Portraits littéraires, Tome III
Oblitusque meorum, obliviscendus et illis,
vers où il ne faudrait pas voir d'ailleurs la pensée d'Horace, mais une boutade d'un moment.
Les lettres à la duchesse de Guise sont toutes d'édification, nobles, assez développées, sobres pourtant. Ce dernier caractère se retrouve partout dans la correspondance de Rancé; même lorsqu'il prend la plume, je l'ai dit, il va sans cesse au but, il coupe court aux phrases. Parlant de la mort de M. de Nocé, pénitent de qualité et l'un des ermites voisins de la Trappe, il écrit à Mme de Guise, qui le questionnait: «Il n'y a point, Madame, de circonstances brillantes dans la mort du solitaire. Son passage a été paisible et tranquille... D'agonie, il n'en eut point, et on s'aperçut seulement qu'il cessoit de vivre parce qu'il ne respiroit plus. Dieu ne voulut pas qu'il dît rien de remarquable, parce que cela abrège les Relations.» Abréger, abréger les choses qui passent, c'est là le sentiment permanent de Rancé; il n'aperçoit aucune branche inutile sans y porter à l'instant la serpe ou la cognée.
Cela même nous avertit de ne pas trop prolonger en parlant de lui; il y aurait beaucoup à dire encore sur sa polémique avec Mabillon, dont on peut suivre ici toutes les phases, sur ses relations si constantes et si unies avec Bossuet; mais c'est assez indiquer l'intérêt sérieux de cette publication. Nous aurions voulu que les notes fussent plus fréquentes et plus courantes au bas des pages. Quand on a du goût comme M. Gonod, on se méfie de son érudition et on craint de trop dire. Il en est résulté qu'il n'a pas toujours dit assez; le lecteur a besoin d'être guidé à chaque pas plus qu'on n'imagine. Il est une foule d'allusions qui fuient et qu'on aurait pu atteindre par d'habiles conjectures. À certains endroits, sous des désignations un peu vagues, il me semblait entrevoir de loin Leibniz (pag. 105, 108, 113), à d'autres Bayle (pag. 152); M. Gonod aurait peut-être eu moyen d'éclaircir et de fixer ces aperçus lointains. Nous nous permettons de les lui recommander, si le recueil en vient à une seconde édition.
Indépendamment de l'histoire littéraire, celle de la langue n'est pas sans avoir à profiter ou du moins à glaner dans les Lettres de Rancé. Le style, en sa mâle nudité, offre des singularités intéressantes, des expressions qui sentent leur propriété première, des locutions françaises, mais vieillies et toutes voisines du latin. Ainsi, quand Rancé nous dit que le Père Mabillon a fait un petit traité très-recherché et très-exact, ce mot recherché est pris en bonne part, exquisitus. On aurait plus d'une remarque à faire en ce genre. Mais que dirait Rancé de voir que nous songions au Dictionnaire de l'Académie en le lisant? C'est pis que n'eût fait l'abbé Nicaise277.
29 septembre 1846.
MÉMOIRES
DE
MADAME DE STAAL-DELAUNAY
PUBLIÉS PAR M. BARRIÈRE
Nous sommes décidément le plus rétrospectif des siècles; nous ne nous lassons pas de rechercher, de remuer, de déployer pour la centième fois le passé. En même temps que l'activité industrielle et l'invention scientifique se portent en avant dans toutes les voies vers le nouveau et vers l'inconnu, l'activité intellectuelle, qui ne trouve pas son aliment suffisant dans les oeuvres ni dans les pensées présentes, et qui est souvent en danger de tourner sur elle-même, se rejette en arrière pour se donner un objet, et se reprend en tous sens aux choses d'autrefois, à celles d'il y a quatre mille ans ou à celles d'hier: peu nous importe, pourvu qu'on s'y occupe, qu'on s'y intéresse, que l'esprit et la curiosité s'y logent, ne fût-ce qu'en passant. De là ces réimpressions sans nombre qui remettent sous les yeux ce que les générations nouvelles ont hâte d'apprendre, ce que les autres sont loin d'avoir oublié. Aujourd'hui, un homme d'esprit bien connu de nos lecteurs278, M. Barrière, publie un choix fait avec goût parmi les nombreux Mémoires du XVIIIe siècle, depuis la Régence jusqu'au Directoire; c'est une heureuse idée, et qui permettra de revoir au naturel une époque déjà passée pour plusieurs à l'état de roman.
Voilà, si je compte bien, la troisième fois depuis 1800 que la vogue et la publication se tournent aux Mémoires de ce temps-là. Le premier moment de reprise a été celui même de la renaissance de la société, sous le Consulat et aux premières années de l'Empire. C'est alors que le vicomte de Ségur publia les Mémoires de Bezenval, que M. Craufurd publia ceux de Mme du Hausset, et qu'on vit paraître cette suite de petits volumes chez le libraire Léopold Collin: Lettres de Mmes de Villars, de Tencin, de Mlle Aïssé, etc., etc. Le second moment a été sous la Restauration; ici l'intérêt historique et politique dominait. On vit de longues séries complètes de Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution française; M. Barrière y eut grande part comme éditeur. Aujourd'hui, dans ce retour de vogue, ce n'est plus que d'un intérêt de goût qu'il s'agit, et, selon nous, cette indifférence curieuse n'est pas la disposition la moins propice pour bien juger, pour rectifier ses anciennes impressions et s'en faire de définitives.
Mme de Staal méritait à bon droit d'ouvrir la série, car c'est avec elle que commencent véritablement le genre et le ton propres aux femmes du XVIIIe siècle. Un maître éloquent, M. Cousin, dans l'esquisse pleine de feu qu'il a tracée dès femmes du XVIIe, leur a décerné hautement la préférence sur celles de l'âge suivant; je le conçois: du moment qu'on fait intervenir la grandeur, le contraste des caractères, l'éclat des circonstances, il n'y a pas à hésiter. Qu'opposer à des femmes dont les unes ont porté jusque dans le cloître des âmes plus hautes que celles des héroïnes de Corneille, et dont les autres, après toutes les vicissitudes et les tempêtes humaines, ont eu l'heur insigne d'être célébrées et proclamées par Bossuet? Pourtant comme, en fait de personnes du sexe, la force et la grandeur ne sont pas tout, je ne saurais pour ma part pousser la préférence jusqu'à l'exclusion. Ni les femmes du XVIe siècle elles-mêmes, bien qu'elles aient eu le tort d'être effleurées par Brantôme, ni celles du XVIIIe, bien que ce soit l'air du jour de leur être d'autant plus sévère qu'elles passent pour avoir été plus indulgentes, ne me paraissent tant à dédaigner. De quoi s'agit-il en effet, sinon de grâce, d'esprit et d'agrément (je parle de cet agrément qui survit et qui se distingue à travers les âges)? Or l'élite des femmes, à ces trois époques, en était abondamment et diversement pourvue. Cette diversité me rappelle le charmant conte des Trois Manières, dont chacune, auprès des Athéniens de Voltaire, réussit à son tour; et s'il y avait une quatrième manière de plaire, il ne faudrait pas lui chercher querelle. Je pousserais même la licence jusqu'à ne pas exclure du concours tout d'emblée les femmes du XIXe siècle, si le moment de les juger était venu. Mais n'en demandons pas tant pour le quart d'heure, tenons-nous à Mme de Staal-Delaunay et à notre sujet.
Puisque, à propos de femmes, j'ai prononcé ce mot de siècle (terme bien injurieux), on me passera encore d'insister sur quelques distinctions que je crois nécessaires, et sur le classement, autre vilain terme, mais que je ne puis éviter. Les femmes du XVIe siècle, ai-je dit, ont été trop mises de côté dans les dernières études qu'on a faites sur les origines de la société polie: Roederer les a sacrifiées à son idole, qui était l'hôtel Rambouillet. On reviendra, si je ne me trompe, à ces femmes du XVIe siècle, à ces contemporaines des trois Marguerite, et qui savaient si bien mener de front les affaires, la conversation et les plaisirs: «J'ai souvent entendu des femmes du premier rang parler, disserter avec aisance, avec élégance, des matières les plus graves, de morale, de politique, de physique.» C'est là le témoignage que déjà rendait aux femmes françaises un Allemand tout émerveillé, qui a écrit son itinéraire en latin, et à une date (1616) où l'hôtel Rambouillet ne pouvait avoir encore produit ses résultats 279. Quoi qu'il en soit, le XVIIe siècle s'ouvre bien en effet avec Mme de Rambouillet, de même qu'il se clôt avec Mme de Maintenon. Le XVIIIe commence avec Mme la duchesse du Maine et avec Mme de Staal, de même qu'on en sort par l'autre Mme de Staël et par Mme Roland: je mets ce dernier nom à dessein, car il marque tout un avénement, celui du mérite solide et de la grâce s'introduisant dans la classe moyenne, pour y avoir sa part croissante désormais. Je sais combien le vrai goût et le plus fin a été longtemps l'apanage presque exclusif du monde aristocratique; combien, à certains égards, et malgré tant de changements survenus, il en est encore un peu ainsi. Il ne devient pas moins évident que plus on va, et plus l'amabilité sérieuse, la distinction du fond et du ton se trouvent naturellement compatibles avec une condition moyenne; et le nom de Mme Roland signifie tout cela. A partir d'elle on a commencé à posséder comme un droit ce qui n'était guère auparavant qu'une audace et une usurpation. Les femmes du XVIIIe siècle proprement dit, dont le type primitif s'est transmis sans altération depuis la duchesse du Maine, et à travers ces noms si connus de Mme de Staal-Delaunay, de Mmes de Lambert, du Deffand, de la maréchale de Luxembourg, de Mme Coislin, de Mme de Créquy, jusqu'à Mme de Tessé et à la princesse de Poix, peuvent pourtant se partager elles-mêmes en deux moitiés assez distinctes, celles d'avant Jean-Jacques et celles d'après. Toutes les dernières, les femmes d'après Jean-Jacques, c'est-à-dire qui ont essuyé son influence et se sont enflammées un jour pour lui, ont eu une veine de sentiment que les précédentes n'avaient point cherchée ni connue. Celles-ci, les femmes du XVIIIe siècle antérieures à Rousseau (et Mme de Staal-Delaunay en offre l'image la plus accomplie et la plus fidèle), sont purement des élèves de La Bruyère; elles l'ont lu de bonne heure, elles l'ont promptement vérifié par l'expérience. A ce livre de La Bruyère, qui semble avoir donné son cachet à leur esprit, ajoutez encore, si vous voulez, qu'elles ont lu dans leur jeunesse la Pluralité des Mondes et la Recherche de la Vérité.
Mme de Staal commence donc le XVIIe siècle, dans la série des écrivains-femmes, aussi nettement que Fontenelle l'a fait dans son genre. Elle était née bien plus tôt qu'on ne croit et que ne l'ont dit tous les biographes. Un érudit à qui l'on doit tant de rectifications de cette sorte, M. Ravenel, a éclairci ce point, qui ne laisse pas d'être important dans l'appréciation de la vie de Mlle Delaunay. Je l'appelle Mlle Delaunay par habitude, car (autre rectification de M. Ravenel) 280 elle ne se nommait pas ainsi: son père s'appelait Cordier; mais, ayant été obligé de s'expatrier pour quelque cause qu'on ne dit pas, il laissa en France sa femme jeune et belle qui reprit son nom de famille (Delaunay), et la fille, à son tour, prit le nom de sa mère qui lui est resté. La jeune Cordier-Delaunay naquit à Paris le 30 août 1684, et non pas en 1693, comme on l'a cru généralement. Elle se trouvait ainsi de neuf ans plus âgée qu'on ne l'a supposé; non pas qu'elle ait dissimulé son âge; elle n'indique point, il est vrai, dans ses Mémoires, la date précise de sa naissance (les dates, sous la plume des femmes, c'est toujours peu élégant); mais elle mentionne successivement dans le récit de sa jeunesse certaines circonstances historiques qui pouvaient mettre sur la voie. Il résulte de ces neuf années de plus qu'elle a sans les paraître, que le temps qu'elle passe au couvent et avant son entrée à la petite cour de Sceaux remplit toute la durée de sa première jeunesse; qu'elle a vingt-sept ans bien sonnés lorsqu'elle entre chez la duchesse du Maine, et qu'elle est déjà une personne faite qui pourra souffrir de sa condition nouvelle, mais qui n'y prendra aucun pli que celui de la contrainte. Il suit aussi de cette forte avance qu'elle avait trente-cinq ans lors de ses amours à la Bastille avec le chevalier de Ménil, et qu'elle ne se maria enfin avec le baron de Staal que dans sa cinquante et unième année. De là, durant le cours de cette existence dont la fleur fut si courte et si vite envolée, on voit combien les choses vinrent peu à point, et l'on comprend mieux dans ce ferme et charmant esprit, cet art d'ironie fine, ce ton d'enjouement sans gaieté qui naît de l'habitude du contre-temps.
Un mot souvent cité de Mme de Staal donnerait à croire que ses Mémoires n'ont pas toute la sincérité possible. Je ne me suis peinte qu'en buste, répondit-elle un jour à une amie qui s'étonnait à l'idée qu'elle eût tout dit. Le mot a fait fortune, et il a fait tort aussi à la véracité de l'auteur. C'est, selon nous, bien mal le comprendre et tirer trop de parti d'un trait avant tout spirituel. Mme de Staal était une personne vraie, et son livre est un livre vrai dans toute l'acception du mot: ce caractère y paraît empreint à chaque ligne. Après cela, que sur certains points délicats et réservés elle n'ait pas tout dit: que, par exemple, ses amours à la Bastille avec le chevalier de Menil aient été poussés encore un peu plus loin qu'elle n'en convient, il n'y a rien là que d'assez vraisemblable, et raisonnablement on ne saurait demander à une femme, sur ce chapitre, d'être plus sincère, sans la forcer à devenir inconvenante. Le lecteur, ce semble, peut faire sans beaucoup d'effort le reste du chemin, pour peu qu'il en ait envie. Lemontey a cherché grande malice dans quelques mots d'elle sur l'abbé de Chaulieu, lorsqu'elle le va voir en sortant de la Bastille, et qu'elle le trouve si différent de ce qu'il était par le passé: «Il étoit déjà fort mal, dit-elle, de la maladie dont il mourut trois semaines après. Je le vis, et je remarquai combien, dans cet état, ce qui nous est inutile nous devient indifférent.» Lemontey281 croit apercevoir dans ces quelques mots une révélation qui échappe; c'est être bien fin. Mais de quelque utilité que cette personne d'esprit ait pu être dans un autre temps à l'abbé de Chaulieu plus que septuagénaire, ce n'est pas sur ce genre d'aveu que je fais porter le plus ou moins de sincérité d'un auteur femme dans les Mémoires qu'elle, écrit. Cette sincérité est d'un autre ordre; elle consiste dans les sentiments qu'on exprime, dans l'ensemble des jugements et des vues; ne pas se louer directement ni indirectement, ne pas se surfaire, ne pas s'embellir; s'envisager soi et autrui à un point juste et l'oser montrer. Et quel livre réussit mieux que celui de Mme de Staal à rendre exactement cette parfaite et souvent cruelle justesse d'observation, ce sentiment inexorable de la réalité? C'est elle qui a dit cette parole durable: «Le vrai est comme il peut, et n'a de mérite que d'être ce qu'il est.» Aussi ses Mémoires sont au contraire des romans qu'on rêve, et ils vont comme la vie, en s'attristant.
Une âme noble, élevée et stoïque jusqu'en ses faiblesses, un esprit ferme et délié s'y marquent en traits nets et fins. On y admire une sûreté d'idées et de ton qui ne laisse pas d'effrayer un peu; il y a si peu de superflu qu'on est tenté de se demander s'il y a tout le nécessaire. Le mot de sécheresse vient à l'esprit; mais, à la réflexion, on est réduit à se dire, dans la plupart des cas, que c'est tout simplement parfait et définitif. Jamais sa plume ne tâtonne, jamais elle n'essaie sa pensée; elle l'arrête et l'emporte du premier tour. Il y a bien de la force dans ce peu d'effort. Pline le Jeune a coutume, dans l'éloge qu'il fait de certains écrivains, d'unir ensemble, comme se tenant étroitement entre elles, deux qualités, vis, amaritudo, cette vigueur qui naît et se trempe d'une secrète amertume; Mlle Delaunay (on peut citer du latin en parlant de celle qui faillit devenir Mme Dacier) possédait cette vigueur-là. Fréron, rendant compte des Mémoires dans son Année littéraire 282, a très-bien remarqué qu'on peut lui appliquer à elle-même ce qu'elle a dit de la duchesse du Maine: «Son esprit n'emploie ni tours, ni figures, ni rien de tout ce qui s'appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d'un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer.» Selon moi pourtant, la comparaison du miroir ne grave pas assez pour ce qui est de Mlle Delaunay; le trait des objets, dès qu'elle les a réfléchis, reste comme passé à une légère eau-forte. Grimm, dans sa Correspondance (15 août 1755), louant également ces Mémoires, dit que, «la prose de M. de Voltaire à part, il n'en connaît pas de plus agréable que celle de Mme de Staal.» C'est vrai; pourtant cette prose, bien que d'une netteté si agréable et si neuve, ne ressemble point à celle de Voltaire, la seule véritablement courante et légère. La simplicité de diction de Mme de Staal est tout autrement combinée. Mais que fais-je? A quoi bon m'aller inquiéter de Grimm et de ses à-peu-près, lorsque, dans les volumes de la plus délicate et de la plus délicieuse littérature qu'ait jamais produite la Critique française, nous possédons le jugement et la définition qu'a donnée M. Villemain de cette manière et de cette nuance de style dont Mme de Staal nous offre la perfection?
En ce qui touche la personne, l'illustre critique s'est montré plus sévère; il a cru voir jusqu'à travers les peintures railleuses de la femme d'esprit ce qu'il appelle le pli de sa condition: «C'est une soubrette de cour, mais une soubrette.» Mlle Delaunay a-t-elle mérité ce piquant revers? et ce caractère indélébile de femme de chambre, comme elle le qualifie amèrement, est-il donc si indélébile qu'il la suive jusque dans les productions de sa pensée? Rien de moins fondé, selon moi, qu'un semblable jugement, rien de plus injuste. Nous avons vu qu'il était déjà tard pour elle lorsqu'elle entra chez la duchesse du Maine, et que ce n'était plus une si jeune fille ni si aisée à déformer. Sa première éducation avait été solide, recherchée, brillante; ce couvent de Saint-Louis à Rouen, où elle passa ses plus belles années, était «comme un petit État où elle régnoit souverainement.» Elle aussi, elle avait eu sa cour, sa petite cour de Sceaux dans ce couvent de Saint-Louis où M. Brunel, M. de Rey, l'abbé de Vertot étaient à ses pieds, et où ces bonnes dames de Grieu n'avaient d'yeux que pour elle: «Ce qu'on faisoit pour moi me coûtoit si peu, dit-elle, qu'il me sembloit être dans l'ordre naturel. Ce ne sont que nos efforts pour obtenir quelque chose, qui nous en apprennent la valeur. Enfin j'avois acquis, quoique infiniment petite, tous les défauts des grands: cela m'a servi depuis à les excuser en eux.» Ainsi élevée, ainsi traitée jusqu'à l'âge de vingt-six ans sur le pied d'une perfection et d'une merveille, lorsqu'elle tomba plus tard en servitude, ce fut comme une petite Reine déchue, et elle en garda les sentiments, «persuadée qu'il n'y a que nos propres actions qui puissent nous dégrader,» dit-elle; aucun fait de sa vie n'a démenti cette généreuse parole. L'inconvénient pour elle de sa première éducation et de cette culture exclusive, c'eût été plutôt, comme elle l'indique assez véridiquement, d'offrir une teinture scientifique un peu marquée, d'aimer à régenter, à documenter toujours quelqu'un auprès de soi, comme cela est naturel à une personne qui a lu l'Histoire de l'Académie des Sciences, et qui a étudié la géométrie. Encore faudrait-il observer, dans la plupart des passages qu'on cite à l'appui de ce défaut, que c'est elle-même qui s'y dénonce à plaisir et qui fait gaiement les honneurs de sa personne. Plus d'un lecteur, à ces endroits, n'a pas vu qu'il y a chez elle un sourire.
Le commencement des Mémoires est d'une grâce infinie et tient du roman; c'est ainsi que la vie se dessine d'abord avant le charme cessé, avant l'illusion évanouie. Le séjour au château de Silly chez une amie d'enfance, l'arrivée du jeune marquis, son indifférence naturelle, la scène de la charmille entre les deux jeunes filles qu'il entend sans être vu, sa curiosité qui s'éveille bien plus que son désir, l'émotion de celle qui s'en croit l'objet, son empire toutefois sur elle-même, la promenade en tête à tête où l'astronomie vient si à propos, et cette jeune âme qui goûte l'austère douceur de se maîtriser, cette suite légère compose tout un roman touchant et simple, un de ces souvenirs qui ne se rencontrent qu'une fois dans la vie, et où le coeur lassé se repose toujours avec une nouvelle fraîcheur. Ce ne sont que des riens, mais comme ils sont vrais, comme ils tiennent aux fibres secrètes, à celles de chacun! «Le sentiment qui a gravé ces petits faits dans ma mémoire m'en a conservé, dit l'auteur, un souvenir distinct.» Même en les dépeignant, voyez comme sa sobriété se retrouve! elle ne se permet qu'une esquisse pure et discrète, un trait délicieux et encore arrêté, fidèle expression de ce sentiment trop contraint! M. de Silly pourtant est bien l'homme qu'elle a le plus véritablement aimé. Avec quelle vivacité passionnée elle nous fait assister à son premier départ! «Mlle de Silly fondoit en larmes quand il nous dit adieu; je dérobai les miennes à ses regards plus curieux qu'attendris; mais lorsqu'il eut disparu, je crus avoir cessé de vivre. Mes yeux accoutumés à le voir ne regardoient plus rien. Je ne daignois parler, puisqu'il ne m'entendoit pas; il me semble même que je ne pensois plus.» Notons ce dernier trait; il rappelle le vers de Lamartine s'adressant à la Nature:
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.
Mais chez Mlle Delaunay la gradation finit par la pensée. Cette absence de la pensée est le plus violent symptôme, en effet, pour une âme de philosophe, pour quiconque a commencé par dire: Je pense, donc je suis. Ce qu'elle ajoute ne prête pas moins à l'observation: «Son image fixe remplissoit uniquement mon esprit. Je sentois cependant que chaque instant l'éloignoit de moi, et ma peine prenoit le même accroissement que la distance qui nous séparait.» Nous surprenons ici le défaut; cette peine qui croît en raison directe de la distance, c'est plus que du philosophe, c'est bien du géomètre; et nous concevons que M. de Silly ait pu dire à sa jeune amie dans une lettre qu'elle nous transcrit: «Servez-vous, je vous «prie, des expressions les plus simples, et surtout ne faites «aucun usage de celles qui sont propres aux sciences.» En homme du monde, et plein de tact, il avait mis d'abord le doigt sur le léger travers.
Ce ne sont là, du reste, que des intentions, à temps réprimées, qui affectent à peine une diction exquise et de la meilleure langue. Quand le marquis revient peu après à Silly, la fleur du sentiment avait déjà reçu en elle quelque dommage; la réflexion avait parlé. Ce fut donc un printemps bien court dans la vie de Mlle Delaunay que ces premiers mois d'enchantement; le parfum en fut pourtant assez profond pour remplir son âme durant ces jeunes années les plus exposées, et pour la préserver alors de toute autre atteinte. Elle avait bien vingt-trois ou vingt-quatre ans déjà, lorsqu'elle vit pour la première fois M. de Silly, et il en avait trente-six ou trente-sept. Son caractère ambitieux et sec parut se dessiner de plus en plus en avançant; Grimm prétend qu'il était pédant et peu aimable; il nous apprend que des mécomptes d'ambition lui troublèrent finalement la tête, au point qu'il se jeta par une fenêtre et se tua. Mme de Staal avait glissé sur cet affreux détail; mais elle l'avait trouvé aimable jusque dans les dernières années, et, malgré les erreurs de l'intervalle, elle n'avait pas cessé de rester soumise à l'ancien prestige. Elle poussa même l'amitié, dans une violente crise de passion qui le bouleversa, jusqu'à l'assister à titre de médecin-moraliste, je ne trouve pas de terme plus approprié: les lettres qu'elle lui écrit tiennent à la fois du directeur et du médecin. Elles sont d'une expérience consommée, d'une haute sagesse, et charmantes encore jusque dans le suprême désabusement. Comme tous les vrais médecins, elle sait bien mieux l'état véritable du malade que les moyens d'y remédier; elle n'y peut opposer que des palliatifs, et elle-même alors elle le dirigeait vers l'ambition: «J'avois bien espéré, lui écrivait-elle, du temps et de l'absence; mais il semble qu'ils n'ont rien produit, et que infinie le mai est empiré. La seule ressource que j'imagine seroit une occupation forte et satisfaisante par la dignité de l'objet: l'amour n'en a point de telles. Je voudrois que l'ambition vous en pût offrir. Vous n'êtes pas fait pour vivre sans passions; de légers amusements ne peuvent nourrir un coeur aussi dévorant que le vôtre. Tâchez donc de trouver un objet plus vaste que sa capacité, sans cela vous éprouverez toujours les dégoûts qu'inspire tout ce qui est médiocre.» C'est ainsi qu'elle le jugea jusqu'à la fin. Était-ce un reste d'illusion?—M. de Silly mourut le 19 novembre 1727; il était lieutenant-général des armées du Roi283.
Si M. de Silly nous représente le héros de la première partie des Mémoires, celui de la seconde est certainement M. de Maisonrouge, ce lieutenant de roi à la Bastille, le parfait modèle des passionnés et délicats amants. Il est bien à Mme de Staal, qui l'avait si cruellement sacrifié à ce maussade chevalier de Ménil, de l'avoir en même temps vengé d'elle par l'intérêt qu'elle répand sur lui et par le coloris affectueux dont elle l'environne. Hélas! au moment où elle apprécie le mieux le dévouement et les mérites du pauvre Maisonrouge, c'est l'autre encore qu'elle regrette; avec une âme si ferme, avec un esprit si supérieur, misérable jouet d'une indigne passion, elle fuit qui la cherche, et cherche qui la fuit, selon l'éternel imbroglio du coeur. Oh! que cela lui donnait bien le droit de dire, comme plus tard, et revenue des orages, elle l'écrivait dans une lettre à M. de Silly: «N'en déplaise à Mme de..., qui traite l'amour si méthodiquement, chacun y est pour soi, et le fait à sa guise. Je suis étonnée qu'une personne si vénérable ne regarde pas les passions comme des égarements d'esprit, qui ne sont point susceptibles de l'ordre qu'on y veut admettre. Je trouve les préceptes ridicules sur cette matière, et j'aimerois presque autant qu'on voulût mettre en règle la manière dont les frénétiques doivent extravaguer.»
J'ai dit de Mme de Staal qu'elle était comme le premier élève de La Bruyère, mais un élève devenu l'égal du maître; nul écrivain ne fournirait autant qu'elle de pensées neuves, vraies, irrécusables, à ajouter au chapitre des Femmes, de même qu'elle a passé plus de trente ans de sa vie à pratiquer et à commenter le chapitre des Grands. Elle les observait à l'aise et aussi à ses dépens dans cette petite cour de Sceaux, absolument comme on observe de gros poissons dans un petit bassin: «Les Grands, écrivait-elle à Mme du Deffand, à force de s'étendre, deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie.»
Les scènes avec la duchesse de La Ferté et les aventures à Versailles sont d'un excellent comique et du meilleur goût, du plus franc, du plus simple; cela va de pair avec la plaisanterie des Mémoires de Grammont. Les premières séances comme femme de chambre à la toilette de la duchesse du Maine sont aussi fort plaisantes. Dans cet art enjoué de raconter, Mme de Staal est classique, et définitivement, si elle se jugeait aujourd'hui, elle n'aurait pas tant à se plaindre du sort. Elle n'a point été aimée de qui elle aurait voulu, elle n'a pas eu sa jeunesse remplie à souhait, elle a souffert: beaucoup d'autres sont ainsi, mais elle a eu avec les années la satisfaction de la pensée et les jouissances réfléchies de l'observation; elle a vu juste, et il lui a été donné de le rendre. Si elle a manqué plus d'un à-propos de destinée, elle a rencontré du moins celui de l'esprit, de la langue et du goût. Ses moindres mots sont entrés dans la circulation de la société et dans les richesses d'esprit de la France. Il y a plus: par sa noble conduite dans une conspiration chétive, elle aura désormais une ligne dans toute histoire. Combien d'hommes politiques qui se croient de grands hommes, et qui s'agitent toute leur vie, n'en obtiendront pas tant!
Cette satisfaction tardive, ce triomphe posthume furent achetés bien cher sans doute. La correspondance de Mme de Staal avec Mme du Deffand trahit les misères du fond sous la forme toujours agréable; on y suit l'habitude de l'esprit et l'ironique gaieté persistant à travers une existence sans plaisir et comblée d'ennui. Les scènes railleuses où apparaissent Mme du Châtelet et Voltaire jettent au passage une variété pleine d'éclat. Cette correspondance est la vraie conclusion des Mémoires. Quoi qu'en ait dit un critique (Fréron), Mme de Staal a bien fait de ne pas les prolonger et de ne pas s'étendre sur les années finissantes. Il est un degré d'expérience et de connaissance du fond, passé lequel il n'y a plus d'intérêt à rien, pas même au souvenir; il faut se hâter, à cet endroit-là, de tirer la barre, et fermer à jamais le rideau. Qu'aurait-on dorénavant à dire au monde, là où l'on en est à se dire à soi-même: «De quoi peut-on véritablement se soucier quand on y regarde de près? Nous ne devons nos goûts qu'à nos erreurs. Si nous voyions toujours les choses telles qu'elles sont, loin de nous passionner pour elles, à peine en pourrions-nous faire le moindre usage.» C'est ce qu'écrivait Mme de Staal dans l'intimité, et en ses meilleurs jours elle ajoutait: «Ma santé est assez bonne, ma vie douce, et, à l'ennui près, je suis assez bien. Cet ennui consiste à ne rien voir qui me plaise, et à ne rien faire qui m'amuse; mais quand le corps ne souffre pas et que l'esprit est tranquille, on doit se croire heureux 284.»
Un jour, après sa sortie de la Bastille et avant de s'être tout à fait résignée au joug, Mlle Delaunay avait projeté de s'en retourner vivre à son petit couvent de Saint-Louis à Rouen; où elle avait passé ses seules années de bonheur. Elle y fît un petit voyage, mais s'en revint au plus vite. Les femmes du XVIIe siècle, après les orages du monde, retournent volontiers au couvent et y meurent; les femmes du XVIIIe ne le peuvent plus.
Après les lettres à Mme du Deffand, celles de Mme de Staal à M. d'Héricourt, moins traversées de saillies, donnent une idée peut-être plus triste encore et plus vraie de sa manière finale d'exister. Sa santé diminue, sa vue baisse, et pour peu qu'elle vive, elle est en train de devenir tout à fait aveugle comme son amie Mme du Deffand. Cependant les sujétions, les dégoûts auprès d'une princesse dont les caprices ne s'embellissent pas en vieillissant, rendent insupportable un lien qu'on ne parvient point à briser; il faut traîner jusqu'au bout sa chaîne. Je vois les maux, dit-elle, et je ne les sens plus. C'est là son dernier oreiller. A un retour de printemps, il lui échappe ce mot terrible: «Quant à moi, je ne m'en soucie plus (de printemps!); je suis si lasse de voir des fleurs et d'en entendre parler, que j'attends avec impatience la neige et les frimas.» Il n'y a plus rien après une telle parole.
Elle avait soixante-six ans, lorsqu'elle mourut le 15 juin 1750. A peine la duchesse du Maine fut-elle morte a son tour, qu'on se disposa à publier les Mémoires: ils parurent en 1755; on n'attendit même pas que le baron de Staal eût disparu. On n'y regardait pas de si près en ce temps-là, quand il s'agissait de s'assurer les plaisirs de l'esprit. Le livre obtint aussitôt un prodigieux succès. Fontenelle pourtant, qui vivait encore, fut très-surpris en le lisant: «J'en suis fâché pour elle, dit-il; je ne la soupçonnois pas de cette petitesse. Cela est écrit avec une élégance agréable, mais cela ne valoit guère la peine d'être écrit.» Trublet lui répondait que toutes les femmes étaient de cet avis, mais que tous les hommes n'en étaient pas. Trublet avait raison, et Fontenelle se trompait; il était trop voisin de ces choses qu'il trouvait petites, pour en bien juger. Ces Mémoires, en effet, sont une image fidèle de la vie. Nous n'avons personne été élevés au couvent, nous n'avons pas vécu à la petite cour de Sceaux; mais quiconque a ressenti les vives impressions de la jeunesse, pour voir presque aussitôt ce premier charme se défleurir et la fraîcheur s'en aller au souffle de l'expérience, puis la vie se faire aride en même temps que turbulente et passionnée, jusqu'à ce qu'enfin cette aridité ne soit plus que de l'ennui, celui-là, en lisant ces Mémoires, s'y reconnaît et dit à chaque page: C'est vrai. Or, c'est le propre du vrai de vivre, quand il est revêtu surtout d'un cachet si net et si défini. Huet (l'évoque d'Avranches) nous dit qu'il avait coutume, chaque printemps, de relire Théocrite sous l'ombrage renaissant des bois, au bord d'un ruisseau et au chant du rossignol: il me semble que les Mémoires de Mme de Staal pourraient se relire à l'entrée de chaque hiver, à l'extrême fin d'automne, sous les arbres de novembre, au bruit des feuilles déjà séchées.
21 octobre 1846.
L'ABBÉ PREVOST ET LES BÉNÉDICTINS285.
La vie de l'abbé Prevost fut, on le sait, romanesque comme ses écrits. Entré adolescent chez les Jésuites, il en sortit pour être soldat; puis il y rentra comme novice, pour en sortir encore; il revint aux armes, il les quitta de nouveau, et parut vouloir faire une fin, en prenant l'habit de bénédictin en 1724. Malgré tant d'aventures, il n'avait pas vingt-cinq ans, et sa jeunesse commençait à peine. Durant les sept années qu'il passa dans la docte Congrégation de Saint-Maur, il dissimula de son mieux, il fit effort sur lui-même; mais la nature l'emporta, et il rompit ses liens par une fuite éclatante en 1728. C'est à cette époque de son séjour dans l'Ordre et de sa sortie que se rapportent quelques pièces qu'il nous a été permis de recueillir. Elles se trouvent aux manuscrits de la Bibliothèque du Roi dans les paquets de dom Grenier (n° 5 du 15e paquet); elles nous ont été signalées par un investigateur instruit, M. Damiens, et nous devons à MM. les conservateurs de la Bibliothèque l'autorisation de les publier.
Lorsque Prevost se décida à sortir de la Congrégation de Saint-Maur, il ne songeait d'abord qu'à se retirer à Cluny, où la règle était moins austère; il voulait simplement, comme il va nous le dire, quitter la Congrégation pour passer dans le grand Ordre, changer de branche au sein du même Ordre. Mais les choses tournèrent autrement. Le bref de translation qu'il avait obtenu de Rome, et qui devait être publié, ou, selon les termes canoniques, fulminé à Amiens, se trouva brusquement accroché et resta sans effet. Prevost, qui n'avait pas été informé de ce contre-temps et qui crut la chose faite, sortit, le jour convenu, de Saint-Germain-des-Prés: «Il se rendit au jardin du Luxembourg, nous dit son biographe286, où on l'attendoit avec un habit ecclésiastique. La métamorphose se fit dans ce jardin. L'habit monacal fut renvoyé à Saint-Germain-des-Prés... Il avoit laissé dans sa cellule trois lettres pour le Père général, le Père prieur, et un religieux de ses amis.» C'est une des deux premières lettres qui a été conservée dans les paquets de dom Grenier, et que nous donnons ici. Cet adieu de Prevost à son supérieur le peint au naturel et plus au complet qu'on ne l'a vu nulle part encore; on y sent percer, à travers les termes d'un respect fort dégagé, un accent d'ironie et une pointe de menace qui a son piquant, et qu'on n'est pas accoutumé de trouver sous sa plume. Mais lisons d'abord, nous raisonnerons après:
«Mon Révérend Père,
«Je ferai demain ce que je devrois avoir fait il y a plusieurs années, ou plutôt ce que je devrois ne m'être jamais mis dans la nécessité de faire; je quitterai la Congrégation pour passer dans le grand Ordre. De quoi m'avisois-je, il y a huit ans, d'entrer parmi vous? et vous, mon Révérend Père, ou vos prédécesseurs, de quoi vous avisiez-vous de me recevoir? Ne deviez-vous pas prévoir, et moi aussi, les peines que nous ne manquerions pas de nous causer tôt ou tard, et les extrémités fâcheuses où elles pourroient aboutir? J'ai eu chez vous de justes sujets de chagrin; la démarche que je vais faire vous chagrinera peut-être aussi: voyons de quel côté est l'injustice.
«Il est certain, mon Révérend Père, que je me suis conduit dans la Congrégation d'une manière irréprochable. Si j'ai des ennemis parmi vous, je ne crains pas de les prendre eux-mêmes à témoin. Mon caractère est naturellement plein d'honneur. J'aimois un corps auquel j'étois attaché par mes promesses; je souhaitois d'y être aimé; et, fait comme je suis, j'aurois perdu la vie plutôt que de commettre quelque chose d'opposé à ces deux sentiments. J'ai d'ailleurs les manières honnêtes et l'humeur assez douce; je rends volontiers service; je hais les murmures et les détractions; je suis porté d'inclination au travail, et je ne crois pas vous avoir déshonoré dans les petits emplois dont j'ai été chargé. Par quel malheur est-il donc arrivé qu'on n'a jamais cessé de me regarder avec défiance dans la Congrégation, qu'on m'a soupçonné plus d'une fois des trahisons les plus noires, et qu'on m'en a toujours cru capable, lors même que l'évidence n'a pas permis qu'on m'en accusât? J'ai des preuves à donner là-dessus qui passeroient les bornes d'une lettre, et, pour peu que chacun veuille s'expliquer sincèrement, l'on conviendra que telle est à mon égard la disposition de presque tous vos religieux. J'avois espéré, mon Révérend Père, que la grâce que vous m'aviez faite de m'appeler à Paris pourrait effacer des préventions si injustes, ou qu'elle les empêcheroit du moins d'éclater. Cependant on m'écrit de province qu'un visiteur, se vantant à table d'avoir contribué à m'y faire venir, en a donné pour raison que j'y serois moins dangereux qu'autre part, et qu'il falloit d'ailleurs tirer de moi tout ce qu'on peut du côté des sciences, puisqu'il seroit contre la prudence de me confier des emplois. Un séculier, homme d'honneur et de distinction, m'a assuré, par un billet écrit exprès, qu'il avoit entendu dire à peu près la même chose à Votre Révérence. Vous conviendrez, mon Révérend Père, que cela est piquant pour un honnête homme. Tout autre que moi se croiroit peut-être autorisé à vous marquer son ressentiment par des injures; mais, je vous l'ai déjà dit, ce n'est pas mon caractère. Trouvez bon seulement que j'évite par ma retraite une persécution que je mérite si peu. Quittons-nous sans aigreur et, sans violence. J'ai perdu chez vous, dans l'espace de huit ans, ma santé, mes yeux, mon repos, personne ne l'ignore; c'est être assez puni d'y avoir demeuré si longtemps. N'ajoutez point à ces peines celles que j'aurois à souffrir si j'apprenois que vous voulussiez vous opposer aux démarches que je fais pour m'en délivrer. Je vous déclare que vos oppositions seroient inutiles par les sages mesures que j'ai su prendre. Je vous respecte beaucoup, mais je ne vous crains nullement, et peut-être pourrois-je me faire craindre si vous en usiez mal; car autant je suis disposé à rendre justice à la Congrégation sur ce qu'elle a de bon, autant devez-vous compter que je relèverois vivement ses endroits faibles si vous me poussiez à bout, ou si j'apprenois seulement que vous en eussiez le dessein. Ne me forcez point à vous donner en spectacle au public. On pourroit faire revivre les Provinciales: il est injuste que les Jésuites en fournissent toujours la matière, et vous jugeriez si je réussis dans ce style-là. Je compte, mon Révérend Père, que sans en venir à ces extrémités, qui ne feroient plaisir ni à vous ni à moi, vous voudrez bien consentir au changement de ma condition. Vous avez reçu si respectueusement la Constitution, que je ne saurois douter que vous ne receviez de même un bref qui vient de la même source. Faites-moi la grâce de m'écrire un mot à Amiens, sous cette simple adresse: A M. Prevost, pour prendre à la poste; ou, si vous aimez mieux, prenez la peine d'adresser votre lettre à M. d'Ergny, grand pénitencier et chanoine, mon parent, qui voudra bien me la remettre. Vous n'ignorez pas d'ailleurs le petità et non obtentà. J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, mon Révérend Père, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
PREVOST, B.»
Lundi, 18 octobre (1728).
«Je ne crois pas qu'on se plaigne de la manière dont je suis sorti de Saint-Germain. Je n'ai pas même emporté mes habits. Un honnête homme doit l'être jusque dans les bagatelles. Vous m'avez entretenu pendant huit ans; je vous ai bien servi: ainsi, autant tenu, autant payé.»
Prevost se croit parfaitement en règle par l'effet du bref qui le concerne et qu'il suppose déjà publié par l'évêque d'Amiens; aussi il plaisante et pousse la raillerie jusqu'à l'offensive. Il rappelle aux supérieurs de la Congrégation leur faiblesse dans l'affaire de la Constitution Unigenitus: «Vous avez reçu si respectueusement la Constitution, que je ne saurois douter que vous ne receviez de même un bref qui vient de la même source.» Il ne craint pas de montrer le bout de l'escopette, de laisser entrevoir au besoin, si on l'y force, toute une série de Provinciales nouvelles, déjà en embuscade, et prêtes à faire feu sur les rangs de la Congrégation: «Il est injuste, dit-il, que les Jésuites en fournissent toujours la matière.» Prevost a du faible pour les Jésuites, quoiqu'il les ait deux fois quittés. Dans une autre lettre qu'on va lire, on verra qu'il a pratiqué l'une de leurs maximes, et que s'il a prononcé à haute voix la formule de ses voeux comme bénédictin, il se vante d'y avoir ajouté tout bas les restrictions intérieures qui devaient un jour l'autoriser à les rompre. En comprenant d'ailleurs que Prevost, de l'humeur dont on le connaît, a dû avoir inévitablement à se plaindre des préventions et des tracasseries monacales, on ne saurait juger que ces préventions aient été tout à fait sans motif et sans fondement: il se chargeait lui-même de les justifier par l'issue. On l'avait soupçonné d'être dangereux; mais ne prouvait-il pas lui-même qu'il pouvait aisément le devenir? Sans prétendre peser les torts, on sent qu'il y avait entre la vie monastique et lui de ces incompatibilités d'humeur qui devaient s'accumuler à la longue et finir par un éclatant divorce.
Cette lettre de Prevost était encore signée Prevost, B. Il se croyait toujours bénédictin. Lorsqu'il apprit que son plan avait manqué et qu'il se trouvait dans la situation d'un fugitif que personne ne protégeait, il songea à sa sûreté personnelle très-compromise. Il n'avait voulu que changer de branche, mais, la dernière branche lui faisant défaut, il prit son grand vol, et, comme on dit, la clef des champs. Réfugié en Hollande, il s'y mit à vivre des faciles productions d'une plume qui était déjà toute taillée. C'est de là que, trois ans après, il écrivait la lettre suivante à l'un de ses anciens amis de la Congrégation de Saint-Maur, dom de La Rue, savant éditeur d'Origène. Dans cette lettre tout amicale, le côté affectueux, aimable et obligeant de l'abbé Prevost se développe avec grâce. On rentre ici dans les tons qui lui sont habituels, et dont il n'était précédemment sorti que par nécessité.
«Mon Révérend Père,
Comme mon changement ne regarde que l'enveloppe et qu'il n'y en a aucun dans mes sentiments ni dans le fond de mon caractère, je conserve toujours chèrement la mémoire de mes anciens amis, et je suis en Hollande le même qu'à Paris à l'égard de tous ceux à qui je dois de l'estime et de la reconnoissance. Je souhaiterois, par le même principe, qu'ils conservassent aussi pour moi quelque chose de leur ancienne amitié. Vous êtes, mon Révérend Père, un de ceux que je serois le plus ravi de voir dans ces sentiments. Je n'ai jamais pensé là-dessus de deux façons, et M. le docteur Walker a pu vous rendre témoignage que j'ai célébré mille fois votre mérite dans les meilleures compagnies de Londres avec tout le zèle qu'inspirent la vérité et l'amitié. Je fais la même chose en Hollande, où j'ai l'avantage d'être vu aussi de fort bon oeil de tout ce qu'il y a de personnes de distinction. On y attend impatiemment votre Origène, et je vous assure que, dans le grand nombre de lieux où j'ai quelque accès, la moitié de sa réputation y est déjà bien établie. J'ai toujours été persuadé, mon Révérend Père, qu'on ne risque rien à vous louer beaucoup, et que les effets ne peuvent que faire honneur à mon jugement quand votre ouvrage paraîtra. En attendant, s'il y avoit quelque chose en quoi je pusse vous rendre mes services, soit ici, soit en Angleterre, où j'ai toujours d'étroites relations, je vous offre mes soins avec une sincérité qui se fera connoître encore mieux dans l'occasion. Je les offre de même à vos amis, qui ont été autrefois les miens, à dom Lemerault, à dom Thuillier, et je les prie de croire qu'il n'entre que de l'estime et de l'affection dans mes offres. C'est avec beaucoup de chagrin que je me suis vu privé ici du plaisir de voir dom Thuillier. Je n'appris son arrivée qu'après son départ, et je fus très-affligé d'entendre dire à plusieurs personnes qu'il étoit parti avec l'opinion que j'avois évité à dessein de lui parler et de le voir. Le Ciel m'est témoin que c'eût été pour moi une très-vive satisfaction, et que j'ai fort regretté de l'avoir perdue. Quelle raison aurois-je eue de le fuir? Je vis, grâce au ciel, sans reproche; tel en Hollande qu'à Paris, point dévot, mais réglé dans ma conduite et dans mes moeurs, et toujours inviolablement attaché à mes vieilles maximes de droiture et d'honneur. J'espère les conserver jusqu'au tombeau. Qu'on me rende un peu de justice, on conviendra que je n'étois nullement propre à l'état monastique, et tous ceux qui ont su le secret de ma vocation n'en ont jamais bien auguré. S'il y a quelque chose à me reprocher, c'est d'avoir rompu mes engagements; mais est-on bien sûr que j'en aie jamais pris d'indissolubles? Le Ciel connoît le fond de mon coeur, c'en est assez pour me rendre tranquille. Si les hommes le connoissoient comme lui, ils sauroient que de malheureuses affaires m'avoient conduit au noviciat comme dans un asile, qu'elles ne me permirent point d'en sortir aussitôt que je l'aurois voulu, et que, forcé par la nécessité, je ne prononçai la formule de mes voeux qu'avec toutes les restrictions intérieures qui pouvoient m'autoriser à les rompre. Voilà le mystère. Les hommes en jugent à leur façon, mais ma conscience me répond que le Ciel en juge autrement, et cela me suffit. Cependant j'avoue que le respect humain auroit été capable de me retenir dans mes chaînes, si je n'eusse fait réflexion, que la moitié du monde vaut bien l'autre, et que la même démarche qui me feroit peut-être perdre quelque estime en France m'en attireroit beaucoup en Angleterre et en Hollande. C'est ce que j'éprouve heureusement. On sait faire ici quelque distinction entre ceux qui se mettent au large par esprit de débauche et ceux qui ne cherchent qu'à vivre dans une honnête et paisible liberté. J'en ai des preuves tous les jours dans les marques d'amitié et de considération que je reçois de tout le monde. Je vis donc avec beaucoup de tranquillité et d'agréments. L'étude fait ma principale occupation. Je compte de donner incessamment le 1er tome de M. de Thou, il est fini; mais je suis bien aise d'attendre l'édition latine d'Angleterre. Je suppose néanmoins qu'elle ne tardera pas trop longtemps; car on me presse beaucoup de faire paroître la mienne. J'ai travaillé mes notes avec beaucoup de soin, et je me flatte que cela donnera quelque avantage à ma traduction sur celle dont on nous menace à Paris.
«Je vous souhaite, mon Révérend Père, une parfaite santé et beaucoup de contentement, et je forme ce souhait avec la même sincérité de coeur que vous m'avez connue lorsque nous demeurions sous le même toit. Permettez que je salue ici très-humblement dom Thuillier, dom Lemerault, dom Du Plessis, dom Montfaucon, et tous ceux d'entre vos RR. PP. qui ne me haïssent point. Si vous voulez m'employer à quelque chose pour votre service, mon adresse est A M. d'Exiles, chez M. Neaulme, sur la place de la Cour, à La Haye. J'ai l'honneur d'être avec toute l'estime possible, mon Révérend Père, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«L. PREVOST, A La Haye, 10 novembre 1731.»
La naïveté avec laquelle Prévost confesse à son ami ses restrictions intérieures,, ménagées à travers ses voeux, et s'en autorise comme d'une précaution toute simple, est bien propre à faire sourire; l'élève de La Flèche s'y découvre ingénument. Ce qui paraîtra plus digne d'un homme, c'est cette réflexion si juste, que la moitié du monde vaut bien l'autre, et que ce qu'on perd dans l'opinion sur une rive de l'Escaut, on le regagne en estime sur l'autre rive. «Plaisante justice qu'une rivière borne!» a dit Pascal après Montaigne; Prévost le redit après tous deux. Chez lui pourtant la réflexion ne venait qu'à la suite de l'action et à titre d'excuse; il obéissait avant tout à l'entraînement.
On trouve d'assez curieux renseignements sur sa personne et sur sa situation vers cette époque de sa vie, dans le récit du Voyage littéraire de Jordan. Ce Français de Berlin, qui visita en 1733 Paris et Londres, rencontra dans cette dernière ville Prévost, et avec son style plat il le peint sous des traits assez fidèles: «Je trouvai ce même jour, dit-il, M. Prevost d'Exiles. C'est un homme fin qui joint à la connoissance des belles-lettres celle de la théologie, de l'histoire et de la philosophie. Il a de l'esprit infiniment, et surtout cet esprit de développement si nécessaire dans les matières métaphysiques. Tout le monde connoît les agréments de son style. Je ne parlerai point de sa conduite, ni d'une action criminelle dont il s'est rendu coupable à Londres; cela ne me regarde point. Je ne le considère que par rapport à ses talents. Cela n'est-il pas excusable dans un voyageur?
Prévost a du malheur; voilà cette terrible accusation de Lenglet-Dufresnoy, cette accusation au criminel, qui reparaît chez un honnête étranger, chez un homme de cette autre moitié du monde, auprès de laquelle il comptait si bien trouver grâce. Au reste, Jordan n'est pas en défense contre l'éloquent abbé; il se laisse gagner à ses manières civiles, au charme abondant de cette parole qu'on voit d'ici se dérouler; et à quelques pages plus loin, on lit dans le courant du Journal: «J'eus une conversation fort agréable avec M. Prevost, que l'on trouve tous les jours plus aimable, savant et spirituel. Il travaille à l'État des Sciences en Europe. Il est très-capable de réussir dans un pareil ouvrage, et de nous donner une belle histoire revêtue de tous les agréments de la diction.» Puis, le comparant à Voltaire qui est en train de composer son Siècle de Louis XIV, et qu'il nous représente comme un jeune homme maigre, qui parait attaqué de consomption, l'honnête Jordan souhaite à l'un plus de santé et à l'autre plus d'aisance. La correspondance de Voltaire nous montre en effet que Prevost, dans un de ces moments de gêne auxquels il était si sujet (juin 1740), prit sur lui de recourir à l'opulent poète, non sans lui faire, comme critique, des offres de service en retour.
Au tome VI du Pour et Contre (1735), parlant du Voyage de Jordan qui venait de paraître, Prevost touche quelques mots de l'accusation, à la fois vague et grave, dont il s'y voit l'objet; mais, soit qu'il se sente la conscience moins nette, soit que les compliments mêlés à ce mauvais propos l'aient amolli, il répond moins vivement qu'il n'avait fait, l'année précédente, à Lenglet-Dufresnoy: «Je me suis attendu, depuis mon retour en France, dit-il, à ces galanteries de MM. les protestants, et je ne suis pas fâché d'avoir occasion de m'expliquer sur la seule manière dont je veux y répondre. S'ils prétendent décrier mon caractère, je défie la calomnie la plus envenimée de faire impression sur les personnes de bon sens dont j'ai l'honneur d'être connu. S'ils en veulent à mes foiblesses, je leur passe condamnation, et ils me trouveront toujours prêt à renouveler l'aveu que j'ai déjà fait au public. Qu'ils les déguisent après cela sous toutes sortes de formes, je leur aurai beaucoup d'obligation s'ils peuvent contribuer à augmenter mon repentir.» On ne peut certes rien de plus humble et de plus fait pour désarmer; cette action criminelle commise à Londres, et qui n'empêchait pas le coupable d'y séjourner, était, je l'espère, quelque délit amoureux, un de ces crimes qui, après tout, laissent subsister l'honnête homme 287.
Note 287: (retour) J'indique, un peu à regret, pour ceux qui veulent tout savoir, les anecdotes sur l'abbé Prevost qui se trouvent au tome 111, page 149 et suiv. des Mélanges historiques, satiriques... de Bois-Jourdain. On y voit qu'il fut un moment arrêté à cause d'une mauvaise affaire qui lui arriva étant en Angleterre. On y trouve ce petit portrait de l'homme au physique: «Ce moine défroqué est toujours habillé comme un officier de cavalerie. Il a un extérieur sage, modeste et prévenant.»
C'était le moment où s'imprimait Manon Lescaut. Remarquez bien que l'exact Berlinois n'a gardé d'en parler, tandis qu'il s'étend sur les mérites scientifiques et métaphysiques de l'abbé Prevost, et sur un livre soi-disant sérieux dont on ne sait même plus s'il a jamais été achevé. Les contemporains, surtout les plus gens de poids et les plus appliqués, ne laissent pas d'être sujets à ces petites bévues-là.
En revanche, celui-ci nous apprend encore que Prevost s'est donné le plaisir, dans ses Mémoires d'un Homme de qualité, de faire des portraits de ses anciens confrères de Saint-Maur, et de les loger dans la bibliothèque du monastère de Saint-Laurent à l'Escurial. Il est dommage qu'on n'ait pas la clef des noms, mais on sent bien que le romancier peint ici d'après ses souvenirs. Ce supérieur général, grossier, sans naissance, sans mérite, aux manières dures, et qui ne fait nul cas des savants parce qu'il ignore jusqu'aux premiers éléments des sciences, n'est autre peut-être que celui à qui Prévost adressait cette lettre railleuse et à demi menaçante en partant; je le soupçonne fort d'être le général de la Congrégation de Saint-Maur, dom Alidon en personne. Les autres portraits qui suivent, plus fins, plus nuancés et assaisonnés de malice, sont évidemment d'après nature. Le père Erasmos, qui unit en lui deux hommes si divers, si dissemblables, tour à tour savant aimable et moine bourru, nous apparaît plein de vie dans sa singularité; de tels originaux se copient et ne s'inventent pas. Tout à côté on rencontre le père Tirman, qui a de l'esprit et de l'érudition; «mais, comme il n'a pas la tête des plus fortes, on craint qu'à force de la charger la voiture ne se brise.» Il serait piquant de savoir à quel docte confrère des De La Rue et des Montfaucon s'appliquaient ces divers signalements. On mettrait ainsi des physionomies distinctes à des figures qui de loin nous semblent toutes les mêmes, et d'une ennuyeuse monotonie sous le froc.
Si les bénédictins avaient laissé de ces vivants souvenirs chez Prevost, il est à croire qu'il en avait laissé aussi dans son passage parmi eux; mais la trace ne s'en est point conservée. Cet ancien ami, par exemple, dom De La Rue, à qui il écrivit une lettre si affectueuse, sur quel ton lui fit-il réponse? et osa-t-il même se compromettre jusqu'à lui répondre? La note officielle que l'on garda du transfuge dans les registres de la Communauté, si l'on daigna en garder une, dut être à peu près dans le genre de celle-ci, que nous trouvons chez dom Grenier:
«Dom Prevost, dit d'Exiles, surnom emprunté, après avoir été successivement deux fois jésuite et deux fois soldat, fit profession dans la Congrégation de Saint-Maur en 1721. Son père, procureur du Roi à Hesdin, assista à sa profession; la veille, il lui avoit donné les avis salutaires qu'un père respectable pouvoit donner à un fils: il lui tint ce propos entre autres, en présence de la Communauté de Saint-Wandrille, si je ne me trompe, que s'il manquoit de son vivant aux engagements qu'il étoit parfaitement libre de contracter ou de ne pas contracter, il le chercheroit par toute la terre pour lui brûler la cervelle. Dom Prevost commença à faire connoître son goût pour les lettres par une pièce contre les amours du Régent. Mais il la supprima lui-même, avant que les supérieurs en fussent instruits, par un quiproquo heureux et pour son auteur et pour le corps dont il étoit membre. Il professa à Saint-Germer avec applaudissement.»
Avoir professé à Saint-Germer avec applaudissement, c'était là l'épisode qui protégeait un peu sa mémoire de ce côté du cloître. Chaque canton du monde tour à tour met la gloire dans ce qui l'intéresse et ce qui le sert. La note précédente fournirait d'ailleurs une nouvelle preuve, s'il en était besoin, de l'absurdité d'une anecdote qui courut dans le temps. On avait raconté que Prevost, jeune, au sortir du collège, avait eu une liaison amoureuse dans sa ville natale, et qu'un jour son père étant venu lui faire une scène chez sa maîtresse qu'il avait maltraitée, l'amant en fureur avait précipité du haut d'un escalier le bonhomme, qui, sans accuser personne, était mort des suites de sa chute: on prétendait expliquer de la sorte la brusque vocation du coupable et son entrée chez les bénédictins. Un petit-neveu de l'abbé Prevost avait démenti cette anecdote par une lettre adressée à la Décade philosophique (20 thermidor an XI); il lui avait suffi de rappeler que le père de l'abbé Prevost n'était mort qu'en 1739, c'est-à-dire à une date où son fils, âgé de quarante-deux ans, avait eu le temps de sortir du cloître et d'épuiser bien d'autres aventures. Dans la note précédente, nous voyons que, loin que ce soit le fils qui tue le père, c'est le père qui menace de tuer son fils, dans le cas où celui-ci viendrait à rompre ses voeux. Ces Prevost avaient la parole vive comme l'imagination, mais avec eux beaucoup de choses se passaient en paroles288.
Note 288: (retour) L'anecdote de l'abbé Prevost, parricide sans le vouloir, peut se lire dans les Mémoires d'un Voyageur qui se repose, de Dutens (tome II, page 282); elle est mise dans la bouche de l'abbé Barthélémy causant à Chanteloup. Ce serait l'abbé Prevost qui, dans un souper d'amis, aurait lui-même le premier raconté l'anecdote que répétait l'abbé Barthélémy. C'est une suite d'on dit et de propos de table ou de salon, pour amuser.
Les méchants propos qui avaient poursuivi Prevost durant la partie orageuse de sa vie ne respectèrent pas toujours sa mémoire. Collé, au tome III de son Journal (décembre 1763), annonçant la mort du grand romancier, s'exprime sur son compte en termes bien durs, bien flétrissants; mais il en parle d'après d'anciens ouï-dire et en homme qui ne paraît point l'avoir personnellement connu. Il suffirait, pour combattre le mauvais effet des paroles de Collé, et pour prouver que Prevost resta digne jusqu'à la fin de la société des honnêtes gens, d'opposer le témoignage de Jean-Jacques, qui, dans ses Confessions (partie II, livre VIII), parle de l'abbé qu'il avait beaucoup vu, comme d'un homme très-aimable, très-simple; Jean-Jacques seulement ajoute qu'on ne retrouvait pas dans sa conversation le coloris de ses ouvrages. Ce feu, cette vivacité que Jordan lui avait vue à Londres vingt ans auparavant, avait sans doute diminué avec l'âge; les fatigues d'une vie nécessiteuse, et tour à tour agitée ou abandonnée; devaient à la longue se faire sentir et produire des sommeils. Il y avait du La Fontaine chez l'abbé Prevost. Peintre immortel de la passion, mais surtout peintre naïf, cette naïveté survivait sans doute chez lui aux autres traits et dominait dans sa personne. C'est dans ses ouvrages (et je l'ai fait ailleurs) qu'il convient de prendre une entière et véritable idée de son esprit et de son âme. Lui-même il a dit avec un mélange de satisfaction et d'humilité qui n'est pas sans grâce: «On se peint, dit-on, dans ses écrits; cette réflexion serait peut-être trop flatteuse pour moi.» Il a raison; et pourtant cette règle de juger de l'auteur par ses écrits n'est point injuste, surtout par rapport à lui et à ceux qui, comme lui, joignent une âme tendre et une imagination vive à un caractère faible; car si notre vie bien souvent laisse trop voir ce que nous sommes devenus, nos écrits nous montrent tels du moins que nous aurions voulu être.
3 juillet 1847.
M. VICTOR COUSIN
COURS DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE,
5 VOL. IX-18.
M. Cousin a eu une heureuse idée, celle de revoir, de retrouver en quelque sorte son Cours de 18l5 à 1820, et de le donner au public aussi fidèlement qu'il a pu le ressaisir, mais sans se faire faute au besoin de suppléer l'éloquent professeur de ce temps-là par le grand écrivain d'aujourd'hui. Ce premier Cours, en effet, qui marquait l'éclatant début de M. Cousin dans la carrière de l'enseignement, ne subsistait jusqu'à présent que dans des rédactions d'anciens élèves qu'on avait pris soin de recueillir et de publier, il y a quelques années. En s'y reportant lui-même à son tour, en repassant sur ses anciennes traces, le maître vient d'y répandre la lumière qui est inséparable de sa plume comme de sa parole; il n'a pu sans doute rendre à ces premiers canevas tout le développement et tout le souffle qui s'est évanoui avec l'improvisation même; mais il a su y mettre partout la précision, la netteté, l'élégance, indépendamment de quelques riches et neuves portions dont il les a relevés; il a su faire enfin de cette suite de volumes sérieux un sujet de vive et intéressante lecture.
On y saisit bien à son point de départ et à son origine la moderne école philosophique qui est devenue plus tard l'éclectisme, et qui n'était encore à ce moment que le spiritualisme. Je regrette presque pour elle qu'elle n'ait pas gardé ce premier nom qui, en la spécifiant d'une manière moins distinctive, la définissait pourtant avec largeur et vérité. Il est toujours piquant de revenir après des années sur des oeuvres d'esprit, sur des écrits ou des discours qui ont eu un grand éclat et ont exercé une influence décisive. Le plus souvent cette vive action s'est produite dans des circonstances toutes particulières et sur des questions très-déterminées. Ainsi ces leçons de 1815 à 1820, qui firent véritablement révolution dans la philosophie française, n'avaient ni l'étendue ni la généralité dont M. Cousin a fait preuve depuis, et pourtant elles ont plus agi peut-être qu'aucune des portions subséquentes de son enseignement. C'est qu'alors toute parole portait coup, et entrait pour ainsi dire dans le vif. Ce qui a pu sembler depuis partie gagnée était d'abord un combat pied à pied, et chaque point à emporter voulait un assaut.
Il faut bien se représenter l'état des doctrines en France au moment où M. Cousin, âgé de vingt-quatre ans à peine, monta dans la chaire de M. Royer-Collard et agita le flambeau. La philosophie du dix-huitième siècle, malgré la reprise catholique de 1803, semblait fermement assise: cette philosophie qui avait parcouru toutes ses phases et pénétré toutes les sphères, évincée du monde politique par l'Empire, irritée bien plutôt qu'effrayée du rétablissement des autels, restait maîtresse en théorie. Elle dominait les sciences physiques et s'y appuyait; elle siégeait aux plus hautes régions de l'astronomie avec Laplace; elle régnait à l'Institut par les brillants travaux de Cabanis, surtout par les analyses rigoureuses et en apparence définitives de Tracy; en morale, elle était arrivée à rédiger son Catéchisme avec Saint-Lambert et Volney. A vrai dire, quand une philosophie en est arrivée là, quelles qu'aient pu être sa valeur et sa vérité au point de départ, il est temps qu'elle finisse et soit détrônée; car toute philosophie, digne de ce nom, n'existe qu'à la condition d'être sans cesse en question, sur le qui-vive, et de recommencer toujours. I1 y a même des moments où j'ai tant de respect pour la philosophie, que je crois qu'elle n'existe véritablement que chez celui qui la trouve, et qu'elle ne saurait ni se transmettre ni s'enseigner. Quoi qu'il en soit, la doctrine du XVIIIe siècle en était à ce moment extrême et définitif où l'on se croit le plus sûr de soi et où l'on est le plus près d'être frappé. Dans l'enseignement public, elle n'était guère de nature à être ouvertement et franchement professée. Un homme d'esprit, aimable, disert, légèrement sceptique, s'était avisé d'un compromis heureux qui, sans satisfaire les idéologues sévères, n'était pas fait non plus pour les alarmer. M. La Romiguières avait trouvé un biais élégant et juste qui parait aux difficultés et pourvoyait aux convenances. C'était un système honorable, spécieux, surtout bien rédigé, et l'on aime tant les bonnes rédactions en France! Ceux qui croyaient qu'il faut aux jeunes gens une philosophie quelconque comme une rhétorique, n'avaient rien de mieux à demander et devaient être contents. Mais l'esprit humain ne se comporte pas ainsi; il est impatient et même un peu séditieux de sa nature, il ne sait pas se tenir tranquille au gré des régnants. M. Royer-Collard le premier s'insurgea; ce ne fut pourtant pas une attaque de front. En 1811, cet esprit original, appelé à professer au sein de la Faculté des Lettres, prit position sur une question très-particulière à l'école écossaise, et il en tira parti pour renouveler l'observation psychologique. Son enseignement circonscrit, profond et analytique, forma des maîtres; mais à M. Cousin il était réservé d'enflammer à la fois et les jeunes maîtres et le jeune public. En montant en 1815 dans la chaire de M. Royer-Collard, M. Cousin mit d'abord le pied dans la trace exacte de son respectable devancier; il se rattacha comme lui à Reid, mais il n'était pas homme à s'y tenir. L'esprit de M. Cousin, en effet, est aussi empressé par nature à s'étendre, que celui de M. Royer-Collard était appliqué à se restreindre; ce dernier mit toujours une bonne moitié de sa force à contenir l'autre moitié. C'était une habitude chrétienne et port-royaliste qu'il avait retenue, même alors qu'il se confiait dans la souveraineté de la raison. Aussi l'éclectisme, qui tint toujours à honneur de le proclamer et de le révérer, eut-il sans doute, en certains moments, quelque peine à lui faire accepter toutes les aventures et les conquêtes dont l'éclat devait être réversible jusque sur lui. Le Christophe Colomb ne fut en rien désavoué cette fois; mais il put bien avoir besoin de toute sa piété ingénieuse et révérencieuse pour que l'on consentît, sans trop gronder, à recevoir de ses mains un monde.
On distingue avec précision dans ce premier Cours par quelle racine principale l'enseignement de M. Cousin se rattache à celui de M. Royer-Collard, et à quel endroit juste il s'en sépare et s'émancipe pour faire tige à son tour. Dès le premier jour, et lors même que la jeune parole n'aspire encore qu'à continuer celle du grave prédécesseur, on y sent courir un principe d'ardeur et de zèle qui était de nature à se communiquer aussitôt et à électriser les esprits. «Elle ne s'élève pas encore bien haut, a dit M. Cousin de cette philosophie première, mais on sent qu'elle a des ailes.» Elle en eut en effet dès sa naissance; dans ce premier Discours d'ouverture du 7 décembre 1815, où Reid très-amplifié apparaît comme un grand régénérateur et comme celui qui est venu mettre fin au règne de Descartes, dans ce Discours où éclatent à tout instant une parole et un souffle plus larges que la méthode même qui y est proclamée, on croit entendre encore les applaudissements qui durent saluer cette péroraison pathétique par laquelle, au lendemain des Cent-Jours et avant l'expiration de cette brûlante année, le métaphysicien ému se laissait aller à adjurer la jeunesse d'alors: «C'est à ceux de vous dont l'âge se rapproche du mien que j'ose m'adresser en ce moment; à vous qui formerez la génération qui s'avance; à vous l'unique soutien, la dernière espérance de notre cher et malheureux pays. Messieurs, vous aimez ardemment la patrie: si vous voulez la sauver, embrassez nos belles doctrines. Assez longtemps nous avons poursuivi la liberté à travers les voies de la servitude. Nous voulions être libres avec la morale des esclaves. Non, la statue de la Liberté n'a point l'intérêt pour base, et ce n'est pas à la philosophie de la sensation et à ses petites maximes qu'il appartient de faire les grands peuples...» Ainsi la liberté politique était invoquée en aide de la liberté morale par une sorte d'association et d'alliance naturelle qui n'était pas une confusion.
Ce qui me frappe avant tout, ce qui m'intéresse singulièrement dans ces premiers développements de la philosophie de M. Cousin, c'est bien moins encore le fond des doctrines sur lesquelles un esprit naturellement sceptique comme le mien se sent peu en mesure de prononcer, que le talent même dont chacun peut se convaincre, et dont l'empreinte brille à mes yeux tout d'abord. Ce talent individuel, avec son caractère, devient le fait auquel je m'attache à travers la généralité des choses qu'il embrasse, et où certainement il se réfléchit.
Je dirai ici tout ce que je pense sur ces premiers programmes que se tracent à eux-mêmes les grands talents, et je ne ferai pas ma théorie plus profonde qu'elle ne l'est. Selon moi, au moment où nous entrons sur la scène de la vie, c'est surtout l'instinct et le sentiment des facultés que nous portons en nous qui détermine, à notre insu, la manière dont nous voyons et dont nous entamons les choses. Par exemple, celui qui se sent poète désire que son époque soit un siècle de poésie, et il le croit aisément. Celui qui est trempé pour la politique, pour les combats de tribune, juge volontiers qu'une grande époque de luttes est arrivée, et il le prend sur ce ton; ainsi plus ou moins de tous. C'est surtout, en un mot, l'emploi de nos facultés intérieures que, sans nous en rendre compte, nous cherchons au dehors dans les choses, et qui nous dirige jusque dans la vue que nous en tirons. Que si cette vue, d'ailleurs, concorde assez bien avec les circonstances éparses, si seulement ces circonstances s'y prêtent et que le talent soit doué d'assez de puissance, non pas pour les créer (à lui seul il n'y suffirait pas), mais pour les rallier en faisceau, il en résulte les grands succès.
C'est ce qui arriva pour l'éclectisme. Le mot et la chose se trouvent dans un Discours d'ouverture de 1816, et M. Cousin en fit la matière expresse de son enseignement dès 1817. Il a donc raison de revendiquer l'initiative de cette méthode de philosophie qu'il combina avec celle de son illustre prédécesseur. Il eut avant tout autre parmi nous, et sans avoir besoin de l'emprunter à personne, l'idée de compléter et d'animer la méthode psychologique, celle de l'analyse intérieure, par la recherche historique. L'inspiration première de l'éclectisme est en effet bien d'accord avec les instincts naturels et le génie propre de M. Cousin. Après avoir construit et organisé dans de larges cadres la science du moi que son prédécesseur s'était borné à approfondir sur quelques points essentiels, M. Cousin s'est hâté aussitôt d'y pratiquer des jours et, en quelque sorte, des fenêtres sur toutes les façades. Qui dit éclectisme suppose la curiosité des opinions du dehors et le goût des voyages intellectuels. 1816 se trouvait un moment bien choisi pour inoculer ce goût en France à l'élite de la jeunesse. C'était l'heure où l'on allait commencer à sortir de chez soi, non plus pour se combattre, mais pour se connaître.
Aussi, malgré les premiers étonnements et les hauts cris que soulève toute idée nouvelle, l'éclectisme, servi par la belle parole et l'infatigable activité de son promoteur, a fait fortune avec les années, et son nom est devenu celui même de l'école philosophique moderne. J'ai paru regretter précédemment que ce nom ait prévalu au point d'éclipser celui de spiritualisme qui s'appliquait mieux au fond et à la nature des idées. Pour les esprits superficiels et qui jugent sur l'étiquette, l'éclectisme n'a souvent paru désigner qu'un procédé extérieur qui va par le monde, quêtant et glanant les vérités à droite et à gauche, sans les avoir avant tout approfondies en soi. Dans cette prévention légère on ne tient nul compte de cette autre méthode et de cette doctrine d'analyse et de description intérieure qu'institua M. Royer-Collard, que M. Cousin, en 1816, élargit et exposa, dont M. Jouffroy, depuis, avait fait son vaste et presque unique domaine, et qui n'a cessé de fournir à M. Damiron un champ d'observations intimes et délicates. Quel que soit le jugement à porter sur l'ensemble de cette science et sur les hautes prétentions qu'elle élève, elle n'est pas représentée dans l'idée vulgaire qui s'attache au mot d'éclectisme. Ajoutons vite que ce dernier aspect n'a prévalu si complètement que parce qu'il est le plus riche, le plus brillant et le plus saisissable pour le grand nombre des esprits. Comme toute étude d'ailleurs qui porte sur l'histoire, l'éclectisme a sa réalité, indépendante même de la philosophie particulière à laquelle il s'appuie. Quand on ne le considérerait, après tout, que comme une méthode historique pour aborder l'examen des systèmes de philosophie dans le passé, il faudrait reconnaître qu'il a produit de positifs et féconds résultats. L'antiquité dans ses grandes écoles, le Moyen-Age et la Scolastique, la Renaissance et les hardis rénovateurs italiens, ont été successivement mis en lumière, interprétés selon leur véritable esprit; et dans ces voies diverses où s'avance chaque jour une studieuse élite, on retrouve partout à l'origine le passage lumineux, le signal et l'impulsion du maître.
La publication du Cours de 1817 nous montre l'éclectisme à son premier état et sous sa première forme. Il n'était pas tel alors que plus tard, lorsque nous le revîmes en 1828, enhardi par les voyages, perçant jusqu'à l'Orient et embrassant la conquête du monde. En 1817 il en était à son essai tout nouveau et à sa sortie du nid. Il ne se proposait pour premier horizon que la tournée du XVIIIe siècle; mais il la fit tout d'abord complète, avec largeur, avec précision, avec cette aisance supérieure qui présage les destinées. Ne faisant remonter la philosophie, comme science, que jusqu'à Descartes, le jeune professeur la voyait s'égarant presque aussitôt et ressaisissant seulement la vraie méthode au commencement du dernier siècle, mais avec des préventions exclusives dans les différentes écoles qui s'étaient alors partagé l'Angleterre, la France et l'Allemagne: «Le temps, disait-il, qui recueille, féconde, agrandit les moindres germes de vérité déposés dans les plus humbles analyses, frappe sans pitié, engloutit les hypothèses, même celles du génie. Il fait un pas, et les systèmes arbitraires sont renversés; les statues de leurs auteurs restent seules debout sur leurs ruines. La tâche de l'ami de la vérité est de rechercher les débris utiles qui en subsistent et peuvent servir à de nouvelles et plus solides constructions.» Après avoir essayé cette méthode, un peu timidement encore, sur les principaux successeurs de Descartes, M. Cousin commença de l'appliquer dans toute son étendue aux trois grandes écoles du XVIIIe siècle, aux Écossais, à Condillac, à Kant. Telles qu'on les peut lire aujourd'hui, sous cette forme de révision sévère, la suite de leçons où figurent successivement tant de noms célèbres dans l'ordre philosophique ou moral, Helvétius, Saint-Lambert, Hutcheson, Smith, est d'un aimable autant que sérieux intérêt. M. Cousin a pris soin de compléter et d'orner, avec sa curiosité littéraire actuelle, ses vues fidèlement reproduites d'alors: des biographies neuves donnent la main aux analyses; il en résulte pour des parties entières de ce Cours (je demande pardon du terme de l'éloge) un ensemble tout à fait charmant. Chacun a pu lire d'ailleurs, soit dans la Revue des Deux Mondes, soit dans le Journal des Débats, de grands extraits pleins d'élévation et d'éloquence sur Dieu, sur le mysticisme, sur le beau. En récrivant de la sorte ces morceaux pour tout le monde, M. Cousin les a heureusement purgés de quelques expressions trop spéciales, et qui sentaient l'école. Les premiers Fragments philosophiques n'étaient pas entièrement exempts de cette manière. On éprouvait quelquefois un regret, lorsqu'on lisait M. Cousin dans ces divers essais de sa jeunesse et qu'on avait l'honneur de le connaître: cet esprit si libre, si étendu, si dégagé des formes, n'était pas de tout point représenté dans ces expositions premières; je ne sais quel mélange d'école y nuisait. La publication présente a des portions considérables qui satisfont à un de nos voeux les plus anciens et les plus chers: le talent littéraire de M. Cousin s'y déploie sans rien s'imposer qui le contrarie.
Il y a quelques écrivains de notre temps, en très-petit nombre qui ont un don bien rare, ou plutôt une heureuse incapacité: ils ont beau écrire en courant et improviser, ils ne sont jamais en danger de rien rencontrer qui soit contre le goût et le génie de la langue. Aucun de ces mots, aucune de ces formes si aisément habituelles de nos jours, ne se présente sous leur plume; il semble vraiment qu'ils auraient, pour les trouver, à faire autant d'efforts que d'autres en devraient mettre à les éviter. Qu'il y a peu d'écrivains pareils! dira-t-on. J'en citerai pourtant. Dans la presse quotidienne, tel était Carrel, plume toujours française et d'une netteté certaine, si rapide, si enflammée qu'elle fût. Pourquoi ne dirai-je pas que, tout à côté d'ici289, la plume excellente de notre ami M. de Sacy est, à sa manière, douée de qualités littéraires également fermes et sûres? il peut laisser courir son expression de chaque jour, aucune ambiguïté suspecte ne viendra s'y mêler: en parlant sa langue forte et saine, il ne fait que parler celle de sa maison (gentilitium hoc illi, disait Pline le Jeune). Eh bien! M. Cousin de même, dans l'ordre oratoire ou dans les développements de l'écrivain, n'a qu'à se laisser aller à sa pente et comme à son torrent: s'il ne se préoccupe d'aucune démonstration philosophique trop spéciale, il trouvera d'emblée, il parlera ou écrira avec plénitude et de source cette belle langue du XVIIe siècle qui fait l'objet de nos regrets et de nos admirations. Cette langue même, cette prose d'un si grand air, avec l'amplitude de ses tours et jusque dans les détails de son vocabulaire, semble naturellement la sienne, et, toutes les fois qu'il lui est arrivé de mêler du Kant au Malebranche, c'est qu'il l'a bien Voulu.
Pascal a dit: «Il y en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas bien. C'est que le lieu, l'assistance les échauffe, et tire de leur esprit plus qu'ils n'y trouvent sans cette chaleur.» Les professeurs célèbres qui ont porté si haut l'honneur de l'enseignement en France sous la Restauration, ont prouvé qu'ils savaient unir en eux ces deux arts qui peuvent très-bien se séparer. Ces Cours nourris et brillants qui nous avaient instruits et charmés au pied de la chaire de M. Villemain, nous les avons retrouvés dans une lecture attachante et solide, à la fois semblable et nouvelle. Aujourd'hui voilà M. Cousin qui revient également sur ses premières traces, pour les fixer et pour se perfectionner, selon le cachet des talents véritablement littéraires. Aussi cet esprit de feu qui avait animé sa parole publique ne lui a pas fait défaut dans la solitude du cabinet, et l'ancien travail refondu en est ressorti très-vivant.
Et pour que l'aperçu ne soit pas trop incomplet, notez qu'ici, chez M. Cousin, il n'y a pas seulement le professeur et l'orateur qui fait concurrence à l'écrivain, il y a le causeur, celui que vous savez, de tous les jours, de toutes les heures. Or, on a pu le remarquer en maint exemple, la plupart des hommes qui ont tant de verve en causant, qui l'ont pour ainsi dire à la minute, la dissipent et ne retrouvent pas, en écrivant, les mêmes couleurs. M. Cousin est du petit nombre dont le talent suffit à la double dépense, que dis-je? dont la double dépense suffit à peine au talent, tant celui-ci est actif, abondant, intarissable.
Entre les illustres professeurs qui, dans les jours laborieux d'alors, maintinrent à eux trois, au coeur des écoles, l'indépendance et la dignité de la pensée, il en est un autre que personne assurément n'oublie et qu'il m'est inutile de nommer290. De celui-là, qui échappe pour le moment à l'appréciation littéraire, mais qu'une curiosité respectueuse ne saurait, même à ce seul titre, s'empêcher de suivre en silence et d'observer, il me suffira de dire qu'il a eu cela de particulier et d'original, que, trempé encore plus expressément par la nature pour les luttes et pour les triomphes de l'orateur, il y a de plus en plus aguerri et assoupli sa parole: cette netteté, ce nerf, cette décision de pensée et d'expression qu'il a sans relâche développés et qu'il porte si hautement dans les discussions publiques, toutes ces qualités ardentes et fortes, il semble que ce soit plutôt l'orateur encore qui, chez lui, les communique et les confère ensuite à l'écrivain; et si l'on pouvait en telle matière traiter un contemporain si présent comme on ferait un grand orateur de l'antiquité, on aurait droit de dire à la lettre que c'est sur le marbre de la tribune, et en y songeant le moins, qu'il a poli, qu'il a aiguisé son style.
Me voilà bien loin; je ne voulais aujourd'hui que caractériser en termes généraux la publication rétrospective de M. Cousin, faire valoir, comme elle le mérite, cette révision patiente et vive qui témoigne d'un grand respect pour le public et d'un noble souci de l'avenir. En revoyant cette première partie du Cours ainsi rajustée et heureusement rajeunie, on pouvait se demander si les leçons de 1828-1829, que nous possédons saisies et fixées par la sténographie, mais saisies au vol et dans toute la rapidité de l'improvisation, si ces leçons, jusqu'ici très-goûtées et plus que suffisantes, n'allaient pas souffrir quelque peu du voisinage et réclamer de l'auteur une retouche légère à leur tour. Mais nous avions à peine le temps de former ce voeu, que M. Cousin l'a déjà devancé, et la seconde série est en train de paraître avec les perfectionnements que nous lui souhaitions, quand notre lenteur achève seulement de s'acquitter envers la première.
2 avril 1847.
SUR
L'ÉCOLE FRANÇAISE D'ATHÈNES
On a récemment parlé d'un projet qui honorerait à la fois le Gouvernement français et le Gouvernement grec: il s'agirait d'établir un lien régulier entre l'Université de France et la patrie renaissante des Hellènes, de mettre en rapport l'étude du grec en France avec cette étude refleurie au sein même de la Grèce, d'instituer en un mot une sorte de concordat littéraire entre notre pays latin et la terre d'Athènes. Le ministre de l'instruction publique, à qui toutes les pensées généreuses conviennent si naturellement291, n'a pas négligé celle-ci entre tant d'autres; il a envoyé en Grèce un savant conseiller de l'Université, M. Alexandre, pour aviser aux moyens d'exécution; les effets de cette mission ne se feront sans doute pas attendre. Nous ne dirons quelque chose ici que de l'idée elle-même et des avantages qui en pourraient résulter, si elle est, comme nous l'espérons, interprétée dans sa vraie mesure et exécutée conformément à l'esprit.
Cette idée d'aller rechercher à sa source la connaissance, le goût et l'inspiration la plus sûre de l'antiquité grecque a dû naître dans plusieurs esprits, du jour où le Gouvernement de la Grèce offrait toutes les garanties de sécurité, de civilisation renaissante et d'avenir. Il y a quelques années déjà qu'à Paris M. Coletti, alors ministre résident; M. Piscatory, non ministre encore, mais philhellène de tout temps, M. Eynard, si attaché aux destinées du pays auquel son nom est inséparablement lié, et quelques autres personnes encore s'en entretenaient avec intérêt et comme d'un voeu réalisable. Deux ordres de considérations se présentaient presque à la fois et venaient se combiner entre elles.
On va d'ordinaire étudier la peinture et l'architecture en Italie, c'est bien: la peinture y vit tout entière dans ses chefs-d'oeuvre les plus éclatants et les plus accomplis; l'architecture y règne dans ses plus majestueux développements. Celle-ci pourtant n'est pas là à ce degré de pureté et de simplicité première qui constitue la perfection classique; cette perfection sans trace d'effort et sans surcharge aucune, il faut la chercher sous le ciel d'Athènes, dans la beauté idéale et légère des temples, dans l'admirable et discret accord des lignes monumentales avec les lignes naturelles du paysage et des horizons. En un mot, si Rome est justement le foyer tout trouvé d'une école de peinture, le centre le plus naturel pour l'architecture est Athènes. Ajoutez que de là on serait mieux à portée d'explorer dans tous les rayons, depuis le fond du Péloponèse jusqu'aux plages d'Ionie, ce sol vierge qui est bien loin, comme celui d'Italie, d'avoir tout rendu.
Quant à la langue, à la philologie, les considérations se pressent, elles concourent au même point, elles viennent en quelque sorte aboutir au même lieu comme à un centre tout désigné de lumière et de perfectionnement. Nous estimons trop l'Université de France, nous avons une trop haute idée des esprits supérieurs, des maîtres illustres qu'elle a produits et qu'elle possède, et de ceux, plus jeunes, qui aspirent à les continuer, pour ne pas exprimer ici ce que nous croyons la vérité: l'Université n'a pas été sans préjugés et sans prévention dans l'étude du grec ancien et à l'égard de la Grèce moderne. Les Grecs modernes y ont bien été de leur faute pour quelque chose. Ceux-ci en général (le grand Coray à part), se sentant après tout les fils de la vraie race, ont trop négligé l'érudition proprement dite; ils se sont trop conduits comme les descendants d'une grande famille ruinée, mais qui, fiers de parler la langue de leur nourrice, la langue de leur maison, s'y tiennent et négligent les autres sources d'instruction et les autres moyens d'éclaircissement comme n'étant proprement qu'à l'usage des étrangers. Les érudits d'autre part, ceux qui l'étaient devenus uniquement par le labeur et par les livres, ont rendu aux Grecs modernes et à leurs prétentions exclusives la monnaie de leur dédain, et le désaccord s'est maintenu. Un signe extérieur (et l'empire des signes est grand) contribuait à l'entretenir. La prononciation du grec telle qu'elle était en vigueur dans l'ancienne Université, et qu'elle l'est encore dans la nôtre, paraissait aux Grecs modernes tout à fait barbare; le fait est qu'elle peut être commode pour les dictées de versions grecques que les professeurs font aux écoliers, mais elle ne saurait se donner raisonnablement pour l'écho fidèle de la plus harmonieuse des langues. L'ancienne Université y tenait pourtant par principes; lorsque des amateurs instruits, comme Guys dans ses Lettres sur la Grèce, protestaient contre cette routine si pleine de cacophonie, les savants de profession, comme Larcher, s'efforçaient de démontrer que ce n'était pas routine, mais raison, et ils répondaient, sans se déconcerter, aux exemples tirés de la tradition, qu'après la prise de Constantinople par les Turcs, les savants grecs qui s'étaient réfugiés en Italie y avaient porté leur prononciation vicieuse. Voilà ce que nous nous permettons d'appeler des préjugés; mais ce n'est là qu'un détail, et le désaccord qui se rapportait à la prononciation en couvrait d'autres qui tenaient au fond des choses.
Il est temps que cette mésintelligence cesse, ou plutôt elle a déjà cessé auprès des esprits éclairés, et il n'y a plus qu'un pas à faire pour régler l'union. Et à qui donc devrait-on l'introduction, la naturalisation de la langue grecque en Occident, sinon à ces savants des XIVe et XVe siècles, aux Chrysoloras, aux Théodore Gaza, aux Chalcondyle, aux Lascaris, à ceux enfin qui arrivaient tout pleins, comme d'hier, des antiques trésors, qui les possédaient par héritage et par usage, en vertu d'une tradition bien prolongée sans doute, mais ininterrompue? L'interruption littéraire dans la Grèce moderne ne date que du XVe siècle; depuis lors la langue, en tombant à la merci du simple peuple, s'est amoindrie, s'est appauvrie, et a subi la loi des idiomes qui se décomposent; elle a conservé pourtant beaucoup de son vocabulaire, de ses tours et de son harmonie. Pour les gens du pays qui y reviennent par l'étude, il n'est rien de plus naturel et de plus aisé que de ressaisir le sens et le génie de l'ancienne langue. Dans une foule de cas, ils n'ont qu'à se ressouvenir, à faire acte d'une analogie rapide; ils n'ont pas cessé en effet, même dans ce fleuve diminué, de tenir, si l'on peut dire, le fil du courant. Pour bien savoir et bien sentir dans ses moindres nuances, pour bien articuler dans ses accents le grec ancien, il n'est rien de tel encore que d'être Grec moderne. Sans se croire tout à fait au temps où le savant Philelphe épousait une femme grecque pour mettre la dernière main à son érudition et se polir à la langue jusque dans son ménage, on peut se dire que, du moment que la Grèce renaît aux doctes et sérieuses études de son passé, elle est plus voisine que nous du but et infiniment plus près de redevenir vivante. S'il s'agissait de bien entendre et de goûter l'ancien français de Villehardouin, dont je suppose qu'on eût été séparé par quelque grande catastrophe sociale et quelque conquête, le plus sûr serait encore d'être Français, et, un peu d'étude aidant, on se trouverait aisément en avance à cet effet sur le plus docte des Germains.»
Il semble que le résultat indiqué par ces considérations diverses, c'est qu'une École française, instituée à Athènes pour un certain nombre de jeunes architectes et de jeunes philologues, concilierait à la fois les intérêts de l'art et ceux de l'érudition. Pourquoi, aux élèves qui se seraient signalés dans les concours d'architecture, ne joindrait-on pas quelques-uns des élèves sortant de l'École normale, qui auraient également mérité cette distinction, et qui se destineraient d'une manière plus spéciale à l'enseignement des Lettres grecques en France? Nous n'avons pas à rédiger ici de projet, mais simplement à appeler l'attention sur une idée que l'esprit élevé de M. de Salvandy a été le premier à accueillir, à mettre en avant, et qui semblerait presque en voie d'exécution, si l'on en jugeait d'après les démarches préliminaires. Nous dirions même que nous aurions peur des projets trop rédigés à l'avance, et qui anticiperaient sur l'expérience par la théorie: car notez que la théorie ici, ce serait probablement la routine. Il y a là quelque chose de bon, de grand peut-être, d'essentiellement fécond à tenter. Dans notre siècle positif, et avec nos habitudes, si excellentes d'ailleurs, de bon ordre administratif et de contrôle constitutionnel, on n'est guère disposé à rien essayer, à rien proposer qu'après des espèces de plans et de devis parfaitement rigoureux en apparence, et que la pratique ne laisse pas de déjouer souvent. Les commissions de la Chambre aiment d'avance, en chaque projet qui leur est déféré et pour lequel on leur demande assistance, à voir des résultats nets, et, s'il est possible, des produits; on aime enfin à rentrer tôt ou tard dans ses fonds. Rien de plus juste, et c'est là un des bienfaits, une des garanties habituelles du régime sous lequel nous vivons. Dans le cas présent toutefois, il y a une pensée supérieure qui doit dominer. Une telle école d'art et de langue instituée à Athènes serait avant tout un germe; utile dans le présent, elle le deviendrait surtout dans l'avenir. L'important serait bien moins d'abord dans tel ou tel règlement de détail que dans l'esprit qui animerait la fondation, et dans le choix de l'homme appelé à la diriger sur les lieux, et qui devrait savoir l'approprier, l'étendre, la modifier selon l'expérience même. On pourrait, ce semble, commencer simplement, ne fonder qu'un assez petit nombre de places d'élèves; l'essentiel serait de commencer, et de se confier pour le développement à une terre qui a toujours rendu au centuple ce qu'on y a semé de généreux.
Qu'on se figure cinq ou six jeunes gens d'élite sous la conduite d'un maître à la fois artiste et érudit, sous une direction telle que M. Letronne ou M. Raoul-Rochette dans leur jeunesse l'auraient pu si parfaitement donner: de pareilles conditions réunies sont difficiles à rencontrer sans doute, elles ne sont pas introuvables pourtant dans les rangs rajeunis de l'Université ou de l'Institut. Chaque année, après les études qui auraient pu se suivre sur place, il y aurait un voyage destiné à quelques explorations d'art ou au commentaire vivant d'un auteur ancien; la moindre promenade aurait son objet. Les choeurs d'Oedipe lus à Colone; et ceux d'Ion à Delphes; les odes de Pindare étudiées en présence des lieux célébrés; un grand historien suivi pied à pied sur le théâtre des guerres qu'il raconte; l'Arcadie parcourue, Xénophon en main, à la suite d'Épaminondas victorieux, ce seraient là des études parlantes qui résoudraient, j'en réponds, plus d'une difficulté géographique ou autre, née dans le cabinet. Mais surtout on en rapporterait, avec la connaissance précise, une intelligence animée, la vie et le charme qui se communiquent ensuite et qui sont le vrai flambeau des Lettres. Les inscriptions, chemin faisant, y trouveraient leur compte; et bien d'autres choses avec elles.
Si nous n'avons pas à tracer ici de programme à une noble pensée, nous ne prétendons pas non plus en présenter un idéal anticipé; ce que nous voudrions, ce serait, en remerciant M. de Salvandy de son heureuse initiative, de l'y encourager, si ce mot nous est permis, et de maintenir, pour peu qu'il en fût besoin, l'idée première dans sa libre et large voie d'exécution: ce qui rapetisserait, ce qui réduirait trop cette idée, ce qui la ferait rentrer dans les routines ordinaires, en compromettrait par là même la fécondité et en tuerait l'avenir. Au reste, l'envoyé du ministre est allé, et a vu de ses yeux; il a dû rapporter des impressions vives. Le ministre de France à Athènes, M. Piscatory, aura été consulté, et sa parole comptera pour beaucoup, sans nul doute, dans une détermination à ce point intéressante pour le pays qu'il possède si bien. Le nombre des personnes qui ont visité la Grèce s'accroît chaque jour, et leur impression à toutes est que ce jeune État régénéré est dans une veine croissante d'activité et de progrès; nul autre État n'a eu plus à faire et n'a plus fait en vingt-cinq ans. Il n'y a jamais eu, nous disent de bons témoins, tant de passé, de présent et d'avenir dans un si petit espace. C'est là qu'il s'agit de jeter avec un peu de confiance, et sans trop marchander, une idée, une institution généreuse. Qu'en sortira-t-il? Avec tant de bonnes conditions en présence, nous verrons bien292.
M. RODOLPHE TOPFFER
Cinq ans à peine s'étaient écoulés depuis que, dans la Revue des Deux Mondes, nous annoncions, pour la première fois, M. Topffer alors peu connu en France293, et, dans le Journal des Débats du 13 juin 1846, nous avions à écrire les lignes suivantes:
«M. Rodolphe Topffer, ce romancier sensible et spirituel, ce dessinateur plein de naturel et d'originalité, dont les Nouvelles et les Voyages avaient obtenu, dans ces dernières années, tant de succès parmi nous, vient de mourir à Genève, après une longue et cruelle maladie, le 8 juin, à l'âge de quarante-sept ans...» Et, après quelques détails biographiques rapides, nous ajoutions: «Pendant assez longtemps le nom de M. Topffer et sa vogue n'avaient pas franchi le bassin de son cher Léman; sans ambition, vivant de la vie domestique, dirigeant une institution qui ne faisait qu'élargir pour lui le cercle de la famille, il ne voyait dans ses écrits, comme dans ses croquis, que des jeux et des délassements avec lesquels il se contentait de charmer ou d'amuser ce qui l'entourait. Pourtant sa réputation s'était étendue insensiblement; les belles éditions qu'avait données ici M. Dubochet, et pour lesquelles l'éditeur s'était procuré le concours d'habiles artistes et particulièrement de l'excellent paysagiste genevois Calame, avaient nationalisé en France le nom de l'auteur.
M. Topffer, sans rien changer à sa vie modeste, avait fini par percer, par obtenir son rang, et il jouissait avec douceur des suffrages de cette estime publique qui, même de loin, ne séparait pas en lui l'homme de l'artiste et de l'écrivain. C'est à ce moment de satisfaction légitime et de plénitude, comme il arrive trop souvent, que sa destinée est venue se rompre: une maladie cruelle a, durant des mois, épuisé ses forces et usé son organisation avant l'heure, mais sans altérer en rien la sérénité de ses pensées et la vivacité de ses affections. La douleur profonde qu'il laisse à ses amis de Genève sera ressentie ici de tous ceux qui l'ont connu, et elle trouvera accès et sympathie auprès de ces lecteurs nombreux en qui il a éveillé si souvent un sourire à la fois et une larme.»
Mais c'est trop peu dire, et ceux qui l'ont lu, qui l'ont suivi tant de fois dans ces excursions alpestres dont il savait si bien rendre la saine allégresse et l'âpre fraîcheur, ceux qui le suivront encore avec un intérêt ému dans les productions dernières où se jouait jusqu'au sein de la mort son talent de plus en plus mûr et fécond, ont droit à quelques particularités intimes sur l'écrivain ami et sur l'homme excellent. L'exemple d'une telle destinée d'artiste est d'ailleurs trop rare, et, malgré la terminaison précoce, trop enviable, en effet, pour qu'on n'y insiste pas un peu. Avoir vécu, dès l'enfance et durant la jeunesse, de la vie de famille, de la vie de devoir, de la vie naturelle; avoir eu des années pénibles et contrariées sans doute, comme il en est dans toute existence humaine, mais avoir souffert sans les irritations factices et les sèches amertumes; puis s'être assis de bonne heure dans la félicité domestique à côté d'une compagne qui ne vous quittera plus, et qui partagera même vos courses hardies et vos généreux plaisirs à travers l'immense nature; ne pas se douter qu'on est artiste, ou du moins se résigner en se disant qu'on ne peut pas l'être, qu'on ne l'est plus; mais le soir, et les devoirs remplis, dans le cercle du foyer, entouré d'enfants et d'écoliers joyeux, laisser aller son crayon comme au hasard, au gré de l'observation du moment ou du souvenir; les amuser tous, s'amuser avec eux; se sentir l'esprit toujours dispos, toujours en verve; lancer mille saillies originales comme d'une source perpétuelle; n'avoir jamais besoin de solitude pour s'appliquer à cette chose qu'on appelle un art; et, après des années ainsi passées, apprendre un matin que ces cahiers échappés de vos mains et qu'on croyait perdus sont allés réjouir la vieillesse de Goëthe, qu'il en réclame d'autres de vous, et qu'aussi, en lisant quelques-unes de vos pages, l'humble Xavier de Maistre se fait votre parrain et vous désigne pour son héritier: voilà quelle fut la première, la plus grande moitié de l'existence de Topffer. La seconde moitié n'est pas moins heureuse ni moins simple: quand la célébrité fut venue, il resta le même; rien ne fut changé à ses habitudes, à ses pensées. Si l'étude réfléchie s'y mêla un peu plus peut-être, s'il surveilla un peu plus du coin de l'oeil ce qui avait d'abord ressemblé à de pures distractions, on ne s'en aperçut pas auprès de lui: il demeura l'homme du foyer, de l'institution domestique, le maître et l'ami de ses élèves. On me dit, à propos de ces élèves, qu'ils ne voulaient jamais aller en vacances, tant il les attachait et les captivait par cette éducation vive, libre, naturelle, pourtant solide, sans mollesse ni gâterie. Ce merveilleux talent d'artiste ne se réservait en rien pour le public, et il continuait de se dépenser en nature autour de lui. Lui, de son côté, il y trouvait son compte en expérience continuelle, en observation naïve. Quand on est moraliste et qu'on n'observe que des hommes faits, on court risque de tourner au La Rochefoucauld et au La Bruyère; si le regard se reporte au contraire sur une jeunesse honnête et chaque jour renouvelée, on garde la fraîcheur du coeur jusque dans la connaissance du fond, la consolation dans les mécomptes, une vue plus juste de la nature morale dans ses ressources et dans son ensemble. Je ne sais qui a dit que l'expérience dans certains esprits ressemble à l'eau amassée d'une citerne: elle ne tarde pas à se corrompre. Pour Topffer, l'expérience ressemblait plutôt à une source courante et sans cesse variée sous le soleil.
Ainsi, heureux et sage, la célébrité n'avait introduit aucune agitation étrangère dans sa vie, aucune ambition dans son âme. Au dernier jour, comme il y a vingt ans, voué tout entier à ce qu'il appelait le charme obscur des affections solides, on l'eût vu accoudé, le soir, entre son vénérable père, sa digne compagne, ses nombreux enfants et quelques amis de choix, confondre le sérieux dans la gaieté, et faire éclore la leçon en passe-temps. Il continuait de vivre et de jouer sous ces mille formes que lui dictait un secret instinct; le crayon jouait sous ses doigts, et la saillie accompagnait le crayon, comme un air qu'on sait suit naturellement les paroles. Aussi, malgré ses souffrances des derniers temps, malgré les douleurs si légitimes et si inconsolables qu'il laisse en des coeurs fidèles, pourrait-on se risquer à trouver que cette fin même est heureuse, et que sa destinée tranchée avant l'heure a pourtant été complète, si un père octogénaire ne lui survivait: les funérailles des fils, on l'a dit, sont toujours contre la nature quand les parents y assistent.
Depuis quelques années, la santé de Topffer, longtemps florissante, paraissait décliner sans qu'il en sût la cause. Il n'accusait que ses yeux, dont l'état de douleur s'aggravait et ne laissait pas de l'alarmer. En 1842, il fit avec son pensionnat son dernier grand voyage alpestre au mont Blanc et au Grimsel. Nous en avons sous les yeux le récit et les dessins, que M. Dubochet se propose de publier comme un tome second des Voyages en zigzag. Jamais, selon nous, Topffer n'a mieux fait et n'a été davantage lui-même. Il semblait, dès le jour du départ, se dire que ce voyage serait le dernier; il embrassait, pour ainsi dire, d'une dernière et plus vivifiante étreinte cette grande nature dont il comprenait si bien les moindres accidents, les sévérités ou les sourires, l'âpreté d'un roc, comme il dit, la grâce d'une broussaille. Son triple talent d'observateur de caractères, de paysagiste expressif et d'humoriste folâtre, s'y croise et s'y combine presque à chaque page; le pressentiment fatal à demi voilé s'y fait jour aussi: «Cette fois, en déposant le bâton de voyageur, nous dit-il, celui qui écrit ces lignes se doute tristement qu'il ne sera pas appelé à le reprendre de sitôt... Pour voyager avec plaisir, il faut pouvoir tout au moins regarder autour de soi sans précautions gênantes, et affronter sans souffrance le joyeux éclat du soleil. Tel n'est pas son partage pour l'heure. Que si, par un bienfait de Dieu, cette infirmité de vue n'est que passagère, alors, belles montagnes, fraîches vallées, bois ombreux, alors, rempli d'enchantement et de gratitude, jusqu'aux confins de l'arrière-vieillesse il ira vous redemander cet annuel tribut de vive et sûre jouissance que, depuis tantôt vingt ans294, vous n'avez pas cessé une seule fois de lui payer!»
Note 294: (retour) C'est, en effet, de 1823 que datait la première excursion pédestre de Topffer. Lorsqu'on aura publié ce dernier voyage de 1842, on aura sous les yeux la série de toutes ses courses depuis 1837. Il restera encore à publier quelques-unes de celles d'auparavant, qu'il avait également disposées pour l'impression.
En novembre 1843, il écrivait à une personne de Paris, et pourquoi ne le dirais-je pas tout simplement? il m'écrivait à moi-même ces lignes aimables et familières, dans lesquelles il s'exagérait beaucoup trop sans doute la nature du service dont il parlait; mais, même à ce titre, elles me sont précieuses, elles m'honorent, elles me vengeraient au besoin de certains reproches qu'on me fait parfois de m'aller prendre d'abord à des talents moins en vue; elles le peignent enfin dans sa modestie sincère et dans sa façon allègre de porter ses maux:
«Bonjour,... monsieur, vous ne me reconnaissez point! Je suis cet enfant de Genève dont vous voulûtes bien être parrain dans le temps. J'étais bien petit alors, et je ne suis pas plus grand aujourd'hui; néanmoins je ne vous ai point oublié, et c'est pourquoi, bien que je n'aie rien à vous dire, je n'éprouve pas que le silence soit l'expression convenable de la bonne amitié que je vous porte et de la reconnaissance que je vous ai vouée, à vous et à M. de Maistre, mon autre parrain295.
Note 295: (retour) C'est bien à M. Xavier de Maistre, et à lui seul, que convient ce titre de parrain que lui donnait Topffer. C'est à M. de Maistre que nous dûmes nous-même de mieux fixer notre attention sur celui qu'il adoptait si ouvertement. M. de Maistre, qui vit à cette heure en Russie et qui s'y défend de son mieux, dit-il, contre l'âge et le climat, octogénaire comme le père de Topffer, aura eu la douleur, lui aussi, de voir disparaître ce filial héritier.
«Que vous dirai-je donc, monsieur, n'ayant rien à vous dire? Je vous dirai que M. R... m'a apporté des compliments que vous lui aviez remis pour moi et qui m'ont fait un bien grand plaisir. Il avait eu l'avantage. M. R..., de vous aller voir. Sur quoi je me suis informé auprès de lui de choses qui me tiennent à coeur. Devinez lesquelles? vous ne le pourriez pas. «Si vous êtes abordable, si vous êtes un homme avec lequel un provincial, qui irait à Paris, pourrait, tel quel, au coin du feu, s'entretenir bonnement, sans lorgnon ni manchettes; si vous êtes, etc., etc.» Sur tous ces points, M. R... m'a édifié si bien, et tout s'est trouvé être tellement à mon gré, qu'il n'y a aucun doute que je me promets d'aller quelque jour frapper à votre porte, monsieur, et vous demander la faveur d'un bout de soirée employé en causeries. Comme j'ai les yeux dans un état misérable, et que les docteurs inclinent de plus en plus vers un temps de repos complet et récréatif, j'espère les amener à m'ordonner de faire une pointe en Angleterre et un séjour à Paris que je n'ai pas revu depuis 1820 et que j'aimerais revoir de la même façon, c'est-à-dire perdu, flâneur, et, dans toute cette population entassée, connaissant seulement trois personnes choisies.
«Figurez-vous, monsieur, combien je suis malheureux: depuis près d'un an condamné à ne presque pas lire par mes yeux, à ne presque pas écrire aussi. Restent des leçons à donner: c'est une façon pas mauvaise de tuer le temps, mais ce n'est rien de plus. J'en suis à avoir envie d'apprendre à fumer: l'on dit qu'enveloppé de ces bouffées odorantes, les heures coulent vagues et rêveuses, et qu'avec de l'habitude on devient stagnant comme un Turc. Sûrement vous ne fumez pas, sans quoi je vous prierais de me dire bien franchement ce qu'il en est de cette doctrine, et si elle est fondée en raison...»
Malgré cette fatigue d'organes, il ne travaillait pas moins, quoi qu'il en dît; il ne travaillait que plus, et comme s'il eût voulu combler les instants. Calame, le sévère paysagiste, qui le premier abordait par son pinceau les hautes conquêtes alpestres tant rêvées par son ami, venait dîner les dimanches d'hiver avec lui; entre ces deux hommes de franche nature, auxquels se joignait quelquefois M. Topffer le père, non moins passionné qu'eux pour son art, c'était des joutes de dessins, de lavis, qui produisaient dans la soirée une foule de vivantes pages. On peut juger des Réflexions et menus propos qui s'y mêlaient et qui donnaient le motif, par le morceau de Topffer sur le paysage alpestre, inséré dans la Bibliothèque de Genève vers ce temps296. C'est en 1844 que l'état de maladie se déclara décidément et devint sérieux. Topffer venait à peu près de terminer le roman de Rosa et Gertrude, dont la donnée et les situations lui avaient été suggérées par un rêve, et qu'il composa d'abord tout d'une haleine. Il alla prendre les eaux de Lavey. Son séjour à ces tristes bains produisit un charmant cahier de paysages qui fut publié au bénéfice des pauvres baigneurs de l'endroit. Ces bains d'ailleurs n'avaient produit aucun résultat; l'affaiblissement, la maigreur augmentaient; une fatigue insurmontable enchaînait déjà le malade sur un canapé. Son courage, plus fort que ses misères, tenait bon, et ses collègues de l'Académie le virent jusqu'au terme des cours se traîner à son devoir297. Pour la première fois il renonça à son voyage annuel avec sa jeune bande, et il allait partir pour son cher Cronay298, petit bien de famille appartenant à sa femme, où il se réjouissait de passer les vacances, quand le voile se déchira. Je ne fais que transcrire ici les témoignages les plus proches299. Ce n'était pas des yeux que venait son mal, mais d'un gonflement redoutable de la rate et du foie. Il fallut sur-le-champ partir pour Vichy. Il ressentit d'abord, en y arrivant, une grande impression de solitude; le bruit et la vanité qui, jusque dans la maladie, continuent de faire la vie apparente de ces grands rendez-vous, l'offusquaient; il avait, si l'on ose le dire, quelques préventions un peu exagérées contre ce qu'il appelait notre beau monde; nature genuine, comme disent les Anglais, il avait avant tout horreur du factice; mais il ne tarda pas à s'y lier d'un commerce en tout convenable à son caractère et à son esprit avec quelques personnes qui lui prodiguèrent un intérêt affectueux, et particulièrement avec M. Léon de Champreux, de Toulouse: «J'ai rarement vu, nous écrit M. de Champreux, autant de naïveté et de bonhomie réunies à un esprit plus piquant, plus original; chaque parole dans sa conversation était un trait; mais, bon et affectueux par-dessus tout, sa plaisanterie était toujours inoffensive. Rien, même dans ses écrits, ne peut donner idée du charme de son intimité. Les horribles douleurs qu'il endurait n'altéraient en rien son égalité d'humeur, et, entre deux plaintes sur ce qu'il souffrait, il laissait échapper une de ces adorables saillies qui en faisaient un homme tout à fait à part.»
La fin du séjour à Vichy fut triste, le retour fut lamentable: après quelques jours pourtant, il sembla que le mal avait un peu cédé, et l'ardeur du malade pour le travail aurait pu même donner à croire qu'il était guéri. Durant ces mois d'automne et d'hiver (1844-1845), on le vit dessiner, en le refondant, M. Cryptogame, composer et publier son Histoire d'Albert en scènes, à la plume, puis son Essai de Physiognomonie. Après quoi il reprit la suite de son Traité du lavis à l'encre de Chine (Menus-Propos d'un Peintre Genevois) et en acheva une partie assez considérable et complètement inédite, dans laquelle, remuant et discutant à sa manière les plus intéressantes questions de l'esthétique, il a écrit, nous assurent de bons juges, des pages bien neuves et les plus sérieuses qui soient sorties de sa plume. Son ambition n'était pas de proposer une nouvelle théorie après toutes celles des philosophes; c'était en peintre et pour sa satisfaction comme tel, et pour l'intelligence de son art adoré, qu'il s'appliquait depuis des années à ce genre d'écrits, y revenant chaque fois avec une force d'application nouvelle. Ce qui redoublait son zèle en réjouissant son âme, c'était de voir que la nouvelle école de paysage, florissante à Genève, marchait hardiment dans cette voie dont il avait été, lui, comme un pionnier infatigable: cette haute couronne alpestre si belle de simplicité, de magnificence et de grandeur, il lui semblait qu'un art généreux, en la reproduisant, allait en doter deux fois sa patrie.
Ainsi il cherchait instinctivement dans ses travaux favoris, dans la poursuite de ses projets les plus chers, une défense énergique contre la tristesse qui menaçait de l'abattre. Dans la conversation même, il s'animait très-vite; l'intérêt des idées qu'elle faisait naître le rendait complètement à son état naturel, et jamais son entretien n'était sans quelques-uns de ces traits amusants, inattendus, qui lui étaient particuliers. Mais au fond, depuis la fatale découverte et la perspective mortelle, quelque chose de grave et de résigné, de religieux sans mots ni phrases du sujet, dominait dans sa pensée et se révélait indirectement dans ses discours par une plus grande douceur et une plus grande indulgence de jugement. Dès cette époque, le journal où il consignait les détails relatifs à ses affaires privées se remplit de pensées personnelles, qui permettraient de suivre l'enchaînement de ses impressions, de ses alarmes, de ses espérances, de ses consolations aussi. Ce journal est aux mains de M. Vinet, qui en saura tirer le miel savoureux et la salutaire amertume.
Mais pourquoi prolonger ces longs mois d'agonie? ils ne furent bientôt plus pour Topffer qu'une suite de pertes graduelles, de déchirements avant-coureurs. Vers la fin de l'hiver il dut renoncer à son pensionnat, dont le fardeau lui avait jusque-là été si léger. Quittant avec un serrement de coeur sa chère maison de la promenade Saint-Antoine, il alla à Mornex, tiède village du Salève, se préparer à un second voyage de Vichy. Avant de partir, il eut la douleur de voir mourir sa mère. Au retour de Vichy (août 1845) après divers essais de séjour aux champs, il revint à Genève. Hors d'état d'écrire, ou du moins de composer, encore moins de dessiner, il imagina alors de peindre, ce qu'il pouvait faire dans une posture encore possible. Appuyé sur les deux bras de son fauteuil, un petit chevalet placé devant lui, il peignait avec ardeur, avec un bonheur qui fut le dernier de sa vie; c'était la première fois, depuis un ou deux essais tentés à l'âge de dix-huit ans, qu'il lui arrivait de peindre à l'huile. Ses yeux, qui s'étaient opposés dès sa jeunesse à ce qu'il continuât, il n'avait plus à les ménager désormais, et il leur demandait comme une dernière sensation d'artiste ce jeu, cette harmonie des couleurs vers laquelle il se sentait irrésistiblement appelé; il s'enivrait d'un dernier rayon. Calame venait lui donner des conseils, et les petits tableaux assez nombreux qu'il a exécutés durant ces deux mois à peine attestent quelle était sa profonde vocation native. Mais bientôt cette dernière diversion cessa; et dès lors, durant les mois et les semaines du rapide déclin, il n'y aurait plus à noter que les délicatesses de son âme toujours ouverte et sensible à tout, les soins tendrement ingénieux d'une admirable épouse, la sollicitude unanime de tout ce qui l'approchait, jusqu'à ce qu'enfin à son tour, accompagné de la cité tout entière qui lui faisait cortége, ce qui restait de lui sur la terre s'achemina, le 11 juin, vers cette dernière allée de grands hêtres qui mènent au Champ du repos. C'est ainsi que lui-même nous les a montrés autrefois dans son gai récit de la Peur; c'est ainsi qu'il y revenait plus mélancoliquement dans son dernier roman de Rosa et Gertrude.
Il y a pour nous à dire quelque chose de ce roman qu'on va lire300, et qui ne jurera en rien avec le récent souvenir funèbre. C'est une douce histoire, touchante, simple, savante pourtant de composition et sans en avoir l'air. Un bon pasteur y tient la plume et y garde jusqu'au bout la parole, M. Bernier, digne collègue de M. Prévère. Un jour, dans une rue écartée de Genève, par un temps de bise, en allant porter des consolations à un agonisant, M. Bernier a rencontré deux jeunes filles innocemment rieuses, qui se tenaient par le bras et se garaient de leur mieux contre les bouffées du vent. Comment il s'intéresse au premier aspect à ces deux jeunes personnes étrangères, comment il les remet dans leur chemin qu'elles avaient perdu, comment il les rencontre de temps en temps et se trouve peu à peu et sans le vouloir mêlé à leur destinée: tout cela est raconté avec une simplicité et un détail ingénu qui finit par piquer la curiosité elle-même. Le bon pasteur, dans son récit, garde parfaitement le ton qui lui est propre, et rien ne le fait s'en départir jamais. On peut dire de lui ce que l'auteur a dit de certains dessinateurs d'après nature, qu'il réussit à exprimer ses vues et ses impressions «sinon habilement, du moins avec une naïveté sentie, avec une gaucherie fidèle.» L'habileté est de la part de l'auteur qui se cache si bien derrière. Il y a un vrai charme à ce parler du bon vieillard, chez qui la candeur est toujours éclairée par la charité et par les lumières de l'Évangile. Si l'auteur a voulu montrer dans ce ministre (et il l'a voulu en effet) combien avec un esprit juste, avec un coeur pur et droit, exercé par la pratique chrétienne, guidé par les inspirations de l'Écriture, et muni d'une vigilance et d'une observation continuelles, on peut se trouver en fin de compte plus avisé que les malicieux, plus habile que les habiles, et véritablement un maître prudent et consommé dans les traverses les plus délicates de la vie comme dans les choses du coeur, il a complètement réussi. Les singuliers embarras de M. Bernier, chargé des deux nouvelles ouailles qu'il s'est données, ses tribulations croissantes et toujours consolées, depuis le moment où il sort de l'hôtel au milieu des rires en les tenant chacune sous un bras, jusqu'au jour où il les recueille chez lui dans sa propre chambre et où la grossesse de la pauvre Rosa se déclare, ces incidents survenant coup sur coup et l'un à l'autre enchaînés sont touchés avec un art secret, et ménagés avec une conduite qui fait l'intérêt du fond. Le Doyen de Killerine, ou le révérend Primerose, dans des situations analogues, ont une teinte assez prononcée de ridicule, que l'excellent M. Bernier sait mieux éviter. On sourit de lui, mais on n'a que le temps de sourire. Cet homme simple, et dont le lecteur croit devancer parfois la sagacité, se trouve toujours au niveau de chaque crise et la fait tourner à bien. Il y a des scènes parfaitement belles, celle, par exemple, du départ improvisé de M. Bernier, lorsque, tout sanglant de la chute qu'il vient de faire, il monte, de force et d'adresse, dans la voiture où le baron de Bulow enlevait les deux amies. Le moment où Gertrude lui apprend la grossesse de Rosa et où son premier sentiment, au milieu du surcroît d'anxiété qui lui en revient, est d'aller à la jeune mère et de la bénir, arrache des larmes par sa sublimité simple. Toutes les scènes qui se rapportent à la mort de Rosa sont d'une haute beauté morale; il sera sensible à tout lecteur que celui qui les a si bien conçues et représentées travaillait, lui aussi, en vue du sujet même, c'est-à-dire du suprême instant et qu'il peignait d'après nature.
Il y a quelques défauts dans la forme, dans le style, et nous les dirons sincèrement. Topffer, on le sait, a une langue à lui; il suit à sa manière le procédé de Montaigne, de Paul-Louis Courier. Profitant de sa situation excentrique en dehors de la capitale, il s'était fait un mode d'expression libre, franc, pittoresque, une langue moins encore genevoise de dialecte que véritablement composite; comme l'auteur des Essais, il s'était dit: «C'est aux paroles à servir et à suivre, et que le gascon y arrive, si le françois n'y peut aller.» Cette veine lui est heureuse en mainte page de ses écrits, de ses voyages; il renouvelle ou crée de bien jolis mots. Qui n'aimerait chez lui, par exemple, l'âne qui chardonne, le gai voyageur qui tyrolise aux échos? Mais le goût a parfois à souffrir aussi de certaines duretés, de rocailles, pour ainsi dire, que rachètent bientôt après, comme dans une marche alpestre, la pureté de l'air et la fraîcheur. On rencontre de ces duretés ainsi rachetées dans le charmant récit de Rosa et Gertrude. En voulant conserver à M. Bernier le ton exact d'un ministre évangélique, l'auteur a, en quelques endroits, multiplié les termes familiers aux réformés, et qui ne les choquent pas comme étant tirés des vieilles traductions de la Bible qu'ils lisent journellement. Cela, pour nous, ne laisse pas de heurter et de faire disparate en plus d'un lieu; il y aurait eu certainement moyen, sans rien altérer, de mieux fondre. En nous permettant, même en ce moment, cette libre critique, nous avons voulu témoigner l'entière sincérité de notre jugement et nous maintenir le droit de dire bien haut, comme nous nous plaisons à le faire, que l'histoire de Rosa et Gertrude est une des lectures les plus douces, les plus attachantes et les plus saines qui se puissent goûter.
1er octobre 1846.
MORT DE M. VINET301
Le canton de Vaud et la Suisse française viennent de perdre leur écrivain le plus distingué, l'un de ceux qui faisaient le plus d'honneur à notre littérature. M. Alexandre Vinet est mort le 4 mai (1847) à Clarens; il n'avait guère que cinquante ans. Profondément estimé en France de tous ceux qui avaient lu quelques-uns de ses morceaux de morale et de critique dans lesquels une pensée si forte et si fine se revêtait d'un style ingénieux et savant, il laisse un vide bien plus grand que la place même qu'il occupait, et il serait impossible de donner idée de la nature d'une telle perte à quiconque ne l'a pas vu au sein de ce monde un peu extérieur à la France, mais si étendu et si vivant, dont il était l'une des lumières. En Allemagne, en Angleterre, en Écosse, M. Vinet était connu, consulté; le protestantisme dans ses différentes formes, et à proportion que la forme y offusquait moins l'esprit, le vénérait comme un des maîtres et des directeurs les plus consommés dans la science et dans la pratique évangéliques. Ce n'était pourtant pas un théologien que M. Vinet. Il n'avait rien de ce que ce titre fait d'abord supposer, rien surtout de dogmatique; et c'est en moraliste principalement, c'est par les voies pratiques du coeur qu'il avait approfondi la foi. Le plus modeste, le plus humble des hommes, il offrait en lui cette union si rare d'une expérience clairvoyante et précise, et d'une naïveté d'impressions, d'une sorte d'enfance merveilleusement conservée; cela donnait à sa personne, à sa conversation, un grand charme, que sa parole écrite ne rendait pas. Comme orateur, comme professeur, il avait également une puissance, une spontanéité de mouvement, un jet qui était dans sa nature, et que l'écrivain en lui s'interdisait. Toutes ses qualités précises et fines ont passé dans ses écrits, mais il restera de lui une plus haute encore et plus chère idée à ceux qui l'ont entendu. Si nous avions besoin d'une autorité pour appuyer notre sentiment, nous ne craindrions pas d'invoquer celle même de M. le duc de Broglie, qui, dans les séjours de chaque année à Coppet, recherchait et goûtait vivement ses entretiens.
En laissant de côté ce qu'il a publié depuis vingt ans sur des questions religieuses familières à son pays bien plus qu'au nôtre, on aura encore dans M. Vinet un critique littéraire du premier ordre, et c'est à ce titre qu'il nous touche particulièrement. Il n'est pas un prosateur ni un poëte de renom parmi nos contemporains dont M. Vinet n'ait examiné et pesé les ouvrages; le plus grand nombre de ses articles ont paru dans le Semeur, signés de simples initiales. Chateaubriand, Mme de Staël, Lamartine, Victor Hugo, Béranger, plusieurs de nos historiens, enfin presque tous nos illustres ont tour à tour fixé l'attention du plus scrupuleux et du plus bienveillant des juges; il a même consacré quelques-uns de ses Cours d'Académie à une suite de leçons régulières sur la littérature française du XIXe siècle. L'ensemble de ces travaux, que l'amitié, nous l'espérons, se fera un devoir de recueillir, formerait l'ouvrage le plus ingénieux et le plus complet sur ce sujet délicat. La distance où il vivait du monde de Paris aidait et enhardissait M. Vinet dans son rôle de juge; il ne connaissait personnellement aucun de ceux dont il avait à parler; leurs livres seuls lui arrivaient, et il en tirait ses conclusions jusqu'au bout avec sagacité, avec discrétion, et en penchant plutôt, dans le doute, pour l'indulgence. Indulgence même n'est pas ici le vrai mot, et c'est charité qu'il faudrait dire. Oui, il y avait en ce temps-ci un critique sagace, précis, clairvoyant, et, quand il le fallait, sévère, qui obéissait en tous ses mouvements à un esprit chrétien de charité. Il en est résulté à de certains moments, sous sa plume, des pages pleines de pathétique et d'effusion.
Mais ce n'était pas aux contemporains seulement que M. Vinet réservait l'application de sa haute faculté critique. Nos moralistes, nos sermonnaires, ont exercé plus d'une fois son analyse. Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Bourdaloue, lui ont fourni le sujet de considérations neuves et pénétrantes. Pascal surtout était son auteur de prédilection et d'étude; les publications récentes qui ont réveillé la curiosité autour de ce grand nom avaient été pour M. Vinet une occasion naturelle de développer ses propres vues, et d'exposer dans Pascal l'homme et le chrétien. On n'a rien écrit sur ce sujet de plus intimement vrai et de plus justement senti. La totalité des articles de M. Vinet sur Pascal, si on les réunissait dans un petit volume, présenterait, selon moi, les conclusions les plus exactes auxquelles on puisse atteindre sur cette grande nature tant controversée. Au reste, si M. Vinet comprenait si bien Pascal, il ne sentait pas moins vivement les esprits d'une autre famille, et il y eut un jour où lui, l'un des pasteurs du christianisme réformé, il songea à écrire l'Histoire de saint François de Sales. Et c'était le même homme qui, dans la Revue Suisse, laissait échapper les pages les plus aimables et les plus fraîches sur Robinson Crusoé.
Les dernières années de M. Vinet ont été remplies de peines sensibles, et il est à croire que sa vie en a été abrégée. On ne sait pas assez en France qu'il y a eu en février 1845, dans le petit canton de Vaud, une révolution du genre de celle dont Genève s'est vue le théâtre en octobre 1846, mais une révolution plus radicale et sans aucun contre-poids. Ce petit canton heureux et florissant, qui depuis quinze ans était un modèle d'ordre, de bien-être, de culture intellectuelle et morale, a été brusquement bouleversé. Quand on voit renverser au nom de la démocratie une république qui possédait déjà à très-peu près le suffrage universel, on se demande ce qu'on peut vouloir y introduire de nouveau, et quel genre de progrès avouable il existe par delà? En fait, c'a été dans le canton de Vaud le triomphe brutal de la force et des cupidités grossières mises en lieu et place de l'esprit, du droit et de la liberté. Quelques hommes plus éclairés, et d'autant plus infidèles, je ne dirai pas à leur conscience, mais à leur intelligence, menaient à l'assaut la plèbe aveugle302. Par un juste instinct, la violence s'attaqua d'abord à ce qu'il y avait de plus moral et de plus intellectuel. Le corps des pasteurs et le corps académique furent les premiers frappés. M. Vinet personnellement était résigné à tous les sacrifices; mais, bien qu'il plaçât autre part que dans le monde sa patrie véritable, il dut souffrir et saigner au dedans pour sa chère patrie vaudoise ainsi ravagée et rabaissée. Lorsque nous venions parler, il y a quelques mois, de la mort de Rodolphe Topffer, enlevé à la veille même de la révolution de Genève, nous aurions pu dire qu'il y avait eu une opportunité du moins dans cette mort si prématurée, et, rappelant d'immortels et classiques passages, nous aurions pu, sans parodie, nous écrier qu'il n'avait pas eu du moins la douleur de voir le Sénat assiégé et les magistrats réduits par les armes: Non vidit obsessam Curiam et clausum armis Senatum... En parlant de la sorte, nous n'aurions rien dit d'exagéré. Le cadre ici était petit, mais le patriotisme ne se mesure pas au cadre. Il n'est point de petites patries, et le coeur surtout n'y bat ni moins vite ni moins fort que dans les grandes. M. Vinet n'a pas eu le même bonheur que Topffer; il a vu son cher pays en proie aux violents, la culture de quinze années détruite en un jour, ses meilleurs amis dispersés; il a bu tout le calice d'amertume dont était capable sa nature tendre, et il est à croire que, tout en sentant qu'il en souffrait et qu'il en mourait, sa belle âme en tirait un nouveau sujet de rendre grâces et de bénir. Je demande pardon, en parlant de lui, d'emprunter presque son langage; mais quel autre moyen de faire comprendre un ordre de pensées si loin de nous?
17 mai 1847.
Note 302: (retour) M. Druey, par exemple, homme d'une intelligence puissante et un peu grossière, d'une forte éducation allemande, une espèce de sanglier hégélien: les autres étaient purement socialistes et radicaux dans le sens politique et non philosophique. Mais le cours des destinées humaines est tel, et l'ironie des événements, l'indifférence du sort est si parfaite en soi et si profonde que, de cette révolution essentiellement mauvaise dans son principe, est sorti, après quelque temps, un nouvel état de choses paisible, animé et assez reflorissant pour qu'à dix-sept ans de distance, et en nous relisant aujourd'hui, cet excès de plaintes nous étonne un peu nous-même et amène sur nos lèvres un triste sourire (1864).
ÉTUDES SUR BLAISE PASCAL
PAR M. A. VINET.
Il s'est établi depuis quelques années un vrai concours sur Pascal. Le docteur Reuchlin dans son ouvrage sur Port-Royal, l'Académie française en proposant l'Éloge de l'auteur des Pensées, M. Cousin par son célèbre Mémoire qui mettait l'ancien texte en question, M. Faugère par son Édition nouvelle, d'autres encore, ont ouvert une controverse à laquelle ont pris part les critiques étrangers les plus compétents: Néander à Berlin, la Revue d'Édimbourg par un remarquable article de janvier 1847303, sont entrés dans la lice: il n'a pas fallu moins que la Révolution de Février pour mettre fin au tournoi. Aujourd'hui le débat peut être considéré comme à peu près clos; et, sans parler de l'état des esprits qui ont assez à faire ailleurs, toutes les raisons, tous les arguments sont sortis tour à tour, tellement que la question semble épuisée.
Un des volumes les plus faits pour conduire à une conclusion satisfaisante est certainement celui que les amis de M. Vinet viennent de recueillir, et qui se compose des leçons et des articles qu'il a donnés en différents temps sur ce sujet. Personne n'a pénétré plus avant que M. Vinet dans la nature morale de Pascal, et n'a fait voir plus sensiblement que sous le héros chrétien il y avait l'homme. Pour ceux qui lisent les Pensées, le génie de l'écrivain a quelquefois donné le change sur la méthode et sur le fond. L'éclat soudain de cette vive parole, l'impétuosité et presque la brusquerie du geste et de l'accent, font croire à quelque chose d'excessif, et même de maladif, qui tient à une singularité de nature. On se sent en présence d'un individu extraordinaire. Le travail de M. Vinet consiste à montrer qu'en mettant à part la qualité si incomparable du talent, tout homme a dans Pascal un semblable et un miroir, s'il sait bien s'y regarder. Il y a un Pascal dans chaque chrétien, de même qu'il y a un Montaigne dans chaque homme purement naturel. Creusez en vous-même, étudiez et sondez votre propre duplicité, plongez en tous sens au fond de l'abîme de votre coeur, et vous n'y trouverez pas autre chose que ce que Pascal vous a rendu en des traits si énergiques et si saillants. La théologie de l'auteur des Pensées, à la bien voir et en la dégageant des accessoires qui n'y tiennent pas essentiellement, porte en plein sur la nature morale de l'homme; c'est là sa force et son honneur. On pourrait dire de M. Vinet lui-même, considéré dans son oeuvre et dans sa vie, qu'il offrait en quelque sorte l'image d'un Pascal réduit et modéré, d'un Pascal plus aisément circoncis dans ses essors et dans ses désirs, mais dont le centre moral était le même et dont le coeur était comme taillé sur le coeur de l'autre.
J'indique l'esprit du travail de M. Vinet; il serait difficile d'analyser ici une série de leçons et d'articles critiques qui sont déjà des analyses. Une idée qui est particulière à M. Vinet et à ses amis, et que les théologiens protestants ont volontiers accueillie, c'est que les Pensées de Pascal, dans l'état où les a mises la controverse récente, et ramenées plus que jamais à l'état de purs fragments grandioses et nus, sont par là même plus propres à un genre de démonstration chrétienne qui prend l'individu au vif, et peuvent devenir la base d'une apologétique véritable, tout entière fondée sur la nature humaine. Sans me permettre de contredire cette vue, qui se lie étroitement à la croyance, je ferai seulement remarquer que tel n'était point exactement le dessein primitif de Pascal, et que, tout en insistant au début sur les preuves morales intérieures, il n'aurait rien négligé, dans son ouvrage, de ce qui pouvait saisir l'imagination des hommes et déterminer indirectement leur persuasion. Il n'aurait point sans doute, comme le fit plus tard l'illustre auteur du Génie du Christianisme, porté ses principales couleurs sur le côté magnifique ou touchant du catholicisme, considéré surtout dans ses rapports avec la société; il n'aurait pas cependant négligé les grandeurs et les beautés aimables de la religion. Son livre, en un mot, s'il l'avait exécuté comme il l'avait conçu, n'aurait pas été seulement destiné aux moralistes et aux penseurs; il aurait eu pour objet d'acheminer et d'entraîner tout un peuple moins relevé de lecteurs par l'attrait, par le mouvement graduel et l'émotion presque dramatique d'une marche savamment concertée. La nouvelle apologétique qu'on pourrait déduire des Pensées de Pascal, telles qu'on les possède actuellement, ne saurait s'adresser en réalité qu'à un petit nombre d'esprits et de coeurs méditatifs; et elle mériterait moins le nom d'apologétique que de s'appeler tout simplement une forte étude morale et religieuse faite en présence d'un grand modèle.
Quelque nom qu'on lui donne, cette étude ne peut s'entreprendre désormais en compagnie d'un auxiliaire plus utile et plus sûr que ne l'est M. Vinet, d'un guide connaissant mieux les profondeurs du monde moral, ses défilés étroits et ses détours, ses abîmes et même ses orages cachés.
Ce volume publié par les amis de M. Vinet n'est que le premier de ceux qui paraîtront successivement, et qui nous offriront les Oeuvres complètes du savant et pieux auteur. Les volumes suivants contiendront quelques parties d'un Cours qui embrassait la littérature du dix-septième siècle et celle du dix-huitième. Les moralistes français y sont l'objet d'un examen approfondi, et l'on pourra reconnaître dans le critique qui les juge le coup d'oeil de leur égal et de leur pareil. Parlant du grand sermonnaire Bourdaloue, et de son existence cachée, en apparence si calme, si régulière, et d'où il ne nous est parvenu qu'une parole éloquente, M. Vinet a dit: «Quels Mémoires seraient plus intéressants que ceux de ce religieux, s'il eût pu songer à les écrire? Voir, c'est vivre, et Bourdaloue, ayant beaucoup vu, a beaucoup vécu. Et que savons-nous encore s'il ne vécut que par les yeux? Sa robe n'était pas cette doublure de chêne ou ce triple airain à travers lequel aucun dard ne peut pénétrer jusqu'au coeur. Le mouvement de ses artères n'était pas aussi calme et aussi régulier que l'ordonnance de ses discours. Bourdaloue était vif, il était prompt, impatient peut-être; quelques mots de son biographe, qui paraît l'avoir bien connu, laissent entrevoir qu'il y avait de la fougue dans son tempérament, et que, dans l'art de maîtriser son coeur, il déploya plus de force encore que dans l'art de maîtriser sa pensée. La régularité sévère, la facture savante d'une oeuvre d'art n'est qu'au regard superficiel le signe d'un équilibre imperturbable de l'âme; les plus passionnés sont quelquefois les plus austères, et la force qui règle peut avoir le même principe que la passion qui entraîne et que l'enthousiasme qui crée.»—Si M. Vinet disait cela de Bourdaloue par manière de conjecture, on peut le lui appliquer plus sûrement à lui-même: il était de ceux qui vivent d'une vie complète au dedans, et qui, sans rien laisser éclater, arrivent à savoir par expérience tout ce qu'il a été donné à l'homme de sentir.
Je lui ai dû, pour mon compte, une des plus vives et des plus sérieuses impressions que j'aie éprouvées, et que ce nom de Bourdaloue réveille en moi. Il y a neuf ans304, je revenais de Rome,—de Rome qui était encore ce qu'elle aurait dû toujours être pour rester dans nos imaginations la ville éternelle, la ville du monde catholique et des tombeaux. J'avais vu dans une splendeur inusitée cette reine superbe: Saint-Pierre m'avait apparu avec un surcroît de baldaquins et d'or, avec de magnifiques tentures et des tableaux où figuraient les miracles d'un certain nombre de nouveaux saints qu'on venait de canoniser. J'avais admiré surtout, d'un des balcons du Vatican, les horizons lointains d'Albano, vers quatre heures du soir. En présence de l'Apollon du Belvédère, j'avais vu notre guide, l'excellent sculpteur Fogelberg305, qui le visitait presque chaque jour depuis vingt ans, laisser échapper une larme; et cette larme de l'artiste m'avait paru, à moi, plus belle que l'Apollon lui-même. Un bateau à vapeur me transporta en deux jours de Civita-Vecchia à Marseille, et de là je courus à Lausanne, où j'étais six jours après avoir quitté Rome. Le lendemain de mon arrivée, au matin, j'allai à la classe de M. Vinet pour l'entendre,—une pauvre classe de collége, toute nue, avec de simples murs blanchis et des pupitres de bois. Il y parlait de Bourdaloue et de La Bruyère. L'Écossais Erskine (le même qu'a traduit la duchesse de Broglie) était présent comme moi. J'entendis là une leçon pénétrante, élevée, une éloquence de réflexion et de conscience. Dans un langage fin et serré, grave à la fois et intérieurement ému, l'âme morale ouvrait ses trésors. Quelle impression profonde, intime, toute chrétienne, d'un christianisme tout réel et spirituel! Quel contraste au sortir des pompes du Vatican, à moins de huit jours de distance! Jamais je n'ai goûté autant la sobre et pure jouissance de l'esprit, et je n'ai eu plus vif le sentiment moral de la pensée.
Aujourd'hui tout cela n'est que souvenir; tant de choses ont péri, tant d'autres sont en train de s'abîmer en se transformant, que c'est à peine convenable de venir ainsi rappeler ce qui est déjà si loin de nous.—Remercions du moins, en courant, les amis et les éditeurs de M. Vinet de recueillir ce qu'il avait laissé d'épars, et engageons-les, malgré tout, à continuer de nous donner ce qui reste de son précieux héritage.
Octobre 1848.
J'ai tant de fois parlé de M. Vinet, que j'ai peut-être le droit de mettre ici une lettre de lui, la première que j'ai reçue et qui m'est si honorable. Elle servira en même temps à bien fixer le point de départ de nos rapports, sur lesquels des critiques estimables (M. Saint-René Taillandier entre autres) ont parlé un peu au hasard. Je n'ai pas besoin de faire remarquer que, dans la lettre qu'on va lire, M. Vinet se montre d'une modestie excessive, et qui va jusqu'à l'humilité. C'était une de ses faiblesses ou, comme on le voudra, de ses vertus. Dans un premier voyage que j'avais fait en Suisse pendant l'été de 1837, j'avais appris à le connaître (sans le voir personnellement) et à l'apprécier. À mon retour à Paris, je m'empressai de donner à la Revue des Deux-Mondes une étude dont il était le sujet et qui parut le 15 septembre 1837306. C'est à cette occasion que M. Vinet m'écrivit:
«Monsieur, on vient de m'envoyer la livraison de la Revue des Deux-Mondes, où se trouve l'article que vous avez bien voulu me consacrer. Il me serait difficile de vous exprimer tous les sentiments que j'ai éprouvés en le lisant; je ne les démêle pas très-bien moi-même. Je ne veux pas vous dissimuler l'espèce d'effroi qui m'a saisi en me voyant tirer du demi-jour qui me convenait si bien vers une lumière si vive et si inattendue; ce sentiment est excusable: il y va de trop pour moi, sous toutes sortes de sérieux rapports, d'être jugé avec une si extrême bienveillance dans un article dont vous êtes l'auteur et que vous avez signé. Il faudrait un bien grand fonds d'humilité pour en prendre facilement et vite mon parti. Cependant, monsieur, je ferais tort à la vérité, si je ne disais pas que j'ai éprouvé, au milieu de ma confusion, un vif plaisir, et je me ferais tort à moi-même si je dissimulais ma reconnaissance, qui a été plus vive encore, et qui a fait la meilleure partie de mon plaisir. C'en est un encore, dût-il en coûter à l'amour-propre (et certes vous avez trop ménagé le mien), que de se voir étudié avec un soin si attentif; tant d'attention ressemble un peu a de l'affection; et quel profit d'ailleurs n'y a-t-il pas à être l'objet d'une si pénétrante critique? Vous semblez, monsieur, confesser les auteurs que vous critiquez; et vos conseils ont quelque chose d'intime comme ceux de la conscience. Je ferais plaisir peut-être à votre esprit de délicate observation, si je vous disais le secret historique de certains défauts de mon style et même de certaines erreurs de mon jugement. Mais vous m'avez trop généreusement donné de votre temps pour que je veuille vous en dérober; et j'aime mieux, monsieur, employer le reste de cette lettre à vous dire combien, sous d'autres rapports que ceux qui frapperont tout le monde, il m'est précieux d'avoir un moment arrêté votre attention. La mienne s'attache à vous depuis longtemps, c'est-à-dire à vos ouvrages; et quoique vous m'accusiez avec douceur de juger des hommes par leurs livres, je veux bien vous donner lieu de me le reprocher encore, et vous avouer que c'est votre pensée intime, votre vrai moi, qui m'attache souvent dans vos écrits. Il me semble qu'après beaucoup d'éloges un peu de sympathie doit vous plaire; j'offre la mienne à l'emploi que vous faites de votre talent, qui ne s'est pas contenté d'intéresser l'imagination et d'effleurer l'âme, mais qui veille aux intérêts sacrés de la vie humaine; et moi, qu'une espérance sérieuse a pu seule faire écrivain, je suis heureux que vous ayez reconnu en moi cette intention, que vous l'ayez aimée; et j'accepte avec reconnaissance les voeux par où vous terminez votre article. Oui, je désire être lu, et je vous remercie de m'avoir aidé à l'être; il ne m'est pas permis d'être modeste aux dépens de la cause que je sers; d'ailleurs on verra bientôt, si l'on y regarde, que ces doctrines, qui font la vraie valeur de mon livre, ne sont pas à moi.
«J'apprends, monsieur, que notre Lausanne espère obtenir de vous un Cours de littérature pour cet hiver, et ce Cours aura pour sujet Port-Royal! Il y a longtemps que je me réjouissais de vous lire; avec quel intérêt ne vous entendrai-je pas sur une école que je connais trop peu, mais qui m'est si chère par le peu que j'en connais!
«Veuillez agréer, monsieur, avec mes remerciements, l'hommage de ma considération respectueuse,
VINET.
«Montreux, 27 septembre 1837.»