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Pour moi seule : $b roman

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POUR MOI SEULE

Sur le toit de tuiles rousses que je vois de ma fenêtre, une fumée voudrait monter, que rabat le grand vent. Elle bouillonne au sortir de la cheminée noire comme un jet d’eau sans force ; elle se couche et s’échevèle. En la regardant, je pense à beaucoup de choses que je ne saurais pas bien dire. Certes, j’ai de l’instruction. A Paris, j’ai suivi des cours. Je lis quelquefois. Et l’on m’a toujours affirmé que je fais bien les lettres. Mais il est difficile de connaître ce que l’on éprouve et de l’exprimer exactement.

Je voudrais cependant m’y appliquer. Les journées sont longues et ma sœur Guicharde me décharge de tout le soin de la maison. En ce moment (c’est aujourd’hui samedi), elle s’occupe en bas à changer le papier bleu sur les planches du buffet. Elle est prompte dans ses gestes, et les vaisselles déplacées font en se heurtant un tapage qui inquiéterait bien mon mari, plus ménager que moi-même, et qui devrait peut-être m’émouvoir.

Seule dans ma chambre, devant ce papier que je viens de prendre, je me trouve toute sotte, comme on dit ici. Et qu’est-ce que je vais raconter, puisqu’il ne s’est rien passé qui ne fût au dedans de moi ? Cependant, je voudrais essayer… Ce sera bien ordinaire sans doute, et tourné maladroitement, mais personne n’en pourra rire et le feu seul connaîtra ces pages, quadrillées de bleu, après que mon écriture les aura couvertes.

… Notre maison est sombre et froide avec un seul étage et de très grands greniers. Point de jardin. Une cour seulement, par derrière, nous sépare de la chapelle désaffectée d’un ancien couvent ; un acacia maigre y puise un peu de vie. Ses branches balancées touchent à nos fenêtres et s’allongent de l’autre côté jusqu’aux petits vitraux jaunes et bleus ; ses fleurs, flétries presque en naissant mais cependant odorantes, recouvrent au printemps avec la même abondance notre toit aux fortes lucarnes et le toit ovale que surmontent encore la cloche et la croix. Pas de vue de ce côté et pas de vue sur la rue, qui est étroite. Elle s’appelle la rue des Massacres en souvenir d’horribles choses qui s’accomplirent là pendant les guerres de religion… Mais ce n’est pas ainsi que je dois commencer.

Il y a cinq ans que je suis venue dans cette ville, il y en a quatre que je suis mariée et que j’habite cette maison. Les premiers jours…

Ah ! ce n’est point encore cela. Vais-je enfin y parvenir ? Tout à l’heure ils m’appelleront pour le souper et je n’aurai pas écrit quatre lignes. Il me faudrait les premières phrases ; le reste sera bien facile… Cette fois, j’ai trouvé ; voici qui est vraiment pour moi le commencement de tout :

Je me souviendrai ma vie entière du jour où maman nous raconta son histoire.

*
*  *

Nous étions à Paris alors, quelques mois après la mort de mon père, et nous occupions rue des Feuillantines ce petit appartement propre et triste où j’avais toujours vécu. Un brouillard vert, traversé d’or, flottait entre les branches des arbres lointains où commençaient de naître les premières feuilles. Penchée à la fenêtre ouverte, je les regardais ; je regardais le ciel, bleuâtre sous ses voiles gris étirés déjà et prêts à se rompre, et je dis tout à coup :

— Maman, n’est-ce point cette année que nous irons à la campagne dans votre pays ?

— Ferme la fenêtre, Alvère, dit maman. Je m’enrhume et tu vas prendre froid.

— Mais il ne fait plus froid… c’est le printemps.

Cependant j’obéis. Guicharde, avec des ciseaux qui grinçaient, taillait sur la table un corsage d’étoffe noire. Nous étions dans la salle à manger où se passaient nos journées, car il n’y avait pas de salon et nos deux chambres étaient obscures et petites. Je me rappelle ces pauvres meubles que nous avons dû vendre, car ils ne valaient pas ce que leur transport eût coûté, le bureau de mon père, dans un coin, avec le papier à lettres et les livres de comptes, les six chaises dont le cuir très usé commençait à blanchir, et la petite étagère à côté du buffet bas où les vieux journaux étaient rangés soigneusement, près de quelques boîtes ayant contenu des poudres ou de la mercerie, vides, mais fort nettes, et qui pouvaient servir un jour.

— J’aimerais bien aller dans votre petite maison, maman. J’ai rêvé cette nuit des trois figuiers autour du bassin et du potager en terrasse d’où l’on voit toute la plaine avec le Rhône, et les Alpes au loin quand l’air est bien limpide, après les grandes pluies.

— Avec nos pauvres rentes, dit Guicharde, nous pourrions là-bas vivre mieux qu’à Paris. J’ai payé les œufs quatre francs ce matin et nous n’aurons pas de dessert à dîner parce que les châtaignes se finissent et que les confitures ont augmenté encore.

— Hélas ! soupira maman, ce serait mieux sans doute. Oui, ce serait mieux…

Elle secouait la tête. Une détresse profonde qui montait de son cœur serré à son pauvre visage faisait trembler et se crisper chaque muscle sous la peau mince et pâle. Des larmes montaient à ses yeux toujours beaux.

— Ce serait mieux, je me le répète souvent. Mais je n’ose pas retourner là-bas. J’ai peur de « les » revoir. « Ils » lui ont fait trop de mal. « Ils » m’ont trop fait souffrir.

Elle parlait des parents de mon père, nous le savions. Nous savions que la misère de notre vie était due à cette laide colère qu’ils avaient sentie en voyant un des leurs épouser une fille pauvre et de naissance presque ouvrière. Et, sans les avoir jamais vus, comme nous les haïssions, ces Landargues, de Saint-Jacques, directeurs des grandes carrières de Saint-Jacques au bord du Rhône où mon père aurait dû faire sa fortune comme chacun des fils de cette famille y faisait la sienne depuis plus de deux cents ans ! Cependant nous ne redoutions point de nous trouver en leur présence. Guicharde, rancunière et point timide, souhaitait le plaisir insolent de les bien regarder et puis de détourner la tête en gonflant une bouche méprisante, et moi je ne jugeais pas qu’ils valussent ce sacrifice que nous leur faisions, de n’occuper point une maison qui nous venait des parents de maman et dont le loyer ne nous coûterait rien.

— Vraiment, dit ma sœur, interrompant son ouvrage et s’asseyant au bord de la table, le temps serait venu, je crois, de prendre une décision. Pourquoi nous obstiner à rester ici et que pourrions-nous regretter de Paris ? Nous ne voyons jamais personne, nous ne prenons pas un plaisir, et nous mangeons très mal, quoique dépensant pour notre nourriture beaucoup d’argent.

— Je sais, continuait de soupirer maman, je sais bien.

J’insistai à mon tour.

— Le jardin nous donnerait quelques légumes. Nous pourrions porter des souliers de toile avec des semelles en corde, qui ne coûtent pas bien cher. Et le bon air de Lagarde nous ferait à toutes tant de bien !

— Oui, oui, disait maman… l’air est bon… mais les gens ne le sont pas…

— C’est ridicule, s’exclama Guicharde, tout à fait ridicule. Ces Landargues, en somme, ne sont pas tout le pays.

— Mais, dit maman, et jamais elle ne m’avait paru si humble et si découragée, ce ne sont pas seulement les Landargues, c’est tout le pays que je redoute.

— Tout le pays, répéta Guicharde, — et comme elle n’éprouvait rien qu’avec violence, elle n’était pas en ce moment surprise, mais stupéfaite. — Vous redoutez tout le pays !… Et pourquoi cela ?

— Parce que tu étais déjà au monde depuis plusieurs années quand je me suis mariée, ma petite fille, et que là-bas, les gens le savent bien.


Maman dit cela sans baisser la voix. Elle avait porté son secret trop longtemps et maintenant elle le laissait aller devant nous, simplement, parce que le cœur s’ouvre de lui-même comme font les mains quand elles sont trop lasses et que toute la volonté ne peut plus servir de rien. Elle ne parut pas gênée du silence qui suivit ses paroles, et le petit soupir qu’elle poussa était comme de soulagement… Je la regardais, et, dans cette seconde, me rappelant toutes les sévérités de notre éducation, les livres défendus, les coiffures sans fantaisie, les belles phrases impérieuses sur l’honneur féminin, je sentais, je le crois bien, plus de trouble encore que de désespoir et je ne pouvais plus rien comprendre… Mais Guicharde avait dix ans de plus que moi. Elle posa doucement ses ciseaux. On eût dit qu’elle écoutait quelque chose, et sûrement se lamentaient autour d’elle toutes les détresses qui s’étaient un jour levées autour de notre mère. Et puis elle se jeta vers elle, l’enveloppa de ses deux bras, et glissant sur les genoux :

— Oh ! maman, ma pauvre maman ! gémit-elle, sur un ton de tendresse que n’avait jamais eu sa voix un peu rude.

*
*  *

Maman appuya sa tête sur l’épaule de Guicharde et se laissa bercer ainsi. Dans le silence, j’entendais rouler une lente et lourde voiture sur les pavés de notre rue. Un fouet claquait allégrement, mais on devinait bien qu’il ne touchait pas aux bêtes et rythmait seulement au-dessus de leur fatigue une chanson entraînante. La fenêtre était demeurée ouverte. Un petit souffle faisait doucement trembler sur la table l’étoffe que tout à l’heure taillait Guicharde.

— Vous comprenez, disait maman rêvant à mi-voix, tout inconsciente et apaisée, quand je suis entrée à l’usine pour y tenir certains comptes, ils étaient tous très aimables pour moi. Il y avait le père Landargues qui vivait encore ; mais il ne s’occupait plus de grand’chose et il n’a pas tardé à mourir. Et puis Mme Landargues qui faisait tout marcher. Elle avait déjà les cheveux blancs, à cette époque, et aussi étincelants que peut l’être au soleil la cime du mont Ventoux, et la figure bien fraîche, mais pas trop bonne, avec une bouche toute serrée et sans lèvres, et des yeux gris, très durs. Il y avait aussi Robert, le fils aîné qui était veuf et déjà bien malade, et puis son fils à lui, le petit François.

Elle réfléchit et calcula :

— Il doit bien avoir plus de trente-cinq ans aujourd’hui. C’est lui qui sera l’héritier de tout.

Je m’étais rapprochée d’elle, moi aussi ; je m’appuyais maintenant à son fauteuil et, moins effrayée, quelquefois, doucement, j’embrassais ses cheveux. Elle continuait, lentement et comme heureuse que nous fussions enfin ses confidentes :

— Ils étaient bien aimables pour moi au début, oui, et même ils avaient l’air assez simple et de ne pas trop s’en croire. Ils m’ont invitée deux fois à déjeuner… Mais après, oh ! après ! quand ils ont vu que Georges devenait amoureux de moi…

Tout maigre et consumé que fût son visage, tout enveloppé de misérables cheveux gris, qu’il paraissait jeune en ce moment, avec cette flamme qui se levait soudain au fond des yeux, ces yeux de maman, un peu gris, un peu bleus, verdâtres quelquefois, d’une couleur indécise, hésitante, eût-on dit, et timides comme l’était ce cher être tout entier ! qu’il paraissait jeune, ce visage, à ce tourner ainsi vers l’amour d’autrefois !

— Alors, voilà, vous comprenez, mes petites… Moi, vous le savez, j’étais la fille d’un menuisier, bien artiste, c’est vrai, et qui aimait les livres, et qui savait parfaitement réparer les vieux meubles, avec leurs pieds tordus et toutes leurs petites sculptures, mais enfin, un ouvrier tout de même, et qui employait seulement deux ouvriers. Et Georges, c’était M. Georges Landargues, le second fils des Landargues, de Saint-Jacques… Alors, ses parents à lui, n’est-ce pas, c’était bien naturel qu’ils ne soient pas très contents… Après seulement ils auraient pu être moins méchants. Oh ! oui… après… parce que voilà… Quand Guicharde a été sur le point de venir au monde, nous sommes partis tous les deux pour Paris à cause du scandale… tout le monde savait… et nous ne pouvions plus rester au pays. Ma mère était bien en colère. Elle m’aurait gardée cependant, je le crois, parce que… le mal, c’est avec un Landargues que je l’avais fait, et les Landargues, dans notre région, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est comme importance… Mais c’est mon père qui ne pardonnait pas… Une fille bien élevée comme j’avais été, avec de l’instruction et toutes ces habitudes de dame qu’on m’avait données…

— Maman, disait Guicharde quand elle se taisait, la tenant toujours serrée comme un enfant et lui caressant la joue de ses lèvres, ma petite maman.

— … Oh ! ma grande… si tu savais… la honte… comme ça peut faire du mal, mal comme de se couper ou de se brûler, aussi fort… seulement ça ne guérit pas… Alors nous sommes venus à Paris, dans une petite chambre d’abord, presque misérable. Georges n’avait pas voulu demander un sou à ses parents parce qu’ils lui avaient dit sur moi et sur lui de trop vilaines choses… Il a travaillé, mais il connaissait seulement les carrières et comme il faut commander à trois cents ouvriers. Dans les tissus, il n’y entendait rien, et dans la porcelaine non plus, ni dans l’ameublement. Il a essayé de tout ça. Il ne gagnait pas grand’chose. Un hiver nous étions trop malheureux. Il a écrit à sa mère. Elle a répondu : Si tu renonces à tes droits sur mon héritage, que tu ne mérites pas, et si je dois n’entendre plus jamais parler de toi, je veux bien te donner cent mille francs… Naturellement il a renoncé à tout… Cent mille francs… pensez donc…

— Tout de même, dit Guicharde qui était pratique.

— Ah ! il fallait voir où nous en étions… A cause de ces cent mille francs, pendant quelques mois nous avons été bien heureux. Georges me disait : je cherche une bonne affaire, et j’y entrerai comme associé. Je ne sais pas bien être employé. Je n’ai pas été dressé à ça… mais comme patron, tu vas voir… Et il a bien trouvé l’affaire : seulement, elle était mauvaise et les cent mille francs ont failli être perdus. On a pu en sauver la moitié ; mais nous avions eu si peur… si peur, que nous ne voulions plus risquer rien. Nous les avons placés en fonds d’État pour être tranquilles et votre père a trouvé chez Marpeau cette petite place de caissier où il est resté plus de vingt ans, jusqu’à sa mort…

Nous savions certains de ces détails, mais les plus familiers aujourd’hui étaient pour nous comme les inconnus et nous écoutions avec un étonnement triste et passionné cette histoire nouvelle…

Guicharde baissa la voix pour demander :

— Et alors, maman… votre mariage ?…

— Voilà, dit-elle. C’est quand mon père allait mourir. Il ne voulait pas me revoir et j’en avais du chagrin… Georges, — il était si doux… et un : peu craintif aussi… comme moi ! — il espérait toujours que sa mère pardonnerait, et qu’elle autoriserait notre mariage. Comme il avait été très bien élevé, et ne pouvait pas se passer de ce consentement… Il me le disait et je le comprenais bien. Mais il a fini par se rendre compte qu’elle le détestait pour la vie et que sa colère contre lui, rien ne pouvait la faire plus grande. Alors, un jour, après en avoir bien parlé, nous sommes partis tous les deux pour la mairie et pour l’église sans rien dire à personne. Comme à Paris on m’appelait déjà Madame Landargues, ça n’a rien changé ; mais tu te rappelles bien, Guicharde ? c’est ce matin où, quand nous sommes rentrés, nous t’avons apporté la belle poupée avec sa robe rose, et il y avait un gâteau pour le dessert tout couvert de crème glacée et de fruits confits.

— Mais oui, dit Guicharde, je me rappelle très bien… J’étais si contente !… Ah ! c’était pour cela le gâteau et la poupée… On ne sait pas comprendre quand on est petit.

Maman se redressa dans son fauteuil, et regardant par la fenêtre le ciel et ces vilains toits gris qui commençaient de devenir bleus :

— Voilà, dit-elle encore… voilà… Vous comprenez, mes petites, pourquoi je vous ai élevées comme j’ai fait. Deux heures tous les matins dans une petite pension du quartier. Et je vous conduisais moi-même, et j’allais vous chercher. Comme instruction, c’était bien suffisant puisque je ne voulais pas que vous fassiez aucun travail qui vous aurait éloignées de moi… Ah ! non ! j’avais trop peur… Dans toutes ces maisons où l’on emploie des jeunes filles, dans tous ces bureaux, c’est mon histoire qui recommence… Non !… non !… Je ne voulais pas… J’aimais mieux que vous ne gagniez aucun argent. J’aimais mieux notre misère et vous garder là, près de moi, toujours… Alors, si je vous ai élevées bien sévèrement, si j’avais peur de tout, des amies, des livres, des théâtres, de la rue, si vous vous êtes toujours bien ennuyées, vous comprenez, maintenant, il ne faut pas m’en vouloir…

Elle n’avait pas su nous dire de bien grands mots et elle n’attendait pas que nous lui en disions. Mais je crois que depuis longtemps elle éprouvait un grand besoin de ne plus nous mentir sur elle-même, et presque vieille déjà, languissante et affaiblie, de se remettre entre nos mains. Elle se pressait maintenant contre Guicharde, et quelquefois contre moi, avec une tendresse touchante et rassurée. Nous étions désormais ses confidentes et son soutien. Et quand, ce même jour, un peu plus tard, ma sœur, dans sa sagesse, eut décidé qu’un passé aussi lointain, suivi des années les plus honorables, ne pouvait vraiment nous empêcher d’organiser notre vie selon la raison et l’économie, elle approuva aussitôt, obéissante et résignée.

*
*  *

La maison de mon grand-père le menuisier était au cœur même de la très vieille ville. D’autres maisons la pressaient ; son toit se confondait parmi des toits inégaux. Le soir de notre arrivée, au sortir de la petite gare, quand maman étendant le bras nous dit : c’est là ! nous ne vîmes rien d’abord au flanc de la colline qu’un enchevêtrement de tuiles, couleur d’amandes brûlées, sur de petits murs couleur de rouille et de miel. Le clocher carré de l’église portait, visible à tout le ciel dans une belle couronne de fer forgé, sa plus grosse cloche, et toutes les cheminées des maisons s’élevaient vers lui, surmontées chacune de deux briques, inclinées et unies par leur pointe comme sont les doigts roides des saintes en prière dans les sculptures primitives et dans les tableaux d’autrefois.

C’était à la fin d’avril et, comme le vent soufflait, il faisait encore froid. La nuit tomba dans le temps que nous gravissions le chemin qui monte. Par les petites rues tournant sous des voûtes, par les petites places qui s’empanachent d’un gros orme ou de trois acacias, nous gagnâmes la ruelle où s’ouvre notre maison. Le vent plus fort y coulait comme une lame et déchirait les poumons. Nos valises liées de cordes et le gros sac de moleskine où étaient nos provisions de route, tout alourdi de verres et de bouteilles qui résonnaient à brinqueballer ainsi et à se heurter les uns contre les autres, nous coupaient les doigts. Et personne ne nous attendait que la simple maison mise en état par une servante de quinze ans que Guicharde avait engagée par lettres adressées à la mairie deux semaines auparavant.

Il fallut heurter trois fois, et cette fille enfin se décida à nous ouvrir. Elle avait l’air niais et bon, la gorge déjà hardie dans un corsage à raies roses, et de fausses pierres vertes, enchâssées de cuivre, pendeloquaient à ses oreilles. En nous voyant, elle demeura bêtement à rire sur le seuil sans même songer à nous débarrasser. Mais déjà, dans les autres maisons, des rideaux se soulevaient derrière les vitres verdâtres des petites fenêtres. Une porte s’entr’ouvrait. Quelqu’un, d’un balcon, se penchait vers nous. Une voix souffla :

— La femme de Georges Landargues, avec ses deux filles.

— Entrons, dit maman, entrons vite.

Et elle passa la porte, toute roide et violente de gestes, avec une sorte de courage désespéré. Mais Guicharde, sur le seuil, demeura derrière elle : elle fixa les fenêtres derrière lesquelles frissonnait sournoisement une curiosité sans bienveillance et j’eus l’impression que son dur et hardi regard faisait se détourner, derrière les rideaux fanés, d’autres regards invisibles. Ensuite elle entra à son tour et la petite servante referma la porte. Je dis tout bas :

— Nous sommes chez nous.

Je regardais le couloir que remplissait l’escalier de bois, les deux portes ouvertes, à gauche sur la salle qu’enfumait une lampe coiffée de jaune, à droite sur la cuisine où flambaient de menues branches dans une large et noire cheminée… Déjà Guicharde relevait la mèche de la lampe, ouvrait les placards, s’inquiétait de la façon dont passeraient par l’escalier trop étroit nos malles que l’on devait porter le lendemain. Maman se taisait. Il me semblait qu’elle baissait la tête et serrait les épaules. Elle s’approcha d’une fenêtre qui devait donner sur le jardin et regarda la nuit. Elle tremblait doucement. Peut-être elle pensait à ces rideaux soulevés sur son arrivée, et peut-être ce qui se chuchotait à cette heure, dans les maisons obscures, venait jusqu’à elle.

— Je n’aurais pas dû revenir ici, dit-elle.

— Mais puisqu’il était impossible de faire autrement, remarqua Guicharde, avec son bon sens un peu brusque.

Et elle demanda une bougie pour monter aux chambres.

Maman soupira :

— C’est vrai !

Résignée, elle s’assit devant la table où le couvert était mis. Elle avait retiré sa jaquette noire garnie de faux astrakan, mais elle conservait son petit chapeau de crêpe tout déformé et déplacé par le voyage. Je le lui fis remarquer.

— Enlevez-le, maman. On dirait que vous n’êtes pas chez vous, et que vous allez repartir.

Aussitôt elle obéit avec une tranquillité douce.

— C’est vrai, tout de même, dit-elle, que je suis chez moi… m’y voici donc revenue, dans ma maison.

Elle me montra dans un coin une chaise de paille, très basse, dont le simple dossier portait en relief trois abeilles sculptées dans une couronne d’olivier.

— Tu vois, c’est là que je m’asseyais quand j’étais toute petite.

Et elle me montra encore, près de la fenêtre, une table carrée avec des pieds en torsade qui luisaient sous la lampe :

— C’est là que j’écrivais mes devoirs. J’y ai préparé mon certificat d’études. Après, je faisais surtout des comptes. C’est mon oncle Jarny qui m’apprenait. Il avait été caissier à Paris dans une grande maison de tissus.

Elle se tut, regardant de nouveau la fenêtre, et ce qu’elle voyait maintenant, je le savais bien, était au delà des meubles et des murs… Sa tristesse, en ce moment, me pénétra jusqu’au désespoir. Son pauvre cœur saignait et pleurait dans mon cœur, et, doucement, je passais ma main sur la petite main si pâle. Mais Guicharde entrait à grands pas. Parlant des malles, elle déclara :

— Elles passeront, mais il faudra prendre garde à ne pas érafler le mur.

Derrière elle venait la servante Adélaïde portant la soupière et nous prîmes place pour le repas. Nous n’avions pas grand’faim. La lampe continuait de fumer et d’éclairer mal. A travers l’odeur de sa mèche grésillante l’odeur humide et morte des vieilles pierres et des vieux plâtres tenus trop longtemps dans l’ombre nous devenait sensible. La grande force du vent, se pressant contre les murs, menaçait de faire crouler cette pauvre demeure. Dans son grondement des lanières claquaient, qui, semblait-il, retombaient sur nos cœurs tressaillants. Par instant, il semblait s’apaiser. Mais de ces silences nous venait une oppression plus grande, car nous sentions bien qu’il était toujours là, couché sur la maison, l’enveloppant de sa force pour bondir et siffler de nouveau dès qu’il aurait bien pris son repos effrayant. La fatigue maintenant pesait sur nous au point que nous ne pouvions plus parler. Et cependant il fallait s’y efforcer, car dans le silence insupportable nous étions sur le point de sangloter.

— Vous verrez demain, disait maman, la vue est très belle.

Et elle disait aussi, toute fiévreuse de la honte retrouvée ici, vivante encore après ces trente années, et ne redoutant pour nous, parmi toutes les misères, et ne souhaitant pour nous, parmi tous les bonheurs, que le mal ou le bien qui nous pouvaient venir du formidable jugement d’autrui :

— Votre vie désormais doit être si sérieuse et si retirée que personne ne puisse jamais rien dire de vous. Il est bien certain que personne ici ne songera à vous épouser. Vous n’avez donc pas à vous inquiéter des jeunes gens. Vous aurez peu de plaisir, mes pauvres petites, mais si vous pouvez un jour être considérées comme j’aurais tant voulu continuer de l’être, vous serez tout de même bien heureuses.

Ainsi ne cessait-elle, par toutes ses paroles et par l’horreur de son exemple, de nous enseigner la sagesse… Et je comprenais bien que cette prudente morale selon laquelle depuis l’enfance était réglée toute notre vie, irait, dans cette ville étroite, se resserrant chaque jour davantage autour de mes scrupules et de mes docilités…

*
*  *

Les premiers jours à Lagarde ne furent pas aussi tristes que nous le pouvions redouter. Toutes nos fenêtres ouvraient sur la campagne et le beau paysage habitait avec nous. Cela nous amusait d’avoir un jardin, suspendu sur la plaine, d’où l’on voyait la route, et le Rhône un peu plus loin, et les longues et sèches collines qui changent de couleur tout le long du jour. Enfin l’accueil que nous recevions des petites gens et de la modeste bourgeoisie où fréquentait de son vivant ma grand’mère maternelle, curieux sans doute, n’était point hostile. Comme l’avait dit Guicharde, cette pauvre histoire était bien lointaine et tant de dignité avait suivi !

Maman cependant préférait ne point sortir. Elle prit l’habitude de le faire seulement le dimanche pour se rendre à la première messe, par convenance, car elle avait peu de religion. Guicharde, ayant de suite pris en main la direction de la maison, décidant de tout et le faisant bien, se rendait au marché chaque matin avec cette petite fille qui nous servait et ne faisait guère d’autre promenade. Et je m’en allais seule à la découverte de la ville, dédaignant les rues neuves, la mairie blanche, l’école avec ses vitres claires, mais recherchant dans le vieux quartier aux pavés aigus les palais où vécurent des cardinaux et des capitaines dont les plus pauvres gens savaient me dire les beaux noms sonores, les ruelles où de petites portes cintrées s’ornent d’un visage dont le temps avide a mangé les lèvres ou d’une acanthe fruste, les places étroites, les balcons de fer forgé portant dans leurs entrelacs des initiales ou des devises. Une fois pourtant, je descendis tout le faubourg, je passai devant la Cloche qui est la propriété des Landargues, et j’aperçus la longue et haute maison où je n’entrerais jamais, à travers des grilles, des arbres et des fleurs. — Une autre fois, sur la route, Mme Landargues, ma grand’mère, passa près de moi dans sa voiture basse que traînaient deux chevaux blancs. Je vis ses cheveux de neige, ses yeux durs, son voile en dentelles… Et ce furent les seuls événements de ma vie à Lagarde jusqu’au jour où je rencontrai pour la première fois mon cousin François Landargues.

*
*  *

Je l’avais quelquefois aperçu de loin, marchant sur le cours ou sur le quai du Rhône ; on m’avait dit son nom, et je savais le reconnaître ; mais je lui parlai seulement quatre mois après mon arrivée, sur la place, le jour de la foire. Auprès de la fontaine, un platane étêté laissait couler le soleil, et l’eau brasillante ne se pouvait regarder ; mais, tout autour, les beaux arbres pressaient leurs feuilles abondantes et les vendeuses de légumes étaient assises là, sur de petits bancs ou sur des sacs pliés, avec leurs paniers éclatants rangés devant elles. Un peu plus loin, les marchands forains avaient disposé leurs tentes et leurs tréteaux. Des jupons roses et bleus, des corsages à rayures, à pastilles ou à fleurs, des chemises solides, des rubans violents, des ceintures à boucles, pavoisaient les petits éventaires criards et gais, immobiles dans l’air lourd, tout imprégnés, semblait-il, de chaleur et de beau temps. On vendait aussi des colliers et des broches, des chaussures de cuir ou de corde, des couteaux, des parfums… Et je traversais le cours, dans l’ombre qui dansait parce qu’un petit souffle venait de se lever au milieu des feuilles épaisses. Il y avait tant de monde et l’on se pressait si bien que personne aujourd’hui ne faisait attention à cette fille de Georges Landargues que tant de curiosités d’habitude continuaient de suivre. Je la revois s’en aller ce matin-là, avec sa robe à pastilles et son simple chapeau rond. Elle ne me semble pas être moi-même. Elle n’est pas devenue ce que je suis. Et souvent, malgré les années passées, il me semble qu’elle est toujours là, dans le soleil d’un matin de juillet, au milieu d’une grande foule de gens qui la heurtent et la dédaignent, et que, jusqu’à ma vieillesse, jusqu’à ma mort, elle restera ainsi, craintive et s’émerveillant du beau temps, et laissant son cœur battre en attendant de vivre.

Parmi tous ces marchands, certains venaient du Nord et d’autres de l’Alsace, et d’autres d’un Midi plus lointain que le nôtre. J’en vis même un qui était d’Espagne et qui offrait des dentelles. Je m’approchai de celui-là, non pour lui acheter rien, car j’avais juste dans ma bourse deux francs donnés par Guicharde pour faire emplette d’un petit panier d’osier à une bohémienne qui se tenait près du pont, mais cela m’amusait de voir onduler ces grandes dentelles, fixées à des cordes tendues par quelques épingles ou par des pinces de bois. L’homme était brun, avec de beaux yeux, et, dans ses phrases engageantes et prestes, mêlait de la plus divertissante manière quelques mots du parler de Provence à tous les mots de son pays. Près de lui se tenait une petite femme au chignon luisant et tressé qui portait aux oreilles de grands anneaux d’argent. La voiture qui les menait sur les routes était derrière eux, avec sa fenêtre carrée dont un ruban rouge serrait les rideaux blancs… Et j’imaginais cette voiture passant un beau soir la frontière lointaine et s’en retournant vers les villages dorés sur la terre qui brûle et ne porte point de verdure…

A ce moment, la foule me rapprocha d’une jeune femme qui habitait au bas de la ville et s’appelait Julie Bérard. Elle n’avait pas une conduite sérieuse, portait des chapeaux singuliers qui laissaient bien voir ses cheveux éclatants, et maman m’avait bien recommandé de toujours détourner la tête quand je passerais à ses côtés. J’avançai donc d’un pas pour m’éloigner d’elle. Elle glissa derrière moi et je l’entendis qui disait, répondant à quelqu’un :

— Voyons, François… vous vous moquez ! Vous savez bien que vous n’avez plus de cadeaux à me faire… Tenez : offrez donc plutôt de ces dentelles à votre petite cousine Alvère Landargues, qui les examine avec tant de soin.

Cela fut dit contre mon oreille et je ne pus me tenir de me retourner. J’entendis le rire de Julie Bérard qui s’éloignait bien vite et je vis devant moi l’héritier des Landargues de Saint-Jacques, le petit-fils de ma grand’mère arrogante, mon cousin François. Il était assez grand, très maigre, d’allure élégante. Je savais que sa santé, comme celle de son père, était mauvaise ; mais, me trouvant aujourd’hui l’examiner de si près, je m’étonnais cependant que son visage rasé, très pâle, fût déjà marqué de rides profondes. La bouche un peu forte et longue avait de l’arrogance dans le gonflement de sa lèvre et de l’amertume au pli de ses coins un peu tombants. Le regard un peu voilé ne se pouvait définir. Et tout ceci d’ailleurs ne le faisait point déplaisant.

Présentés comme nous venions de l’être par cette folle de Julie Bérard, je crois bien que nous étions aussi mécontents l’un que l’autre. Mais, nous étant regardés encore, il nous devenait bien impossible de nous en aller sans rien dire. François Landargues, qui avait naturellement plus de hardiesse, parla le premier :

— Eh bien ! ma petite cousine, demanda-t-il avec une désinvolture aimable, ne nous dirons-nous pas bonjour ?

Je prononçai, les lèvres serrées :

— Bonjour, monsieur.

Il continua poliment :

— Ma tante Georges est-elle en bonne santé ? Et votre sœur ?

— Elles vont bien, merci.

Deux femmes, s’approchant pour acheter des dentelles, me repoussaient vers le milieu du cours où la circulation est plus libre. Dans ma gêne, je ne voulais pas m’arrêter et François Landargues marchait auprès de moi.

— Vous êtes ici depuis deux mois, je crois ?

— Depuis quatre mois.

— Pour l’été ?

— Pour toujours.

Il s’étonna :

— Pour toujours !… A votre âge… Comme vous allez vous ennuyer !

Il me regardait avec une attention plus indiscrète. Il regardait ma taille et tout mon visage.

— … C’est gentil, n’est-ce pas ? de nous être rencontrés. Cela me fait plaisir. Et j’espère bien que nous nous reverrons.

A ce moment, le docteur Fabien Gourdon, que je ne connaissais pas encore et qui est aujourd’hui mon mari, traversait le cours avec un de ses amis. Je sus plus tard que cet ami remarqua :

— Elle n’est vraiment pas laide, cette petite Landargues, la fille du pauvre Georges.

— L’ai-je déjà vue ? dit dédaigneusement Fabien Gourdon. En tout cas, je ne l’ai pas même regardée.

— François Landargues n’y met point tant de mépris. Il la regarde ; il lui parle même, et fort aimablement.

— Monsieur François Landargues parle à ces femmes ! s’étonna le docteur.

Et je sus aussi que tout de suite, et malgré qu’à cette distance il ne put bien juger de moi, il ajouta :

— En vérité, celle-ci est charmante. Monsieur François a d’ailleurs le goût fort bon.

*
*  *

Guicharde s’emporta quand elle connut cette rencontre, mais maman, après les premières exclamations, n’ajouta plus mot. Pendant le repas, elle fut distraite jusqu’à se couper trois fois du pain, tandis que les morceaux intacts demeuraient devant elle. Un peu plus tard, ayant à écrire une lettre pour que l’on nous portât un chargement de bois, elle demeura plus d’une heure devant sa table parce que les petites pensées consacrées à cette besogne étaient bousculées dans son esprit et mises de côté par d’autres pensées. Et dans la journée, profitant d’un moment où ma sœur était absente, elle vint s’asseoir auprès de moi. J’étais sur la terrasse avec mon métier à dentelle et, pratiquant le seul art que l’on m’eût appris, je tissais les points délicats du vieux Flandre avec soixante fuseaux de buis.

— Alors, demanda maman, après avoir hésité plus de cinq minutes, c’est bien vrai qu’il t’a parlé de moi avec politesse et qu’il a demandé de mes nouvelles ?

Elle n’avait besoin de nommer personne. Je tordis quatre fils, piquai une épingle à leur entrecroisement et je pus répondre avec calme :

— Mais oui, maman, bien vrai, je vous assure.

— C’est étonnant, dit-elle.

Et je vis, malgré toute son application à l’indifférence, qu’une petite joie orgueilleuse montait à son visage.

Un peu plus tard, et bien que le silence entre nous eût été assez long pour qu’elle eût tout le loisir de changer de pensée, elle demanda encore :

— Et… tu es bien sûre qu’en parlant de moi il n’a pas dit « votre mère » ou « madame Georges »… mais bien… « ma tante » ?

— Tout à fait sûre. Cela m’a surprise… et en même temps…

— Oui, dit-elle, n’est-ce pas, cela t’a fait plaisir… Oh !… d’ailleurs.

Tout heureuse, elle rapprocha sa chaise de la mienne.

— Lui est très simple, tu sais, et très gentil. Je suis sûre qu’il nous verrait bien, si ce n’était sa grand’mère. Tout enfant, je me rappelle, il me riait sur le cours quand je le rencontrais, et quand je suis devenue veuve, je sais qu’il voulait m’écrire, mais Mme Landargues le lui a défendu. Il est assez aimé dans le pays. Les gens parlent de lui comme ils parlaient autrefois de ton père. C’est-à-dire, pas tout à fait… tu comprends… mon Georges était encore plus simple… mais enfin…

Parce qu’elle me parlait ainsi, j’osai dire :

— Il m’a plu…

Elle ne parut point du tout choquée de cette libre opinion.

— Si tu le rencontres encore, sois bien aimable, ma petite fille. N’aie pas l’air de courir après lui, naturellement. Il faut garder sa dignité. Mais il ne faut pas non plus être désagréable. S’il te salue, réponds avec un petit sourire ; s’il veut s’arrêter pour te parler, arrête-toi aussi et ne passe pas comme une qui fait semblant de mépriser le monde. Certainement, je ne ferai jamais d’avance aux Landargues, mais, s’ils veulent se remettre avec nous, il serait maladroit de leur tourner le dos…

Petites paroles de maman, pauvres mots ingénus et remplis d’imprudence, quel encouragement vous étiez à ce que, déjà, je désirais secrètement, et comme je me rappelle, mêlée à ma trouble joie de ce soir-là, l’odeur des pauvres jacinthes qui fleurissaient en bordure de nos cardons et de nos choux !

*
*  *

Je fus trop lasse le dimanche qui suivit le jour de la foire pour me lever de bon matin et me rendre à la messe de sept heures, et ma lassitude était un mensonge ; mais les paroles de maman empêchaient que j’en eusse trop de confusion. François Landargues, généralement, assistait à la grand’messe ; et me retrouver devant François Landargues, n’était-ce pas désormais pour moi comme une espèce de familial devoir ? Je le revis donc et je vis aussi pour la première fois d’assez près ma grand’mère, Mme Landargues.

C’était une très vieille femme, fort belle et pas attirante, avec ces cheveux éblouissants dont maman nous avait parlé, cette bouche droite et serrée, ces yeux sans bonté. Tout mon cœur se souleva contre elle plus violemment encore qu’il n’avait jamais fait. François se tenait à ses côtés, attentionné à la soutenir. Dans la confusion de la sortie, il ne parut pas m’apercevoir et ne me salua pas. Et je m’en revins tout humiliée par la rue solitaire de la Tête-Noire et par la rue des Quatre-Vents, me méprisant aussi fort que mon orgueilleux cousin avait pu le faire. Je me jugeais maintenant si sotte que je ne me pouvais plus supporter. Tous mes sentiments, tout moi-même était envahi d’une irritation qui me faisait mal et je ne tournais pas au fond de moi une pensée qu’il ne m’en vînt une espèce de brûlure. La résolution même de ne plus m’occuper de François Landargues ne m’était d’aucun apaisement. Et peut-être est-ce pour cela que je ne m’y arrêtai pas…

Certes, je ne retournai plus le dimanche à la grand’messe ; mais s’il fallait aller chercher un panier de fraises ou de prunes chez cette Orphise qui possède, sur le chemin des carrières, un si fécond verger, je ne permettais point que cette peine fût prise par Guicharde ou par Adélaïde. Et je m’attardais chez la maraîchère à entendre ses bavardages plus longtemps sans doute qu’il n’était nécessaire. Devant sa porte le chemin qui monte est défoncé par les voitures des carriers. Dans la boue durcie par l’été, écrasée çà et là et réduite en poussière, parmi les traces lourdement appuyées des gros chevaux de trait, il advenait souvent qu’un sabot plus fin avait frappé son croissant léger. — « Évidemment, pensais-je, c’est en voiture que François Landargues se rend aux carrières, c’est en voiture qu’il en revient. » Et j’écoutais, croyant entendre sonner ce sabot étroit derrière les yeuses aux troncs noirs et tourmentés. Je me rappelle… je me rappelle… Et je me rappelle aussi comme j’allais souvent me promener dans les bois de la Chartreuse où les Landargues possèdent autour d’une maison isolée qu’habite un vieux garde plusieurs dizaines d’hectares plantés en rouvres et en acacias. Je marchais seule et lentement. La terre était rouge entre les sombres feuilles dures des arbres bas et des buissons serrés. J’atteignais la vallée ronde et bien fermée au fond de laquelle la Chartreuse repose dans le mystère de son abandon. Je m’asseyais sur quelque tronc abattu ; je voyais au-dessous de moi les petites cellules régulières, leurs toits couverts en tuiles vernissées, brunes et bleues, et miroitant comme de beaux pigeons ; leurs jardins délaissés tout comblés et débordants de sauvages verdures. Et, ne pouvant me décider à rentrer encore : « Cet air est bon à respirer », me disais-je à moi-même pour me justifier d’être là…

*
*  *

… Ce n’est pas sur le chemin des carrières que je devais revoir François Landargues, ni dans les bois de la Chartreuse, mais un jour où, par hasard, je ne pensais pas à lui, sur la place ronde et silencieuse autour de laquelle se recueillent les maisons des chanoines. Il sortait d’une de ces maisons, inhabitée aujourd’hui, mais où, je le savais, Mme Landargues naquit et passa sa jeunesse. Au-dessus du portail de bois peint en brun et percé d’un petit judas, les pierres du mur s’élèvent pour former un arceau roman. La serrure de fer forgé, très vieille et très noire, est fixée par des clous taillés à facettes. François Landargues fit jouer une grosse clef dans cette serrure, puis, l’en ayant tirée, mais la gardant à la main sans doute pour ne pas déformer les poches de son veston en fine étoffe grise, il se tourna et se trouva juste en face de moi.

Je vis bien que d’abord, la main levée vers sa tempe, il pensait simplement me saluer ; cependant, m’ayant bien regardée et souriant de voir que j’avais rougi, il s’arrêta ; et tout de suite familier :

— Bonjour, dit-il, ma petite cousine.

Puis tendant la main :

— Allons, nous sommes amis, donnez-moi la vôtre.

J’obéis. François sourit encore. Il y avait dans ce sourire quelque chose qui déplaisait et attirait en même temps, il y avait de la satisfaction et du dédain, une ironie sans bonté qui demeurait le fond même de son âme, une tristesse de malade qui n’était pas moins sincère. Aujourd’hui, retrouvant ce sourire dans ma pensée qui le conserve exactement, je sais l’expliquer, me semble-t-il, mais je sais bien aussi qu’à ce moment, je ne pouvais le comprendre, et que, passant sur moi, il faisait toutes confuses mes petites pensées.

— Profitons de cette seconde rencontre pour faire un peu mieux connaissance. Le voulez-vous ? Venez donc vous asseoir sur le banc du vieil ormeau ; personne ne nous verra. La place est déserte, les chanoines sont à l’office, et si leurs servantes nous guettent en ce moment, derrière les grilles de ces fenêtres, elles racontent tant de choses, les dignes femmes, que personne n’y fait plus attention.

Peut-être plus que moi, à cause de cette rupture si profonde entre nos familles, se préoccupait-il en ce moment de ce qui se pourrait dire. S’étant rassuré lui-même à ses rassurantes paroles, il répéta :

— Venez.

Un banc circulaire tournait autour de l’ormeau gigantesque, vieux de trois cents ans, que l’on avait dû ceinturer de fer pour que son écorce vide et crevassée n’achevât pas de s’ouvrir et qu’il ne mourût point. François alla s’y asseoir, mais je demeurai debout devant lui. Alors, me pénétrant d’un regard aigu et trouvant tout de suite les paroles qui me pouvaient retenir, il déclara :

— J’ai parlé de vous à ma grand’mère.

Ceci me toucha en effet, mais en me blessant, et ce fut peut-être parce que s’autorisant de notre parenté pour me traiter aussi familièrement, il n’allait pas cependant jusqu’à dire « notre » grand’mère. Ma bouche se serra. Je regardais fixement à l’autre bout de la place une petite fleur jaune qui montait entre deux pierres.

— Vous en êtes fâchée. Pourquoi ?

Il me reprit la main. La sienne était chaude et maigre, très sèche, et ses doigts caressants glissaient sur mon poignet. Je ne sus pas tout de suite me dégager.

— Pourquoi ? Ma grand’mère a été dure envers les vôtres, je le sais. Mais elle est très âgée maintenant. Il faudra la comprendre, et lui pardonner.

Le demandait-elle ? Je ne pus empêcher cette espérance de se lever dans mes yeux et je suis bien sûre à présent que François comprit mon regard et qu’il s’en amusa.

— Il le faudra… oui, il faudra… un jour… plus tard. Pour l’instant, aux premiers mots que j’ai dits de notre rencontre, elle s’est emportée si fort que je n’ai pas osé continuer.

Alors, pourquoi me parler d’elle ? J’allais, je crois, le demander ; mais à ce moment, d’une maison qui est celle où j’habite aujourd’hui, dans la rue des Massacres, un homme sortit et monta vers nous : le docteur Fabien Gourdon.

Plusieurs fois déjà je l’avais rencontré sur le cours ou dans les ruelles, sans prêter à sa personne plus d’attention qu’il ne m’en accordait à moi-même, et je remarquai seulement aujourd’hui son visage large et brun, un peu lourd, que ne parvenait pas à affiner la barbe noire taillée en pointe, et sa façon de marcher, assurée certes, mais d’une assurance sans désinvolture et, semblait-il, un peu appliquée. Son vêtement de coutil brun était extrêmement soigné, sportif, avec une ceinture serrant bien la taille, et les guêtres qu’il portait sur de fortes chaussures étaient trop belles, d’un cuir trop neuf, trop jaune et trop éclatant. Déjà tout près de nous, avant que de sourire ou de saluer, se redressant encore, frappant le sol avec plus de force, il observait François, puis moi-même, et les fenêtres autour de la place d’où peut-être on le regardait. Et il y avait dans toute sa personne, contrastant singulièrement avec sa robustesse un peu lourde, quelque chose d’inquiet et de prétentieux.

— Monsieur Landargues, dit-il, — et d’abord cet homme si dédaigneux de moi m’avait saluée très bas, — je vous ai vu de ma fenêtre et je n’ai pu résister au plaisir de venir vous serrer la main.

— Trop aimable, docteur, dit François.

— Votre santé est bonne ?

— Excellente. Mon bon vieux Fardier, — il parlait avec nonchalance, mais il me parut que son œil fin s’égayait d’une ironie presque méchante, — me soigne parfaitement, vous le savez.

— Je sais… je sais, dit Gourdon.

Un peu de rouge était monté à ses joues brunes, mais il ajouta aussitôt, presque humblement :

— La valeur de mon excellent confrère est grande… très grande.

L’ironie de François n’était pas demeurée dans ses yeux : elle relevait maintenant le coin de sa bouche pâle. Ayant respiré un peu plus fort et regardé une fois encore tout autour de lui, Gourdon continuait, et le ton de ses moindres paroles marquait une politesse extrême :

— Je veux espérer que Mme Landargues, elle aussi, se porte bien. J’ai fait l’autre dimanche quelques trouvailles nouvelles qui, je crois, pourraient l’amuser.

— Eh bien ! docteur, il faut les lui porter.

Et se tournant vers moi, mon cousin daigna expliquer :

— Le docteur Gourdon est un archéologue remarquable. Il fait chaque dimanche dans les bois qui sont derrière les carrières des fouilles qui donnent, ma foi, de bons résultats. Il trouve des poteries et des médailles. Les médailles surtout amusent ma grand’mère. Elle dit toujours à Gourdon qu’il devrait faire un rapport à l’Académie de Privas.

— Elle me fait cet honneur, dit le docteur.

— C’est entendu, conclut François, tendant la main, et lui donnant son congé. Portez vos petites machines à la Cloche un de ces jours. Je vais annoncer votre visite et si par hasard je me trouve là, je vous ferai goûter de mon châteauneuf. Au revoir, Gourdon.

Mais comme l’autre, m’ayant de nouveau respectueusement saluée, allait s’éloigner, François le retint, et, du bout de sa canne, touchant les guêtres trop neuves :

— Dites-moi… si je ne suis pas indiscret… où donc les avez-vous achetées ? Elles sont superbes.

— Chez Luscassé, à Avignon, dit négligemment le docteur.

— Ah ! parfait… Je me disais aussi… il me semblait reconnaître le modèle.

Il l’accompagna longuement de son regard moqueur. L’ayant vu disparaître sous la voûte profonde de la rue des Quatre-Vents, il se mit à rire et son rire était méchant.

— Le plat personnage ! dit-il en haussant les épaules. Honnête homme certes et très scrupuleusement… mais plat… plat jusqu’à la bassesse et jusqu’à la sottise. Je ne puis souffrir cela et je ne puis souffrir cette admiration qu’il affecte d’avoir, — qu’il a peut-être réellement, — pour moi, pour ma famille, nos amis, notre fortune. Il comprend tous mes goûts, il les apprécie, il les partage. Il n’est pas riche et tient à son argent assez âprement. Cependant le voici maintenant qui fréquente chez mon bottier, et il le fera bientôt sans doute chez mon tailleur, quitte à souper pendant un mois de tomates et de pois chiches. Ce garçon n’est point un sot, mais la mesquinerie de son esprit, la misère de ses ambitions me sont insupportables. Savez-vous quel est le rêve de Gourdon ? le but de sa vie ? la hantise de ses jours ? Savez-vous qu’elle est pour lui la forme de la gloire ?… Devenir mon médecin, celui de ma grand’mère et des quelques personnes importantes de la contrée qui sont de nos amis. Cela vous fait sourire… C’est que vous ne connaissez pas encore bien la province et ces vieilles familles de petites gens chez qui la même âpreté, la même ténacité se poursuivent à travers les siècles. Il y a trois cents ans qu’on trouve le nom des Gourdon sur les registres de Lagarde. Je connais un peu leur histoire et je m’amuse à constater qu’ils se ressemblèrent tous, petits notaires, petits magistrats, petits médecins, médiocres, prudents, serviles, plats devant la noblesse d’alors comme celui-ci est plat devant moi, s’accrochant à elle comme celui-ci voudrait s’accrocher à nous, et recevant, si besoin en était, les coups de pied, chapeau bas, comme celui-ci reçoit l’ironie en plein visage. Vous l’avez vu… Il sait quand je lui parle ne point entendre le ton, mais seulement les paroles qui sont évidemment selon la politesse. — Et il ne bronche pas quand je lui vante Fardier qui me soigne depuis ma naissance et qu’il déteste, dont il compte les années, observe la lassitude, attend la mort…

Tout en parlant, avec une volubilité presque fiévreuse, âpre, mordant, méchant et se réjouissant de l’être, François Landargues continuait de rire et de hausser les épaules. Brusquement, il s’interrompit.

— Ah ! dit-il, laissons tout cela, et ces gens de Lagarde si ennuyeux !… Je m’ennuie, si vous saviez, je m’ennuie !

Une mélancolie soudaine, et qui le faisait plus charmant, apaisait tout son visage.

— Vous me parlerez de Paris, n’est-ce pas ? Je n’ose pas y retourner parce que j’ai la peur absurde, honteuse, d’y mourir tout d’un coup, seul, comme est mort mon père. Mais vous en arrivez, vous le sentez encore.

Ses narines pâles s’élargissaient et son visage, penché vers mon épaule, était tout près du mien.

— Dites-moi, n’allez-vous jamais sur le chemin de Saint-Étienne ? Il longe le Rhône. Personne n’y passe jamais et l’on s’y croirait aux premiers temps du monde.

— J’y suis allée une fois.

— Il faut y retourner… Jeudi, par exemple, vers cinq heures, n’est-ce pas ? Quand la chaleur commence à tomber.

— Guicharde se fâchera.

— C’est votre sœur ? Elle ne me plaît pas, je l’ai aperçue deux fois et je lui trouve l’air méchant. Vous n’avez besoin de rien lui dire.

— Cependant…

— Ah ! que d’hésitations, fit-il avec impatience. Quel âge avez-vous donc ?

— Vingt-quatre ans.

— Alors, vous êtes vraiment un peu ridicule. Mais vous êtes aussi tout à fait charmante, et je vous pardonne. C’est bien entendu, n’est-ce pas : jeudi, sur le chemin de Saint-Étienne ? Au revoir, Alvère… Ne vous scandalisez point une fois de plus. « Mademoiselle » est bien cérémonieux entre gens de la même famille qui renoncent aux hostilités, et « ma cousine » sent par trop sa province.

— Au revoir.

— Appelez-moi François, je vous prie.

— Au revoir, François.

— Et dites-moi à jeudi.

— Je ne le dirai pas.

— Soit, mais vous viendrez, et c’est l’essentiel. A jeudi, Alvère.

Il partit, désinvolte et las, souple dans sa démarche, mais courbant malgré sa jeunesse ses épaules trop étroites. Un instant, je demeurai sous le vieil ormeau dont l’ombre était ronde à mes pieds comme le cercle magique des enchantements…

Et cette rencontre-là fut suivie de toutes les autres.

*
*  *

J’allai le jeudi sur ce chemin de Saint-Étienne qui semble un chemin des premiers temps du monde, tant le fleuve tumultueux et les arbres pressés y ont de désordre et de sauvagerie, et je retournai peu de jours après dans la vallée où repose la Chartreuse abandonnée ; mais cette fois je n’étais plus seule et je n’observais plus l’ombre bourdonnante, les pierres sèches où glisse la couleuvre. François Landargues tenait mon bras et s’y appuyait quelquefois. Il ne me parlait pas d’amour, il ne m’en a jamais parlé ; mais, chaque jour plus confidentiellement, cela du moins me paraissait ainsi, nous nous entretenions un peu de moi et beaucoup de lui-même.

Il ne croyait à rien, ni en lui, ni hors de lui, ni sur la terre, ni ailleurs. Je crois qu’il était très intelligent ; je crois aussi que sa maladie, affectant tout à la fois le cœur et les nerfs, lui donnait une grande amertume et des irritations par lesquelles s’était détruit tout ce qu’il pouvait avoir de tendresse. Et je crois enfin qu’il restait seulement capable, dans ses goûts et ses désirs, d’une certaine violence sèche et passionnée. Mais comment le juger aujourd’hui et que pouvait valoir mon petit jugement d’alors ? Je sais seulement que certaines de ses phrases et de ses façons me déplaisaient jusqu’à ne pouvoir le cacher, et je sais que j’en rapportais d’autres au fond de ma pensée pour en entretenir jusqu’au moment de le revoir ce trouble émoi qu’il m’inspirait.

Il disait trop souvent avec une trop parfaite sincérité :

— Il ne m’est possible d’aimer personne. Mes parents moins que les autres, parce que je les connais mieux. Et je n’ai pour moi-même que peu de sympathie.

Mais il disait aussi :

— Je ne suis qu’un malheureux. J’ai des heures d’abattement qui vont jusqu’au désespoir. Cela me fait du bien, Alvère, ces promenades avec vous, et de voir votre indignation si gentille quand je dis ce que je pense, et d’entendre quelquefois vos petits mots raisonnables.

Je rentrai chez moi toute incertaine et enfiévrée. Maman était assise dans son fauteuil. Avec des bouts de laine de toutes couleurs, achetées par écheveaux dépareillés aux bonnetiers ambulants, elle nous tricotait pour l’hiver d’étranges pèlerines ; nous ne pourrions évidemment les mettre que dans la maison, mais elles seraient chaudes et peu salissantes. Elle me demandait :

— D’où viens-tu encore, ma petite fille ? Je n’aime pas à te voir courir seule et si tard dans la campagne. J’ai peur pour toi des mauvaises rencontres.

— Laissez donc ! intervenait Guicharde. La campagne est sûre et Alvère, à pied, ne peut aller bien loin ; la marche lui fait du bien. Voyez comme ses yeux brillent et comme elle est animée !

Le regard qu’elle posait sur moi était tout plein d’une tendresse déjà maternelle ; quelquefois, il se mêlait à cette tendresse une espèce de pitié douloureuse et je connaissais alors que Guicharde était dans ses mauvais jours. A trente ans passés, elle souffrait de ne pas avoir connu de joie et de n’avoir pas de joie devant elle. Le plus souvent elle triomphait de cette amertume ; mais il advenait parfois qu’elle en fût tout envahie et suffoquée. A sa peine se mêlait je ne sais quelle fureur de l’éprouver qui faisait ses yeux presque effrayants. Alors, n’imaginant ma vie que semblable à la sienne, elle étranglait de sanglots en me regardant. J’étais elle-même avec dix ans de moins, et je ne sais vraiment sur laquelle de nous deux elle s’apitoyait le plus. Mais alors, elle se fondait toute d’indulgence et de douceur et je la chérissais plus pour ces instants éperdus que pour toute sa raison qui cependant nous était précieuse.

— Laissez… Cela lui fait du bien… Où as-tu été ce soir, Alvère ?

Je le disais, et toujours avec franchise, mais je ne disais pas qui j’avais rencontré. Le soir seulement, me glissant auprès de maman déjà couchée, tandis que Guicharde vérifiait en bas la fermeture des portes et des volets, j’avouais tout bas :

— J’ai revu François Landargues.

— Encore !… s’émerveillait ma pauvre maman. A-t-il au moins été bien aimable ?

*
*  *

Un jour vint cependant où je sentis que cette confidence ne m’était plus possible : le jour où, pour la première fois, les lèvres de François touchèrent ma joue, puis mes lèvres, là-bas, près des ruines abandonnées de cette villa où tint sa cour le beau cardinal Julien de La Rovère. Alors mes promenades dans la campagne devinrent plus fréquentes, mais je cessai d’en indiquer l’endroit. Si j’étais montée vers les sauvages collines, je vantais au contraire les chemins humides et bas qui vont retrouver les ruisseaux de la plaine ; et si j’étais allée dans la plaine, je parlais des rochers de Mornas et de leurs belles couleurs de cuivre rouge et blond. Je mentais et je n’en avais point de déplaisir. Je n’avais pas de bonheur non plus. Une espèce de révolte me soulevait, mais je la tournais vers ma mère et vers Guicharde, et c’est d’elles que je jugeais nécessaire de me défendre.

Ainsi passèrent le mois d’août et les jours de septembre. François devenait plus avide de me voir et moi de le retrouver, et, si nous marchions côte à côte dans les chemins brûlés par l’été finissant, ou si nous allions nous asseoir dans les bois sur la terre odorante et broussailleuse, il nous advenait de laisser se prolonger entre nous un redoutable silence. Il m’oppressait soudain ; j’avais l’impression de m’y débattre, et, voulant qu’il se dissipât, je disais au hasard n’importe quelle petite phrase brusque et ridicule. Alors, François me regardait avec son irritant et douloureux sourire, et il me prenait dans ses bras.

*
*  *

Il voulut une fois me mener dans ces bois d’où la vue est si belle et qui s’étendent au delà des carrières.

Je le retrouvai à la fontaine de Tourde. Il n’avait pas voulu prendre sa voiture, ne se souciant pas qu’un de ses serviteurs pût connaître nos rendez-vous, et nous gagnâmes le sommet de la montagne par un chemin pierreux et roide où les sauterelles abondantes qui se levaient sous nos pas faisaient en retombant le bruit de la grêle. Les petits chênes à cet endroit étaient durs et rabougris. Aucune ombre ne nous protégeait et je voyais se soulever les épaules de François qui haletait un peu sous le pesant soleil.

Enfin nous aperçûmes les grandes carrières montrant leurs blancheurs fraîches et leur profondeur sombre dans le rocher déchiré. Mais mon compagnon ne me conduisit pas de ce côté et je le suivis sur le chemin d’où l’on voit la plaine avec ses villages nager dans une vapeur bleue. Bientôt nous entrâmes dans le bois. La terre était couverte déjà de feuilles tombées. Il se levait de leur amas des souffles brûlants et l’on eût dit que, toutes craquelantes et sèches, elles n’étaient point consumées par les ardeurs du ciel, mais par un feu qui continuait de brûler sous la terre. François semblait triste et las et, me taisant avec lui, je laissais doucement sa main trop chaude caresser mon bras nu.

Or, dans cette solitude profonde, comme nous traversions une sorte de clairière, je fus surprise d’apercevoir un homme qui fouillait la terre d’un long bâton ferré. Il était vêtu misérablement d’un vêtement amolli qui avait la couleur flétrie des feuilles tombées. Et sous son feutre aux bords fatigués, avec ses bottes déformées, blanchâtres et fendillées, j’eus d’abord bien de la peine à reconnaître le docteur Fabien Gourdon. Mais François n’eut point cette hésitation. Une joie cruelle éclaira soudain son visage souffrant. Il s’approcha ; et savourant bien la confusion de l’autre, honteux d’être surpris ainsi dans sa tenue misérable de braconnier :

— Eh bien ! docteur, demanda-t-il, elles sont bonnes, les trouvailles d’aujourd’hui ?

— J’arrive seulement, dit Fabien Gourdon.

Il souffrait dans sa vanité si visiblement qu’il en avait rougi. Cependant son regard, déférent toujours quand il se levait sur mon compagnon, m’enveloppait de cette déférence et il s’y mêlait une espèce d’admiration sincère et presque violente. François, impitoyable, examinait le vieux feutre, les vieilles bottes, le vieux vêtement.

— Bonne chance, dit-il enfin sans s’attarder davantage. Songez, docteur, et le pli se formait à sa bouche ironique, que l’Académie de Privas attend votre mémoire. Ne la faites donc pas languir.

Et sous les petits chênes, quand nous nous fûmes éloignés, il se mit à rire méchamment comme il avait ri déjà sur la place ronde où sont les maisons des chanoines.

— Ah…, disait-il, ce Gourdon !… que de qualités !… Économe, n’est-ce pas, je vous l’avais bien dit, prétentieux et économe, avare peut-être même, le charmant garçon ! Il ne se soigne point pour lui-même, mais pour l’impression qu’il veut produire. Quand il pense n’avoir personne à étonner, il se néglige honteusement. Vous avez pu l’admirer… Le moindre de mes gardes, dans les bois de Valbonne, est mieux tenu que lui… Ah ! qu’il était vexé, qu’il avait raison de l’être et que cela est bien fait ! Vous avez remarqué ses bottes, Alvère… Sûrement, celles-ci ne viennent pas de chez Luscassé, puisque la maison n’est ouverte que depuis dix ans.

Marchant devant moi, de sa canne il frappait les ronces pour les rompre et que je pusse passer ; et il continuait de rire nerveusement. Soudain il se tut, réfléchit un peu, et se retournant :

— Savez-vous, Alvère, me dit-il, je crois bien que le docteur Gourdon est amoureux de vous.

— Amoureux !… dis-je bien étonnée, et pourquoi serait-il amoureux de moi ?

— Parce que je vous aime, déclara François avec une nonchalance insolente.

Nous étions maintenant au pied de quelques ruines qui furent autrefois, sur cette hauteur, un château formidable, et nous nous assîmes à leur ombre, déjà longue devant nous. Une espèce de langueur qui venait du temps orageux et de notre fatigue nous pénétrait, et, les membres abandonnés, nous fermions les yeux à demi, dans l’air pesant où les odeurs mêlées de la menthe et du thym étaient lourdes comme un baume. François était très pâle dans la grande lumière, et je crois bien qu’à ce moment sa maladie le faisait souffrir. Un frisson passait quelquefois sur sa joue maigre ; ses mâchoires se serraient jusqu’à la crispation.

Je le devinais, ou je l’imaginais, triste aujourd’hui jusqu’à l’angoisse, et je dis très doucement :

— François.

Il se tourna, me regarda en silence, puis brusquement :

— Alvère, me demanda-t-il, est-ce que vous n’en avez pas assez de nos sottes rencontres dans la campagne et de nos promenades d’écoliers ?

— Assez ?… répétai-je.

Et je ne pouvais pas le comprendre, car je voyais bien à l’ardeur de ses yeux que cet « assez » ne voulait point exprimer la lassitude.

— Oui, poursuivit-il avec cette impatience, cette espèce d’avidité qui suivaient ses minutes indifférentes, n’aimeriez-vous point, comme moi, que nous puissions nous voir avec plus de tranquillité ?… Voici l’automne, les nuits promptes, et les grandes pluies vont venir… Écoutez, — et sa fiévreuse parole ne me laissait pas le pouvoir de réfléchir, — vous connaissez, sur la place où est l’ormeau, notre vieille maison. Ma grand’mère n’a pas voulu que j’attende sa mort pour en pouvoir disposer : cette maison m’appartient.

— Je sais…

Avec le jour déclinant, les humides odeurs de l’automne commençaient à monter des sous bois, et, dans le ciel, d’un bleu verdâtre et très pur, s’étendaient de paisibles grèves de sable lumineux vers lesquelles nageaient d’autres nuages, d’apparence tourmentée, qui portaient de longues plaies rouges dans leurs masses violettes.

— La bicoque, continuait François, est assez curieuse. Les fenêtres ont encore leurs petits carreaux épais à travers lesquels se déforme le paysage. Vous verrez…

Sa phrase prudente, une seconde, demeura en suspens.

— Vous verrez, au premier, dans la grande salle, la cheminée avec les deux faunes et de petites salamandres ciselées sur chaque pierre. J’ai fait là ma bibliothèque. Ma chambre est à côté. Je suis capricieux. Quelquefois il me semble mieux respirer dans cette maison que dans l’autre, où nous habitons. Alors je viens m’y installer pour huit jours ou davantage. Tout est prêt pour me recevoir…

Il hésitait encore. Puis brusque, tout à coup, et suppliant :

— Vous viendrez, n’est-ce pas ? Dites que vous viendrez, Alvère, dites-le… Ah ! je suis malade, ce soir, malade et triste. Depuis deux mois nos rencontres sont toute ma joie et le mauvais temps bientôt va les empêcher… Vous viendrez pour que je ne sois pas trop malheureux. Ce serait si simple… le soir, parce que dans le jour on pourrait vous voir entrer ; mais le soir, la ville est si sombre… On doit se coucher de bonne heure, chez vous ?

Les grands nuages, au-dessus de nos têtes, continuaient d’étirer leurs formes sanglantes. Je les regardai longuement, et, me levant pour partir :

— … Comment voulez-vous ?…

— Oh ! que vous êtes empruntée ! Y a-t-il donc à vos portes des serrures qui grincent très fort ? Que redoutez-vous ? Vous sortirez et vous pourrez rentrer un peu plus tard sans que personne entende rien. Si vous avez peur, je vous accompagnerai… Vous viendrez… Il faut avoir pitié. Il me semble quelquefois que vous me comprenez bien et cela m’est si doux !… Vous ne savez pas comme je vais les attendre tout le long des journées, ces petits instants du soir que vous voudrez bien me donner ! Vous viendrez… vous viendrez…

Sa véhémence savante, toute mêlée d’ailleurs de sincérités douloureuses, m’étourdissait un peu et il le voyait bien.

— Quel jour ? dites-moi quel jour ?

— Ah ! ne fixons pas de jour, m’écriai-je.

Déjà je courais dans le chemin. François marchait derrière moi, mais paisiblement et sans me poursuivre. Quand je fus dans le bois, j’eus peur de me perdre. Je m’arrêtai pour l’attendre. Je me retournai. Et l’air de contentement que je vis sur son visage me blessa d’une façon que je devais me rappeler bien souvent.

*
*  *

Je me rappelle aussi, deux semaines après ce jour-là, un autre jour… François m’avait dit : « Je vous attends demain ! » Et ce demain était venu. Il pleuvait. C’était une de ces pluies d’automne abondantes et furieuses qui défoncent les routes et font s’écrouler dans la campagne les maisons fragiles, aux murs de terre et de cailloux. Je pensais :

— Si cela continue, je n’irai pas. Je ne pourrai pas y aller, et il le comprendra. On reconnaîtrait demain la trace mouillée de mes pas dans le couloir. On s’étonnerait de mes vêtements mouillés.

Et de chaque rafale, de chaque ruissellement plus fort s’écrasant sur le toit, giflant les murs, menaçant de crever les vitres, je tirais une espèce d’apaisement. Mais, vers le milieu de la journée, les gros nuages qui se précipitaient en remontant vers le Nord, cessèrent d’être suivis par d’autres nuages. Une teinte d’un gris doux et vite blanchissant s’égalisa dans le ciel. Le vent tomba. Avec une angoisse qui suspendait ma vie, je regardais s’éclaircir ces dernières brumes ; bientôt, le bleu pur du ciel transparut au-dessous ; peu à peu, les taches qu’il formait s’étendirent, se multiplièrent, et ce terrible azur, l’emportant enfin, remplit tout mon horizon, des toits les plus proches, ruisselants encore et lumineux jusqu’aux lointains sommets dont les chemins, et les arbres, et les pierres même, semblait-il, devinrent visibles.

Adélaïde ouvrit les fenêtres. Une odeur délicieuse montait de la plaine. On y retrouvait les aromes mêlés de la terre pénétrée d’eau et de toutes les herbes, mais par-dessus leur délicatesse la saveur plus forte de la menthe humide semblait perceptible aux lèvres et les faisait s’entr’ouvrir.

Je sortis sur la terrasse, et Guicharde vint avec moi. Le soleil déjà bas, qui maintenant se montrait, envoyait vers nous d’insoutenables brûlures, et l’ardeur qu’il avait tenue cachée durant cette triste journée cherchait en ces dernières minutes à se dépenser toute. De nos trois figuiers aux platanes de la route se répondaient des oiseaux éperdus. Mais bientôt sifflèrent au loin les petites chouettes crépusculaires. Bientôt le croissant pâle de la lune devint plus clair que le ciel.

Guicharde soupira :

— La nuit sera belle.

Elle avait son visage tourmenté, ses yeux durs des mauvais jours. Et je lui en voulus, car toute cette souffrance qu’elle me laissait trop bien voir me permettait d’imaginer en ce moment que n’importe quelle autre souffrance lui serait préférable. Très bas au-dessous de nous, la vieille Mélie marchait dans son jardin étroit : elle s’arrêtait et secouait la tête devant les petits choux d’hiver, plantés de la veille, et tout écrasés par la pluie. Plus bas encore, sur la route, une petite fille menait au bout d’une corde une chèvre grise. La bête affamée se cabrait au long des haies, ruisselantes encore, et secouait les branches avec une fureur avide.

— Cette enfant est trop sotte, remarqua Guicharde. Elle devrait attendre que la feuille et l’herbe soient plus sèches pour mener paître sa chèvre. Elle la fera crever. Si j’étais sur la route, je le lui dirais.

J’admirais comme de petits soucis la pouvaient facilement distraire de ses tristesses. Même quand l’emportaient des rêves un peu désordonnés, son bon sens demeurait toujours là et lui portait secours aussitôt.

A son exemple, je cherchais, moi aussi, dans tout ce qui nous entourait, quelque chose à quoi pût s’attacher mon attention. Mais je vis seulement, derrière la petite gardeuse de chèvre, trois hommes qui marchaient sur la route. C’étaient des ouvriers de la carrière ; je le reconnus à leurs chaussures et à leurs vêtements qu’avaient blanchis les poudres de la pierre, et je ne pus que penser :

— Sûrement, avec cette grande pluie, il ne sera pas allé là-bas aujourd’hui. Il est resté chez lui, dans cette maison ; il m’a attendue… il m’attend.

Hélas ! tout me ramenait vers lui et il n’y avait plus à me défendre. De la salle à manger, maman, qui mettait le couvert avec Adélaïde, nous cria :

— Prenez garde aux moustiques !

Et quoique je n’en eusse pas senti un, je répondis :

— Vous avez raison. Je rentre. On ne peut pas tenir ici…

Je montai dans ma chambre ; je mis une blouse fraîche et me recoiffai avec soin. Pauvre toilette naïve, pendant laquelle mon cœur battait avec tant de force que je croyais l’entendre !… Quand je fus assise à table, maman remarqua ces recherches et Guicharde dit en riant :

— As-tu l’intention, Alvère, de suivre la mode anglaise et de t’habiller chaque soir avec tant de soin ?

Puis elle observa raisonnablement :

— Cette blouse est charmante, mais elle se chiffonne vite. Tu aurais mieux fait de la conserver fraîche pour dimanche.

— On pourra la repasser de nouveau.

— Oui, dit maman, mais cela finit par brûler le fil.

Elles discutèrent à ce propos des avantages de l’amidon cuit sur celui qui ne l’était pas et comparèrent la durée des tissus de toile et des étoffes de coton. Durant tout le repas, nous nous entretînmes ainsi de petites choses, et cela m’était bon. Mais que ce repas fut bref ! Jamais il ne m’avait paru aussi misérable qu’après le potage on pût se nourrir d’un légume seulement et de quelques fruits. Vingt minutes ! notre souper ne durait que vingt minutes ! Ensuite, la table desservie, Guicharde prenait son carnet de comptes et maman son tricot. Elles se taisaient. Et j’avais peur de ce silence qui allait venir ; je le sentais se former autour de moi, tout plein de pensées redoutables, d’émotions trop violentes, de résolutions immédiates et que je ne connaissais pas encore.

— Guicharde, suppliai-je, si nous faisions une partie de loto ?

— Demain, mon petit. Ce soir, j’ai mon relevé de la quinzaine et je voudrais pourtant me coucher de bonne heure.

— Moi, dit maman, j’ai déjà sommeil. On dort bien par ces premiers froids.

Il me fallut donc prendre un livre et je m’assis entre elles. L’heure passa. Les longues aiguilles de maman se mouvaient lentement entre ses mains somnolentes. Enfin, Guicharde serra son carnet dans la poche profonde de son tablier noir : elle se leva pour mettre à leur place, au coin de la cheminée, l’encrier et la plume, et puis elle sortit pour aller fermer la grosse porte du vestibule et la petite porte de la cuisine. Éperdument je prêtais l’oreille. Mais les serrures, chez nous, toujours huilées avec soin, ne faisaient aucun bruit. Cette complicité, prévue cependant, me parut étonnante ; elle préparait, appelait et décidait tout.

— Comme ce sera facile de sortir ! pensai-je… comme il sera simple de rentrer !

Et désormais il me parut que je n’hésitais plus.

« Allons, pensai-je, dès qu’elles vont être couchées… » J’attendais fiévreusement le retour de Guicharde. Elle parut enfin, alla jusqu’à la fenêtre, s’assura que les volets tenaient bien et que le vent, s’il se levait cette nuit, ne les pourrait rabattre.

— Eh bien ! dit-elle, ayant achevé d’accomplir toutes ces petites besognes, nous montons ?

Je croyais bien maintenant être tout impatience. Je croyais ne pouvoir assez rapidement me séparer d’elles, et cependant je suppliai :

— Pas encore.

— Oh ! si ! déclara maman. Je n’en puis plus, mes petites ; mes yeux se ferment.

Déjà elle se soulevait dans son fauteuil et Guicharde, debout, préparait nos bougeoirs au coin de la table. Je les regardai l’une et l’autre, et je suppliai tout bas :

— Ne me laissez pas sortir ce soir… ne me laissez pas sortir…

Maman se pencha sur le bras d’acajou couvert de vieux velours, qui nous séparait l’une de l’autre.

— Sortir !… Tu avais donc l’intention de sortir ?… à cette heure-ci !

Mais à Guicharde, les mauvais rêves de la journée avaient donné de subtiles et amoureuses clairvoyances. Elle gronda, toute haletante de trouble et de sévérité :

— Pour aller retrouver qui ?

— Alvère ! cria maman.

Et malgré que je tinsse mes yeux fermés, je sus toute l’horreur qui lui jaillissait au visage. La tête droite, sans me cacher de mes deux mains qui demeuraient jointes au bord de la table, je pleurais en silence, et le tremblement incessant de mes épaules, secouant mon être tout entier faisait passer sous mon front d’insupportables douleurs. Je ne sais combien de minutes cela put durer et je ne sais ce qu’elles purent à ce moment comprendre, ces deux femmes silencieuses que pénétrait ma souffrance… Je ne sais ce qu’elles purent comprendre, l’une avec ses souvenirs, l’autre avec ses regrets, chacune avec sa peine, qui venait de l’amour. Maman dit très bas :

— Ma pauvre petite…

— Ma petite, dit Guicharde.

Chacune me touchait au bras et je dus écarter mes deux mains pour les leur donner. Je tenais toujours mes yeux serrés, je pleurais toujours. Cependant je m’apaisais peu à peu, et c’est elles maintenant dont je sentais les pauvres doigts trembler passionnément dans les miens.

*
*  *

La pluie tombe depuis huit jours. Nous serons bientôt en décembre. Une odeur froide, qui semble venir des pierres trempées d’eau et prêtes à se dissoudre, — pierres des vieux murs ruisselants, pierres des pavés entre lesquelles bondissent de petits flots ininterrompus, monte de toute la ville. Une danse enragée et lourde, qui menace de tout enfoncer, ne cesse de bondir et de piétiner là-haut les tuiles du vieux toit. Il y a dans ce bruit, pressé et continu, je ne sais quelle monotonie affolée qui étourdit, engourdit, et mêle à la somnolence un insupportable malaise. — Automne tout pareil à celui d’alors, à l’automne qui suivit ce soir où je n’allai pas chez François Landargues, pour supporter le mal qui vient de vous, il faudrait être au fond de soi très riche ou d’une entière pauvreté. Mais je suis également loin de la force et de la stupeur. Les médiocres comme moi ne savent que sentir.

… Nul jour ne se détache entre les mornes jours qui suivirent. Je ne vois pas ce temps derrière moi comme une suite d’heures formant des semaines avec leurs dimanches. C’est une seule masse grise et pesante comme ces vapeurs qui roulent en novembre sur les prairies crépusculaires. Le temps était mauvais ; la nuit tombait vite. Émue encore des confidences que j’avais dû lui faire, maman me considérait trop souvent avec une frayeur désolée. Et puis elle fermait les yeux, et la méditation qu’il lui fallait subir creusait en quelques minutes son visage si pâle et si fin. C’est elle, dans ces moments, qui portait mes remords et elle ne se consolait point de tout ce que sa chair et son âme avaient mis en moi de faible et de passionné. — Elle ne me parlait de rien d’ailleurs. J’avais supplié qu’il en fût ainsi, elle admettait ma prière, et le nom des Landargues qui, dans nos heures provinciales, revenait jusqu’alors assez souvent entre nous, n’était plus jamais prononcé.

Je ne me plaignais d’aucune peine, je n’en voulais point éprouver, et, m’appliquant à rire souvent, je mettais toute ma bonne volonté à m’occuper sans cesse et utilement, aidant au ménage comme à la couture, pliant le linge et préparant les pommes et les figues pour les conserves de l’hiver. Mais ma souffrance, que semblaient écarter tant de petits gestes, dès qu’ils s’interrompaient revenait aussitôt se serrer contre mes épaules, et tout mon mal, se remuant avec force, étirait ses griffes au dedans de moi. D’une imagination ou d’une mémoire tout à la fois inlassable et épuisée, je cherchais François, ses phrases durant nos rencontres, ses regards et ses gestes. Et souvent je chérissais tout de lui, ses tristesses et ses sourires, et jusqu’à son cœur sec, jusqu’à ses méchancetés douloureuses ; mais souvent aussi, le comprenant plus clairement, je n’avais plus pour lui que de la répulsion.

Deux fois déjà, dans la rue Puits-aux-Bœufs et sur le quai du Rhône, je l’avais revu. On ne me permettait plus de sortir seule, je ne le demandais pas ; Guicharde chaque fois marchait auprès de moi. Et, sans presser ni ralentir le pas, il avait salué, d’un geste indifférent, laissant toutefois s’attacher sur moi un regard d’où ne venaient ni regrets ni prière, mais seulement, blessante de cette façon aiguë qu’il savait trop bien faire sentir, la plus méprisante ironie. M’aimait-il, m’avait-il aimée ? Était-ce de l’amour, ce que moi-même j’avais éprouvé pour lui ?… Mais les jours passèrent et je commençais de ne plus bien connaître les causes de ce grand tourment qui m’occupait encore… Lui-même peu à peu s’en allait de moi. Et je me rappelle, comme le printemps allait venir, les belles heures que je passais à la fenêtre de ma chambre, qui était la plus petite au bout du couloir blanchi à la chaux. Quel bonheur me venait alors de mon cœur vide, paisible et léger ! Le soleil disparaissait derrière les monts de l’Ardèche, et devant moi, du ciel où s’étaient dissous les derniers rayons au fleuve qui le recevait avec eux, la couleur du miel occupait tout l’espace.

Pauvres âmes que les petites et les ignorantes comme la mienne, tour à tour paisibles et brûlées, savourant leur folie, appréciant leur sagesse, et ne sachant jamais bien où il leur convient de s’établir !

*
*  *

Le printemps fut aigre et changeant comme il est souvent dans nos pays, avec des coups de vent glacé qui secouent sur leur tige et font tomber les fleurs naissantes, et des soleils si chauds que le blé vert semble s’allonger dans la minute que l’on met à le regarder. Je recommençais de sortir seule dans les petites rues qui tournent autour de la maison et j’apercevais quelquefois le docteur Gourdon. Il venait là pour soigner l’enfant d’un charpentier, atteint de tuberculose osseuse et auquel s’intéressait Mme Livron qui est fort riche, et grande amie de la vieille Mme Landargues. Il me saluait avec un grand respect et me regardait longuement.

Un jour, il me parla. C’était devant la « Maison des Têtes », où trois seigneurs et quatre dames, du temps du roi François Ier, sculptés merveilleusement dans la pierre brunie, penchent au-dessus des fenêtres à croisillons leurs têtes coiffées de plumes ou de perles. La rue est malpropre et fort étroite. Au moment que je passai auprès du docteur, je glissai sur une pelure de pomme et manquai de tomber. Il étendit le bras pour me retenir et, comme je le remerciais, en riant de ma maladresse, il rit avec moi. Ensuite, il me demanda si ma santé était bonne, et s’informa avec un grand intérêt de ma mère qu’il apercevait quelquefois le dimanche et qu’il trouvait, me dit-il, un peu pâle et fatiguée. Je répondis qu’elle était, en effet, d’une santé fragile, et nous demeurions l’un devant l’autre, ne sachant plus bien ce qu’il fallait ajouter.

Alors, ayant, me parut-il, hésité légèrement, il me demanda :

— Y a-t-il longtemps, mademoiselle, que vous n’avez vu M. François Landargues ?

La question n’était que banale. Elle me troubla cependant, car je ne l’attendais point et je répondis : « Très longtemps », avec une indifférence excessive et maladroite. Fabien Gourdon ne fut point assez délicat pour ignorer mon trop visible malaise :

— Oh ! dit-il, baissant un peu la voix, je vous demande pardon d’avoir réveillé des souvenirs…

— Il n’y a pas de souvenirs, ripostai-je.

— A la bonne heure ! approuva Gourdon.

Et il soupira, parce qu’il supposait sans doute que j’avais le cœur gros et qu’il tenait à me rendre évidente toute sa sympathie :

— Que voulez-vous !… Il était bien à prévoir que Mme Landargues, si intransigeante, ne permettrait pas à son petit-fils de se marier selon sa tendresse !

Avait-il donc pu croire que François désirait m’épouser ? Je fus touchée, et cela me flatta de découvrir chez quelqu’un cette pensée qui ne m’était jamais venue. Je regardai mieux Gourdon. Il était admiratif, pitoyable et sincère. Alors je pensai qu’il était honnête de cœur et de cerveau, et je le fus sans doute moins que lui, car, ayant fait un geste vague qui pouvait marquer un grand détachement pour ces choses déjà lointaines, je ne le détrompai pas.

*
*  *

Quelques jours plus tard, maman, ayant rendu visite à Mme Périsse qui était veuve d’un notaire de Vaizon et lui montrait de la sympathie, en revint tout agitée : elle avait rencontré là le docteur Gourdon qui, fort aimablement, lui avait demandé la permission de la venir voir. Elle ne pouvait comprendre cet événement dont elle ne cessa plus de discuter avec Guicharde, et toutes deux, aidées d’Adélaïde, commencèrent de grands nettoyages dans notre salon qui était une pièce humide et sombre, où nous n’entrions jamais, meublée d’un canapé d’acajou, de quatre fauteuils et d’un petit guéridon.

Mais Fabien Gourdon ne leur laissa pas le temps de le mettre en état ; il arriva dès le surlendemain, et nous dûmes le recevoir sur la terrasse et lui offrir simplement une de nos chaises de paille que, d’ailleurs, il déclara très confortable. Il dit aussi que notre vue était la meilleure du pays, notre jardin le mieux soigné, et il ne cessait d’appeler maman « madame Landargues », mettant à prononcer ce nom une déférence qui la flattait extrêmement. Je vis tout de suite qu’il lui plaisait beaucoup et qu’il plaisait à Guicharde. Il s’en aperçut de son côté, et, prolongeant sa visite qui dura plus de deux heures, il nous apprit dès ce jour-là complaisamment sur lui-même tout ce qu’il était possible d’en savoir.

Il nous parla de ses fatigues, de ses malades, et de son dévouement. Il nous parla de sa famille, de son enfance, de sa mère, qui, restée veuve très jeune, l’avait élevé. Ses vertus, nous déclarait-il, et sa bonne entente de toutes choses étaient remarquables. « C’était une femme d’ordre ; chez nous une servante n’aurait pu manger un croûton de pain en sus de sa ration sans qu’elle s’en aperçût. » Il déclarait encore : « C’était une femme pratique. » Et il nous racontait comment, quand il avait dix-huit ans, elle avait discuté avec lui du choix d’une carrière, comme ils avaient pesé les moindres dépenses, escompté dans les bénéfices que le pays est assez malsain, en somme, avec la chaleur et le grand vent et que ces chauds et froids qui font longtemps tousser les malades autorisent le médecin à de fréquentes visites. Ces calculs lui inspiraient une grande admiration et il les offrait à la nôtre. On voyait bien qu’il continuait de les pratiquer et menait tous ses actes avec une prudence étroite et réfléchie.

J’enviais ma mère et ma sœur de savoir si bien l’écouter, avec toutes les marques d’un contentement sincère, un peu penchées et modestement repliées sur elles-mêmes, et les mains jointes au bord de leurs genoux. Pour moi, pendant ce temps, j’étais tout occupée de me défendre contre un souvenir, le souvenir du jour où Fabien Gourdon m’avait saluée pour la première fois, dans l’ombre ronde du gros orme où François Landargues était à mes côtés…

Les paroles de François à ce moment, le rire de François m’obsédaient au point que, pour ne plus les entendre, il me venait l’envie de presser mes deux mains contre mes oreilles. Sentant peut-être au fond des jours futurs ce qui se préparait pour moi, j’aurais voulu supplier Fabien Gourdon de ne point parler ainsi quand certaines de ses phrases, plus déplaisantes que les autres, me semblaient trop bien justifier d’autres phrases ironiques et dédaigneuses… Et ce fut surtout quand, revenant à sa famille, il se mit à parler de tous ces Gourdon, établis à Lagarde depuis plus de trois cents ans.

— Noblesse bourgeoise, affirma-t-il, mais plus ancienne que bien d’autres, et de très grand mérite.

Et, non sans orgueil, il entreprit de nous conter l’histoire des plus considérables d’entre ces ancêtres. L’un d’eux, médecin, attaché pendant six mois à la personne d’un marquis de Saint-Restitut, qui fut ambassadeur du roi en Italie, l’accompagna dans ses voyages, et Fabien visiblement en sentait encore la gloire. Un autre, notaire, eut, vingt ans durant, la confiance d’un puissant descendant des seigneurs de Mornas. Et cela paraissait au docteur beau comme une légende… « Petites gens, avait dit François, petites vanités, grandes platitudes… » Et, me les dépeignant avec son rire mauvais tels qu’il me fallait bien les connaître aujourd’hui, serviles et médiocres, ne cessant de tourner, dans leur avidité vaine, autour de la puissance et de la richesse, n’avait-il pas dit encore : « La race est immuable et celui-ci leur ressemble » ?…

Souvenirs détestables ! Sur la terrasse paisible que baignait le soleil d’avril, aux côtés de maman et de Guicharde si doucement satisfaites, je continuais de me défendre contre eux. Et de toute ma force, imitant la sagesse de mes chères femmes, je m’appliquais à considérer tout ce que cet homme nous apprenait de sa famille et de lui-même, selon les apparences qu’il en voulait donner et qui étaient excellentes.

*
*  *

Maman prit à cette visite tant de plaisir qu’elle osa prier le docteur de revenir. Il le fit la semaine suivante et désormais fréquenta chez nous très régulièrement. Selon ses occupations, il arrivait quelquefois à l’heure de midi quand, par les beaux jours de printemps, la maison la plus modeste sent les fraises et le pain chaud. Il venait plus souvent vers le soir, quand les rondes chauves-souris commencent de tourner et de palpiter autour du figuier, pareilles à de petits cœurs obscurs et frémissants. Un matin qu’Orphise nous avait offert une poule encore savoureuse, maman le pria de partager notre repas. Un soir il resta si longtemps qu’on ne pouvait plus voir quand il partit les maisons de la plaine ; il n’y avait plus d’éveillé devant nous que le grand Rhône et sa course bondissante qui voulait emporter avec elle, mais ne savait que briser en éclats la douceur des étoiles.

Après qu’il était parti, Guicharde et maman demeuraient silencieuses. Elles évitaient de me parler de lui et je voyais bien qu’une espérance trop belle les oppressait l’une et l’autre. Cependant elles s’inquiétaient si je paraissais rêver à mon tour et Guicharde me disait :

— Allons à la feuille.

Car pour augmenter de quelques dizaines de francs nos petites rentes, elle avait décidé, comme on dit à Lagarde, de « faire des vers à soie. » Elle avait acheté trois onces de graine et les magnans venaient d’éclore. Nous avions installé les « canisses » qui les portaient dans un petit bâtiment de la terrasse où mon grand-père autrefois avait son atelier ; nous y faisions de grands feux de broussailles et de branches et trois fois le jour, dans les champs inclinés qui couvrent la colline, nous allions prendre aux mûriers ronds leur feuille épaisse et tendre qui nous mouillait les doigts.

La terre était toute frissonnante de sa vie nouvelle ; pour aller d’un arbre à l’autre, nous devions prendre bien garde de ne pas fouler l’orge et le blé nouveaux qui sortaient de terre. L’acacia aux fleurs fragiles, le micocoulier qui, pendant quelques jours, dans son immense et neigeux épanouissement, semble n’avoir plus de feuilles, le roncier rose et les quelques fleurs de grenadier qui rayonnent çà et là dans les jardins provençaux étaient tout éclatants de leurs belles couleurs et d’un tumulte d’abeilles. « Écoute-les, disais-je à Guicharde, écoute les abeilles. » Et nous entendions aussi, de l’autre côté du fleuve, sur la grande route, les sonnailles nostalgiques des longs troupeaux qui de la Camargue remontent vers les Alpes pour y passer la saison chaude. Elles résonnent de l’aube au soir pendant ces jours de printemps. Et la poussière que font lever tant de bêtes en marche traîne au-dessus des platanes réguliers et semble dans le grand soleil un nuage plus bas que les autres et comme alourdi d’un or plus pesant.

… Or, un jeudi de grande lessive où Guicharde avait dû rester à la maison, j’étais allée seule à la feuille et portant au bras le grand panier où s’entassait ma récolte, je revenais lentement par le roide chemin qui monte à la ville. J’eus la surprise de voir ma sœur qui descendait ce chemin presque en courant. Sans doute elle venait au-devant de moi, car elle s’arrêta en me voyant. Elle avait sa blouse de toile qu’elle portait seulement dans la maison et point de chapeau. Elle me cria :

— Viens vite !

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Sa présence et son agitation m’effrayaient. Quand je fus près d’elle, elle me saisit le bras ; et elle riait en me regardant avec des larmes plein les yeux.

— Non ! n’aie pas peur. Viens vite, maman t’attend.

— Mais qu’y a-t-il ?

— Maman te dira.

Dans notre marche rapide, je sentais les bonnes odeurs du printemps glisser sur mon visage comme deux mains qui l’eussent enfermé. Nous entrions dans la ville. Le bleu qui coulait du ciel pénétrait par les fenêtres ouvertes jusqu’au fond des maisons. Les miroirs accrochés le recueillaient pour en répandre la bienfaisance à travers les sombres pièces ; de beaux cuivres luisaient sur les meubles luisants.

— Guicharde, c’est du bonheur ?

— Tu vas savoir.

Quand nous fûmes à notre porte, elle cria : « La voilà ! » et j’entendis maman qui courait dans la salle. Elle se jeta dans mes bras, elle m’entraîna ; et quand Guicharde eut refermé la porte derrière nous :

— Alvère !… le docteur Gourdon est venu tout à l’heure te demander en mariage.

Elles se mirent à pleurer l’une et l’autre, tandis que, m’appuyant au bord de la table, je tournai les yeux vers le beau ciel qui pénétrait aussi notre maison.

— Un mari pour toi, un mari ! disait maman, grave jusqu’à la ferveur et joignant les mains.

— Un mari !… répétait Guicharde.

Elles me pressaient contre elles, puis, s’écartant un peu, me regardaient tout éblouies. On eût dit qu’un miracle avait passé sur moi.

— Tu l’aimes, n’est-ce pas, tu l’aimes ? demandait Guicharde.

Et maman disait gravement :

— Ah ! comme il te faudra l’aimer !

Il devait, me dirent-elles, revenir le soir même pour chercher ma réponse, dont il ne doutait pas. Avant qu’il fût là et comme la nuit déjà commençait de descendre, je m’en allai dans notre jardin et je m’assis au bord du bassin sur la margelle de briques. Tout mon cœur désirait se remplir d’espérance ; cependant mes paupières étaient lourdes et je baissais les yeux. La lune reposait comme une perle au fond de l’eau noire et, quand un souffle passait, elle tremblait et semblait se dissoudre en petits flots pressés et magnifiques.

*
*  *

… A ce point où j’en suis de mon pauvre récit, il faudrait raconter, je le comprends, ce que furent les premières semaines et les premiers mois de notre mariage, et comme d’abord, en dépit de tout ce que j’avais pu redouter, il me parut bien que j’étais heureuse, Fabien peut-être me répétait un peu trop souvent : « François Landargues t’aimait, n’est-ce pas… il t’aimait ? » Et peut-être dans ces moments-là, cette admiration passionnée que je lui inspirais, cette tendresse violente, cet amour emporté prenaient plus de passion, de violence et d’emportement. Mais négligeant tout, oubliant tout, il semblait au long des journées ne plus pouvoir se séparer de moi ; la douceur d’être aimée empêchait qu’il me fût possible de connaître nulle autre chose ; et quand Fabien commença de reprendre ses visites et d’aller depuis le matin à travers la campagne, il me faut bien me rappeler que j’occupais seulement mes journées à l’attendre et qu’entre tous les bruits du soir aucun ne me plaisait autant que le halètement pressé du petit moteur qui emportait sur les routes et ramenait vers moi sa voiture grise, un peu basse et lourde, pareille à quelque gros cloporte roulé dans la poussière.

… Oui, maintenant sans doute il me faudrait dire tout cela… Mais ce temps dura peu. Ce que Fabien appelait sa raison lui revint aussi rapidement que l’eau des marais recouvre le sable un instant tiédi et délivré par le soleil et le grand vent, et tout aussitôt, recommençant de me vanter les sèches vertus de sa mère et ne cessant plus de me les donner en exemple, il organisa notre vie selon cette prudence et ces petits calculs qui menaient non seulement ses moindres actes, mais tout ce qu’il pouvait avoir de pensées et de sentiments.

Quoi qu’il demandât cependant, et quoi que valussent ses conseils, il m’était doux encore de n’examiner rien et de lui marquer de l’obéissance, et je m’appliquais à bien considérer qu’il avait raison en toutes choses… Mais peu à peu cette bonne volonté qui comblait tout mon cœur, ce cher aveuglement auquel je m’obstinais, allaient se défaisant malgré tout mon effort… Peu à peu… peu à peu… Ah ! pour bien expliquer cela, sans doute faudrait-il avoir lu plus de choses, connaître plus de mots et, dans ce ténébreux et délicat domaine des exigences secrètes et des blessures indéfinies, savoir se conduire avec moins d’inquiétude et de maladresse… C’est un mot, une fois, que l’on voudrait n’avoir pas entendu ; l’imprudence, un autre jour, de demander : à quoi penses-tu ? et d’apercevoir, quand cette pensée vous est dite dans sa sincérité, tout ce qu’elle a de vulgaire et de déplaisant. Et c’est enfin, après tant de froissements, la révélation plus précise de cette misère d’âme que depuis tant de jours on se défendait si tristement de connaître ou de soupçonner…

L’automne était à son milieu ; les jours de pluie déjà s’emmêlaient aux beaux jours, et, dans la même minute, le souffle qui passait, remuait, avec toute l’ardeur des derniers soleils, l’acidité piquante du froid qui allait venir. Comme le soir tombait, le vent du nord commença de tordre et de dresser à la cime de notre acacia les petites feuilles sèches ; il secoua durement les portes, glissa aux fentes trop larges des volets et, déjà frissonnante, j’allumai dans ma chambre un grand feu de bois, le premier feu de l’année. La pièce morne aussitôt en fut tout embellie : une âme claire dansait au flanc lourd des vieux meubles ; la mélancolie inquiète que je commençais quelquefois de sentir et qui m’avait tenue tout le jour se dissipa ; et j’attendais Fabien au coin de ce feu aussi tendrement, je pense, que je l’avais attendu, pendant nos semaines amoureuses, à ma fenêtre ouverte sur le beau temps. — Mais il arriva tout agité, et, me racontant sa journée, il m’apprit aussitôt que, passant devant la Cloche, il y était entré pour rendre visite à la vieille Mme Landargues et qu’elle l’avait fort bien reçu.

Or, cette femme impitoyable, de cœur si orgueilleux et dur dans ses rancunes, pas plus qu’elle n’en prêtait à quoi que ce fût de nos humbles vies, n’avait prêté d’attention à mon mariage. Elle avait eu l’insolence de dire à Fabien qui le lui annonçait : « Ne me parlez pas de ces personnes, je vous prie, si vous désirez rester de mes amis… » Depuis cette parole il ne l’avait pas revue ; il n’avait pas revu François, voyageant en Espagne, — avec Julie Bérard, affirmait-on — et qui lui avait envoyé sur sa carte quatre mots exactement de félicitations. Sans doute il se vantait de rencontrer quelquefois au café un certain Romain de Buires, neveu de François par sa mère, et qui, durant ses absences, le suppléait dans la direction des carrières. Il disait, en parlant de ce jeune homme : « Mon ami de Buires… » Mais cela était seulement un peu ridicule. Et je voulais espérer que les Landargues maintenant seraient ignorés de nous comme ils entendaient, avec tant de mépris, que nous le fussions d’eux-mêmes.

Je ne pus donc, en écoutant Fabien, me tenir de m’exclamer. Il me considéra avec une extrême surprise.

— Mais, me dit-il, elle s’est toujours montrée fort aimable à mon égard. Je ne serai pas si sot que de laisser perdre une semblable relation.

Et ce furent, je crois bien, la simplicité, la sincérité avec lesquelles il prononça cette petite phrase qui me firent le plus de mal.

— Et… elle t’a demandé de mes nouvelles ?

Les larmes déjà me montaient aux yeux. Ma voix tremblait.

— Mais non, dit-il toujours simplement et sans ressentir l’offense pour lui plus que pour moi-même. Que veux-tu ? Elle est ainsi. Nous avons parlé, absolument comme autrefois, d’histoire et de médailles. A ce propos, elle m’a conseillé…

— Ah !… criai-je, tu ne comprends donc pas !…

Il haussa les épaules, en déclarant :

— Je comprends que tu penses seulement à tes susceptibilités et que cela est ridicule. Il faut dans la vie avoir plus d’adresse.

Et, sans me laisser rien ajouter, il m’apprit aussitôt que François était revenu d’Espagne, mais fort malade, et que Fardier l’avait engagé à faire dans les montagnes un séjour qui pouvait être de longue durée. A ce propos, haussant les épaules, il s’emporta contre ce vieil homme dont les Landargues faisaient tant de cas, déclarant ses ordonnances stupides, et qu’il était un âne ; les pires malheurs pouvaient bien arriver aux imbéciles capables de se remettre entre ses mains… Et certes, je savais bien qu’il n’aimait pas Fardier, ni Mandel, d’ailleurs, son autre confrère à Lagarde ; mais jamais encore il ne m’avait paru mettre dans ses jugements tant d’aigreur brutale et de visible envie. — Enfin, il me quitta pour aller chercher le courrier dans son cabinet et ce départ me fit du bien. Mais les joyeuses flammes de tout à l’heure s’étaient éteintes derrière les hauts chenets rouillés. Une âcre et sifflotante fumée montait des bûches noircies, et, serrant contre ma poitrine mes deux bras croisés, je tremblais dans la pièce sombre, entre les meubles pesants, d’un petit frisson interminable et douloureux.


C’est ce jour-là, oui, ce jour-là, que je revis pour la première fois mon mari tel qu’il n’avait point cessé d’être, avec son cœur courtisan, son imagination petite et pesante, et toute la misère de ses moindres sentiments. Mais que de jours encore il me fallut avant de revenir à la désolante assurance que, bien réellement, il était ainsi ! Que de luttes, que de décourageantes certitudes, sans cesse plus nombreuses et pressantes, venant tourner autour de moi, se faisant accepter malgré ma défense et me laissant chacune sa blessure et son tourment ! Hélas ! il me fallait bien voir maintenant que ce qu’il voulait m’apprendre par tous ses conseils pour la bonne tenue de notre maison, c’était seulement cette méfiance à l’égard des serviteurs, cette haineuse exigence, cette espèce d’avarice enseignée par sa mère et qu’il entendait bien me faire pratiquer. Ses recommandations au moment où j’allais faire ou recevoir une visite étaient toutes pénétrées de la plus mesquine et de la plus aigre vanité. Et je ne sais rien de plus lamentable que ses inquiétudes quand, me parlant de lui-même et de ses talents abondants, il enrageait de n’occuper pas à Lagarde la situation qu’il méritait et déclarait qu’il y saurait bien parvenir… Il avait dans sa clientèle quelques bourgeois riches et deux propriétaires importants de la plaine, et sans cesse il rappelait leurs noms, soucieux de leurs plus vagues malaises et si satisfait de les approcher que, volontiers, je le crois bien, il n’eût accepté d’eux aucun payement. Mais il enrageait d’avoir surtout à soigner de pauvres gens et se montrait avec eux d’une impitoyable âpreté.

Deux fois par semaine avait lieu sa consultation. Alors il fallait qu’un religieux silence occupât la maison. La femme qui nous servait devait mettre un tablier à volants de dentelle comme dans les villes et, dans la salle à manger où attendait l’humble clientèle aux faces brûlées, aux mains noires, inquiète et respectueuse dans ses vêtements du dimanche, il fallait que les quatre pièces d’argenterie que nous possédions fussent bien en évidence au milieu de la table. Moi-même, si je traversais la pièce, je devais retirer le petit tablier gris qu’il m’obligeait de porter sur mes vieilles robes : elles étaient, dans la maison, le seul négligé qu’il tolérât.

— Mais, lui disais-je, que veux-tu que tout cela fasse à ces pauvres gens ?

— Cela fait, riposta-t-il, qu’ils me croient riche et me permet de les faire payer davantage.

Vainement je m’appliquai à découvrir chez lui la noblesse de quelque bel emportement enthousiaste et généreux. Il n’éprouvait rien que de médiocre et d’étroitement réfléchi. Son honnêteté même était de cette qualité craintive et intéressée qui la rend insupportable. Et vainement je voulais forcer mon amour de s’attacher à lui : il n’y trouvait rien qui ne le repoussât. Alors les heures commencèrent souvent de me sembler trop longues, et plus souvent, les voyant aussi régulièrement se lever, tourner et disparaître, je suffoquais à leur passage comme au passage du grand vent.

Fabien m’avait introduite dans une société supérieure à celle que, par maman, j’avais pu connaître ; mais on se visite peu à Lagarde, et les gens y sont de mince intérêt. Je passais donc mes journées dans ma maison, occupée à des rangements d’armoires ou des travaux de couture, mais une mélancolie sourde et continue, une amertume découragée, se mêlaient à tous mes actes et m’enlevaient jusqu’au goût des petites satisfactions que je pouvais avoir. Or je savais depuis l’enfance que ma vie serait humble et toute occupée par de simples besognes ; le bonheur que je tenais était, dans sa forme, bien supérieur à toutes les ambitions que l’on m’avait permis d’avoir ; et mon mal ne venait pas de l’ennui ou du besoin des plaisirs.

Les journées d’hiver n’avaient point de gaîté, mais plus mélancoliques encore étaient les longs jours du printemps. Alors j’ouvrais ma fenêtre. L’odeur de la campagne et les bruits de la rue se mêlant autour de moi m’apportaient leur apaisement. Un petit enfant riait. Une carriole sautait sur les pavés aigus. Des femmes, vers le soir, allaient à la fontaine ; j’entendais le grincement de la pompe, le ruissellement de l’eau dans les cruches de grès ; mais je sentais de nouveau toute mon inquiétude, quand je voyais sur le mur, en face de moi, l’ombre monter peu à peu, comme un chat sournois qui s’étire et qui glisse, car je redoutais maintenant les retours de Fabien et les récits qu’il m’allait faire de sa journée, et tout ce que, durant l’interminable soirée, il remuerait devant moi de petits projets, de petites rancunes et de petites idées…

*
*  *

Cependant, maman, chaque matin, quand j’allais la voir, aussi pénétrée que le premier jour quand elle m’avait fait l’annonce merveilleuse de mon mariage, ne cessait pas de me répéter :

— Tu es heureuse.

Et sa conviction était si profonde qu’il me fallait bien répéter avec elle :

— Je suis heureuse.

Mais sa fragile santé ne cessait de s’affaiblir et elle prit mal sur la terrasse un jour de grand vent. La fièvre en quelques heures devint très forte et je vis bien qu’elle allait mourir. Vainement, désespérée, je suppliai Fabien d’appeler en consultation, sinon l’un de ses confrères de Lagarde, du moins quelque docteur de Valence ou de Lyon. Il me déclara que le cas de la malade étant grave peut-être, mais fort simple, il n’avait point à supporter cette humiliation ; et maman elle-même me désapprouvait, répétant de sa voix sans force que les soins de son gendre étaient les meilleurs de tous et qu’elle n’en voulait point d’autres. Il me fallut donc laisser ainsi se défaire cette chère vie… Ce fut au petit jour, après une nuit plus tranquille. Guicharde et moi étions seules auprès d’elle. Elle se tourna brusquement dans son lit et nous regarda. Ma sœur, à genoux près du feu, tournait une potion qu’il fallait prendre chaude et dans de la tisane ; mais je me précipitai vers ces yeux où l’âme se levait pour la dernière fois.

— Maman !

Elle voulut sourire.

— Garde… dit-elle très bas… garde bien ton bonheur.

Et ce fut fini dans le temps que Guicharde mit à faire dix pas pour venir à côté de moi tomber en pleurant sur ce lit.

Ah ! chère morte, comme vous deviez nous rester présente, et comme, dès ce moment, et aujourd’hui encore, nous devions sentir que vous étiez toujours là, chaude et gonflée de sang au fond de notre cœur ! — Dans notre désespoir nous ne cessions, Guicharde et moi, de parler d’elle. Chacune de nous s’épuisait à rechercher ce que l’autre conservait de souvenirs et d’images. Nous les mêlions en sanglotant ; quelquefois aussi avec d’attendris et désolés sourires. Et nous ne pouvions plus nous séparer. Alors Fabien proposa que Guicharde vînt habiter avec nous. Je fus bien touchée qu’il eût ainsi compris notre secret désir. Mais après qu’il eut accepté mes remerciements, il acheva d’expliquer sa pensée.

— Cela me permettra, dit-il, de louer la maison de votre mère. Le rapport en sera petit, mais rien n’est à dédaigner. Ensuite, il sera d’un bon effet que nous n’abandonnions pas ta sœur à sa solitude. Mme Périsse m’a posé hier à ce sujet plusieurs questions qui m’ont bien montré l’opinion générale et clairement indiqué ce qu’il est convenable de faire. Enfin Adélaïde la suivra sûrement. Cette fille est honnête ; elle se contente de petits gages et cela nous permettra de réaliser sur le service une intéressante économie.

*
*  *

La présence de Guicharde ne devait pas seulement me soutenir dans mon désespoir. Elle me fut bonne aussi dans cette autre peine qui commençait de ne plus me quitter. Un peu vieillie, plus maigre avec des yeux plus beaux, toujours autoritaire, exaltée, douloureuse, elle me réconfortait par cette admiration passionnée, cette envie généreuse et enchantée que ne cessait pas de lui inspirer mon bonheur. Elle trouvait ma maison vaste, mes meubles beaux, mes ressources abondantes ; elle trouvait surtout, — et c’est par là qu’elle m’était secourable, — Fabien plein de sagesse, tendre autant qu’on le peut souhaiter et fort remarquable dans ses moindres paroles ; car, satisfaite des apparences, elle ne s’inquiétait jamais d’aller derrière elles chercher ce fond de l’âme qui est la suprême et seule réalité. Elle me dépeignait donc mon mari tel qu’elle savait le voir à travers les tourments de sa solitude et dans la sagesse ou la simplicité de son esprit ; je l’écoutais docilement et, ne cessant de me répéter qu’elle avait raison, il m’arrivait d’en être persuadée. Alors je goûtais un grand contentement à reconnaître que de ma sottise seulement, de mon ignorance et des maladresses de mon pauvre jugement venaient toutes les raisons de ma peine, et ranimant ainsi ce misérable amour qui m’était nécessaire, je parvenais quelquefois encore à en tirer un peu de joie.

*
*  *

Il y avait deux ans que maman était morte quand la vieille Mme Landargues mourut à son tour. Fabien, assez souvent, l’avait revue, mais il n’osait plus m’en parler ; il apprit la nouvelle sur la route, un jour, en rentrant de ses visites, et, me l’apportant aussitôt, feignit de ne vouloir me la dire qu’avec ménagement. Quand il vint enfin au bout de ses phrases prudentes et déjà consolatrices, je le regardai tout étonnée :

— Eh bien ! dis-je, elle est morte. D’autres, qui sont meilleures, vivent moins longtemps. Croyais-tu que j’allais me mettre à pleurer ?

Il riposta :

— Quelques larmes seraient décentes : c’était la mère de ton père.

Marchant à travers la chambre, soucieux et la tête basse, il s’interrogeait gravement.

— Je me demande s’il convient que tu paraisses aux obsèques. Elles vont être fort belles.

— Aux obsèques de cette femme !…

— Mon Dieu, dit Fabien, que tu es donc ridicule avec tes surprises et tes exclamations ! Tu es de son sang, n’est-ce pas ? Et puisque la voici morte, elle ne peut plus s’opposer à ce que tu le proclames un peu plus haut que tu n’as pu le faire jusqu’à présent. Cela ne nuirait ni à toi, ni à moi.

Il comprit cependant que je ne céderais pas, et il en fut mécontent ; mais cette mort faisait se lever en lui trop de pensées importantes et agitées pour qu’il s’acharnât sur une seule.

— Soit, condescendit-il, j’assisterai seul à la cérémonie, mais tu dois bien te rendre compte que cette mort forcément changera certaines choses… Je ne parle pas de la fortune. Ton père s’est arrangé assez sottement pour qu’il n’y ait rien à attendre ; je le savais en t’épousant et je ne te reproche rien… Mais il faut profiter de cette circonstance pour bien montrer à tout le monde que la famille Landargues est notre famille, et tu vas me faire le plaisir de préparer ton deuil.

— Mon deuil !

Je m’indignai cette fois jusqu’à la révolte.

— Je ne veux pas… je ne veux pas… Elle nous détestait tous, et je la détestais…

— Oh ! pour cela, dit Fabien venant sur moi et me fixant avec dureté, je tiendrai bon, et d’autant plus que cela ne coûtera pas un sou, puisque tu as encore les robes noires que tu portais pour ta mère.

… Ce n’était pas le premier feu de l’année qui brûlait aujourd’hui dans la cheminée, mais le dernier sans doute, car le temps était doux ; déjà, le matin, par la fenêtre du grenier, j’avais pris à notre acacia quelques fleurs odorantes. Et, considérant ces flammes inutiles, je dis à Fabien, désespérément, comme je le lui avais dit un autre soir :

— Tu ne comprends donc pas !

— Qu’il est irritant, cria-t-il, de s’entendre toujours répéter : « Comprends donc ! » par une femme qui ne sait jamais rien comprendre !


Il insista de telle sorte, il m’ordonna enfin avec tant de violence d’aller prendre dans l’armoire une de mes robes noires et d’examiner immédiatement quelles réparations pouvaient y être nécessaires, qu’il me fallut bien me soumettre. Et je sus que, dans les jours suivants, il disait à tout le monde en parlant de moi :

— Elle a été très affectée par la mort de sa grand’mère, Mme Landargues.

*
*  *

L’étoffe de ma robe était déjà vieille, elle commençait de rougir sous le grand soleil ; cela humiliait Fabien quand il sortait avec moi, et, ne voulant pas faire la dépense de m’acheter une autre robe, qui servirait peu, il me permit au bout de trois mois de quitter le deuil.

J’obéis une fois de plus, simplement et sans ajouter là-dessus aucune parole. Mais les entretiens de Guicharde, l’indulgence satisfaite de ses jugements ne pouvaient plus maintenant m’être d’aucun secours tandis que, par les longues heures de l’été pesant, assise auprès d’elle, je laissais trop souvent l’aiguille reposer entre mes mains inactives. Toute craquelante de soleil, la maison, pour se défendre, tenait ses volets clos sur les chambres obscures. La sécheresse en cette fin d’août ravageait la terre. Dans les champs, les grands millets à graine noire se desséchaient comme s’ils eussent été touchés par la flamme. Les paysans étaient pris de fièvres subites et quelquefois d’une folie qui les menait sur les routes, hurlants et tournoyants, ou les abattait avec des plaintes animales dans l’herbe roussie des fossés. Un air trop lourd, que ne rafraîchissaient point les nuits éclatantes, ne cessait d’oppresser et de brûler les poumons ; et le malaise du corps, se mêlant à celui de l’âme, faisait les journées pleines d’angoisse.

C’est à ce moment que je retrouvai François Landargues un jour, chez Mme Livron à qui j’étais allée rendre visite. Elle n’est point des clientes de Fabien et se contente de lui recommander ses fermiers ou quelques pauvres gens que soutient sa charité ; mais il se satisfait de cela, en attendant mieux, et m’enjoint de témoigner à cette vieille dame les plus grands égards.

La maison de Mme Livron, au bas de la côte, possède une terrasse qui est célèbre dans tout le pays. Par-dessus les balustres de pierre blanche et de briques, on voit le Rhône bleu courir et se gonfler. La plaine est au delà avec ses saules gris, ses peupliers souples, ses herbes pâles, et, quand un souffle de vent passe, courbant dans un même élan la campagne tout entière, frissonnante et couleur d’argent, elle semble courir avec le fleuve et se précipiter dans la mer.

Mme Livron se tenait sur cette terrasse, dans l’ombre épaisse que font six grands platanes mêlant leur branches et leurs feuilles, avec deux dames amies venues d’Avignon pour la voir ; et François Landargues était auprès d’elles. Depuis mon mariage, n’ayant guère cessé de voyager pour ses plaisirs ou sa santé, il vivait loin de Lagarde et je ne l’avais pas revu. Je ne l’avais pas revu depuis le soir d’automne où, près d’un petit feu de feuilles mortes dont tournoyait vers nous la piquante fumée, il m’avait dit : « A demain ! » Et j’avais si bien cessé de penser à lui, après tant de joies vaines et de vaines angoisses, que j’éprouvais seulement à le retrouver un peu de surprise, de l’ennui peut-être, mais nulle autre chose.

Toujours élégant et gardant ce charme irritant qui ne me touchait plus, il avait toutefois beaucoup vieilli. Ses cheveux commençaient de blanchir ; il était plus maigre et plus las ; et chacun des os de son visage formait, quand il parlait, une luisante et mouvante saillie sous la peau sèche et mince. Ses yeux, plus larges, avaient pris une espèce de fixité fiévreuse et dure. Sa bouche était plus blanche et serrée, et le sourire d’autrefois, qui ne l’avait pas quittée, la tordait aujourd’hui d’une espèce de grimace crispée et continue. A le regarder mieux, il m’effraya presque et je lui trouvai l’air méchant.


M’ayant saluée, il me demanda cérémonieusement de mes nouvelles et répondit à mes questions polies qu’il était extrêmement malade ; mais il en avait assez des voyages et ne bougerait plus désormais. A ce moment, Mme Livron s’étant levée pour emmener ses amies jusqu’au bout de la terrasse, d’où la vue est plus belle, il vint aussitôt s’asseoir auprès de moi. Et, désinvolte autant que si notre séparation eût daté de la dernière semaine :

— Eh bien ! Alvère, me demanda-t-il, êtes-vous heureuse ?

— Très heureuse.

— Ah ! remarqua-t-il, vous vous êtes appliquée pour le dire, et cela se voit. Vous ne saurez donc jamais bien dissimuler, ma pauvre enfant. Cependant, vous aurez bientôt trente ans, si je ne me trompe, et vous devriez avoir plus de finesse.

Son ton était bien celui d’autrefois, mais il dédaignait et blessait davantage. Et il se fit plus blessant et dédaigneux encore pour prononcer :

— Votre mari va bien ?

— Très bien.

— Content des affaires ? Je veux dire… enfin, oui, content ?

— Assez.

— La saison est excellente pour lui. Savez-vous que par cette sécheresse les « launes » se vident, les poissons y meurent et pourrissent dans la vase ? Il commence à venir de là des émanations pestilentielles et l’on nous annonce, si ce temps continue, les pires maladies. Voilà de quoi réjouir un médecin qui, comme lui, sait bien entendre son métier.

Ayant insolemment prononcé ce dernier mot, il se tut et commença de me regarder. Mais il vit bien que désormais je n’entendrais plus ce que disait ce regard. Alors, tout irrité, se vengeant aussitôt, et riant d’un petit rire dur qui sautait dans sa gorge :

— J’espère bien que vous avez oublié, — en oubliant tant d’autres choses, — les réflexions que j’ai pu vous faire sur lui. Elles étaient peu indulgentes, me semble-t-il, et je vous en demande pardon… mais je ne pouvais pas prévoir…

Je me levai sans lui répondre et comme Mme Livron me conviait à goûter, je m’approchai avec elle de la petite table où étaient servis, avec du vin muscat et des galettes sèches, les premiers raisins. François Landargues nous suivit, mais il refusa de rien prendre et se retira presque aussitôt.

*
*  *

Fabien, quand je revenais de mes visites à Mme Livron, m’interrogeait avec minutie. Il me fallut donc bien lui dire que j’avais rencontré François Landargues et il en parut fort satisfait.

— C’est un heureux hasard, déclara-t-il, très heureux… Romain de Buires que j’ai vu l’autre jour m’avait bien dit qu’il devait revenir, mais je ne pensais pas que ce fût aussi tôt, et je ne pensais pas surtout que tu aurais la chance d’être là le jour même qu’il ferait sa première visite à Mme Livron… Les choses s’arrangent au mieux.

Tirant sa chaise devant la table mise, il ajouta :

— J’avais d’ailleurs prévu tout cela depuis longtemps.

Pendant le repas, il réfléchit et parla peu. Ensuite, renversé dans le fauteuil de paille à dossier dur où il se tenait chaque soir, il continua de se taire. Guicharde, ayant un peu de migraine, dormait déjà. Nous étions seuls. Par la fenêtre entrait cet air brûlant que rien ne pouvait alléger, plus chargé chaque jour de toutes les odeurs malsaines qu’il laissait stagner dans les ruelles étroites ; et, dans le bleu nocturne du ciel, où éclatait la lune jaune, se continuait une ardeur sans repos. Fabien souriait longuement aux fumées de sa pipe. Enfin il déclara :

— Tout est bien simple maintenant. Tu vas t’arranger pour revoir François, ce qui n’est pas bien difficile, et tu lui demanderas de venir te rendre visite. Mme Landargues seule empêchait ce rapprochement entre nos familles ; mais elle est morte et son intransigeance avec elle. Rien ne s’oppose plus à ce que ton cousin — le mien par conséquent, — fréquente chez nous désormais.

Dans son regard s’affirmait cette volonté bornée et tenace contre quoi toutes mes révoltes étaient inutiles. Je dis simplement :

— Tu te rappelles qu’autrefois…

— Je sais, dit-il, avec quelque impatience, que tu plaisais à François, ce qui est bien naturel, et que vous avez fait ensemble quelques promenades. Mais vous avez été fort convenables et prudents en somme, et je crois bien être la seule personne du pays qui vous ait jamais rencontrés. Tout cela est loin maintenant et ces petites amours ont peu d’importance. Elles s’oublient vite, mais elles laissent généralement derrière elles une sympathie qu’il faut avoir l’intelligence de savoir exploiter. Comprends bien que Fardier est très vieux maintenant et au bout de sa course. Mandel intrigue déjà pour le remplacer et non point seulement auprès des Landargues… mais on tient par ceux-là toute la clientèle importante du pays… Eh bien ! si nous savons être adroits, ce n’est pas Mandel qui l’emportera, ce sera moi… Comprends cela aussi, et encore…

Il parlait… Je le laissai dire sans plus lui répondre. Mais lasse à la fin et tout irritée :

— Bien… c’est entendu… n’insiste plus. Je demanderai à François de venir ici… je le lui demanderai.

Et certes, je n’entendais point tenir cette promesse. Mais voici que Fabien prit l’habitude chaque soir en rentrant de me chercher par toute la maison avec une grande impatience. Et il me demandait aussitôt :

— Quoi de nouveau ?… L’as-tu revu ?

Alors, l’exaspération m’empêcha de plus réfléchir. Je ne cherchai point à éviter François Landargues, et, le jour qu’il se retrouva devant moi, je lui parlai comme il m’était ordonné de le faire. C’était une fois de plus sur la place ronde et près de l’ormeau. Une cloche, à petits coups engourdis et comme étouffés dans l’air chaud, sonnait la fin de l’office du soir. Des vieilles sortaient de l’église, obscures et chuchotantes, faisant lever la poussière à leurs glissantes semelles. Et le son épais de cette cloche, celui de ces pas traînants, restent mêlés pesamment à l’humiliation qui m’écrasa quand, m’ayant entendue, François posa sur moi son impitoyable regard.

Les calculs de Fabien, son exigence, ma faible révolte, et mes soumissions résignées, il pénétrait aussitôt tout cela ; il en tirait une gaîté violente et cruelle. Et souhaitant qu’elle me fût évidente, souriant de son méchant sourire, il prit bien soin de laisser d’abord le silence se prolonger entre nous.

— Mais certainement, dit-il enfin, j’irai vous voir… c’est-à-dire…

Il désigna sa maison.

— J’irai, quand il vous plaira, vous rendre la visite que vous deviez me faire… et que j’attends toujours.

Curieuses, nous épiant, les sombres vieilles rôdaient autour de nous. L’une d’elles, plus hardie, surgit brusquement à nos côtés. Sans doute elle avait pensé ainsi surprendre quelque chose de notre entretien. Mais, s’excusant très humblement, elle dit à François qu’elle voudrait bien lui recommander son fils, désireux de trouver un emploi aux carrières… Il dut lui répondre. Je m’éloignai aussitôt… Et je pus répondre ce soir-là aux pressantes questions de Fabien :

— Je l’ai revu…

— Eh bien ?

— Je ne pense pas qu’il vienne jamais ici.

Alors Fabien s’emporta, déclarant qu’il ne pouvait rien comprendre à ce refus et que j’avais évidemment présenté ma demande avec beaucoup de sottise et de maladresse.

*
*  *

Par les journées torrides comme celles que nous subissions alors, il advient quelquefois que l’on voit tout à coup fumer et flamber le foin mis en meule. Le moindre vent qui passe attise cet incendie que n’alluma personne, gonfle, soulève, emporte les brindilles enflammées, et, dangereusement, les répand au hasard. Ainsi, dans les petites villes resserrées où fermente l’ennui, la calomnie naît sans cause ; elle grandit tout à coup, se disperse et retombe, et chacun examine le débris qui s’est venu poser à sa fenêtre ou sur le banc de son jardin.


Celle qui commença sournoisement de réunir le nom de François et le mien, dut se former ainsi de bien peu de chose, peut-être d’un chuchotement de ces vieilles sortant de l’office et qui laissaient au coin de leur bonnet blanc couler un avide regard… Peut-être seulement de cette langueur traînant par toute la ville, inactive et fiévreuse, tant de rêves malsains et de relents décomposés… Toujours est-il que ce mauvais bruit commença de naître et de s’enfler, doucement d’abord, si doucement que l’on n’y pouvait prendre garde. — Un soir, en rentrant, Fabien me demanda, presque mécontent :

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais revu Landargues ?

— Mais, répondis-je simplement, parce que je ne l’ai pas revu.

— Ah ! par exemple ! On m’a affirmé que vous étiez passés hier, tous les deux, sur le chemin de la Bastide.

— Et qui donc affirme cela ?

— Bernard, le vieux retraité, que j’ai soigné aujourd’hui. Il le tenait du frère de la receveuse des postes.

— Ce n’est qu’une sottise.

Il me crut, et d’ailleurs il n’eût point jugé mauvaise cette rencontre. Mais pourquoi les gens imaginaient-ils de raconter ce qui n’était pas vrai ? Cela prouvait bien qu’ils s’occupaient de nous, et d’une façon maligne, que Fabien n’aimait pas. Et il demeura tout le soir inquiet et étonné.

Il ne tarda point, toutefois, d’oublier cette petite chose comme je l’avais oubliée moi-même ; mais il se trouva que la semaine suivante, dans la rue des Licornes que bordent seulement de hauts murs de jardins, je rencontrai de nouveau François Landargues. Il demeurait en ce moment dans sa maison de la place, et, plus malade chaque jour, sans force pour monter bien souvent aux carrières, continuant comme il avait fait pendant ses longues absences d’abandonner à Romain de Buires tout le soin des affaires, il errait dans la ville au soir tombant, promenant ses désœuvrements inquiets et son inquiète fébrilité. Guicharde le croisait ainsi presque chaque jour et notre rencontre une fois de plus n’avait rien que de naturel.

M’ayant aperçue et ne me laissant pas le temps de l’éviter, il marcha vers moi rapidement et me prit par le bras en me disant bonjour. Je voulus m’écarter ; mais il me serrait avec force. A ce moment, Mlle Tarride ouvrait la petite porte de son jardin ; avec sa bouche toujours ouverte, ses sourcils haut remontés dans son front bas et qui se plisse, elle est fort sotte et sans bonté. Elle nous regarda, baissa les yeux aussitôt et fila le long du grand mur.

— Elle emporte la nouvelle, dit François, la nouvelle que nous nous donnons rendez-vous dans les petites rues désertes où ne s’ouvrent point de fenêtres. Grands dieux !… vous aurais-je compromise !… Mais que dira votre mari ?… Est-il jaloux ?… Alvère, dites-le… ce serait si drôle ! Gourdon jaloux !… Jaloux de moi !… Je me demande vraiment…

Il riait… Soudain il se tut. Une curiosité perverse, un rêve dangereux, s’égaraient dans ses yeux mornes où brûlait la fièvre.

— Vos paroles sont de mauvais goût. Elles me déplaisent, lui dis-je sèchement.


Je le quittai ainsi et, pour ne plus le revoir, prétextant de cette chaleur qui me rendait un peu souffrante, pendant quelques jours je ne sortis plus de la maison. Mais Guicharde m’apprit que François Landargues, changeant de caprice, était retourné s’installer dans la maison de la Cloche, et je m’en allais alors quelquefois, avec ma sœur, m’asseoir au soir tombant dans le jardin de la maison Mondragone, qui est ouvert pendant les beaux jours aux habitants de la ville. Dans l’air trop lourd, la bonne odeur verte qui monte des feuillages nocturnes ne parvenait pas à s’exhaler des buis métalliques et des platanes desséchés. Quelques vieilles près de nous se ramassaient sur les bancs. Je pensais quelquefois avoir leur âge. Guicharde, entre ses doigts, tournait de petites feuilles craquelantes et consumées. Nous ne disions rien.

Les quelques amis que nous pouvions avoir étaient partis pour la montagne. La ville était vide. Rien ne paraissait plus traîner de ce méchant bruit qui, mêlant mon nom à celui de François, s’en était allé comme tant d’autres commérages… Pourquoi donc, dans cette grande tranquillité, oppressante et morne, Fabien commença-t-il soudain de se montrer tout plein d’une aigre inquiétude ? Sans doute, il ne pouvait me faire aucun reproche précis, et, paisiblement persuadé qu’il m’inspirait tout l’amour nécessaire, il ne souffrait point dans sa jalousie ; mais, en rentrant, il m’interrogeait quotidiennement sur l’emploi de ma journée avec une minutie âpre et qui m’eût impatientée si j’avais senti moins de fatigue. Pendant les repas, il parlait à peine. Soudain ses sourcils se contractaient, il baissait la tête ; sans raison, son poing tout à coup faisait trembler la table ; avant même que nous eussions terminé, se levant brusquement, il se mettait à marcher à travers la salle et quelquefois son pied heurtait le sol si fortement que des carreaux, tremblant dans leur alvéole de ciment, montait un petit nuage de poudre rougeâtre et vaporeux.

— Mais qu’a-t-il donc ? Que peut-il se passer ? demandais-je à Guicharde quand nous étions seules.


Elle s’étonnait et s’effrayait avec moi. L’irritation de Fabien était telle que nous n’osions là-dessus lui dire aucune parole ; elle croissait chaque jour ; ses gestes, mesurés d’ordinaire, devenaient brusques et comme incohérents. Il renversait une chaise en voulant l’écarter. Un soir, en se servant à boire, il brisa son verre. Une rage presque haineuse, sournoise cependant et qui savait se contenir, luisait quelquefois dans ses yeux, et son visage se gonflait alors et se tachait de rougeurs enfiévrées.

— Il doit être malade, expliquait Guicharde ; la route en ce moment brûle les yeux, et il disait hier qu’en menant sa voiture il avait senti comme un étourdissement.

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