Post-scriptum de ma vie
Le Goût
Nous n'avons, certes, nulle intention de nier ni de chagriner le goût relatif, qui joue un rôle utile dans les rhétoriques et les prosodies ; mais, sans vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer à Eschyle et à Isaïe. Qu'il nous soit donc permis de le dire, il y a un goût supérieur et absolu qui ne se rédige pas en formules, et qui est tout à la fois la loi latente et la loi patente de l'art. Ce goût-là, le vrai, l'unique, est peu connu de ceux qui font profession de l'enseigner.
Ce goût-là, c'est le grand arcane. C'est ce goût supérieur qui, à l'inexprimable stupeur de Vitruve, augmente et diminue, selon on ne sait quelle progression mystérieuse, dans la colonnade du Parthénon, le diamètre des colonnes et l'espacement des entre-colonnements ; grosse faute partout ailleurs, beauté là. C'est ce goût supérieur qui, peu soucieux d'être «sobre», consacre, à chaque instant, dans l'Iliade, six, huit, dix vers à la description minutieuse d'une blessure. C'est lui qui, effronté, fait mettre Messaline toute nue par Juvénal. C'est lui qui, sentant que la nef va s'écrouler, faisant de nécessité vertu et tirant une beauté d'une infirmité, ajoute aux cathédrales ces sublimes arcs-boutants, si stupidement critiqués, lesquels semblent les arches obliques d'un pont de la terre au ciel. C'est lui qui conseille à Rubens d'ajouter, contrairement à toute vraisemblance, convenons-en, au débarquement de Marie de Médicis à Marseille, ces tritons soufflant dans des buccins et ces naïades ruisselantes qui mouillent le tableau. C'est lui qui, dans la Pêche miraculeuse du Vatican, où Jésus n'est qu'au second plan, met sur le premier plan des oies montrant leur croupion signées Raphaël. C'est lui qui, au milieu du Printemps de Jordaëns, où se dresse debout une Ève qui est aussi une Hébé, asseoit le satyre à terre, dirige étrangement ce regard sauvage, et révèle par l'éclair de l'œil d'un faune le mystère ineffable qui est dans la chair. C'est lui qui, dans le plafond magnifique de Jules Romain, la Descente des chevaux du Soleil, fait voir Apollon par-dessous, montrant l'humanité de la divinité. C'est lui qui, ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte audacieusement le détail biblique en plein portail de Bourges. C'est lui qui contourne de certains torses de Michel-Ange selon une ligne impossible, arrivant à la sublimité par le tourment. C'est lui qui fait faire à Priape aux Esquilies ce que raconte Horace et qui, dans le désert, fait manger à Ezéchiel ce que raconte l'Écriture.
Le calembour quand il est d'Eschyle, la grimace quand elle est de Goya, la bosse quand Ésope la porte, le pou quand Murillo l'écrase, la puce quand elle pique Voltaire, la mâchoire d'âne quand Samson l'empoigne, l'hystérie quand le Cantique des Cantiques l'empourpre et l'étale, Goton au lavoir quand il plaît à Rembrandt de la nommer Suzanne au bain, l'œil crevé quand c'est celui d'Œdipe, l'œil arraché quand c'est celui de Glocester, la femme qui aboie quand c'est Hécube, le ronflement quand il vient des Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le crachat quand Jésus le reçoit, les grossièretés quand Homère les dit, les sauvageries quand Shakespeare les fait, l'argot quand Villon le parle, la guenille quand Irus la traîne, les coups de bâton quand Scapin les donne, la charogne quand le vautour et Salvator Rosa la rongent, le ventre quand Agrippine le découvre, le lupanar quand Régnier nous y mène, l'entremetteuse quand Plaute l'emploie, la seringue quand elle poursuit Pourceaugnac, les latrines quand Tacite y noie Néron et quand Rabelais en barbouille la théocratie, font partie de ce goût suprême. La carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la putain de Shakespeare en sont.
De certaines familiarités, des tutoiements altiers, des insolences, si vous voulez, qui ne peuvent venir que de la grandeur, ne se rencontrent que dans les œuvres souveraines, et en sont le signe. Une fiente d'aigle révèle un sommet.
Les rhétoriques ignorent assez habituellement la valeur des mots qu'elles prononcent. Sel attique. Goût classique. Cherchez le sel attique dans Aristophane ; cherchez le goût classique dans Homère. Homère ne se fait pas attendre ; dès le premier chant de l'Iliade, les gros mots pleuvent. Œil de chien! Cœur de cerf! C'est Achille qui parle à Agamemnon. Quant à Aristophane, ouvrez seulement Lysistrata. Est-ce donc que le goût manque à Aristophane? Est-ce donc que le goût manque à Homère? Le goût y est partout au contraire, mais le grand goût, le goût incorruptible, manifestation du beau. Il est dans ce qui choque, il est dans ce qui irrite, invulnérable même dans la mêlée des mots orduriers et obscènes, comme un dieu qu'il est. Lisez Plaute. Lisez Horace. Être le beau, là est toute la question. Selon que la beauté, cette lumière, est absente ou présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane splendide.
Cependant, constatons-le, ou si l'on veut, avouons-le, devant ce grand goût, aisément admis du lecteur, le spectateur et l'auditeur se hérissent volontiers. Être «académique», être «parlementaire», cela plaît aux hommes réunis et enfermés. Démosthène et Aristophane étaient souvent hués ; on leur faisait la «guerre aux mots». De leur vivant, Shakespeare, Molière et Beaumarchais étaient sifflés pour leurs reliefs et leurs saillies. Mauvais goût! disait-on. Ceci est une loi de tous les auditoires, sénats ou théâtres. Une chose semble refusée aux hommes assemblés, c'est l'imagination, immense don solitaire.
Certains critiques — sont-ce des critiques? — prennent des sens qui leur manquent pour des perfections que n'a pas autrui. Quand Stendhal (le même qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr à Homère et qui tous les matins lisait une page du Code pour s'enseigner les secrets du style), quand Stendhal raille Chateaubriand pour cette belle expression, d'un vague si précis : «la cime indéterminée des forêts», l'honnête Stendhal n'a pas conscience que le sentiment de la nature lui fait défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter la Malibran, s'écrierait : — Qu'est-ce que cette grimace?
Ce goût supérieur, que nous venons, non de définir, mais de caractériser, c'est la règle du génie, inaccessible à tout ce qui n'est pas lui, hauteur qui embrasse tout et reste vierge, Yungfrau.
Il y a le goût d'en bas et le goût d'en haut. Le goût selon l'abbé de Bernis et le goût selon Pindare. L'admirable, c'est que, de rhétorique en rhétorique, on est venu à qualifier le goût selon Bernis bon goût et le goût selon Pindare mauvais goût.
Ce grand goût, le goût d'en haut, n'est autre chose que l'acception de chaque phénomène matériel ou moral pris en soi avec ce droit d'ajouter qui fait partie de la souveraineté intellectuelle ; c'est on ne sait quel mélange de démesuré et de proportionné qui reste exact même dans les plus prodigieux grossissements ; c'est la volonté sévère du vrai qui conserve à l'infusoire toute sa petitesse et au condor toute son envergure ; c'est l'absolu qui exige de chaque chose qu'elle ait sa réalité avant de l'introduire dans l'idéal, toute fécondation étant à ce prix.
Tout ce que nous venons d'énumérer (et bien d'autres détails que nous pourrions rappeler) vous déplaît dans les grandes œuvres de l'esprit humain. Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher, et vous verrez. Le trou se fera. Où vous croirez avoir ôté le défaut, apparaîtra la lacune, c'est-à-dire le défaut vrai. Vous aurez changé l'Achille d'Homère pour l'Achille de Racine. Mystère donc que ce goût réfractaire aux règles et aux méthodes, et respectez-le. Il n'a point de définition possible. Il a tous les droits, ayant toutes les puissances.
C'est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant qu'il faut une satisfaction de plus à l'infini, fait les monstres. C'est ce souverain goût, omnipotent comme le génie même dont il est le sens, qui partage l'orient en deux, donnant à la moitié caucasienne pour point de départ l'Idéal et à la moitié thibétaine pour point de départ le Chimérique. De là deux poésies immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du Pythien, ce symbole de la création même, jette dans l'esprit humain deux ombres, chacune à l'image de l'une de ces deux figures, et, de cette ombre double qui se bifurque, naissent dans l'art deux mondes. Ces deux mondes appartiennent au goût suprême, et marquent ses deux pôles. A l'une des extrémités de ce goût il y a la Grèce, à l'autre la Chine.
Ayons présente à l'esprit cette vaste variété une de l'art, rendons-nous compte des tempéraments mêlés aux génies, des climats mêlés aux tempéraments, et des siècles mêlés aux climats, et en présence des grandes œuvres, réfléchissons, et ne voyons pas étourdiment un défaut là où il y a souvent une marque inattendue de puissance. Je conviens que de certaines beautés font ombre et étonnent ; mais est-ce que le nuage n'est pas beau quelquefois? Quand il étudie un génie, le penseur, à l'arrivée d'un détail flottant, étrange et épars, ne s'effare pas plus que d'un passage de fumée sur le ciel.
Quand donc comprendra-t-on que les poëtes sont des entités, que leurs facultés, combinées selon un logarithme spécial pour chaque esprit, sont des concordances, qu'au fond de tous ces êtres on sent le même être, l'Inconnu, qu'il y a dans ces hommes de l'élément, que ce qu'ils font ils ont à le faire, bien rugi, lion! qu'ils sont nécessaires et climatériques, qu'il vente, pleut et tonne dans leur œuvre comme dans la nature, et qu'à de certains moments la terre tremble dans leur génie?
Certaines œuvres sont ce qu'on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus qu'éclairer, elles foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés de l'esprit humain, cette foudre est bonne.
En ce sens, la littérature antique proteste contre la «littérature classique» et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d'accord avec les nouveaux.
Un jour, Béranger, ce français coupé de gaulois, ne sachant ni le latin ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C'était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux. Un chansonnier, qui voit passer un colosse, n'est pas fâché de lui taper sur l'épaule. — Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. Jouffroy contait qu'alors il ouvrit l'Iliade au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s'écria : — Mais il n'y a pas ça! — Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d'Achille à Agamemnon que nous citions tout à l'heure. Quand le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait indécise, dit : «Homère est romantique!»
Béranger croyait faire une niche ; une niche à tout le monde, et particulièrement à Homère. Il disait une vérité. Romantique, traduisez primitif.
Ce que Béranger disait d'Homère, on peut le dire d'Ezéchiel, on peut le dire de Plaute, on peut le dire de Tertullien, on peut le dire du Romancero, on peut le dire des Niebelungen.
Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n'est pas nécessairement un esprit de ce que nous appelons à tort les temps primitifs. C'est un esprit qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu'il appartienne, jaillit directement de la nature et de l'humanité. Quiconque boit à la grande source, est primitif ; quiconque vous y fait boire est primitif. Quiconque a l'âme et la donne est primitif. Beaumarchais est primitif autant qu'Aristophane. Diderot est primitif autant qu'Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et sans transition du vaste fond humain. Il n'y a là aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c'est de la vie prise dans la vie.
Cet aspect de la nature qu'on nomme société inspire tout aussi bien les créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. Don Quichotte est aussi primitif qu'Ajax. L'un défie les dieux, l'autre les moulins ; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives. L'époque n'y fait rien. On peut être un esprit primitif à une époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière.
Primitif a la même portée qu'original, avec une nuance de plus. Le poëte primitif, en communication intime avec l'homme et la nature, ne relève de personne. A quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des poëtes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de l'énorme richesse du possible, quand tout l'imaginable vous est livré, quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu'on se sent dans la poitrine la voix qui peut crier Fiat lux!
Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions d'optique, Virgile n'est point le guide de Dante ; c'est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il? chez Satan. C'est à peine si Virgile tout seul est capable d'aller chez Pluton.
Le poëte original est distinct du poëte primitif, en ce qu'il peut avoir, lui, des guides et des modèles. Le poëte original imite quelquefois ; le poëte primitif jamais. La Fontaine est original, Cervantes est primitif. A l'originalité, de certaines qualités de style suffisent ; c'est l'idée mère qui fait l'écrivain primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont originaux ; les esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l'occasion, le même poëte peut être tantôt original, tantôt primitif. Molière, primitif dans le Misanthrope, n'est qu'original dans Amphitryon.
L'originalité a d'ailleurs, elle aussi, tous les droits ; même le droit à une certaine petitesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe. Il ne s'agit que de s'entendre, et nous n'excluons, certes, aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre.
Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l'art? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or la langue de l'art, que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou chiffonne une faille sur la tête d'un sphinx qui est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En vérité, il n'y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l'art, et voici une ode d'Horace ou d'Anacréon.
Une manière d'écrire qu'on a tout seul, un certain pli magistralement imprimé à tout le style, une façon à soi de toucher et de manier une idée, il n'en faut pas plus pour faire des artistes souverains ; témoin Horace.
Cependant, insistons-y, le poëte qui voit dans l'art plus que l'art, le poëte qui dans la poésie voit l'homme, le poëte qui civilise à bon escient, le poëte, maître parce qu'il est serviteur, c'est celui-là que nous saluons. En toute chose, nous préférons celui qui peut s'écrier : j'ai voulu!
Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et intrinsèque de la beauté, même indifférente.
Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d'une école de critique contemporaine, morte aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri un moment, d'attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle nommait «la forme». La forme, forma, la beauté. Quel étrange mot d'ordre! Plus tard, ce fut l'attaque à la grandeur. «Faire grand» devint un défaut! Quand le beau est un tort, c'est le signe des époques bourgeoises ; quand le grand est un crime, c'est le signe des règnes petits.
La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret : «Le style exclut la pensée. L'image tue l'idée. Le beau est stérile. L'organe de la conception, de la fécondation lui manque. Vénus ne peut faire d'enfants.»
Or, c'est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l'harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante ; la forme, c'est le fond fluide, entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme?
Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l'heure : Rien étant donné, etc… ; mais Rien n'avait là qu'un sens relatif, et une bagatelle d'Horace, c'est quelquefois le fond même de la vie humaine.
Le beau est l'épanouissement du vrai (la splendeur, a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, image et idée sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue, l'une étant l'extérieur de l'autre, la forme étant le fond, rendu visible.
Si cette école du passé avait raison, si l'image excluait l'idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute en figures, serait creuse. Ces chefs-d'œuvre de l'esprit humain seraient «de la forme». De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ.
De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci : Carte blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. Qu'est-ce que l'Océan? C'est une permission.
Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais permission de découvrir un monde.
Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune souveraineté, aucune latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à l'aube, à l'hélice. L'atmosphère donne permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c'est l'omni-faculté.
En poésie, il procède par une continuité prodigieuse d'Iliades, sans qu'on puisse imaginer où s'arrêtera cette série d'Homères dont Rabelais et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple ; tantôt il lui plaît d'humaniser la montagne, et, s'il la veut simple, il fait la pyramide, et, s'il la veut touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la ligne droite qu'avec les mille angles brisés de la forêt, également maître de la symétrie à laquelle il ajoute l'immensité, et du chaos auquel il impose l'équilibre.
Quant au mystère, il en dispose. A un certain moment sacré de l'année, prolongez vers le zénith la ligne de Chéops, et vous arriverez, stupéfait, à l'étoile du dragon ; regardez les flèches de Chartres, d'Anvers, de Strasbourg, les portails d'Amiens et de Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l'abîme. Les initiés seuls, et les forts, savent quelle algèbre il y a sous la musique ; le génie sait tout, et ce qu'il ne sait pas, il le devine, et ce qu'il ne devine pas, il l'invente, et ce qu'il n'invente pas, il le crée ; et il invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l'art ; il est à l'aise dans des confusions d'astres et de ciels ; le nombre n'a rien à lui enseigner ; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le calcul et le rhythme pour l'imagination ; il a, dans sa boîte d'outils, employant le fer où les autres n'ont que le plomb, et l'acier où les autres n'ont que le fer, et le diamant où les autres n'ont que l'acier, et l'étoile où les autres n'ont que le diamant, il a la grande correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et nul comme lui n'a la manière de s'en servir. Et il complique toute cette sagesse d'on ne sait quelle folie divine, et c'est là le génie.
C'est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le grand critique est un grand philosophe ; les enthousiasmes de l'art étudié ne sont donnés qu'aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance.
Quiconque a le fécond souci des questions littéraires, si inépuisables, puisqu'elles touchent au logos même, quiconque creuse la métaphysique de l'art, quiconque vit en familiarité avec les phénomènes de l'esprit, est invinciblement amené à se faire cette question surprenante qui entr'ouvre le plus profond arcane de la poésie :
Pourquoi les «parfaits» ne sont-ils pas les grands?
Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère? Pourquoi Anacréon est-il inférieur à Pindare? Pourquoi Ménandre est-il inférieur à Aristophane? Pourquoi Sophocle est-il inférieur à Eschyle? Pourquoi Lysippe est-il inférieur à Phidias? Pourquoi David est-il inférieur à Isaïe? Pourquoi Thucydide est-il inférieur à Hérodote? Pourquoi Cicéron est-il inférieur à Démosthène? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur à Tacite? Pourquoi Térence est-il inférieur à Plaute? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à Dante? Pourquoi Vignole est-il inférieur à Piranèse? Pourquoi Van Dyck est-il inférieur à Rembrandt? Pourquoi Boileau est-il inférieur à Régnier? Pourquoi Racine est-il inférieur à Corneille? Pourquoi Raphaël est-il inférieur à Michel-Ange?
Ceci, nous le répétons, est une question profonde.
Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle qu'admirent les rhétoriques n'est-il que néant devant Molière? Pourquoi toute l'école puriste anglaise, Pope, Dryden, Addison, etc., acharnée sur Shakespeare, ne fait-elle que l'effet d'une mêlée de vermines dans la crinière du lion?
Pourquoi?
C'est qu'il n'y a point de parfaits. La perfection est affirmée, mais non prouvée. La perfection n'est pas humaine.
Il y a des grands.
L'homme peut être grand.
Si les grands ont l'excès, les parfaits ont le défaut. Deest aliquid.
Or le défaut supprime la perfection et l'excès ne supprime pas la grandeur. Loin de là, il la constate. Le ciel est trop.
Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque, Térence, Tite-Live, Cicéron, Thucydide, Anacréon, Virgile représentent ce qu'on est convenu d'appeler le goût.
Quant à ceux-ci : Shakespeare, Molière, Corneille, Michel-Ange, Dante, Tacite, Plaute, Aristophane, Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle, Homère, si pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on n'en trouve qu'un : Génie.
Du reste, disons-le en passant, être employés à la formation d'un goût scholastique purement local, se prétendant catholique, c'est-à-dire universel, avec autant de raison que le dogme romain, être choisis, épluchés, expurgés et dépouillés pour la composition d'une règle d'école, d'un procédé classique promulgué une fois pour toutes, d'un code mathématique de la poésie, d'un cahier d'expressions, d'une formule d'inspiration ayant la mine bourrue d'une pénalité, c'est là, certes, une injure que ne méritaient pas d'illustres esprits tels qu'Anacréon, Virgile, Horace, Térence, Cicéron et Pétrarque, très originaux, en définitive.
L'antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de l'école. Pas d'invention plus grotesque que celle prise aux cheveux de la muse par la muse. Uranie et Calliope en viennent aux coiffes. Non, rien de tel dans l'art. Tout y est harmonie, même la dissonance.
Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c'est la conquête ; le goût, c'est le choix. La griffe toute-puissante commence par tout prendre, puis l'œil flamboyant fait le triage. Ce triage dans la proie, c'est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre eux d'humeur. Le triage d'Homère n'est pas le triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l'un rejette, l'autre le garde. Ils savent tous les deux ce qu'ils font, mais ils ne peuvent jurer de rien ni l'un ni l'autre, l'idéal qui est l'infini est au-dessus d'eux, et il pourra fort bien arriver un jour, si l'éclair héroïque et la foudre cynique se mêlent, qu'un mot de Rabelais devienne un mot d'Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera.
L'art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau.
Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau et s'y transfigurera. Car le beau n'est autre chose que la sainte lumière du bon.
Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l'infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette préférence obscure et souveraine, qui, au fond du cerveau, rend des lois propres à chaque esprit, cette seconde conscience, donnée aux seuls poëtes, et aussi lumineuse que l'autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible, fait partie, comme l'inspiration même, de la redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche unique.
Le génie et le goût ont une unité qui est l'absolu, et une rencontre qui est la beauté.