de satisfaire sa passion pour le théâtre, des représentations chez un épicier de la rue Férou avec plusieurs camarades de son âge. Le succès obtenu par la petite troupe engagea la présidente Le Jay à lui prêter son hôtel de la rue Garancière.
«Le beau monde y accourut; on dit que la porte, gardée par huit suisses, fut forcée par la foule. Mais la tragédie s'achevait à peine que les gens de police entrèrent et firent défense de passer outre. La petite pièce ne fut pas donnée. Ainsi finirent ces représentations sans privilège[8].»
*
* *
L'appartement qu'occupe Widor est original: L'atelier de travail, «sa cave», est à l'entresol, les chambres au premier étage. C'est dans l'atelier, un long rectangle, que nous reçoit l'habile organiste et, avec l'amabilité qui est dans sa nature, il nous fait les honneurs de cette pièce, dans laquelle sont exposés de nombreux souvenirs d'art; on y suit les différentes étapes de la vie du compositeur; on y retrouve les portraits des amis littérateurs ou artistes qu'il a le plus fréquentés.
À tout seigneur tout honneur!
Voici le portrait du maître de la maison: une vibrante esquisse sur toile de Carolus Duran, le Velasquez français, un des amis de la première heure. L'œuvre est vivante; les accessoires ne sont qu'esquissés, mais la tête est remarquable; elle sort de la toile; les yeux sont lumineux. C'est bien le portrait moral et physique de l'auteur de la Korrigane.
Plus haut, la photographie de Charles Gounod, d'après la belle toile du maître exposée en 1891 par Carolus Duran, le digne pendant du subjectif portrait de l'auteur de Faust par Élie Delaunay.
Sur un piano à queue se dresse fièrement la statue de Jeanne d'Arc, réduction en plâtre de l'œuvre de Frémiet, offerte à Widor après les exécutions de sa Jeanne d'Arc à l'Hippodrome.
Ici, de vigoureuses eaux-fortes de Rembrandt, achetées à la vente de la collection Diet, font pendant à des gravures de vieux maîtres allemands ou flamands, à des dessins à la sanguine de peintres divers, à de jolies aquarelles. Nous sommes séduits par une belle tête de Van Dyck, à travers laquelle on perçoit les carnations de son maître Rubens,—un portrait à la plume du Guerchin,—une esquisse de Delacroix (Jésus sur la barque) malheureusement retouchée,—une charmante eau-forte de James Tissot avec cette dédicace: «En souvenir des déjeuners du dimanche et de la musique avant Vêpres. Juin 1891.»,—une délicieuse aquarelle d'Harpignies, d'une grande intensité de ton,—des chevaux au crayon de Regnault,—et, pour le bouquet, un groupe de jolies têtes à la sanguine de Boucher.
Tout à côté, la photographie du délicieux petit orgue à deux claviers, ayant appartenu à Marie-Antoinette et portant ses initiales; il était autrefois à Versailles et, après avoir échappé au vandalisme de la période révolutionnaire, il figure aujourd'hui à l'église Saint-Sulpice.
Quelle est cette ravissante figure qui vous accueille par un gracieux sourire? Une jeune miss, élève de Carolus Duran, qui s'est peinte elle-même avec un joli béret crânement planté sur la tête.
Plus loin, nous voyons près l'une de l'autre les photographies, avec dédicaces, de Paul Bourget, très proche parent de Widor, l'auteur de ces merveilleuses études psychologiques qui l'ont placé de suite à la tête des jeunes et célèbres écrivains de France,—de ce pauvre Guy de Maupassant, arrêté en pleine gloire par la terrible maladie mentale qui a nécessité son internement dans une maison spéciale. Sur le portrait que nous avons devant les yeux se dessine l'image pleine de florissante santé du créateur de tant de petits chefs-d'œuvre. Figure épanouie avec les cheveux coupés en brosse, la forte moustache et la mouche—vrai type de robuste marin,—l'ensemble indiquant une puissante et riche nature. Qu'en reste-t-il aujourd'hui? Vaincue, terrassée par le mal, cette constitution de fer s'est atrophiée; le visage s'est émacié, les rides l'ont envahi, les traits se sont creusés. En relisant son magistral volume dans la manière d'Edgard Poë, le Horla, nous nous disions que, pour avoir étudié d'une manière si effroyablement exacte les symptômes de la folie, le malheureux auteur devait en avoir déjà subi les premières atteintes[9].
Devant un paysage aux bois touffus et ombreux, Widor nous dit brusquement: «Croyez-vous à la métempsycose?... Pour mon compte, j'ai des souvenirs d'avoir été canard! En voulez-vous une preuve? Au dernier automne, dans les environs de Montereau, nous nous promenions dans les bois en joyeuse et agréable compagnie. Je n'étais jamais venu dans la contrée que nous parcourions; il me semblait cependant la reconnaître. Je retrouvais des buissons, des ruisseaux de connaissance surtout, et j'ai conduit, avec l'instinct de l'animal qui revient au lancer, tout mon monde à une certaine mare, où je me rappelais avoir barboté.»—Tout ceci raconté avec une aimable jovialité, avec cette diction du bout des lèvres particulière à Widor.
Que dire, ami lecteur, de cette transmigration de l'âme d'un canard dans le corps d'un organiste-compositeur? Quels couacs aurait dû enfanter cette parenté avec un palmipède!
Une fois par semaine se réunissent les amis de la maison et on musique. Charmante communion d'idées entre tous ces artistes, très épris de la divine muse! On écoute, dans le silence, la parole enchanteresse des maîtres d'autrefois et d'aujourd'hui, on vit dans leur intimité. Musique de chambre, tu mets à nu l'âme de ceux que nous aimons!
*
* *
Charles-Marie Widor est né à Lyon le 22 février 1845. Tout jeune, il improvisait déjà avec une grande habileté sur l'orgue de l'église Saint-François de Lyon, dont son père était organiste.
Il étudia, plus tard, à Bruxelles l'orgue avec Lemmens et la composition avec Fétis. Organiste de l'église Saint-Sulpice depuis 1870, il a su faire apprécier des qualités incontestables comme virtuose et a produit de nombreuses compositions, dans lesquelles se perçoivent des tendances particulières pour la musique symphonique. Ses œuvres d'orgue, nouvelles de forme, ont été très remarquées par les connaisseurs. Les deux créations qui l'ont fait connaître du grand public sont le ballet de la Korrigane, exécuté à l'Opéra en décembre 1881 et Jeanne d'Arc, grande pantomime musicale montée à l'Hippodrome en juin 1890.
Ce qui distingue la manière du jeune maître, c'est une recherche toujours constante de l'originalité et le souci d'une orchestration des plus soignées, puisée dans l'étude des grands maîtres. Il a horreur, on le voit, du convenu, du banal et nous ne saurions que l'en louer. Peut-être trouverait-on à critiquer l'abus de cette recherche et voudrait-on quelquefois plus de profondeur, de spontanéité dans les idées, plus de sincérité émue. Mais son œuvre dénote un musicien de race.
Il a été directeur et chef d'orchestre de la Concordia, société chorale où furent exécutées les belles pages des maîtres, notamment la Passion selon Saint-Matthieu de J. S. Bach, et dont Mme Fuchs était l'âme.
Widor a remplacé le regretté César Franck comme professeur d'orgue au Conservatoire. Entre temps il manie avec habileté la plume de critique musical. Il a collaboré à l'Estafette, sous le pseudonyme d'Aulétès et envoie de très intéressants articles au Piano-Soleil.
Travailleur infatigable, il ne laisse passer aucun jour sans écrire. Après avoir produit de nombreuses compositions pour orgue, de la musique de chambre, etc..., il aspire aujourd'hui à affronter la scène. Ce ne sera pas la première fois; car, sans oublier le Conte d'avril, il fit jouer Maître Ambros à l'Opéra-Comique et la Korrigane à l'Opéra. Les succès qu'il a remportés avec ce dernier ouvrage et avec Jeanne d'Arc à l'Hippodrome, l'engagent à poursuivre sa carrière du côté du théâtre. C'est ainsi qu'il prépare un opéra Nerto, en collaboration avec l'illustre félibre Frédéric Mistral.
Esprit chercheur, plein d'ambition, Widor croit à son étoile. Mais la gloire qu'il rêve n'est pas de celles qui puissent lui causer des sujets d'inquiétude..... Très répandu dans le monde, il en a rapporté des souvenirs, des anecdotes qu'il narre en agréable causeur et sans prétention. Il ne sait pas dissimuler sa pensée; mais il croit inutile de la dévoiler, lorsque besoin n'est.
Il adore le célibat, non point qu'il ait la moindre répugnance pour les filles d'Ève: mais il estime que le véritable artiste est peu fait pour le mariage. Son œuvre l'absorbe trop.
Ayant fait ses humanités, il a l'esprit très ouvert à tout ce qui touche à la littérature et aux arts; il a même fait de la peinture dans sa jeunesse. En tant que compositeur, il conçoit rapidement, se défiant, toutefois, de sa facilité et regrettant d'avoir livré, dans le principe, à l'éditeur des pages qui auraient gagné à être mûries.
ÉDOUARD COLONNE
Comme Charles Lamoureux, son émule, Édouard Colonne est né dans la capitale de la Gascogne.
Si la Garonne avait voulu,
a chanté gaiement le bon et spirituel G. Nadaud.—La Garonne a voulu... pour ces deux persévérants.
Le premier est un petit homme court sur jambes, chauve, vif et alerte malgré sa rotondité,—très autoritaire. Si les yeux indiquent la finesse et la jovialité, ils révèlent également une tendance à la sévérité; l'abord est froid et inspire quelque inquiétude.—«Un boulet de canon sur un obus», a dit finement Caliban.
Le second est de taille moyenne, avec un penchant à l'embonpoint, de belle prestance, à la physionomie aimable, d'apparence calme; mais le regard très incisif indique la décision. Il cherche à plaire et il y réussit.
Tous les deux ont prouvé qu'avec une grande volonté, une persévérance de chaque jour et aussi la foi dans l'art, on peut arriver à doter son pays d'institutions qui ont propagé le goût des belles et grandes choses et ont affiné le sens musical.
Ils ont été en France, après Seghers et Pasdeloup, les révélateurs d'un monde nouveau, de la Symphonie! Leurs efforts ont eu pour résultat d'éduquer la masse du public et d'inciter les jeunes compositeurs français à faire de l'orchestre, pour paraître dignement à côté de leurs maîtres.
Parmi les Olympiens, E. Colonne a mis en vive lumière l'œuvre d'Hector Berlioz; Ch. Lamoureux s'est évertué à faire connaître Richard Wagner.
Dans la phalange des derniers arrivés, Colonne a surtout propagé les œuvres de E. Lalo, B. Godard, Tschaïkowsky, Augusta Holmès, Henri Maréchal, Ch. Widor, César Franck, Th. Dubois, Ch. Lefebvre, Paul Lacombe, E. Bernard...
Lamoureux a mis en vedette les noms de Vincent d'Indy, E. Chabrier, G. Fauré, Charpentier...
L'un et l'autre ont chacun, avec une interprétation différente, fait entendre les belles pages des Maîtres et de leurs émules, qu'ils se nomment Bach, Hændel, Gluck, Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Weber, Schubert, Rubinstein, Grieg, Gounod, Reyer, Bizet, Saint-Saëns, Massenet, Guiraud, Joncières, etc...
Ils ont omis, tous les deux, de produire les puissantes œuvres de Johannès Brahms!
Édouard Colonne est né à Bordeaux le 23 juillet 1838. Son père et son grand-père étaient musiciens, d'origine italienne (Nice). Il fut ainsi, dès l'enfance, placé dans un milieu favorable pour le développement des facultés musicales; à l'âge de huit ans, il commençait à apprendre divers instruments, voire le flageolet et l'accordéon. Un artiste distingué, M. Baudoin, lui donna les premiers principes du violon. Il quitta Bordeaux en septembre 1855 pour entrer au Conservatoire de Paris, où il eut pour professeurs de violon MM. Girard et Sauzay; il étudia en même temps l'harmonie et la composition avec MM. Elwart et Ambroise Thomas. Les excellentes études, qu'il fit sous ses habiles professeurs, furent bientôt couronnées de succès; il obtenait en 1857 un premier accessit d'harmonie et un second accessit de violon,—en 1858 le premier prix d'harmonie,—en 1860 un premier accessit de violon,—en 1862 le second prix, et en 1863 le premier prix de violon.
Le 1er janvier 1858, Colonne était admis comme premier violon à l'Opéra et faisait partie, en 1861, de la vaillante phalange organisée par Pasdeloup pour la fondation des Concerts populaires, dont l'ouverture eut lieu le 27 octobre 1861, au Cirque d'hiver. Il était aux premiers pupitres, où figuraient les Lancien, Colblain, Camille Lelong, etc... Et quels délires, quels enthousiasmes dans cette rotonde du Cirque où, faute d'une salle de concerts plus convenable, Pasdeloup avait émigré de la salle Herz! Les premiers essais furent bien timides; mais, enhardi par le succès, Pasdeloup devait bientôt étendre ses programmes. L'avenir des Concerts populaires était assuré, et un pas immense était fait, en France, au point de vue musical!
Ce sont ces succès, ce fanatisme d'un certain public et aussi le désir d'attribuer, sur les programmes, une plus grande place aux œuvres des jeunes, qui engagèrent Édouard Colonne à créer, d'abord à l'Odéon, puis au théâtre du Châtelet, en 1873, en société avec MM. Duquesnel et Hartmann, le Concert National. Le premier concert fut donné à l'Odéon le dimanche 2 mars 1873, et, le 9 novembre de la même année, le transfert eut lieu au Châtelet. Bientôt, à la suite d'une organisation nouvelle, à peu près identique à celle de la Société des Concerts du Conservatoire, la Société prenait le titre d'Association Artistique. Ambroise Thomas avait accepté les fonctions de Président honoraire, et nombre d'artistes et d'amateurs avaient répondu à l'appel du vaillant chef d'orchestre, en se faisant inscrire comme membres honoraires.
Si le Concert National avait réussi en tant que création musicale, il n'en était pas de même au point de vue financier; et, lorsque l'Association Artistique donna son premier concert au Châtelet, le 6 novembre 1874, la mise de fonds, dit-on, ne s'élevait pas à plus de 225 francs! Mais aux sérieuses qualités de chef d'orchestre Édouard Colonne joignait celles d'un administrateur très entendu et perspicace; il sut également profiter du mouvement qui s'était produit en faveur des œuvres d'Hector Berlioz, et les belles exécutions qu'il donna successivement de l'Enfance du Christ, de Roméo et Juliette, de la Damnation de Faust, de la Symphonie Fantastique, de la Prise de Troie et des belles ouvertures que l'on connaît, lui attirèrent un nombreux public. «Un peu trop Berliozistes», a-t-on dit des auditeurs remplissant la salle des Concerts du Châtelet.—Mais quel crime y a-t-il à acclamer les œuvres de celui qui fut si méconnu de son vivant au beau pays de France et qui s'écriait, quelque temps avant sa mort: «Ils viennent à moi, lorsque je m'en vais!»—La réaction devait se produire fatalement et la foule allait, sans s'en rendre compte, admettre et applaudir indistinctement les plus belles comme les moins heureuses pages du Maître de la Côte Saint-André.
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* *
Il suffit de parcourir la liste des œuvres exécutées aux Concerts du Châtelet pour reconnaître les efforts tentés par Édouard Colonne dans le domaine musical et la large place donnée par lui aux compositions des musiciens de l'école française. Il eut aussi l'heureuse idée, pour attirer plus vivement l'attention sur la valeur de telle ou telle œuvre et sur le mérite de tel ou tel compositeur, de faire suivre, dans ses programmes, le titre de chaque morceau d'une notice explicative généralement fort bien rédigée. Le relevé de ces écrits de courte étendue forme une sorte d'encyclopédie musicale, qui n'a pas été sans avoir une heureuse influence sur l'éducation du public.
N'oublions pas de mentionner les réunions dominicales que M. et Mme Colonne ont organisées dans leur appartement de la rue Le Peletier. Elles ont lieu, depuis deux ans environ, le dimanche soir. Le monde des arts et des lettres n'a pas manqué de se rendre dans ce salon hospitalier, et l'on y rencontre surtout les compositeurs dont les œuvres ont été exécutées aux concerts du Châtelet. Des programmes rédigés avec goût donnent un attrait de plus à ces soirées intimes, dans lesquelles ont peut entendre la maîtresse de la maison chantant avec sa charmante fille les lieder des maîtres, notamment d'E. Lassen.
Les relations établies, par la gracieuse entremise de M. Mackar, éditeur, entre Colonne et Tschaïkowsky ont été la cause des voyages faits par le premier en Russie, où il fut appelé à diriger à deux reprises différentes, on sait avec quel succès, plusieurs concerts. C'est en avril 1891, alors que Tschaïkowsky était à Paris et faisait entendre plusieurs de ses œuvres au Châtelet, que Colonne se trouvait à Saint-Pétersbourg pour conduire les trois grandes séances de musique française auxquelles prirent part Mme Krauss et M. Bouhy[10].
Depuis quelques années, Édouard Colonne a été également chargé de l'organisation des concerts de musique symphonique au Cercle d'Aix-les-Bains. Il a su répandre dans ce beau pays de Savoie le goût des belles et jolies pages musicales qui, jusqu'alors, avaient été tant soit peu lettres mortes pour ses habitants.
Il n'est guère possible de passer sous silence, dans cette esquisse du sympathique chef d'orchestre, le mariage qu'il contracta, en secondes noces, avec Mlle Vergin, qui fut, dès le début, aux concerts de l'Association artistique, la Juliette et la Marguerite des maîtresses œuvres de Berlioz.—Elle est excellente musicienne, très passionnée pour l'art musical, intelligente; les cours de chant qu'elle a ouverts et qu'elle dirige si brillamment témoignent de toute sa compétence; c'est, en un mot, la femme que devait épouser un artiste qui, au milieu des difficultés sans nombre semées sur sa route, est assuré de trouver dans sa compagne encouragement et aide.
Décoré des palmes académiques en 1878, Édouard Colonne est aujourd'hui chevalier de la Légion d'honneur. Les succès qu'il a obtenus non seulement au Châtelet, mais dans les diverses circonstances où il a été appelé à diriger des masses chorales et instrumentales, avaient appelé l'attention sur lui, au moment où M. Eugène Bertrand était désigné pour prendre la succession de MM. Ritt et Gailhard à l'Académie Nationale de musique. Les fonctions qui lui sont dévolues sont exactement les mêmes que celles remplies autrefois par M. Gevaert, avec cette différence que ce dernier n'a jamais usé du droit qu'il avait de diriger l'orchestre et dont son successeur non immédiat se propose d'user largement.
Les projets d'avenir à l'Opéra que peut avoir Édouard Colonne sont entièrement liés à ceux qu'a déjà fait pressentir M. Eugène Bertrand, seul directeur responsable. Il est certain que le succès de Lohengrin à l'Opéra dictera la conduite des futurs maîtres des destinées de notre Académie Nationale. Espérons qu'entre leurs mains la direction musicale sera ce qu'elle aurait dû toujours être.
Éclectiques, certes, ils le seront, mais dans le bon sens du mot. Le voile, qui a été légèrement soulevé sur les pièces destinées à figurer en première ligne, a laissé entrevoir les titres suivants: La Prise de Troie d'Hector Berlioz,—Fidelio de Beethoven,—Salammbô de Reyer,—Otello de Verdi,—Les Maîtres Chanteurs, ou la Walkyrie, le Vaisseau fantôme, Tristan et Yseult, de Richard Wagner,—Le Démon de Rubinstein;—et, parmi les œuvres des plus ou moins jeunes compositeurs français, qui attendent depuis si longtemps leur tour, le Don Quichotte, ballet de Wormser,—La Montagne Noire d'Augusta Holmès,—Gwendoline de Chabrier....., et probablement un opéra de Charles Lefebvre.
Ils suivront, en un mot, le mouvement dramatique et musical, sans oublier de monter, nous le souhaitons, certains chefs-d'œuvre qui ne figurent plus depuis longtemps sur les affiches, ne seraient-ce que la Vestale de Spontini et l'Orphée de Gluck!
On créera très probablement une école de chœurs, comme il en existe une pour la danse: c'est une lacune à combler, et les essais récemment inaugurés par Charles Lamoureux pour styler et faire manœuvrer les masses chorales à l'Éden et à l'Opéra témoignent combien la mesure à adopter est de toute utilité. Il est également question de représentations populaires à prix réduits qui auraient lieu le dimanche, en hiver, de cinq à neuf heures du soir,—et enfin de grands concerts au foyer.
Qui vivra verra![11]
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L'art de diriger l'orchestre est chose difficile, et, nous plaçant sous la bannière de quelques bons et beaux esprits, nous sommes étonnés qu'on n'ait point encore songé à créer au Conservatoire une classe spéciale pour l'apprentissage du métier de chef d'orchestre. Il ne suffit pas de savoir jouer avec virtuosité du piano, du violon, voire de la flûte pour se déclarer, un beau matin, capable de sortir des rangs et de prendre le bâton de commandement. Ce puissant instrument, qui est l'orchestre, ne se manie pas avec autant d'aisance qu'un piano ou un violon; il faut une virtuosité particulière jointe à une étude approfondie pour connaître et mettre en lumière les ressources immenses que renferme cet orgue colossal, dont chaque jeu est représenté par un artiste en chair et en os. Ceci est si vrai, que nous avons vu des orchestres absolument modifiés dans leur ensemble, presque instantanément, et donner des résultats tout autres, suivant qu'ils étaient conduits par tel ou tel chef plus ou moins habile. Nous nous rappelons certaine répétition, au Concert du Cirque d'hiver, dans laquelle Rubinstein fut appelé à diriger une de ses œuvres. Le brave Pasdeloup, à qui certes on devra toujours la plus vive reconnaissance pour l'initiative qu'il prit en fondant les Concerts populaires, n'était pas un batteur de mesure bien remarquable, et le plus souvent, surtout dans les dernières années de sa direction, les exécutions auxquelles il nous conviait laissaient fort à désirer.—Ce jour-là, aussitôt que Rubinstein eut pris le bâton, et que les premières attaques eurent lieu, l'orchestre sembla transformé: c'est que Rubinstein était, aussi bien que Liszt, Littolf, H. de Bulow, Richter, un virtuose émérite en tant que chef d'orchestre et avait dû entreprendre de sérieuses études dans ce sens.
M. Maurice Kufferath nous a appris, dans une brochure aussi bien pensée que rédigée, sur l'Art de diriger l'orchestre, quelle transformation le célèbre Capellmeister viennois Hans Richter avait fait subir à l'orchestre des Concerts populaires de Bruxelles, dont il avait été appelé à remplacer le chef ordinaire pendant un laps de temps fort court.
Richard Wagner, dans son étude sur l'Art de diriger, avait merveilleusement développé la somme de connaissances que doit acquérir celui qui aspire à l'honneur de conduire l'orchestre.
M. Deldevez avait, lui aussi, élucidé plusieurs points importants de la question.
Quelle science, quelles qualités ne faut-il pas, en effet, à celui qui est appelé à diriger des masses orchestrales et chorales au théâtre et au concert! Posséder tout d'abord une parfaite éducation musicale et esthétique;—admirablement saisir la pensée, le sens intime du maître;—savoir donner un caractère différent à l'interprétation des œuvres de chaque auteur (on ne joue pas Haydn comme Beethoven, Mozart comme Mendelssohn, Schumann comme Schubert, Wagner comme Berlioz...);—tenir compte des préférences dans le rythme et l'harmonie propres aux compositeurs de nationalité différente;—indiquer les accents et les mouvements voulus qui ne résident pas dans la tradition plus ou moins erronée;—faire exécuter les piano et les forte avec un soin extrême, et graduer les nuances infinies qui existent du piano au pianissimo, du forte au fortissimo;—mettre savamment en lumière certaines familles d'instruments ou certaines phrases musicales, au moment opportun, en laissant le reste de l'orchestre dans l'ombre;—ne pas abuser, toutefois, des nuances, afin d'éviter la préciosité, surtout dans les classiques; apprendre par cœur les œuvres des maîtres, de manière à pouvoir conduire et surveiller l'orchestre avec la plus grande liberté d'allure, sans être forcé d'avoir sous les yeux, à chaque minute, la partition;—posséder un bras souple et ferme tout à la fois;—avoir la plus complète autorité sur son orchestre, etc...
Ce n'est pas qu'à la règle il n'existe d'exceptions et que des artistes, grâce à des études longues et persévérantes, grâce aussi à des qualités intuitives, ne soient arrivés à être des chefs d'orchestre fort habiles. Au nombre de ces exceptions nous pourrions placer en France MM. E. Colonne, J. Danbé, J. Garcin, Charles Lamoureux, Gabriel Marie, Armand Raynaud de Toulouse, Ph. Flon[12] et plusieurs autres. Mais nous persistons à croire qu'une classe de chefs d'orchestre devrait être annexée au Conservatoire de Paris et que les artistes, possédant déjà les plus évidentes dispositions, n'auraient qu'à profiter d'études toutes spéciales qui viendraient clore leur carrière musicale.
Si Lamoureux soigne davantage les nuances et les finesses de l'orchestre, s'il fait répéter plus individuellement les diverses familles des instruments, s'il arrive ainsi à une exécution méticuleuse, très soignée, qui met peut-être en un relief très prononcé certaines parties de l'œuvre, mais qui amène quelquefois un peu de dureté et de sécheresse, Colonne remplace la fermeté et la précision par le fondu et l'enveloppement que n'obtient pas toujours son émule, principalement dans les compositions lyriques. Il prend surtout sa revanche dans les grandes exécutions des maîtresses pages d'Hector Berlioz, auxquelles il donne une grande élévation par la fougue shakespearienne et le brio étincelant qu'il inculque à ses artistes.
L'orchestre de Lamoureux ne prend jamais le mors aux dents; celui de Colonne s'emballe souvent à fond de train.
JULES GARCIN
La modestie est au mérite ce que
les ombres sont aux figures dans un
tableau; elle lui donne de la force
et du relief.
La Bruyère.
Si la modestie avait dû fuir cette terre, elle aurait encore trouvé un asile dans un coin de ce Paris, où, cependant, tant de présomption s'affiche au grand jour, où de si ridicules vanités font sourire ceux qui savent quels infiniment petits nous sommes. Cette modestie de Jules Garcin, le chef d'orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, est innée chez lui; elle n'est nullement affectée; elle est simple et naturelle.
Eh bien! ce modeste, ce timide est celui qui a su réveiller la Société des concerts de son antique torpeur. Sans éclat, sans bruit, il a, avec une douce patience, obtenu des réformes sérieuses, consistant dans l'admission sur les programmes de certains chefs-d'œuvre, qui, jusqu'à ce jour, n'avaient pu être exécutés au Conservatoire et, également, de compositions estimables, émanant de musiciens français appartenant à l'école moderne.
Et la tâche n'était pas facile. Il avait à lutter contre deux opinions très enracinées chez certains membres du Comité de la Société des concerts. La première est que le Conservatoire doit être, pour la musique, ce qu'est le Louvre pour la peinture et la sculpture; la seconde tire toute sa force des oppositions faites par les abonnés eux-mêmes des concerts, lorsqu'on hasarde timidement de leur faire connaître du nouveau. Ces deux objections ne sont pas sérieuses: en ce qui concerne la première, il serait aisé de faire remarquer que le Louvre n'est pas destiné à donner asile uniquement aux chefs-d'œuvre d'un passé très éloigné, puisqu'un stage de dix années, après la mort du peintre ou du sculpteur, suffit pour faire admettre dans ce musée les toiles ou les statues venant du Luxembourg et reconnues de premier ordre. On pourrait prouver que des œuvres importantes n'ont pas toujours été accueillies à la Société des concerts, dix ans même après la disparition de leurs auteurs. Mais, d'autre part, nous ne verrions pas pourquoi on ne recevrait pas au Conservatoire, de leur vivant, les compositeurs modernes, dont le talent aurait été consacré soit au théâtre soit au concert et dont les œuvres se seraient imposées à l'admiration de tous.
Quant à la seconde, elle s'évanouit d'elle-même, si l'on admet en principe qu'il appartient aux artistes de diriger le public et non au public de guider les artistes. Pour prononcer un jugement sans appel, jetons un regard sur le passé: si Habeneck n'avait pas imposé aux abonnés du Conservatoire les symphonies du plus grand parmi les maîtres, Beethoven, quel temps se serait écoulé, avant que ces chefs-d'œuvre fussent venus dans leur rayonnante et puissante lumière!
Jules Garcin a donc compris hautement sa mission lorsque, appelé par le vote des membres de la Société des concerts à diriger l'orchestre du Conservatoire, il s'est évertué à faire exécuter, de 1886 à 1892, non seulement les œuvres des nouveaux arrivés dans la carrière, mais encore telles pages sublimes des maîtres, qui n'avaient pas encore vu le jour au Conservatoire. Il suffit de citer parmi ces dernières: la Messe solennelle en ré de Beethoven,—la deuxième partie du Paradis et La Péri de Robert Schumann,—la Quatrième Symphonie en mi mineur de Johannès Brahms,—Ode à Sainte-Cécile de Hændel,—la scène finale du troisième acte des Maîtres chanteurs de R. Wagner,—la troisième partie des Scènes de Faust de Goethe, si merveilleusement traduites par Robert Schumann,—la Grande Messe en si mineur de J. S. Bach,—la Deuxième Symphonie en ré majeur de Johannès Brahms[13],—le Prélude de Tristan et Yseult,—le deuxième tableau du premier acte de Parsifal,—fragments d'Orphée de Gluck.
Parmi les œuvres des compositeurs modernes qui avaient eu plus ou moins leurs entrées au Conservatoire, on signalera: Méditation, sur une poésie de P. Corneille, de Ch. Lenepveu,—Symphonie en ut mineur de Saint-Saëns,—Fragments de l'oratorio Mors et Vita de Gounod,—Rhapsodie Norvégienne d'E. Lalo,—Mélodie provençale de Théodore Dubois,—Ludus pro patriâ, par Augusta Holmès,—Symphonie en ré mineur de César Franck,—Suite symphonique de J. Garcin,—Symphonie en sol mineur d'E. Lalo,—Le Déluge de Saint-Saëns,—Caligula de G. Fauré,—Biblis de J. Massenet,—Épithalame de Gwendoline, de Chabrier,—Fantaisie pour piano et orchestre, de Ch. Widor, exécutée par I. Philipp,—Concerto de violoncelle d'E. Lalo, exécuté par Cros Saint-Ange,—Symphonie légendaire (deuxième partie) de B. Godard,—Résurrection de Georges Hüe,—Requiem de Saint-Saëns.
Jules Garcin a mis la Société des concerts à la tête du mouvement musical; il n'a pas seulement fait revivre les belles pages, la plupart du temps ignorées ou oubliées des maîtres de jadis et de toutes les écoles, mais il a fait œuvre de régénération et de propagande artistique. Il est de ceux qui croient que la France deviendra musicienne et sera, par suite, pénétrée d'un sentiment humanitaire plus intense, du jour où les frontières de l'art seront abolies pour tous.
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Garcin (Jules-Auguste-Salomon dit) est né à Bourges le 11 juillet 1830. Il appartenait à une famille qui s'était consacrée à l'art dramatique. Son grand-père maternel, M. Joseph Garcin, était directeur et chef d'orchestre d'une troupe d'opéra-comique, composée presqu'exclusivement de ses fils, filles et gendres et qui desservit pendant près de vingt années les départements du centre et du midi de la France, où elle sut se faire une double réputation méritée de talent et d'honorabilité. À la mort de M. Joseph Garcin, ses gendres conservèrent le nom de leur beau-père, à l'exception de M. Chéri Cizos qui reprit son nom et parcourut également la province avec ses enfants. Une de ses filles fut Rose Chéri[14], qui, engagée au Gymnase, y obtint les plus vifs succès. Elle était la cousine germaine de Jules Garcin et épousa en 1847 M. Montigny, directeur du Gymnase.
Dès sa première enfance et conformément aux traditions de sa famille, Jules Garcin fut destiné à la carrière dramatique et fit même ses premières armes au théâtre en jouant quelques rôles d'enfant. Mais son père et sa mère, étant venus se fixer à Paris, résolurent de le faire admettre au Conservatoire pour suivre la carrière musicale. Il avait onze ans, lorsqu'il entra, en l'année 1841, dans la classe de solfège de Pastou. Reçu, en 1843, dans la classe de violon de Clavel, puis, en 1846, dans celle d'Alard, il suivit, en 1847, le cours d'harmonie et d'accompagnement de Bazin, puis, en 1850, la classe de composition dirigée d'abord par Ad. Adam et, plus tard, par Ambroise Thomas.
Jules Garcin a été élevé au Conservatoire; tous les détours lui en sont connus. Il y a fait ses premières comme ses dernières armes et a parcouru tous les degrés de l'échelle musicale, avant de voler de ses propres ailes. Il a obtenu successivement, de 1843 à 1853, des accessits et prix de violon, de solfège, d'harmonie et d'accompagnement.
Entré à l'orchestre de l'Opéra dans le cours de l'année 1856, il n'y est pas resté moins de trente ans, ayant donné sa démission le Ier janvier 1886, par suite de sa nomination comme premier chef d'orchestre de la Société des concerts. À l'Opéra, il fut nommé, au concours, second violon-solo, puis premier violon-solo et enfin troisième chef d'orchestre le Ier janvier 1871. Il a donc assisté aux manifestations musicales importantes qui eurent lieu dans la période de 1856 à 1886 à l'Académie Nationale de musique. S'il avait voulu réunir et rédiger ses souvenirs, il aurait été à même de fournir des anecdotes du plus piquant intérêt sur l'organisation, le fonctionnement de l'Opéra, notamment sur les préparatifs de certaines représentations plus que mouvementées. Il nous aurait permis, par exemple, ayant assisté à toutes les études de Tannhæuser, de connaître plus en détail les orageuses répétitions auxquelles assista Richard Wagner, et qui précédèrent la première représentation de cet opéra (13 mars 1861).
Depuis 1858, il fait partie de la Société des concerts. Nommé violon-solo en remplacement d'Alard (1872), professeur-agrégé le 15 octobre 1875, deuxième chef d'orchestre (élection du 27 mai 1881) et premier chef le 2 juin 1885, il a été appelé à diriger une classe supérieure de violon le 21 octobre 1890, en remplacement de Massart.
On a pu juger son talent, comme violoniste, dans nombre d'occasions, et notamment au Conservatoire, les 12 janvier 1868, 27 décembre 1874 et 3 janvier 1875.
Ce sont les qualités qu'il tenait d'un de ses maîtres, Alard, c'est-à-dire la grâce, la correction, la pureté du style qui l'ont désigné pour remplir les fonctions de professeur agrégé d'abord et de professeur en titre au Conservatoire.
Lors des grandes auditions officielles à l'Exposition universelle de 1889, la Société des concerts donna, le jeudi 20 juin 1889, dans la salle des fêtes du Trocadéro, une séance qui fut, sans conteste, la plus remarquable de la série. Le Conservatoire n'est ouvert qu'à un nombre fort restreint de privilégiés; aussi l'orchestre de la Société des concerts est-il, pour ainsi dire, ignoré du grand public. L'attrait de l'inconnu avait séduit et amené un nombre considérable d'auditeurs: par suite, la sonorité de la salle des fêtes du Trocadéro, qui est fort défectueuse, lorsque le vaisseau n'est pas entièrement rempli, était bien meilleure, ce jour là! C'était un atout de plus dans le jeu de la Société. Le programme se composait ainsi: Symphonie en ut mineur, C. Saint-Saëns;—Air des Abencérages, Cherubini (M. Vergnet);—Andantino de la troisième Symphonie, H. Reber;—Fragments de Psyché, A. Thomas (Mme Rose Caron, Mlle Landi, M. Auguez);—Fragments de Sigurd, E. Reyer (Mme Rose Caron, M. Vergnet);—Prière de la Muette, Auber;—Airs de danse dans le style ancien de Le Roi s'amuse, Léo Delibes;—Fragments de l'oratorio Mors et Vita, Ch. Gounod (Mme Franck-Duvernoy, Mlle Landi, MM. Vergnet, Auguez).
Nommé officier d'Académie le 17 juillet 1880 et chevalier de la Légion d'honneur le 29 octobre 1889, il a donné des preuves de ses capacités, comme compositeur, en publiant plusieurs œuvres estimables, dans lesquelles la grâce du style ne le cède en rien à la distinction de la forme. Nous citerons le Concerto pour violon et orchestre, le Concertino pour alto, avec accompagnement d'orchestre ou de piano, et une Suite symphonique. Les deux premières œuvres ont été reçues par la commission des auditions musicales de l'Exposition universelle de 1878 et exécutées aux concerts officiels à orchestre du Trocadéro. Le Concerto pour violon a été joué par l'auteur aux Concerts populaires dirigés par Pasdeloup et au Conservatoire. La Suite symphonique a été donnée avec succès aux Concerts du Conservatoire, du Châtelet et de l'Association artistique des Concerts populaires d'Angers.
L'état de sa santé a contraint Jules Garcin à renoncer, bien à regret, à ses fonctions de chef d'orchestre de la Société des concerts. À la suite du vote qui a eu lieu, en assemblée générale, dans les premiers jours de juin 1892, M. Taffanel a été élu par 48 voix contre 39 obtenues par M. Danbé. En signe d'estime et de sympathie l'assemblée a offert à son ancien chef le titre de président honoraire.
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Jules Garcin demeure, depuis de longues années, rue Blanche 72; il aime peu le changement. Son appartement renferme des souvenirs de sa carrière artistique si bien remplie et de ses relations: l'archet d'Alard, qui lui fut légué par la famille du célèbre violoniste; une bonbonnière du XVIIIe siècle, offerte par George Sand à Rose Chéri; un autographe de Viotti. Aux murs, de jolies aquarelles de Worms, de Berchère, de Saunier..., puis un buste très ressemblant de Garcin par Doublemard et une statuette en terre cuite le représentant avec son violon sous le bras, œuvre de M. E. Sollier, datée de 1883.
De taille au-dessus de la moyenne, bien pris dans toute sa personne, il accuse à première vue, avec son visage plein de douceur et encadré d'une barbe bien fournie, une ressemblance avec telle ou telle figure de Christ. Une sorte de mélancolie, se dévoilant dans la physionomie, dans la conversation, dans l'attitude générale, le rattache à ces esprits atteints de la maladie du siècle, la grande névrose, qui enlève toute gaîté au travail de chaque jour. Chez lui cette note pessimiste a dû, en majeure partie, prendre sa source dans le labeur quotidien, dans les fatigues incessantes d'une vie de luttes et d'efforts. Très réservé, peu causeur, il a cependant, des reparties fines et nuancées de belle humeur, qui ne sont qu'un éclair à travers un nuage sombre.
La critique le trouve très sensible; le moindre blâme fait blessure. Doué de volonté, mais sans passion, il obtient par la douceur ce que d'autres ne parviendraient peut-être pas à réaliser par la sévérité. Sûr dans ses relations, très serviable, il a su conserver ses amis de la première heure: c'est le plus bel éloge que l'on puisse, selon nous, adresser à un homme vivant dans un siècle où la bonté, qui devrait être le mobile exclusif de nos actes en une si courte vie, n'apparaît plus guère qu'à l'état légendaire.
des
ŒUVRES DE JULES GARCIN
| 1. | Douze pièces caractéristiques pour piano et violon | Lemoine. |
| 2. | Sonatine pour piano et violon | Lemoine. |
| 3. | Rêverie pour violon avec accompagnement de piano | Richault. |
| 4. | Mazurka-Caprice avec accompagnement de piano | Richault. |
| 5. | Chanson de Mignon, Élégie pour violon avec accompagnement d'orchestre ou de piano | Richault. |
| 6. | Valse brillante pour violon avec accompagnement d'orchestre ou de piano | Richault. |
| 7. | Seguedille pour violon avec accompagnement d'orchestre ou de piano | O'Kelly. |
| 8. | Prière pour violon et orgue | Durand. |
| 9. | Duo pour violon et clarinette avec accompagnement d'orchestre ou de piano | Lemoine. |
| 10. | Polka burlesque | Lemoine. |
| 11. | Quatre fantaisies pour violon et piano sur Anna Bolena, Freischütz, Faust, Coppelia. | |
| 12. | Concerto pour violon et orchestre | Richault. |
| 13. | Concertino pour alto avec accompagnement d'orchestre ou de piano Lemoine. | |
| 14. | Suite symphonique | Durand et fils. |
CHARLES LAMOUREUX
S'il est intéressant de faire revivre les grands disparus, d'être, selon l'expression de Sainte-Beuve, l'imagier des maîtres de jadis, il ne messied pas de mettre en relief les figures d'aujourd'hui et de les présenter au public, qui ne les connaît le plus souvent que très imparfaitement. N'attendons pas que les vaillants, les lutteurs de l'art pour l'art aient quitté cette terre pour que nous ayons à remémorer les étapes d'une vie bien remplie et dont les labeurs n'ont eu d'autre but que de favoriser le développement des facultés intellectuelles de tous, restées combien de fois à l'état latent. N'oublions pas non plus ceux qui, dans une sphère plus modeste, ont révélé des qualités qui méritent d'être signalées.
Charles Lamoureux n'est peut-être pas, parmi les musiciens du jour, un esprit supérieur; mais il confine à cette supériorité par certains côtés, notamment par une volonté, une force propre à lui, qui, l'ayant toujours empêché d'être maîtrisé, l'a conduit à dominer. Toute sa vie en est un exemple éclatant et c'est en la racontant que nous mettrons en relief cette face très accusée de sa personnalité.
Né à Bordeaux le 28 septembre 1834, il montra de bonne heure des dispositions si marquées pour l'art musical que ses parents, bien qu'entièrement étrangers aux questions d'art, n'hésitèrent pas à lui faire apprendre le violon, sous la direction du professeur Baudouin, puis à l'envoyer à Paris dans le cours de l'année 1850. Il entra immédiatement au Conservatoire dans la classe de Girard, qui avait remplacé Habeneck comme chef d'orchestre à l'Opéra et comme professeur de violon au Conservatoire. Après avoir obtenu un accessit en 1852, le second prix en 1853 et le premier l'année suivante, il entra à l'orchestre du Gymnase en qualité de premier violon, puis à celui de l'Opéra, où il resta plusieurs années. Mais, ayant le ferme désir de compléter ses études musicales, il étudia d'abord l'harmonie avec Tolbecque, le contrepoint avec Leborne, puis la fugue avec Chauvet. Malheureusement ce dernier, qui a laissé de si excellents souvenirs chez ceux qui l'ont connu et apprécié, mourut prématurément, pendant la guerre néfaste, le 28 janvier 1871, à Argentan (Orne). Lamoureux perdit son maître, sans avoir pu achever avec lui ses études théoriques; il trouva, toutefois, dans Henri Fissot, qu'il avait connu au Conservatoire et dont il était l'ami, un conseiller des plus expérimentés pour parachever son éducation musicale.
Armé ainsi pour la lutte, il songe à fonder des séances de musique de chambre, afin de répandre le goût des belles œuvres. Ses premiers partenaires étaient Colonne, Adam et Rignault. En 1864, ces séances prennent le titre de Séances populaires de musique de chambre et sont données avec le concours de MM. Colblain, Adam, Poëncet et Henri Fissot, auxquels vinrent s'adjoindre plus tard MM. E. Demunck et A. Tolbecque. On y exécute les compositions des grands maîtres, qu'ils se nomment J. S. Bach, Porpora, Haydn, Mozart, Gluck, Beethoven, Schubert, Weber, Mendelssohn, Schumann... Voilà sur une petite scène l'embryon des grandes exécutions de l'avenir! Charles Lamoureux laisse déjà entrevoir des idées de commandement; il est l'âme de ces séances et apporte dans leur organisation un savoir-faire, qui révèle les qualités remarquables de l'administrateur unies à celles non moins distinguées du musicien. Sans être un violoniste comparable aux Joachim, Vieuxtemps, Alard, Sarrasate, Marsick, Ysaïe, il manie l'instrument avec la plus grande sûreté; son jeu est très étudié et il s'évertue à rendre aussi fidèlement que possible les classiques qu'il interprète. Il exige dans les répétitions un soin extrême et ne veut rien laisser à l'imprévu; il domine son quatuor et le mène manu militari.
Son mariage avec une des nièces du docteur Pierre lui avait donné l'indépendance: ce fut une grande force dans sa vie d'artiste. Émile Bergerat, alias Caliban, a raconté, avec l'esprit qui caractérise son talent d'écrivain, l'énergie doublée d'une patience à toute épreuve que Charles Lamoureux déploya pour découvrir, après la mort du docteur Pierre, le secret de cette eau mirifique, qui devait lui assurer sinon la fortune, du moins une grande aisance. Si l'anecdote relatée par le spirituel écrivain est vraie, elle dénote la ténacité que ne cessera d'apporter le vaillant chef d'orchestre dans l'exécution de ses projets artistiques; elle montre également quel noble emploi Charles Lamoureux a fait des revenus que lui procura l'invention de son beau-père. Les belles entreprises musicales, dues à son initiative, furent menées à bien avec ses propres ressources.
Puisque nous avons rappelé l'étude qu'Émile Bergerat consacra à Charles Lamoureux, à la veille de l'unique représentation de Lohengrin à l'Éden, n'omettons pas de citer le début très humoristique de l'article: «La première fois, en ce monde, que Charles Lamoureux m'est apparu, ce fut à un repas de noces chez Gillet, Porte-Maillot, et tout de suite je compris que j'allais aimer cet homme-là! Il s'avançait en effet, d'un pas de grand-prêtre, vers la mariée, tenant, de la droite, un verre de vin rouge, et, dans la gauche, un verre de vin blanc; après un joli discours il procéda au mélange symbolique; c'était une allégorie mystique et facétieuse des joies pures de l'Hymen. Cette cérémonie, si auguste dans sa simplicité et qu'aucun culte ne renierait, était entièrement de son invention. Elle signait son harmoniste. Tout le cortège l'imita et il en résulta une allégresse générale.»
Et la prédiction par laquelle se terminait l'étude de Bergerat s'est trouvée réalisée: le petit homme a monté Lohengrin à l'Opéra.
De sa première femme Charles Lamoureux a eu une fille du naturel le plus charmant, excellente musicienne, qui a épousé le jeune compositeur Chevillard, fils du regretté violoncelliste.
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Mais la musique de chambre était une scène de trop minime importance pour satisfaire les hautes visées qui hantaient l'esprit actif de Charles Lamoureux. Il pensait au vieux cantor de Leipzig, Jean-Sébastien Bach, dont autrefois l'avait si souvent entretenu un de ses maîtres, Chauvet, au majestueux Hændel, à Mendelssohn, à leurs grandes pages sacrées presque inconnues en France. Il voulait avoir un orchestre, des chœurs à lui et les conduire à l'assaut des belles et difficiles partitions des Olympiens. Il s'était déjà, du reste, essayé dans le métier de chef d'orchestre, et, si nos souvenirs sont exacts, c'est en 1863 dans un concert donné par Henri Fissot à la Salle Herz qu'il prit pour la première fois le bâton de commandement. Cette journée, dans laquelle s'était révélé le batteur de mesure, eut des lendemains heureux. Après avoir été reçu à la Société des concerts du Conservatoire et en être devenu le second chef d'orchestre, il part pour l'Allemagne, où il se lie avec Ferdinand Hiller, puis pour l'Angleterre, où il étudie, avec Michaël Costa, l'organisation des grands concerts de Londres. Il assiste à ces merveilleuses auditions des chefs-d'œuvre de Bach, de Hændel, de Mendelssohn, à ces concerts monstres du Palais de Cristal, devenus de véritables institutions nationales. Le Hændel-Festival, qui a lieu tous les trois ans et dure plusieurs jours, nécessite un ensemble fabuleux de 3300 voix et de 500 instruments. Les grandes villes de l'Angleterre, les maîtrises des cathédrales fournissent un nombreux contingent de chanteurs: tous concourent à l'exécution la plus parfaite de ces majestueux oratorios, dont la splendide architecture peut rivaliser avec celle des grandioses spécimens de l'art gothique. Sous la direction du célèbre Michaël Costa[15], devenu pour ainsi dire l'arbitre de la musique en Angleterre, Charles Lamoureux pénètre dans les arcanes de ces grands concerts donnés par la Société philharmonique et la Sacred harmonie Society; ils n'ont bientôt plus de secrets pour lui.
De retour à Paris en 1873, il résolut de mettre tout en œuvre pour fonder une Société dite de l'Harmonie sacrée. Voulant être maître de la situation et n'avoir au-dessus ou autour de lui aucun collaborateur, qui aurait pu le gêner dans la direction à donner à l'œuvre, telle qu'il l'entendait, il n'eut recours qu'à ses ressources personnelles. Un orchestre et des masses chorales, ne s'élevant pas à moins de trois cents exécutants, furent réunis et stylés par lui avec une persévérance inouïe. Un orgue sortant des ateliers de Cavaillé-Coll fut installé dans la salle du Cirque d'Été; il en confia la tenue à son ami Henri Fissot, que son professorat au Conservatoire a détourné, depuis quelques années, de la carrière de virtuose et qui aux qualités remarquables d'exécutant unit celle de compositeur; sa valeur s'est révélée par l'éclosion de ravissantes pièces pour piano, dans lesquelles vibrent des sensations schumanniennes.
Le 19 décembre 1873 avait lieu au Cirque d'Été la première audition du Messie de Hændel[16]. Le succès fut immense et les interprètes Mlles Belgirard et Armandi, MM. Vergnet, Dufriche et H. Fissot recueillirent de chaleureux applaudissements. C'était un grand pas fait pour l'acclimatation de l'oratorio en France.
Charles Lamoureux donna plusieurs auditions du Messie; puis il fit entendre la Passion selon saint Matthieu, oratorio pour soli, deux chœurs et deux orchestres de Jean-Sébastien Bach[17]. Cette œuvre grandiose, qui fut exécutée pour la première fois le Vendredi-Saint de l'année 1729 à l'église Saint-Thomas de Leipzig, n'avait jamais été entendue, dans son ensemble, en France. Nous assistions aux auditions de cette maîtresse page, données par Lamoureux les 31 mars, 2 et 4 avril 1874, et nous pûmes constater l'effet immense qu'elles produisirent sur le public. On admira le calme solennel qui règne dans la première partie et le mouvement passionné qui distingue la seconde,—la merveilleuse orchestration de l'œuvre qui, selon la poétique expression de Hiller, «ressemble à un beau voile d'une grande finesse, derrière lequel reluit un visage noble, mais arrosé de larmes[18]».
Puis se succédèrent, avec un succès égal, le Judas Machabée de Hændel, la cantate Gallia de Charles Gounod et Ève, mystère en trois parties de Massenet.
Malgré l'intérêt que prit le public à ces nouvelles et intéressantes exécutions, les frais immenses qu'elles entraînèrent ne permirent pas à Charles Lamoureux de les continuer. Il faudrait en France une autre impulsion que celle d'un seul artiste, tant soient grands son mérite et sa persévérance, pour implanter à tout jamais sur notre sol ces merveilleuses espèces de la flore primitive. Nous aurons certes, de temps à autre, des manifestations particulières qui pourront amener les auditions passagères de tel ou tel oratorio; c'est ainsi que, depuis quelques années, la Société des Grandes Auditions musicales de France fait exécuter, annuellement, une de ces pages sublimes. Mais nous n'aurons l'organisation à titre définitif d'une association musicale comparable à la Sacred harmonie Society de Londres que lorsque nos sociétés chorales dépendant de la Ville de Paris auront à leur tête des chefs qui reconnaîtront la nécessité de leur faire étudier autre chose que les chœurs de la plus triste banalité et d'ouvrir leur âme aux plus belles manifestations de l'art musical.
Lorsque de grandes fêtes furent données à Rouen les 12, 13, 14 et 15 juin de l'année 1875 pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Boïeldieu, Charles Lamoureux fut chargé de la direction musicale[19]. Il s'acquitta fort bien de cette tâche.
Les remarquables qualités qu'il avait dévoilées dans l'organisation de ces diverses manifestations artistiques, dans la préparation des études orchestrales et chorales, le désignèrent à l'attention de M. Carvalho, qui venait d'être nommé, en 1876, directeur de l'Opéra-Comique en remplacement de M. du Locle. Il l'attacha à ce théâtre comme chef d'orchestre. Mais, sur cette scène, Lamoureux n'était pas son maître; il avait à suivre les indications qui lui étaient données par la direction. Il n'était, en un mot, qu'un sous-ordre. Son caractère ne pouvait se plier aux exigences d'un supérieur; il fut forcé de donner sa démission.
Il ne fut pas plus heureux lorsqu'on l'appela, au cours de l'année 1877, à remplacer à l'Opéra, dans les fonctions de premier chef d'orchestre, M. Deldevez, qui prenait sa retraite. Après quelques mois d'essai, il se retira, accusant ainsi très fortement le trait distinctif de sa physionomie morale, indiqué par nous au début de cette étude, et qui consiste à ne pouvoir subir aucune domination.
Aussi, ne pensa-t-il plus qu'à créer une entreprise dont il aurait seul la direction, où il pourrait faire prévaloir ses idées et révéler plus complètement ses qualités de chef d'orchestre.
En 1881, il fonde au théâtre du Château-d'Eau la Société des Nouveaux Concerts, qu'il devait transporter plus tard au Cirque des Champs Élysées. Il veut, après Seghers, Pasdeloup et Colonne, entreprendre de mettre en lumière les belles pages des maîtres; il suit la voie ouverte par ses devanciers et complète l'œuvre de propagande en faveur de Richard Wagner, en s'évertuant à donner à l'exécution des compositions de ce maître l'interprétation fidèle, le fini, la perfection que Pasdeloup n'avait pu obtenir. Il a le bonheur de trouver une partie du public préparée à l'audition de ces grandes et merveilleuses pages: au lieu d'avoir à lutter, comme le fougueux fondateur des Concerts populaires, contre l'hostilité d'auditeurs déterminés à empêcher l'exécution, il n'eut qu'à cueillir les lauriers, lorsqu'il donna la belle interprétation des œuvres fragmentées du maître de Bayreuth.
Une remarque à faire c'est que, par suite du prix relativement élevé fixé par lui pour les différentes places à ses concerts, surtout lorsqu'il les transporta au Cirque d'Été, Lamoureux s'adressa à un public un peu différent de celui qu'avait eu en vue Pasdeloup, lorsqu'il avait institué au Cirque d'Hiver les Concerts populaires, dans des conditions de bon marché, qui permettaient à l'amateur, à l'artiste le moins fortuné de les suivre et de pénétrer, par une étude régulière, dans les beautés de la musique symphonique. Pasdeloup avait surtout travaillé pour l'éducation musicale du pauvre,—Lamoureux pour celle du riche. Il est vrai que le premier des deux chefs d'orchestre ne fit pas fortune dans une entreprise qui, commencée en l'année 1861, ne dura pas moins de vingt-deux ans[20], tandis que le second, avec ses grandes qualités d'administrateur et le soin extrême apporté par lui dans l'exécution des œuvres, sut faire fructifier, dans une certaine mesure, la Société des Nouveaux Concerts.
Le premier concert du théâtre du Château-d'Eau eut lieu le 23 octobre 1881, vingt ans après la création des Concerts populaires par Pasdeloup. Les voyages que Charles Lamoureux avait faits en Allemagne, à Bayreuth notamment, l'avaient déjà intéressé vivement à l'œuvre magistral de Richard Wagner; l'étude des partitions n'avait fait qu'aviver son admiration. Il s'entoure bientôt de jeunes et savants compositeurs très inféodés au drame lyrique, tels que Chabrier, Vincent d'Indy... et, avec leur concours, il s'apprête à donner les exécutions aussi fidèles que possible des pages grandioses du maître de Bayreuth. Il fera pour Richard Wagner ce que Colonne entreprit en faveur d'Hector Berlioz. Le nombre des œuvres fragmentées qu'il exécuta est trop considérable pour pouvoir être mentionnées ici: il suffira de rappeler les principales.
Les 12, 19, 26 février et 5 mars 1882, il donnait quatre auditions superbes du premier acte de Lohengrin. Les interprètes étaient Mmes Franck-Duvernoy et Gay et MM. Lhérie, Plançon, Heuschling et Auguez. Les 4 et 11 mars 1883 avait lieu le Festival-Wagner.
C'est au théâtre du Château-d'Eau que furent exécutés pour la première fois le premier acte, puis le deuxième acte de Tristan et Yseult. Le 2 mars 1884 avait lieu l'audition du premier acte. Charles Lamoureux jugea utile d'indiquer au public le motif qui l'avait amené à «prendre le taureau par les cornes» en mettant en lumière une des œuvres qui passe à juste titre pour être celle qui, représentant le plus complètement les idées théoriques du maître, se trouve, par son audacieuse nouveauté, la moins apte à être comprise, surtout au concert où elle est privée de l'illusion scénique. La notice explicative qu'il fit distribuer dans la salle, le jour de l'exécution, indiquera encore mieux que nous ne pourrions le faire le but poursuivi par le vaillant chef d'orchestre. Nous la citerons donc in extenso:
«Au moment de faire connaître en France l'une des œuvres les plus célèbres et les plus hardies de Richard Wagner, il ne sera pas inutile de donner aux habitués de mes concerts un aperçu des raisons qui m'ont déterminé à tenter cette entreprise.
De l'aveu même de Richard Wagner, Tristan et Yseult est l'expression la plus fidèle et la plus vivante de ses idées théoriques.
«Malgré leur très haute valeur, les partitions du Vaisseau fantôme, de Tannhæuser et de Lohengrin ne sont, en effet, que les essais d'un génie ignorant encore sa prodigieuse audace. La part de la convention y est considérable et Wagner n'hésite pas à l'avouer. Dans Tristan son idéal s'est clairement dégagé, et l'art nouveau, dont il a été le fondateur et l'apôtre, s'y affirme avec une sincérité qui n'admet pas de transaction.
«Si la partition de Tristan nous apporte la forme dernière et définitive de l'art de Wagner, on peut dire que, d'un autre côté, c'est son œuvre la plus théâtrale[21].
«Tout ceci étant exposé sans réticences, on se demandera, comme je me le suis demandé moi-même, s'il n'est pas téméraire de faire entendre au concert une partition qui réclame si impérieusement l'illusion de la scène.
«Je répondrai tout d'abord que j'ai eu confiance dans l'esprit ouvert et tolérant de mes compatriotes. J'ai compté, je l'avoue, qu'ils arriveraient à suppléer par un effort de leur imagination à l'absence de l'illusion scénique. Cet effort, je tâcherai de le seconder, autant qu'il est en mon pouvoir, par un programme détaillé, sur lequel on pourra suivre, pas à pas, les mouvements de la scène. Je considère donc l'audition que je donne comme une sorte de répétition de la musique (abstraction faite du travail de la mise en scène), répétition à laquelle le public serait admis par une exception toute spéciale.
«Une deuxième raison, et celle-là à mes yeux est décisive, c'est que, dans l'état actuel de notre théâtre musical, on ne peut prévoir à quel moment les conceptions dramatiques de Wagner—je parle bien entendu de celles de la dernière manière—trouveront une interprétation digne d'elles, sur l'une de nos grandes scènes parisiennes. Il faut bien alors qu'on se risque à les donner au concert.
«C'est pour ces motifs que je me suis décidé à faire entendre le premier acte de Tristan et Yseult aux habitués de mes séances musicales. Si cet essai réussit, comme j'ai lieu de l'espérer, je me propose de poursuivre l'expérience et de faire connaître successivement les grandes compositions d'un maître, dont on a pu discuter les réformes audacieuses, mais dont tout le monde, aujourd'hui, s'accorde à reconnaître l'incontestable génie.»
Nous partageons entièrement l'opinion de Charles Lamoureux et nous estimons que les auditions au concert des œuvres de Richard Wagner, malgré leur côté imparfait, eu égard à leur séparation du cadre où elles devraient être enchâssées, ont eu pour résultat d'habituer le public à la phraséologie wagnérienne.
La preuve en est que l'on est arrivé à accepter des pages qui, autrefois, dans l'enceinte des Concerts populaires, avaient soulevé de terribles tempêtes et que l'audition du premier acte de Tristan et Yseult n'aurait pas été accueillie aussi favorablement au théâtre du Château-d'Eau, si les auditeurs n'y avaient été préparés par l'étude des premières pages du maître. C'est ainsi que nous verrons plus tard Lohengrin réussir soit à l'Éden, soit à l'Opéra, alors que Tannhæuser avait échoué, le 13 mars 1861, dans cette dernière enceinte, faute d'une initiation suffisante. Nous savons qu'on objectera, non sans raison, que la cabale avait joué un rôle important dans la chute de Tannhæuser à l'Opéra; mais nous croyons aussi que, si le public musicien d'alors avait été mieux préparé à l'intelligence de cette belle œuvre, il aurait fini par imposer silence aux détracteurs de parti pris.
L'exécution du premier acte de Tristan et Yseult était un acte d'audace, qui fut couronné de succès. L'interprétation avait été excellente grâce à la vaillance de l'orchestre et des chœurs, au talent de Mmes Montalba (Yseult), Boidin-Puisais (Brangaine), MM. Van Dyck (Tristan), Blauwaert (Kourvenal) et Georges Mauguière (un jeune matelot). L'accueil fait à cette belle tentative engagea Lamoureux à donner trois nouvelles auditions les 9, 16 et 23 mars 1884. On peut dire qu'elles consacrèrent en France, d'une manière encore plus éclatante, l'œuvre de Richard Wagner.
L'année suivante, le 8 février 1885, fut repris le premier acte de Tristan et Yseult; puis, les 1er et 8 mars 1885, eurent lieu les première et seconde auditions du deuxième acte du même drame, jusqu'à l'entrée du Roi Marke. (Interprètes: Mmes Montalba, Boidin-Puisais et M. Van Dyck.)
Le 14 février 1886, Mme Brunet-Lafleur et M. Van Dyck chantaient le premier acte de la Valkyrie, à l'exception de la scène deuxième avec Hunding; cette audition fut suivie de plusieurs autres.
En dehors de ces pages principales, nous citerons les exécutions suivantes: Ouvertures de Rienzi, du Vaisseau fantôme, des Maîtres chanteurs, de Tannhæuser, de Faust...; fragments des Maîtres chanteurs, chœur des fileuses du Vaisseau fantôme, marche et chœur des fiançailles de Lohengrin, préludes de Parsifal et de Tristan et Yseult, marche funèbre du Crépuscule des Dieux, Grande marche de fête composée pour la célébration du centenaire de l'indépendance des États-Unis, Siegfried's Idyll, fragments de Lohengrin avec Mme Brunet-Lafleur et M. Van Dyck, Chevauchée des Valkyries avec orchestre seul, l'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal, les Murmures de la Forêt de Siegfried, etc...
Cette liste forcément incomplète suffit à prouver quels efforts fit Charles Lamoureux, dès la création de la Société des nouveaux concerts, en 1881, au théâtre du Château-d'Eau, pour mettre en pleine lumière l'œuvre de Richard Wagner. Tout en faisant remonter à Pasdeloup la gloire d'avoir été le premier pionnier et d'avoir frayé la route à ses successeurs, il faut bien reconnaître que c'est à Charles Lamoureux qu'on doit, en France, la divulgation, dans des conditions absolument artistiques, des belles créations du maître de Bayreuth.
Entre temps, il venait se joindre à la phalange des néophytes qui se réunissaient au «Petit-Bayreuth», fondé vers 1884 et 1885 par un passionné de Richard Wagner, notre ami A. Lascoux, possesseur d'une des bibliothèques wagnériennes les plus complètes qui existent. C'était l'époque des voyages à la découverte à travers les œuvres de la dernière période, qu'on ne pouvait encore entendre en France. Les réunions avaient lieu soit chez le fondateur, soit chez Mme Pelouse en son bel hôtel de la rue de l'Université, soit à l'atelier du peintre Toché, le décorateur de Chenonceaux, soit encore à la salle de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, rue de Rennes, 44. Quels enthousiasmes et quelles joies lorsque le petit orchestre arrivait à mettre à peu près au point, à la séance du 31 mai 1885, des pages comme les premier, deuxième et troisième actes de Parsifal, arrangés par M. E. Humperdink, ou «Siegfried Idyll»....!
Lamoureux et Garcin s'étaient chargés des modestes parties d'altos; les timbales étaient tenues par Vincent d'Indy (excusez du peu, aurait dit Rossini),—les pianos par Luzzato, Grattery et L. Leroy, ancien secrétaire du Théâtre lyrique sous la direction Pasdeloup, ce fanatique wagnérien prématurément enlevé à l'affection de ses amis,—les violons par Boisseau, Laforge, H. Imbert, Gatellier, David, etc...,—les altos par Warnecke, Witt, J. Garcin, Ch. Lamoureux,—les violoncelles par Biloir, A. Imbert, Jimenez, H. Becker et Burger—les contrebasses par Charpentier et Roubié,—la flûte par Donjon,—le hautbois par Triébert,—la clarinette par Turban,—le basson par Dihau,—les cors par Reine et Halary,—la trompette par Teste,—la harpe par Marie Colmer.
Ces séances si intéressantes du «Petit-Bayreuth» se prolongèrent jusqu'en 1887. Tour à tour y assistèrent nombre de personnalités artistiques: Mlle A. Holmès, MM. Carolus-Duran, Fantin Latour, de Liphart, Adolphe Jullien, A. Pigeon, Pasdeloup, Maître, Messager, E. Chabrier, de Baligand, Orville, Bouchez, etc...
Dans une des dernières séances, le 16 juin 1887, avaient lieu les exécutions du deuxième tableau du troisième acte de Parsifal (Amfortas: M. Perreau.—Parsifal: M. Cougoul), de la troisième scène du troisième acte (fragment) de Tannhæuser (M. Cougoul),—de la scène finale du Crépuscule des Dieux (Mme Hellman),—de la première scène (fragment) de l'Or du Rhin,—et du Rêve, mélodie pour violon avec orchestre, première esquisse de l'Hymne à la nuit (Tristan et Yseult, deuxième acte) exécutée par Maurin.
Le peintre de Liphart s'amusait à croquer à la plume la silhouette de plusieurs artistes: celle qu'il fit de Lamoureux et qui est restée entre les mains de Lascoux est des plus ressemblantes.
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Ce fut en 1885, le 8 novembre, que Lamoureux transporta le siège de la Société des nouveaux concerts du théâtre du Château-d'Eau à l'Éden,—puis, le 30 octobre 1887, de l'Éden au Cirque d'Été. La vogue l'y suivit et les amateurs, appartenant à la classe riche, se montrèrent empressés à suivre les séances de musique symphonique.
Avant de remémorer les œuvres principales qui y furent données, nous parlerons d'une tentative qui est et sera peut-être le point culminant de la carrière artistique du musicien, dont nous avons entrepris d'esquisser la physionomie.
Charles Lamoureux s'était pris d'une profonde admiration pour l'œuvre de Richard Wagner; il en avait donné déjà des preuves incontestables en faisant interpréter dans les concerts dirigés par lui les fragments des plus belles créations du maître. Le but qu'il poursuivait était de communiquer son enthousiasme à ses compatriotes et de révéler au public français un art d'essence absolument supérieure. Mais les œuvres fragmentées exécutées jusqu'à ce jour par son orchestre lui paraissaient insuffisantes pour accuser le relief de ces œuvres grandioses, créées absolument pour la scène et dont la puissance (musique, poésie, peinture, mimique) ne pouvait arriver à son summum d'expension que dans le cadre imaginé par leur auteur.
Certes, il était impossible de songer à un théâtre machiné comme celui de Bayreuth; c'eût été l'idéal.
À défaut de ce temple de l'art musical, Lamoureux tourne ses vues vers l'Éden et, après avoir conclu les traités nécessaires avec les propriétaires, il se met courageusement à l'œuvre et prépare la mise en scène de Lohengrin. Il se lance dans cette entreprise audacieuse avec ses propres ressources.
En dehors des difficultés inhérentes à la réunion des éléments artistiques devant concourir à l'exécution la plus parfaite d'un drame lyrique n'ayant que de faibles attaches avec les traditions de l'ancien opéra, il y avait à procéder à l'installation d'un théâtre encombré par un matériel absolument différent de celui dont la nécessité s'imposait. Rien n'arrêta le vaillant chef d'orchestre: il avait trouvé, il est vrai, pour l'aider dans une tâche aussi ardue, un jeune compositeur de premier ordre, un fervent adepte de la révolution opérée par Richard Wagner avec le drame musical, Vincent d'Indy. Il lui confia la direction des études chorales et de la musique de scène. On sait quel admirable parti l'auteur de la Trilogie de Wallenstein tira de ses choristes qui, dès le début, avaient été tellement désorientés qu'ils avaient déclaré impossible à chanter le chœur si mouvementé peignant le brouhaha et l'inquiétude de la foule à l'arrivée du cygne.
Depuis le 27 janvier 1887, Vincent d'Indy avait fait quarante-six répétitions de chœurs au foyer, six ensembles, vingt répétitions en scène au piano, cinq avec orchestre et deux répétitions générales.
Tout marchait donc à souhait et, le 20 avril, Lamoureux avait adressé au rédacteur en chef du Figaro une lettre expliquant les motifs qui l'avaient amené à s'abstenir de convier la presse à une répétition générale, lorsque survint sur la frontière franco-allemande l'incident de Pagny.
À l'époque où Lamoureux avait songé à monter Lohengrin à l'Éden, il ne pouvait prévoir que nos relations avec l'Allemagne deviendraient plus tendues. Ne travaillant qu'au point de vue de l'art, il n'avait pas eu à se préoccuper de questions touchant à la politique. La malheureuse affaire Schnæbelé venait subitement arrêter tous ses travaux, compromettre peut-être l'avenir de son entreprise et engloutir les capitaux qu'il y avait consacrés. D'autre part, tous ceux qui, par un patriotisme mal entendu, par esprit de rancune ou de jalousie, avaient comploté la mise en interdiction de Lohengrin à l'Éden, se réjouissaient de cet échec.
Le 25 avril 1887, Charles Lamoureux, après avoir été mandé chez le président du Conseil, M. Goblet, se trouvait forcé d'annoncer à tous les journaux que, dans les circonstances actuelles, il avait décidé l'ajournement de la représentation de Lohengrin.
Cet ajournement ne fut que momentané. Les difficultés politiques qui s'étaient élevées du côté de l'Est ayant eu à bref délai un heureux dénouement, il n'y avait plus de motifs pour retarder la représentation d'une œuvre que tous les véritables artistes attendaient avec impatience.
Le 3 mai 1887, Lohengrin voyait, pour la première fois en France, les feux de la rampe. Ceux qui ont eu le bonheur d'assister à cette unique représentation ont remporté le souvenir ineffaçable d'une interprétation hors ligne[22], qui amena bien des conversions et qui fit dire à un critique, paraphrasant le mot d'un prince spirituel et bon, qui ne craignait pas la musique; «Rien n'est changé en France; il n'y a qu'un chef-d'œuvre de plus.»
Il y avait cependant ceci de changé, c'est que la tentative faite par Lamoureux devait porter plus tard ses fruits et qu'elle préludait à l'introduction des œuvres dramatiques de Richard Wagner sur la scène française, tant à Paris qu'en province.
Les manifestations ridicules et regrettables qui eurent lieu aux abords du théâtre de l'Éden le soir de la première représentation de Lohengrin déterminèrent Lamoureux à abandonner la partie. Voici la lettre qu'il adressa le 5 mai 1887 au rédacteur en chef du Figaro:
«J'ai l'honneur de vous informer que je renonce définitivement à donner des représentations de Lohengrin.
«Je n'ai pas à qualifier les manifestations qui se produisent, après l'accueil fait par la presse et le public à l'œuvre que, dans l'intérêt de l'art, j'ai fait représenter à mes risques et périls sur une scène française.
«C'est pour des raisons d'un ordre supérieur que je m'abstiens, avec la conscience d'avoir agi exclusivement en artiste et avec la certitude d'être approuvé par tous les honnêtes gens.»
N'insistons pas plus qu'il ne convient sur cette malheureuse affaire. Nous n'en tirerons qu'une conclusion: est-il admissible qu'une minorité fort bornée et composée de personnalités, dont les éléments seraient faciles à établir[23], puisse entraver la liberté d'une majorité intelligente, ayant le désir d'entendre, dans une salle absolument privée, une œuvre d'art de la plus grande beauté et ne pouvant qu'avoir une heureuse influence sur l'avenir musical?—Si cette thèse était admise, ce serait la porte ouverte à tous les abus. On l'a bien vu plus tard. La police aurait dû, dès le premier jour, maintenir l'ordre dans la rue, comme elle le fit postérieurement, lors de la première représentation de Lohengrin à l'Opéra: les quelques énergumènes, dont une partie était soudoyée, se seraient retirés et Lamoureux aurait pu donner suite immédiatement à sa belle tentative. Mais il devait prendre sa revanche, plus tard, à l'Académie Nationale de musique.
Non content d'avoir tué son entreprise, on voulait ternir son honneur: on l'accusait d'avoir reçu de l'argent de provenance allemande, alors qu'il était absolument seul à supporter le poids du déficit résultant de la cessation brusque de sa tentative. Il n'eut qu'une ressource, celle de diriger des poursuites contre les journaux qui cherchèrent à le diffamer. Il expliqua lui-même cette situation dans une lettre adressée le 12 mai 1887 au rédacteur en chef de l'Événement.
Mais une manifestation éclatante, destinée à venger Lamoureux des perfides et sottes accusations portées contre lui, se préparait; elle devait être encore pour le vaillant chef d'orchestre un témoignage de sympathie et d'encouragement.
Un banquet, qui lui fut offert le 16 mai 1887 dans les salons de l'Hôtel continental, réunissait l'élite des artistes et des personnalités s'intéressant à l'art musical. Il nous paraît utile de reproduire, au point de vue de l'histoire musicale, les discours qui furent prononcés; ils indiquent très nettement la situation.
Édouard Schuré, l'auteur du Drame musical, de l'Histoire du Lied..., un des premiers et fervents admirateurs de Richard Wagner, après avoir remercié les maîtres éminents, les artistes et les membres de la presse qui étaient venus se joindre à la manifestation, a lu l'adresse rédigée en commun et qui était ainsi conçue:
«La représentation de Lohengrin du 3 mai 1887 a été une victoire éclatante. Ceux qui y ont applaudi vous envoient cette adresse comme une protestation et comme un hommage: protestation contre ceux qui ont empêché votre entreprise en la dénaturant; hommage à celui qui, en nous révélant un chef-d'œuvre, a bien mérité de l'art.
«Les soussignés considèrent comme un devoir de vous féliciter hautement de votre action courageuse et désintéressée. Ils vous affirment leur sympathie dans l'épreuve présente. Ils seront avec vous quand vous reprendrez votre œuvre et sont sûrs de la victoire finale.»
Puis, d'une voix vibrante et avec la crânerie qui lui est propre, Ernest Reyer prononça les paroles suivantes:
«Mon cher Lamoureux,
«Nous vous devons à vous qui nous avez fait applaudir, entouré de tout le prestige d'une exécution incomparable, l'un des chefs-d'œuvre de la musique moderne, nous vous devons une des plus grandes joies, une des émotions les plus vives que nous ayons jamais ressenties.—Vous nous avez donné une fête musicale superbe, que l'on a improprement appelée «une fête sans lendemain». Peut-être cette fête mémorable n'aura-t-elle son lendemain que dans un avenir plus ou moins éloigné; mais elle l'aura, nous en sommes intimement convaincus.
«Et voilà pourquoi il ne faut pas que la détermination que vous avez prise soit irrévocable; voilà pourquoi, au nom de tous ceux qui sont ici et de tous ceux qui regretteront de ne pas y être venus, je vous adjure de ne pas laisser tomber ce bâton de commandement, que vous savez tenir d'une main si vaillante et si hardie. Les vrais artistes, les vrais amis de l'art, ceux qui ne nient ni le progrès ni la lumière, sont avec vous. Permettez-moi, mon cher Lamoureux, de mettre dans le toast que je vous porte un élan de reconnaissance, un témoignage de haute estime et de sincère amitié.»
Charles Lamoureux répondit en ces termes: