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Portraits littéraires, Tome III

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Quel charme, beauté dangereuse,

Assoupit ton nouveau Pâris?

Dans quelle oisiveté honteuse

De tes yeux la douceur flatteuse

A-t-elle plongé ses esprits?

Note 68: (retour) Voici une petite anecdote à l'appui: «M. le comte de Nogent, qui s'appelle Bautru en son nom, est lieutenant-général des armées du roi, fils et peut-être petit-fils d'officier-général, frère de Mme la duchesse de Biron. C'est un homme qui toujours l'a porté fort haut et a fait le seigneur à la cour. Sa hauteur lui a attiré une scène fort déplaisante, en insultant à sa table, à Nogent-le-Roi, pendant les vacances, un officier de son voisinage au sujet d'un mariage pour sa fille. Il a même eu la sottise de demander une réparation devant les juges de Chartres. Cela a donné occasion à cet officier de faire ou faire faire un petit mémoire que l'on a trouvé parfaitement écrit, et qui a été répandu dans tout Paris... Dans le mémoire susdit, l'officier parle de la noblesse de la mère: on demanderait à propos de quoi. C'est une petite allusion sur ce que M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, ramena ici deux esclaves très-belles. Il en garda une pour lui; le comte de Nogent, qui peut-être était son ami, prit l'autre. Non-seulement il l'a gardée, mais il l'a épousée, et c'est d'elle que vient la fille à marier qui a fait le sujet de la dispute.» (Journal de l'avocat Barbier, avril 1732.)
Note 69: (retour) M. de Ferriol eut plusieurs missions et fit plusieurs voyages et séjours à Constantinople. Une première fois, en 1692, il fut envoyé auprès de l'ambassadeur de France, qui le présenta au grand-vizir, et celui-ci l'autorisa à le suivre à l'armée; M. de Ferriol fit ainsi les campagnes de 1692, 1693 et 1694, dans la guerre des Turcs et des Hongrois mécontents contre l'Empereur. Revenu en France au printemps de 1695, il reçoit en mars 1696 une nouvelle mission, et cette fois il est accrédité directement auprès du grand-vizir; il fait la campagne de 1696, celle de 1697, passe l'hiver et le printemps de 1698 à Constantinople, s'embarque pour la France le 22 juin 1698, et arrive à Marseille le 20 août.—C'est dans ce second voyage qu'il acheta et qu'il amena en France la jeune Aïssé.—En 1699, M. de Ferriol, qui n'avait eu jusque-là que des missions temporaires, remplaça à Constantinople, en qualité d'ambassadeur, M. Castagnères de Châteauneuf. Parti de Toulon dans les derniers jours de juillet 1699, il alla résider en Turquie durant plus de dix ans, ne fut remplacé qu'en novembre 1710 par M. Desalleurs, et ne rentra en France que le 23 mai 1711. Ces dates, que nous devons aux bienveillantes communications de M. Mignet, nous seront tout à l'heure précieuses.
Note 70: (retour) Bibliothèque du roi, mss., dans le Recueil dit de Maurepas (XXX, page 279, année 1716).—Voir ci-après la note [A].

La fin de l'ode semblait menacer l'amant crédule de quelque prochaine inconstance de la perfide:

Insensé qui sur tes promesses

Croit pouvoir fonder son appui,

Sans songer que mêmes tendresses,

Mêmes serments, mêmes caresses,

Trompèrent un autre avant lui!

Mais il ne paraît pas que le pronostic ait eu son effet: Mme de Ferriol comprit vite que son crédit dans le monde et sa considération étaient attachés à cette liaison avec le maréchal-ministre, et elle s'y tint. On voit, dans les lettres nombreuses que lord Bolingbroke adresse à Mme de Ferriol71, qu'il n'en est aucune où il ne lui parle du maréchal comme du grand intérêt de sa vie. Il résulte du témoignage de mademoiselle Aïssé qu'il y avait dans cet état plus de montre que de fond, et que le crédit de la dame baissa fort avec l'éclat de ses yeux72. Tant qu'elle fut jeune pourtant, Mme de Ferriol parut fort recherchée, et elle eut rang parmi les femmes en vogue du temps. Ses deux fils, MM. de Font-de-Veyle et d'Argental, surtout ce dernier, furent élevés avec la jeune Aïssé comme avec une soeur. Les Registres de la paroisse Saint-Eustache, à la date du 21 décembre 1700, nous montrent damoiselle Charlotte Haidée73 et le petit Antoine de Ferriol (Pont-de-Veyle), représentant tous deux le parrain et la marraine absents au baptême de d'Argental, «lesquels, est-il dit des deux enfants témoins, ont déclaré ne savoir signer.» Aïssé pouvait avoir sept ans au plus à cette date de 1700, ayant été achetée en 1697 ou 1698. L'éducation répara vite ces premiers retards. Un passage des Lettres semble indiquer qu'elle fut mise au couvent des Nouvelles Catholiques; mais c'est surtout dans le monde qu'elle se forma. Cette décadence de Louis XIV, où la corruption pour éclater n'attendait que l'heure, faisait encore une société bien spirituelle, bien riche d'agréments; cela était surtout vrai des femmes et du ton; le goût valait mieux que les moeurs; on sortait de Saint-Cyr, après tout, on venait de lire La Bruyère. On retrouverait jusque dans madame de Tencin la langue de madame de Maintenon. L'esprit d'Aïssé ne fut pas lent à s'orner de tout ce qui pouvait relever ses grâces naturelles sans leur ôter rien de leur légèreté, et la jeune Circassienne, la jeune Grecque[D], comme chacun l'appelait autour d'elle, continua d'être une créature ravissante, en même temps qu'elle devint une personne accomplie.

Note 71: (retour) Lettres historiques, politiques, philosophiques et littéraires de lord Bolingbroke; 3 vol. in-8°, 1808. Ces lettres sont une source des plus essentielles pour l'histoire d'Aïssé.
Note 72: (retour) «Tout le monde est excédé de ses incertitudes (il s'agissait d'un voyage à faire à Pont-de-Veyle en Bourgogne); le vrai de ses difficultés, c'est qu'elle ne voudrait point quitter le maréchal, qui ne s'en soucie point et ne ferait pas un pas pour elle. Mais elle croit que cela lui donne de la considération dans le monde. Personne ne s'adresse à elle pour demander des grâces au vieux maréchal...» (Lettre XI.)
Note 73: (retour) Elle s'appelait Charlotte, du nom de l'ambassadeur (Charles), qui fut sans doute son parrain. Haidée, Aïssé, paraissent n'être que des variantes de transcription d'un même nom de femme bien connu chez les Turcs. La plus adorable entre les héroïnes du Don Juan De Byron est une Haidée.—Voir ci-après les notes [B] et [C].

Une grave, une fâcheuse et tout à fait déplaisante question se présente: Quel fut le procédé de M. de Ferriol l'ambassadeur à l'égard de celle qu'il considérait comme son bien, lorsqu'il la vit ainsi ou qu'il la retrouva grandissante et mûrissante, tempestiva viro, comme dit Horace? Cette question semblait n'en être plus une depuis longtemps; on a cité un passage tiré d'une lettre de M. de Ferriol à Mlle Aïssé, trouvée dans les papiers de M. d'Argental, duquel il ressortait trop nettement, ce semble, qu'elle aurait été sa maîtresse; mais ce passage isolé en dit plus peut-être qu'il ne convient d'y entendre, à le lire en son lieu et en son vrai sens. Nous donnerons donc ici la lettre entière, qui n'a été publiée qu'assez récemment74; elle ne porte avec elle aucune indication de date ni d'endroit.

Note 74: (retour) Par la Société des Bibliophiles français, année 1828.

Lettre de M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, à mademoiselle Aïssé.

«Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n'estoit pas de me préparer des chagrins et de me rendre malheureux; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse. Le mesme destin veut que vous soiés l'une et l'autre, ne m'estant pas possible de séparer l'amour de l'amitié, et des désirs ardens d'une tendresse de père; et tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu'il semble que le Ciel ayt prit plaisir de joindre.

«Vous auriés esté la maistresse d'un Turc qui auroit peut estre partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que j'ay comme moy mesme.

«Sur touttes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux mauvaises langues aucune prise sur vous; soyés aussy un peu circonspecte sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne sorte; et quand je seray content, vous trouverez en moy ce que vous ne trouveriés en nul autre, les noeuds à part qui nous lient indissolublement. Je t'embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon coeur.»

Voilà une lettre qui certes est bien capable, à première lecture, de donner la chair de poule aux amis délicats de la tendre Aïssé; M. de La Porte, qui la publia en 1828, la prend dans son sens le plus grave, sans même songer à la discuter. Si alarmante qu'elle soit, elle se trouve pourtant moins accablante à la réflexion, et, pour mon compte, je me range tout, à fait à l'avis de M. Ravenel, que notre ami, M. Labitte, partageait également: cette lettre ne me fait pas rendre les armes du premier coup. Qu'y voit-on en effet? Raisonnons un peu. On y voit qu'à un certain moment M. de Ferriol fut jaloux de quelqu'un dont on commençait à jaser auprès d'Aïssé; qu'à cette occasion il signifia à celle-ci ses intentions, jusque-là obscures, et sa volonté, dont elle avait pu douter, se considérant plutôt comme sa fille: Le même destin veut que vous soyez l'une et l'autre... Cette parole, remarquez-le bien, s'applique à l'avenir bien plus naturellement qu'au passé. L'enfant est devenu une jeune fille; elle n'a pas moins de dix-sept ou dix-huit ans, alors que M. de Ferriol (je le suppose rentré en France) a soixante ans bien sonnés, car il ne rentre qu'en mai 171175. Voilà donc qu'aux premiers noeuds, en quelque sorte légitimes; qui, dit-il, les lient déjà indissolublement, et qu'il a soin de mettre à part, le tuteur et maître croit que le temps est venu d'en ajouter d'autres. Il se déclare pour la première fois nettement, il se propose et prétend s'imposer: reste toujours à savoir s'il fut accepté, et rien ne le prouve. J'insiste là-dessus: la phrase qui, lue isolément, semblait constater une situation établie, accomplie, et sur laquelle on s'est jusqu'ici fondé, comme sur une pièce de conviction, pour rendre l'esclave à son maître, n'indique qu'un ordre pour l'avenir, un commandement à la turque; or, encore une fois, rien n'indique que l'aga ait été obéi.

Note 75: (retour) Lorsqu'il mourut en octobre 1722, il est dit dans les registres de Saint-Roch qu'il était âgé d'environ soixante-quinze ans.—Voir ci-après la note [E].

Je ne parle ici qu'en me réduisant aux termes mêmes de la lettre; mais il y a plus, il y a mieux: le caractère d'Aïssé est connu; sa noblesse, sa délicatesse de sentiments, sont manifestes dans ses Lettres et par tout l'ensemble de sa conduite. Il n'y avait pour elle de ce côté-là qu'un danger, c'était dans ces années obscures, indécises, où la puberté naissante de la jeune fille se confond encore dans l'ignorance de l'enfant, alors qu'on peut dire:

Il n'est déjà plus nuit, il n'est pas encor jour.

Or, ces années-là, ces années entre chien et loup, elle les passa à quatre cents lieues de M. de Ferriol, et rien n'est plus probant en telle matière que l'alibi76. Lorsqu'il revint dans l'été de 1711, elle avait déjà atteint à cet âge où l'on n'est plus abusée que lorsqu'on le veut bien; elle avait de dix-sept à dix-huit ans, et M. de Ferriol en avait environ soixante-quatre. Ce sont là aussi des garanties, surtout, je le répète, quand le caractère d'ailleurs est bien connu, et qu'on a affaire à une personne d'esprit et de coeur, qui va tout à l'heure résister au Régent de France.

Note 76: (retour) On a dit dans une note précédente qu'il résidait à Constantinople en qualité d'ambassadeur; il y était arrivé le 11 janvier 1700. Tandis qu'Aïssé, en France, cessait d'être un enfant, il avait maille à partir ailleurs; l'extrait suivant, puisé aux sources, ne laisse rien à désirer: «En 1709, des plaintes ayant été portées contre lui par divers membres de la nation française, il est rappelé le 27 mars 1710. Son rappel est fondé sur l'état de sa santé, dont il ne se plaint pas. Bien que remplacé par le comte Desalleurs, qui prend en main les affaires de l'ambassade le 2 novembre 1710, M. de Ferriol n'en continue pas moins de correspondre avec la Cour sur les affaires, se plaint vivement de M. Desalleurs, qui le lui rend bien, et enfin s'embarque le 30 mars 1711 pour la France, où il arrive le 23 mai.»—Voir ci-après la note [F].

À quelle date la lettre qu'on a lue fut-elle écrite? Dans quelle circonstance et à quelle occasion? Mlle Aïssé, en ses Lettres, a raconté avec enjouement l'histoire de ce qu'elle appelle ses amours avec le duc de Gèvres, amours de deux enfants de huit à dix ans, et dont elle se moquait à douze: «Comme on nous voyait toujours ensemble, les gouverneurs et les gouvernantes en firent des plaisanteries entre eux, et cela vint aux oreilles de mon aga, qui comme vous le jugez, fit un beau roman de tout cela.» Serait-ce à propos de ce bruit, commenté et grossi après coup, que la semence aurait été écrite? A-t-elle pu l'être de Constantinople même et en prévision du retour, ce qui serait une grossièreté de plus? Quoi qu'il en soit, dans cette même lettre où Mlle Aïssé raconte ses amours enfantines, elle ajoute, en s'adressant à son amie, Mme de Calandrini: «Quoi! madame, vous me croiriez capable de vous tromper! Je vous ai fait l'aveu de toutes mes faiblesses; elles sont bien grandes; mais jamais je n'ai pu aimer qui je ne pouvais estimer. Si ma raison n'a pu vaincre ma passion, mon coeur ne pouvait être séduit que par la vertu ou par tout ce qui en avait l'apparence.» Un tel langage dans une bouche si sincère, et de la part d'une conscience si droite, n'exclut-il pas toute liaison d'un certain genre avec M. de Ferriol? Il n'y en a pas trace dans la suite de ces lettres à Mme de Calandrini. Chaque fois qu'Aïssé, dans cette confidence touchante, se reproche ses fautes, ce n'est que par rapport à une seule personne trop chère, et il n'y paraît aucune allusion à une autre faiblesse, plus ou moins volontaire, qui aurait précédé et qu'elle aurait dû considérer, d'après ses idées acquises depuis, comme une mortelle flétrissure. Lorsqu'elle résiste aux instances de mariage que lui fait son passionné chevalier, parmi les raisons qu'elle oppose, on ne voit pas que la pensée d'une telle objection se soit présentée à elle; elle ne se trouve point digne de lui par la fortune, par la situation, et non point du tout parce qu'elle a été la victime d'un autre. Lorsqu'elle parle de l'ambassadeur défunt, elle le fait en des termes d'affection qui n'impliquent aucun ressentiment, tel qu'un pareil acte aurait dû lui en laisser. «Pour parler de la vie que je mène, et dont vous avez la bonté, écrit-elle à son amie77, de me demander des détails, je vous dirai que la maîtresse de cette maison est bien plus difficile à vivre que le pauvre ambassadeur.» Parlerait-elle sur ce ton de quelqu'un qui lui rappellerait décidément une faute odieuse, avilissante? Pourquoi ne pas admettre que ce pauvre ambassadeur, déjà vieux et vaincu du temps, comme dit le poëte, finit par se décourager et par devenir bon homme?

Et en effet, jusqu'à la publication du fragment malencontreux, on avait cru dans la société que si M. de Ferriol avait eu à un moment quelque dessein sur elle, Mlle Aïssé avait dû à la protection des fils de Mme de Ferriol, et particulièrement à celle de d'Argental, de s'être soustraite aux persécutions de l'oncle. C'était le sentiment des premiers éditeurs, héritiers des traditions et des souvenirs de la famille Calandrini; personne alors ne le contesta78. L'Année littéraire, parlant d'Aïssé au sujet de cette publication, disait: «Elle se fit aimer de tout le monde; malheureusement tout autour d'elle respirait la volupté. Cette éducation dangereuse ne la séduisit cependant pas au point de la faire céder aux vues de M. de Ferriol, qui, peu généreux, exigeait d'elle trop de reconnaissance, et d'un grand prince qui voulait en faire sa maîtresse; mais elle la disposa à la tendresse, et le chevalier d'Aydie en profita79.» Le récit de M. Craufurd80 rentre tout à fait dans cette opinion qu'on avait généralement, et on sent qu'il ne change d'avis que sur la prétendue preuve écrite. Nous croyons avoir réduit cette preuve à sa juste valeur.

Note 78: (retour) On trouve dans le Journal de Paris, du 28 novembre 1787, une lettre signée Villars qui reproche à l'éditeur d'avoir mêlé à sa publication des anecdotes défavorables à la famille Ferriol; le témoignage de M. d'Argental, encore vivant, y est invoqué. Celle lettre, écrite dans un intérêt de famille, prouve une seule chose, c'est qu'on était loin de croire alors et qu'on n'avait jamais admis jusque-là qu'Aïssé eût été sacrifiée à l'ambassadeur.—Voir ci-après la note [G].
Note 79: (retour) Année littéraire, 1788. tome VI, page 209.
Note 80: (retour) Essais de Littérature française, tome 1er, page 188 (3e édition).

Le fait est qu'à dater d'un certain moment, qui pourrait bien n'être autre que celui de la tentative avortée, Mlle Aïssé eut son domicile habituel chez Mme de Ferriol, et ce ne fut plus ensuite que dans les deux dernières années de la vie de l'ambassadeur qu'elle retourna près de lui pour lui rendre les soins de la reconnaissance. Il mourut le 26 octobre 1722, à l'âge d'environ soixante-quinze ans. Est-il besoin d'ajouter que, durant ce dernier séjour81, elle était plus que préservée par toutes les bonnes raisons et par l'amour même du chevalier d'Aydie, qui l'aimait dès lors, comme on le voit d'après certains passages des Lettres de lord Bolingbroke? Je transcrirai ici quelques-uns de ces endroits qui ont de l'intérêt à travers leur obscurité et malgré le sous-entendu des allusions.

Note 81: (retour) Mme de Ferriol, qui avait habité d'abord rue des Fossés-Montmartre, logeait en dernier lieu rue Neuve-Saint-Augustin, et l'ambassadeur demeurait dans le même hôtel; ainsi ces diverses installations pour Aïssé se réduisaient au plus à un changement d'appartement.

Bolingbroke écrivait à Mme de Ferriol, le 17 novembre 1721, en l'invitant à venir passer les fêtes de Noël à sa campagne de la Source, près d'Orléans: «Nous avons été fort agréablement surpris de voir que Mlle Aïssé veuille être de la partie et renoncer pendant quelque temps aux plaisirs de Paris. Peut-être ne fait-elle pas mal de visiter ses amis au fond d'une province, comme d'autres y vont visiter leurs mères. Quel que soit le motif qui nous attire ce plaisir, nous lui en sommes très-obligés...» Et sur une autre page de la même lettre, dans une apostille pour M. d'Argental: «N'auriez-vous pas contribué à nous procurer le plaisir d'y voir Mlle Aïssé? Je soupçonne fort que vos conseils, et peut-être le procédé d'une autre personne, lui ont inspiré un goût pour la campagne, que je tâcherais de cultiver, si j'avais quelques années de moins.»—Quel est ce procédé? et de quelle autre personne s'agit-il? Nous chercherons tout à l'heure.—Un mois après, Bolingbroke écrivait encore à Mme de Ferriol (30 décembre 1721): «Je compte que vous viendrez; je me flatte même de l'espérance d'y voir Mme du Deffand; mais, pour Mlle Aïssé, je ne l'attends pas. Le Turc sera son excuse, et un certain chrétien de ma connaissance, sa raison.» Ainsi, dès lors, Mlle Aïssé était aimée du chevalier d'Aydie (car c'est bien lui qui se trouve ici désigné); et si elle restait à Paris, sous prétexte de ne pas quitter M. de Ferriol, elle avait sa raison secrète, plus voisine du coeur.

A une date antérieure, le 4 février 1719, il est question, dans un autre billet de Bolingbroke à d'Argental, de je ne sais quel événement plus ou moins fâcheux survenu à l'aimable Circassienne; je donne les termes mêmes sans me flatter de les pénétrer: «Je vous suis très-obligé, mon cher monsieur, de votre apostille; mais la nouvelle que vous m'y envoyez me fâche extrêmement. Mademoiselle Aïssé était si charmante, que toute métamorphose lui sera désavantageuse. Comme vous êtes de tous ses secrets le grand dépositaire82, je ne doute point que vous ne sachiez ce qui peut lui avoir attiré ce malheur: est-elle la victime de la jalousie de quelque déesse, ou de la perfidie de quelque dieu? Faites-lui mes très-humbles compliments, je vous supplie. J'aimerais mieux avoir trouvé le secret de lui plaire que celui de la quadrature du cercle ou de fixer la longitude.» Comme ce billet à d'Argental est écrit en apostille d'une lettre à Mme de Ferriol et à la suite de la même page, on ne doit pas y chercher un bien grand mystère. Cette métamorphose, qui ne saurait être que désavantageuse, pourrait bien n'avoir été autre chose que la petite vérole qu'aurait envoyée à ce charmant visage quelque divinité jalouse; dans tous les cas, il ne paraît point qu'elle ait laissé beaucoup de traces, et le don de plaire fut après ce qu'il était avant.

Note 82: (retour)

Tu seras de mon coeur l'unique secrétaire,

Et de tous nos secrets le grand dépositaire.

C'est Dorante qui dit cela dans le Menteur (acte II, scène VI). Bolingbroke savait sa littérature française par le menu.

La phrase qu'on a lue plus haut sur le procédé d'une certaine personne, lequel était de nature, selon Bolingbroke, à faire désirer à Mlle Aïssé un éloignement momentané de Paris, pourrait bien s'appliquer à ce qu'on sait d'une tentative du Régent auprès d'elle. Ce prince, en effet, l'ayant rencontrée chez Mme de Parabère, la trouva tout aussitôt à son gré et ne douta point de réussir; il chercha à plaire de sa personne, en même temps qu'il fit faire sous main des offres séduisantes, capables de réduire la plus rebelle des Danaë; finalement il mit en jeu Mme de Ferriol elle-même, peu scrupuleuse et propre à toutes sortes d'emplois. Rien n'y put faire, et Mlle Aïssé, décidée à ne point séparer le don de son coeur d'avec son estime, déclara que si on continuait de l'obséder, elle se jetterait dans un couvent. Une telle conduite semble assez répondre de celle qu'elle tint envers M. de Ferriol; les deux sultans eurent le même sort; seulement elle y mit avec l'un toute la façon désirable, tout le dédommagement du respect filial et de la reconnaissance.

L'ambassadeur mort (octobre 1722), Mlle Aïssé revint loger chez Mme de Ferriol, qui manqua de délicatesse jusqu'à lui reprocher les bienfaits du défunt. Indépendamment d'un contrat de 4,000 livres de rentes viagères, ce Turc, qui avait du bon, et dont l'affection pour celle qu'il nommait sa fille était réelle, bien que mélangée, lui avait laissé en dernier lieu un billet d'une somme assez forte, payable par ses héritiers. Cette somme à débourser tenait surtout à coeur à Mme de Ferriol, et elle le fit sentir à Mlle Aïssé, qui se leva, alla prendre le billet et le jeta au feu en sa présence.

Ce dut être en 1721 ou 1720 au plus tôt, que les relations de Mlle Aïssé et du chevalier d'Aydie commencèrent: elle le vit pour la première fois chez Mme du Deffand, jeune alors, mariée depuis 1718, et qui était citée pour ses beaux yeux et sa conduite légère, non moins que pour son imagination vive et féconde, comme elle le fut plus tard pour sa cécité patiente, sa fidélité en amitié et son inexorable justesse de raison. Le chevalier Blaise-Marie d'Aydie, né vers 1690, fils de François d'Aydie et de Marie de Sainte-Aulaire, était propre neveu par sa mère du marquis de Sainte-Aulaire de l'Académie française83. Ses parents eurent neuf enfants et peu de biens; trois filles entrèrent au couvent, trois cadets suivirent l'état ecclésiastique. Blaise, le second des garçons, qui avait titre clerc tonsuré du diocèse de Périgueuse, chevalier non profès de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, fut présenté à la Cour du Palais-Royal par son cousin le comte de Rions, lequel était l'amant avoué et le mari secret de la duchesse de Berry, fille du Régent. Rions avait la haute main au Luxembourg; il introduisit son jeune cousin, dont la bonne mine réussit d'emblée assez bien pour attirer un caprice passager de cette princesse, qui ne se les refusait guère. Le chevalier était donc dans le monde sur le pied d'un homme à la mode, lorsqu'il rencontra Mlle Aïssé, et, de ce jour-là, il ne fut plus qu'un homme passionné, délicat et sensible. Les premiers temps de leur liaison paraissent avoir été traversés; la résistance de la jeune femme, la concurrence peut-être du Régent, quelques restes de jalousie sans doute de M. de Ferriol, compliquèrent cette passion naissante. Le chevalier fit un long voyage, et on le voit au bout de la Pologne, à Wilna, en juin 1723; mais, à son retour, Mlle Aïssé était vaincue, et on n'en pourrait douter, lors même qu'on n'en aurait d'autre preuve que ce passage d'une lettre de Bolingbroke à d'Argental (de Londres, 28 décembre 1723): «Parlons, en premier lieu, mon respectable magistrat, de l'objet de nos amours. Je viens d'en recevoir une lettre: vous y avez donné occasion, et je vous en remercie. En vous voyant, elle se souvient de moi; et je meurs de peur qu'en me voyant elle ne se souvienne de vous. Hélas! en voyant le Sarmate, elle ne songe ni à l'un ni à l'autre. Devineriez-vous bien la raison de ceci? Faites-lui mes tendres compliments. J'aurai l'honneur de lui répondre au premier jour... Mille compliments à M. votre frère. J'adore mon aimable gouvernante84; mandez-moi des nouvelles de son coeur, c'est devant vous qu'il s'épanche.»

Note 83: (retour) J'emprunterai beaucoup, dans tout ce que j'aurai à dire du chevalier d'Aydie, à une Notice manuscrite dont je dois communication à la bienveillance de M. le comte de Sainte-Aulaire.
Note 84: (retour) Toujours Mlle Aïssé; il la désigne ainsi par suite de quelque plaisanterie de société et par allusion probablement au rôle où il l'avait vue dans les derniers temps de M. de Ferriol.

Ce passage en sous-entendait beaucoup plus qu'il n'en exprimait, et l'année précédente il s'était passé un événement dont bien peu de personnes avaient eu le secret. Mlle Aïssé, sentant qu'elle allait devenir mère, n'avait pu prendre sur elle de se confier à Mme de Ferriol, qui aurait trop triomphé de voir le naufrage d'une vertu naguère si assurée, et qui n'était pas femme à comprendre ce qui sépare une tendre faiblesse d'une séduction par intérêt ou par vanité. Dans son anxiété croissante, et les moments du péril approchant, la jeune femme recourut à Mme de Villette, qui, depuis un an ou deux ans, avait pris nom lady Bolingbroke. Cette dame aimable et spirituelle avait épousé en premières noces le marquis de Villette, proche parent de Mme de Maintenon 85, veuf et père déjà de plusieurs enfants, du nombre desquels était cette charmante madame de Caylus. Mme de Villette, à peu près du même âge que sa belle-fille et sortie également de Saint-Cyr, avait, dans son veuvage, contracté une union fort intime, fort effective, avec lord Bolingbroke, alors réfugié en France: tantôt il passait le temps chez elle, à sa campagne de Marsilly, près de Nogent-sur-Seine; tantôt elle habitait chez lui, à sa jolie retraite de la Source, près d'Orléans, où Voltaire les visitait. Dans un voyage qu'elle fit à Londres pour les intérêts de l'homme illustre et orageux dont elle avait su fixer le coeur, elle avait paru comme sa femme et elle en garda le nom, quoique de malins amis aient voulu douter que le sacrement ait jamais consacré entre eux le lien. Peu nous importe ici: elle était bonne, elle était indulgente; elle entra vivement dans les tourments de la pauvre Aïssé et n'épargna rien pour pourvoir à ses embarras. Elle fit semblant de l'emmener en Angleterre vers la fin de mai 1724: pendant ce temps, Bolingbroke, resté en France, écrivait de la Source à Mme de Ferriol, pour mieux déjouer tous soupçons (2 juin 1724): «Avez-vous eu des nouvelles d'Aïssé? La marquise (Mme de Villette) m'écrit de Douvres: elle y est arrivée vendredi au soir, après le passage du monde le plus favorable. La mer ne lui a causé qu'un peu de tourment de tête; mais pour sa compagne de voyage, elle a rendu son dîner aux poissons.»

Note 85: (retour) Philippe Le Valois, marquis de Villette, chef d'escadre, dont M. de Monmerqué vient de publier les Mémoires (1844).

On conjecture que ce fut à cette époque même qu'Aïssé, retirée dans un faubourg de Paris, entourée des soins du chevalier et assistée de la fidèle Sophie, sa femme de chambre, donna le jour à une fille, qui fut baptisée sous le nom de Célénie Leblond. On retrouve lady Bolingbroke de retour en France dès septembre 1724; probablement elle fut censée ramener sa compagne; les détails du stratagème nous échappent. Il est certain d'ailleurs qu'elle se chargea d'abord de l'enfant; elle put l'emmener en Angleterre, où elle retournait à la fin d'octobre, même année; quelque temps après, la petite fille reparut pour être placée au couvent de Notre-Dame à Sens, sous le nom de miss Black86 et à titre de nièce de lord Bolingbroke. L'abbesse de ce couvent était une fille même de Mme de Villette, née du premier mariage. Tout cela, on le voit; concorde et s'explique à merveille; on a le cadre et le canevas du roman; mais c'est de la physionomie des personnages et de la nature des sentiments qu'il tire son véritable et durable intérêt.

Note 86: (retour) Ce nom de fantaisie, miss Black, semble avoir été donné pour faire contraste et contre-vérité à celui de Célénie Leblond.

Le chevalier d'Aydie, dans sa jeunesse, offrait plus d'un de ces traits qui s'adaptent d'eux-mêmes à un héros de roman; Voltaire, écrivant à Thieriot et lui parlant de sa tragédie d'Adélaïde du Guesclin à laquelle il travaillait alors, disait (24 février 1733): «C'est un sujet tout français et tout de mon invention, où j'ai fourré le plus que j'ai pu d'amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité et de grandeur d'âme. J'ai imaginé un sire de Couci, qui est un très-digne homme, comme on n'en voit guère à la Cour; un très-loyal chevalier, comme qui dirait le chevalier d'Aydie, ou le chevalier de Froulay.» Il avait dans le moment à se louer des bons offices de tous deux près du garde des sceaux; il y revient dans une lettre du 13 janvier 1736, à Thieriot encore: «Si vous revoyez les deux chevaliers sans peur et sans reproche, joignez, je vous en prie, votre reconnaissance à la mienne. Je leur ai écrit; mais il me semble que je ne leur ai pas dit assez avec quelle sensibilité je suis touché de leurs bontés, et combien je suis orgueilleux d'avoir pour mes protecteurs les deux plus vertueux hommes du royaume.»—La Correspondance de Mme du Deffand87 nous donne également à connaître le chevalier par le dehors et tel qu'il était aux yeux du monde et dans l'habitude de l'amitié. Plusieurs lettres de lui nous le font voir après la jeunesse et bonnement retiré en famille dans sa province. Nous donnerons ici au long son portrait tracé par Mme du Deffand; elle soupçonnait, mais elle ne marque pas assez profondément (car le monde ne sait pas tout) ce qui était le trait distinctif de son être, la sensibilité, la passion et surtout la tendre fidélité dont il se montra capable: ce sera à Mlle Aïssé de compléter Mme du Deffand sur ces points-là.

Portrait de M. le Chevalier d'Aydie par madame la marquise du Deffand88.

Note 87: (retour) Les deux volumes in-8° publiés en 1809.
Note 88: (retour) Grâce à une copie manuscrite qui provient des papiers mêmes du Chevalier, nous pouvons donner ce portrait, un peu différent de ce qu'il est dans la Correspondance de Mme du Deffand; on a fait subir à celui-ci, comme il arrive trop souvent, de prétendues petites corrections qui l'ont écourté.

«L'esprit de M. le Chevalier d'Aydie est chaud, ferme et vigoureux; tout en lui a la force et la vérité du sentiment. On dit de M. de Fontenelle qu'à la place du coeur il a un second cerveau; on pourrait croire que la tête du Chevalier contient un second coeur. Il prouve la vérité de ce que dit Rousseau, que c'est dans notre coeur que notre esprit réside89.

Note 89: (retour)

Dans le portrait tel qu'il a été imprimé en 1809, cette phrase sur Rousseau est supprimée, et l'on y a mis l'observation sur Fontenelle au passé: On a dit de M. de Fontenelle qu'il avait... Il résulte, au contraire, de notre version plus exacte et plus complète, que Fontenelle vivait encore quand Mme du Deffand traçait ce portrait. Quant à Rousseau, il s'agit ici de Jean-Baptiste, qui a dit dans son Épître à M. de Breteuil:

Votre coeur seul doit être votre guide:

Ce n'est qu'en lui que notre esprit réside.

«Jamais les idées du Chevalier ne sont affaiblies, subtilisées ni refroidies par une vaine métaphysique. Tout est premier mouvement en lui: il se laisse aller à l'impression que lui font les sujets qu'il traite. Souvent il en devient plus affecté, à mesure qu'il parle; souvent il est embarrassé au choix du mot le plus propre à rendre sa pensée, et l'effort qu'il fait alors donne plus de ressort et d'énergie à ses paroles. Il n'emprunte les idées ni les expressions de personne; ce qu'il voit, ce qu'il dit, il le voit et il le dit pour la première fois. Ses définitions, ses images sont justes, fortes et vives; enfin le Chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est la sublime et véritable éloquence.

«Mais le coeur n'a pas la faculté de toujours sentir, il a des temps de repos; alors le Chevalier paraît ne plus exister. Enveloppé de ténèbres, ce n'est plus le même homme, et l'ont croirait que, gouverné par un Génie, le Génie le reprend et l'abandonne suivant son caprice90. Quoique le Chevalier pense et agisse par sentiment, ce n'est peut-être pas néanmoins l'homme du monde le plus passionné ni le plus tendre; il est affecté par trop de divers objets pour pouvoir l'être fortement par aucun en particulier. Sa sensibilité est, pour ainsi dire, distribuée à toutes les différentes facultés de son âme, et cette diversion pourrait bien défendre son coeur et lui assurer une liberté d'autant plus douce et d'autant plus solide qu'elle est également éloignée de l'indifférence et de la tendresse. Cependant il croit aimer; mais ne s'abuse-t-il point? Il se passionne pour les vertus qui se trouvent en ses amis; il s'échauffe en parlant de ce qu'il leur doit, mais il se sépare d'eux sans peine, et l'on serait tenté de croire que personne n'est absolument nécessaire à son bonheur. En un mot, le Chevalier paraît plus sensible que tendre.

Note 90: (retour) L'imprimé de 1809 donne ici une version différente et qui mérite d'être reproduite, parce qu'elle ne laisse pas d'être heureuse et qu'elle semble de la plume même de l'auteur: «... Alors le Chevalier n'est plus le même homme: toutes ses lumières s'éteignent; enveloppé de ténèbres, s'il parle, ce n'est plus avec la même éloquence; ses idées n'ont plus la même justesse, ni ses expressions la même énergie, elles ne sont qu'exagérées; on voit qu'il se recherche sans se trouver: l'original a disparu, il ne reste plus que la copie.» Cette expression: il se recherche sans se trouver, nous paraît d'une trop bonne langue pour ne pas provenir de Mme du Deffand.

«Plus une âme est libre, plus elle est aisée à remuer. Aussi quiconque a du mérite peut attendre du Chevalier quelques moments de sensibilité. L'on jouit avec lui du plaisir d'apprendre ce qu'on vaut par les sentiments qu'il vous marque, et cette sorte de louanges et d'approbation est bien plus flatteuse que celle que l'esprit seul accorde et où le coeur ne prend point de part.

«Le discernement du Chevalier est éclairé et fin, son goût très-juste; il ne peut rester simple spectateur des sottises et des fautes du genre humain. Tout ce qui blesse la probité et la vérité devient sa querelle particulière. Sans miséricorde pour les vices et sans indulgence pour les ridicules, il est la terreur des méchants et des sots; ils croient se venger de lui en l'accusant de sévérité outrée et de vertus romanesques; mais l'estime et l'amour des gens d'esprit et de mérite le défendent bien de pareils ennemis.

Le Chevalier est trop souvent affecté et remué pour que son humeur soit égale; mais cette inégalité est plutôt agréable que fâcheuse. Chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et naturel dans ses différents changements, il plaît par ses propres défauts, et l'on serait bien fâché qu'il fût plus parfait.»

Sans être un bel-esprit, comme cela devenait de mode à cette date, le chevalier d'Aydie avait de la lecture et du jugement; il savait écouter et goûter; son suffrage était de ceux qu'on ne négligeait pas. Lorsque d'Alembert publia en 1753 ses deux premiers volumes de Mélanges, Mme du Deffand consulta les diverses personnes de sa société; elle alla, pour ainsi dire, aux voix dans son salon, et mit à part les avis divers pour que l'auteur en pût faire ensuite son profit; c'est sans doute ce qui a procuré l'opinion du chevalier d'Aydie qu'on trouve recueillie dans les Oeuvres de d'Alembert91. Très-lié avec Montesquieu, il écrivait de lui avec une effusion dont on ne croirait pas qu'un si grave génie pût être l'objet, et qui de loin devient le plus piquant comme le plus touchant des éloges: «Je vous félicite, madame, du plaisir que vous avez de revoir M. de Formont et M. de Montesquieu; vous avez sans doute beaucoup de part à leur retour, car je sais l'attachement que le premier a pour vous, et l'autre m'a souvent dit avec sa naïveté et sa sincérité ordinaire: «J'aime cette femme de tout mon coeur; elle me plaît, elle me divertit; il n'est pas possible de s'ennuyer un moment avec elle.» S'il vous aime donc, madame, si vous le divertissez, il y a apparence qu'il vous divertit aussi, et que vous l'aimez et le voyez souvent. Eh! qui n'aimerait pas cet homme, ce bon homme, ce grand homme, original dans ses ouvrages, dans son caractère, dans ses manières, et toujours ou digne d'admiration ou aimable!» —Sans donc nous étendre davantage ni anticiper sur les années moins brillantes, on saisit bien, ce me semble, la physionomie du chevalier à cet âge où il est donné de plaire: brave, loyal, plein d'honneur, homme d'épée sans se faire de la gloire une idole, homme de goût sans viser à l'esprit, coeur naturel, il était de ceux qui ne sont tout entiers eux-mêmes et qui ne trouvent toute leur ambition et tout leur prix que dans l'amour.

Note 91: (retour) Oeuvres posthumes, an VII, tome Ier, page 117.

On ne possède aucune des lettres qu'Aïssé lui adressa; nous n'avons l'image de cette passion, à la fois violente et délicate, que réfléchie dans le sein de l'amitié et déjà voilée par les larmes de la religion et du repentir. La fille d'Aïssé et du chevalier avait deux ans; leur liaison continuait avec des redoublements de tendresse de la part du chevalier, qui bien souvent pensait à se faire relever de ses voeux pour épouser l'amie à laquelle il aurait voulu assurer une position avouée et la paix de l'âme. Il semblait, en effet, qu'une inquiétude secrète se fût logée au coeur de la tendre Aïssé, et qu'elle n'osât jouir de son bonheur. Les attendrissements mêmes que lui causaient les témoignages du chevalier étaient trop vifs pour elle et la consumaient. Elle n'aurait rien voulu accepter qui fût contre l'intérêt et contre l'honneur de famille de celui qu'elle aimait. Une sorte de langueur passionnée la minait en silence. C'est alors que, dans l'été de 1726, Mme de Calandrini vint de Genève passer quelques mois à Paris, et se lia d'amitié avec elle. Cette dame, qui, par son mariage, tenait à l'une des premières familles de Genève, était Française et Parisienne, fille de M. Pellissary, trésorier général de la marine; elle avait eu l'honneur d'être célébrée, dans son enfance, par le poëte galant Pavillon92. Une soeur de Mme de Calandrini avait épousé le vicomte de Saint-John, père de lord Bolingbroke, qu'il avait eu d'un premier lit: de là l'étroite liaison des Calandrin avec les Bolingbroke, les Villette et les Ferriol. Genève ainsi tenait son coin chez les tories et dans la Régence. Mme de Calandrini était à la fois une femme aimable et une personne vertueuse; elle s'attacha à l'intéressante Aïssé, gagna sa confiance, reçut son secret, et lui donna des conseils qui peuvent paraître sévères, et qu'Aïssé ne trouvait que justes. Celle-ci, née pour les affections, et qui les avait dû refouler jusque-là, orpheline dès l'enfance, n'ayant pas eu de mère et l'étant à son tour sans oser le paraître, amante heureuse mais troublée dans son aveu, du moment qu'elle rencontra un coeur de femme digne de l'entendre; s'y abandonna pleinement, elle éclata: «Je vous aime comme ma mère, ma soeur, ma fille, enfin comme tout ce qu'on doit aimer.» De vifs regrets aussitôt, des retours presque douloureux s'y mêlèrent: «Hélas! que n'étiez-vous madame de Ferriol? vous m'auriez appris à connaître la vertu!» Et encore: «Hélas! madame, je vous ai vue malheureusement beaucoup trop tard. Ce que je vous ai dit cent fois, je vous le répéterai: dès le moment que je vous ai connue, j'ai senti pour vous la confiance et l'amitié la plus forte. J'ai un sincère plaisir à vous ouvrir mon coeur; je n'ai point rougi de vous confier toutes mes faiblesses; vous seule avez développé mon âme; elle était née pour être vertueuse. Sans pédanterie, connaissant le monde, ne le haïssant point, et sachant pardonner suivant les circonstances, vous sûtes mes fautes sans me mésestimer. Je vous parus un objet qui méritait de la compassion, et qui était coupable sans trop le savoir. Heureusement c'était aux délicatesses mêmes d'une passion que je devais l'envie de connaître la vertu. Je suis remplie de défauts, mais je respecte et j'aime la vertu...» Cette idée de vertu entra donc distinctement pour la première fois dans ce coeur qui était fait pour elle, qui y aspirait d'instinct, qui était malade de son absence, mais qui n'en avait encore rencontré jusque-là aucun vrai modèle. Cette pensée se trouve exprimée avec ingénuité, avec énergie, en maint endroit des lettres; elles suivirent de près le départ de Mme de Calandrini, à dater d'octobre 1726. Mlle Aïssé cause avec son amie de ses regrets d'être loin d'elle, du monde qu'elle a sous les yeux et qu'elle commence à trouver étrange, et aussi elle touche en passant l'état de ses propres sentiments et de ceux du chevalier; c'est un courant peu développé qui glisse d'abord et peu à peu grossit. Après bien des retards, bien des projets déjoués, il y a un voyage qu'elle fait à Genève; il y en a un à Sens où elle voit au couvent sa fille chérie. Sa santé décroît, ses scrupules de conscience augmentent, la passion du chevalier ne diminue pas; tout cela mène au triomphe des conseils austères et à une réconciliation chrétienne en vue de la mort, conclusion douce et haute, pleine de consolations et de larmes.

Note 92: (retour) Voir dans les Oeuvres d'Etienne Pavillon (1750, tome Ier, page 169) la lettre, moitié vers et moitié prose, adressée à Mlle Julie de Pellissary, âgée de huit ans. Dans l'une des lettres suivantes (page 175), sur le mariage de mademoiselle de Pellissary avec M. Warthon, il faut lire Saint-John et non pas Warthon.

Ce qui fait le charme de ces lettres, c'est qu'elles sont toutes simples et naturelles, écrites avec abandon et une sincérité parfaite. «Il y règne un ton de mollesse et de grâce, et cette vérité de sentiment si difficile à contrefaire93.» Je ne les conseillerais pas à de beaux-esprits qui ne prisent que le compliqué, ni aux fastueux qui ne se dressent que pour de grandes choses; mais les bons esprits, et qui connaissent les entrailles (pour parler comme Aïssé elle-même), y trouveront leur compte, c'est-à-dire de l'agrément et une émotion saine. Voltaire, qui avait eu communication du manuscrit pendant son séjour en Suisse, écrivait à d'Argental (de Lausanne, 12 mars 1758): «Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de Mlle Aïssé, écrites à une madame Calandrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu'une Champenoise. Ce qui me plaît de ses lettres, c'est qu'elle vous aimait comme vous méritez d'être aimé. Elle parle souvent de vous comme j'en parle et comme j'en pense.» La naïveté de Mlle Aïssé n'était pourtant pas si champenoise que le malin veut bien le dire, ce n'était pas la naïveté d'Agnès; elle savait le mal, elle le voyait partout autour d'elle, elle se reprochait d'y avoir trempé; mais du moins sa nature généreuse et décente s'en détachait avec aversion, avec ressort. Elle commence par nous raconter des historiettes assez légères, les nouvelles des théâtres, les grandes luttes de la Pellissier et de la Le Maure, la chronique de la Comédie-Italienne et de l'Opéra (son ami d'Argental était très-initié parmi ces demoiselles); puis viennent de menus tracas de société, les petits scandales, que la bonne madame de Parabère a été quittée par M. le Premier94, et qu'on lui donne déjà M. d'Alincourt. C'est une petite gazette courante, comme on en a trop peu en cette première partie du siècle. Mais que de certains éclats surviennent et réveillent en elle une surprise dont elle ne se croyait plus capable, comme le ton s'élève alors! comme un accent indigné échappe! «À propos, il y a une vilaine affaire qui fait dresser les cheveux à la tête: elle est trop infâme pour l'écrire; mais tout ce qui arrive dans cette monarchie annonce bien sa destruction.

Note 93: (retour) Article du Mercure de France, août 1788, page 181.
Note 94: (retour) Le premier écuyer, M. de Beringhen.

Que vous êtes sages, vous autres, de maintenir les lois et d'être sévères! il s'ensuit de là l'innocence.» N'en déplaise à Voltaire, cette petite Champenoise a des pronostics perçants; et ceci encore, à propos d'un revers de fortune qu'avait éprouvé Mme de Calandrini: «Quelque grands que soient les malheurs du hasard, ceux qu'on s'attire sont cent fois plus cruels. Trouvez-vous qu'une religieuse défroquée, qu'un cadet cardinal, soient heureux, comblés de richesses? Ils changeraient bien leur prétendu bonheur contre vos infortunes.»

Un trait bien honorable pour Mlle Aïssé, c'est l'antipathie violente et comme instinctive qu'elle inspirait à Mme de Tencin. Je ne veux pas faire de morale exagérée; c'est la mode aujourd'hui de parler légèrement des femmes du XVIIIème siècle; j'en pense tout bas bien moins de mal qu'on n'en dit. Tant qu'elles furent jeunes, je les livre à vos anathèmes, elles ont fait assez pour les mériter; mais, une fois qu'elles avaient passé quarante ans, ces personnes-là avaient toute leur valeur d'expérience, de raison, de tact social accompli; elles avaient de la bonté même et des amitiés solides, bien qu'elles sussent à fond leur La Bruyère. Mme de Parabère, une des plus compromises de ces femmes de la Régence, joue un rôle charmant dans les Lettres d'Aïssé, et, comme dit celle-ci, «elle a pour moi des façons touchantes.» C'est elle et Mme du Deffand qui, lorsque la malade désire un confesseur, se chargent de lui en trouver un; car il faut avant tout se cacher de Mme de Ferriol qui est entichée de molinisme, et qui aime mieux qu'on meure sans confession que de ne pas en passer par la Bulle. Mme du Deffand indique le Père Boursault, Mme de Parabère prête son carrosse pour l'envoyer chercher, et elle a soin pendant ce temps d'emmener hors du logis Mme de Ferriol. Il a dû être beaucoup pardonné à Mme de Parabère pour cette conduite tendre; dévouée, compatissante, pour cette oeuvre de Samaritaine. Mais Mme de Tencin, c'est autre chose, et je suis un peu de l'avis de cet amant qui se tua chez elle dans sa chambre, et qui par testament la dénonça au monde comme une scélérate. Cupide, rapace, intrigante, elle détestait en Mlle Aïssé un témoin modeste et silencieux; la vue seule de cette créature d'élite, et douée d'un sens moral droit, lui était comme un reproche; elle cherchait à se venger par des affronts, elle lui faisait fermer sa porte; chez sa soeur, elle prenait ses précautions pour ne la point rencontrer. Ennemie naturelle du chevalier, par cela même qu'elle l'est de sa noble amie, elle leur invente des torts, ils n'en ont d'autre que de la pénétrer et de la juger. Le cardinal, tout dépravé qu'il est, vaut mieux; il évite les tracasseries inutiles, il a des attentions et des complaisances pour Aïssé. Quelques passages des Lettres le donnent à connaître pour un de ces hommes qui (tel que nous avons vu Fouché) ne font pas du moins le mal quand il ne leur est d'aucun profit, et qui de près se font pardonner leurs vices par une certaine facilité et indulgence95.

Note 95: (retour) Les lettres qu'on a publiées de Mme de Tencin au duc de Richelieu ne sont pas faites pour diminuer l'idée qu'on a de son ambition effrénée et de ses manéges, mais elles sont propres à donner une assez grande idée de la fermeté de son esprit. Le caractère apathique et nul de Louis XV ne paraît jamais plus méprisable que lorsqu'il lui mérite le mépris de Mme de Tencin. Parlant du relâchement et de l'anarchie croissante au sein du pouvoir, elle prédit la ruine aussi nettement qu'Aïssé l'a fait tout à l'heure: «À moins que Dieu n'y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l'État ne culbute.» (Lettre de Mme de Tencin au duc de Richelieu, du 18 novembre 1743.)

Mme du Deffand, malgré le beau rôle de confidente qu'elle partage avec Mme de Parabère et les louanges reconnaissantes de la fin, est jugée sévèrement dans cette correspondance d'Aïssé; rien ne peut compenser l'effet de la lettre XVI, où se trouve racontée cette étrange histoire du raccommodement de la dame avec son mari, cette reprise de six semaines, puis le dégoût, l'ennui, le départ forcé du pauvre homme, et l'inconséquente délaissée qui demeure à la fois sans mari et sans amant. Toute cette avant-scène de la vie de Mme du Deffand serait restée inconnue sans le récit d'Aïssé. Je sais quelqu'un qui a écrit: «Ce qu'était l'abîme qu'on disait que Pascal voyait toujours près de lui, l'ennui l'était à Mme du Deffand; la crainte de l'ennui était son abîme à elle, que son imagination voyait constamment et contre lequel elle cherchait des préservatifs et, comme elle disait, des parapets dans la présence des personnes qui la pouvaient désennuyer.» Jamais on n'a mieux compris cet effrayant empire de l'ennui sur un esprit bien fait, que le jour où, malgré les plus belles résolutions du monde, l'ennui que lui cause son mari se peint si en plein sur sa figure,—où, sans le brusquer, sans lui faire querelle, elle a un air si naturellement triste et désespéré, que l'ennuyeux lui-même n'y tient pas et prend le parti de déguerpir. Mme du Deffand, on l'apprend aussi par là, eut beaucoup à faire pour réparer, pour regagner la considération qu'elle avait su perdre même dans ce monde si peu rebelle. Elle y travailla, elle y réussit complètement avec les années; dix ou douze ans après cette vilaine aventure, elle avait la meilleure maison de Paris, la compagnie la plus choisie, les amis les plus illustres, les plus délicats ou les plus austères, Hénault, Montesquieu, d'Alembert lui-même. Plus les yeux qu'elle avait eus si beaux se fermèrent, et plus son règne s'assura. On le conçoit même aujourd'hui encore quand on la lit. Toute cette justesse, cet à-propos de raison, cette netteté d'imagination qu'elle n'avait pas su garder dans sa conduite, elle l'eut dans sa parole; et du moment qu'elle ne quitta guère son fauteuil, tout fut bien96.

Note 96: (retour) Le genre de précision dans le bien-dire, que je trouve chez Mme du Deffand et chez les femmes d'esprit de la première moitié du XVIIIème siècle, me semble ne pouvoir être mieux défini en général que par ce que Mlle De Launay dit de la duchesse du Maine: «Personne, dit-elle, n'a jamais parlé avec plus de justesse, de netteté et de rapidité, ni d'une manière plus noble et plus naturelle. Son esprit n'emploie ni tours, ni figures, ni rien de tout ce qui s'appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d'un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer.» Voilà l'idéal primitif du bien-dire parmi les femmes du XVIIIème siècle, au moment où elles se détachent du pur genre de Louis XIV. Il y a eu des variations sans doute, des degrés et des nuances, mais on a le type et le fond. Mme du Deffand portait plus de feu, plus d'imagination dans le propos; pourtant chez elle, comme chez Mlle De Launay, comme chez d'autres encore, ce qui frappe avant tout, c'est le tour précis, l'observation rigoureuse, la perfection juste, ni plus ni moins. L'écueil est un peu de sécheresse.

Mais ce qui intéresse avant tout dans ce petit volume, c'est Aïssé elle-même et son tendre chevalier; la noble et discrète personne suit tout d'abord, en parlant d'elle et de ses sentiments, la règle qu'elle a posée en parlant du jeu de certaine prima donna: «Il me semble que, dans le rôle d'amoureuse, quelque violente que soit la situation, la modestie et la retenue sont choses nécessaires; toute passion doit être dans les inflexions de la voix et dans les accents. Il faut laisser aux hommes et aux magiciens les gestes violents et hors de mesure; une jeune princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions.» L'aimable princesse circassienne fait de la sorte en ce qui la touche, sans trop s'en douter; elle se contient, elle se diminue plutôt. À la manière dont elle parle d'elle et de sa personne, on serait par moments tenté de lui croire des charmes médiocres et de chétifs agréments. Écoutez-la, elle prend de la limaille, elle est maigre; à force d'aller à la chasse aux petits oiseaux dans ses voyages d'Ablon, elle est hâlée et noire comme un corbeau. Peu s'en faut qu'elle ne dise d'elle comme la spirituelle Mlle De Launay en commençant son portrait: «De Launay est maigre, sèche et désagréable...» Oh! non pas! et n'allez pas vous fier à ces façons de dire, encore moins pour l'aimable Aïssé; elle était quelque chose de léger, de ravissant, de tout fait pour prendre les coeurs; ses portraits le disent, la voix des contemporains l'atteste, et le sans-façon même dont elle accommode ses diminutions de santé ressemble à une grâce97.

Note 97: (retour) Ce négligé qui se retrouve dans son langage et sous sa plume la distingue encore des autres femmes d'esprit du moment, dont le style, avec tant de qualités parfaites de netteté et de précision, ne se sauvait pas de quelque sécheresse. Le tour d'Aïssé a gardé davantage du XVIIème siècle; elle court, elle voltige, elle n'appuie pas.

Au moral on la connaît déjà: de ce qu'elle a des scrupules, de ce que des considérations de vertu et de devoir la tourmentent, ne pensez pas qu'elle soit difficile à vivre pour ceux qui l'aiment; on sent, à des traits légèrement touchés, de quel enchantement devait être ce commerce habituel pour le mortel unique qu'elle s'était choisi; ainsi dans cette lettre XVIème (celle même où il était question de Mme du Deffand): «J'ai lieu d'être très-contente du chevalier; il a la même tendresse et les mêmes craintes de me perdre. Je ne mésuse point de son attachement. C'est un mouvement naturel chez les hommes de se prévaloir de la faiblesse des autres: je ne saurais me servir de cette sorte d'art; je ne connais que celui de rendre la vie si douce à ce que j'aime, qu'il ne trouve rien de préférable; je veux le retenir à moi par la seule douceur de vivre avec moi. Ce projet le rend aimable; je le vois si content, que toute son ambition est de passer sa vie de même98.» Elle ne le voyait pas toujours aussi souvent qu'ils auraient voulu. Sa santé, à lui aussi, devenait parfois une inquiétude, et sa poitrine délicate alarmait. Ses affaires le forçaient à des voyages en Périgord; son service, comme officier des gardes, le retenait à Versailles près du roi; il accourait dès qu'il avait une heure, et surprenait bien agréablement, jouissant du bonheur visible qu'il causait. Le joli chien Patie, comme s'il comprenait la pensée de sa maîtresse, se tenait toujours en sentinelle à la porte pour attendre les gens du chevalier.—Cependant Aïssé était une de ces natures qui n'ont besoin que d'être laissées à elles-mêmes pour se purifier: elle allait toute seule dans le sens des conseils de Mme de Calandrini. Le chevalier, dans son dévouement, n'y résistait pas. Sans partager les vues religieuses de son amie, et pensant au fond comme son siècle, il consentait à tout, il se résignait d'avance à tous les termes où l'on jugerait bon de le réduire, pourvu qu'il gardât sa place dans le coeur de sa chère Sylvie, c'est ainsi qu'il la nommait. La pauvre petite, placée au couvent de Sens, faisait désormais leur noeud innocent, leur principal devoir à tous deux; ils se consacraient à lui ménager un avenir. Tout ce qu'on racontait de cet enfant était merveille, tellement qu'il n'y avait pas moyen de se repentir de sa naissance. Lors de la visite qu'Aïssé lui fit à son retour de Bourgogne, dans l'automne de 1729, on trouve de délicieux témoignages d'une tendresse à demi étouffée, le cri des entrailles de celle qui n'ose paraître mère. Enfin les tristes années arrivent, les heures du mal croissant et de la séparation suprême. Le chevalier ne se dément pas un moment; ce sont des inquiétudes si vraies, des agitations si touchantes, que cela fait venir les larmes aux yeux à tous ceux qui en sont témoins. Moins il espère désormais, et plus il donne; à celle qui voudrait le modérer et qui trouve encore un sourire pour lui dire que c'est trop, il semble répondre comme dans Adélaïde du Guesclin:

C'est moi qui te dois tout, puisque c'est moi qui t'aime!

Note 98: (retour) C'est le même sentiment, le même voeu enchanteur, à jamais consacré par Virgile:

... Hic ipso tecum cousumerer aevo!

«Il faut pourtant que je vous dise que rien n'approche de l'état de douleur et de crainte où l'on est: cela vous ferait pitié; tout le monde en est si touché, que l'on n'est occupé qu'à le rassurer. Il croit qu'à force de libéralités il rachètera ma vie; il donne à toute la maison, jusqu'à ma vache, à qui il a acheté du foin; il donne à l'un de quoi faire apprendre un métier à son enfant; à l'autre, pour avoir des palatines et des rubans, à tout ce qui se rencontre et se présente devant lui: cela vise quasi à la folie. Quand je lui ai demandé à quoi tout cela était bon, il m'a répondu: «À obliger tout ce qui vous environne à avoir soin de vous.»—C'est assez repasser sur ce que tout le monde a pu lire dans les lettres mêmes. Mlle Aïssé mourut le 13 mars 1733; elle fut inhumée à Saint-Roch, dans le caveau de la famille Ferriol. Elle approchait de l'âge de quarante ans99.

Note 99: (retour) Nous voulons pourtant rappeler ici en note (ne trouvant pas moyen de le faire autrement) que dans cette dernière maladie (1732), Voltaire avait envoyé à Mlle Aïssé un ratafia pour l'estomac, accompagné d'un quatrain galant qui s'est conservé dans ses oeuvres. De loin (ô vanité de la douleur même!), tout cela s'ajoute, se mêle, l'angoisse unique et déchirante, l'intérêt aimable et léger, un trait gracieux de bel-esprit célèbre, et un coeur d'amant qui se brise. Même pour ceux qui ne restent pas indifférents, c'est devoir, dans cet inventaire final, de tenir compte de tout.—Voir ci-après les notes [H] et [I].

La fidèle Sophie, qui est aussi essentielle dans l'histoire de sa maîtresse que l'est la bonne Rondel dans celle de Mlle De Launay, ne tarda pas, pour la mieux pleurer, à entrer dans un couvent.

Mais le chevalier! sa douleur fut ce qu'on peut imaginer; il se consacra tout entier à cette tendre mémoire et à la jeune enfant qui désormais la faisait revivre à ses yeux. Dès qu'elle fut en âge, il la retira du couvent de Sens, il l'adopta ouvertement pour sa fille, la dota et la maria (1740) à un bon gentilhomme de sa province, le vicomte de Nanthia [J]. «Ma mère m'a souvent raconté, écrit M. de Sainte-Aulaire100, que, lors de l'arrivée en Périgord du chevalier d'Aydie avec sa fille, l'admiration fut générale; il la présenta à sa famille, et, suivant la coutume du temps, il allait chevauchant avec elle de château en château; leur cortége grossissait chaque jour, parce que la fille d'Aïssé emmenait à sa suite et les hôtes de la maison qu'elle quittait et tous les convives qu'elle y avait rencontrés.» Ainsi allait, héritière des grâces de sa mère, cette jeune reine des coeurs. Nous retrouvons le chevalier à Paris l'année suivante (décembre 1741), adressant à sa chère petite, comme il l'appelle, toutes sortes de recommandations sur sa prochaine maternité [K], et il ajoutait: «M. de Boisseuil, qui doit retourner en Périgord au mois de janvier, m'a promis de se charger du portrait de votre mère. Je ne doute pas qu'il ne vous fasse grand plaisir. Vous verrez les traits de son visage; que ne peut-on de même peindre les qualités de son âme!» Cependant, l'âge venant, pour ne plus quitter sa fille, il dit adieu à Paris et se fixa au château de Mayac, chez sa soeur la marquise d'Abzac. Vingt années déjà s'étaient écoulées depuis la perte irréparable. Les lettres qu'on a de lui, écrites à Mme du Deffand (1733-1754), nous le montrent établi dans la vie domestique, à la fois fidèle et consolé. La main souveraine du temps apaise ceux même qu'elle ne parvient point à glacer. C'est bien au fond le même homme encore, non plus du tout brillant, devenu un peu brusque, un peu marqué d'humeur, mais bon, affectueux, tout aux siens et à ses amis, c'est le même coeur: «Car vous qui devez me connaître, vous savez bien, madame, que personne ne m'a jamais aimé que je ne le lui aie bien rendu.» Que fait-il à Mayac? il mène la vie de campagne, surtout il ne lit guère: «Le brave Julien, dit-il, m'a totalement abandonné: il ne m'envoie ni livres, ni nouvelles, et il faut avouer qu'il me traite assez comme je le mérite, car je ne lis aujourd'hui que comme d'Ussé, qui disait qu'il n'avait le temps de lire que pendant que son laquais attachait les boucles de ses souliers. J'ai vraiment bien mieux à faire, madame: je chasse, je joue, je me divertis du matin jusqu'au soir avec mes frères et nos enfants, et je vous avouerai tout naïvement que je n'ai jamais été plus heureux, et dans une compagnie qui me plaise davantage.» Il a toutefois des regrets pour celle de Paris; il envoie de loin en loin des retours de pensée à Mmes de Mirepoix et du Châtel, aux présidents Hénault et de Montesquieu, à Formont, à d'Alembert: «J'enrage, écrit-il (à Mme du Deffand toujours), d'être à cent lieues de vous, car je n'ai ni l'ambition ni la vanité de César: j'aime mieux être le dernier, et seulement souffert dans la plus excellente compagnie, que d'être le premier et le plus considéré dans la mauvaise, et même dans la commune; mais si je n'ose dire que je suis ici dans le premier cas, je puis au moins vous assurer que je ne suis pas dans le second: j'y trouve avec qui parler, rire et raisonner autant et plus que ne s'étendent les pauvres facultés de mon entendement, et l'exercice que je prétends lui donner.» Ces regrets, on le sent bien, sont sincères, mais tempérés; il n'a pas honte d'être provincial et de s'enfoncer de plus en plus dans la vie obscure: il envoie à Mme du Deffand des pâtés de Périgord, il en mange lui-même101; il va à la chasse malgré son asthme; il a des procès; quand ce ne sont pas les siens, ce sont ceux de ses frères et de sa famille. Ainsi s'use la vie; ainsi finissent, quand ils ne meurent pas le jour d'avant la quarantaine, les meilleurs même des chevaliers et des amants.

Note 100: (retour) Dans la Notice manuscrite sur le chevalier d'Aydie, dont nous lui devons communication.
Note 101: (retour) Voir, dans le premier des deux volumes déjà indiqués (Correspondance de Mme du Deffand, 1809), pages 334 et 347, des passages de lettres du comte Desalleurs, ambassadeur à Constantinople; en envoyant ses amitiés au chevalier, il le peint très-bien et nous le rend en quelques traits dans sa seconde forme non romanesque, qui ne laisse pas d'être piquante et de rester très-aimable.—Il ne faudrait pas d'ailleurs prendre tout à fait au mot le chevalier (on nous en avertit) sur cette vie de Mayac et sur le bon marché qu'il a l'air d'en faire. Le château de Mayac était, durant les mois d'été, le rendez-vous de la haute noblesse de la province et de très-grands seigneurs de la Cour; on y venait même de Versailles en poste, et la vie était loin d'y être aussi simple que le dit le chevalier. Notre vénérable et agréable confrère, M. de Féletz, nous apprend là-dessus des choses intéressantes qui sont pour lui des souvenirs. Jeune, partant pour Paris en 1784, il fut conduit par son père à Mayac, où vivait encore l'abbé d'Aydie, frère du chevalier, et plus qu'octogénaire; il reçut du spirituel vieillard des conseils. Un jeune homme de qualité ne quittait point, en ce temps-là, le Périgord sans avoir été présenté à Mayac; c'était le petit Versailles de la province,—Voir ci-après la note [L].

Il mourut non pas en 1758, comme le disent les biographies, mais bien deux ans plus tard. Un mot d'une lettre de Voltaire à d'Argental, qu'on range à la date du 2 février 1761, indique que sa mort n'eut lieu en effet que sur la fin de 1760. Voltaire parle avec sa vivacité ordinaire des calomniateurs et des délateurs qu'il faut pourchasser, et il ajoute en courant: «Le chevalier d'Aydie vient de mourir en revenant de la chasse: on mourra volontiers après avoir tiré sur les bêtes puantes.» C'est ainsi que la mort toute fraîche d'un ami, ou, si c'est trop dire, d'une connaissance si anciennement appréciée, de celui qu'on avait comparé une fois à Couci, ne vient là que pour servir de trait à la petite passion du moment. Celui qui vit ne voit qu'un prétexte et qu'un à-propos d'esprit dans celui qui meurt [M].

Cependant la postérité féminine d'Aïssé prospérait en beauté et en grâce; je ne sais quel signe de la fine race circassienne continuait de se transmettre et de se refléter à de jeunes fronts. Mme de Nanthia n'eut qu'une fille unique qui fut mariée au comte de Bonneval, de l'une des premières familles du Limousin [N]; mais ici la tige discrète, qui n'avait par deux fois porté qu'une fleur, sembla s'enhardir et se multiplia. Il s'était glissé dans mon premier travail une bien grave erreur que je suis trop heureux de pouvoir réparer: j'avais dit que la race d'Aïssé était éteinte, elle ne l'est pas. Deux filles et un fils issus de Mme de Bonneval, à savoir, la vicomtesse d'Abzac, la comtesse de Calignon et le marquis de Bonneval, qu'on appelait le beau Bonneval à la Cour de Berlin pendant l'émigration, continuèrent les traditions d'une famille en qui les dons de la grâce et de l'esprit sont reconnus comme héréditaires; la vicomtesse d'Abzac fut la seule qui mourut sans enfants, et les autres branches n'ont pas cessé de fleurir. Mme d'Abzac [O], au rapport de tous, était une merveille de beauté. Parlant d'elle et de sa mère, ainsi que de son aïeule, un témoin bien bon juge des élégances, M. de Sainte-Aulaire, nous dit: «Un de mes souvenirs d'enfance les plus vifs, c'est d'avoir vu ces trois dames ensemble: les deux dernières (Mmes d'Abzac et de Bonneval), dans tout l'éclat de leur beauté, semblaient être des soeurs, et Mme de Nanthia, malgré son âge de plus de soixante ans, ne déparait pas le groupe.» Un autre témoin bien digne d'être écouté, une femme qui se rattache à ces souvenirs d'enfance par la mémoire du coeur, nous dit encore: «Mme de Nanthia était très-belle, fort spirituelle et d'un aspect très-fier. Sa fille, la marquise de Bonneval, qui n'était que jolie, était l'une des femmes les plus délicieuses de son temps. Sa grâce était incomparable; à soixante-dix ans, elle en mettait encore dans ses moindres actions, dans ses moindres paroles. Elle contait à ravir, et sa conversation était si attrayante, son esprit si charmant, que je quittais tous les jeux de mon âge pour l'aller entendre quand elle venait chez ma mère. Quoique j'aie bien peu de mémoire, j'ai encore sous mes yeux ce type de femme aussi présent que si je l'avais quittée hier, je l'ai cherché partout depuis, mais sans jamais le retrouver. Elle était à la fois si majestueuse et si affable, si bonne et si gracieuse à tous!... Aussi, petits et grands, tous l'adoraient. Mlle Aïssé devait lui ressembler. Mme de Calignon était peut-être plus capable de dévouement, car sa nature était plus exaltée. Elle avait autant d'esprit, beaucoup plus d'instruction, des qualités aussi solides. C'était aussi une très-grande dame dans toute sa personne. Dans toute autre famille elle eût passé pour fort jolie, et je l'ai vue encore charmante. Mais ce n'était plus ce je ne sais quoi de sa mère, qui captivait au premier instant et gagnait aussitôt les coeurs. Elle avait traversé la Révolution encore fort jeune; elle était moins femme de cour. Mme d'Abzac, sa soeur aînée, morte à quarante ans dans notre petit Saint-Yrieix, vers l'époque, je crois, du Consulat, était d'une si prodigieuse beauté, que bien peu de temps avant sa mort, alors qu'elle était hydropique, on s'arrêtait pour l'admirer lorsqu'on pouvait l'apercevoir. Je n'ai vu d'elle que ses portraits: c'est l'idéal de la beauté.» Voilà une partie des réparations que je devais à la vérité; j'en ai d'autres à faire encore au sujet du portrait et des sentiments. «Jamais, me dit le même témoin si bien informé, jamais la famille de Bonneval n'a renié Mlle Aïssé... En recueillant mes souvenirs d'enfance, je reste persuadée que sa mémoire était chère à sa petite-fille. Ce fut elle qui prêta ses Lettres à mon père, et son portrait, bien loin d'être relégué au grenier, resta dans le salon ou la galerie de Bonneval, jusqu'au moment où cette belle terre fut vendue à un parent d'une autre branche. Celui-ci se réserva les portraits des ancêtres, et les plus notables de la branche aînée; il eut celui du Pacha, celui même de Marguerite de Foix, grande alliance royale des Bonneval au XVe siècle, tandis que la belle Aïssé, moins historique, suivit son arrière-petit-fils à Guéret où elle était, je pense, bien affligée de se trouver.» Si de Guéret le portrait passa depuis à la campagne, ce fut pour être placé, non dans un salon, il est vrai, mais dans une chambre à coucher avec d'autres tableaux précieux. Je pourrais ajouter plus d'une particularité encore, toujours dans le même sens, notamment le témoignage que je reçois de M. Tenant de Latour, père de notre ami le poète Antoine de Latour: jeune, à l'occasion du portrait, il eut une longue conversation sur Mlle Aïssé avec Mme de Calignon, qui s'y prêta d'elle-même. Enfin les lettres de la marquise de Créquy que nous donnons au public pour la première fois, et dont nous devons communication à la parfaite obligeance de la famille de Bonneval, prouvent assez que Mme de Nanthia ne répugnait point au souvenir de sa mère, et que son coeur s'ouvrait sans effort pour s'entretenir d'elle avec les personnes qui l'avaient connue.

Cela dit, et cette justice rendue à une noble et gracieuse descendance au profit de laquelle nous sommes heureux de nous trouver en partie déshérités, on nous accordera pourtant d'oser maintenir et de répéter ici notre conclusion première; car, comme l'a dit dès longtemps le Poète, à quoi bon tant questionner sur la race? «Telle est la génération des feuilles dans les forêts, telle aussi celle des mortels. Parmi les feuilles, le vent verse les unes à terre, et la forêt verdoyante fait pousser les autres sitôt que revient la saison du printemps: c'est ainsi que les races des hommes tantôt fleurissent, et tantôt finissent 102.» Tenons-nous à ce qui ne meurt pas.

Note 102: (retour) Iliade, liv. VI, 146. Ces admirables paroles d'Homère devraient s'inscrire comme devise en tête de toutes les généalogies.

Il en est des amants comme des poëtes, ils ont surtout une famille, tous ceux qui, venus après eux, les sentent, tous ceux qui, ne les jugeant qu'à leurs flammes, les envient. Le jeune homme à qui ses passions font trêve et donnent le goût de s'éprendre des douces histoires d'autrefois, la jeune femme dont ces fantômes adorés caressent les rêves, le sage dont ils reviennent charmer ou troubler les regrets, le studieux peut-être et le curieux que sa sensibilité aussi dirige, eux tous, sans oublier l'éditeur modeste, attentif à recueillir les vestiges et à réparer les moindres débris, voilà encore le cortège le plus véritable, voilà la postérité la plus assurée et non certes la moins légitime des poétiques amants. Elle n'a point manqué jusqu'ici à l'ombre aimable d'Aïssé, et chaque jour elle se perpétue en silence. Son petit volume est un de ceux qui ont leurs fidèles et qu'on relit de temps en temps, même avant de l'avoir oublié. C'est une de ces lectures que volontiers on conseille et l'on procure aux personnes qu'on aime, à tout ce qui est digne d'apprécier ce touchant mélange d'abandon et de pureté dans la tendresse, et de sentir le besoin d'une règle jusqu'au sein du bonheur.

NOTES

Note A: (retour) Dans une lettre à M. Du Lignon, datée de Soleure, octobre 1712, Jean-Baptiste s'était justifié de l'imputation en ces termes: «... Pour l'ode qu'on a eu la méchanceté d'appliquer à Mme de Ferriol, pour me brouiller avec la meilleure amie et la plus vertueuse femme en tout sens que je connoisse dans le monde, vous savez ce que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Toutes les calomnies dont mes ennemis m'ont chargé ne m'ont point touché en comparaison de celle-là. Cette dame, à qui j'ai des obligations infinies, sait heureusement la vérité, et je n'ai rien perdu dans son estime. Quand je fis cette ode, je ne la connoissois pas, et elle ne connoissoit pas le maréchal d'Uxelles. Cette petite pièce a couru le monde plus de dix ans avant qu'on s'avisât d'en faire aucune application. C'est une galanterie imitée d'Horace, qui avoit rapport à une aventure où j'étois intéressé; et les personnages dont il y est question ne sont guère plus connus dans le monde que la Lydie et le Télèphe de l'original. Je l'avois fait imprimer, et j'en ai encore chez moi les feuilles, que je n'ai supprimées que depuis que j'ai su l'outrage qu'on faisoit, à l'occasion de cet ouvrage, aux deux personnes du monde que j'honore le plus. Il y a deux mille femmes dans Paris à qui elle pourroit être justement appliquée, et l'imposture a choisi celle du monde à qui elle convient le moins.»—Pour peu que ce qui concerne le sens de l'ode soit aussi exact et aussi vrai que ce qu'il dit de la vertu de Mme de Ferriol, on sera tenté de rabattre des assertions de Rousseau; mais peu nous importe! nous ne voulions que rappeler les bruits malins.

Note B: (retour) Voici l'extrait de baptême, tel qu'il se trouve aux Archives de l'Hôtel de Ville de Paris:

SAINT-EUSTACHE.

(Baptesmes.)

Du mardi 21e décembre 1700.

«Fut baptisé Charles-Augustin, né d'hier, fils de messire Augustin de Ferriol, escuyer, baron d'Argental, conseiller du Roy au Parlement de Metz, trésorier receveur général des finances du Dauphiné, et de dame Marie-Angélique de Tencin, son espouse, demeurant rue des Fossez-Montmartre. Le parrain, messire Charles de Ferriol, chevalier, conseiller du Roy en ses conseils, ambassadeur de Sa Majesté à la Porte Ottomane, représenté par Antoine de Ferriol103, frère du présent baptisé: la marraine, dame Louise de Buffevant, femme de messire Antoine de Tencin, chevalier, conseiller du Roy en ses conseils, président à mortier au Parlement de Grenoble, cy-devant premier président du Sénat de Chambéry, représentée par damoiselle Charlotte Haidée104, lesquels ont déclaré ne sçavoir signer.
«Signé: FERRIOL, J. VALLIN DE SÉRIGNAN.»

Note 103: (retour) C'est Pont-de-Veyle.
Note 104: (retour) Mlle Aïssé.

Note C: (retour) Nous avons beaucoup interrogé les savants sur l'origine de ce nom. D'après le dernier et le plus précis renseignement que nous devons à M. Maury, de la Bibliothèque de l'Institut, Haidé est un nom circassien que portent souvent les femmes qui viennent de ce pays, et qu'on leur conserve en les vendant. C'est ainsi qu'il se trouve répandu en Turquie, sans être pour cela ni turc ni arabe; car il ne doit point se confondre avec le nom de femme Aïsché, dont la prononciation arabe est Aïscha (Ayescha). De ce nom circassien d'Haidé, dénaturé et adouci selon la prononciation parisienne, on aura fait Aïssé.

Note D: (retour) Le nom de Grèce se mariait volontiers à celui d'Aïssé dans l'esprit des contemporains. Lorsque l'abbé Prevost publia l'Histoire d'une Grecque moderne, assez agréable roman où l'on voit une jeune Grecque, d'abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en veut faire sa maîtresse, résister à l'amour de son libérateur, et n'être peut-être pas aussi insensible pour un autre que lui, on crut qu'il avait songé à notre héroïne. Mme de Staal (De Launay) écrivait à M. d'Héricourt: «J'ai commencé la Grecque à cause de ce que vous m'en dites: on croit en effet que Mlle Aïssé en a donné l'idée; mais cela est bien brodé, car elle n'avait que trois ou quatre ans quand on l'amena en France.»

Enfin, voici des vers du temps sur mademoiselle Aïssé, à ce même titre de Grecque:

Aïssé de la Grèce épuisa la beauté:

Elle a de la France emprunté

Les charmes de l'esprit, de l'air et du langage.

Pour le coeur je n'y comprends rien:

Dans quel lieu s'est-elle adressée?

Il n'en est plus comme le sien

Depuis l'Age d'or ou l'Astrée.

Ces vers sont placés à la fin des Lettres de Mlle Aïssé, dans la première édition de 1787. On les retrouve en deux endroits de la nouvelle édition corrigée et augmentée du portrait de l'auteur (Lausanne, J. Mourer; et Paris, La Grange, 1788): d'abord au bas du portrait, puis à la fin du volume. Ici l'intitulé est:

Envoi à mademoiselle Aïssé, par M. le professeur Vernet, de Genève.

Note E: (retour) «Haut et puissant seigneur, messire Charles de Ferriol, baron d'Argental, conseiller du Roi en tous ses conseils, ci-devant ambassadeur extraordinaire à la Porte Ottomane, âgé d'environ 75 ans, décédé hier en son hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse, a été inhumé en la cave de la chapelle de sa famille, en cette église, présens Antoine de Ferriol de Pont-de-Veyle, écuyer, conseiller, lecteur de la chambre du Roi, et Charles-Augustin de Ferriol d'Argental, écuyer, conseiller du Roi en son Parlement de Paris, ses deux neveux, demeurants dit hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse.

Signé: DE FERRIOL DE PONT-DE-VEYLE,
DE FERRIOL D'ARGENTAL, BLONDEL DE GAGNY»
(Extrait des Archives de l'État civil.)

L'acte est du 27 octobre 1722.

Note F: (retour) Voulant de plus en plus m'assurer de cette absence essentielle de M. de Ferriol durant onze années consécutives, j'ai prié M. Mignet de vouloir bien la faire vérifier encore d'après les dépêches, et j'ai reçu la réponse suivante, qui confirme pleinement nos premières conjectures et y apporte l'appui de plusieurs circonstances très-importantes. On nous excusera de donner in extenso ces pièces tout à fait décisives.

«Il est certain que M. de Ferriol ne fit aucun voyage en France de 1699 à 1711, car sa correspondance avec la Cour est régulière. Pourtant elle présente deux interruptions; mais, loin qu'on puisse les attribuer à l'éloignement de l'ambassadeur, elles ne font au contraire que confirmer sa présence à Constantinople.

«La première, en 1703, est de trois mois. D'une part, elle est trop courte pour qu'à cette époque M. de Ferriol pût se rendre, dans cet intervalle, de Constantinople en France; d'autre part, elle est suffisamment expliquée par l'extrait suivant d'une lettre du Roi à M. de Ferriol:

«Extrait d'une lettre de Louis XIV à M. de Ferriol.

A Versailles, le 4 mai 1703.

Monsieur de Ferriol, les dernières lettres que j'ay reçues de vous sont du 24 décembre de l'année dernière et du 28 janvier de cette année; je suis persuadé qu'il y en aura eu plusieurs de perdues, car il y a lieu de croire que vous m'auriez informé des changements arrivés à la Porte (la déposition et la mort violente du grand-vizir) depuis votre lettre du mois de janvier. Je ne les ay cependant appris que par les nouvelles d'Allemagne. On craignoit à Vienne le caractère entreprenant du dernier visir; son malheur a été regardé comme une nouvelle asseurance de la paix, et la continuation en a paru d'autant plus certaine qu'elle est l'ouvrage du nouveau visir mis en sa place.»

«La seconde interruption dans la correspondance de M. de Ferriol a lieu en 1709; elle est le résultat d'une maladie dont l'ambassadeur indique lui-même la cause et les détails dans la première lettre qu'il écrit à la suite de cette maladie:

«M. de Ferriol à M. le marquis de Torcy.

«A Péra, le 27 août 1709.

«Monsieur,

«J'avois résolu de me raporter au récit qui vous seroit fait par M. le comte de Rassa que j'envoye en France, de la manière indigne dont j'ay été traité pendant ma maladie et ma prison, mais comme il s'agit de la suspression des actes injurieux à ma personne et au caractère dont j'ay l'honneur d'estre revêtu, vous me permettrés, monsieur, de vous informer le plus succinctement qu'il me sera possible de tout ce qui s'est passé dans cette malheureuse occasion.

«A la fin du mois de may dernier, je fus attaqué d'une espèce d'apoplexie dont la vapeur a occupé ma teste pendant quelques jours. Il n'y avoit qu'à se donner un peu de patience à attendre ma guérison; mais au lieu de prendre ce parti qui étoit le plus sage et le plus raisonnable, le chevalier Gesson, mon parent, par des veues d'intérest, et le sieur Belin, mon chancelier, pour s'aproprier toute l'autorité, avec quelques domestiques qui étoient bien aises de profiter du désordre, firent faire une consultation par quatre médecins sur ma maladie. Le lendemain, le sieur Belin, en qualité de chancelier, assembla la nation, les drogmans et quelques religieux, et fit signer une délibération par laquelle on me dépouilloit de mes fonctions pour en revêtir ledit sieur Belin, lequel, se voyant le maître avec le chevalier Gesson, se saisirent de ma personne le 27e, me mirent en prison dans une chambre, chassèrent mes domestiques affectionnés, et s'emparèrent de mes papiers et de mes effects, ne me donnant la liberté de voir personne que quelques religieux affidés. J'ay été dans ce triste estat plus d'un mois entier, d'où je crois que je ne serois pas sorti sans M. l'ambassadeur d'Holande, lequel m'ayant rendu visite et m'ayant trouvé avec ma santé et mon esprit ordinaires, fit tant de bruit du traitement qu'on me faisoit, qu'il me fut permis, après l'attestation que j'eus des médecins du parfait rétablissement de ma santé, d'assembler la nation, laquelle, sollicitée par le sieur Belin, et pour se mettre à couvert du blâme de la première délibération qu'elle avoit signée, ne voulut jamais me reconnoître qu'après m'avoir forcé d'aprouver ladite délibération par un acte que je fus obligé de signer le 1er du mois d'aoust dernier, pour obtenir ma liberté et reprendre les fonctions d'ambassadeur.

«Comme ces deux délibérations et la première attestation des médecins sont des actes injurieux non-seulement à ma personne, mais encore à l'honneur du caractère dont je suis revêtu, je vous supplie très humblement, monsieur, d'avoir la bonté de faire ordonner par Sa Majesté qu'ils soient annulés et déchirés. A l'égard de la réparation qui m'est deue, je me remets à ce qu'il plaira à Sa Majesté d'en ordonner. Les deux personnes dont j'ay le plus à me plaindre sont les sieurs Meinard, premier député de la nation, et le sieur Belin, mon chancelier: pour le chevalier Gesson, mon parent, je sauray bien le mettre à la raison.

«J'avois d'abord cru que le grand visir estoit entré dans cette affaire; mais j'ay appris au contraire qu'il avoit détesté le procédé de la nation et de mes domestiques; et depuis que je suis rentré dans les fonctions d'ambassadeur, il ne m'a rien refusé de tout ce que je luy ay demandé, tant pour l'extraction des bleds que pour les autres affaires que j'ay eu à traiter avec luy; et s'il en avoit toujours usé de même, je n'aurois eu aucun lieu de m'en plaindre.

«J'ay fait une espèce de procès verbal sur tout ce qui s'est passé sur cette affaire, que j'ay jugé à propos d'adresser à mon frère, de peur de vous fatiguer par une aussy longue et ennuyeuse lecture.

«Je suis, avec toute sorte d'attachement et de respect,

«Monsieur,

«Votre très humble et très obéissant serviteur,

«Signé: FERRIOL.»

Ainsi il résulte de ces pièces que lorsque M. de Ferriol revint en France dans l'été de 1711, âgé de soixante-quatre ans, il avait été déjà atteint d'apoplexie, et assez gravement pour être réputé fou et interdit pendant quelque temps: son rappel s'ensuivit aussitôt. Même lorsqu'il fut guéri, il resta toujours un vieillard quelque peu singulier, ayant gardé de certains tics amoureux, mais, somme toute, de peu de conséquence.

Le Journal inédit de Galland, publié dans la Nouvelle Revue encyclopédique (Firmin Didot, février 1847), rapporte de nouveaux détails sur la frénésie de M. de Ferriol, notamment cette particularité inimaginable:

«Lundi, 6 octobre (1710).—J'avois oublié de marquer le jour ci-devant, écrit le consciencieux Galland, ce que j'avois appris de M. Brue, qui est que M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, s'étoit mis en tête de devenir cardinal, et qu'il y avoit douze ans qu'il avoit donné une instruction à M. Brue, son frère, en l'envoyant à la Cour, pour passer ensuite en Italie, afin de jeter à Rome les premières dispositions de son dessein de parvenir à la pourpre romaine. C'est pour cela que Mme de Ferriol, qui savoit que son beau-frère étoit dans le même dessein plus fort que jamais, et qu'au lieu de revenir en France il méditoit d'aborder en Italie et de se rendre à Rome, étoit venue trouver M. Brue à onze heures du soir, la veille de son départ, et le prier de faire en sorte de se rendre maître de l'esprit de M. de Ferriol et de le ramener en France, afin de le détourner d'aborder en Italie.»

Il en fut de ce chapeau de cardinal comme de la beauté de Mlle Aïssé que convoitait également le malencontreux ambassadeur; il n'eut pas plus l'un que l'autre,—ni la fleur, ni le Chapeau.

Note G: (retour) Nous donnerons, pour être complet, le texte même de cette lettre:

«Aux auteurs du Journal de Paris.

«Paris, le 22 octobre 1787.

«MESSIEURS,

«Les Lettres de Mlle Aïssé, que vous annoncez dans votre journal du 13 de ce mois, ont donné lieu à quelques réflexions qu'il n'est pas inutile de communiquer au public. Il est trop souvent abusé par des recueils de lettres ou d'anecdotes que l'on altère sans scrupule; mais ces petites supercheries, bonnes pour amuser la malignité, ne sauraient être indifférentes à un lecteur honnête, surtout lorsqu'elles peuvent compromettre des personnages respectables et faire quelque tort aux auteurs dont on veut honorer la mémoire. Les Lettres de Mlle Aïssé se lisent avec plaisir; les personnes dont elle parle, les sociétés célèbres qu'elle rappelle à notre souvenir, sa sensibilité, ses malheurs causés par une passion violente et d'autant plus funeste qu'elle tue souvent ceux qui l'éprouvent sans intéresser à leur sort, tout cela, messieurs, devait sans doute exciter la curiosité de ceux qui aiment ces sortes d'ouvrages. Mais pourquoi l'éditeur de ces Lettres les a-t-il gâtées par de fausses anecdotes qui rendent Mlle Aïssé très-peu estimable? Pourquoi lui avoir fait tenir un langage qui contraste visiblement avec son caractère? A-t-elle pu penser de l'homme qui l'avait tirée du vil état d'esclave, et de la femme qui l'avait élevée, le mal que l'on trouve dans le recueil que l'on vient de publier? Non, messieurs, cela est impossible, et voici mes raisons: Mme de Ferriol servait de mère à Mlle Aïssé; elle avait mêlé son éducation à celle de ses enfants. Inquiète sur le sort de cette jeune étrangère, elle était sans cesse occupée du soin de faire son bonheur: de son côté, Mlle Aïssé, dont le coeur était aussi bon que sensible, avait pour M. et Mme de Ferriol les sentiments d'une fille tendre et respectueuse; sa conduite envers eux la leur rendait tous les jours plus chère: elle était bonne, simple, reconnaissante. Après cela, messieurs, comment ajouter foi à des Lettres où l'on voit Mlle Aïssé évidemment ingrate et méchante, et où l'on peint Mme de Ferriol, que tout le monde estimait, comme une femme capable de donner à sa fille d'adoption des conseils pernicieux, et de la sacrifier à sa vanité ou à son ambition?

«Je n'ajouterai, messieurs, qu'un mot pour répondre d'avance à ceux qui seraient tentés de douter des faits que je viens d'exposer: c'est que M. le comte d'Argental, dont le témoignage vaut une démonstration, et qui, comme l'on sait, a reçu dans son enfance la même éducation que Mlle Aïssé, m'a confirmé la vérité de tout ce que je viens de vous dire.

«Signé: VILLARS

(Journal de Paris, 28 novembre 1787, p. 1434.)

Note H: (retour) À Mlle Aïssé.

En lui envoyant du ratafia pour l'estomac.

1732.

Va, porte dans son sang la plus subtile flamme;

Change en désirs ardents la glace de son coeur;

Et qu'elle sente la chaleur

Du feu qui brûle dans mon âme!

Ces vers sont de Voltaire, selon Cideville.

(VOLTAIRE, éd. de M. Beuchot, XIV, 341.)

Note I: (retour) Extrait du registre des actes de décès de la Paroisse de Saint-Roch, année 1733.

Du 14 mars.

«Charlotte-Élisabeth Aïssé, fille, âgée d'environ quarante ans, décédée hier, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse, a été inhumée en cette église dans la cave de la chapelle de Saint-Augustin appartenante à M. de Ferriol. Présents messire Antoine Ferriol de Pont-de-Veyle, lecteur ordinaire de la Chambre de Sa Majesté, messire Charles-Augustin Ferriol d'Argental, conseiller au Parlement, demeurants tous deux dites rue et paroisse.

«Signé: Ferriol de Pont-de-Veyle, Ferriol d'Argental, Contrastin, vicaire.»

Note J: (retour) Le contrat de mariage de Mlle Célénie Leblond avec le vicomte de Nanthia fut signé au château de Lanmary le 10 octobre 1740.—Voici le passage de Saint-Allais qui spécifie les titres et qualités, ainsi que la descendance:

«Pierre de Jaubert, IIe du nom, chevalier, seigneur, vicomte de Nantiac105, etc., qualifié haut et puissant seigneur, est mort en 17.., laissant de dame Célénie le Blond, son épouse, une fille unique, qui suit:

Marie-Denise de Jaubert épousa, par contrat du 12 mars 1760, haut et puissant seigneur messire André, comte de Bonneval, chevalier, seigneur de Langle, devenu depuis seigneur de Bonneval, Blanchefort, Pantenie, etc., lieutenant-colonel du régiment de Poitou, ensuite colonel du régiment des grenadiers royaux, et maréchal des camps et armées du Roi...»

(Saint-Allais, Nobiliaire universel de France, XVII, 402.)

Note 105: (retour) Quoiqu'on écrive communément Nantia ou Nanthia, on a adopté ici l'orthographe Nantiac, comme se rapprochant davantage du mot latin de Nantiaco.

Note K: (retour) Voici la lettre tout entière, et vraiment maternelle, du chevalier à Mme de Nanthia; elle est inédite et nous a été communiquée par la famille de Bonneval:

«Je souhaite, mon enfant, que vous soyez heureusement arrivée chez vous; je crois que vous ferez prudemment de n'en plus bouger jusqu'à vos couches, et quoique le terme qu'il faudra prendre après pour vous bien rétablir doive vous paraître long, je vous conseille et vous prie, ma petite, de ne pas l'abréger. Toute impatience, toute négligence en pareil cas est déplacée et peut avoir des conséquences très-fâcheuses, au lieu que, si vous vous conduisez bien dans vos couches, non-seulement elles ne nuiront pas à votre santé, mais au contraire vous en deviendrez plus forte et plus saine.

«M. de Boisseuil, qui doit retourner en Périgord au mois de janvier, m'a promis de se charger du portrait de votre mère; je ne doute pas qu'il ne vous fasse grand plaisir. Vous verrez les traits de son visage; que ne peut-on de même peindre les qualités de son âme! Le tendre souvenir que j'en conserve doit vous être un sûr garant que je vous aimerai, ma chère petite, toute ma vie.

«Mille amitiés à M. de Nanthiac.

«Le Bailli de Froullay me charge toujours de vous faire mille compliments de sa part.

«J'ai reçu hier des nouvelles de Mme de Bolingbroke; elle m'en demande des vôtres. Mme de Villette se porte un peu mieux.

«À Paris, ce 15 décembre 1741.»

Note L: (retour) Nous ne saurions donner une plus juste idée de cette grande existence de Mayac dans son mélange d'opulence et de bonhomie antique, qu'en citant la page suivante empruntée à la Notice manuscrite de M. de Sainte-Aulaire: «Après la mort du Chevalier, y est-il dit, l'abbé d'Aydie, son frère, continua à résider dans ce château où se réunissait l'élite de la bonne compagnie de la province. L'habitation n'était cependant ni spacieuse ni magnifique, et la fortune du marquis d'Abzac, seigneur de Mayac, n'était pas très-considérable; mais les bénéfices de l'abbé, qui ne montaient pas à moins de 40,000 livres, passaient dans la maison, et d'ailleurs nos pères en ce temps-là exerçaient une large hospitalité à peu de frais. Mes parents m'ont souvent raconté des détails curieux sur ces anciennes moeurs. Il n'était pas rare de voir arriver à l'heure du dîner douze ou quinze convives non attendus. Les hommes et les jeunes femmes venaient à cheval, chacun suivi de deux ou trois domestiques. Les gens âgés venaient en litière, les chemins ne comportant pas l'usage de la voiture. Les provisions de bouche étaient faites en vue de ces éventualités, et la cuisine de Mayac était renommée; mais la place manquait pour loger et coucher convenablement tous ces hôtes. Les hommes s'entassaient dans les salons, dans les corridors; les femmes couchaient plusieurs dans la même chambre et dans le même lit. Ma mère, qui avait été élevée en Bretagne, où les coutumes étaient différentes, fut fort surprise lors de ses premières visites à Mayac. La comtesse d'Abzac (née Castine), qui faisait les honneurs, lui dit: «Ma chère cousine, je te retiens pour coucher avec moi.» Quelques instants après, Mlle de Bouillien dit aussi à ma mère: «Ma chère cousine, nous coucherons ensemble.»—«Je ne peux pas, répondit ma mère, je couche avec la comtesse d'Abzac.»—«Mais et moi aussi,» reprit Mlle de Bouillien.—Ces trois dames couchèrent ensemble dans un lit médiocrement large, et pour faire honneur à ma mère on la mit au milieu. Ces habitudes subsistèrent à Mayac jusqu'en 1790. L'abbé d'Aydie se retira alors à Périgueux avec sa nièce Mme de Montcheuil, dans une jolie maison que celle-ci a laissée depuis à MM. d'Abzac de La Douze; il était presque centenaire, et on put lui cacher les désastres qui signalèrent les premières années de la Révolution.» Mme de Montcheuil y mit un soin ingénieux, et elle masqua les pertes de son oncle avec sa propre fortune. L'abbé d'Aydie ne mourut qu'en 1792.

Note M: (retour) La lettre suivante (inédite) de la marquise de Créquy à Jean-Jacques Rousseau vient confirmer, s'il en était besoin, celle de Voltaire à l'endroit de la date dont il s'agit:

«Ce jeudi (janvier 1761).

«On ne peut être plus sensible à l'attention et au souvenir de l'éditeur; mais on ne peut être moins disposée à récréer son esprit. Notre cher chevalier d'Aydie est mort en Périgord. Nous avions reçu de ses nouvelles le samedi et le mercredi, il y a huit jours. Son frère manda cet événement à mon oncle106 sans nulle préparation. Mon oncle, écrasé, me fila notre malheur une demi-heure, et s'enferma. Lundi, la fièvre lui prit, avec trois frissons en vingt-quatre heures et tous les accidents. Jugez de mon état. Enfin une sueur effroyable a éteint la fièvre sans secours; mais il a eu cette nuit un peu d'agitation. Je suis comme un aveugle qui n'a plus son bâton.

«Je remets à un temps plus heureux à vous remercier et à vous parler de vous; car, aujourd'hui, je n'ai que moi en tête.»

C'est J.-J. Rousseau qui a mis à la suite des mots ce jeudi ceux que l'on trouve ici entre parenthèses. Il est évident, d'ailleurs, que la lettre est de 1761, puisque c'est en cette année que furent publiées les lettres de Julie dont Rousseau ne se donnait que comme simple éditeur. Le chevalier d'Aydie mourut donc dans les derniers jours de 1700, ou, au plus tard, dans les premiers de 1761.

Note 106: (retour) ***put text here***
Le bailli de Froulay.]

Note N: (retour) Les Bonneval du Limousin sont de la plus vieille souche; il y a un dicton dans le pays: «Noblesse Bonneval, richesse d'Escars, esprit Mortemart.» Le célèbre Pacha en était. (Voir Moreri.)]

Note O: (retour) Pierre-Marie, vicomte d'Abzac, mourut à Versailles au mois de février 1827, n'ayant pas eu d'enfants de deux mariages qu'il avait contractés, dont le premier, à la date du 10 août 1777, avec Marie-Biaise de Bonneval, décédée pendant la Révolution (Voir COURCELLES, Histoire généal. et hérald. des Pairs de France, IX, d'Abzac, 87). Le vicomte d'Abzac était un écuyer très en renom sous Louis XV, sous Louis XVI, et depuis, sous la Restauration; c'était lui qui avait mis à cheval, comme il le disait souvent, les trois frères, Louis XVI, Louis XVIII, Charles X, ainsi que le duc d'Angoulême et le duc de Berry; si bon écuyer qu'il fût, il ne leur avait pas assez appris à s'y bien tenir.


P. S. Voici deux lettres inédites du chevalier d'Aydie à Mlle Aïssé, qui ont été recouvrées par M. Ravenel depuis notre Édition de 1846. Elles sont tout à fait inédites: ce sont les deux lettres dont parle la marquise de Créquy, page 317 de l'Édition; elles proviennent, en effet, des papiers de Mme de Créquy. Elles achèveront l'idée de cette liaison tendre, passionnée, délicate et légère. Le ton du chevalier y est pénétrant et naïf, soit qu'il se plaigne des caprices de sa scrupuleuse amie, soit qu'il jouisse du partage avoué de sa tendresse. La vraie passion y respire sans rien de violent ni de tumultueux, avec le sentiment profond d'une âme toute soumise et comme dévotieuse. Mais est-il besoin d'en expliquer le charme à ceux qui ont aimé?

«Vous me maltraitez, ma reine. Je n'en sais pas la raison, ni n'en puis imaginer le prétexte: mais, pour en venir là, vous n'avez apparemment besoin ni de l'un ni de l'autre. Le caprice, en effet, se passe de tout secours et n'existe que par lui-même. D'ailleurs peut-être jugez-vous qu'il est à propos d'éprouver de temps en temps jusqu'où va ma patience et ma dépendance. Eh! bien, n'êtes-vous pas contente? Voilà trois lettres que je vous écris sans que vous ayez daigné me faire réponse. Un exprès est allé de ma part savoir de vos nouvelles: vous l'avez renvoyé en me mandant sèchement que vous vous portez bien. Avouez qu'il faut avoir de la persévérance pour se présenter encore aux accords et en faire les avances. Je sens bien toute la misère de ma conduite; mais je vous aime, et à quoi ne réduit point l'amour! Permettez-moi de vous représenter que, pour votre gloire, vous devriez me traiter plus honorablement. Vous me rendrez si ridicule, que mon attachement n'aura plus rien qui puisse vous flatter. Laissez-moi, par politique, quelque air de raison et de liberté. On a toujours cru (et, sans doute, avec justice) que c'est par un choix très-éclairé que je vous aime plus que ma vie, et que la source de ma constance étoit beaucoup plus dans votre caractère que dans le mien. Or, si vous deveniez déraisonnable et capricieuse, l'idée qu'on a d'une Aïssé toujours juste, tendre, douce, égale, s'évanouiroit. Je ne vous en aimerois peut-être pas moins (ma passion fait partie de mon âme et je ne puis la perdre qu'en cessant de vivre), mais vous seriez moins aimable aux yeux des autres, et ce seroit dommage. Laissez au monde l'exemple d'une personne qui sait aimer avec fidélité et se faire toujours aimer sans aucun art, mais peut-être plus aimable que qui que ce soit.

«Que vous ai-je fait, ma reine? Dites-le, si vous pouvez. Rien, en vérité. Je jure que je n'ai pas cessé un moment de vous être uniquement attaché: vous n'avez pas à la tête un cheveu qui ne m'inspire plus de goût et de sentiment que toutes les femmes du monde ensemble, et je vous permets de le dire et de le lire à qui vous voudrez.»

(1746.)

«C'est aujourd'hui le sept d'octobre, et, selon ce que vous me mandez, ma chère Aïssé, vous devez être à Sens. J'y transporte toutes mes idées, mon coeur ne s'entretient plus que de Sens: c'est là que sont maintenant réunis les deux objets de toute ma tendresse. Ne m'écrivez-vous pas de longues lettres? Mandez-moi tout, ma reine: la peinture la plus naïve et la plus circonstanciée sera celle qui me plaira davantage. Faites-la-moi voir d'ici tout entière, s'il est possible: je ne veux point d'échantillon. Une réponse, un bon mot, qui doit souvent toute sa grâce à celui qui l'interprète, n'est point ce qu'il me faut: je veux le portrait de tout le caractère, de toute la personne ensemble, de la figure, de l'esprit et surtout du coeur. C'est le coeur qui nous conduit: l'instinct d'un coeur droit est mille fois plus sûr que toutes les réflexions d'un bel esprit: c'est du coeur que partent tous les premiers mouvements: c'est au coeur que nous obéissons sans cesse.

«Mais revenons. Pardonnez-moi les digressions, ma reine: je ne m'en contrains pas; elles ne m'éloignent jamais de vous. Je ne parle longtemps de la même chose que lorsque je la considère en vous. Alors je m'y arrête, je la tourne de tous les sens: j'oublie tout le reste, j'oublie que c'est une lettre que j'écris et qu'il est impertinent de faire des amplifications à tout propos. Mais voici qui est encore long; mon papier se remplira, et je ne vous ai point dit encore que je vous aime. C'est pourtant ce que je veux vous dire et vous redire mille fois: je ne puis assez vous le persuader. J'espère que vous penserez un peu à moi pendant votre séjour à Sens. Baisez-la souvent, et quelquefois pour moi. La pauvre petite! que je voudrois qu'elle fût heureuse! Elle le sera si elle vous ressemble: c'est de notre humeur que dépend notre bonheur. N'oubliez pas qu'il faut qu'elle sache la musique: c'est un talent agréable pour soi et pour les autres. On ne sauroit commencer trop tôt: on ne la possède bien que quand on l'apprend dans la première enfance.

«Vous m'avez fait grand plaisir de m'écrire vos amusements d'Ablon: mais je ne trouve pas trop à propos que vous alliez à la chasse au soleil, surtout si les chaleurs sont aussi grandes où vous êtes qu'ici. Vos coiffes garantissent mal la tête, et les coups de soleil sont dangereux et très-fréquents dans cette saison. La brutalité du garde qui trouve mauvais que vous tiriez, et la politesse du chien qui rapporte votre gibier, prouvent clairement que les hommes ont souvent moins de discernement que les bêtes. Si la métempsychose avoit lieu, je consentirois sans répugnance à devenir comme le chien qui vous a caressée, qui vous a rendu service; mais je serois au désespoir s'il me falloit quelque jour ressembler à cet homme farouche qui se formalise si durement et si mal à propos. Je me sens aujourd'hui plus de goût que jamais pour les chiens. J'ai beaucoup caressé tous les miens: je voudrois témoigner à toute l'espèce la reconnoissance que j'ai de l'honnêteté de leur confrère à votre égard.

«Je vous embrasse, ma très-aimable Aïssé. Vous êtes pour toujours la reine de mon coeur.»




BENJAMIN CONSTANT
ET
MADAME DE CHARRIÈRE107

Rien de plus intéressant que de pouvoir saisir les personnages célèbres avant leur gloire, au moment où ils se forment, où ils sont déjà formés et où ils n'ont point éclaté encore; rien de plus instructif que de contempler à nu l'homme avant le personnage, de découvrir les fibres secrètes et premières, de les voir s'essayer sans but et d'instinct, d'étudier le caractère même dans sa nature, à la veille du rôle. C'est un plaisir et un intérêt de ce genre qu'on a pu se procurer en assistant aux premiers débuts ignorés de Joseph de Maistre; c'est une ouverture pareille que nous venons pratiquer aujourd'hui sur un homme du camp opposé à de Maistre, sur un étranger de naissance comme lui, parti de l'autre rive du Léman, mais nationalisé de bonne heure chez nous par les sympathies et les services, sur Benjamin Constant.

Note 107: (retour) Ce morceau a paru pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1844, et il a été joint depuis à une édition de Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne, roman de Mme de Charrière (Paris, 1845).

Il en a déjà été parlé plus d'une fois et avec développement dans cette Revue. Un écrivain bien spirituel, dont la littérature regrette l'absence, M. Loève-Veimars, a donné sur l'illustre publiciste108 une de ces piquantes lettres politiques qu'on n'a pas oubliée. Un autre écrivain, un critique dont le silence s'est fait également sentir, M. Gustave Planche, a publié sur Adolphe109 quelques pages d'une analyse attristée et sévère. Plus d'une fois Benjamin Constant a été touché indirectement et d'assez près, à l'occasion de notices, soit sur Mme de Staël, soit sur Mmes de Krüdner ou de Charrière; mais aujourd'hui c'est mieux, et nous allons l'entendre lui-même s'épanchant et se livrant sans détour, lui le plus précoce des hommes, aux années de sa première jeunesse.

Note 108: (retour) Revue des Deux Mondes, 1er février 1833.
Note 109: (retour) Revue des Deux Mondes, 1er août 1834.

Dans l'article que cette Revue a publié, si l'on s'en souvient, sur Mme de Charrière110, sur cette Hollandaise si originale et si libre de pensée, qui a passé sa vie en Suisse et a écrit une foule d'ouvrages d'un français excellent, il a été dit qu'elle connut Benjamin Constant sortant de l'enfance, qu'elle fut la première marraine de ce Chérubin déjà quelque peu émancipé, qu'elle contribua plus que personne à aiguiser ce jeune esprit naturellement si enhardi, que tous deux s'écrivaient beaucoup, même quand il habitait chez elle à Colombier, et que les messages ne cessaient pas d'une chambre à l'autre; mais ce n'était là qu'un aperçu, et le degré d'influence de Mme de Charrière sur Benjamin Constant, la confiance que celui-ci mettait en elle durant ces années préparatoires, ne sauraient se soupçonner en vérité, si les preuves n'en étaient là devant nos yeux, amoncelées, authentiques, et toutes prêtes à convaincre les plus incrédules.

Note 110: (retour) 15 mars 1839; et dans mes Portraits de Femmes.

Un homme éclairé, sincèrement ami des lettres, comme la Suisse en nourrit un si grand nombre, M. le professeur Gaullieur, de Lausanne, se trouve possesseur, par héritage, de tous les papiers de Mme de Charrière. En même temps qu'il sent le prix de tous ces trésors, résultats accumulés d'un commerce épistolaire qui a duré un demi-siècle, M. Gaullieur ne comprend pas moins les devoirs rigoureux de discrétion que cette possession délicate impose. En préparant l'intéressant travail dont il nous permet de donner un avant-goût aujourd'hui, il a dû choisir et se borner: «Il est, dit-il, dans les papiers dont nous sommes dépositaires, des choses qui ne verront jamais le jour; il existe tel secret que nous entendons respecter. Il est d'autres pièces au contraire qui sont acquises à l'histoire, à la langue française, comme aussi à la philosophie du coeur humain. Si la postérité n'a que faire des faiblesses de quelques grands noms, elle a droit de revendiquer les documents qui la conduiront sur la trace de certaines carrières étonnantes, qui lui dévoileront les vrais éléments dont s'est formé à la longue tel caractère historique controversé.»

Au nombre de ces pièces que la curiosité publique est en droit de réclamer, on peut placer sans inconvénient (et sauf quelques endroits sujets à suppression) la correspondance de Benjamin Constant avec Mme de Charrière. Elle comprend un espace de sept années, 1787-1795; Benjamin a vingt ans au début, il est dans sa période de Werther et d'Adolphe: s'il est vrai qu'il n'en sortit jamais complètement, on accordera qu'à vingt ans il y était un peu plus naturellement que dans la suite. Pour qui veut l'étudier sous cet aspect, l'occasion est belle, elle est transparente; on a là l'épreuve avant la lettre, pour ainsi dire.

Tout d'abord on voit le jeune Benjamin fuyant la maison paternelle, ou plutôt s'échappant de Paris, où il passait l'été de 1787, pour courir seul, à pied, à cheval, n'importe comment, les comtés de l'Angleterre. Il est parti, pourquoi? il ne s'en rend pas lui-même très-bien compte, il est parti par ennui, par amour, par coup de tête, comme il partira bien des fois dans la suite et dans des situations plus décisives. Des pensées de suicide l'assiégent, et il ne se tuera pas; des projets d'émigration en Amérique le tentent, et il n'émigrera pas. Tout cela vient aboutir à de jolies lettres à Mme de Charrière, à des lettres pleines déjà de saillies, de persifflage, de moquerie de soi-même et des autres. Puis, au retour en Suisse, pauvre pigeon blessé et traînant l'aile, assez mal reçu de sa famille pour son équipée, il va se refaire chez son indulgente amie à Colombier près de Neuchâtel; il passe là six semaines ou deux mois de repos, de gaieté, de félicité presque; il s'en souviendra longtemps, il en parlera avec reconnaissance, avec une sorte de tendresse qui ne lui est pas familière. Voilà le premier acte terminé.

Le second s'ouvre à Brunswick, à cette petite cour où sa famille l'a fait placer en qualité de gentilhomme ordinaire ou plutôt fort extraordinaire, nous dit-il; il y arrive en mars 1788, il y réside durant ces premières années de la Révolution; il s'y ennuie, il s'y marie, il travaille à son divorce, qu'il finit par obtenir (mars 1793); il s'est livré dans l'intervalle à toutes sortes de distractions et à un imbroglio d'intrigues galantes pour se dédommager de son inaction politique, qui commence à lui peser en face de si grands événements. Placé au foyer de l'émigration et de la coalition, il est réputé quelque peu aristocrate par ses amis de France qui l'ont perdu de vue, et tant soit peu jacobin par ceux qui le jugent de plus près et croient le connaître mieux; mais il nous apparaît déjà ce qu'il sera toujours au fond, un girondin de nature, inconséquent, généreux, avec de nobles essors trop vite brisés, avec un secret mépris des hommes et une expérience anticipée qui ne lui interdisent pourtant pas de chercher encore une belle cause pour ses talents et son éloquence.

L'astre de Mme de Charrière n'a pas trop pâli durant tout ce premier séjour; il lui écrit constamment, abondamment, et même de certains détails qu'il n'est pas absolument nécessaire de raconter à une femme. Il se reporte souvent en idée à ces deux mois de bonheur à Colombier, et il a l'air, par moments, de croire en vérité que son avenir est là. Un voyage qu'il fait en Suisse, dans l'été de 1793, dut contribuer à le détromper; quelques années de plus, quelques derniers automnes avaient achevé de ranger Mme de Charrière dans l'ombre entière et sans rayons. Il retourne encore à Brunswick au printemps de 1794, mais il n'y tient plus, il revient en Suisse, il y rencontre pour la première fois Mme de Staël, le 19 septembre de cette année. Un plus large horizon s'ouvre à ses regards, un monde d'idées se révèle; une carrière d'activité et de gloire le tente. Il arrive à Paris dans l'été de 1795, il y embrasse une cause, il s'y fait une patrie.

Le reste est connu, et l'on a raison de dire avec M. Gaullieur que «cette avant-scène de la biographie de Benjamin Constant est la seule dont il soit piquant aujourd'hui de s'enquérir: elle forme, dit-il, comme une contre-épreuve de la première partie des Confessions de Jean-Jacques. C'est le même sol et le même théâtre; ce sont d'abord les mêmes erreurs et les mêmes agitations, presque les mêmes idées, mais passées à une autre filière et reçues par un monde différent.»

On peut se demander avant tout comment une influence aussi réelle, aussi sérieuse que l'a été celle de Mme de Charrière, n'a pas laissé plus de trace extérieure dans la carrière de Benjamin Constant; comment elle a si complètement disparu dans le tourbillon et l'éclat de ce qui a succédé, et par quel inconcevable oubli il n'a nulle part rendu témoignage à un nom qui était fait pour vivre et pour se rattacher au sien. M. Gaullieur n'hésite pas à reconnaître un portrait de Mme de Charrière dans cette page du début d'Adolphe:

«J'avais, à l'âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée, dont l'esprit, d'une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant d'autres, s'était, à l'entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu'elle ne connaissait pas, avec le sentiment d'une grande force d'âme et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir, et la vieillesse enfin l'avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d'une de nos terres, mécontente et retirée, n'ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit111. Pendant près d'un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout; et, après avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux.»

Note 111: (retour) Un parent de Benjamin Constant, M. d'Hermenches, connu par la correspondance générale de Voltaire, était moins sévère ou plutôt moins injuste quand il écrivait à Mme de Charrière, plus jeune il est vrai: «Je voudrais, aimable Agnès, qu'avec la réputation d'une personne d'infiniment d'esprit, on ne vous donnât pas celle d'une personne singulière, car vous ne l'êtes pas. Vous êtes trop bonne, trop honnête, trop naturelle; faites-vous un système qui vous rapproche des formes reçues, et vous serez au-dessus de tous les beaux esprits présents et passés. C'est un conseil que j'ose donner à mon amie à l'âge de vingt-six ans. Adieu, divine personne.» (Note de M. Gaullieur.)

Quoiqu'il y ait quelque arrangement à tout ceci, que Benjamin Constant, à l'âge de vingt ans, n'ait peut-être pas trouvé d'abord Mme de Charrière une personne aussi âgée qu'Adolphe veut bien le dire, et qu'il ne l'ait pas vue précisément à son lit de mort, l'intention du portrait est incontestable, et on ne saurait y méconnaître celle qu'on a une fois rencontrée.—«J'avais, dit encore Adolphe, j'avais contracté, dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques.» On va voir, en effet, que les maximes communes n'étaient guère d'usage entre eux, et ce sont justement ces conversations inépuisables, ces excès même d'analyse, que nous sommes presque en mesure de ressaisir au complet et de prendre sur le fait aujourd'hui. Adolphe va en être mieux connu; ses origines morales vont s'en éclairer, hélas! jusqu'en leurs racines.

M. Gaullieur, dans son introduction, a eu le soin de s'arrêter sur quelques circonstances de la biographie de Mme de Charrière, de développer ou de rectifier plusieurs points où les renseignements antérieurs avaient fait défaut. La notice de la Revue des Deux Mondes avait dit d'elle qu'elle était médiocrement jolie; M. Gaullieur fournit des preuves très-satisfaisantes du contraire: «Son buste par Houdon, dit-il, et son portrait par Latour, que je possède dans ma bibliothèque, témoignent de l'étincelante beauté de Mme de Charrière. L'épithète est d'un de ses adorateurs112.» On avait dit encore qu'elle avait eu quelque difficulté à se marier, étant sans dot ou à peu près. M. Gaullieur montre qu'elle reçut en dot 100,000 florins de Hollande et qu'à aucun moment les épouseurs ne manquèrent; qu'elle en refusa même de maison souveraine, et que si elle se décida pour un précepteur suisse, c'est que sa sympathie pour le Saint-Preux l'emporta.

Note 112: (retour) Oserons-nous, après cela, faire remarquer qu'il ne faut pas toujours prendre exactement au pied de la lettre ce que disent les Adorateurs? Dans un portrait d'elle par elle-même, Mme de Charrière semble être un un moins certaine de sa beauté: «Vous me demanderez peut-être si Zélinde est belle, ou jolie, ou passable? Je ne sais; c'est selon qu'on l'aime, ou qu'elle veut se faire aimer. Elle a la gorge belle, elle le sait et s'en pare un peu trop au gré de la modestie. Elle n'a pas la main blanche, elle le sait aussi et en badine, mais elle voudrait bien n'avoir pas sujet d'en badiner...»

Mais, laissant ces minces détails, nous introduirons sans plus tarder le personnage principal. La situation est celle-ci: Mme de Charrière, auteur célèbre de Caliste, et qui ne doit pas avoir moins de quarante-cinq ans, est venue passer quelque temps à Paris dans la famille de M. Necker, ou du moins dans le voisinage. Benjamin Constant y est venu de son côté; à ce moment, l'Assemblée des notables, les conflits avec le parlement, excitent un vif intérêt; la curiosité universelle est en jeu, et celle du nouvel arrivant n'est pas en reste. Il voit le monde de Mme Suard, il suit les cours de La Harpe au Lycée, il dîne avec Laclos. Cette vie oisive et sans but déplaît au père de Benjamin: il veut que son fils, qui aura dans quelques mois ses vingt ans accomplis, embrasse un état; il lui enjoint de quitter Paris et de venir le retrouver sur-le-champ dans sa garnison de Bois-le-Duc113, où le jeune homme sera sommé de choisir entre la robe ou l'épée, entre la diplomatie ou la finance. Voici quelques-unes des premières lettres, où le caractère éclate tel qu'il sera toute la vie. Quant au style, il est ce qu'il peut, il n'est pas formé encore, mais l'esprit va son train tout au travers. Nous ne faisons qu'extraire le travail de M. Gaullieur, et y emprunter notes et éclaircissements.

Note 113: (retour) Le père de Benjamin Constant était au service des États-Généraux de Hollande.

«Douvres, ce 26 juin 1787.

«Il y a dans le monde, sans que le monde s'en doute, un grave auteur allemand qui observe avec beaucoup de sagesse, à l'occasion d'une gouttière qu'un soldat fondit pour en faire des balles, que l'ouvrier qui l'avait posée ne se doutait point qu'elle tuerait quelqu'un de ses descendants.

«C'est ainsi, madame (car c'est comme cela qu'il faut commencer pour donner à ses phrases toute l'emphase philosophique), c'est ainsi, dis-je, que lorsque tous les jours de la semaine dernière je prenais tranquillement du thé en parlant raison avec vous, je ne me doutais pas que je ferais avec toute ma raison une énorme sottise; que l'ennui, réveillant en moi l'amour, me ferait perdre la tête, et qu'au lieu de partir pour Bois-le-Duc, je partirais pour l'Angleterre, presque sans argent et absolument sans but.

«C'est cependant ce qui est arrivé de la façon la plus singulière. Samedi dernier, à sept heures, mon conducteur et moi nous partîmes dans une petite chaise qui nous cahota si bien, que nous n'eûmes pas fait une demi-lieue que nous ne pouvions plus y tenir, et que nous fûmes obligés de revenir sur nos pas. À neuf, de retour à Paris, il se mit à chercher un autre véhicule pour nous traîner en Hollande; et moi, qui me proposais de vous faire ma cour encore ce soir-là, puisque nous ne partions que le lendemain, je m'en retournai chez moi pour y chercher un habit que j'avais oublié. Je trouvai sur ma table la réponse sèche et froide de la prudente Jenny114. Cette lettre, le regret sourd de la quitter, le dépit d'avoir manqué cette affaire, le souvenir de quelques conversations attendrissantes que nous avions eues ensemble, me jetèrent dans une mélancolie sombre.

Note 114: (retour) Il s'agissait d'une demande en mariage faite quelques jours auparavant. Mlle Jenny Pourrat, vivement recherchée par Benjamin Constant, avait répondu de manière à laisser bien peu d'espérances, ou du moins sa réponse décelait beaucoup de coquetterie et de calcul.

«En fouillant dans d'autres papiers, je trouvai une autre lettre d'une de mes parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son mécontentement de ce que je n'avais point d'état, ses inquiétudes sur l'avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l'intérêt qu'il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n'ayant pour consolation dans sa vieillesse qu'un homme aux yeux duquel, à vingt ans, tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs, ayant le morne silence de la passion concentrée sans se livrer aux élans de l'espérance qui nous raniment et nous donnent de nouvelles forces.

«J'étais abattu; je souffrais, je pleurais. Si j'avais eu là mon consolant opium, c'eût été le bon moment pour achever en l'honneur de l'ennui le sacrifice manqué par l'amour115.

Note 115: (retour) Quelque temps auparavant, Benjamin Constant, contrarié dans une inclination, avait eu quelque velléité de suicide. Il en reparlera plus tard, il en reparlera sans cesse. C'est la même scène qui se renouvellera bien des fois dans sa vie, et qui, toujours commencée au tragique, se terminera toujours en ironie.—«Il avait l'habitude des menaces violentes sur lui-même, me dit quelqu'un qui l'a bien connu; il menaçait de se tuer, de se couper la gorge. Il fit ainsi auprès de Mme de Staël, à l'origine de leur liaison; il tenta ce même moyen auprès de Mme Récamier (1815); ou plutôt ce n'était pas chez lui calcul, mais violence fébrile et nerveuse. Une jeune enfant, qui se trouvait présente à certaines de ses visites, disait quelquefois lorsqu'il sortait: «Oh! ma tante, comme ce monsieur-là est malade aujourd'hui!»

«Une idée folle me vint; je me dis: Partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d'un père ni l'ennui de personne. Ma tête était montée: je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j'avais sur moi. Il était minuit. J'allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m'y fis donner un lit. J'y dormis d'un sommeil pesant, d'un sommeil affreux jusqu'à onze heures. L'image de Mlle P..., embellie par le désespoir, me poursuivait partout. Je me lève; un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m'enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n'avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J'arrive à Calais, je m'embarque, j'arrive à Douvres, et je me réveille comme d'un songe.

«Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférents clabaudant à qui mieux mieux; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations, voilà ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n'ai de ma vie été moins inquiet.

«D'abord, pour mon père, je lui ai écrit; je lui ai fait deux propositions très-raisonnables: l'une de me marier tout de suite; je suis las de cette vie vagabonde; je veux avoir un être à qui je tienne et qui tienne à moi, et avec qui j'aie d'autres rapports que ceux de la sociabilité passagère et de l'obéissance implicite. De la jeunesse, une figure décente, une fortune aisée, assez d'esprit pour ne pas dire des bêtises sans le savoir, assez de conduite pour ne pas faire des sottises, comme moi, en sachant bien qu'on en fait, une naissance et une éducation qui n'avilisse pas ses enfants, et qui ne me fasse pas épouser toute une famille de Cazenove, ou gens tels qu'eux116, c'est tout ce que je demande.

Note 116: (retour) C'est encore une tribulation matrimoniale. Benjamin Constant, fait ici allusion à un mariage qu'on avait voulu lui faire contracter à Lausanne quelque temps auparavant. La famille Cazenove est aujourd'hui à peu près éteinte.

«Ma seconde proposition est qu'il me donne à présent une portion de quinze ou vingt mille francs, plus ou moins, du bien de ma mère, et qu'il me laisse aller m'établir en Amérique. En cinq ans je serai naturalisé, j'aurai une patrie117, des intérêts, une carrière, des concitoyens. Accoutumé de bonne heure à l'étude et à la méditation, possédant parfaitement la langue du pays, animé par un but fixe et une ambition réglée, jeune et peut-être plus avancé qu'un autre à mon âge, riche d'ailleurs, très-riche pour ce pays-là, voilà bien des Avantages.

Note 117: (retour) Il est à remarquer que Benjamin Constant éprouva toujours une grande répugnance à s'avouer Suisse: cela tenait, en partie, comme on le verra, à l'antipathie que lui inspirait le régime bernois, dont la famille Constant eut souvent à se plaindre. L'affranchissement du pays de Vaud fut une des premières idées de Benjamin. Il est vrai qu'il ne se rendait pas trop compte de la manière de l'opérer. Quand le canton de Vaud fut formé, il ne crut pas d'abord à la durée de cette création démocratique.

«Peu m'importe quelle des deux propositions il voudra choisir; mais l'une des deux est indispensable. Vivre sans patrie et sans femme, j'aime autant vivre sans chemise et sans argent, comme je fais actuellement.

«Je pars dans l'instant pour Londres; j'y ai deux ou trois amis, entre autres un à qui j'ai prêté beaucoup d'argent en Suisse, et qui, j'espère, me rendra le même service ici. Si je reste en Angleterre, comptez que j'irai voir le banc de mistriss Calista à Bath118. Aimez-moi malgré mes folies; je suis un bon diable au fond. Excusez-moi près de M. de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation: moi, je m'en amuse comme si c'était celle d'un autre119. Je ris pendant des heures de cette complication d'extravagances, et quand je me regarde dans le miroir, je me dis, non pas: «Ah! James Boswell120!» mais: «Ah! Benjamin, Benjamin Constant!» Ma famille me gronderait bien d'avoir oublié le de et le Rebecque; mais je les vendrais à présent three pence a piece. Adieu, madame.

«CONSTANT.»

«P. S. Répondez-moi quelques mots, je vous prie. J'espère que je pourrai encore afford to pay le port de vos lettres. Adressez-les comme ci-dessous, mot à mot:

«H. B. CONSTANT, esq.
«LONDON.

To be left at the post office
till called for.»

Note 118: (retour) C'est une allusion à un passage du meilleur des romans de Mme de Charrière, Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne: «Un jour, j'étais assis sur un des bancs de la promenade;... une femme que je me souvins d'avoir déjà vue vint s'asseoir à l'autre extrémité du même banc. Nous restâmes longtemps sans rien dire, etc.»
Note 119: (retour) Tout Benjamin Constant est déjà là; se dédoubler ainsi et avoir une moitié de soi-même qui se moque l'autre. Cette moitié moqueuse finira par être l'homme tout entier. Le refrain habituel de Benjamin Constant, dans toutes les circonstances petites ou grandes de la vie, était: «Je suis furieux, j'enrage, mais ça m'est bien égal.» Nous surprenons ici la disposition fatale dans son germe déjà éclos.
Note 120: (retour) Mme de Charrière, enthousiaste de Paoli, avait engagé Benjamin Constant à traduire de l'anglais l'ouvrage de James Boswell, intitulé An Account of Corsica, and Memoirs of Pascal Paoli, qui eut une très-grande vogue vers 1768. La traduction fut entreprise, puis abandonnée, comme tant d'autres choses, par l'inconstant (c'est ainsi qu'on désignait notre Benjamin dans la société de Lausanne).

«Chesterford, ce 22 juillet 1787.

«Vous aurez bien deviné, madame, au ton de ma précédente lettre (elle manque), que mon séjour à Patterdale était une plaisanterie; mais ce qui n'en est pas une, c'est la situation où je suis actuellement, dans une petite cabane, dans un petit village, avec un chien et deux chemises. J'ai reçu des lettres de mon père, qui me presse de revenir, et je le rejoindrai dans peu. Mais je suis déterminé à voir le peuple des campagnes, ce que je ne pourrais pas faire si je voyageais dans une chaise de poste. Je voyage donc à pied et à travers champs. Je donnerais, non pas dix louis, car il ne m'en resterait guère, mais beaucoup, un sourire de Mlle Pourrat, pour n'être pas habitué à mes maudites lunettes. Cela me donne un air étrange, et l'étonnement répugne à l'intimité du moment, qui est la seule que je désire. On est si occupé à me regarder, qu'on ne se donne pas la peine de me répondre. Cela va pourtant tant bien que mal. En trois jours, j'ai fait quatre-vingt-dix milles; j'écris le soir une petite lettre à mon père, et je travaille à un roman que je vous montrerai. J'en ai, d'écrites et de corrigées, cinquante pages in-8°; je vous le dédierai si je l'imprime121.—J'ai rencontré à Londres votre médecin, je l'ai trouvé bien aimable; mais je ne suis pas bon juge et je me récuse, car nous n'avons parlé que de vous. Écrivez-moi toujours à Londres. On m'envoie les lettres à la poste de quelque grande ville par laquelle je Passe.

Note 121: (retour) Ce livre n'a jamais paru. Nous avons, dit M. Gaullieur, les feuilles manuscrites qui ont été mises au net, et l'ébauche du reste. C'est un roman dans la forme épistolaire.

«J'ai balancé comment je voyagerais; je voulais prendre un costume plus commun, mais mes lunettes ont été un obstacle. Elles et mon habit, qui est beaucoup trop gentleman-like, me donnent l'air d'un broken gentleman, ce qui me nuit on ne peut pas plus. Le peuple aime ses égaux, mais il hait la pauvreté et il hait les nobles. Ainsi, quand il voit un gentleman qui a l'air pauvre, il l'insulte ou le fuit. Mon seul échappatoire, c'est de passer, sans le dire, pour quelque journeyman qui s'en retourne de Londres où il a dépensé son argent, à la boutique de son maître. Je pars ordinairement à sept heures; je vais au taux de quatre milles par heure jusqu'à neuf. Je déjeune. A dix et demie je repars jusqu'à deux ou trois. Je dîne mal et à très-bon marché. Je pars à cinq. A sept, je prends du thé, ou quelquefois, par économie ou pour me lier avec quelque voyageur qui va du même côté, un ou deux verres de brandy. Je marche jusqu'à neuf. Je me couche à minuit assez fatigué. Je dépense cinq à six shellings par jour. Ce qui augmente beaucoup ma dépense, c'est que je n'aime pas assez le peuple pour vouloir coucher avec lui, et qu'on me fait, surtout dans les villages, payer pour la chambre et pour la distinction. Je crois que je goûterai un peu mieux le repos, le luxe, les bons lits, les voitures et l'intimité. Jamais homme ne se donna tant de peine pour obtenir un peu de plaisir.»

«Vous croirez que c'est une exagération; mais quand je suis bien fatigué, que j'ai du linge bien sale, ce qui m'arrive quelquefois et me fait plus de peine que toute autre chose, qu'une bonne pluie me perce de tous côtés, je me dis: «Ah! que je vais être heureux cet automne, avec du linge blanc, une voiture et un habit sec et propre!»

«Je réponds de mon père: il sera fâché contre moi et de mon équipée, quoiqu'il m'assure l'avoir pardonnée; mais je suis déterminé à devenir son ami en dépit de lui. Je serai si gai, si libre et si franc, qu'il faudra bien qu'il rie et qu'il m'aime122

Note 122: (retour) C'est de son père que Benjamin Constant parle dans Adolphe, quand il dit: «Je ne demandais qu'à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l'âme hors de la sphère commune... Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique... Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d'avoir eu jamais un entretien d'une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles; mais à peine étions-nous en présence l'un de l'autre, qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer, et qui réagissait sur moi d'une manière pénible.»

«En général, mon voyage m'a fait un grand bien ou plutôt dix grands biens. En premier lieu, je me sers moi tout seul, ce qui ne m'était jamais arrivé. Secondement, j'ai vu qu'on pouvait vivre pour rien; je puis à Londres aller tous les jours au spectacle, bien dîner, souper, déjeûner, être bien vêtu, pour douze louis par mois. Troisièmement, j'ai été convaincu qu'il ne fallait, pour être heureux, quand on a un peu vu le monde, que du repos.

«Je vous souhaite tous ces bonheurs et mets le mien dans votre indulgence. Demain je serai à Methwold, un tout petit village entre ceci et Lynn, et au delà de Newmarket, dont Chesterford, d'où je vous écris ce soir, n'est qu'à cinq lieues. —Adieu, madame; ajoutez à ma lettre tous mes sentiments pour vous, et vous la rendrez bien longue.

«CONSTANT.»

«Westmoreland.—Patterdale, le 27 août 1787.

«Il y a environ cent mille ans, madame, que je n'ai reçu de vos lettres, et à peu près cinquante mille que je ne vous ai écrit. J'ai tant couru à pied, à cheval et de toutes les manières, que je n'ai pu que penser à vous. Je me trouve très-mal de ce régime, et je veux me remettre à une nourriture moins creuse. J'espère trouver de vos lettres à Londres, où je serai le 6 ou 7 du mois prochain, et je ne désespère pas de vous voir à Colombier123 dans environ six semaines: cent lieues de plus ou de moins ne sont rien pour moi. Je me porte beaucoup mieux que je ne me suis jamais porté: j'ai une espèce de cheval qui me porte aussi très-bien, quoi qu'il soit vieux et usé. Je fais quarante à cinquante milles par jour. Je me couche de bonne heure, je me lève de bonne heure, et je n'ai rien à regretter que le plaisir de me plaindre et la dignité de la langueur124.

Note 123: (retour) Près de Neuchâtel; Mme de Charrière y passait la plus grande partie de l'année.
Note 124: (retour) Un des premiers désirs de Benjamin Constant, à son adolescence, fut de voyager seul, à pied, vivant au jour le jour comme Jean-Jacques Rousseau; mais il y avait entre l'illustre Genevois et le gentilhomme vaudois cette différence, que celui-ci trouvait à peu près partout, grâce à son nom et au crédit de sa famille, des bourses ouvertes et un accueil que le pauvre Jean-Jacques ne put jamais rencontrer au début de sa carrière. On vient de voir comment le voyage pédestre s'est transformé en promenade à cheval. Le jeune Constant pouvait bien ressentir, grâce à son imprévoyance calculée, une gêne d'un moment, mais jamais les angoisses de la misère. Sa détresse était plus ou moins factice.

«Vous avez tort de douter de l'existence de Patterdale. Il est très-vrai que ma lettre datée d'ici était une plaisanterie; mais il est aussi très-vrai que Patterdale est une petite town, dans le Westmoreland, et qu'après un mois de courses en Angleterre, en Écosse, du nord au sud et du sud au nord, dans les plaines de Norfolk et dans les montagnes du Clackmannan, je suis aujourd'hui et depuis deux jours ici, avec mon chien, mon cheval et toutes vos lettres, non pas chez le curé, mais à l'auberge. Je pars demain, et je couche à Keswick, à vingt-quatre milles d'ici, où je verrai une sorte de peintre, de guide, d'auteur, de poëte, d'enthousiaste, de je ne sais quoi, qui me mettra au fait de ce que je n'ai pas vu, pour que, de retour, je puisse mentir comme un autre et donner à mes mensonges un air de famille. J'ai griffonné une description bien longue, parce que je n'ai pas eu le temps de l'abréger, de Patterdale. Je vous la garantis vraie dans la moitié de ses points, car je ne sais pas, comme je n'ai pas eu la patience ni le temps de la relire, où j'ai pu être entraîné par la manie racontante. Lisez, jugez et croyez ce que vous pourrez, et puis offrez à Dieu votre incrédulité, qui vaut mille fois mieux que la crédulité d'un autre.

«J'ai quitté l'idée d'un roman en forme. Je suis trop bavard de mon naturel. Tous ces gens qui voulaient parler à ma place m'impatientaient. J'aime à parler moi-même, surtout quand vous m'écoutez. J'ai substitué à ce roman des lettres intitulées Lettres écrites de Patterdale à Paris dans l'été de 1787, adressées à madame de C. de Z. (Mme de Charrière de Zoel). Cela ne m'oblige à rien. Il y aura une demi-intrigue que je quitterai ou reprendrai à mon gré. Mais je vous demande, et à M. de Charrière, qui, j'espère, n'a pas oublié son fol ami, le plus grand secret. Je veux voir ce qu'on dira et ce qu'on ne dira pas, car je m'attends plus au châtiment de l'obscurité qu'à l'honneur de la critique. Je n'ai encore écrit que deux lettres; mais, comme j'écris sans style, sans manière, sans mesure et sans travail, j'écris à trait de plume...»

«À dix-huit milles de Patterdale, Ambleside, le 31.

«Je suis resté jusqu'au 30 à Patterdale. Je n'ai point encore été à Keswick. Je n'y serai que ce soir, et j'en partirai demain matin pour continuer tout de bon ma route que les lacs du Westmoreland et du Cumberland ont interrompue. Je viens d'essuyer une espèce de tempête sur le Windermere, un lac, le plus grand de tous ceux de ce pays-ci, à deux milles de ce village. J'ai eu envie de me noyer. L'eau était si noire et si profonde125, que la certitude d'un prompt repos me tentait beaucoup; mais j'étais avec deux matelots qui m'auraient repêché, et je ne veux pas me noyer comme je me suis empoisonné, pour rien. Je commence à ne pas trop savoir ce que je deviendrai. J'ai à peine six louis: le cheval loué m'en coûtera trois. Je ne veux plus prendre d'argent à Londres chez le banquier de mon père. Mes amis n'y sont point. I'll just trust to fate. Je vendrai, si quelque heureuse aventure ne me fait rencontrer quelque bonne âme, ma montre et tout ce qui pourra me procurer de quoi vivre, et j'irai comme Goldsmith, avec une viole et un orgue sur mon dos, de Londres en Suisse. Je me réfugierai à Colombier, et de là j'écrirai, je parlementerai, et je me marierai; puis, après tous ces rai, je dirai, comme Pangloss fessé et pendu: «Tout est bien.»

Note 125: (retour) Parodie de ce passage célèbre de la Nouvelle Héloïse. «La roche est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir!...»

«À quatorze milles d'Ambleside, Kendal, 1er septembre.

«... C'est une singulière lettre que celle-ci, madame,—je ne sais trop quand elle sera finie,—mais je vous écris, et je ne me lasse pas de ce plaisir-là comme des autres.—Me voici à trente milles de Keswick, où j'ai vu mon homme.—J'ai vingt-deux milles de plus à faire. Je vous écrirai de Lancaster. La description de Patterdale est dans mon porte-manteau,—et je ne puis le défaire. Je vous l'enverrai de Manchester, où je coucherai demain;—je vais à grandes journées par économie et par impatience.—On se fatigue de se fatiguer comme de se reposer, madame.—Pour varier ma lettre, je vous envoie mon épitaphe.—Si vous n'entendez pas parler de moi d'ici à un mois, faites mettre une pierre sous quatre tilleuls qui sont entre le Désert et la Chablière126, et faites-y graver l'inscription suivante;—elle est en mauvais vers, et je vous prie de ne la montrer à personne tant que je serai en vie.—On pardonne bien des choses à un mort, et l'on ne pardonne rien aux vivants.

Note 126: (retour) Campagnes près de Lausanne, appartenant alors à la famille Constant.

EN MÉMOIRE

D'HENRI-BENJAMIN DE CONSTANT-REBECQUE,
Né à Lausanne en Suisse,
Le 25 nov. 1767127.
Mort à *** dans le comté
De ***
en Angleterre,

Le septembre 1787.

Note 127: (retour) Benjamin Constant, comme bien des gens, se trompait sur la date précise de sa naissance. Voici ce qu'on lit dans les registres de l'état civil de Lausanne: «Benjamin Constant, fils de noble Juste Constant, citoyen de Lausanne et capitaine au service des États-Généraux, et de feu madame Henriette de Chandieu, sa défunte femme, né le dimanche 25 octobre, a été baptisé en Saint-François, le 11 novembre 1767, par le vénérable doyen Polier de Bottens, le lendemain de la mort de madame sa mère.» Ainsi, Benjamin Constant, orphelin de mère, pouvait dire avec Jean-Jacques Rousseau: «Ma naissance fut le premier de mes malheurs.» On sent trop, en effet, qu'à tous deux la tendresse d'une mère leur a manqué.
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