Portraits littéraires, Tome III
The Project Gutenberg eBook of Portraits littéraires, Tome III
Title: Portraits littéraires, Tome III
Author: Charles Augustin Sainte-Beuve
Release date: January 14, 2005 [eBook #14692]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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PORTRAITS
LITTÉRAIRES
PAR
C.-A. SAINTE-BEUVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
Nouvelle Édition revue et corrigée
Tome III
1864
THÉOCRITE, FRANÇOIS Ier POÈTE,
LE CHEVALIER DE MÉBÉ, L'ABBÉ PRÉVOST,
MADEMOISELLE AÏSSÉ, MADAME DE KRUDNER,
MADAME DE STAAL-DELAUNAY,
BENJAMIN CONSTANT, M. RODOLPHE TOPFFER,
M. DE RÉMUSAT, M. VICTOR COUSIN,
CHARLES LABITTE.
La première édition de ce volume, qui parut d'abord en décembre 1851, avait en tête cet avertissement:
«Ce volume, que j'intitule Derniers Portraits, non parce que j'ai décidé de n'en plus faire, mais parce qu'il se compose des dernières études de ce genre auxquelles j'ai pris plaisir avant Février 1848, sert de complément aux six volumes de Portraits déjà publiés chez M. Didier. Il s'y rapporte par le ton et par les sujets: j'y touche aux Anciens, je m'arrête un instant au seizième siècle, je me complais au dix-septième, et nos contemporains ont aussi leur part. Si l'on rangeait un jour mes Portraits dans un ordre méthodique, ce volume fournirait son contingent à chacune des branches dans lesquelles je me suis essayé.»
Aujourd'hui, en réimprimant ce volume dans la collection acquise par MM. Garnier, j'en fais le tome III des Portraits littéraires, auxquels il se rapporte en effet par la plus grande partie de son contenu.
Décembre 1862.
THÉOCRITE
I
La poésie grecque, qui commence avec Homère, et qui ouvre par lui sa longue période de gloire, semble la clore avec Théocrite; elle se trouve ainsi comme encadrée entre la grandeur et la grâce, et celle-ci, pour en être à faire les honneurs de la sortie, n'a rien perdu de son entière et suprême fraîcheur. Elle n'a jamais paru plus jeune, et a rassemblé une dernière fois tous ses dons. Après Théocrite, il y aura encore en Grèce d'agréables poëtes; il n'y en aura plus de grands. «La lie même de la littérature des Grecs dans sa vieillesse offre un résidu délicat;» c'est ce qu'on peut dire avec M. Joubert des poëtes d'anthologie qui suivent. Mais Théocrite appartient encore à la grande famille; il en est par son originalité, par son éclat, par la douceur et la largeur de ses pinceaux. Les suffrages de la postérité l'ont constamment maintenu à son rang, et rien ne l'en a pu faire descendre. A un certain moment, les mêmes gens d'esprit qui s'attaquaient à Homère se sont attaqués à Théocrite. Tandis que Perrault prenait à partie l'Iliade, Fontenelle faisait le procès aux Idylles; il n'y a pas mieux réussi. C'est toujours un étonnement pour moi, je l'avoue, de voir qu'un esprit aussi supérieur que Fontenelle n'ait pas mieux compris, tout berger normand qu'il était, qu'en ce parallèle des anciens et des modernes il y avait des genres dans lesquels les anciens devaient presque nécessairement avoir la prééminence, quelle que fût la revanche des modernes sur d'autres points. Lui qui a si ingénieusement et si justement comparé la suite des âges et des siècles à la vie d'un seul homme, lequel, existant depuis le commencement du monde jusqu'à présent, aurait eu son enfance, sa jeunesse, sa maturité, comment n'a-t-il pas reconnu que cet âge de jeunesse qu'il rejetait dans le passé était en effet le plus propre à un certain épanouissement naturel et riant, dont l'à-propos ne se retrouve plus? Un vieux poëte du seizième siècle (Pontus de Thyard), ayant à définir les Grâces, l'a fait en des termes qui reviennent singulièrement à ma pensée: «Des trois Grâces, dit-il, la première étoit nommée Aglaé, la seconde Thalie, et la tierce, Euphrosyne. Aglaé signifie splendeur, qu'il faut entendre pour celle grâce d'entendement qui consiste au lustre de vérité et de vertu. Thalie signifie la verde, agréable et gentille beauté: à savoir celle des linéaments bien conduits et des traits, desquels la verde jeunesse est coutumière de plaire. Euphrosyne est la joie que nous cause la pure délectation de la voix musicale et harmonieuse.» Sans insister sur les distinctions un peu platoniques du vieil auteur, il me suffit des traductions vives qu'il emploie pour éclairer la discussion même. Car cette Thalie, comme il l'appelle, cette verte et agréable beauté de la muse pastorale, à quel âge du monde ira-t-on la demander, si ce n'est à sa jeunesse? et Théocrite nous représente bien cette jeunesse finissante, qui se retourne une dernière fois et ressaisit comme d'un coup d'oeil tous ses charmes avant de s'en détacher. Fontenelle a beau définir la maturité actuelle du monde une virilité sans vieillesse, et dans laquelle l'homme sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, il est bien clair que cette capacité s'applique peu aux sentiments, et que rien de tout ce qu'il y a de solide ou de raffiné dans l'homme moderne ne saurait lui rendre une certaine fleur. Ajoutons que, tout en faisant la guerre à Théocrite contre ceux qu'il appelait les savants, et qui, dans ce cas-ci, n'étaient pas autres que les gens de goût, Fontenelle lui-même semble reconnaître son impuissance, et il rend les armes lorsqu'il dit: «Quoi qu'il en soit, je vois que toute leur faveur est pour Théocrite, et qu'ils ont résolu qu'il serait le prince des poëtes bucoliques.» Ils l'ont résolu en effet, et, comme quiconque remonte sincèrement à la source est aussitôt de leur sentiment, l'arrêt toujours rajeuni ne saurait manquer de vivre1.
L'idylle n'est pas un genre qui puisse indifféremment venir en tout temps et partout; il y faut une part de naturel, même quand l'art doit s'en mêler. Théocrite n'était plus sans doute dans cet état d'innocence et de naïveté dont il nous a reproduit plus d'un tableau; il venait à la fin d'une littérature très-cultivée; il vivait, dit-on, à la cour des rois. Pourtant, dans cette Sicile heureuse, bien que tant de fois bouleversée, il avait été témoin d'une vie réellement pastorale; il avait, dans sa jeunesse, entendu de vrais chants qu'accompagnait la flûte de vrais bergers, et il n'en fallut pas davantage à son génie inventif pour saisir l'occasion d'une poésie neuve. Théocrite était, par rapport aux choses qu'il représentait, dans cette condition de demi-vérité qui est peut-être la plus favorable à l'imagination. Celle-ci alors, en effet, a de quoi s'appuyer et à la fois de quoi jouer librement; elle atteint au réel, et tour à tour se tient à distance; elle serre de près le détail, et elle met à l'ensemble la perspective. Ainsi l'on peut se figurer le poëte syracusain copiant, inventant avec mesure, usant des beaux cadres tout trouvés que lui fournissaient le paysage et l'horizon des mers, attentif aux moindres motifs rustiques, sachant les combiner et les achever, même lorsqu'il n'a l'air que de les redire. De la sorte il put plaire diversement à ceux de Sicile et à ceux d'Alexandrie, demeurer vrai pour les uns et paraître tout nouveau aux autres. En France, l'idylle bucolique, est-il besoin de le remarquer? fut toute factice et artificielle; elle n'eut pied nulle part: nous n'avons pas de bergers, de bergers qui chantent. Les Romains eux-mêmes, si l'on excepte la grande Grèce, ne paraissent guère avoir été enclins à cette branche de poésie; et lorsque Virgile l'importa chez eux, ce ne fut pas sans quelques-uns des inconvénients bien sensibles d'un genre déjà artificiel. Les vieux Romains étaient rustiques et amateurs de la campagne; mais ils l'étaient en agriculteurs, non en bergers. Les Curius et les Camille tenaient la main à la charrue. Or, la charrue va mal avec la flûte; les doigts qui ont le cal ne sont pas légers. Lorsqu'il arrive une fois à Théocrite d'introduire un moissonneur amoureux, il a soin de nous montrer son camarade qui le raille d'importance; et, à la chanson langoureuse du premier, le vaillant compagnon oppose des couplets à Cérès pleins de vigueur et de préceptes, et capables de réjouir le coeur de Caton l'Ancien. Voilà quelle eût été tout au plus l'idylle naturelle des Romains. Mais, à quoi bon la chercher ailleurs? leur véritable idylle originale, nous la possédons; ce sont proprement les Géorgiques. Cette admirable terminaison du chant second, qui exprime la vie des antiques Sabins, leur labeur opiniâtre durant l'année, leurs jeux aux jours de fête, jeux rudes encore et aguerrissants:
Corporaque agresti nudant praedura palaestra;
telle est la franche nature romaine primitive dans tout son contraste avec les loisirs et les passe-temps gracieux des chevriers de Sicile. Quoique Théocrite ait certainement embelli ses sujets, il travaillait en quelque sorte sur une matière plus fine, plus déliée, et qui prêtait du moins à cette mise en oeuvre. Ce Daphnis qu'il célèbre sans cesse, et qui apparaît comme l'inventeur à demi divin du criant bucolique, nous figure le génie même d'une race douée de légèreté, d'allégresse et de mélodie. Il n'y eut pas ombre de Daphnis à l'entour de Cincinnatus. Il semble plutôt que l'antique esprit d'Hésiode, esprit grave, religieux, positif, tout nourri de bon sens et d'apologues, ait passé de bonne heure dans la forte Étrurie, et que de ce côté il ait fait longtemps la seule part de poétique héritage.
On sait peu de chose de la vie de Théocrite. Il était né à Syracuse. On calcule que la date de sa naissance peut tomber vers l'année 300 ou 305 avant Jésus-Christ. Il alla, jeune, étudier dans l'île de Cos, sous l'illustre poëte Philétas, qui, tout l'indique, était dans l'élégie ce que Théocrite est devenu dans l'idylle, et qui tenait la palme entre tous. Auprès de Philétas étudiait aussi le fils de Ptolémée Lagus, qui allait régner bientôt sous le nom de Philadelphe. Il était du même âge que Théocrite, et un peu plus jeune peut-être. Y eut-il là entre le jeune prince et le poëte une de ces confraternités d'études aussi puissantes dans l'antiquité que dans les temps modernes? M. Adert, dans une thèse sur Théocrite, que j'ai sous les yeux, l'a ingénieusement conjecturé, et a fait valoir ces circonstances. Au sortir de là, on perd de vue le poëte. Alla-t-il tout d'abord à Alexandrie, comme de doctes éditeurs l'ont pensé? On voit qu'à un certain moment, revenu en Sicile, il songea pour sa fortune à se tourner vers Hiéron de Syracuse. La pièce qui porte cette adresse, très-belle, mais assez amère, et où il exprime ses plaintes encore plus que ses espérances, semble prouver qu'il n'avait guère prospéré dans l'intervalle, et que la confraternité d'études avec Ptolémée Philadelphe ne lui avait pas beaucoup profité. En tira-t-il meilleur parti plus tard, lorsqu'il alla ou retourna à Alexandrie? Est-il même besoin de supposer qu'il y retourna, si l'on admet qu'il y était déjà allé au sortir de l'île de Cos? On n'a sur tout cela que des conjectures déduites à grand-peine de quelques passages de ses vers, et sur lesquelles les critiques sont loin de tomber d'accord. Sortons vite de ce dédale, qui n'est pas fait pour nous. Les poésies de Théocrite, qui avaient couru de son vivant, furent réunies pour la première fois, quelque temps après lui, par un grammairien du nom d'Artémidore, qui lui rendit, toute proportion gardée, le même service qu'Aristarque rendit à Homère. Cet Artémidore mit en tête de son édition un distique qui disait: «Les Muses bucoliques étaient autrefois errantes; les voilà maintenant toutes ensemble d'une même étable, d'un même troupeau.» On est tenté de se demander déjà, d'après l'inscription, si cette première édition était tout authentique, et sans mélange de pièces étrangères à Théocrite. Quand on fait rentrer ainsi à l'étable génisses ou chèvres depuis longtemps éparses à la ronde, on court risque d'en prendre par mégarde quelques-unes au voisin. Et depuis lors le troupeau ne s'est-il pas grossi encore, selon l'habitude facile de prêter au riche et de gratifier le puissant? Ce qui frappe à une simple lecture dans le recueil des trente pièces attribuées à Théocrite (je ne parle pas des petites épigrammes de la fin), c'est qu'il n'y a guère que la première moitié qui appartienne au genre bucolique pur, et qui justifie entièrement l'idée d'originalité attachée au nom du poëte. On ne peut s'empêcher non plus de remarquer que les scholies ou commentaires qu'on possède, et qui ont été compilés d'après les plus anciens grammairiens, nous abandonnent et, en quelque sorte, expirent vers le milieu du recueil, comme si ces anciens commentateurs n'avaient cru marcher avec le vrai Théocrite que jusque-là. On a soulevé et discuté toutes ces questions, on a trouvé des réponses. Mais, dans l'état actuel de la critique, et à moins de découverte de quelque manuscrit qui soit, par rapport à Théocrite, ce que le manuscrit découvert par Villoison a été pour Homère, il n'y a guère moyen de résoudre ces doutes inévitables. Ce qui demeure certain, c'est que jusque dans les dernières pièces du recueil, il y en a au moins quelques-unes encore du poëte, et que la plupart ne sont pas indignes de lui. Jouissons donc, sans tant de retard, de l'oeuvre elle-même. Pour plus de netteté, nous diviserons notre examen en trois parts: 1° nous parcourrons les pièces purement pastorales, celles qui nous manifestent Théocrite comme le maître incomparable du genre; 2° nous insisterons sur quelques morceaux plus élégiaques qu'idylliques, mais d'une extrême beauté, tels que la Magicienne, le Cyclope, et dans lesquels Théocrite s'est placé au premier rang parmi les peintres de la passion; 3° enfin, si nous voulions être complet, nous aurions à dire quelque chose des pièces de divers genres, héroïques, épiques, satiriques, dont quelques-unes (comme les Syracusaines), moins originales peut-être au temps de Théocrite, sont pour nous des plus neuves et nous rendent des tableaux de moeurs au naturel. Voilà un bien grand cadre que nous nous traçons. Les premières parties, faut-il l'avouer? sont celles qui nous attirent le plus et les seules qui nous semblent peut-être à notre portée: c'est par là que nous commencerons, dussions-nous faire comme les anciens scholiastes eux-mêmes et nous arrêter à moitié chemin.
Les pièces pastorales, qui se présentent les premières et les plus originales du recueil de Théocrite, sont à la fois d'une variété qui ne laisse rien à désirer. On peut dire à la lettre de la flûte du poëte, comme il le dit volontiers du syrinx de ses bergers, que c'est une flûte à neuf voix; tous les tons s'y trouvent2. La première idylle, par exemple, est du ton plein et moyen de la poésie bucolique. D'autres idylles montent ou descendent: la quatrième, par exemple, entre Battus et Corydon, n'est réellement pas un chant, et n'offre qu'une causerie fredonnée à peine, un peu maigre et agreste de propos, et très-voisine de la prose. Tout à côté, la dispute du chevrier et du berger, Comatas et Lacon, a comme trait dominant la note aigre, stridente, que racheté aussitôt après la charmante mélodie des deux jeunes bouviers adolescents, Damoetas et Daphnis, qui semblent chanter à l'unisson. Mais ce qu'il y a de plus pur, de plus chaste et de plus suave dans cette flûte aux neuf voix, me paraît sans contredit l'adorable idylle entre les deux enfants, Daphnis et Ménalcas, de même que le morceau où ce ton monte, éclate et se déploie avec le plus de plénitude et de richesse, est l'admirable chant des Thalysies ou Fêtes de Cérès, et la description qui le couronne. Nous ne saurions tout parcourir en détail de ces divers tons; nous en toucherons pourtant quelques-uns.
L'idylle première pose tout d'abord la scène, et retrace, vivement aux yeux l'ensemble du paysage qui va être le théâtre habituel de ces luttes pastorales. Dès le premier vers, on entend le bruissement du pin qui chante près des sources: le berger Thyrsis, s'adressant à un chevrier dont on ne dit pas le nom, l'engage aussi à chanter. On est au milieu du jour; Thyrsis lui montre un tertre abrité, en le lui décrivant, et l'invite à s'y asseoir, tandis que lui il aura soin du troupeau. Mais le chevrier lui explique (ce que le pasteur de brebis ne sait pas) qu'il craindrait de réveiller le dieu Pan, qui a coutume de dormir à cette heure du jour; il lui indique de préférence un autre lieu ombragé, où président des dieux plus indulgents, Priape et les Nymphes des fontaines; et à son tour il le prie de chanter. Ces images de lieux sont à la fois grandes et distinctes. On sent, même avec une oreille à demi profane, combien dans ce dialecte dorien l'ouverture des sons se prête à peindre largement les perspectives de la nature. Ce dialecte est grandiose et sonore; il est plein; il réfléchit la verdure, le calme, la fraîcheur, le vaste de l'étendue, l'éclat de la lumière. «Je ne comprends pas de peinture, a dit un grand écrivain qui est peintre lui-même, s'il n'y a de la lumière et du soleil.» Le dialecte dorien chez Théocrite, et dès la première idylle, répond à ce soleil, à cette lumière. Si je voulais donner idée de l'impression que j'en reçois, je n'aurais qu'à rappeler ce vers de Virgile:
Pascitur in magna silva formosa juvenca;
et cet autre vers de Lucrèce:
Per loca pastorum deserta atque otia dia.
La première partie de cette idylle est donc toute calme et riante: pour mieux décider Thyrsis à chanter les couplets qu'il lui demande, le chevrier lui offre une coupe dont il lui fait une ravissante description, et il y complète par les paroles l'intention des ciselures; puis il finit par cette réflexion mélancolique, qui sert comme de transition au chant funèbre de la seconde partie: «Allons, chante, ô mon bon! car ton chant, tu ne l'emporteras pas dans l'Érèbe, qui fait tout oublier.» Suivent les couplets où Thyrsis déplore la mort de Daphnis, de ce premier chantre pastoral qui mourut victime, comme Hippolyte, de la vengeance de Vénus. On retrouve là tant d'images prodiguées et usées depuis, mais qui s'y rencontrent toutes fraîches et à leur source. Les imprécations du mourant contre Vénus, qui est accourue en personne pour jouir de son agonie, exhalent l'énergique passion. De même qu'Hippolyte expirant n'a recours qu'à Diane, c'est vers Pan que Daphnis se tourne à sa dernière heure, et il ne veut remettre sa flûte à l'haleine de miel à personne autre qu'à lui.
Hommes et poëtes, ne sommes-nous pas tous plus ou moins comme le Daphnis de l'idylle, qui, en mourant, ne veut rendre sa flûte qu'au dieu, et qui crie aux ronces de donner des violettes, au genévrier de porter le narcisse, et au monde entier d'aller sens dessus dessous, parce que lui-même il s'en va? Après moi le déluge! Les Grecs disaient: Après moi l'incendie! Et si nous n'y prenons garde, non-seulement nous sommes tentés de le souhaiter, mais nous finissons presque par le croire: le monde saurait-il aller sans nous? Plus on porte vivant au dedans de soi le sentiment de poétique immortalité, plus on est prêt à se révolter contre cette insensibilité de la nature, et contre cette immortalité suprême qui la laisse indifférente à notre départ, et aussi belle, aussi jeune après nous que devant. Bien des poëtes modernes ont rendu ce déchirant contraste: les anciens, sous d'autres formes, arrivaient aux mêmes pensées.
La première idylle, on l'entrevoit par le peu que nous avons dit, à la fois douce et grave, et composée avec art, mérite le rang qu'elle occupe en tête du recueil; un ancien a eu raison de dire qu'elle justifie ce mot de Pindare: «A l'entrée de chaque oeuvre, il faut placer une figure qui brille de loin.»
Si je pouvais me donner toute carrière3, j'aurais peine à ne pas aller droit, comme la chèvre, aux parties scabreuses et, pour ainsi dire, aux endroits escarpes de Théocrite, à cette idylle quatrième, par exemple, qui semblait si peu en être une aux yeux de Fontenelle, et dont le trait le plus saillant vers la fin est une épine que l'un des interlocuteurs s'enfonce dans le pied, et que l'autre lui retire. J'en donnerais la traduction mot à mot, en tâchant d'en faire saisir le parfum champêtre et comme l'odeur de bruyère qui court à travers ces propos familiers et simples. Puis je traduirais en regard (car ces premières idylles de Théocrite se correspondent, se corrigent et se rejoignent exactement l'une l'autre comme les tuyaux du syrinx, et c'est déjà être infidèle que d'en détacher une ou deux isolément), je traduirais, dis-je, en entier l'idylle sixième, toute poétique, et dans laquelle les deux bouviers adolescents ou pubères à peine, Damoetas et Daphnis, se mettent à chanter les agaceries de la nymphe Galatée, qui jette des pommes au troupeau et au chien de Polyphème, et les coquetteries du cyclope, qui fait semblant à son tour de ne la point voir. Ici ce n'est pas derrière les saules que fuit Galatée, comme chez Virgile, c'est dans la mer qu'elle se replonge, en nymphe qu'elle est; et la belle vague, apaisant son bouillonnement, la laisse voir à la nage sur la grève: le chien est là qui regarde vers la mer en aboyant. Après l'idylle quatrième, qui était un peu maigre, après l'idylle cinquième, qui était surtout piquante et querelleuse, rien ne repose et n'enchante comme cette manière de symphonie aimable entre les deux chanteurs unis, dont aucun n'est vainqueur, dont aucun n'est vaincu.
J'allais dire que rien n'égale cette grâce de la sixième idylle, mais Théocrite lui-même l'a surpassée. La huitième idylle, entre les deux enfants, Daphnis et Ménalcas, est peut-être la plus caractéristique du genre pastoral pur, la plus véritablement charmante, la plus simple et la plus innocente aussi, placée aux limites de l'enfance et de l'adolescence. Nulle églogue ne respire davantage la félicité de la campagne, l'abandon et la joie facile; il s'y mêle la plus naïve rougeur d'enfant et les premiers troubles de la pudeur. C'est l'enfance de l'Orphée des bergers que le poëte s'est complu à peindre: il y a du Raphaël dans ce tableau. Virgile en a rendu quantité de traits délicats, non pas tous cependant.
Daphnis, l'aimable bouvier (cette qualité de pasteur de boeufs était la plus considérée entre toutes celles des autres conducteurs de troupeaux) se rencontre avec Ménalcas, qui fait paître ses brebis aux flancs des montagnes. Tous deux en sont à leur premier blond duvet, tous deux achèvent leur enfance, tous deux habiles à la flûte, tous deux au chant. Le petit Ménalcas commence, et lance à l'autre un défi:«Daphnis, surveillant de boeufs mugissants, veux-tu me chanter quelque chose? Je dis que je te vaincrai tant que je voudrai moi-même en chantant.» Daphnis lui répond dans le même tour et sur les mêmes cadences: «Pasteur de laineuses brebis, flûteur Ménalcas, tu ne me vaincras jamais, même quand tu chanterais à en mourir.» Remarquez bien qu'il n'y a pas ce mot de mourir dans le texte; un tel mot de malheur ferait tache, et les Grecs s'en gardaient soigneusement. Je rends le sens, je presse la nuance, et j'avertis que ce n'est pas tout. Les traits qui suivent nous sont connus par Virgile, qui les a semés en plus d'une églogue; mais ici ils se tiennent, ils se rapportent à l'ensemble des personnages, et leur donnent de la réalité jusque dans l'idéal; c'est le caractère constant de Théocrite. Ménalcas demande quel prix on déposera pour le vainqueur: Daphnis propose un petit veau contre un agneau déjà grand. Ménalcas, qui n'est ni si libre ni si noble que son ami, répond qu'il ne déposera pas un agneau, parce qu'il a un père et une mère difficiles qui comptent tout le troupeau chaque soir. Notez encore qu'il n'est pas indifférent chez Théocrite que ce trait se trouve dans la bouche de Ménalcas ou dans celle de Daphnis: de la part de ce dernier, c'eût été un vrai coutre-sens; jamais le poëte n'aurait eu l'idée d'attribuer cette réponse naïve, mais gênée, à l'enfant à demi divin qui va devenir le premier des pasteurs. Je m'efforce de faire sentir comme tout est réel, reconnaissable et distinct là où l'on serait tenté de ne voir, d'après les imitations, que des images gracieuses et pastorales assez indifféremment semées.
Ménalcas propose alors pour prix un syrinx de sa façon, qu'il décrit. Daphnis répond en reprenant et jouant sur les mêmes termes: «Et moi aussi j'ai une flûte à neuf voix, enduite de cire blanche en haut comme en bas; je l'ai construite tout dernièrement, et j'ai même encore mal à ce doigt, parce que le roseau, s'étant fendu, m'a coupé. Mais qui est-ce qui nous jugera? qui est-ce qui sera notre auditeur?»—«Si nous appelions, répond Ménalcas, ce chevrier dont là-bas, près des chevreaux, le chien blanc aboie?» Tous deux se mettent à le crier; le chevrier arrive, et la lutte commence.
On peut dire qu'un seul et même motif règne à travers tout ce chant et en fait le dessin. Ménalcas, qui a provoqué, donne le thème; Daphnis le reprend, le varie, l'embellit, et en tire de nouvelles douceurs. Il tombe en cadence, non pas juste dans les mêmes traces, mais tout à côté, de manière à faire la plus gracieuse alternance. Je ne puis qu'essayer de quelques couplets. C'est Ménalcas qui parle: «Vallons et vous, fleuves, descendance divine, si jamais le flûteur Ménalcas vous a chanté quelque air agréé, faites-lui paître de toute votre âme ses petites brebis; et si Daphnis survient amenant ses tendres génisses, qu'il ne soit pas plus mal traité.» Daphnis aussitôt répond sur les mêmes idées, sur le même rhythme, il renchérit gaiement; mais ses vers enchanteurs, s'ils l'emportent sur ceux de l'autre, le doivent surtout à l'harmonie, et cette supériorité fugitive ne se saurait rendre: «Fontaines et plantes, doux jet de la terre, si Daphnis vous joue de ses airs à l'égal des jeunes rossignols, engraissez-lui ce cher troupeau; et si Ménalcas amène par ici le sien, ne lui ménagez pas votre abondance.» C'est ainsi entre ces aimables enfants, tant que dure le combat, un échange et un entrelacement de toute sorte de bon vouloir et de bonne grâce. Tout enfants qu'ils sont encore, ils parlent d'amour, non pour l'avoir senti autrement qu'on peut le sentir à douze ou treize ans; ils en parlent toutefois à ravir, soit par ouï-dire et sur parole, soit par un précoce instinct. Ménalcas le premier jette ce ravissant couplet: «Partout le printemps, partout de frais pâturages, partout les mamelles se gonflent de lait, et les petits se nourrissent, là où la belle enfant porte ses pas. Mais si elle se retire, et le berger aussitôt se sèche, et les herbes aussi.» J'avoue qu'ici Ménalcas me paraît supérieur, et que l'autre, dans la réplique qui suit, a beau renchérir, il ne l'atteint pas. Mais bientôt Daphnis reprend l'avantage, et le seul couplet que voici serait assez pour lui assurer le triomphe: «Je ne souhaite point d'avoir la terre de Pélops, je ne souhaite point d'avoir des talents d'or, ni de courir plus vite que les vents; mais, sous cette roche que voilà, je chanterai t'ayant entre mes bras, regardant nos deux troupeaux confondus, et devant nous la mer de Sicile!» Voilà ce que j'appelle le Raphaël dans Théocrite: trois lignes simples, et l'horizon bleu qui couronne tout.
La traduction même que j'ai donnée est bien impuissante; car dans le dernier vers du poète, grâce à l'heureuse liaison des mots, c'est à la fois le troupeau qui descend vers la mer de Sicile, et le regard du berger qui s'y dirige insensiblement; tout cela est dit ensemble: tout va d'un même mouvement vers cette mer et s'y confond.
Il n'y a plus après cela qu'à glaner deux ou trois jolis passages encore. Ménalcas, qui vient de gronder son chien endormi, dit à ses brebis, avec ce naturel de langage qui anime toute chose: «Les brebis, ne soyez point paresseuses, vous autres, à vous rassasier d'herbe tendre; vous n'aurez pas grand'peine pour la faire repousser de nouveau.» —Daphnis, à l'une de ses répliques d'amour, dira: «Et moi aussi, hier, une jeune fille aux sourcils joints, me voyant du bord de l'antre passer tout le long avec mes génisses, se mit à dire: «Qu'il est beau! qu'il est beau!» Malgré cela, je ne lui répondis pas une parole amère; mais, baissant les yeux à terre, j'allai mon chemin.» Ici l'enfant rentre bien dans son rôle; il parle avec sa pudeur ingénue et encore sauvage, considérant cette parole flatteuse de la jeune fille comme une manière d'offense. Le moment où Daphnis obtient le prix, et où le chevrier le déclare vainqueur, est une fin délicieuse, et qui achève le tableau: «L'enfant bondit et battit des mains de joie d'avoir vaincu, comme un faon de biche qui bondirait vers sa mère; mais l'autre se consuma et eut le coeur bouleversé de chagrin, comme une jeune épousée s'affligerait à l'heure du mariage. Et depuis ce moment Daphnis devint le premier des pasteurs, et, à peine à la fleur de la jeunesse, il épousa la nymphe Naïs.»
Ainsi, jusqu'au bout, est observé le ton des âges, et les couleurs pudiques terminent comme elles ont commencé. A propos de cette image du petit Ménalcas qui se dévore de honte d'avoir été vaincu, et que le poète compare à la jeune vierge pleurant sur son hyménée, il faut se rappeler cet admirable cri de Sapho, par lequel une nouvelle mariée s'adresse à Diane, la déesse virginale: «Déesse, déesse, tu me fuis! pour combien de temps?—Je ne reviendrai plus jamais vers toi, jamais plus!»
Pour ceux maintenant qui s'empresseraient de conclure que Théocrite n'est un poëte supérieur que quand il est aimable et riant, et qu'il excelle surtout à mettre en scène de charmants petits bergers, il est temps d'en venir à la plus riche et à la plus opulente de ses pièces, à la reine des Églogues, aux Thalysies.
II
Les Thalysies, comme qui dirait fêtes verdoyantes, se célébraient en l'honneur de Cérès après la récolte. L'idylle qui en est le tableau se rapporte au séjour de Théocrite dans l'île de Cos; c'est un souvenir de ses années de jeunesse et de florissant bonheur qu'il veut consacrer, et qu'il dédie à ses amis, à ses hôtes. La plénitude de la vie, la fraîcheur des amitiés premières, l'essor des espérances poétiques qu'anime et couronne déjà le premier rayon de la gloire, ces vives sources d'inspiration s'y jouent au sein d'une nature radieuse et féconde dont l'hymne grandiose finit par tout dominer. On sait bien peu de la vie de Théocrite; mais cette pièce en dit beaucoup sur ses impressions et ses sentiments. Elle nous le montre au plus beau moment du voyage, à son plus haut soleil du matin, au midi de l'été et de la journée, dans la fleur entière d'un talent et d'un coeur déjà épanouis. Bien des poëtes pourraient lui envier de n'être ainsi connu que dans son meilleur jour et à travers l'idéal même qu'il s'est donné. Les anciens, s'ils ont eu à subir bien des outrages du temps, lui ont dû cet avantage du moins d'échapper à l'analyse de la curiosité biographique. Ceux qu'a épargnés et laissés debout le grand naufrage ne nous apparaissent de loin qu'avec la beauté de l'attitude.
Suivons donc, autant que nous le pourrons, le poëte dans sa marche printanière, et attachons-nous, chemin faisant, à faire sentir ce que nous ne rendrons pas.—«C'était le temps, dit-il, que moi et Eucrite nous allions de la ville vers le fleuve Halès, et en tiers avec nous était Amyntas; car Phrasidame et Antigènes célébraient les fêtes de Cérès, —deux enfants de Lycopée, de vieille et haute souche s'il en fut jamais.» Ici le poëte entre dans quelques détails généalogiques et mythologiques en l'honneur de ses amis. Ces détails mêmes, relatifs à un ancêtre illustre qui fit jaillir de terre une fontaine, ne sortent pas du ton, et la description des ormes et peupliers, accompagnement naturel de cette fontaine, jette tout d'abord de l'ombre.—«Nous n'avions pas encore achevé, poursuit-il, la moitié du chemin, et le tombeau de Brasilas ne nous apparaissait pas encore, que nous rencontrâmes un voyageur de bonne race qui allait toujours en compagnie des Muses, Lycidas de Crète, c'était son nom; il était chevrier, et on ne pouvait s'y méprendre en le voyant.» Suit un compte minutieux de l'accoutrement du personnage; car, comme ce chevrier cette fois n'en est pas un, et que c'est un poète déguisé sous ce nom, Théocrite prend peine à soigner le costume et à le faire paraître vraisemblable: «De ses épaules pendait une blonde peau de bouc à longs poils, qui sentait encore la présure; autour de sa poitrine un vieux manteau se serrait d'un large baudrier, et de sa droite il tenait un bâton recourbé d'olivier sauvage. Et doucement il me dit, en montrant les dents, d'un regard souriant, et le rire jouait sur sa lèvre.»
Au sujet de cette peau qui sent encore la présure, et que je n'ai pas voulu dérober par fausse bienséance, on remarquera que ce sont là des circonstances qui plaisaient aux anciens, bien loin de leur répugner; ils les recherchaient plutôt volontiers. Ici le poëte fait allusion, comme on voit, aux fromages et à la substance aigrelette qui sert à cailler le lait: il en reste aisément une odeur au vêtement rustique où l'on s'essuie. Ces menues particularités, jetées en passant, donnent au récit un air parfait de vérité. Il est manifeste d'ailleurs que, sauf le costume, ce personnage de Lycidas n'est pas une invention, et que le poëte, en insistant sur cette physionomie à la fois avenante et railleuse, sur ce rire du coin de l'oeil et sur cette lèvre fendue où siège l'enjouement, a dessiné un portrait d'après nature4. Le ton de Lycidas répond d'abord à son air, et tout ce qu'il touche s'anime aussitôt: «Simichidas, dit-il (c'est le nom sous lequel Théocrite s'est ici personnifié), où donc tires-tu de ce pas par ce soleil de midi, quand le lézard lui-même dort sur les haies et que l'alouette huppée ne vague plus? Est-ce quelque repas où tu te hâtes comme convive? ou bien t'en vas-tu de ton pied léger vers le pressoir de quelque bourgeois, que tu fais ainsi en marchant chanter sous tes clous chaque pierre du chemin?» On devine peut-être de quelle façon vive cette gaie parole doit se comporter dans l'original: qu'on y joigne les nombreux et presque continuels dactyles qui sont l'âme du vers bucolique (comme l'un de nos meilleurs hellénistes, M. Rossignol, après Valckenaer, l'a récemment démontré), et l'on aura idée de l'allégresse singulière du propos; tout cela bondit, tout cela chante. Il était bien vrai de dire que ce Lycidas ne voyage qu'avec les Muses: il sème la poésie au-devant de lui. Simichidas ou Théocrite répond. Dans sa réponse percent à la fois l'admiration sincère, l'émulation sans envie, une confiance modeste, ardente pourtant, et une espérance généreuse:
«Cher Lycidas, tout le monde te proclame de beaucoup le plus grand joueur de flûte entre les pasteurs et les moissonneurs; ce qui m'échauffe grandement le coeur, et je me promets bien de me porter l'égal de toi. Nous allons de ce pas à une fête de Thalysies; c'est chez des amis qui préparent un repas à l'auguste Cérès avec les prémices de leur opulence, car la Déesse a comblé leur grange d'une grasse mesure de froment. Mais allons, et puisque la route nous est commune et aussi l'aurore, bucolisons à l'envi; peut-être nous ferons-nous plaisir l'un à l'autre. Car moi aussi je suis une bouche brûlante des Muses, et tous aussi me proclament chantre excellent; mais moi je ne suis pas près de les croire. Non, par le ciel! car, à mon sens, je n'en suis pas encore à vaincre ni le bon Asclépiade de Samos, ni Philétas, avec mes chants, et je me fais plutôt l'effet de la grenouille qui le dispute aux sauterelles.—-Ainsi je parlais exprès; et le chevrier reprit avec un doux sourire...»
Arrêtons-nous un moment à ces traits vivants de caractère; nous savons dès l'enfance ces derniers vers par l'imitation heureuse de Virgile: Me quoque dieunt vatem pastores...; ils nous frappent davantage ici comme se rapportant à la personne même de Théocrite et nous donnant jour dans ses pensées. Le jeune poëte est modeste, mais il ne l'est pas tant qu'il en a l'air; il a tressailli de joie à cette rencontre de Lycidas, et il brûlé de se mesurer avec lui. Pour l'y décider, il combine la louange et les airs de discrétion, il s'humilie à dessein; tout-à l'heure il se relèvera, et déjà le feu dont il est plein lui échappe: Et moi aussi je suis une bouche brûlante des Muses!
Lycidas, en répondant, le loue d'abord de sa modestie, et il le fait en d'expressives images: «Cette houlette, dit-il en montrant le bâton qu'il tient à la main, je te la donnerai en présent, parce que tu es une pure tige de Jupiter, toute façonnée pour la vérité. Autant m'est odieux l'architecte qui chercherait à élever une maison égale à la cime du mont Oromédon, autant je hais, tous tant qu'ils sont, ces oiseaux des Muses qui s'égosillent à croasser à rencontre du chantre de Chio.»—Ainsi la ligne littéraire de Théocrite, comme nous dirions aujourd'hui, est nettement dessinée: il vient à la suite des maîtres et n'a d'ambition que de se voir accueilli par eux; il se sépare des criailleurs de son temps, c'est le mot qu'il emploie; mais, d'autre part, il ne croit nullement que la barrière soit fermée, ni qu'il n'y ait plus rien à faire en poésie. A cette époque déjà on ne manquait pas (lui-même nous l'apprend) de gens de mauvaise humeur et occupés d'intérêts positifs, qui disaient que c'était bien assez pour tous d'un seul Homère. Théocrite proteste; il les réfute, et surtout par son exemple. C'est ainsi que, tout en s'inclinant pieusement devant Homère et les grands, il a mérité de prendre place à la suite, et dans la perspective des âges il nous apparaît encore comme le dernier venu du groupe immortel.
Lycidas, gagné à son appel insinuant, se met donc pendant la route à lui chanter un petit couplet qu'il a fait l'autre jour, dit-il, sur la montagne. C'est un couplet d'amour en faveur d'un objet chéri, lequel est sur le point de s'embarquer pour Mitylène. Il souhaite à cet objet un heureux départ, moyennant certaine condition pourtant: il lui prédit une navigation heureuse, même au coeur de l'hiver; et lorsqu'il apprendra son arrivée à bon port, ce jour-là, par réjouissance, il se promet bien le soir, auprès d'un feu où grillera la châtaigne, accoudé sur un lit de feuillage et buvant à pleine coupe, de se faire chanter par Tityre toutes sortes de belles chansons, et l'amour du bouvier Daphnis pour une étrangère, et Comatas enfermé dans un coffre. Ce Comatas, il est bon de le savoir, était un simple chevrier à gages, très-dévot aux Muses, auxquelles il faisait souvent des sacrifices avec les chèvres du troupeau qui ne lui appartenait pas. Son maître, dont ce n'était pas le compte, l'enferma vivant dans un coffre pour l'y faire mourir: «Nous allons «voir pour le coup, disait-il, à quoi te serviront tes «Muses maintenant.» Mais quand il rouvrit le coffre, au bout d'une année, il le trouva tout rempli de rayons de miel; c'était l'oeuvre des abeilles, messagères des Muses, qui étaient venues de leur part nourrir le prisonnier. S'exaltant à ce poétique souvenir, le chanteur s'écrie: «O bienheureux Comatas, c'est bien toi qui as été l'objet de telles douceurs! et tu as été reclus dans le coffre, et, toute une saison durant, tu as résisté, nourri des rayons des abeilles. Que n'étais-tu de mon temps parmi les vivants? comme j'aurais aimé à te faire paître tes belles chèvres sur les montagnes pour ouïr ta voix! Et toi, étendu sous les chênes ou sous les sapins, tu n'aurais qu'à chanter tes doux airs, divin Comatas!» Il s'exhale de tout ce passage un sentiment de tendre respect et comme d'adoration enthousiaste pour les choses enchanteresses et désintéressées de la vie humaine; chaque accent s'élance d'un coeur que pénètre le culte du talent, de la poésie et des grâces.
Il est une idée qui naît à ce propos et qu'on ne saurait tout à fait supprimer: c'est qu'on trouverait au Moyen-Age plus d'un fabliau qui se pourrait rapprocher sans trop d'effort de cette légende du bienheureux Comatas. Maintes fois, par exemple, s'il est permis de la nommer en ce voisinage profane, Notre-Dame la toute-clémente pardonna ses méfaits au pécheur qui n'était dévot qu'à elle, même aux dépens d'autrui; elle fit des miracles pour le sauver. Il y eut là des superstitions poétiques et gracieuses aussi; je ne fais que les indiquer; elles seraient plutôt du ressort des malicieux peut-être qui se plairaient à sourire du rapprochement, ou des érudits qui auraient à coeur de comparer les fictions diverses. J'aime mieux ne pas me détourner de l'idéal pur, et ne pas venir mêler sans nécessité le Moyen-Age à la Grèce, Gautier de Coincy à Théocrite.
Lycidas, comme sa chanson le prouve et toute sa belle humeur, est évidemment bien plus un poëte qu'un amoureux; il se console aisément de l'objet absent avec ses chères déesses. Théocrite m'a l'air d'être un peu de même. Je ne donnerai que le début de sa réponse. Tout à l'heure il a fait le modeste exprès, pour engager l'autre et entamer le jeu; maintenant qu'il a réussi à le faire chanter, il se montre tel qu'il se sent, et il relève à son tour son front de poëte: «Cher Lycidas, à moi aussi pasteur sur les montagnes, «les Nymphes m'ont appris bien d'autres belles choses «que la Renommée peut-être a portées jusques au trône de «Jupiter; mais en voici une, entre toutes, de beaucoup supérieure, «avec quoi je prétends te récompenser. Or écoute, «puisque tu es ami des Muses.» Et après avoir touché légèrement son propre amour pour une certaine Myrto, il en vient à célébrer celui de son ami, le poëte Aratus, passion indigne et cruelle dont il le voudrait voir délivré. Dès qu'il a fini, Lycidas, avec ce rire aimable qui ne l'abandonne jamais et qui fait le trait saillant de sa physionomie, lui donne en cadeau sa houlette; et comme ils sont arrivés, chemin faisant, à l'endroit où leurs routes se séparent, il tourne à gauche et les quitte, tandis que les trois autres amis n'ont plus qu'un pas jusqu'au lieu de leur destination. C'est là qu'il les faut suivre, et je vais traduire aussi textuellement que je le pourrai cette fin de l'églogue, dans laquelle on dirait que le poëte a voulu rivaliser avec l'abondance d'Homère dépeignant les vergers d'Alcinous. Tout le reste n'a été, en quelque sorte, que prélude et acheminement; la vraie grandeur de l'idylle commence à cet endroit:
«Mais moi et Eucrite, et le bel enfant Amyntas, ayant poussé jusqu'à la maison de Phrasidame, nous nous couchâmes à terre sur des lits profonds de doux lentisque et dans des feuilles de vigne toutes fraîches, le coeur joyeux. Au-dessus de nos têtes s'agitaient en grand nombre ormes et peupliers; tout auprès, l'onde sacrée découlait de l'antre des Nymphes en résonnant. Dans la ramée ombreuse les cigales hâlées s'épuisaient à babiller; l'oiseau plaintif (on ne sait pas bien duquel il s'agit) faisait de loin entendre son cri dans l'épais fourré des buissons; les alouettes et les chardonnerets chantaient, et gémissait la tourterelle; les blondes abeilles voltigeaient en tournoyant à l'entour des fontaines. Tout sentait en plein le gras été, tout sentait le naissant automne. Les poires à nos pieds roulaient, et les pommes de toutes parts à nos côtés. Les rameaux surchargés de prunes versaient jusqu'à terre. Les tonneaux de quatre ans lâchaient leur bonde. Nymphes de Castalie, qui occupez la hauteur du Parnasse, dites, est-ce d'un cratère de pareil vin que le vieillard Chiron fit fête autrefois à Hercule dans l'antre de Pholus? Et ce pasteur des rives d'Anapus, le puissant Polyphème, qui lançait des quartiers de montagne aux vaisseaux d'Ulysse, dites, quand il se prit à danser à travers ses étables, est-ce qu'il était poussé d'un nectar pareil à celui que vous nous versâtes ce jour-là, ô Nymphes, autour de l'autel de Cérès, gardienne des granges? Sur son monceau sacré, oh! puissé-je une autre fois planter encore le grand van des vanneurs, et voir la déesse sourire, tenant dans ses deux mains des gerbes et des pavots!»
Que Vous en semble maintenant? Quelle royale et plantureuse abondance! quelle plus magnifique définition de cette saison des anciens δпώρα, qui n'était pas le tardif automne comme à l'époque déjà embrumée de nos vendanges, et qui résumait plutôt le radieux été dans la plénitude des fruits! On se rappelle irrésistiblement, à l'aspect de cette riche peinture, Rabelais et Rubens; mais ici on a de plus la pureté des lignes et la sérénité des couleurs.
Certes le poëte qui a su rendre, comme nous l'avons vu, les concerts délicats des bergers Ménalcas et Daphnis, et qui s'élève tout à côté à ces larges et chaudes magnificences, est un grand poëte en son genre, et ce genre, en le créant, il lui a donné tout d'abord l'étendue la plus diverse. Il faudrait encore, si l'on voulait tout faire toucher, passer aussitôt, comme contraste, à cette idylle des deux Pécheurs, si pauvres, si souffrants, dont l'un vient de rêver qu'il avait pêché un poisson d'or; mais toute cette richesse, comme celle du Pot au lait, s'est évanouie en un clin d'oeil. La sensibilité naïve et compatissante qui sait nous intéresser à cette chétive et laborieuse existence, à la pauvreté toujours en éveil dès avant l'aurore, cette expression simple du réel qui rappelle presque le poète anglais Crabbe, mise surtout en regard des richesses de ton où s'est complu l'ami de Phrasidame, montrerait à quel point Théocrite eut véritablement toutes les cordes en lui.
Il eut également celle de la passion, de l'amour; il le ressentit comme le font le plus habituellement les poètes, en se réservant après tout de le chanter. Il y a une petite églogue, la neuvième, qui a fort occupé les commentateurs, et qui me paraîtrait avoir un sens assez simple, si l'on supposait que le poëte l'a écrite en revenant au genre pastoral après quelque infidélité et quelque distraction qu'il s'était permise; un autre amour l'avait un moment séduit: c'est un retour, une sorte de réparation aux Muses bucoliques. Le poëte y parle en son nom; il commence par demander des couplets à deux bergers; il les applaudit et les récompense chacun dès qu'ils ont fini, et lui-même, s'adressant aux Muses pastorales avec une sorte de timidité, comme après une absence, comme quelqu'un qui n'est plus bien sûr de sa voix, il les supplie de lui rappeler ce qu'à son tour il chanta autrefois à ces deux pasteurs; ce couplet final, dans lequel il proteste ardemment de son intime et véritable amour, le voici:
La cigale est chère à la cigale, la fourmi à la fourmi, et l'épervier aux éperviers; mais à moi la Muse et le chant! Que ma maison tout entière en soit pleine! car ni le sommeil, ni le printemps dans son apparition soudaine n'est aussi doux, ni les fleurs ne le sont autant aux abeilles qu'à moi les Muses me sont chères. Et ceux qu'elles regardent d'un oeil de joie, ceux-là n'ont rien à craindre des breuvages funestes de Circé.» Il semble indiquer par là que c'est un de ces breuvages de passion insensée qui l'a un moment égaré dans l'intervalle, mais qui n'a pas eu puissance de le perdre, parce qu'il possédait le préservatif souverain des Muses. On reconnaît dans ce charmant couplet de Théocrite la note première du Quem tu Melpomene semel d'Horace.
Théocrite serait compté encore parmi les peintres de l'amour, lors même qu'il n'aurait pas composé des pièces destinées uniquement à le célébrer. Il n'est presque aucune de ses idylles qui n'offre des mouvements passionnés, et l'on est forcé d'admirer l'accent de la tendresse là où les objets sont de ceux qu'admettaient si singulièrement les Grecs, qui ne cessent de nous étonner dans l'Alexis de Virgile, et dont la seule idée fuit loin de nous. L'idylle troisième, dans laquelle un chevrier se plaint des rigueurs de la nymphe Amaryllis, et va soupirer, non pas sous le balcon, mais devant la grotte de la cruelle, est d'une grande délicatesse: «O gracieuse Amaryllis, pourquoi au bord de cet antre n'avances-tu plus la tête en m'appelant ton cher amour? Est-ce donc que tu m'as pris en haine?... Que ne suis-je la bourdonnante abeille? comme j'irais dans ton antre, me plongeant à travers le lierre et la fougère dont tu te couvres!... O belle aux yeux charmants, toute de pierre! Ô Nymphe aux bruns sourcils, ouvre tes bras à moi le chevrier, pour que je te donne un baiser: même en de vains baisers il est bien de la douceur encore.
L'idylle des Moissonneurs, où le plus vaillant raille son camarade amoureux, qui, hors de combat dès la première heure, ne coupe plus en mesure avec son voisin et ne dévore plus le sillon, nous donne une bien jolie chanson de ce dernier, et dont chaque trait se sent de la nature du personnage. En voici un calque aussi léger que je l'ai pu saisir; ce n'est que par de tels échantillons fidèlement offerts qu'on parvient à faire pénétrer dans les replis du talent. Le pauvre moissonneur s'est donc pris de soudaine passion pour une joueuse de flûte, un peu bohémienne, à ce qu'il semble; et, comme lui-même il a été de tout temps assez poëte, il nous la dépeint ainsi:
«Muses de Piérie, chantez avec moi la jeune élancée; car vous rendez beau tout ce que vous touchez, ô Déesses!
«Gracieuse Vomvyca, ils t'appellent tous Syrienne, maigre et brûlée du soleil; moi seul je te trouve la couleur du miel. Et la violette aussi est noire, et la fleur d'hyacinthe est gravée; mais tout de même elles sont comptées les premières dans les couronnes. La chèvre poursuit le cytise, le loup la chèvre, et la grue suit la charrue; et moi je ne me sens de folie que pour toi. Que n'ai-je en mon pouvoir tout ce qu'on dit qu'a jadis possédé Crésus! tous les deux en or pur nous figurerions debout, consacrés dans le temple de Vénus, toi tenant la flûte à la main, ou une rose, ou une pomme, et moi en costume d'honneur et avec des brodequins de Sparte aux deux pieds. Gracieuse Vomvyca, tes pieds à toi sont d'ivoire, ta voix est de lin; et quant à ta manière, je ne la puis rendre.
On trouverait de ces traits de grâce amoureuse dans presque toutes les idylles de Théocrite, et jusqu'au milieu de la querelle injurieuse de Comatas et de Lacon (idylle V); mais les deux pièces capitales, où l'idylle proprement dite se confond ou même disparaît dans l'élégie, sont le Cyclope et la Magicienne.
Toutes deux sont célèbres; le Cyclope a de quoi peut-être se faire mieux goûter des modernes: le jeu de l'esprit et une sorte de malice s'y mêlent au sentiment. Le début se détache surtout par le sérieux du ton et par la connaissance morale. Le poëte s'adresse à un ami, le médecin Nicias, de Milet:
Il n'existe, Ô Nicias! aucun autre remède contre l'amour, ni baume ni poudre, à ce qu'il me semble, aucun autre que les Déesses de Piérie. Ce remède-là, doux et léger, est au pouvoir des hommes: ne le trouve pourtant pas qui veut. Et je pense que tu sais ces choses à merveille, étant médecin, et entre tous chéri des neuf Muses. C'est ainsi du moins que trouvait moyen de vivre le Cyclope notre compatriote, l'antique Polyphème, lorsqu'il était amoureux de Galatée, à l'âge où le premier duvet lui couvrait à peine la lèvre et les tempes. Et il aimait non pas avec des roses, ni avec des pommes, ni avec des boucles de cheveux qu'on s'envoie, mais en proie à des fureurs funestes. Tout ne lui était plus que hors-d'oeuvre. Bien souvent ses brebis s'en revinrent des verts pâturages toutes seules à l'étable, tandis que lui, chantant Galatée sur le rivage semé d'algues, il se consumait des l'aurore, ayant sous le coeur une plaie odieuse du fait de la grande Cypris, qui lui avait enfoncé son trait dans le foie. Mais il sut trouver le remède, et, assis sur une roche élevée, les yeux tournés vers la mer, il chantait des choses telles que celles-ci...
Vient alors la célèbre complainte où il apostrophe Galatée, l'appelant à la fois dans son langage «plus blanche que le fromage blanc, plus délicate que l'agneau, plus glorieuse que le jeune taureau, plus dure que le raisin vert.» Après une longue suite de traits plus ou moins naïfs et passionnés, ou même spirituels (car le poëte se joue par moments), l'idée du début se retrouve à la conclusion, et la pièce finit sur ce retour: «C'est ainsi que Polyphème conduisait son amour en chantant, et cela lui réussissait mieux que s'il avait donné de l'or pour se guérir.» Un poëte bucolique des âges postérieurs, né en Sicile comme Théocrite, Calpurnius, a résumé heureusement la recette du maître dans ce vers d'une de ses églogues:
Cantet, amat quod quisque: levant et carmina curas.
Maintenant, s'il faut dire toute ma pensée, je trouverai que la pièce, si charmante, si agréable qu'elle soit, ne répond pas entièrement à l'accent du début; elle n'est bien souvent que gracieuse et ingénieuse; les adorables passages où se fait jour le sentiment, et qui nous sont plus familièrement connus par les imitations exquises dispersées dans Virgile, prennent un singulier tour dans la bouche du Cyclope amoureux, et appellent vite le sourire. Le poëte n'a pas résisté au plaisir du contraste, et ce jeu corrige par trop l'effet de la passion. Quand Polyphème, pour tenter la Nymphe, lui promet quatre petits ours, quand il lui dit qu'il l'aime mieux que son oeil unique, et qu'il consentirait à ce qu'elle le lui brûlât, c'est naturel, c'est même touchant encore; mais quand il regrette que sa mère ne l'ait pas fait naître avec des branchies afin de pouvoir nager comme les poissons, quand il se montre déjà tout amaigri, et que, pour punir sa mère de ne pas lui être serviable, pour la faire enrager (comme dit Fontenelle), il menace de se plaindre de je ne sais quel mal à la tête et aux pieds, la mignardise décidément commence, et elle va jusqu'à la mièvrerie. Cela ressemble trop à une parodie moqueuse, de voir le pâtre colossal le prendre sur ce ton et faire l'enfant, comme l'Amour piqué qui s'en viendrait bouder sa mère. On a beau dire qu'il s'agit ici de Polyphème jeune et à son premier duvet, de Polyphème à seize ans, et qu'il n'était pas encore devenu ce monstrueux géant que nous connaissons par Homère; nous le voyons tel déjà, et Théocrite l'avait également devant les yeux. Tout en admirant donc le début de l'idylle et bien des endroits sentis, j'ai regret d'y découvrir le spirituel, d'y voir poindre l'Ovide au fond, et, pour résumer la critique d'un seul mot:
A mon gré le Cyclope est joli quelquefois.
Combien la Magicienne, toute simple, toute franche, est supérieure! Dans cette dernière il n'y a pas trace de divertissement poétique ni de bel esprit; rien que la passion pure. On y trouve à étudier dans un cadre peu étendu un des plus vrais et des plus vifs tableaux de l'antiquité. Racine l'admirait à ce titre. Cette Magicienne est dans l'ordre de l'élégie ce que la pièce des Thalysies nous a paru entre les églogues.
III
Si Racine admirait la Magicienne, La Motte n'en faisait pas de même. Cet homme d'esprit, qui manquait de plusieurs sens, se croyait fort en état de juger des diverses sortes de peintures, et en particulier de celles de l'amour: «Les anciens, dit-il dans son discours sur l'Églogue, n'ont guère traité l'amour que par ce qu'il a de physique et de grossier; ils n'y ont presque vu qu'un besoin animal qu'ils ont daigné rarement déguiser sous les couleurs d'une tendresse délicate. Je n'impute pas aux poëtes cette grossièreté; les hommes apparemment n'étaient pas alors plus avancés en matière d'amour, et les poëtes de ce temps n'auraient pas plu si le goût général avait été plus délicat que le leur.» Puis, prenant à partie l'ode célèbre de Sapho, traduite par Boileau, le spirituel critique, en infirme qu'il est, n'y voit que l'image de convulsions qui ne passent pas le jeu des organes: «L'amour n'y paraît, ajoute-t-il, que comme une fièvre ardente dont les symptômes sont palpables; il semble qu'il n'y avait qu'à tâter le pouls aux amants de ce temps-là, comme Érasistrate fit au prince Antiochus quand il devina sa passion pour Stratonice.» Poussant jusqu'au bout les conséquences de son idée, La Motte en vient à déclarer sa préférence pour Ovide, qui déjà laissait bien loin derrière lui Théocrite et Virgile sur le fait de la galanterie; mais Ovide n'était rien encore en comparaison des modernes et de d'Urfé, qui a comme découvert le monde du coeur dans tous ses plis et replis: «C'est une espèce de prodige, remarque La Motte, que l'abondance de ces sortes de sentiments répandus dans Cyrus et dans Cléopâtre, comparée à la disette où se trouvent là-dessus les anciens.» Et quant au fameux exemple de la Phèdre de Racine, qui remet en spectacle ce même amour reproché par lui aux anciens, le critique s'en tire habilement: «Ce qui est chez eux un manque de choix, dit-il, devient ici le chef-d'oeuvre de l'art. Comme cet amour de Phèdre la jette dans de grands crimes, elle ne pouvait être excusable que par l'ivresse de ses sens (c'est Vénus tout entière, etc., etc.); et d'ailleurs, puisque cet amour est combattu, on regagne à la noblesse des remords ce qu'on perdait à la grossièreté des désirs.»
Il serait fort aisé de railler La Motte, et, comme dernier terme de ce perfectionnement amoureux dont il parle, de le montrer lui-même, le soupirant platonique et perclus de la duchesse du Maine, à qui il adressait tant d'agréables fadeurs; l'Altesse y répondait comme une bergère de vingt ans, quand elle en avait cinquante. On sait qu'en guise de houlette elle lui fit un jour cadeau d'une canne à pomme d'or; il n'y manquait que la tabatière. Mais comme beaucoup de ceux qui seraient tentés de railler avec nous La Motte sur ce que son opinion a d'excessif pourraient bien être en partie du même avis plus qu'ils ne se l'imaginent, il est mieux de parler sérieusement et de reconnaître ce qui est. On ne peut disconvenir en effet que les différences de religion, de climat, d'habitudes sociales, si elles n'ont pas changé le fond de la nature humaine, ont du moins donné à l'amour chez les modernes une tout autre forme que chez les anciens; et lorsque les peintures que ceux-ci en ont laissées nous apparaissent dans leur nudité énergique et naïve, il y a un certain travail à faire sur soi-même avant de s'y plaire et d'oser admirer. Heureusement ce travail de l'esprit est devenu assez facile à quiconque réfléchit et compare. Hier encore, cet amour d'Antiochus pour Stratonice, qui rebutait si fort La Motte, a été mis en tableau, et représenté physiquement aux yeux par un grand peintre: M. Ingres a su triompher de nos dégoûts. On est très-préparé, en un mot, à ne plus tant s'effaroucher aujourd'hui que du temps de La Motte et de Fontenelle. Sachons bien toutefois qu'en matière de poésie, le goût français, s'il n'y prend garde, est toujours enclin à tenir de ces deux hommes-là plus qu'il ne se l'avoue.
Cela dit par manière de précaution, j'aborderai nettement la Magicienne. Ce n'est pas le moins du monde une courtisane, comme on l'a dit; ce n'est pas non plus une princesse comme Médée; la Simétha de Théocrite est une jeune fille de condition moyenne et honnête, qui s'est prise violemment d'amour, qui a fait les avances et qui se voit délaissée de son amant; elle recourt aux enchantements pour le ramener; elle y recourt cette fois et sans être pour cela une magicienne de profession. L'idylle ou élégie où elle est en scène se compose de deux parties distinctes: dans la première, elle prépare et opère le sacrifice magique dans lequel elle immole symboliquement son infidèle pour tâcher de le ressaisir. Nulle part on n'a sous les yeux d'une manière plus sensible et plus détaillée la liturgie du genre et les différents temps de cette sorte de sacrifice: le rituel magique est de point en point observé. Virgile a imité cette première moitié de la pièce dans sa huitième églogue, et s'est plu à revêtir de sa poésie les mêmes détails de mystère. Je dis qu'il s'y est plu, car chez lui ils ne sortent pas, comme chez Théocrite, de la bouche du personnage intéressé; on n'y assiste pas comme à une chose présente; mais le poëte les donne d'une façon indirecte et comme une chanson de berger. En ne se prenant ainsi qu'à la portion piquante et curieuse de l'idylle grecque, et en laissant de côté la seconde moitié qui est tout un ardent récit de l'égarement, Virgile a fait preuve de goût; il n'a pas essayé de lutter contre un petit poëme accompli; il se réservait de prendre ailleurs sa revanche en fait d'amour, et, sans s'attaquer à la violente et brève Simétha, il préparait les langueurs passionnées de sa Didon.
Simétha, pour nous en tenir à elle, s'est donc rendue la nuit dans un endroit désert, aux environs de sa maison, dans quelque cour ou quelque jardin; elle est accompagnée de sa servante Thestylis, et s'est fait apporter tout l'appareil et les ingrédients nécessaires au sacrifice; elle commence brusquement en s'adressant à la suivante:
«Où sont mes lauriers? donne, Thestylis; où sont mes philtres? Couronne la coupe de la fleur empourprée de la brebis (c'est-à-dire d'une bandelette de laine rouge), afin que j'immole par magie l'homme aimé qui m'est si accablant. Voilà le douzième jour depuis que le malheureux n'est plus venu, ni qu'il ne s'est informé si nous sommes morte ou vivante, ni qu'il n'a frappé à la porte, l'indigne! Certes Amour, certes Vénus, possédant son coeur volage, s'en sont allés quelque part ailleurs. Demain j'irai vers la palestre de Timagète, pour le voir et lui reprocher comme il me traite. Quant à présent, je veux l'immoler par des charmes. Mais toi, ô Lune, luis de ton bel éclat, car c'est à toi que j'adresserai tout doucement mes chants, ô déité, et aussi à la terrestre Hécate, devant qui les chiens mêmes tremblent de terreur lorsqu'elle arrive à travers les tombes et dans le sang noir des morts. Salut, consternante Hécate, et jusqu'au bout sois-nous présente, faisant que ces poisons ne le cèdent en rien à ceux ni de Circé, ni de Médée, ni de la blonde Périmède.»
C'est aussitôt après cette invocation que le sacrifice proprement dit commence: Simétha continue de chanter, et ce chant énergique, exhalé d'une voix lente et basse, presque avec tranquillité, est d'un grand effet; chaque couplet qui exprime quelque moment de l'opération se marque d'un même refrain mystérieux. Ce refrain est adressé à un objet magique (iynx), qui portait le nom d'un oiseau, mais qui vraisemblablement n'était autre qu'une sorte de toupie ou de fuseau qu'on faisait tourner durant le sacrifice, lui attribuant la vertu d'attirer les absents. J'insisterai peu sur cette première partie de la scène qui demanderait plus d'une explication technique, et qui a été d'ailleurs si bien reproduite par Virgile. Simétha, comme elle-même l'indique en son brusque monologue tout entrecoupé d'apostrophes passionnées, jette successivement dans le feu de la farine, des feuilles de laurier; elle fait fondre de la cire, et de chaque objet tour à tour elle tire quelque application à Delphis (c'est le nom de l'infidèle): «Comme je fais fondre cette cire sous les auspices de la déesse, puisse de même le Myndien Delphis fondre à l'instant sous l'amour! Et comme je fais tourner ce fuseau d'airain, qu'ainsi lui-même il tourne devant notre seuil sous la main de Vénus!» Cependant la lune s'est levée et plane au haut du ciel; Diane est dans les carrefours; les chiens la saluent au loin par la ville en rugissant; Simétha commande à Thestylis d'y répondre en sonnant au plus tôt de la cymbale. Puis le calme renaît comme par enchantement: «Voici, la mer se tait, les haleines des vents font silence: mais mon amertume à moi ne se tait pas également au dedans de ma poitrine; je brûle tout entière pour celui qui, au lieu d'épouse, a fait de moi une misérable et une déshonorée.» A ces passages d'une beauté funèbre en succèdent d'autres d'un emportement et d'une âpreté toute sauvage: «Il est chez les Arcadiens une plante qu'on nomme hippomane: pour elle courent tous en fureur à travers monts et jeunes poulains et cavales rapides. Tel puissé-je voir aussi Delphis, et qu'il s'élance à travers cette maison, semblable à un furieux au sortir de la brillante palestre!» Et encore: «Cette frange de son manteau que Delphis a perdue, moi maintenant je l'effile brin à brin et je la jette dans le feu dévorant.» Puis soudainement ici poussant un cri comme si elle ressentait une morsure: «Ah! ah! odieux Amour, pourquoi, te collant à moi comme une sangsue de marais, as-tu bu tout le sang noir de mon corps?» Bref, se promettant de recommencer demain, si besoin est, avec des charmes plus puissants, elle clôt pour aujourd'hui le sacrifice, en envoyant Thestylis broyer des herbes à la porte de Delphis, sur ce seuil auquel, malgré tout, elle se sent encore enchaînée de coeur. Thestylis à peine éloignée, elle reprend son chant en l'adressant à la Lune, et se met à raconter à la déesse comment sa passion lui est venue. La seconde partie de la pièce commence, et c'est la plus belle. Ainsi, pour faire cette confidence qui va être si franche et si entière, la jeune femme attend que sa servante s'en soit allée, bien que celle-ci elle-même soit au fait de tout. On retrouve là une sorte de délicatesse jusque dans l'égarement.
Nous ne pouvons nous dissimuler pourtant que nous sommes en tout ceci fort loin de Bérénice et de ses mélodieux ennuis. Nous sommes en plein dans l'amour antique, dans celui de Phèdre, mais d'une Phèdre sans remords, dans celui que Sapho a exprimé en son ode délirante, et qu'aussi le grand poëte Lucrèce a dépeint en effrayants caractères, tout comme il décrit ailleurs la peste et d'autres fléaux. Hélas dirai-je toute ma pensée? nous ne sommes pourtant pas si loin encore de l'amour moderne, toutes les fois que cet amour se rencontre (ce qui est rare) dans toute son énergie et sa franchise. La nature humaine est plutôt masquée que changée. Prenez Roméo, prenez-le au début de l'admirable drame: il s'était cru jusque-là amoureux sans l'être, il était mélancolique à en mourir; il s'en allait vague et rêveur, en se disant épris de quelque Rosalinde. Tout cela n'est que nuage. Il entre au bal chez les Capulets, il voit Juliette: «Quelle est cette dame, demande-t-il aussitôt, qui est comme un bijou à la main de ce cavalier?... Oh! elle apprendrait aux flambeaux eux-mêmes à luire brillamment! Sa beauté pend sur la joue de la nuit comme un riche joyau à l'oreille d'une Éthiopienne!... La danse finie, j'observerai la place où elle se tient, et je ferai ma rude main bien heureuse en touchant la sienne. Mon coeur a-t-il aimé jusqu'ici? Jurez que non, mes yeux! car je ne vis jamais jusqu'à cette nuit la beauté véritable.» Et à travers les Capulets qui l'ont reconnu, il va droit à Juliette; il lui demande sa main à baiser, en bon pèlerin, puis ses lèvres tout d'emblée: ce gentil pèlerin ne marchande pas.—Et Juliette, dès qu'il s'est éloigné, que dit-elle? «Viens ici, nourrice. Quel est ce gentilhomme?»—«Je ne le connais pas.»—«Va, demande son nom; s'il est marié, ma tombe pourra bien être mon lit nuptial!» Pour elle tout comme pour Simétha, on va le voir, le coup de foudre ne fait pas long feu. Osons donc revenir à l'antique par Roméo.
«Maintenant que je suis seule, poursuit Simétha, par où viendrai-je à pleurer mon amour? par où commencerai-je? Qui est-ce qui m'a apporté un tel mal? Pour mon malheur, la fille d'Eubule, Anaxo, alla comme canéphore dans le bois de Diane: autour d'elle marchaient en pompe toutes sortes de bêtes sauvages, parmi lesquelles une lionne.
«Écoute mon amour, d'où il m'est venu, auguste Diane!
«Et Theucharile, la nourrice de Thrace, maintenant défunte, qui logeait à ma porte, souhaita de voir cette pompe, et me pria d'y aller: mais moi, poussée à ma perte, je l'accompagnai, portant une belle robe de lin à longs plis et enveloppée du manteau de Cléariste.
«Écoute mon amour, etc.» (C'est le refrain de cette seconde partie.)
Remarquons pourtant comme elle n'oublie pas sa toilette ni cette parure empruntée à une amie, et qui apparemment lui seyait bien; elle n'oublie pas non plus les circonstances singulières de cette procession qui est devenue l'événement fatal de sa vie; et même il y avait une lionne! Tel est l'effet de la passion: elle grave en nous les moindres détails du moment et du lieu où elle est née.
On me permettra de continuer à traduire textuellement un récit que toute analyse affaiblirait. Je ne puis donner à de la simple prose la richesse de rhythme et la splendeur d'expression qui relèvent sans doute la nudité du tableau original; mais qu'on sache bien qu'elles la relèvent et qu'elles l'accusent plutôt encore davantage, bien loin de la corriger.—Simétha est donc allée voir cette procession de Diane avec une amie:
«Déjà j'étais à moitié de la route, en face de chez Lycon, quand je vis Delphis et Eudamippe allant ensemble. Le duvet de leur menton était plus blond que la fleur d'hélichryse, leurs poitrines étaient bien plus luisantes que toi-même, ô Lune! car ils quittaient à l'instant le beau travail du gymnase.
«Écoute mon amour, d'où il m'est venu, auguste Diane!
«Sitôt que je le vis, aussitôt je devins folle, aussitôt mon âme prit feu, misérable! ma beauté commença à fondre, je ne pensai plus à cette pompe, et je n'ai pas même su comment je revins à la maison; mais une maladie brûlante me ravagea, et je restai dans le lit gisante dix jours et dix nuits.
«Écoute mon amour, etc.
«Et mon corps devenait par moments de la couleur du thapse; tous les cheveux me coulaient de la tête, et il ne restait plus que les os mêmes et la peau. A qui n'ai-je point eu recours alors? De quelle vieille ai-je négligé le seuil, de celles qui faisaient des charmes? Mais rien ne m'allégeait, et cependant le temps allait toujours.
«Écoute mon amour, etc.
«C'est ainsi que j'ai dit à la servante le véritable mot: Allons, allons, Thestylis, trouve-moi quelque remède à ma dure maladie. Le Myndien me tient tout entière possédée; mais va guetter vers la palestre de Timagète, car c'est là qu'il fréquente, c'est là qu'il lui est doux de passer le temps.
«Écoute mon amour, etc.
«Et quand tu l'apercevras seul, tout doucement fais-lui signe et dis: «Simétha t'appelle,» et mène-le par ici.—Ainsi je parlai, et elle alla et amena dans ma demeure le brillant Delphis; mais moi, du plus tôt que je l'aperçus franchissant le seuil d'un pied léger;
«(Écoute mon amour, d'où il m'est venu, auguste Diane!)
«Tout entière je devins plus froide que la neige; du front la sueur me découlait à l'égal des rosées humides; je ne pouvais plus parler, pas même autant que dans le sommeil les petits enfants bégaient en vagissant vers leur mère. Mais je restai comme figée, de tout point pareille en mon beau corps à une image de cire.
«Écoute mon amour, etc.
«Et m'ayant regardée, l'homme sans tendresse fixa ses regards à terre, il s'assit sur le lit et là il dit cette parole...»
Arrêtons-nous, reposons-nous un instant ici après de si fortes images: tel apparaît l'antique quand on l'envisage sans aucun fard et dans toute sa vérité: J'ai parlé du tableau de Stratonice; chez Théocrite c'est la femme, c'est la Stratonice qui se sent atteinte du mal d'Antiochus; c'est elle qui reste gisante sur ce lit, elle qu'une sueur glacée inonde, et qui fait ce mouvement convulsif lorsqu'elle a vu entrer l'objet pour qui elle se meurt. Les deux tableaux se font exactement pendant l'un à l'autre. Le Delphis de Théocrite va nous offrir à sa manière et d'un air dégagé, comme un homme qu'il est, quelque chose du contraste qui brille sur le front animé et sur le visage presque souriant de Stratonice.
Il est dans le chant précédent un détail d'un effet heureux et que Fontenelle (faut-il s'en étonner?) a méconnu. Au moment où elle montre Delphis franchissant le seuil d'un pied léger, Simétha qui, à cette fin de couplet, n'a pas terminé sa phrase, jette le refrain comme entre parenthèses, et le sens se continue après cette suspension d'un instant. En un mot, le sens passe à travers le refrain comme sous l'arche d'un pont. Fontenelle a trouvé une occasion de raillerie dans cette irrégularité qui est une grâce.
Nous en sommes au moment où Delphis prend la parole; et quoique ce soit Simétha qui nous le traduise, quoiqu'on nous rendant son discours elle continue certainement de le trouver plein de séduction et tout fait pour persuader, il nous est impossible, à nous qui sommes de sang-froid, de ne pas juger que ce beau Delphis était passablement fat et qu'il ne s'est guère donné la peine de paraître amoureux. Une de ses victoires lui en rappelle aussitôt une autre: «Oui, certes, Simétha, dit-il, tu m'as prévenu juste autant qu'il m'est arrivé l'autre jour de devancer à la course le gracieux Philinus.» Par là pourtant il veut dire (car il est galant) qu'elle ne l'a devancé que de très-peu. Il donne presque sa parole d'honneur que, si elle ne l'eût mandé, il venait de lui-même à sa porte et pas plus tard que cette nuit; il y venait avec trois ou quatre amis, dans tout l'appareil d'un vacarme nocturne ou d'une sérénade; et si on l'avait reçu, c'était bien, il n'aurait demandé que peu pour cette première fois; mais si on l'avait repoussé et si la porte avait été fermée au verrou, oh! c'est alors que les haches et les torches auraient fait rage. Quant à présent, poursuit-il, il n'a que des actions de grâces à rendre à Cypris d'abord, et puis à celle qui, en l'envoyant appeler, l'a tiré véritablement du feu où il était déjà à demi consumé. Les paroles avec lesquelles il termine rentrent dans le sérieux, et trahissent tout haut sa réflexion secrète: «A ce qu'il semble, dit-il, Amour brûle souvent d'une flamme plus ardente que Vulcain de Lipare. Avec ses méchantes fureurs il met en fuite la vierge elle-même hors de la chambre virginale, et il arrache l'épousée à la couche encore tiède de l'époux.»—Cela dit, Simétha reprend en son nom et raconté comment, la crédule! elle lui a pris la main pour toute réponse; elle sent d'ailleurs qu'il n'y a guère à insister sur ce qui suit, et elle semble craindre d'en parler trop longuement à la chère Lune elle-même. Depuis ce jour tout était bien entre eux, jusqu'à ce que l'infidélité ait éclaté par l'absence et que le propos d'une vieille soit venu déchaîner la jalousie. Simétha termine ce solennel et lugubre monologue par des menaces et des serments de vengeance si les premiers philtres sont impuissants; et disant adieu à la Lune brillante, qui lui a tenu jusqu'à la fin compagnie fidèle, elle congédie en même temps la foule des autres astres qui font cortège au char paisible de la nuit.
Telle est dans sa réalité et sans aucun déguisement cette Simétha qu'il ne faut comparer ni à la Didon de Virgile ni à la Médée d'Apollonius, si riches toutes deux de développements et de nuances, mais qui a sa place entre l'ode de Sapho et l'Ariane de Catulle. Chaque trait en est de feu, et l'ensemble offre cette beauté fixe qui vit dans le marbre.
Qu'on n'aille pas trop se hâter de conclure d'après cela ni croire que toutes les femmes de l'antiquité se ressemblaient. A côté d'Hélène il y avait Pénélope, et Alceste à côté de Phèdre. Ici même, sans sortir de Théocrite, en regard de l'ardente Simétha, il faut mettre sans tarder la douce, la pure et chaste Theugénis.
Cette dernière était une belle Ionienne, femme du médecin Nicias de Milet, de celui à qui Théocrite a dédié le Cyclope. Il lui adresse à elle en particulier une ravissante petite pièce, pleine de calme et de suavité, intitulée la Quenouille. L'estimable auteur des Soirées littéraires5 raconte qu'il a eu entre les mains une traduction de Théocrite, en vers, laquelle avait appartenu à Louis XIV: cette idylle y était notée comme un modèle de galanterie honnête et délicate. Si c'est bien Louis XIV qui laissa tomber en effet cette remarque, ce dut être un jour que Mme de Maintenon lui faisait la lecture. Quoi qu'il en soit, je ne saurais dérober aux lecteurs le délicieux petit tableau de Théocrite, et je m'imagine même que je le leur dois comme un adoucissement après les violences passionnées de tout à l'heure.
LA QUENOUILLE.
«O Quenouille, amie de la laine, don de Minerve aux yeux bleus, ton travail sied bien aux femmes qui vaquent aux soins de la maison. Suis-nous avec confiance dans la ville brillante de Nélée, où le temple de Vénus verdoie du milieu des roseaux; car c'est de ce côté que je demande à Jupiter un bon vent qui me conduise, afin de me réjouir en voyant mon hôte Nicias et d'en être fêté en retour,—Nicias, rejeton sacré des Grâces à la voix aimable; et toi, ô Quenouille, toute d'un ivoire savamment façonné, nous te donnerons en présent aux mains de l'épouse de Nicias. Avec elle tu exécuteras toutes sortes de travaux pour les manteaux de l'époux, et nombre de ces robes ondoyantes comme en portent les femmes. Car il faudrait que deux fois l'an, par les prairies, les mères des agneaux donnassent à tondre leurs molles toisons en faveur de Theugénis aux pieds fins, tant elle est une active travailleuse! et elle aime tout ce qu'aiment les femmes sages. Aussi bien je ne voudrais pas te donner dans des maisons chétives et oisives, toi qui es issue de noble terre et qui as pour patrie cette cité qu'Archias de Corinthe fonda jadis, qui est comme la moelle de la Sicile et la nourrice d'hommes excellents. Désormais pourtant, entrée dans une maison dont le maître connaît tant de sages remèdes pour repousser les maladies funestes des mortels, tu habiteras dans l'aimable Milet parmi les Ioniens, afin que Theugénis soit signalée entre les femmes de son pays pour sa belle quenouille, et que toujours tu lui représentes le souvenir de l'hôte ami des chansons! car on se dira l'un à l'autre en te voyant: «Certes il y a bien de la grâce, même dans un petit présent; et tout est précieux, venant des amis.»
Comme variété de femmes chez Théocrite, et aussi éloignées du caractère pur de Theugénis que de la nature passionnée de Simétha, il faut placer les Syracusaines, qui sont le sujet de tout un petit drame piquant et satirique. Ces femmes de Syracuse sont venues à Alexandrie pour assister aux fêtes d'Adonis: on les voit au début qui s'apprêtent à sortir ensemble pour aller au palais; elles jasent entre elles de leur logement, de leur toilette; elles disent du mal de leurs maris. Il y a là un enfant terrible qui entend tout et qui pourra bien tout redire. Puis elles se mettent en route à travers la foule, à travers les chevaux. Au moment d'entrer au palais, elles sont en danger d'étouffer. Un monsieur les aide, et elles le remercient; un autre se raille de leur accent dorien, et elles lui répondent de la bonne sorte. L'auteur de la Panhypocrisiade, voulant rendre le mouvement d'une foule sur le passage de François Ier, s'est ressouvenu de Théocrite:
Rangez-vous! place! place!—Holà! ciel!—Je rends l'âme! Au voleur!...—Insolent, respectez une femme!... —On m'étouffe!—Poussons! enfonçons!—Je le voi! Vivat!—Je suis rompu, mais j'ai bien vu le roi.
Nos Syracusaines finissent aussi par bien voir, par entendre le chant en l'honneur d'Adonis. L'une d'elles alors s'avise qu'il est tard, que son mari n'a pas dîné; et là-dessus elles s'en retournent au logis. Ce tableau de moeurs mériterait une étude à part. Un critique allemand a eu raison de dire que, lors même qu'on n'aurait aujourd'hui que cette seule pièce de Théocrite, on serait encore fondé à le placer au rang des maîtres qui ont excellé à peindre la vie.
Parmi les morceaux dont il me resterait à parler, et qui ne se rapportent ni au genre bucolique ni au genre élégiaque, le plus remarquable à mon sens, et qui appartient bien certainement à Théocrite encore, est intitulé les Grâces ou Hiéron. Cette expression de Grâces était très-générale et très-large chez les Grecs; elle signifiait à la fois les actions de grâces qu'on rend, les bienfaits qu'on reçoit, et aussi ces autres Grâces aimables qui ne sont pas séparables des Muses. D'après la plainte amère qu'il exhale, on voit que Théocrite n'a pas échappé au destin commun des poëtes, à cette souffrance des natures idéales et délicates aux prises avec la race dure et sordide.
Ils habitaient un bourg plein de gens dont le coeur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur,
a dit La Fontaine dans Philémon et Bancis. Il semble que le contemporain d'Hiéron et de Ptolémée, l'hôte d'Alexandrie et l'enfant de Syracuse, malgré tous ces noms qui brillent à distance, a souvent lui-même habité dans l'ingrate bourgade. Oui, bien souvent, comme il le dit, ses Grâces, qu'il envoyait dès l'aurore tenter fortune le long des portiques, s'en revinrent à lui le soir nu-pieds, l'indignation dans le coeur, lui reprochant d'avoir fait une route inutile, et elles s'assirent sur le fond du coffre vide, laissant tomber leur tête entre leurs genoux glacés: «A quoi bon ces chanteurs? disait-on déjà de son temps. C'est l'affaire des dieux de les honorer. Homère suffit pour tous. Le meilleur des chanteurs est celui qui n'emportera rien de moi.»—Les malheureux! s'écrie le poëte; et, dans un élan plein de grandeur, il revendique le privilège immortel de la Muse; il montre aux riches que sans elle leur orgueil d'un jour est frappé d'un long, d'un éternel oubli. Il énumère les puissants d'autrefois, qui ne doivent de survivre qu'au souffle harmonieux qui les a touchés: car autrement, une fois morts, et dès qu'ils ont versé leur âme si chère dans le large radeau de l'Achéron, en quoi le plus superbe différerait-il du plus gueux, de celui dont la main calleuse se sent encore du hoyau? Et les héros de Troie, et Ulysse lui-même qui a tant erré parmi les hommes, et le bon porcher Eumée, et le bouvier Philoetius, et le sensible Laërte aux entrailles de père, en dirait-on mot aujourd'hui si les chants du vieillard d'Ionie n'étaient venus à leur secours?
On a reconnu là le sentiment du beau passage d'Horace... carent quia vate sacro. Déjà Sapho, s'adressant à une riche ignorante, l'avait pris sur ce ton, et Pindare a merveilleusement comparé un homme qui a beaucoup travaillé et qui meurt sans gloire, c'est-à-dire sans le chant du poëte, à un riche qui meurt sans la tendresse suprême d'un fils, et qui est obligé dans son amertume de prendre un étranger pour héritier. Ce même sentiment qui est celui de la puissance et du triomphe définitif du talent, je le retrouve chez quelques modernes qui sont de la grande famille aussi. Lamartine, alors qu'il ne croyait encore qu'à la seule gloire des beaux vers, parlait à Elvire avec cet intime accent:
Vois d'un oeil de pitié la vulgaire jeunesse, etc., etc.
Et Chateaubriand, qui n'a cessé d'avoir le grand culte présent, a dit en s'adressant à un ami qu'il voulait enflammer: «C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent dans le monde: vous le possédez cet art qui s'assied sur les ruines des empires, et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps.» On aime à entendre à travers les âges ces échos qui se répondent et qui attestent que tout l'héritage n'a pas péri.
Je terminerai ici avec Théocrite: cette gloire qu'il proclamait la seule durable ne l'a point trompé; c'est, après tant de siècles, un honneur en même temps qu'un charme de l'aborder de près et de venir s'occuper de lui. Il ne me reste qu'à demander indulgence pour les essais de traduction que j'ai risqués. Ceux qui ont le texte présent avec ses délicatesses savent où j'ai échoué, et à quoi aussi j'aspirais. Traduire de cette sorte Théocrite, c'est un peu comme si l'on allait puiser à une source vive dans le creux de la main, ou encore comme si l'on essayait d'emporter de la neige oubliée l'été dans une fente de rocher de l'Etna: on a fait trois pas à peine, que cette neige déjà est fondue et que cette eau fuit de toutes parts. On est heureux s'il en reste assez du moins pour donner le vif sentiment de la fraîcheur.
Novembre-décembre 1846.
VIRGILE ET CONSTANTIN LE GRAND
PAR M. J.-P. ROSSIGNOL.
Ce titre demande tout d'abord une explication. Tout le monde connaît la IVe églogue de Virgile adressée à Pollion: Sicelides Musoe... Le poète y célèbre la naissance d'un divin enfant qui doit ramener l'âge d'or. Or il existe, parmi les oeuvres de l'historien ecclésiastique Eusèbe, un discours grec qui passe pour la traduction d'un discours latin attribué à Constantin, et dans ce discours, qui n'est qu'une démonstration du Christianisme, l'Empereur s'appuie sur le témoignage des Sibylles, et particulièrement sur la IVe églogue qu'il produit et commente. Cette églogue se lit aujourd'hui en vers grecs dans le discours. Mais la traduction diffère notablement de l'églogue latine, et en altère plus d'une fois le sens en le tirant vers le but nouveau qu'on se propose. De qui peuvent venir ces altérations? M. Rossignol, qui se pose cette question et plusieurs autres encore, est ainsi amené de point en point à douter de l'authenticité du discours attribué à l'Empereur, et, rassemblant tous les indices qu'une critique sagace lui fournit, il n'hésite pas à conclure que c'est Eusèbe lui-même qui l'a fabriqué. Telle est l'idée générale de ce volume qui se compose d'une suite de petits Mémoires, et dans lequel l'auteur semble n'avoir pris son sujet principal que comme un prétexte à quantité de remarques nouvelles, à des dissertations curieuses, et, ainsi qu'on aurait dit autrefois, à des aménités de la critique.
Par exemple, il débutera par se poser et par traiter les trois questions suivantes:
1° Pourquoi les Bucoliques de Virgile ont-elles été si souvent traduites en vers français, et pourquoi ne peuvent-elles pas l'être d'une manière satisfaisante?
2° Quel est, d'après les événements de l'histoire et les détails que nous avons sur la vie de Virgile, l'ordre de ces petits poëmes?
3° Quel est le véritable sens allégorique de l'églogue adressée à Pollion?—Et quand il est arrivé sur ces divers points à des résultats nets et précis; quand, ayant franchi les préliminaires, et s'étant pris au texte même de la traduction en vers grecs, il l'a restitué et expliqué, ne croyez pas que l'auteur s'enferme dans les limites trop étroites d'un sujet qui pourrait sembler aride. Les questions continuent, en quelque sorte, de naître sous ses pas, et ici elles retardent bien moins la marche qu'elles ne fertilisent le chemin. «A mesure qu'on a plus d'esprit; a dit Pascal, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux.» A mesure qu'on a plus de science et de sagacité dans l'érudition, on trouve qu'il y a plus de questions à se faire, et, là où un autre aurait passé outre sans se douter qu'il y a lieu à difficulté, on insiste, on creuse, et parfois on fait jaillir une source imprévue. C'est ainsi qu'au sortir de l'étude toute grammaticale du texte qu'il a restitué, M. Rossignol en vient à l'appréciation littéraire, et le coup d'oeil qu'il jette sur la composition d'une seule églogue le mène aux considérations les plus intéressantes sur ce genre même de poésie, sur ce qu'étaient sa forme distincte et son rhythme particulier chez les Grecs, sur ce qu'il devint, chez les Romains, déjà moins délicats d'oreille, et qui se contentèrent d'un à peu près d'harmonie. Si j'avais à choisir dans le volume de M. Rossignol et à en tirer la matière d'une étude un peu développée, ce serait sur cette première partie, relative à la belle époque et antérieure à la portion byzantine du sujet, que je m'arrêterais le plus volontiers et que je m'oublierais comme en chemin.
M. Rossignol établit, avant tout, ce soin scrupuleux et presque religieux que mirent les Grecs à distinguer les genres divers de poésie, et à maintenir ces distinctions premières durant des siècles, tant que chez eux la délicatesse dans l'art subsista:
La nature dicta vingt genres opposés
D'un fil léger entre eux chez les Grecs divisés;
Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites,
N'aurait osé d'un autre envahir les limites...
André Chénier s'est fait, dans ces vers, l'interprète fidèle de la poétique de l'antiquité. «C'est ainsi, dit à son tour M. Rossignol, que depuis la majestueuse épopée jusqu'à la vive épigramme aiguisée en un simple distique, chaque poëme eut son style et son harmonie, ses mots, ses locutions, son dialecte propre, son rhythme particulier; et quoique la limite qui séparait deux genres fût quelquefois légère et peu sensible, il n'en fallait pas moins la respecter, sous peine d'encourir l'anathème d'un goût difficile et ombrageux.» L'auteur donne ici de piquants exemples tirés de la métrique des anciens; le déplacement d'un seul pied suffisait pour changer tout à fait le caractère et l'effet d'un chant. Ces races héroïques et musicales qui faisaient de si grandes choses, restaient sensibles jusqu'au plus fort de leurs passions publiques à la moindre note du poëte ou de l'orateur, et l'applaudissement soudain n'éclatait que là où la pensée tombait d'accord avec le nombre, là où l'oreille était satisfaite comme le coeur.
Théocrite le bucolique n'usait donc point du même dialecte qu'Apollonius de Rhodes et que les autres épiques de la descendance d'Homère. Mais du moins, direz-vous, la mesure du grand vers qu'ils emploient leur est commune... Non pas. Dans l'églogue, le vers hexamètre différait essentiellement, par plusieurs endroits, du même vers hexamètre appliqué à l'épopée: «On a déjà décrit avec assez d'exactitude, dit M. Rossignol, les caractères généraux de la poésie pastorale; on a déterminé avec assez de précision quels devaient être le lieu de la scène, le rôle des acteurs, le ton du discours, les qualités du style; mais l'organisation intérieure, le mécanisme secret, la structure savante et ingénieuse de cette poésie, ont été jusqu'ici peu étudiés. Je ne suis pas un si fervent adorateur de Théocrite que l'était Huet, qui nous apprend lui-même que, dans sa jeunesse, chaque année au printemps, il relisait le poëte de Sicile; j'ai pourtant fait plus d'une fois le charmant pèlerinage, et chaque fois, après avoir admiré la vivacité spirituelle et ingénue des personnages, la grâce piquante et naïve du dialogue, la vérité des peintures, je me suis préoccupé de la construction du vers, de ces ressorts cachés que le poëte met en jeu pour produire plusieurs de ses effets.» Le résultat de ces observations multipliées et patientes, c'est que le dactyle peut s'appeler l'âme de la poésie bucolique, et que, sans parler du cinquième pied où il est de rigueur, les deux autres places qu'il affectionne dans le vers pastoral sont le troisième pied et le quatrième, avec cette circonstance que le dactyle du quatrième pied termine ordinairement un mot, comme pour être plus saillant et pour mieux détacher sa cadence. Théocrite, dans le très grand nombre de ses vers, fait sentir le mouvement de légèreté et d'allégresse que rend, par exemple, ce vers de Virgile:
Huc ades, o Meliboee! caper tibi salvus et hoedi.
Les anciens grammairiens avaient déjà fait en partie ces remarques, et l'illustre critique Valckenaer les avait confirmées. M. Rossignol y a ajouté quelque chose, et l'observation du dactyle au troisième pied est de lui. Sur neuf cent quatre-vingt-dix-sept vers de Théocrite, il y en a sept cent quatre-vingt-six qui offrent cette circonstance métrique; et pour quiconque a pénétré la délicatesse habile et même subtile des anciens en telle matière, ce ne saurait être l'effet du hasard. Ceux qui seraient tentés d'accueillir avec sourire ce genre de recherches intimes, poursuivies par un homme de goût, peuvent être de bons et d'excellents esprits, mais ils ne sont pas entrés fort avant dans le secret du langage antique, et nous les renverrions pour se convaincre, s'ils en avaient le temps, à Denys d'Halicarnasse et aux traités de rhétorique de Cicéron.
Ces observations techniques, que nous ne pouvons qu'effleurer, et dans lesquelles M. Rossignol nous a rappelé un critique bien délicat aussi d'oreille et de goût, feu M. Mablin, ces curiosités d'un dilettantisme studieux mènent à l'intelligence vive et entière des modèles qu'il s'agit d'apprécier. De même qu'on est disposé à mieux sentir Théocrite au sortir de ces pages, on mesure avec plus de certitude le degré précis dans lequel Virgile s'est approché du maître: car c'était bien un maître que Théocrite pour Virgile dans la poésie pastorale; et M. Rossignol, qu'on n'accusera pas d'irrévérence envers aucun génie antique, établit la différence et la distance de l'un à l'autre par des caractères incontestables. Virgile, jeune, amoureux de la campagne, mais non moins amoureux des poésies qui la célébraient, s'est évidemment, à son début, proposé Théocrite pour modèle presque autant que la nature elle-même. Il semble véritablement avoir lu Théocrite plume en main, et avoir voulu bientôt en imiter et en placer les beautés, assez indifférent d'ailleurs sur le lieu. La forme dans laquelle il a reproduit et comme enchâssé à plaisir ces images, ces comparaisons pastorales, est sans doute ravissante de douceur et d'harmonie, et c'est là ce qui a fait la fortune des Bucoliques. Mais, ajoute M. Rossignol, ne séparez pas cette forme du fond; ou, si vous l'oubliez un instant, si vous parvenez à écarter cette molle et suave mélodie pour ne vous attacher qu'à la pensée, vous serez frappé du défaut d'unité dans le lieu et dans le sujet, du vague de la scène, et du caractère bien plus littéraire que réel de ces bergeries. C'est une des causes, entre tant d'autres, qui rend la traduction des Bucoliques impossible et presque nécessairement insipide; car ce charme de la forme s'évanouissant, il ne reste rien de nettement dessiné et qui marque du moins les lignes du tableau. Jusque dans les Bucoliques pourtant, Virgile, ce génie naturellement grave, sérieux et mélancolique, présage déjà son originalité sur deux points: la Xe églogue, si passionnée, en mémoire de Gallus, laisse déjà éclater les accents du chantre de Didon, et la IVe églogue à Pollion, toute religieuse et sibylline, toute digne d'un consul, fait entrevoir dans le lointain les beautés sévères et sacrées du VIe livre de l'Enéide.
Je ne redirai pas ici comment l'amour si profond et si vrai qu'avaient les Romains pour la campagne ne les inclinait pourtant point à l'églogue pastorale; c'était un amour mâle et pratique, tout adonné à la culture, et dont les loisirs mêmes, si bien décrits dans les Géorgiques, se ressentaient encore des rudes travaux de chaque jour. Lorsque Tibulle, le plus affectueux après Virgile, et le plus doux des Romains, dit à sa Délie, en des vers pleins de tendresse, qu'il ne demande avec elle qu'une chaumière et la pauvreté, il mêle encore à l'idéal de son bonheur ces images du labour:
Ipse boves, mea, sim tecum modo, Delia, possim
Jungere, et in solo pascere monte pecus;
Et te dum liceat teneris retinere lacertis,
Mollis et inculta sit mihi somnus humo.
Le voeu ici est le même que dans la VIIIe idylle de Théocrite, quand le berger Daphnis chante ce couplet qu'on ne saurait oublier, et où il ne souhaite ni la terre de Pélops, ni les richesses, ni la gloire, mais de tenir entre ses bras l'objet aimé, en contemplant la mer de Sicile. Le tableau de l'élégiaque romain est touchant dans sa réalité, mais on sent aussitôt la différence: il y manque, pour égaler le rêve sicilien, je ne sais quoi d'un loisir tout facile, je ne sais quel horizon plus céleste.
S'attachant particulièrement à la IVe églogue, et après en avoir déterminé le sens, selon lui, tout mystique, tout relatif aux traditions de l'oracle, après avoir assez bien démontré, ce me semble, que le poëte n'a fait qu'y prendre un thème, un prétexte à la description de l'âge d'or vers l'époque de la paix de Brindes, et que le mystérieux enfant promis n'était pas tel ou tel enfant des hommes, mais un de ces dieux épiphanes ou manifestés (proesentes divos) très-connus de l'antiquité entière, M. Rossignol nous fait bien comprendre la transformation que subit peu à peu dans l'imagination des peuples cette sorte de vague prédiction virgilienne, portée sur l'aile des beaux vers et revêtue d'une magique harmonie. La superstition populaire, qui allait cherchant dans les derniers souffles de la Sibylle la promesse du Sauveur nouveau, n'eut garde, parmi ses autorités, d'oublier Virgile. Dès le second siècle du Christianisme, des esprits plus fervents qu'éclairés se complurent à cette confusion bizarre qui, au moyen de quelques centons alambiqués, à la faveur même de misérables acrostiches, mariait ensemble les deux cultes, et contre laquelle devait tonner saint Jérôme. «Reproches inutiles! dit M. Rossignol; la fureur de ces jeux d'esprit redoublera, entretenue par la superstition et le faux goût; et l'écrivain sur qui ce zèle extravagant s'exercera de prédilection, c'est Virgile.» Le critique suit dans tout son cours la nouvelle destinée que fit au poëte l'illusion superstitieuse. La IVe églogue, il faut en convenir, y prêtait assez naturellement, et le sujet s'en trouva bientôt travesti au point d'être donné sans détour pour une prédiction de l'avènement du Christ. Mais on prend, en quelque sorte, ce travestissement sur le fait, dans la traduction grecque produite par Eusèbe. Le divorce, ou plutôt la confusion insensible commence dès le début même. Tandis que Virgile invitait les Muses de la Sicile à élever un peu le ton accoutumé de l'églogue, le traducteur les exhorte nettement à célébrer la grande prédiction. Là où Virgile annonçait le retour d'Astrée et de Saturne, le traducteur ne parle que de la Vierge amenant le Roi bien-aimé. Lucine, toute chaste que l'appelait le poëte (casta, fave, Lucina), n'est pas plus heureuse qu'Astrée; elle disparaît pour devenir simplement la lune qui nous éclaire; et si, dans le texte primitif, on la suppliait de présider, comme déesse, à la naissance de l'enfant, le traducteur lui ordonnera d'adorer le nourrisson qui vient de naître. C'est ainsi que les noms des divinités mythologiques se trouvent l'un après l'autre éliminés au moyen de synonymes adroits ou de périphrases complaisantes. Il serait curieux de suivre en détail avec le critique cette traduction habilement infidèle et toute calculée, dans laquelle l'églogue païenne de Virgile est devenue un poëme chrétien, et qui transforme définitivement le dieu épiphane de la Sibylle en la personne même du Rédempteur. Grâce à ce rôle nouveau qu'une semblable interprétation créait à Virgile, et que la vague tradition favorisa, on comprend mieux comment le divin et pieux poëte (le poëte pourtant de Corydon et de Didon) a pu être pris sous le patronage de deux religions si différentes et si contraires, comment le Christianisme du moyen-âge s'est accoutumé peu à peu à l'accepter pour magicien et pour devin, et comment Dante, le poëte théologien, n'hésitera point à se le choisir pour guide dans les sphères de la foi chrétienne. Il n'est pas jusqu'à Sannazar enfin, qui, aux heures de la Renaissance, dans un poëme dévot d'un style païen, ne fasse chanter l'églogue prophétique aux bergers adorateurs de Jésus enfant.
Au reste, ce n'est pas une certaine allusion générale et toute d'imagination qui pourrait ici étonner et choquer, si l'on s'y était tenu. Virgile est un poëte véritablement religieux; il y a dans l'inspiration de sa muse un souffle doux, puissant, pacifique, qui lui fait adorer et invoquer en toute rencontre les divinités clémentes. En lui s'est rassemblé, comme dans un harmonieux et suprême organe, l'écho mourant de cette voix sacrée qu'entendirent, à l'origine de la fondation romaine, les Évandre et les Numa. Il n'y avait donc rien que de simple et plutôt d'heureux à un rapprochement et à un sentiment de tendre sympathie, tel qu'en pouvait éprouver pour lui un Dante touché du mystique rayon, ou encore un saint Augustin à travers ses larmes. A une certaine hauteur toutes les piétés se tiennent et communiquent aisément par l'imagination et par la poésie. Ce qui devient bizarre, ce qui devient mensonger et adultère, c'est l'appropriation prétendue littérale, c'est le détournement frauduleux de l'Églogue à un avènement qui n'avait pas besoin d'un tel précurseur.
J'en ai dit assez pour signaler aux curieux l'espèce d'intérêt philosophique et historique qui s'attache aux recherches philologiques de M. Rossignol. Sa méthode m'a rappelé plus d'une fois, par sa direction circonscrite et sa rigueur, l'ingénieux procédé que M. Letronne a si souvent appliqué à des points d'histoire, de géographie ou d'archéologie. J'oserai ajouter que M. Rossignol est de cette école, de même qu'il est aussi de celle du digne et fin M. Boissonade en philologie. Esprit tout à fait français pour la netteté et la fermeté, M. Rossignol a le mérite de combiner en lui les traditions et quelques-unes des qualités essentielles de ces hommes qui sont nos maîtres, et à la fois de s'être formé lui-même avec originalité, avec indépendance, dans une étude approfondie et solitaire qui devient de plus en plus rare. Le pur où sa modestie lui permettra de sortir des questions trop particulières et de se porter avec toutes les ressources de son investigation et de sa science sur des sujets d'un intérêt plus ouvert, il est fait pour marquer avec nouveauté son rang dans la critique et pour se classer en vue de tous. Ce volume, qui doit être suivi d'une seconde partie, est un premier pas dans cette voie d'application où nos voeux l'appellent et où de plus compétents le jugeront.
J'ai oublié de dire que le volume est dédié à M. le comte Arthur Beugnot; il y a des noms qui portent avec eux des garanties de bon esprit, de critique exacte et saine, exempte de toute déclamation.
28 décembre 1847.
FRANÇOIS Ier POËTE
POÉSIES ET CORRESPONDANCE
RECUEILLIES ET PUBLIÉES
PAR M. AIMÉ CHAMPOLLION-FIGEAC,
1 VOL. IN-4°, PARIS, 1847.
C'est une chose grave assurément pour un roi que de faire des vers. Il n'est point permis aux poëtes d'être médiocres; Horace le leur défend au nom du ciel et de la terre, au nom des colonnes et des murailles mêmes qui retentissent de leurs vers; et, d'autre part, la devise d'un roi, telle qu'elle se lit en lettres d'or chez Homère, et telle qu'Achille la dictait par avance à Alexandre, consiste à toujours exceller, à être en tout au-dessus des autres6. Voilà deux obligations bien hautes, deux royautés difficiles à réunir, et dont la dernière exclut absolument, chez celui qui en est investi, toute prétention incomplète et vaine. Hors de l'Orient sacré, je ne sais si l'on trouverait un grand exemple de ce double idéal confondu sur un même front, et si, pour se figurer dans sa pleine majesté un roi poëte, il ne faudrait pas remonter au Roi-Prophète ou à son fils. Il y a eu des degrés toutefois; ce même Homère, de qui nous tenons l'adieu du vieux Pélée donnant à son fils cette royale leçon de prééminence et d'excellence généreuse, nous représente Achille dans sa tente, au moment où les envoyés des Grecs arrivent pour le fléchir, surpris par eux une lyre à la main et tandis qu'il s'enchante le coeur à célébrer la gloire des anciens héros. Le moyen fige, comme l'antiquité héroïque, nous offrirait çà et là de ces heureuses surprises, depuis Alfred pénétrant en ménestrel dans le camp des Danois, jusqu'à Richard Coeur-de-Lion appuyant à la fenêtre de sa prison la harpe du trouvère. Le siècle de saint Louis applaudissait aux chansons de Thibaut, roi de Navarre. En un mot, tant que la poésie a été un chant, tant que la harpe et la lyre n'ont pas été de pures métaphores, on conçoit cet accident poétique comme une sorte de grâce et d'accompagnement assorti jusque dans le rang suprême. Mais, du moment que les vers, ramenés à l'état de simple composition littéraire, devinrent un art plus précis, du moment que les rimes durent se coucher par écriture, et qu'il fallut, bon gré mal gré, et nonobstant toutes métaphores, noircir du papier, comme on dit, pour arriver à l'indispensable correction et à l'élégance, dès lors il fut à peu près impossible d'être à la fois roi et poëte avec bienséance. Que gagne la gloire du grand Frédéric à tant de mauvais vers (même quand ils seraient un peu moins mauvais), griffonnés la veille ou le soir d'une bataille, à chaque étape de ses rudes guerres? La force d'âme du monarque et du capitaine, en plus d'une conjoncture terrible, ne serait pas moins prouvée, pour n'être point consignée dans des pièces soi-disant légères, signées Sans-Souci et adressées à d'Argens. L'opiniâtre rimeur n'a réussi, par cette dépense de bel esprit, qu'à introduire, on l'a très-bien remarqué, un peu de Trissotin dans le héros. On sait qu'un jour Louis XIV aussi s'était avisé de rimer; c'était sans doute dans le court instant où il se laissait tenter à cette gloire des ballets et des carrousels, dont un passage de Britannicus le guérit. Cette fois la leçon lui vint de Boileau, à qui il montra ses vers en demandant un avis. «Sire, répondit le poëte, rien n'est impossible à Votre Majesté; elle a voulu faire de mauvais vers, et elle y a réussi.» Louis XIV, avec son grand sens, se le tint pour dit. Richelieu, qui était presque un roi, s'est donné un ridicule avec ses prétentions d'auteur. A de tels personnages, chefs et gardiens des États, il est aussi beau d'aimer, de favoriser les arts et la poésie, que périlleux de s'y essayer directement; et, plus ils sont capables de grandeur, plus il y a raison de répéter pour eux la magnifique parole que le poète adressait au peuple romain lui-même:
Tu regere imperio populos, Romane, memento.
Hae tibi erunt arles.....
On aurait tort pourtant et l'on serait injuste d'appliquer trop rigoureusement aux Poésies de François Ier ce que les précédentes observations semblent avoir aujourd'hui d'incontestable. Les vers d'amateur ne sont plus guère de mise eu français depuis Malherbe; mais Malherbe n'était pas venu. Sans doute si François Ier avait pu lire à un Despréaux n'importe lesquelles de ses épîtres ou même de ses rondeaux, il aurait couru grand risque de recevoir la même réponse que s'attira Louis XIV; mais il n'y avait pas alors de Despréaux. Les meilleurs poëtes du temps, à commencer par Marot, faisaient bien souvent des vers détestables, de même que les moins bons rimeurs rencontraient quelquefois des hasards assez jolis. Tout le XVIe siècle, à cet égard, nous présente comme un continuel et confus effort de débrouillement. François Ier, dès le jour où il monta sur le trône, donna le signal à ce puissant travail qui devait contribuer à répandre et à polir en définitive la langue française. Grâce à l'impulsion qu'il communiqua d'en haut, ce fut bientôt de toutes parts autour de lui un défrichement universel. Lui-même on le vit des premiers mettre la main à l'instrument. Ce qui eût été, en d'autres temps, une prétention petite, était donc ici une noble erreur, ou plutôt simplement un bon exemple. Qu'on me permette une comparaison qui rendra nettement ma pensée. Il y eut un jour dans la Révolution française où l'on voulut remuer tout d'un coup le Champ de Mars et le dresser en amphithéâtre pour une solennité immense: les bras ne suffisaient pas; chacun s'y mit, et l'on vit de belles dames elles-mêmes, de très-grandes dames de la veille, manier la pelle et la bûche. Je pense bien que ces mains délicates firent assez peu d'ouvrage; mais combien elles durent exciter autour d'elles! Ce fut là en partie le rôle de François Ier poëte, et celui des Valois, y compris plus d'une princesse.
Ce qu'on appelle la Renaissance dans notre Occident constitue véritablement un des âges par lesquels avait à passer le monde moderne; cet âge ou cette saison régnait depuis longtemps déjà en Italie, quand la France retardait encore. Les expéditions de Charles VIII et de Louis XII avaient rapporté les germes et sourdement mûri les esprits; mais rien jusque-là n'éclatait. La gloire de François Ier est d'avoir, à peine sur le trône, senti avant tous ce grand souffle d'un printemps nouveau qui voulait éclore, et d'en avoir inauguré la venue. Rien ne saurait donner une plus juste idée du brusque changement qui se fit d'un règne à l'autre que ces phrases naïves de la mère de François Ier, Louise de Savoie, écrivant en son Journal: «Le 22 septembre 1314, le roi Louis XII, fort antique et débile, sortit de Paris pour aller au-devant de sa jeune femme la reine Marie.» Et quelques lignes plus bas: «Le premier jour de janvier 1515, mon fils fut roi de France.» Son fils, son César pacifique, ou encore son glorieux et triomphant César, subjugateur des Helvétiens, comme elle le nomme tour à tour. Ainsi, succédant à ce bon roi antique et débile, et dont les rajeunissements mêmes semblaient un peu surannés de galanterie et de goût, l'ardent monarque de vingt ans solennisa son entrée comme au bruit des fanfares et de la trompette. La victoire lui paya la bienvenue à Marignan, et les poëtes firent écho de toutes parts. Une vive et facile école débutait justement avec le règne, et saluait pour chef et pour prince le jeune Clément Marot. Le même roi, qui avait demandé à Bayard de l'armer chevalier, aurait presque demandé au gentil maître Clément de le couronner poëte. Mais ce n'était point dans de simples rimes que François Ier faisait consister l'idée et l'honneur des lettres; il embrassa la Renaissance dans toute son étendue. Épris de toute noble culture des arts et de l'esprit, admirateur, appréciateur d'Érasme comme de Léonard de Vinci et du Primatice, et jaloux de décorer d'eux sa nation, comme il disait, et son règne, propagateur de la langue vulgaire dans les actes de l'État, et fondateur d'un haut enseignement libre en dehors de l'Université et de la Sorbonne, il justifie, malgré bien des déviations et des écarts, le titre que la reconnaissance des contemporains lui décerna. Son bienfait essentiel consiste moins dans telle ou telle fondation particulière, que dans l'esprit même dont il était animé et qu'il versa abondamment autour de lui. S'il restaurait dans Avignon le tombeau de Laure, il semblait en tout s'être inspiré de la passion de Pétrarque, le grand précurseur, pour le triomphe des sciences illustres. Les imaginations s'enflammèrent à voir cette flamme en si haut lieu. Montaigne, qui était de la génération suivante, nous a montré son digne père, homme de plus de zèle que de savoir, «eschauffé de cette ardeur nouvelle, de quoy le roy François premier embrassa les lettres et les mit en crédit,» et l'imitant de son mieux dans sa maison, toujours ouverte aux hommes doctes, qu'il accueillait chez lui comme personnes saintes. «Moy, s'empresse d'ajouter le malin, je les aime bien, mais je ne les adore pas.» Ce fut cette sorte de culte que François Ier naturalisa en France, et si un peu de superstition s'y mêla d'abord (comme cela est inévitable pour tous les cultes), dans le cas présent elle ne nuisit pas. On aime à voir, à quelque retour de Fontainebleau ou de Chambord, le royal promoteur de toute belle et docte nouveauté, et de la nouveauté surtout qui servait la cause antique, s'en aller à cheval en la rue Saint-Jean-de-Beauvais jusqu'à l'imprimerie de Robert Estienne, et là attendre sans impatience que le maître ait achevé de corriger l'épreuve, cette chose avant tout pressante et sacrée. Bien des erreurs et des rigueurs suivirent sans doute de si favorables commencements et compromirent les destinées finales du règne; mais l'élan, une fois donné, suffisait à produire de merveilleux effets; les semences jetées au vent pénétrèrent et firent leur chemin en mille sens dans les esprits; la politesse greffée sur la science s'essaya, et l'on en eut, sous cette race des Valois, une première fleur. Voilà de quoi excuser d'avance bien des mauvais vers, si nous en rencontrons chez le roi poëte; et, comme circonstance atténuante, il convient de noter aussi qu'un grand nombre furent écrits dans les ennuis d'une longue captivité, ce qui, au besoin, les explique et les absout encore. Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe? et que devenir dans une prison à moins que d'y soupirer et rimer sa plainte? Le bon René d'Anjou, captif en sa jeunesse, avait usé ainsi de musique et de vers, en même temps qu'il peignait aux murailles de sa tour diverses sortes de compositions mélancoliques et d'emblèmes. Le grand-oncle de François Ier, Charles d'Orléans, en pareille disgrâce, avait également demandé consolation à la poésie et l'avait fait avec un rare bonheur de talent. Si François Ier fut loin d'y réussir aussi bien, l'idée, l'intention du moins était délicate et noble. En toutes choses, il faut surtout demander à ce prince généreux de nature le premier mouvement et l'intention.
Le recueil des Poésies de François Ier, que vient de publier M. Aimé Champollion, est tiré de trois manuscrits que possède la Bibliothèque du Roi; l'éditeur en mentionne trois autres qui se trouvent dans le même dépôt, mais qui ne sont que des copies. Un amateur éclairé, M. Cigongne, possède aussi dans sa riche collection un manuscrit qui correspond, pour le contenu, à l'un des trois premiers, et qui paraît en être l'original. Ce manuscrit commence tout simplement par une lettre en prose que le roi prisonnier écrit à une maîtresse dont on ignore le nom:
«Ayant perdu, dit-il, l'occasion de plaisante escripture et acquis l'oubliance de tout contentement, n'est demeuré riens vivant en ma mémoire, que la souvenance de vostre heureuse bonne grace, qui en moy a la seulle puissance de tenir vif le reste de mon ingrate fortune. Et pour ce que l'occasion, le lieu, le temps et commodité me sont rudes par triste prison, vous plaira excuser le fruict qu'a meury mon esperit en ce pénible lieu...»
Cette lettre, avec la pièce de vers qui l'accompagne, se trouve aux pages 42 et 43 de la présente édition; mais, en la lisant au début, on comprend mieux comment François Ier devint décidément poëte ou rimeur, et comment l'ennui l'amena à développer sinon un talent, du moins une facilité qu'il n'avait guère eu le loisir d'exercer jusqu'alors. Il redit la même chose dans la longue épître où il raconte son parlement de France et sa prise devant Pavie:
Car tu sçaiz bien qu'en grande adversité
Le recorder donne commodité
D'aulcun repoz, comptant à ses amys
Le desplaisir en quoy l'on est soubmys.
On ne lui reprochera point d'ailleurs de surfaire le mérite de son oeuvre; dans cette même épître, il commence en parlant bien modestement de son escript et de cette idée qu'il a eue de
Cuider coucher en finy vers et mectre
Ung infiny vouloir soubz maulvais mettre.
L'aveu modeste n'est ici que l'expression d'une rigoureuse vérité: il serait difficile, en effet, de coucher ses pensées en plus mauvais mètre. L'épître se peut dire une gazette en vers de la force de tant de chroniques rimées qui avaient cours alors, et dont, au siècle suivant, la Muse historique de Loret a été la dernière. A titre de témoignage officiel, elle a du prix. M. A. Champollion, dans le volume qu'il a publié sur la Captivité de François Ier7, s'en est utilement servi pour rétablir le vrai sur quelques particularités contestées; mais, au point de vue littéraire, que pourrait-on dire en présence d'une enfilade de vers comme ceux-ci:
De toutes pars lors despouillé je fuz,
Mays deffendre n'y servit ne reffuz;
Et la manche de moy tant estimée
Par lourde main fut toute despecée.
Las! quel regret en mon cueur fut bouté!
On se rappelle involontairement la belle lettre, de dix ans antérieure, que le roi écrivait à sa mère au lendemain de Marignan, et dans laquelle respire l'ardeur de la mêlée. La teneur en est simple et toute militaire; les traits mâles, énergiques, rapides, y naissent du récit:
«Et tout bien débattu, depuis deux mille ans en ça n'a point, été vue une si fière ni si cruelle bataille, ainsi que disent ceux de Ravennes, que ce ne fut au prix qu'un tiercelet. Madame, le sénéchal d'Armagnac avec son artillerie ose bien dire qu'il a été cause en partie du gain de la bataille, car jamais homme n'en servit mieux.... Le prince de Talmond est fort blessé, et vous veux encore assurer que mon frère le connétable et M. de Saint-Pol ont aussi bien rompu bois que gentilshommes de la compagnie, quels qu'ils soient; et de ce j'en parle comme celui qui l'a vu, car ils ne s'épargnoient non plus que sangliers échauffés.»
Marignan était plus fait, sans doute, pour inspirer la verve que Pavie avec ses fers. Mais, dans le dernier cas, l'extrême infériorité du ton tient surtout à une autre espèce d'entraves. Toujours, comme on sait, la prose française eut le pas sur les vers, et il y a entre les deux épîtres de François Ier précisément la même distance qu'entre une page de Villehardouin et n'importe quelle chronique rimée du même Temps.
Il ne suffirait pas de se rejeter sur l'état de la poésie française, à cette date du règne de François Ier, pour expliquer uniquement par cette imperfection générale les singulières faiblesses et le rocailleux plus qu'ordinaire de la veine royale. Sans doute, la poésie alors était fort mêlée, et confuse; pourtant, dès qu'un vrai talent se rencontre, il sait se faire sentir, et lorsqu'à travers les pièces de François Ier il s'en glisse quelqu'une de Marot, de Mellin de Saint-Gelais, ou même de la reine Marguerite, le ton change notablement, le courant vous porte, et l'on est à l'instant averti. Une grande part du mauvais appartient donc bien en propre à la facture du maître, lequel n'était ici qu'un écolier. Ce ne serait certes pas sa soeur Marguerite qui, au milieu d'une prière en vers adressée au Crucifix, s'aviserait de dire:
O seur! oyez que respond ce pendu!
Le XVIe siècle, même chez les poëles en renom, est trop habituellement sujet à ces accidents fâcheux qui gâtent et, pour ainsi dire, salissent les intentions les meilleures; mais là encore il y a des degrés, et les vers de François restent trop souvent hors de toutes limites. Si on n'avait de ce prince que les longues épîtres et les pièces de quelque étendue ou même les rondeaux, on serait forcé, sur ce point, de donner raison contre lui à Roederer, qui s'est attaché à le dénigrer en tout.
Hâtons-nous de reconnaître qu'il y a dans le Recueil quelques agréables exceptions; il y en a même d'assez heureuses pour faire naître une idée qu'on ne saurait tout à fait dissimuler. Quand on lit de suite et tout d'une haleine cette série d'épîtres plates, de rondeaux alambiqués et amphigouriques, et qu'on tombe sur quelque dizain vif et bien tourné, on est surpris, on est réjoui; mais il arrive le plus souvent que l'éditeur est oblige de nous avertir qu'il se rencontre quelque chose de pareil dans les oeuvres de Marot ou de Saint-Gelais. On est induit alors, même quand le dizain en question ne se retrouve pas chez ces poëtes, à soupçonner que ceux-ci pourraient bien n'y pas être étrangers. En un mot, on est tenté de mettre le petit nombre de bons vers du roi sur le compte du valet de chambre favori, ou plutôt encore sur la conscience de l'aumônier-bibliothécaire (Saint-Gelais), qui s'y trouve mêlé si fréquemment.
Il m'a toujours semblé que ce serait le sujet intéressant d'un petit mémoire que d'examiner à part le groupe des poëtes rois et princes au XVIe siècle: François Ier et sa soeur Marguerite, les deux autres Marguerite, Jeanne d'Albret, Marie Stuart, Charles IX, Henri IV enfin; car tous ont fait des vers, au moins des chansons. Mais il y aurait à discuter de près, à démêler le degré d'authenticité de certaines pièces qui ont couru sous leur nom. Brantôme, qui parle avec de grands éloges du talent poétique de la reine d'Écosse, nous apprend qu'on lui attribuait déjà, dans le temps, des vers qui ne ressemblaient nullement à ceux de l'aimable auteur, et qui, selon lui, ne les valaient pas. «Ils sont trop grossiers et mal polis, disait-il, pour estre sortis de sa belle boutique.» Depuis lors on a paré à ce genre d'objection, et c'est plutôt le trop de poli qui rend aujourd'hui suspecte la prétendue relique d'autrefois. Au XVIIIe siècle, il se glissa plus d'un pastiche dans ces recueils et Annales poétiques dont les rédacteurs étaient eux-mêmes faiseurs et peu scrupuleux. M. de Querlon assurait l'abbé de Saint-Léger que la chanson de Marie Stuart à bord du vaisseau (Adieu, plaisant pays de France) était de lui. Les beaux vers de Charles IX à Ronsard qui sont partout (L'art de faire des vers, dût-on s'en indigner...), où se trouvent-ils cités pour la première fois? Où voit-on apparaître d'abord les couplets d'Henri IV sur Gabrielle et sa chanson à l'Aurore8 On a là toute une série de petites questions en perspective. Les autographes imprévus et tardifs (ils semblent sortir de dessous terre aujourd'hui), s'il s'eu produisait à l'appui des imprimés, devraient être eux-mêmes soumis à examen. Puis, quand la source originale serait sûrement atteinte, on aurait à discuter encore le degré de confiance qu'on peut accorder en pareil cas aux royales signatures; car ces princes et princesses avaient tout le long du jour à leur côté; entendant à demi-mot, valets de chambre, aumôniers et secrétaires, tous gens d'esprit et du métier. Les Bonaventure des Periers, les Marot, les Saint-Gelais, les Amyot, étaient en mesure de prêter plus d'un trait à un canevas auguste, et de mettre la main à la demande en même temps qu'à la réponse. Je ne sais plus quelle dame de la Cour d'Henri III disait à Des Portes, en lui demandant de la faire parler en vers, qu'elle envoyait ses pensées au rimeur. On sait positivement que c'était là l'usage de la spirituelle Marguerite, femme d'Henri IV. Son secrétaire Maynard la faisait parler en vers tendres et passionnés, et lui-même, dans sa vieillesse, a trahi le secret lorsqu'il a dit:
L'âge affoiblit mon discours,
Et cette fougue me quitte,
Dont je chantois les amours
De la reine Marguerite.
Note 8: (retour)Dans une Notice sur un Recueil manuscrit d'anciennes Chansons françaises, M. Willems de Gand indique qu'il y a trouvé le fameux couplet:
Cruelle départie,
Malheureux jour! etc., etc.
Il en conclut que Henri IV avait pris ce refrain à quelque chanson déjà en vogue (voir le tome XI, no 6, des Bulletins de l'Académie royale de Bruxelles).
Au XVIIIe siècle, n'est-ce pas ainsi encore qu'on voit la duchesse du Maine, dans ses joutes de bel esprit avec La Motte, lui lancer à l'occasion quelque madrigal qu'elle s'était fait rimer par Sainte-Aulaire, par Mlle de Launay ou tel autre poëte ordinaire de sa petite Cour? On conçoit donc qu'il y aurait dans ce sujet matière à une discussion délicate, et qu'on en pourrait faire un piquant chapitre qui traverserait l'histoire littéraire du XVIe siècle. Mais, dans aucun cas, il n'y aurait à en tirer de conclusion sévère et maussade contre les charmants esprits de ces rois et reines, amateurs des Muses. L'honneur de leur suzeraineté, de leur coopération intelligente et gracieuse, resterait hors de cause; seulement la part du métier reviendrait à qui de droit.
Tant que François Ier fut prisonnier en Espagne, il composa incontestablement sans secours et sans aide de longues épîtres non moins ennuyeuses qu'ennuyées; à sa rentrée en France, ses vers prirent plus de vivacité, et la joie du retour, sans doute aussi le voisinage des bons poëtes, l'inspira mieux. Gaillard, qui avait feuilleté en manuscrit les Poésies du prince, a noté avec sens les meilleurs vers qu'on y distingue. Je ne rappellerai que ce couplet d'une ballade, qui gagne à être isolé des couplets suivants; pris à part, c'est un dizain des plus frais et des plus vifs; on dirait que le rayon matinal y a touché:
Estant seullet auprès d'une fenestre
Par ung matin, comme le jour poignoit,
Je regarday Aurore, à main senestre,
Qui à Phebus le chemyn enseignoit.
Et d'autre part m'amye qui peignoit
Son chef doré, et viz sez luysans yeulx,
Dont me gecta ung traict si gracieulx,
Qu'à haulte voix je fuz contrainct de dire:
Dieux immortelz! rentrez dedans vos cieulx,
Car la beaulté de ceste vous empire.
Je retourne le feuillet, et je lis à la page suivante cet autre dizain, non moins égayé, mais qui est de Marot:
May bien vestu d'habit reverdissant,
Semé de fleurs, ung jour se mist en place,
Et quant m'amye il vit tant florissant,
De grand despit rougist sa verte face,
En me disant: Tu cuydes qu'elle efface
A mon advis les fleurs qui de moy yssent?
Je lui respond: Toutes tes fleurs périssent
Incontinant que yver les vient toucher;
Mais en tout temps de ma Dame florissent
Les grans vertuz, que mort ne peult sécher.
Le dizain du prince à certainement de quoi lutter en grâce avec celui de Marot; on ne peut toutefois s'empêcher de remarquer que, dans le Recueil, l'un est bien voisin de l'autre; et, en général, quand on trouve réunis un certain nombre de morceaux qu'il faut rapporter à Saint-Gelais ou à Marot, c'est presque toujours aux environs de ces endroits-là que se rencontrent aussi les petites pièces du roi qui peuvent passer pour les meilleures. On n'est jamais sûr que la ligne de démarcation tombe exactement, et qu'il ne se soit pas introduit quelque confusion sur ces points limitrophes: Lucanus an Appulus anceps9.
Pour ce qui est du joli dizain de l'Aurore en particulier, il paraîtra piquant d'avoir encore à le rapprocher d'une épigramme de Q. Lutatius Catulus, que rapporte Cicéron dans le traité de la Nature des Dieux. C'est une épigramme tout à fait à la grecque, mais la similitude de l'image reste frappante:
Constiteram exorientem Auroram forte salutans,
Quum subito a loeva Roscius exoritur.
Pace mihi liceat, Coelestes, dicere vestra,
Mortalis visus pulchrior esse deo.
Rien de plus naturel à supposer qu'une rencontre d'idées en semblable veine: ce qui ne laisse pas ici de donner à penser, c'est cette petite circonstance qui se retrouve dans les deux pièces, a loeva, à main senestre. Est-ce pur hasard? Serait-ce qu'un roi a pu avoir de ces réminiscences d'érudit?
Au reste, ce n'est pas nous qui refuserons à François Ier des traits d'emprunt ou de rencontre, des saillies heureuses, des maximes galantes et un peu subtiles, quand il suffit d'un petit nombre de vers pour les exprimer; il n'y a rien là qui excède la portée de talent qu'on est en droit d'attendre d'un prince spirituel et qui avait eu de tristes loisirs pour s'exercer. On regrette plutôt de n'avoir pas à noter plus souvent chez lui des bagatelles aussi bien tournées que celle-ci par exemple:
Elle jura par ses yeulx et les miens,
Ayant pitié de ma longue entreprise,
Que mes malheurs se tourneroient en biens;
Et pour cela me fut heure promise.
Je crois que Dieu les femmes favorise:
Car de quatre yeulx qui furent parjurez,
Rouges les miens devindrent, sans faintise;
Les siens en sont plus beaulx et azurez.
Sachons seulement que ce n'est là qu'une très-agréable paraphrase, mais cette fois une paraphrase évidente de ces vers d'Ovide en ses Amours (liv. III, élég. 3):
Perque suos illam nuper jurasse recordor,
Perque meos oculos; et doluere mei.
Voici encore un sixain délicat, où le doux nenny est aux prises avec le sourire; nous le donnons ici dans toute sa correction:
Le desir est hardy, mais le parler a honte;
Son parler tramble et fuyt, l'aultre en fureur se monte;
L'ung fainct vouloir ung gaing, dont il souhaite perte;
L'ung veult chose cacher que l'aultre fait apperte;
L'ung s'offre et va courant, l'aultre mentant refuse:
Voyez la pauvre femme en son esprit confuse.
L'épitaphe d'Agnès Sorel est connue; rien n'empêche de croire à cette improvisation de cinq vers, et de nouveaux témoignages recueillis par M. Vallet de Viriville doivent, nous dit-on, en confirmer l'authenticité. Mais M. Champollion a conjecturé judicieusement, selon moi, que la pièce en tercets: Doulce, plaisante, heureuse et agréable nuict (page 150), est trop compliquée pour être du monarque. J'ajouterai, comme raison à l'appui, que cette espèce de chanson est traduite de l'Arioste10, et elle l'a été depuis encore par d'autres poëtes du XVIe siècle, par Olivier de Magny et Gilles Durant. Le chanteur remercie la nuit d'avoir favorisé son entreprise amoureuse, et il part de là pour dénombrer et décrire avec complaisance chaque détail de son aventure. Mellin de Saint-Gelais, qui le premier a donné en français d'autres imitations en vers de l'Arioste, a dû tremper dans celle-ci. Un tel travail de traduction suppose en effet une application littéraire qui tient au métier. Un roi peut rimer et fredonner ses propres saillies, mais il ne s'amuse guère à traduire celles des autres11.
Note 11: (retour) Le manuscrit de M. Cigongne contient aux dernières pages une pièce qui rappelle un peu, pour le motif, la chanson de l'Arioste, mais qui va fort au delà; elle trouverait sa vraie place dans un Parnasse satyrique. Si cette espèce de blason du corps féminin était de François Ier, on devrait lui reconnaître une vigueur et une haleine dont il n'a fait preuve nulle part ailleurs; mais tout y décèle une verve exercée qui se sera mise au service de ses plaisirs.—Cette pièce, au reste, n'est pas inédite; elle a été insérée dans le Recueil des Blasons par Méon (Blason du corps); mais, sauf une ou deux corrections qui sont heureuses, le texte de Méon est peu correct, et même à la fin il y a de l'inintelligible.
Et on me permettra d'indiquer ici une observation qui s'étend à toute la poésie française du XVIe siècle, et qui en détermine un caractère. Ce qui arrive lorsque, lisant des vers de roi et de prince et les trouvant agréables, on se dit involontairement: «Mais n'y a-t-il point là un secrétaire-poëte caché derrière?» on peut le répéter avec variante en lisant tout autre poëte du même siècle; toujours on peut se demander, quand il s'y présente quelque chose de frappant ou de charmant: «Mais n'y a-t-il point là-dessous quelque auteur traduit, un ancien ou un italien?» Prenez garde en effet, cherchez bien, rappelez vos souvenirs, et tantôt ce sera l'Arioste ou Pétrarque, tantôt Théocrite, ou tel auteur de l'Anthologie, ou tel italien-latin du XVe siècle. Enfin, avec les écrivains français de cette époque, on est sans cesse exposé à les croire originaux, si on n'est pas tout plein des anciens ou des modernes d'au delà des monts. Ils traduisent sans avertir, comme, aux figes précédents, on copiait les textes latins des anciens sans avertir non plus et sans citer. Abélard ramassait, chemin faisant, dans son texte, des lambeaux de saint Augustin. On était bien loin d'agir ainsi dans une pensée de plagiat; mais la lecture, la science, semblait alors une si grande chose, qu'elle se confondait avec l'invention; tout ce qui arrivait par là était de bonne prise. Quand, au lieu de copier, on en vint à traduire, on se sentit encore plus autorisé, et l'on prit de toutes mains, en disant les noms des auteurs ou en les taisant, indifféremment.
L'imitation et la traduction, par voie ouverte ou dérobée, sont des procédés inhérents à toutes les phases de la Renaissance. On les pourrait signaler jusque chez les troubadours provençaux, et Bernard de Ventadour, par exemple, ne se fait faute de traduire Ovide ou Tibulle. Mais, à cet égard, le XVIe siècle en France dépasse tout. Dans l'estime du temps, traduction en langue vulgaire équivalait, ou peu s'en faut, à invention. Montaigne a résumé avec originalité cette habitude d'appropriation savante dans son style tout tissu, en quelque sorte, de textes anciens: «Il fault musser, dit-il, sa foiblesse soubz ces grands crédits.» Quant aux poëtes d'alors, ils n'y entendent point malice à beaucoup près autant que Montaigne, et ils sont aussi bien moins créateurs que lui; ils y mettent moins de pensées de leur cru; mais souvent, quand le fonds les porte, ils ont l'expression heureuse, forte ou naïve, et une véritable originalité se retrouve par là. On y est trompé, on se met à les applaudir et à les louer précisément pour ce qu'ils ont emprunté d'autrui. Ils ne méritent qu'une part de l'éloge, qui doit presque toujours remonter plus haut. Je noterai seulement trois ou quatre points de détail, qui donneront à mon observation son vrai sens et toute sa portée.
On vient de voir dans les Poésies de François Ier qu'une des pièces qu'on y distingue pour la chaleur de ton et le mouvement se trouve être une traduction de l'Arioste. La jolie chanson de Des Portes si connue de toute la fin du siècle, O nuit, jalouse nuit, qui est la contre-partie de cette première chanson, et dans laquelle le poëte maudit la nuit pour avoir contrarié par son trop de clarté les entreprises de l'amant, est de même une traduction de l'Arioste, et rien dans les éditions du temps n'en avertit. Peu importait en effet. Les hommes instruits d'alors savaient cela sans qu'on le leur dît, et ils n'en admiraient que plus le traducteur.
Vous ouvrez Baïf, le plus infatigable translateur en vers et qui ne laisse rien passer des anciens sans le reproduire bien ou mal; mais quelquefois il vous semble se reposer, il parle en son nom; il a ses gaietés gauloises, on le jurerait, et ses propres gaillardises. Il nous dira dans une épigramme qui a pour titre: De son amour: